Cyrano de Bergerac

Part 1 out of 5








This etext was prepared by Sue Asscher





Edmond Rostand

CYRANO DE BERGERAC




Comedie Heroique en Cinq Actes

en vers



Representee a Paris, sur le Theatre de la Porte-Saint-Martin

le 28 decembre 1897



C'est a l'ame de CYRANO que je voulais dedier ce poeme.

Mais puisqu'elle a passe en vous, COQUELIN, c'est a vous
que je le dedie.

E. R.



Personnages:

CYRANO DE BERGERAC

CHRISTIAN DE NEUVILLETTE

COMTE DE GUICHE

RAGUENEAU

LE BRET

CARBON DE CASTEL-JALOUX

LES CADETS

LIGNIERE

DE VALVERT

UN MARQUIS

DEUXIEME MARQUIS

TROISIEME MARQUIS

MONTFLEURY

BELLEROSE

JODELET

CUIGY

BRISSAILLE

UN FACHEUX

UN MOUSQUETAIRE

UN AUTRE

UN OFFICIER ESPAGNOL

UN CHEVAU-LEGER

LE PORTIER

UN BOURGEOIS

SON FILS

UN TIRE-LAINE

UN SPECTATEUR

UN GARDE

BERTRANDOU LE FIFRE

LE CAPUCIN

DEUX MUSICIENS

LES POETES

LES PATISSIERS

ROXANE

SOEUR MARTHE

LISE

LA DISTRIBUTRICE

MERE MARGUERITE DE JESUS

LA DUEGNE

SOEUR CLAIRE

UNE COMEDIENNE

LA SOUBRETTE

LES PAGES

LA BOUQUETIERE

La foule, bourgeois, marquis, mousquetaires, tire-laine, patissiers, poetes,
cadets gascons, comediens, violons, pages, enfants, soldats, espagnols,
spectateurs, spectatrices, precieuses, comediennes, bourgeoises, religieuses,
etc.

(Les quatre premiers actes en 1640, le cinquieme en 1655.)



Acte I.

Une Representation a l'Hotel de Bourgogne.

La salle de l'Hotel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume
amenage et embelli pour des representations.

La salle est un carre long; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses cotes
forme le fond qui part du premier plan, a droite, et va au dernier plan, a
gauche, faire angle avec la scene, qu'on apercoit en pan coupe.

Cette scene est encombree, des deux cotes, le long des coulisses, par des
banquettes. Le rideau est forme par deux tapisseries qui peuvent s'ecarter.
Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade
dans la salle par de larges marches. De chaque cote de ces marches, la place
des violons. Rampe de chandelles.

Deux rangs superposes de galeries laterales: le rang superieur est divise en
loges. Pas de sieges au parterre, qui est la scene meme du theatre; au fond
de ce parterre, c'est-a-dire a droite, premier plan, quelques bancs formant
gradins et, sous un escalier qui monte vers des places superieures, et dont on
ne voit que le depart, une sorte de buffet orne de petits lustres, de vases
fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gateaux, de flacons, etc.

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entree du theatre. Grande
porte qui s'entre-baille pour laisser passer les spectateurs. Sur les
battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du
buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit: La Clorise.

Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurite, vide encore. Les
lustres sont baisses au milieu du parterre, attendant d'etre allumes.



Scene 1.I.

Le public, qui arrive peu a peu. Cavaliers, bourgeois, laquais, pages, tire-
laine, le portier, etc., puis les marquis, Cuigy, Brissaille, la
distributrice, les violons, etc.

(On entend derriere la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre
brusquement.)

LE PORTIER (le poursuivant):
Hola! vos quinze sols!

LE CAVALIER:
J'entre gratis!

LE PORTIER:
Pourquoi?

LE CAVALIER:
Je suis chevau-leger de la maison du Roi!

LE PORTIER (a un autre cavalier qui vient d'entrer):
Vous?

DEUXIEME CAVALIER:
Je ne paye pas!

LE PORTIER:
Mais. . .

DEUXIEME CAVALIER:
Je suis mousquetaire.

PREMIER CAVALIER (au deuxieme):
On ne commence qu'a deux heures. Le parterre
Est vide. Exercons-nous au fleuret.

(Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportes.)

UN LAQUAIS (entrant):
Pst. . .Flanquin. . .!

UN AUTRE (deja arrive):
Champagne?. . .

LE PREMIER (lui montrant des jeux qu'il sort de son pourpoint):
Cartes. Des.
(Il s'assied par terre):
Jouons.

LE DEUXIEME (meme jeu):
Oui, mon coquin.

PREMIER LAQUAIS (tirant de sa poche un bout de chandelle qui'il allume et
colle pare terre):
J'ai soustrait a mon maitre un peu de luminaire.

UN GARDE (a une bouquetiere qui s'avance):
C'est gentil de venir avant que l'on n'eclaire!. . .

(Il lui prend la taille.)

UN DES BRETTEURS (recevant un coup de fleuret):
Touche!

UN DES JOUEURS:
Trefle!

LE GARDE (poursuivant la fille):
Un baiser!

LA BOUQUETIERE (se degageant):
On voit!. . .

LE GARDE (l'entrainant dans les coins sombres):
Pas de danger!

UN HOMME (s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de
bouche):
Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

UN BOURGEOIS (conduisant son fils):
Placons-nous la, mon fils.

UN JOUER:
Brelan d'as!

UN HOMME (tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi):
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne
(il boit):
a l'hotel de Bourgogne!

LE BOURGEOIS (a son fils):

Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu?
(Il montre l'ivrogne du bout de sa canne):
Buveurs. . .
(En rompant, un des cavaliers le bouscule):
Bretteurs!
(Il tombe au milieu des joueurs):
Joueurs!

LE GARDE (derriere lui, lutinant toujours la femme):
Un baiser!

LE BOURGEOIS (eloignant vivement son fils):
Jour de Dieu!
--Et penser que c'est dans une salle pareille
Qu'on joua du Rotrou, mon fils.

LE JEUNE HOMME:
Et du Corneille!

UNE BANDE DE PAGES (se tenant par la main, entre en farandole et chante):
Tra la la la la la la la la la la lere. . .

LE PORTIER (severement aux pages):
Les pages, pas de farce!. . .

PREMIER PAGE (avec une dignite blessee):
Oh! Monsieur! ce soupcon!. . .
(Vivement au deuxieme, des que le portier a tourne le dos):
As-tu de la ficelle?

LE DEUXIEME:
Avec un hamecon.

PREMIER PAGE:
On pourra de la-haut pecher quelque perruque.

UN TIRE-LAINE (groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine):
Or ca, jeunes escrocs, venez qu'on vous eduque:
Puis donc que vous volez pour la premiere fois. . .

DEUXIEME PAGE (criant a d'autres pages deja places aux galeries superieures):
Hep! Avez-vous des sarbacanes?

TROISIEME PAGE (d'en haut):
Et des pois!

(Il souffle et les crible de pois.)

LE JEUNE HOMME (a son pere):
Que va-t-on nous jouer?

LE BOURGEOIS:
'Clorise.'

LE JEUNE HOMME:
De qui est-ce?

LE BOURGEOIS:
De monsieur Balthazar Baro. C'est une piece!. . .

(Il remonte au bras de son fils.)

LE TIRE-LAINE (a ses acolytes):
. . .La dentelle surtout des canons, coupez-la!

UN SPECTATEUR (a un autre, lui montrant une encoignure elevee):
Tenez, a la premiere du 'Cid', j'etais la!

LE TIRE-LAINE (faisant avec ses doigts le geste de subtiliser):
Les montres. . .

LE BOURGEOIS (redescendant, a son fils):
Vous verrez des acteurs tres illustres. . .

LE TIRE-LAINE (faisant le geste de tirer par petites secousses furtives):
Les mouchoirs. . .

LE BOURGEOIS:
Montfleury. . .

QUELQU'UN (criant de la galerie superieure):
Allumez donc les lustres!

LE BOURGEOIS:
. . .Bellerose, L'Epy, la Beaupre, Jodelet!

UN PAGE (au parterre):
Ah! voici la distributrice!

LA DISTRIBUTRICE (paraissant derriere le buffet):
Oranges, lait,
Eau de frambroise, aigre de cedre!

(Brouhaha a la porte.)

UNE VOIX DE FAUSSET:
Place, brutes!

UN LAQUAIS (s'etonnant):
Les marquis!. . .au parterre?. . .

UN AUTRE LAQUAIS:
Oh! pour quelques minutes.

(Entre une bande de petits marquis.)

UN MARQUIS (voyant la salle a moitie vide):
He quoi! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans deranger les gens? sans marcher sur les pieds?
Ah, fi! fi! fi!
(Is se trouve devant d'autres gentilshommes entres peu avant):
Cuigy! Brissaille!

(Grandes embrassades.)

CUIGY:
Des fideles!. . .
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles. . .

LE MARQUIS:
Ah, ne m'en parlez pas! Je suis dans une humeur. . .

UN AUTRE:
Console-toi, marquis, car voici l'allumeur!

LA SALLE (saluant l'entree de l'allumeur):
Ah!. . .

(On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris
place aux galeries. Ligniere entre au parterre, donnant le bras a Christian
de Neuvillette. Ligniere, un peu debraille, figure d'ivrogne distingue.
Christian, vetu elegamment, mais d'une facon un peu demodee, parait preoccupe
et regarde les loges.)



Scene 1.II.

Les memes, Christian, Ligniere, puis Ragueneau et Le Bret.

CUIGY:
Ligniere!

BRISSAILLE (riant):
Pas encor gris!. . .

LIGNIERE (bas a Christian):
Je vous presente?
(Signe d'assentiment de Christian):
Baron de Neuvillette.

(Saluts.)

LA SALLE (acclamant l'ascension du premier lustre allume):
Ah!

CUIGY (a Brissaille, en regardant Christian):
La tete est charmante.

PREMIER MARQUIS (qui a entendu):
Peuh!. . .

LIGNIERE (presentant a Christian):
Messieurs de Cuigy, de Brissaille. . .

CHRISTIAN (s'inclinant):
Enchante!. . .


PREMIER MARQUIS (au deuxieme):
Il est assez joli, mais n'est pas ajuste
Au dernier gout.

LIGNIERE (a Cuigy):
Monsieur debarque de Touraine.

CHRISTIAN:
Oui, je suis a Paris depuis vingt jours a peine.
J'entre aux gardes demain, dans les Cadets.

PREMIER MARQUIS (regardant les personnes qui entrent dans les loges):
Voila
La presidente Aubry!

LA DISTRIBUTRICE:
Oranges, lait. . .

LES VIOLONS (s'accordant):
La. . .la. . .

CUIGY (a Christian, lui designant la salle qui se garnit):
Du monde!

CHRISTIAN:
Eh, oui, beaucoup,

PREMIER MARQUIS:
Tout le bel air!

(Ils nomment les femmes a mesure qu'elles entrent, tres parees, dans les
loges. Envois de saluts, reponses de sourires.)

DEUXIEME MARQUIS:
Madames
De Guemene. . .

CUIGY:
De Bois-Dauphin. . .

PREMIER MARQUIS:
Que nous aimames. . .

BRISSAILLE:
De Chavigny. . .

DEUXIEME MARQUIS:
Qui de nos coeurs va se jouant!

LIGNIERE:
Tiens, monsieur de Corneille est arrive de Rouen.

LE JEUNE HOMME (a son pere):
L'Academie est la?

LE BOURGEOIS:
Mais. . .j'en vois plus d'un membre;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre;
Porcheres, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud. . .
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau!

PREMIER MARQUIS:
Attention! nos precieuses prennent place:
Barthenoide, Urimedonte, Cassandace,
Felixerie. . .

DEUXIEME MARQUIS (se pamant):
Ah! Dieu! leurs surnoms sont exquis!
Marquis, tu les sais tous?

PREMIER MARQUIS:
Je les sais tous, marquis!

LIGNIERE (prenant Christian a part):
Mon cher, je suis entre pour vous rendre service:
La dame ne vient pas. Je retourne a mon vice.

CHRISTIAN (suppliant):
Non!. . .Vous, qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez: vous me direz pour qui je meurs d'amour.

LE CHEF DES VIOLONS (frappant sur son pupitre, avec son archet):
Messieurs les violons!. . .

(Il leve son archet.)

LA DISTRIBUTRICE:
Macarons, citronnee. . .

(Les violons commencent a jouer.)

CHRISTIAN:
J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinee,
Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit.
Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on ecrit,
Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.
--Elle est toujours a droite, au fond: la loge vide.

LIGNIERE (faisant mine de sortir):
Je pars.

CHRISTIAN (le retenant encore):
Oh! non, restez!

LIGNIERE:
Je ne peux. D'Assoucy
M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

LA DISTRIBUTRICE (passant devant lui avec un plateau):
Orangeade?

LIGNIERE:
Fi!

LA DISTRIBUTRICE:
Lait?

LIGNIERE:
Pouah!

LA DISTRIBUTRICE:
Rivesalte?

LIGNIERE:
Halte!
(A Christian):
Je reste encore un peu.--Voyons ce rivesalte?

(Il s'assied pres du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.)

CRIS (dans le public a l'entree d'un petit homme grassouillet et rejoui):
Ah! Ragueneau!. . .

LIGNIERE (a Christian):
Le grand rotisseur Ragueneau.

RAGUENEAU (costume de patissier endimanche, s'avancant vivement vers
Ligniere):
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano?

LIGNIERE (presentant Ragueneau a Christian):
Le patissier des comediens et des poetes!

RAGUENEAU (se confondant):
Trop d'honneur. . .

LIGNIERE:
Taisez-vous, Mecene que vous etes!

RAGUENEAU:
Oui, ces messieurs chez moi se servent. . .

LIGNIERE:
A credit.
Poete de talent lui-meme. . .

RAGUENEAU:
Ils me l'ont dit.

LIGNIERE:
Fou de vers!

RAGUENEAU:
Il est vrai que pour une odelette. . .

LIGNIERE:
Vous donnez une tarte. . .

RAGUENEAU:
Oh! une tartelette!

LIGNIERE:
Brave homme, il s'en excuse! Et pour un triolet
Ne donnates-vous pas?. . .

RAGUENEAU:
Des petits pains!

LIGNIERE (severement):
Au lait.
--Et le theatre, vous l'aimez?

RAGUENEAU:
Je l'idolatre.

LIGNIERE:
Vous payez en gateaux vos billets de theatre!
Votre place, aujourd'hui, la, voyons, entre nous,
Vous a coute combien?

RAGUENEAU:
Quatre flans. Quinze choux.
(Il regarde de tous cotes):
Monsieur de Cyrano n'est pas la? Je m'etonne.

LIGNIERE:
Pourquoi?

RAGUENEAU:
Montfleury joue!

LIGNIERE:
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le role de Phedon.
Qu'importe a Cyrano?

RAGUENEAU:
Mais vous ignorez donc?
Il fit a Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,
Defense, pour un mois, de reparaitre en scene.

LIGNIERE (qui en est a son quatrieme petit verre):
Eh bien?

RAGUENEAU:
Montfleury joue!

CUIGY (qui s'est rapproche de son groupe):
Il n'y peut rien.

RAGUENEAU:
Oh! oh!
Moi, je suis venu voir!

PREMIER MARQUIS:
Quel est ce Cyrano?

CUIGY:
C'est un garcon verse dan les colichemardes.

DEUXIEME MARQUIS:
Noble?

CUIGY:
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s'il cherchait
quelqu'un):
Mais son ami Le Bret peut vous dire. . .
(Il appelle):
Le Bret!
(Le Bret descend vers eux):
Vous cherchez Bergerac?

LE BRET:
Oui, je suis inquiet!. . .

CUIGY:
N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires?

LE BRET (avec tendresse):
Ah, c'est le plus exquis des etres sublunaires!

RAGUENEAU:
Rimeur!

CUIGY:
Bretteur!

BRISSAILLE:
Physicien!

LE BRET:
Musicien!

LIGNIERE:
Et quel aspect heteroclite que le sien!

RAGENEAU:
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eut fourni, je pense, a feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin a mettre entre ses masques:
Feutre a panache triple et pourpoint a six basques,
Cape que par derriere, avec pompe, l'estoc
Leve, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l'alme Mere Gigogne,
Il promene, en sa fraise a la Pulcinella,
Un nez!. . .Ah! messeigneurs, quel nez que ce nez-la!. . .
On ne peut voir passer un pareil nasigere
Sans s'ecrier: 'Oh! non, vraiment, il exagere!'
Puis on sourit, on dit: 'Il va l'enlever. . .' Mais
Monsieur de Bergerac ne l'enleve jamais.

LE BRET (hochant la tete):
Il le porte,--et pourfend quiconque le remarque!

RAGUENEAU (fierement):
Son glaive est la moitie des ciseaux de la Parque!

PREMIER MARQUIS (haussant les epaules):
Il ne viendra pas!

RAGUENEAU:
Si!. . .Je parie un poulet
A la Ragueneau!

LE MARQUIS (riant):
Soit!

(Rumeurs d'admiration dan la salle. Roxane vient de paraitre dans sa loge.
Elle s'assied sur le devant, sa duegne prend place au fond. Christian, occupe
a payer la distributrice, ne regarde pas.)

DEUXIEME MARQUIS (avec des petit cris):
Ah, messieurs! mais elle est
Epouvantablement ravissante!

PREMIER MARQUIS:
Une peche
Qui sourirait avec une fraise!

DEUXIEME MARQUIS:
Et si fraiche
Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur!

CHRISTIAN (leve la tete, apercoit Roxane, et saisit vivement Ligniere par le
bras):
C'est elle!

LIGNIERE (regardant):
Ah! c'est elle?. . .

CHRISTIAN:
Oui. Dites vite. J'ai peur.

LIGNIERE (degustant son rivesalte a petits coups):
Magdaleine Robin, dite Roxane.--Fine.
Precieuse.

CHRISTIAN:
Helas!

LIGNIERE:
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano,--dont on parlait. . .

(A ce moment, un seigneur tres elegant, le cordon blue en sautoir, entre dans
la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)

CHRISTIAN (tressaillant):
Cet homme?. . .

LIGNIERE (qui commence a etre gris, clignant de l'oeil):
He! he!. . .
--Comte de Guiche. Epris d'elle. Mais marie
A la niece d'Armand de Richelieu. Desire
Faire epouser Roxane a certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte. . .et complaisant.
Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant:
Il peut persecuter une simple bourgeoise.
D'ailleurs j'ai devoile sa manoeuvre sournoise
Dans une chanson qui. . .Ho! il doit m'en vouloir!
--La fin etait mechante. . .Ecoutez. . .

(Il se leve en titubant, le verre haut, pret a chanter.)

CHRISTIAN:
Non. Bonsoir.

LIGNIERE:
Vous allez?

CHRISTIAN:
Chez monsieur de Valvert!

LIGNIERE:
Prenez garde:
C'est lui qui vous tuera!
(Lui designant du coin de l'oeil Roxane):
Restez. On vous regarde.

CHRISTIAN:
C'est vrai!

(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, a partir de ce moment,
le voyant la tete en l'air et bouche bee, se rapproche de lui.)

LIGNIERE:
C'est moi qui pars. J'ai soif! Et l'on m'attend
--Dans les tavernes!

(Il sort, zigzaguant.)

LE BRET (qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d'une voix
rassuree):
Pas de Cyrano.

RAGUENEAU (incredule):
Pourtant. . .

LE BRET:
Ah! je veux esperer qu'il n'a pas vu l'affiche!

LA SALLE:
Commencez! Commencez!



Scene 1.III.

Les memes, moins Ligniere; De Guiche, Valvert, puis Montfleury.

UN MARQUIS (voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le
parterre, entoure de seigneurs obsequieux, parmi lesquels le vicomte de
Valvert):
Quelle cour, ce de Guiche!

UN AUTRE:
Fi!. . .Encore un Gascon!

LE PREMIER:
Le Gascon souple et froid,
Celui qui reussit!. . .Saluons-le, crois-moi.

(Ils vont vers de Guiche.)

DEUXIEME MARQUIS:
Les beaux rubans! Quelle couleur, comte de Guiche?
'Baise-moi-ma-mignonne' ou bien 'Ventre-de-biche'?

DE GUICHE:
C'est couleur 'Espagnol malade'.

PREMIER MARQUIS:
La couleur
Ne ment pas, car bientot, grace a votre valeur,
L'Espagnol ira mal, dans les Flandres!

DE GUICHE:
Je monte
Sur scene. Venez-vous?
(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes, vers le theatre.
Il se retourne et appelle):
Viens, Valvert!

CHRISTIAN (qui les ecoute et les observe, tressaille en entendant ce nom):
Le vicomte!
Ah! je vais lui jeter a la face mon. . .
(Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un tire-laine en train
de le devaliser. Il se retourne):
Hein?

LE TIRE-LAINE:
Ay!. . .

CHRISTIAN (sans le lacher):
Je cherchais un gant!

LE TIRE-LAINE (avec un sourire piteux):
Vous trouvez une main.
(Changeant de ton, bas et vite):
Lachez-moi. Je vous livre un secret.

CHRISTIAN (le tenant toujours):
Quel?

LE TIRE-LAINE:
Ligniere. . .
Qui vous quitte. . .

CHRISTIAN (de meme):
Eh! bien?

LE TIRE-LAINE:
. . .touche a son heure derniere.
Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand,
Et cent hommes--j'en suis--ce soir sont postes!. . .

CHRISTIAN:
Cent!
Par qui?

LE TIRE-LAINE:
Discretion. . .

CHRISTIAN (haussant les epaules):
Oh!

LE TIRE-LAINE (avec beaucoup de dignite):
Professionnelle!

CHRISTIAN:
Ou seront-ils postes?

LE TIRE-LAINE:
A la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prevenez-le!

CHRISTIAN (qui lui lache enfin le poignet):
Mais ou le voir!

LE TIRE-LAINE:
Allez courir tous les cabarets: Le Pressoir
D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs,--et dans chaque,
Laissez un petit mot d'ecrit l'avertissant.

CHRISTIAN:
Oui, je cours! Ah! les gueux! Contre un seul homme, cent!
(Regardant Roxane avec amour):
La quitter. . .elle!
(Avec fureur, Valvert):
Et lui!. . .--Mais il faut que je sauve
Ligniere!. . .

(Il sort en courant.--De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les
gentilshommes ont disparu derriere le rideau pour prendre place sur les
banquettes de la scene. Le parterre est completement rempli. Plus une place
vide aux galeries et aux loges.)

LA SALLE:
Commencez.

UN BOURGEOIS (dont la perruque s'envole au bout d'une ficelle, pechee par un
page de la galerie superieure):
Ma perruque!

CRIS DE JOIE:
Il est chauve!. . .
Bravo, les pages!. . .Ha! ha! ha!. . .

LE BOURGEOIS (furieux, montrant le poing):
Petit gredin!

RIRES ET CRIS (qui commencent tres fort et vont decroissant):
Ha! ha! ha! ha! ha! ha!

(Silence complet.)

LE BRET (etonne):
Ce silence soudain?. . .
(Un spectateur lui parle bas):
Ah?

LE SPECTATEUR:
La chose me vient d'etre certifiee.

MURMURES (qui courent):
Chut!--Il parait?. . .--Non!. . .--Si1--Dans la loge grillee.--
Le Cardinal!--Le Cardinal?--Le Cardinal!

UN PAGE:
Ah! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal!. . .

(On frappe sur la scene. Tout le monde s'immobilise. Attente.)

LA VOIX D'UN MARQUIS (dans le silence, derriere le rideau):
Mouchez cette chandelle!

UN AUTRE MARQUIS (passant la tete par la fente du rideau):
Une chaise!

(Une chaise est passee, de main en main, au-dessus des tetes. Le marquis la
prend et disparait, non sans avoir envoye quelques baisers aux loges.)

UN SPECTATEUR:
Silence!

(On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Les marquis assis sur les
cotes, dans des poses insolentes. Toile de fond representant un decor
bleuatre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal eclairent la scene.
Les violons jouent doucement.)

LE BRET (a Ragueneau, bas):
Montfleury entre en scene?

RAGUENEAU (bas aussi):
Oui, c'est lui qui commence.

LE BRET:
Cyrano n'est pas la.

RAGUENEAU:
J'ai perdu mon pari.

LE BRET:
Tant mieux! tant mieux!

(On entend un air de musette, et Montfleury parait en scene, enorme, dans un
costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penche sur
l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannee.)

LE PARTERRE (applaudissant):
Bravo, Montfleury! Montfleury!

MONTFLEURY (apres avoir salue, jouant le role de Phedon):
'Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit a soi-meme un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zephire a souffle sur les bois. . .'

UNE VOIX (au milieu du parterre):
Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois?

(Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.)

VOIX DIVERSES:
Hein?--Quoi?--Qu'est-ce?. . .

(On se leve dans les loges, pour voir.)

CUIGY:
C'est lui!

LE BRET (terrifie):
Cyrano!

LA VOIX:
Roi des pitres!
Hors de scene a l'instant!

TOUTE LA SALLE (indignee):
Oh!

MONTFLEURY:
Mais. . .

LA VOIX:
Tu recalcitres?

VOIX DIVERSES (du parterre, des loges):
Chut!--Assez!--Montfleury, jouez!--ne craignez rien!. . .

MONTFLEURY (d'une voix mal assuree):
'Heureux qui loin des cours dans un lieu sol. . .'

LA VOIX (plus menacante):
Eh bien!
Faudra-t-il que je fasse, o Monarque des droles,
Une plantation de bois sur vos epaules?

(Une canne au bout d'un bras jaillet au-dessus des tetes.)

MONTFLEURY (d'une voix de plus en plus faible):
'Heureux qui. . .'

(La canne s'agite.)

LA VOIX:
Sortez!

LE PARTERRE:
Oh!

MONTFLEURY (s'etranglant):
'Heureux qui loin des cours. . .'

CYRANO (surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croises, son
feutre en bataille, la moustache herissee, le nez terrible):
Ah! je vais me facher!. . .

(Sensation a sa vue.)



Scene 1.IV.

Les memes, Cyrano, puis Bellerose, Jodelet.

MONTFLEURY (aux marquis):
Venez a mon secours,
Messieurs!

UN MARQUIS (nonchalamment):
Mais jouez donc!

CYRANO:
Gros homme, si tu joues
Je vais etre oblige de te fesser les joues!

LE MARQUIS:
Assez!

CYRANO:
Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tater ma canne a leurs rubans!

TOUS LES MARQUIS (debout):
C'en est trop!. . .Montfleury. . .

CYRANO:
Que Montfleury s'en aille,
Ou bien je l'essorille et le desentripaille!

UNE VOIX:
Mais. . .

CYRANO:
Qu'il sorte!

UNE AUTRE VOIX:
Pourtant. . .

CYRANO:
Ce n'est pas encor fait?
(Avec le geste de retrousser ses manches):
Bon! je vais sur la scene en guise de buffet,
Decouper cette mortadelle d'Italie!

MONTFLEURY (rassemblant toute sa dignite):
En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie!

CYRANO (tres poli):
Si cette Muse, a qui, Monsieur, vous n'etes rien,
Avait l'honneur de vous connaitre, croyez bien
Qu'en vous voyant si gros et bete comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.

LE PARTERRE:
Montfleury! Montfleury!--La piece de Baro!--

CYRANO (a ceux qui crient autour de lui):
Je vous en prie, ayez pitie de mon fourreau:
Si vous continuez, il va rendre sa lame!

(Le cercle s'elargit.)

LA FOULE (reculant):
He! la!. . .

CYRANO (a Montfleury):
Sortez de scene!

LA FOULE (se rapprochant et grondant):
Oh! oh!

CYRANO (se retournant vivement):
Quelqu'un reclame?

(Nouveau recul.)

UNE VOIX (chantant au fond):
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgre ce tyranneau
On jouera 'la Clorise!'

TOUTE LA SALLE (chantant):
'La Clorise!' 'la Clorise!'. . .

CYRANO:
Si j'entends une fois encor cette chanson,
Je vous assomme tous.

UN BOURGEOIS:
Vous n'etes pas Samson!

CYRANO:
Voulez-vous me preter, Monsieur, votre machoire?

UNE DAME (dans les loges):
C'est inoui!

UN SEIGNEUR:
C'est scandaleux!

UN BOURGEOIS:
C'est vexatoire!

UN PAGE:
Ce qu'on s'amuse!

LE PARTERRE:
Kss!--Montfleury!--Cyrano!

CYRANO:
Silence!

LE PARTERRE (en delire):
Hi han! Bee! Ouah, ouah! Cocorico!

CYRANO:
Je vous. . .

UN PAGE:
Miaou!

CYRANO:
Je vous ordonne de vous taire!
Et j'adresse un defi collectif au parterre!
--J'inscris les noms!--Approchez-vous, jeunes heros!
Chacun son tour! Je vais donner des numeros!--
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste?
Vous, Monsieur? Non! Vous? Non! Le premier duelliste,
Je l'expedie avec les honneurs qu'on lui doit!
--Que tous ceux qui veulent mourir levent le doigt.
(Silence):
La pudeur vous defend de voir ma lame nue?
Pas un nom?--Pas un doigt?--C'est bien. Je continue.
(Se retournant vers la scene ou Montfleury attend avec angoisse):
Donc, je desire voir le theatre gueri
De cette fluxion. Sinon. . .
(La main a son epee):
le bistouri!

MONTFLEURY:
Je. . .

CYRANO (descend de sa chaise, s'assied au milieu du rond qui s'est forme,
s'installe comme chez lui):
Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune!
Vous vous eclipserez a la troisieme.

LE PARTERRE (amuse):
Ah?. . .

CYRANO (frappant dans ses mains):
Une!

MONTFLEURY:
Je. . .

UNE VOIX (des loges):
Restez!

LE PARTERRE:
Restera. . .restera pas. . .

MONTFLEURY:
Je crois,
Messieurs. . .

CYRANO:
Deux!

MONTFLEURY:
Je suis sur qu'il vaudrait mieux que. . .

CYRANO:
Trois!

(Montfleury disparait comme dans une trappe. Tempete de rires, de sifflets et
de huees.)

LA SALLE:
Hu!. . .hu!. . .Lache!. . .Reviens!. . .

CYRANO (epanoui, se renverse sur sa chaise, et croise ses jambes):
Qu'il revienne, s'il l'ose!

UN BOURGEOIS:
L'orateur de la troupe!

(Bellerose s'avance et salue.)

LES LOGES:
Ah!. . .Voila Bellerose!

BELLEROSE (avec elegance):
Nobles seigneurs. . .

LE PARTERRE:
Non! Non! Jodelet!

JODELET (s'avance, et, nasillard):
Tas de veaux!

LE PARTERRE:
Ah! Ah! Bravo! tres bien! bravo!

JODELET:
Pas de bravos!
Le gros tragedien dont vous aimez le ventre
S'est senti. . .

LE PARTERRE:
C'est un lache!

JODELET:
Il dut sortir!

LE PARTERRE:
Qu'il rentre!

LES UNS:
Non!

LES AUTRES:
Si!

UN JEUNE HOMME (a Cyrano):
Mais a la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de hair Montfleury?

CYRANO (gracieux, toujours assis):
Jeune oison,
J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo: c'est un acteur deplorable, qui gueule,
Et qui souleve avec des han! de porteur d'eau,
Le vers qu'il faut laisser s'envoler!--Secundo:
Est mon secret. . .

LE VIEUX BOURGEOIS (derriere lui):
Mais vous nous privez sans scrupule
De la 'Clorise!' Je m'entete. . .

CYRANO (tournant sa chaise vers le bourgeois, respecteusement):
Vieille mule!
Les vers du vieux Baro valant moins que zero,
J'interromps sans remords!

LES PRECIEUSES (dans les loges):
Ha!--Ho!--Notre Baro!
Ma chere!--Peut-on dire?. . .Ah! Dieu!. . .

CYRANO (tournant sa chaise vers les loges, galant):
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des echansonnes
De reve, d'un sourire enchantez un trepas,
Inspirez-nous des vers. . .mais ne les jugez pas!

BELLEROSE:
Et l'argent qu'il va falloir rendre!

CYRANO (tournant sa chaise vers la scene):
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose!
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous:
(Il se leve, et lancant un sac sur la scene):
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous!

LA SALLE (eblouie):
Ah!. . .Oh!. . .

JODELET (ramassant prestement la bourse et la soupesant):
A ce prix-la, monsieur, je t'autorise
A venir chaque jour empecher la 'Clorise'!. . .

LA SALLE
Hu!. . .Hu!. . .

JODELET:
Dussions-nous meme ensemble etre hues!. . .

BELLEROSE:
Il faut evacuer la salle!. . .

JODELET:
Evacuez!. . .

(On commence a sortir, pendant que Cyrano regarde d'un air satisfait. Mais la
foule s'arrete bientot en entendant la scene suivante, et la sortie cesse.
Les femmes qui, dans les loges, etaient deja debout, leur manteau remis,
s'arretent pour ecouter, et finissent par se rasseoir.)

LE BRET (a Cyrano):
C'est fou!. . .

UN FACHEUX (qui s'est approche de Cyrano):
Le comedien Montfleury! quel scandale!
Mais il est protege par le duc de Candale!
Avez-vous un patron?

CYRANO:
Non!

LE FACHEUX:
Vous n'avez pas?. . .

CYRANO:
Non!

LE FACHEUX:
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom?. . .

CYRANO (agace):
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse?
Non, pas de protecteur. . .
(La main a son epee):
mais une protectrice!

LE FACHEUX:
Mais vous allez quitter la ville?

CYRANO:
C'est selon.

LE FACHEUX:
Mais le duc de Candale a le bras long!

CYRANO:
Moins long
Que n'est le mien. . .
(Montrant son epee):
quand je lui mets cette rallonge!

LE FACHEUX:
Mais vous ne songez pas a pretendre. . .

CYRANO:
J'y songe.

LE FACHEUX:
Mais. . .

CYRANO:
Tournez les talons, maintenant.

LE FACHEUX:
Mais. . .

CYRANO:
Tournez!
--Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.

LE FACHEUX (ahuri):
Je. . .

CYRANO (marchant sur lui):
Qu'a-t-il d'etonnant?

LE FACHEUX (reculant):
Votre Grace se trompe. . .

CYRANO:
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe?. . .

LE FACHEUX (meme jeu):
Je n'ai pas. . .

CYRANO:
Ou crochu comme un bec de hibou?

LE FACHEUX:
Je. . .

CYRANO:
Y distingue-t-on une verrue au bout?

LE FACHEUX:
Mais. . .

CYRANO:
Ou si quelque mouche, a pas lents, s'y promene?
Qu'a-t-il d'heteroclite?

LE FACHEUX:
Oh!. . .

CYRANO:
Est-ce un phenomene?

LE FACHEUX:
Mais d'y porter les yeux j'avais su me garder!

CYRANO:
Et pourquoi, s'il vous plait, ne pas le regarder?

LE FACHEUX:
J'avais. . .

CYRANO:
Il vous degoute alors?

LE FACHEUX:
Monsieur. . .

CYRANO:
Malsaine
Vous semble sa couleur?

LE FACHEUX:
Monsieur!

CYRANO:
Sa forme, obscene?

LE FACHEUX:
Mais du tout!. . .

CYRANO:
Pourquoi donc prendre un air denigrant?
--Peut-etre que monsieur le trouve un peu trop grand?

LE FACHEUX (balbutiant):
Je le trouve petit, tout petit, minuscule!

CYRANO:
Hein? comment? m'accuser d'un pareil ridicule?
Petit, mon nez? Hola!

LE FACHEUX:
Ciel!

CYRANO:
Enorme, mon nez!
--Vil camus, sot camard, tete plate, apprenez
Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Liberal, courageux, tel que je suis, et tel
Qu'il vous est interdit a jamais de vous croire,
Deplorable maraud! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi denuee. . .
(Il le soufflette.)

LE FACHEUX:
Ai!

CYRANO:
De fierte, d'envol,
De lyrisme, de pittoresque, d'etincelle,
De somptuosite, de Nez enfin, que celle. . .
(Il se retourne par les epaules, joignant le geste a la parole):
Que va chercher ma botte au bas de votre dos!

LE FACHEUX (se sauvant):
Au secours! A la garde!

CYRANO:
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir,
Pas devant, et plus haut, du fer, et non du cuir!

DE GUICHE (qui est descendu de la scene, avec les marquis):
Mais a la fin il nous ennui!

LE VICOMTE DE VALVERT (haussant les epaules):
Il fanfaronne!

DE GUICHE:
Personne ne va donc lui repondre?. . .

LE VICOMTE:
Personne?
Attendez! Je vais lui lancer un de ces traits!. . .
(Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air
fat):
Vous. . .vous avez un nez. . .heu. . .un nez. . .tres grand.

CYRANO (gravement):
Tres!

LE VICOMTE (riant):
Ha!

CYRANO (imperturbable):
C'est tout?. . .

LE VICOMTE:
Mais. . .

CYRANO:
Ah! non! c'est un peu court, jeune homme!
On pouvait dire. . .Oh! Dieu!. . .bien des choses en somme. . .
En variant le ton,--par exemple, tenez:
Agressif: 'Moi, monsieur, si j'avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse!'
Amical: 'Mais il doit tremper dans votre tasse!
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap!'
Descriptif: 'C'est un roc!. . .c'est un pic!. . .c'est un cap!
Que dis-je, c'est un cap?. . .C'est une peninsule!'
Curieux: 'De quoi sert cette oblongue capsule?
D'ecritoire, monsieur, ou de boite a ciseaux?'
Gracieux: 'Aimez-vous a ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous preoccupates
De tendre ce perchoir a leur petites pattes?'
Truculent: 'Ca, monsieur, lorsque vous petunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminee?'
Prevenant: 'Gardez-vous, votre tete entrainee
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol!'
Tendre: 'Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane!'
Pedant: 'L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamelos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os!'
Cavalier: 'Quoi, l'ami, ce croc est a la mode?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment tres commode!'
Emphatique: 'Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepte le mistral!'
Dramatique: 'C'est la Mer Rouge quand il saigne!'
Admiratif: 'Pour un parfumeur, quelle enseigne!'
Lyrique: 'Est-ce une conque, etes-vous un triton?'
Naif: 'Ce monument, quand le visite-t-on?'
Respectueux: 'Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est la ce qui s'appelle avoir pignon sur rue!'
Campagnard: 'He, arde! C'est-y un nez? Nanain!
C'est queuqu'navet geant ou ben queuqu'melon nain!'
Militaire: 'Pointez contre cavalerie!'
Pratique: 'Voulez-vous le mettre en loterie?
Assurement, monsieur, ce sera le gros lot!'
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot:
'Le voila donc ce nez qui des traits de son maitre
A detruit l'harmonie! Il en rougit, le traitre!'
--Voila ce qu'a peu pres, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit:
Mais d'esprit, o le plus lamentable des etres,
Vous n'en eutes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot: sot!
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir la, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articule le quart
De la moitie du commencement d'une, car
Je me les sers moi-meme, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.

DE GUICHE (voulant emmener le vicomte petrifie):
Vicomte, laissez donc!

LE VICOMTE (suffoque):
Ces grands airs arrogants!
Un hobereau qui. . .qui. . .n'a meme pas de gants!
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses!

CYRANO:
Moi, c'est moralement que j'ai mes elegances.
Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigne si je suis moins coquet;
Je ne sortirais pas avec, par negligence,
Un affront pas tres bien lave, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son oeil,
Un honneur chiffonne, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanache d'independance et de franchise;
Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
Mon ame que je cambre ainsi qu'en un corset,
Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les verites comme des eperons.

LE VICOMTE:
Mais, monsieur. . .

CYRANO:
Je n'ai pas de gants?. . .la belle affaire!
Il m'en restait un seul. . .d'une tres vieille paire!
--Lequel m'etait d'ailleurs encor fort importun:
Je l'ai laisse dans la figure de quelqu'un.

LE VICOMTE:
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!

CYRANO (otant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se
presenter):
Ah?. . .Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.

(Rires.)

LE VICOMTE (exaspere):
Bouffon!

CYRANO (poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe):
Ay!. . .

LE VICOMTE (qui remontait, se retournant):
Qu'est-ce encor qu'il dit?

CYRANO (avec des grimaces de douleur):
Il faut la remuer car elle s'engourdit. . .
--Ce que c'est que de la laisser inoccupee!--
Ay!. . .

LE VICOMTE:
Qu'avez-vous?

CYRANO:
J'ai des fourmis dans mon epee!

LE VICOMTE (tirant la sienne):
Soit!

CYRANO:
Je vais vous donner un petit coup charmant.

LE VICOMTE (meprisant):
Poete!. . .

CYRANO:
Oui, monsieur, poete! et tellement,
Qu'en ferraillant je vais--hop!--a l'improvisade,
Vous composer une ballade.

LE VICOMTE:
Une ballade?

CYRANO:
Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois?

Le vicomte:
Mais. . .

CYRANO (recitant comme une lecon):
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers. . .

LE VICOMTE (pietinant):
Oh!

CYRANO (continuant):
Et d'un envoi de quatre. . .

LE VICOMTE:
Vous. . .

CYRANO:
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.

LE VICOMTE:
Non!

CYRANO:
Non?
(Declamant):
'Ballade du duel qu'en l'hotel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un belitre!'

LE VICOMTE:
Qu'est-ce que c'est que ca, s'il vous plait?

CYRANO:
C'est le titre.

LA SALLE (surexcitee au plus haut point):
Place!--Tres amusant!--Rangez-vous!--Pas de bruits!

(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers meles
aux bourgeois et aux gens du peuple; les pages grimpes sur des epaules pour
mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. A droite, De Guiche et
ses gentilshommes. A gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)

CYRANO (fermant une second les yeux):
Attendez!. . .je choisis mes rimes. . .La, j'y suis.
(Il fait ce qu'il dit, a mesure):
Je jette avec grace mon feutre,
Je fais lentement l'abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon;
Elegant comme Celadon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous previens, cher Mirmydon,
Qu'a la fin de l'envoi je touche!
(Premiers engagements de fer):

Vous auriez bien du rester neutre;
Ou vais-je vous larder, dindon?. . .
Dans le flanc, sous votre maheutre?. . .
Au coeur, sous votre bleu cordon?. . .
--Les coquilles tintent, ding-don!
Ma pointe voltige: une mouche!
Decidement. . .c'est au bedon,
Qu'a la fin de l'envoi, je touche.

Il me manque une rime en eutre. . .
Vous rompez, plus blanc qu'amidon?
C'est pour me fournir le mot pleutre!
--Tac! je pare la pointe dont
Vous esperiez me faire don;--
J'ouvre la ligne,--je la bouche. . .
Tiens bien ta broche, Laridon!
A la fin de l'envoi, je touche.
(Il annonce solennellement):
Envoi.
Prince, demande a Dieu pardon!
Je quarte du pied, j'escarmouche,
Je coupe, je feinte. . .
(Se fendant):
He! la, donc!
(Le vicomte chancelle; Cyrano salue):
A la fin de l'envoi, je touche!

(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs
tombent. Les officiers entourent et felicitent Cyrano. Ragueneau danse
d'enthousiasme. Le Bret est heureux et navre. Les amis du vicomte le
soutiennent et l'emmenent.)

LA FOULE (en un long cri):
Ah!. . .

UN CHEVAU-LEGER:
Superbe!

UNE FEMME:
Joli!

RAGUENEAU:
Pharamineux!

UN MARQUIS:
Nouveau!. . .

LE BRET:
Insense!

BOUSCULADE (autour de Cyrano. On entend):
. . .Compliments!. . .felicite. . .bravo. . .

VOIX DE FEMME:
C'est un heros!. . .

UN MOUSQUETAIRE (s'avancant vivement vers Cyrano, la main tendue):
Monsieur, voulez-vous me permettre?. . .
C'est tout a fait tres bien, et je crois m'y connaitre;
J'ai du reste exprime ma joie en trepignant!. . .

(Il s'eloigne.)

CYRANO (a Cuigy):
Comment s'appelle donc ce monsieur?

CUIGY:
D'Artagnan.

LE BRET (a Cyrano, lui prenant le bras):
Ca, causons!. . .

CYRANO:
Laisse un peu sortir cette cohue. . .
(A Bellerose):
Je peux rester?

BELLEROSE (respecteusement):
Mais oui!. . .

(On entend des cris au dehors.)

JODELET (qui a regarde):
C'est Montfleury qu'on hue!

BELLEROSE (solennellement):
Sic transit!. . .
(Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles):
Balayez. Fermez. N'eteignez pas.
Nous allons revenir apres notre repas,
Repeter pour demain une nouvelle farce.

(Jodelet et Bellerose sortent, apres de grands saluts a Cyrano.)

LE PORTIER (a Cyrano):
Vous ne dinez donc pas?

CYRANO:
Moi?. . .Non.

(Le portier se retire.)

LE BRET (a Cyrano):
Parce que?

CYRANO (fierement):
Parce. . .
(Changeant de ton, en voyant que le portier est loin):
Que je n'ai pas d'argent!. . .

LE BRET (faisant le geste de lancer un sac):
Comment! le sac d'ecus?. . .

CYRANO:
Pension paternelle, en un jour, tu vecus!

LE BRET:
Pour vivre tout un mois, alors?. . .

CYRANO:
Rien ne me reste.

LE BRET:
Jeter ce sac, quelle sottise!

CYRANO:
Mais quel geste!. . .

LA DISTRIBUTRICE (toussant derriere son petit comptoir):
Hum!. . .
(Cyrano et Le Bret se retournent. Elle s'avance intimidee):
Monsieur. . .Vous savoir jeuner. . .le coeur me fend. . .
(Montrant le buffet):
J'ai la tout ce qu'il faut. . .
(Avec elan):
Prenez!

CYRANO (se decouvrant):
Ma chere enfant,
Encor que mon orgeuil de Gascon m'interdise
D'accepter de vos doigts la moindre friandise,
J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin,
Et j'accepterai donc. . .
(Il va au buffet et choisit):
Oh! peu de chose!--un grain
De ce raisin. . .
(Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain):
Un seul!. . .ce verre d'eau. . .
(Elle veut y verser du vin, il l'arrete):
limpide!
--Et la moitie d'un macaron!

(Il rend l'autre moitie.)

LE BRET:
Mais c'est stupide!

LA DISTRIBUTRICE:
Oh! quelque chose encor!

CYRANO:
Oui. La main a baiser.

(Il baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui tend.)

LA DISTRIBUTRICE:
Merci, monsieur.
(Reverence):
Bonsoir.

(Elle sort.)



Scene 1.V.

Cyrano, Le Bret, puis le portier.

CYRANO (a Le Bret):
Je t'ecoute causer.
(Il s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron):
Diner!. . .
(. . .le verre d'eau):
Boisson!. . .
(. . .le grain de raisin):
Dessert!. . .
(Il s'assied):
La, je me mets a table!
--Ah!. . .j'avais une faim, mon cher, epouvantable!
(Mangeant):
--Tu disais?

LE BRET:
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l'esprit si tu n'ecoutes qu'eux!. . .
Va consulter des gens de bon sens, et t'informe
De l'effet qu'a produit ton algarade.

CYRANO (achevant son macaron):
Enorme.

LE BRET:
Le Cardinal. . .

CYRANO (s'epanouissant):
Il etait la, le Cardinal?

LE BRET:
A du trouver cela. . .

CYRANO:
Mais tres original.

LE BRET:
Pourtant. . .

CYRANO:
C'est un auteur. Il ne peut lui deplaire
Que l'on vienne troubler la piece d'un confrere.

LE BRET:
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis!


 


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