Cyrano de Bergerac

Part 3 out of 5



Chut!. . .jamais ce mot ne se profere!
(Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret.)
Ou c'est a lui, la-bas, que l'on aurait affaire!

UN AUTRE (qui, pendant qu'il etait tourne vers les premiers, est venu sans
bruit s'asseoir sur la table, dans son dos):
Deux nasillards par lui furent extermines
Parce qu'il lui deplut qu'ils parlassent du nez!

UN AUTRE (d'une voix caverneuse,--surgissant de sous la table ou il s'est
glisse a quatre pattes):
On ne peut faire, sans defuncter avant l'age,
La moindre allusion au fatal cartilage!

UN AUTRE (lui posant la main sur l'epaule):
Un mot suffit! Que dis-je, un mot? Un geste, un seul!
Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul!

(Silence. Tous autour de lui, les bras croises, le regardent. Il se leve et
va a Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien
voir.)

CHRISTIAN:
Capitaine!

CARBON (se retournant et le toisant):
Monsieur?

CHRISTIAN:
Que fait-on quand on trouve
Des Meridionaux trop vantards?. . .

CARBON:
On leur prouve
Qu'on peut etre du Nord, et courageux.

(Il lui tourne le dos.)

CHRISTIAN:
Merci.

PREMIER CADET (a Cyrano):
Maintenant, ton recit!

TOUS:
Son recit!

CYRANO (redescendant vers eux):
Mon recit?. . .
(Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col.
Christian s'est mis a cheval sur une chaise):
Eh bien! donc je marchais tout seul, a leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S'etant mis a passer un coton nuager
Sur le boitier d'argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n'etant pas du tout illumines,
Mordious! on n'y voyait pas plus loin. . .

CHRISTIAN:
Que son nez!

(Silence. Tous le monde se leve lentement. On regarde Cyrano avec terreur.
Celui-ci s'est interrompu, stupefait. Attente.)

CYRANO:
Qu'est-ce que c'est que cet homme-la?

UN CADET (a mi-voix):
C'est un homme
Arrive ce matin.

CYRANO (faisant un pas vers Christian):
Ce matin?

CARBON (a mi-voix):
Il se nomme
Le baron de Neuvil. . .

CYRANO (vivement, s'arretant):
Ah! C'est bien. . .
(Il palit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian):
Je. . .
(Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde):
Tres bien. . .
(Il reprend):
Je disais donc. . .
(Avec un eclat de rage dans la voix):
Mordious!. . .
(Il continue d'un ton naturel):
que l'on n'y voyait rien.
(Stupeur. On se rassied en se regardant):
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J'allais mecontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m'aurait surement. . .

CHRISTIAN:
Dans le nez!. . .

(Tout le monde se leve. Christian se balance sur sa chaise.)

CYRANO (d'une voix etranglee):
Une dent,--
Qui m'aurait une dent. . .et qu'en somme, imprudent,
J'allais fourrer. . .

CHRISTIAN:
Le nez!. . .

CYRANO:
Le doigt. . .entre l'ecorce
Et l'arbre, car ce grand pouvait etre de force
A me faire donner. . .'

CHRISTIAN:
Sur le nez. . .

CYRANO (essuyant la sueur a son front):
Sur les doigts.
--Mais j'ajoutai: Marche, Gascon, fais ce que dois!
Va, Cyrano! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte. . .

CHRISTIAN:
Une nasarde.

CYRANO:
Je la pare, et soudain me trouve. . .

CHRISTIAN:
Nez a nez. . .

CYRANO (bondissant vers lui):
Ventre-Saint-Gris!
(Tous les Gascons se precipitent pour voir, arrive sur Christian, il se
maitrise et continue):
avec cent braillards avines
Qui puaient. . .

CHRISTIAN:
A plein nez. . .

CYRANO (bleme et souriant):
L'oignon et la litharge!
Je bondis, front baisse. . .

CHRISTIAN:
Nez au vent!

CYRANO:
et je charge!
J'en estomaque deux! J'en empale un tout vif!
Quelqu'un m'ajuste: Paf! et je riposte. . .

CHRISTIAN:
Pif!

CYRANO (eclatant):
Tonnerre! Sortez tous!

(Tous les cadets se precipitent vers les portes.)

PREMIER CADET:
C'est le reveil du tigre!

CYRANO:
Tous! Et laissez-moi seul avec cet homme!

DEUXIEME CADET:
Bigre!
On va le retrouver en hachis!

RAGUENEAU:
En hachis?

UN AUTRE CADET:
Dans un de vos pates!

RAGUENEAU:
Je sens que je blanchis,
Et que je m'amollis comme une serviette!

CARBON:
Sortons!

UN AUTRE:
Il n'en va pas laisser une miette!

UN AUTRE:
Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi!

UN AUTRE (refermant la porte de droite):
Quelque chose d'epouvantable!

(Ils sont tous sortis,--soit par le fond, soit par les cotes,--quelques-uns
ont disparu par l'escalier. Cyrano et Christian restent face a face, et se
regardent un moment.)



Scene 2.X.

Cyrano, Christian.

CYRANO:
Embrasse-moi!

CHRISTIAN:
Monsieur. . .

CYRANO:
Brave.

CHRISTIAN:
Ah ca! mais!. . .

CYRANO:
Tres brave. Je prefere.

CHRISTIAN:
Me direz-vous?. . .

CYRANO:
Embrasse-moi. Je suis son frere.

CHRISTIAN:
De qui?

CYRANO:
Mais d'elle!

CHRISTIAN:
Hein?. . .

CYRANO:
Mais de Roxane!

CHRISTIAN (courant a lui):
Ciel!
Vous, son frere. . .?

CYRANO:
Ou tout comme: un cousin fraternel.

CHRISTIAN:
Elle vous a?. . .

CYRANO:
Tout dit!

CHRISTIAN:
M'aime-t-elle?

CYRANO:
Peut-etre!

CHRISTIAN (lui prenant les mains):
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaitre!

CYRANO:
Voila ce qui s'appelle un sentiment soudain.

CHRISTIAN:
Pardonnez-moi. . .

CYRANO (le regardant, et lui mettant la main sur l'epaule):
C'est vrai qu'il est beau, le gredin!

CHRISTIAN:
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire!

CYRANO:
Mais tous ces nez que vous m'avez. . .

CHRISTIAN:
Je les retire!

CYRANO:
Roxane attend ce soir une lettre. . .

CHRISTIAN:
Helas!

CYRANO:
Quoi?

CHRISTIAN:
C'est me perdre que de cesser de rester coi!

CYRANO:
Comment?

CHRISTIAN:
Las! je suis sot a m'en tuer de honte!

CYRANO:
Mais non, tu ne l'es pas, puisque tu t'en rends compte.
D'ailleurs, tu ne m'as pas attaque comme un sot.

CHRISTIAN:
Bah! on trouve des mots quand on monte a l'assaut!
Oui, j'ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontes. . .

CYRANO:
Leurs coeurs n'en ont-ils plus quand vous vous arretez?

CHRISTIAN:
Non! car je suis de ceux,--je le sais. . .et je tremble!--
Qui ne savent parler d'amour.

CYRANO:
Tiens!. . .Il me semble
Que si l'on eut pris soin de me mieux modeler,
J'aurais ete de ceux qui savent en parler.

CHRISTIAN:
Oh! pouvoir exprimer les choses avec grace!

CYRANO:
Etre un joli petit mousquetaire qui passe!

CHRISTIAN:
Roxane est precieuse et surement je vais
Desillusionner Roxane!

CYRANO (regardant Christian):
Si j'avais
Pour exprime mon ame un pareil interprete!

CHRISTIAN (avec desespoir):
Il me faudrait de l'eloquence!

CYRANO (brusquement):
Je t'en prete!
Toi, du charme physique et vainqueur, prete-m'en:
Et faisons a nous deux un heros de roman!

CHRISTIAN:
Quoi?

CYRANO:
Te sens-tu de force a repeter les choses
Que chaque jour je t'apprendrai?. . .

CHRISTIAN:
Tu me proposes?. . .

CYRANO:
Roxane n'aura pas de desillusions!
Dis, veux-tu qu'a nous deux nous la seduisions?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brode, l'ame que je t'insuffle!. . .

CHRISTIAN:
Mais, Cyrano!. . .

CYRANO:
Christian, veux-tu?

CHRISTIAN:
Tu me fais peur!

CYRANO:
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son coeur,
Veux-tu que nous fassions--et bientot tu l'embrases!--
Collaborer un peu tes levres et mes phrases?. . .

CHRISTIAN:
Tes yeux brillent!. . .

CYRANO:
Veux-tu?

CHRISTIAN:
Quoi! cela te ferait
Tant de plaisir?. . .

CYRANO (avec enivrement):
Cela. . .
(Se reprenant, et en artiste):
Cela m'amuserait!
C'est une experience a tenter un poete.
Veux-tu me completer et que je te complete?
Tu marcheras, j'irai dans l'ombre a ton cote:
Je serai ton esprit, tu seras ma beaute.

CHRISTIAN:
Mais la lettre qu'il faut, au plus tot, lui remettre!
Je ne pourrai jamais. . .

CYRANO (sortant de son pourpoint la lettre qu'il a ecrite):
Tiens, la voila, ta lettre!

CHRISTIAN:
Comment?

CYRANO:
Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien.

CHRISTIAN:
Je. . .

CYRANO:
Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.

CHRISTIAN:
Vous aviez?. . .

CYRANO:
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des epitres a des Chloris. . .de nos caboches,
Car nous sommes ceux-la qui pour amante n'ont
Que du reve souffle dans la bulle d'un nom!. . .
Prends, et tu changeras en verites ces feintes;
Je lancais au hasard ces aveux et ces plaintes:
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre--prends!--
D'autant plus eloquent que j'etais moins sincere!
--Prends donc, et finissons!

CHRISTIAN:
N'est-il pas necessaire
De changer quelques mots? Ecrite en divaguant,
Ira-t-elle a Roxane?

CYRANO:
Elle ira comme un gant!

CHRISTIAN:
Mais. . .

CYRANO:
La credulite de l'amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c'est ecrit pour elle!

CHRISTIAN:
Ah! mon ami!

(Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrasses.)



Scene 2.XI.

Cyrano, Christian, les Gascons, le mousquetaire, Lise.

UN CADET (entr'ouvrant la porte):
Plus rien. . .Un silence de mort. . .
Je n'ose regarder. . .
(Il passe la tete):
Hein?

TOUS LES CADETS (entrant et voyant Cyrano et Christian qui s'embrassent):
Ah!. . .Oh!. . .

UN CADET:
C'est trop fort!

(Consternation.)

LE MOUSQUETAIRE (goguenard):
Ouais?. . .

CARBON:
Notre demon est doux comme un apotre!
Quand sur une narine on le frappe,--il tend l'autre!

LE MOUSQUETAIRE:
On peut donc lui parler de son nez, maintenant?. . .
(Appelant Lise, d'un air triomphant):
--Eh! Lise! Tu vas voir!
(Humant l'air avec affectation):
Oh!. . .oh!. . .c'est surprenant!
Quelle odeur!. . .
(Allant a Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence):
Mais monsieur doit l'avoir reniflee?
Qu'est-ce que cela sent ici?. . .

CYRANO (le souffletant):
La giroflee!

(Joie. Les cadets ont retrouve Cyrano: ils font des culbutes.)

Rideau.



Acte III.

Le Baiser de Roxane.

Une petite place dans l'ancien Marais. Vieille maisons. Perspectives de
ruelles. A droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin que debordent
de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenetre et balcon. Un banc
devant le seuil.

Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et
retombe.

Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au
balcon.

En face, une ancienne maison de meme style, brique et pierre, avec une porte
d'entree. Le heurtoir de cette porte est emmaillote de linge comme un pouce
malade.

Au lever du rideau, la duegne est assise sur le banc. La fenetre est grande
ouverte sur le balcon de Roxane.

Pres de la duegne se tient debout Ragueneau, vetu d'une sorte de livree: il
termine un recit, en s'essuyant les yeux.



Scene 3.I.

Ragueneau, la duegne, puis Roxane, Cyrano, et deux pages.

RAGUENEAU:
. . .Et puis, elle est partie avec un mousquetaire!
Seule, ruine, je me pends. J'avais quitte la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dependant,
Me vient a sa cousine offrir comme intendant.

LA DUEGNE:
Mais comment expliquer cette ruine ou vous etes?

RAGUENEAU:
Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poetes!
Mars mangeait les gateaux qui laissait Apollon:

--Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long!

LA DUEGNE (se levant et appelant vers la fenetre ouverte):
Roxane, etes-vous prete?. . .On nous attend!

LA VOIX DE ROXANE (par la fenetre):
Je passe
Une mante!

LA DUEGNE (a Ragueneau, lui montrant la porte d'en face):
C'est la qu'on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son reduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.

RAGUENEAU:
Sur le Tendre?

LA DUEGNE (minaudant):
Mais oui!. . .
(Criant vers la fenetre):
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre!

LA VOIX DE ROXANE:
Je viens!

(On entend un bruit d'instruments a cordes qui se rapproche.)

LA VOIX DE CYRANO (chantant dans la coulisse):
La! la! la! la!

LA DUEGNE (surprise):
On nous joue un morceau?

CYRANO (suivi de deux pages porteurs de theorbes):
Je vous dis que la croche est triple, triple sot!

PREMIER PAGE (ironique):
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples?

CYRANO:
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi!

LE PAGE (jouant et chantant):
La! la!

CYRANO (lui arrachant le theorbe et continuant la phrase musicale):
Je peux continuer!. . .
La! la! la! la!

ROXANE (paraissant sur le balcon):
C'est vous?

CYRANO (chantant sur l'air qu'il continue):
Moi qui viens saluer
Vos lys, et presenter mes respects a vos ro. . .ses!

ROXANE:
Je descends!

(Elle quitte le balcon.)

LA DUEGNE (montrant les pages):
Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses?

CYRANO:
C'est un pari que j'ai gagne sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire.--Non!--Si!--
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles a gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit:
'Je te parie un jour de musique!' Il perdit.
Jusqu'a ce que Phoebus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de theorbe,
De tout ce que je fais harmonieux temoins!. . .
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est deja moins.
(Aux musiciens):
Hep!. . .Allez de ma part jouer une pavane
A Montfleury!. . .
(Les pages remontent pour sortir.--A la duegne):
Je viens demander a Roxane
Ainsi que chaque soir. . .
(Aux pages qui sortent):
Jouez longtemps,--et faux!
(A la duegne):
. . .Si l'ami de son ame est toujours sans defauts?

ROXANE (sortant de la maison):
Ah! qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime!

CYRANO (souriant):
Christian a tant d'esprit?. . .

ROXANE:
Mon cher, plus que vous-meme!

CYRANO:
J'y consens.

ROXANE:
Il ne peut exister a mon gout
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes;
Puis, tout a coup, il dit des choses ravissantes!

CYRANO (incredule):
Non?

ROXANE:
C'est trop fort! Voila comme les hommes sont:
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garcon!

CYRANO:
Il sait parler du coeur d'une facon experte?

ROXANE:
Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte!

CYRANO:
Il ecrit?

ROXANE:
Mieux encor! Ecoutez donc un peu:
(Declamant):
'Plus tu me prends de coeur, plus j'en ai!. . .'
(Triomphante, a Cyrano):
He! bien?

CYRANO:
Peuh!. . .

ROXANE:
Et ceci: 'Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon coeur, envoyez-moi le votre!'

CYRANO:
Tantot il en a trop et tantot pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de coeur?. . .

ROXANE (frappant du pied):
Vous m'agacez!
. . .C'est la jalousie. . .

CYRANO (tressaillant):
Hein!. . .

ROXANE:
. . .d'auteur qui vous devore!
--Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore?
'Croyez que devers vous mon coeur ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par ecrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les levres!. . .'

CYRANO (souriant malgre lui de satisfaction):
Ha! ha! ces lignes-la sont. . .he! he!
(Se reprenant et avec dedain):
mais bien mievres!

ROXANE:
Et ceci. . .

CYRANO (ravi):
Vous savez donc ses lettres par coeur?

ROXANE:
Toutes!

CYRANO (frisant sa moustache):
Il n'y a pas a dire: c'est flatteur!

ROXANE:
C'est un maitre!

CYRANO (modeste):
Oh!. . .un maitre!. . .

ROXANE (peremptoire):
Un maitre!. . .

CYRANO (saluant):
Soit!. . .un maitre!

LA DUEGNE (qui etait remontee, redescendant vivement):
Monsieur de Guiche!
(A Cyrano, le poussant vers la maison):
Entrez!. . .car il vaut mieux, peut-etre,
Qu'il ne vous trouve pas ici; cela pourrait
Le mettre sur la piste. . .

ROXANE (a Cyrano):
Oui, de mon cher secret!
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache!
Il peut dans mes amours donner un coup de hache!

CYRANO (entrant dans la maison):
Bien! bien! bien!

(De Guiche parait.)



Scene 3.II.

Roxane, De Guiche, la duegne, a l'ecart.

ROXANE (a De Guiche, lui faisant une reverence):
Je sortais.

DE GUICHE:
Je viens prendre conge.

ROXANE:
Vous partez?

DE GUICHE:
Pour la guerre.

ROXANE:
Ah!

DE GUICHE:
Ce soir meme.

ROXANE:
Ah!

DE GUICHE:
J'ai
Des ordres. On assiege Arras.

ROXANE:
Ah. . .on assiege?. . .

DE GUICHE:
Oui. . .Mon depart a l'air de vous laisser de neige.

ROXANE (poliment):
Oh!. . .

DE GUICHE:
Moi, je suis navre. Vous reverrai-je?. . .Quand?
--Vous savez que je suis nomme mestre de camp?

ROXANE (indifferente):
Bravo.

DE GUICHE:
Du regiment des gardes.

ROXANE (saisie):
Ah? des gardes?

DE GUICHE:
Ou sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, la-bas.

ROXANE (suffoquee):
Comment!
Les gardes vont la-bas?

DE GUICHE (riant):
Tiens! c'est mon regiment!

ROXANE (tombant assise sur le banc,--a part):
Christian!

DE GUICHE:
Qu'avez-vous?

ROXANE (toute emue):
Ce. . .depart. . .me desespere!
Quand on tient a quelqu'un, le savoir a la guerre!

DE GUICHE (surpris et charme):
Pour la premiere fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon depart!

ROXANE (changeant de ton et s'eventant):
Alors,--vous allez vous
Venger de mon cousin?

DE GUICHE (souriant):
On est pour lui?

ROXANE:
Non,--contre!

DE GUICHE:
Vous le voyez?

ROXANE:
Tres peu.

DE GUICHE:
Partout on le rencontre
Avec un des cadets. . .
(Il cherche le nom):
ce Neu. . .villen. . .viller. . .

ROXANE:
Un grand?

DE GUICHE:
Blond.

ROXANE:
Roux.

DE GUICHE:
Beau!. . .

ROXANE:
Peuh!

DE GUICHE:
Mais bete.

ROXANE:
Il en a l'air!
(Changeant de tone):
. . .Votre vengeance envers Cyrano?--c'est peut-etre
De l'exposer au feu, qu'il adore?. . .Elle est pietre!
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant!

DE GUICHE:
C'est?. . .

ROXANE:
Mais, si le regiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
A Paris, bras croises!. . .C'est la seule maniere,
Un homme comme lui, de le faire enrager:
Vous voulez le punir? privez-le de danger.

DE GUICHE:
Une femme! une femme! il n'y a qu'une femme
Pour inventer ce tour!

ROXANE:
Il se rongera l'ame,
Et ses amis les poings, de n'etre pas au feu:
Et vous serez venge!

DE GUICHE (se rapprochant):
Vous m'aimez donc un peu?
(Elle sourit):
Je veux voir dans ce fait d'epouser ma rancune
Une preuve d'amour, Roxane!. . .

ROXANE:
C'en est une.

DE GUICHE (montrant plusieurs plis cachetes):
J'ai les ordres sur moi qui vont etre transmis
A chaque compagnie, a l'instant meme, hormis. . .
(Il en detache un):
Celui-ci! C'est celui des cadets.
(Il le met dans sa poche):
Je le garde.
(Riant):
Ah! ah! ah! Cyrano!. . .Son humeur bataillarde!. . .
--Vous jouez donc des tours aux gens, vous?. . .

ROXANE (le regardant):
Quelquefois.

DE GUICHE (tout pres d'elle):
Vous m'affolez! Ce soir--ecoutez--oui, je dois
Etre parti. Mais fuir quand je vous sens emue!. . .
Ecoutez. Il y a, pres d'ici, dans la rue
D'Orleans, un couvent fonde par le syndic
Des capucins, le Pere Athanase. Un laic
N'y peut entrer. Mais les bons Peres, je m'en charge!. . .
Il peuvent me cacher dans leur manche: elle est large.
--Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.--
On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laissez-moi retarder d'un jour, chere fantasque!. . .

ROXANE (vivement):
Mais si cela s'apprend, votre gloire. . .

DE GUICHE:
Bah!

ROXANE:
Mais
Le siege, Arras. . .

DE GUICHE:
Tant pis! Permettez!

ROXANE:
Non!

DE GUICHE:
Permets!

ROXANE (tendrement):
Je dois vous le defendre!

DE GUICHE:
Ah!

ROXANE:
Partez!
(A part):
Christian reste.
(Haut):
Je vous veux heroique,--Antoine!

DE GUICHE:
Mot celeste!
Vous aimez donc celui?. . .

ROXANE:
Pour lequel j'ai fremi.

DE GUICHE (transporte de joie):
Ah! je pars!
(Il lui baise la main):
Etes-vous contente?

ROXANE:
Oui, mon ami!

(Il sort.)

LA DUEGNE (lui faisant dans le dos une reverence comique):
Oui, mon ami!

ROXANE (a la duegne):
Taisons ce que je viens de faire:
Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre!
(Elle appelle vers la maison):
Cousin!



Scene 3.III.

Roxane, la duegne, Cyrano.

ROXANE:
Nous allons chez Clomire.
(Elle designe la porte d'en face):
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon!

LA DUEGNE (mettant son petit doigt dans son oreille):
Oui! mais mon petit doigt
Dit qu'on va les manquer!

CYRANO (a Roxane):
Ne manquez pas ces singes.

(Ils sont arrives devant la porte de Clomire.)

LA DUEGNE (avec ravissement):
Oh, voyez! le heurtoir est entoure de linges!. . .
(Au heurtoir):
On vous a baillonne pour que votre metal
Ne troublat pas les beaux discours,--petit brutal!

(Elle le souleve avec des soins infinis et frappe doucement.)

ROXANE (voyant qu'on ouvre):
Entrons!. . .
(Du seuil, a Cyrano):
Si Christian vient, comme je le presume,
Qu'il m'attende!

CYRANO (vivement, comme elle va disparaitre):
Ah!. . .
(Elle se retourne):
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd'hui l'interroger!

ROXANE:
Sur. . .

CYRANO (vivement):
Sur?

ROXANE:
Mais vous serez muet, la-dessus!

CYRANO:
Comme un mur.

ROXANE:
Sur rien!. . .Je vais lui dire: Allez! Partez sans bride!
Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide!

CYRANO (souriant):
Bon.

ROXANE:
Chut!. . .

CYRANO:
Chut!. . .

ROXANE:
Pas un mot!. . .

(Elle rentre et referme la porte.)

CYRANO (la saluant, la porte une fois fermee):
En vous remerciant.

(La porte se rouvre et Roxane passe la tete.)

ROXANE:
Il se preparerait!. . .

CYRANO:
Diable, non!. . .

TOUS LES DEUX (ensemble):
Chut!. . .

(La porte se ferme.)

CYRANO (appelant):
Christian!



Scene 3.IV.

Cyrano, Christian.

CYRANO:
Je sais tout ce qu'il faut. Prepare ta memoire.
Voici l'occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre. . .

CHRISTIAN:
Non!

CYRANO:
Hein?

CHRISTIAN:
Non! J'attends Roxane ici.

CYRANO:
De quel vertige
Es-tu frappe? Viens vite apprendre. . .

CHRISTIAN:
Non, te dis-je!
Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce role, et de trembler toujours!. . .
C'etait bon au debut! Mais je sens qu'elle m'aime!
Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-meme.

CYRANO:
Ouais!

CHRISTIAN:
Et qui te dit que je ne saurai pas?. . .
Je ne suis pas si bete a la fin! Tu verras!
Mais, mon cher, tes lecons m'ont ete profitables.
Je saurais parler seul! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras!. . .
(Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire):
--C'est elle! Cyrano, non, ne me quitte pas!

CYRANO (le saluant):
Parlez tout seul, Monsieur.

(Il disparait derriere le mur du jardin.)



Scene 3.V.

Christian, Roxane, quelques precieux et precieuses, et la duegne, un instant.

ROXANE (sortant de la maison de Clomire avec une compagnie qu'elle quitte:
reverences et saluts):
Barthenoide!--Alcandre!--Gremione!. . .

LA DUEGNE (desesperee):
On a manque le discours sur le Tendre!

(Elle rentre chez Roxane.)

ROXANE (saluant encore):
Urimedonte!. . .Adieu!. . .
(Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se separent et s'eloignent par
differentes rues. Roxane voit Christian):
C'est vous!. . .
(Elle va a lui):
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J'ecoute.

CHRISTIAN (s'assied pres d'elle, sur le banc. Un silence):
Je vous aime.

ROXANE (fermant les yeux):
Oui, parlez-moi d'amour.

CHRISTIAN:
Je t'aime.

ROXANE:
C'est le theme.
Brodez, brodez.

CHRISTIAN:
Je vous. . .

ROXANE:
Brodez!

CHRISTIAN:
Je t'aime tant.

ROXANE:
Sans doute! Et puis?

CHRISTIAN:
Et puis. . .je serais si content
Si vous m'aimiez!--Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes!

ROXANE (avec une moue):
Vous m'offrez du brouet quand j'esperais des cremes!
Dites un peu comment vous m'aimez?. . .

CHRISTIAN:
Mais. . .beaucoup.

ROXANE:
Oh!. . .Delabyrinthez vos sentiments!

CHRISTIAN (qui s'est rapproche et devore des yeux la nuque blonde):
Ton cou!
Je voudrais l'embrasser!. . .

ROXANE:
Christian!

CHRISTIAN:
Je t'aime!

ROXANE (voulant se lever):
Encore!

CHRISTIAN (vivement, la retenant):
Non! je ne t'aime pas!

ROXANE (se rasseyant):
C'est heureux!

CHRISTIAN:
Je t'adore!

ROXANE (se levant et s'eloignant):
Oh!

CHRISTIAN:
Oui. . .je deviens sot!

ROXANE (sechement):
Et cela me deplait!
Comme il me deplairait que vous devinssiez laid.

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Allez rassembler votre eloquence en fuite!

CHRISTIAN:
Je. . .

ROXANE:
Vous m'aimez, je sais. Adieu.

(Elle va vers la maison.)

CHRISTIAN:
Pas tout de suite!
Je vous dirai. . .

ROXANE (poussant la porte pour rentrer):
Que vous m'adorez. . .oui je sais.
Non! Non! Allez-vous-en!

CHRISTIAN:
Mais je. . .

(Elle lui ferme la porte au nez.)

CYRANO (qui depuis un moment est rentre sans etre vu):
C'est un succes!



Scene 3.VI.

Christian, Cyrano, les pages, un instant.

CHRISTIAN:
Au secours!

CYRANO:
Non monsieur.

CHRISTIAN:
Je meurs si je ne rentre
En grace, a l'instant meme. . .

CYRANO:
Et comment puis-je, diantre!
Vous faire a l'instant meme, apprendre?. . .

CHRISTIAN (lui saisissant le bras):
Oh! la, tiens, vois!
(La fenetre du balcon s'est eclairee):

CYRANO (emu):
Sa fenetre!

CHRISTIAN (criant):
Je vais mourir!

CYRANO:
Baissez la voix!

CHRISTIAN (tout bas):
Mourir!. . .

CYRANO:
La nuit est noire. . .

CHRISTIAN:
Eh! bien?

CYRANO:
C'est reparable.
Vous ne meritez pas. . .Mets-toi la, miserable!
La, devant le balcon! Je me mettrai dessous. . .
Et je te soufflerai tes mots.

CHRISTIAN:
Mais. . .

CYRANO:
Taisez-vous!

LES PAGES (reparaissant au fond, a Cyrano):
Hep!

CYRANO:
Chut!. . .

(Il leur fait signe de parler bas.)

PREMIER PAGE (a mi-voix):
Nous venons de donner la serenade
A Montfleury!. . .

CYRANO (bas, vite):
Allez-vous mettre en embuscade
L'un a ce coin de rue, et l'autre a celui-ci;
Et si quelque passant genant vient par ici,
Jouez un air!

DEUXIEME PAGE:
Quel air, monsieur le gassendiste?

CYRANO:
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste!
(Les pages disparaissent, un a chaque coin de rue.--A Christian):
Appelle-la!

CHRISTIAN:
Roxane!

CYRANO (ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres):
Attends! Quelques cailloux.



Scene VII.

Roxane, Christian, Cyrano, d'abord cache sous le balcon.

ROXANE (entr'ouvrant sa fenetre):
Qui donc m'appelle?

CHRISTIAN:
Moi.

ROXANE:
Qui, moi?

CHRISTIAN:
Christian.

ROXANE (avec dedain):
C'est vous?

CHRISTIAN:
Je voudrais vous parler.

CYRANO (sous le balcon, a Christian):
Bien. Bien. Presque a voix basse.

ROXANE:
Non! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en!

CHRISTIAN:
De grace!. . .

ROXANE:
Non! Vous ne m'aimez plus!

CHRISTIAN (a qui Cyrano souffle ses mots):
M'accuser,--justes dieux!--
De n'aimer plus. . .quand. . .j'aime plus!

ROXANE (qui allait refermer sa fenetre, s'arretant):
Tiens! mais c'est mieux!

CHRISTIAN (meme jeu):
L'amour grandit berce dans mon ame inquiete. . .
Que ce. . .cruel marmot prit pour. . .barcelonnette!

ROXANE (s'avancant sur le balcon):
C'est mieux!--Mais, puisqu'il est cruel, vous futes sot
De ne pas, cet amour, l'etouffer au berceau!

CHRISTIAN (meme jeu):
Aussi l'ai-je tente, mais. . .tentative nulle:
Ce. . .nouveau-ne, Madame, est un petit. . .Hercule.

ROXANE:
C'est mieux!

CHRISTIAN (meme jeu):
De sorte qu'il. . .strangula comme rien. . .
Les deux serpents. . .Orgueil et. . .Doute.

ROXANE (s'accoudant au balcon):
Ah! c'est tres bien.
--Mais pourquoi parlez-vous de facon peu hative?
Auriez-vous donc la goutte a l'imaginative?

CYRANO (tirant Christian sous le balcon, et se glissant a sa place):
Chut! Cela devient trop difficile!. . .

ROXANE:
Aujourd'hui. . .
Vos mots sont hesitants. Pourquoi?

CYRANO (parlant a mi-voix, comme Christian):
C'est qu'il fait nuit,
Dans cette ombre, a tatons, ils cherchent votre oreille.

ROXANE:
Les miens n'eprouvent pas difficulte pareille.

CYRANO:
Ils trouvent tout de suite? oh! cela va de soi,
Puisque c'est dans mon coeur, eux, que je les recoi;
Or, moi, j'ai le coeur grand, vous, l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots a vous, descendent: ils vont vite.
Les miens montent, Madame: il leur faut plus de temps!

ROXANE:
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.

CYRANO:
De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude!

ROXANE:
Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude!

CYRANO:
Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le coeur!

ROXANE (avec un mouvement):
Je descends.

CYRANO (vivement)
Non!

ROXANE (lui montrant le banc qui est sous le balcon):
Grimpez sur le banc, alors, vite!

CYRANO (reculant avec effroi dans la nuit):
Non!

ROXANE:
Comment. . .non?

CYRANO (que l'emotion gagne de plus en plus):
Laissez un peu que l'on profite. . .
De cette occasion qui s'offre. . .de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.

ROXANE:
Sans se voir?

CYRANO:
Mais oui, c'est adorable. On se devine a peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traine,
J'apercois la blancheur d'une robe d'ete:
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarte!
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes!
Si quelque fois je fus eloquent. . .

ROXANE:
Vous le futes!

CYRANO:
Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai coeur. . .

ROXANE:
Pourquoi?

CYRANO:
Parce que. . .jusqu'ici
Je parlais a travers. . .

ROXANE:
Quoi?

CYRANO:
. . .le vertige ou tremble
Quiconque est sous vos yeux!. . .Mais, ce soir, il me semble. . .
Que je vais vous parler pour la premiere fois!

ROXANE:
C'est vrai que vous avez une tout autre voix.

CYRANO (se rapprochant avec fievre):
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protege
J'ose etre enfin moi-meme, et j'ose. . .
(Il s'arrete et avec egarement):
Ou en etais-je?
Je ne sais. . .tout ceci,--pardonnez mon emoi,--
C'est si delicieux,. . .c'est si nouveau pour moi!

ROXANE:
Si nouveau?

CYRANO (bouleverse, et essayant toujours de rattraper ses mots):
Si nouveau. . .mais oui. . .d'etre sincere:
La peur d'etre raille, toujours au coeur me serre. . .

ROXANE:
Raille de quoi?

CYRANO:
Mais de. . .d'un elan!. . .Oui, mon coeur
Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur:
Je pars pour decrocher l'etoile, et je m'arrete
Par peur du ridicule, a cueillir la fleurette!

ROXANE:
La fleurette a du bon.

CYRANO:
Ce soir, dedaignons-la!

ROXANE:
Vous ne m'aviez jamais parle comme cela!

CYRANO:
Ah! si loin des carquois, des torches et des fleches,
On se sauvait un peu vers des choses. . .plus fraiches!
Au lieu de boire goutte a goutte, en un mignon
De a coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
Si l'on tentait de voir comment l'ame s'abreuve
En buvant largement a meme le grand fleuve!

ROXANE:
Mais l'esprit?. . .

CYRANO:
J'en ai fait pour vous faire rester
D'abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture!
--Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous desarmer de tout notre artificiel:
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l'ame ne se vide a ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins!

ROXANE:
Mais l'esprit?. . .

CYRANO:
Je le hais dans l'amour! C'est un crime
Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime!
Le moment vient d'ailleurs inevitablement,
--Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment!--
Ou nous sentons qu'en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste!

ROXANE:
Eh bien, si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous?

CYRANO:
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet: je vous aime, j'etouffe,
Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop;
Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne!
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aime:
Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure!
J'ai tellement pris pour clarte ta chevelure
Que, comme lorsqu'on a trop fixe le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j'ai quitte les feux dont tu m'inondes,
Mon regard ebloui pose des taches blondes!

ROXANE (d'une voix troublee):
Oui, c'est bien de l'amour. . .

CYRANO:
Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste!
De l'amour,--et pourtant il n'est pas egoiste!
Ah! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand meme tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur ne de mon sacrifice!
--Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi! Commences-tu
A comprendre, a present? voyons, te rends-tu compte?
Sens-tu mon ame, un peu, dans cette ombre, qui monte?. . .
Oh! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux!
Je vous dis tout cela, vous m'ecoutez, moi, vous!
C'est trop! Dans mon espoir meme le moins modeste,
Je n'ai jamais espere tant! Il ne me reste
Qu'a mourir maintenant! C'est a cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux!
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles!
Car tu trembles! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adore de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin!

(Il baise eperdument l'extremite d'une branche pendante.)

ROXANE:
Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne!
Et tu m'as enivree!

CYRANO:
Alors, que la mort vienne!
Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer!
Je ne demande plus qu'une chose. . .

CHRISTIAN (sous le balcon):
Un baiser!

ROXANE (se rejetant en arriere):
Hein?

CYRANO:
Oh!

ROXANE:
Vous demandez?

CYRANO:
Oui. . .je. . .
(A Christian bas):
Tu vas trop vite.

CHRISTIAN:
Puisqu'elle est si troublee, il faut que j'en profite!

CYRANO (a Roxane):
Oui, je. . .j'ai demande, c'est vrai. . .mais justes cieux!
Je comprends que je fus bien trop audacieux.

ROXANE (un peu decue):
Vous n'insistez pas plus que cela?

CYRANO:
Si! j'insiste. . .
Sans insister!. . .Oui, oui! votre pudeur s'attriste!
Eh bien! mais, ce baiser. . .ne me l'accordez pas!

CHRISTIAN (a Cyrano, le tirant par son manteau):
Pourquoi?

CYRANO:
Tais-toi, Christian!

ROXANE (se penchant):
Que dites-vous tout bas?

CYRANO:
Mais d'etre alle trop loin, moi-meme je me gronde;
Je me disais: tais toi, Christian!. . .
(Les theorbes se mettent a jouer):
Une seconde!. . .
On vient!
(Roxane referme la fenetre. Cyrano ecoute les theorbes, dont l'un joue un air
folatre et l'autre un air lugubre):
Air triste? Air gai?. . .Quel est donc leur dessein?
Est-ce un homme? Une femme?--Ah! c'est un capucin!

(Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne a la main,
regardant les portes.)



Scene 3.VIII.

Cyrano, Christian, un capucin.

CYRANO (au capucin):
Quel est ce jeu renouvele de Diogene?

LE CAPUCIN:
Je cherche la maison de madame. . .

CHRISTIAN:
Il nous gene!

LE CAPUCIN:
Magdeleine Robin. . .

CHRISTIAN:
Que veut-il?. . .

CYRANO (lui montrant une rue montante):
Par ici!
Tout droit,--toujours tout droit. . .

LE CAPUCIN
Je vais pour vous!--Merci
Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule.

(Il sort.)

CYRANO:
Bonne chance! Mes voeux suivent votre cuculle!

(Il redescend vers Christian.)



Scene 3.IX.

Cyrano, Christian.

CHRISTIAN:
Obtiens-moi ce baiser!. . .

CYRANO:
Non!

CHRISTIAN:
Tot ou tard!. . .

CYRANO:
C'est vrai!
Il viendra, ce moment de vertige enivre
Ou vos bouches iront l'une vers l'autre, a cause
De ta moustache blonde et de sa levre rose!
(A lui-meme):
J'aime mieux que ce soit a cause de. . .

(Bruit des volets qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon.)



Scene 3.X.

Cyrano, Christian, Roxane.

ROXANE (s'avancant sur le balcon):
C'est vous?
Nous parlions de. . .de. . .d'un. . .

CYRANO:
Baiser! Le mot est doux.
Je ne vois pas pourquoi votre levre ne l'ose;
S'il la brule deja, que sera-ce la chose?
Ne vous en faites pas un epouvantement:
N'avez-vous pas tantot, presque insensiblement,
Quitte le badinage et glisse sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes!
Glissez encore un peu d'insensible facon:
Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson!

ROXANE:
Taisez-vous!

CYRANO:
Un baiser, mais a tout prendre, qu'est-ce?
Un serment fait d'un peu plus pres, une promesse
Plus precise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer;
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
Une communion ayant un gout de fleur,
Une facon d'un peu se respirer le coeur,
Et d'un peu se gouter, au bord des levres, l'ame!

ROXANE:
Taisez-vous!

CYRANO:
Un baiser, c'est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laisse prendre un, la reine meme!

ROXANE:
Alors!

CYRANO (s'exaltant):
J'eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J'adore comme lui la reine que vous etes,
Comme lui je suis triste et fidele. . .

ROXANE:
Et tu es
Beau comme lui!

CYRANO (a part, degrise):
C'est vrai, je suis beau, j'oubliais!

ROXANE:
Eh bien! montez cueillir cette fleur sans pareille. . .

CYRANO (poussant Christian vers le balcon):
Monte!

ROXANE:
Ce gout de coeur. . .

CYRANO:
Monte!

ROXANE:
Ce bruit d'abeille. . .

CYRANO:
Monte!

CHRISTIAN (hesitant):
Mais il me semble, a present, que c'est mal!

ROXANE:
Cet instant d'infini!. . .

CYRANO (le poussant):
Monte donc, animal!

(Christian s'elance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les
balustres qu'il enjambe.)

CHRISTIAN:
Ah, Roxane!

(Il l'enlace et se penche sur ses levres.)

CYRANO:
Aie! au coeur, quel pincement bizarre!
--Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare!
Il me vient dans cette ombre une miette de toi,--
Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te recoit,
Puisque sur cette levre ou Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout a l'heure!
(On entend les theorbes):
Un air triste, un air gai: le capucin!
(Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire):
Hola!

ROXANE:
Qu'est ce?

CYRANO:
Moi. Je passais. . .Christian est encor la?

CHRISTIAN (tres etonne):
Tiens Cyrano!

ROXANE:
Bonjour, cousin!

CYRANO:
Bonjour, cousine!

ROXANE:
Je descends!

(Elle disparait dans la maison. Au fond rentre le capucin.)

CHRISTIAN (l'apercevant):
Oh! encor!

(Il suit Roxane.)



Scene 3.XI.

Cyrano, Christian, Roxane, le capucin, Ragueneau.

LE CAPUCIN:
C'est ici,--je m'obstine--
Magdeleine Robin!

CYRANO:
Vous aviez dit: Ro-LIN.

LE CAPUCIN:
Non: BIN. B, I, N, BIN!

ROXANE (paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau qui porte
une lanterne, et de Christian):
Qu'est-ce?

LE CAPUCIN:
Une lettre.

CHRISTIAN:
Hein?

LE CAPUCIN (a Roxane):
Oh! il ne peut s'agir que d'une sainte chose!
C'est un digne seigneur qui. . .

ROXANE (a Christian):
C'est De Guiche!

CHRISTIAN:
Il ose?. . .

ROXANE:
Oh! mais il ne va pas m'importuner toujours!
(Decachetant la lettre):
Je t'aime, et si. . .
(A la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, a l'ecart, a voix basse):
'Mademoiselle,
Les tambours
Battent; mon regiment boucle sa soubreveste;
Il part; moi, l'on me croit deja parti: je reste
Je vous desobeis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chevre
Qui ne peut rien comprendre a ceci. Votre levre
M'a trop souri tantot: j'ai voulu la revoir.
Eloignez un chacun, et daignez recevoir
L'audacieux deja pardonne, je l'espere,
Qui signe votre tres. . .et caetera. . .'
(Au capucin):
Mon Pere,
Voici ce que me dit cette lettre. Ecoutez:
(Tous se rapprochent, elle lit a haute voix):
'Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontes
Du cardinal, si dur que cela vous puisse etre.
C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d'un tres saint,
D'un tres intelligent et discret capucin;
Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
La benediction
(Elle tourne la page):
nuptiale sur l'heure.
Christian doit en secret devenir votre epoux;
Je vous l'envoie. Il vous deplait. Resignez-vous.
Songez bien que le ciel benira votre zele,
Et tenez pour tout assure, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre tres humble et tres. . .et caetera.'

LE CAPUCIN (rayonnant):
Digne seigneur!. . .Je l'avais dit. J'etais sans crainte!
Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte!

ROXANE (bas a Christian):
N'est-ce pas que je lis tres bien les lettres?

CHRISTIAN:
Hum!

ROXANE (haut, avec desespoir):
Ah!. . .c'est affreux!

LE CAPUCIN (qui a dirige sur Cyrano la clarte de sa lanterne):
C'est vous?

CHRISTIAN:
C'est moi!

LE CAPUCIN (tournant la lumiere vers lui, et, comme si un doute lui venait, en
voyant sa beaute):
Mais. . .

ROXANE (vivement):
'Post-scriptum:
Donnez pour le couvent cent vingt pistoles.'

LE CAPUCIN:
Digne,
Digne seigneur!
(A Roxane):
Resignez-vous?

ROXANE (en martyre):
Je me resigne!
(Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite a
entrer, elle dit bas a Cyrano):
Vous, retenez ici De Guiche! Il va venir!
Qu'il n'entre pas tant que. . .

CYRANO:
Compris!
(Au capucin):
Pour les benir
Il vous faut?. . .

LE CAPUCIN:
Un quart d'heure.

CYRANO (les poussant tous vers la maison):
Allez! moi, je demeure!

ROXANE (a Christian):
Viens!. . .

(Ils entrent.)



Scene XII.

Cyrano, seul.

CYRANO:
Comment faire perdre a De Guiche un quart d'heure.
(Il se precipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon):
La!. . .Grimpons!. . .J'ai mon plan!. . .
(Les theorbes se mettent a jouer une phrase lugubre):
Ho! c'est un homme!
(Le tremolo devient sinistre):
Ho! ho!
Cette fois, c'en est un!. . .
(Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux, ote son epee, se
drape dans sa cape, puis se penche et regarde au dehors):


 


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