Cyrano de Bergerac

Part 4 out of 5



Non, ce n'est pas trop haut!
(Il enjambe les balustres et attirant a lui la longue branche d'un des arbres
qui debordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, pret a se
laisser tomber):
Je vais legerement troubler cette atmosphere!. . .



Scene 3.XIII.

Cyrano, De Guiche.

DE GUICHE (qui entre, masque, tatonnant dans la nuit):
Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire?

CYRANO:
Diable! et ma voix?. . .S'il la reconnaissait?
(Lachant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef):
Cric! crac!
(Solennellement):
Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac!. . .

DE GUICHE (regardant la maison):
Oui, c'est la. J'y vois mal. Ce masque m'importune!
(Il va pour entrer, Cyrano saute du balcon en se tenant a la branche, qui
plie, et le depose entre la porte et De Guiche; il feint de tomber lourdement,
comme si c'etait de tres haut, et s'aplatit par terre, ou il reste immobile,
comme etourdi. De Guiche fait un bond en arriere):
Hein? quoi?
(Quand il leve les yeux, la branche s'est redressee; il ne voit que le ciel;
il ne comprend pas):
D'ou tombe donc cet homme?

CYRANO (se mettant sur son seant, et avec l'accent de Gascogne):
De la lune!

DE GUICHE:
De la?. . .

CYRANO (d'une voix de reve):
Quelle heure est-il?

DE GUICHE:
N'a-t-il plus sa raison?

CYRANO:
Quelle heure? Quel pays? Quel jour? Quelle saison?

DE GUICHE:
Mais. . .

CYRANO:
Je suis etourdi!

DE GUICHE:
Monsieur. . .

CYRANO:
Comme une bombe
Je tombe de la lune!

DE GUICHE (impatiente):
Ah ca! Monsieur!

CYRANO (se relevant, d'une voix terrible):
J'en tombe!

DE GUICHE (reculant):
Soit! soit! vous en tombez!. . .c'est peut-etre un dement!

CYRANO (marchant sur lui):
Et je n'en tombe pas metaphoriquement!. . .

DE GUICHE:
Mais. . .

CYRANO:
Il y a cent ans, ou bien une minute,
--J'ignore tout a fait ce que dura ma chute!--
J'etais dans cette boule a couleur de safran!

DE GUICHE (haussant les epaules):
Oui. Laissez-moi passer!

CYRANO (s'interposant):
Ou suis-je? soyez franc!
Ne me deguisez rien! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aerolithe?

DE GUICHE:
Morbleu!. . .

CYRANO:
Tout en cheyant je n'ai pu faire choix
De mon point d'arrivee,--et j'ignore ou je chois!
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m'entrainer le poids de mon postere?

DE GUICHE:
Mais je vous dis, Monsieur. . .

CYRANO (avec un cri de terreur qui fait reculer de Guiche):
Ha! grand Dieu!. . .je crois voir
Qu'on a dans ce pays le visage tout noir!

DE GUICHE (portant la main a son visage):
Comment?

CYRANO (avec une peur emphatique):
Suis-je en Alger? Etes-vous indigene?. . .

DE GUICHE (qui a senti son masque):
Ce masque!. . .

CYRANO (feignant de se rassurer un peu):
Je suis donc dans Venise, ou dans Gene?

DE GUICHE (voulant passer):
Une dame m'attend!. . .

CYRANO (completement rassure):
Je suis donc a Paris.

DE GUICHE (souriant malgre lui):
Le drole est assez drole!

CYRANO:
Ah! vous riez?

DE GUICHE:
Je ris,
Mais veux passer!

CYRANO (rayonnant):
C'est a Paris que je retombe!
(Tout a fait a son aise, riant, s'epoussetant, saluant):
J'arrive--excusez-moi!--par la derniere trombe.
Je suis un peu couvert d'ether. J'ai voyage!
J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai
Aux eperons, encor, quelques poils de planete!
(Cueillant quelque chose sur sa manche):
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comete!. . .

(Il souffle comme pour le faire envoler.)

DE GUICHE (hors de lui):
Monsieur!. . .

CYRANO (au moment ou il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque
chose et l'arrete):
Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse,--et comme, en frolant le Trident,
Je voulais eviter une de ses trois lances,
Je suis alle tomber assis dans les Balances,--
Dont l'aiguille, a present, la-haut, marque mon poids!
(Empechant vivement de Guiche de passer et le prenant a un bouton du
pourpoint):
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait!

DE GUICHE:
Hein? du lait?. . .

CYRANO:
De la Voie
Lactee!. . .

DE GUICHE:
Oh! par l'enfer!

CYRANO:
C'est le ciel qui m'envoie!
(Se croisant les bras):
Non! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban?
(Confidentiel):
L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde!
(Riant):
J'ai traverse la Lyre en cassant une corde!
(Superbe):
Mais je compte en un livre ecrire tout ceci,
Et les etoiles d'or qu'en mon manteau roussi
Je viens de rapporter a mes perils et risques,
Quand on l'imprimera, serviront d'asterisques!

DE GUICHE:
A la parfin, je veux. . .

CYRANO:
Vous, je vous vois venir!

DE GUICHE:
Monsieur!

CYRANO:
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite
Dans la rotondite de cette cucurbite?

DE GUICHE (criant):
Mais non! Je veux. . .

CYRANO:
Savoir comment j'y suis monte.
Ce fut par un moyen que j'avais invente.

DE GUICHE (decourage):
C'est un fou!

CYRANO (dedaigneux):
Je n'ai pas refait l'aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D'Archytas!. . .

DE GUICHE:
C'est un fou,--mais c'est un fou savant.

CYRANO:
Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant!
(De Guiche a reussi a passer et il marche vers la porte de Roxane. Cyrano le
suit, pret a l'empoigner):
J'inventai six moyens de violer l'azur vierge!

DE GUICHE (se retournant):
Six?

CYRANO (avec volubilite):
Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
La caparaconner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d'un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposee,
L'astre l'aurait humee en humant la rosee!

DE GUICHE (surpris, et faisant un pas vers Cyrano):
Tiens! Oui, cela fait un!

CYRANO (reculant pour l'entrainer de l'autre cote):
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En rarefiant l'air dans un coffre de cedre
Par des miroirs ardents, mis en icosaedre!

DE GUICHE (fait encore un pas):
Deux!

CYRANO (reculant toujours):
Ou bien, machiniste autant qu'artificier,
Sur une sauterelle aux detentes d'acier,
Me faire, par des feux successifs de salpetre,
Lancer dans les pres bleus ou les astres vont paitre!

DE GUICHE (le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses doigts):
Trois!

CYRANO:
Puisque la fumee a tendance a monter,
En souffler dans un globe assez pour m'emporter!

DE GUICHE (meme jeu, de plus en plus etonne):
Quatre!

CYRANO:
Puisque Phoebe, quand son arc est le moindre,
Aime sucer, o boeufs, votre moelle. . .m'en oindre!

DE GUICHE (stupefait):
Cinq!

CYRANO (qui en parlant l'a amene jusqu'a l'autre cote de la place, pres d'un
banc):
Enfin, me placant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air!
Ca, c'est un bon moyen: le fer se precipite,
Aussitot que l'aimant s'envole, a sa poursuite;
On relance l'aimant bien vite, et cadedis!
On peut monter ainsi indefiniment.

DE GUICHE:
Six!
--Mais voila six moyens excellents!. . .Quel systeme
Choisites-vous des six, Monsieur?

CYRANO:
Un septieme!

DE GUICHE:
Par exemple! Et lequel?

CYRANO:
Je vous le donne en cent!. . .

DE GUICHE:
C'est que ce matin-la devient interessant!

CYRANO (faisant le bruit des vagues avec de grands gestes mysterieux):
Houuh! houuh!

DE GUICHE:
Eh bien!

CYRANO:
Vous devinez?

DE GUICHE:
Non!

CYRANO:
La maree!. . .
A l'heure ou l'onde par la lune est attiree,
Je me mis sur la sable--apres un bain de mer--
Et la tete partant la premiere, mon cher,
--Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur frange!--
Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc!. . .Alors. . .

DE GUICHE (entraine par la curiosite, et s'asseyant sur le banc):
Alors?

CYRANO:
Alors. . .
(Reprenant sa voix naturelle):
Le quart d'heure est passe, Monsieur, je vous delivre:
Le mariage est fait.

DE GUICHE (se relevant d'un bond):
Ca, voyons, je suis ivre!. . .
Cette voix?
(La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent portant des candelabres
allumes. Lumiere. Cyrano ote son chapeau au bord abaisse):
Et ce nez--Cyrano?

CYRANO (saluant):
Cyrano.
--Ils viennent a l'instant d'echanger leur anneau.

DE GUICHE:
Qui cela?
(Il se retourne.--Tableau. Derriere les laquais Roxane et Christian se
tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant. Ragueneau eleve aussi
un flambeau. La duegne ferme la marche, ahurie, en petit saut de lit):
Ciel!



Scene 3.XIV.

Les memes, Roxane, Christian, le capucin, Ragueneau, laquais, la duegne.

DE GUICHE (a Roxane):
Vous?
(Reconnaissant Christian avec stupeur):
Lui?
(Saluant Roxane avec admiration):
Vous etes des plus fines!
(A Cyrano):
Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines:
Votre recit eut fait s'arreter au portail
Du paradis, un saint! Notez-en le detail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre!

CYRANO (s'inclinant):
Monsieur, c'est un conseil que je m'engage a suivre.

LE CAPUCIN (montrant les amants a De Guiche et hochant avec satisfaction sa
grande barbe blanche):
Un beau couple, mon fils, reuni la par vous!

DE GUICHE (le regardant d'un oeil glace):
Oui.
(A Roxane):
Veuillez dire adieu, Madame, a votre epoux.

ROXANE:
Comment?

DE GUICHE (a Christian):
Le regiment deja se met en route.
Joignez-le!

ROXANE:
Pour aller a la guerre?

DE GUICHE:
Sans doute!

ROXANE:
Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas!

DE GUICHE:
Ils iront.
(Tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche):
Voici l'ordre.
(A Christian):
Courez le porter, vous, baron.

ROXANE (se jetant dans les bras de Christian):
Christian!

DE GUICHE (ricanant, a Cyrano):
La nuit de noce est encore lointaine!

CYRANO (a part):
Dire qu'il croit me faire enormement de peine!

CHRISTIAN (a Roxane):
Oh! tes levres encor!

CYRANO:
Allons, voyons, assez!

CHRISTIAN (continuant a embrasser Roxane):
C'est dur de la quitter. . .Tu ne sais pas. . .

CYRANO (cherchant a l'entrainer):
Je sais.

(On entend au loin des tambours qui battent une marche.)

DE GUICHE (qui est remonte au fond):
Le regiment qui part!

ROXANE (A Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours d'entrainer):
Oh!. . .je vous le confie!
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger!

CYRANO:
J'essaierai. . .mais ne peux cependant
Promettre. . .

ROXANE (meme jeu):
Promettez qu'il sera tres prudent!

CYRANO:
Oui, je tacherai, mais. . .

ROXANE (meme jeu):
Qu'a ce siege terrible
Il n'aura jamais froid!

CYRANO:
Je ferai mon possible.
Mais. . .

ROXANE (meme jeu):
Qu'il sera fidele!

CYRANO:
Eh oui! sans doute, mais. . .

ROXANE (meme jeu):
Qu'il m'ecrira souvent!

CYRANO (s'arretant):
Ca,--je vous le promets!


Rideau.



Acte IV.

Les Cadets de Gascogne.

Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siege d'Arras.

Au fond, talus traversant toute la scene. Au dela s'apercoit un horizon de
plaine: le pays couvert de travaux de siege. Les murs d'Arras et la
silhouette de ses toits sur le ciel, tres loin.

Tentes; armes eparses; tambours, etc.--Le jour va se lever. Jaune Orient.--
Sentinelles espacees. Feux.

Roules dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-
Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont tres pales et tres maigris. Christian
dort, parmi les autres, dans sa cape, au premier plan, le visage eclaire par
un feu. Silence.



Scene 4.I.

Christian, Carbon de Castel-Jaloux, Le Bret, les cadets, puis Cyrano.

LE BRET:
C'est affreux!

CARBON:
Oui. Plus rien.

LE BRET:
Mordious!

CARBON (lui faisant signe de parler plus bas):
Jure en sourdine!
Tu vas les reveiller.
(Aux cadets):
Chut! Dormez!
(A Le Bret):
Qui dort dine!

LE BRET:
Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu!
Quelle famine!

(On entend au loin quelques coups de feu.)

CARBON:
Ah! maugrebis des coups de feu!. . .
Ils vont me reveiller mes enfants!
(Aux cadets qui levent la tete):
Dormez!

(On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapproches.)

UN CADET (s'agitant):
Diantre!
Encore?

CARBON:
Ce n'est rien! C'est Cyrano qui rentre!

(Les tetes qui s'etaient relevees se recouchent.)

UNE SENTINELLE (au dehors):
Ventrebieu! qui va la?

LA VOIX DE CYRANO:
Bergerac!

LA SENTINELLE (qui est sur le talus):
Ventrebieu!
Qui va la?

CYRANO (paraissant sur la crete):
Bergerac, imbecile!

(Il descend. Le Bret va au-devant de lui, inquiet):

LE BRET:
Ah! grand Dieu!

CYRANO (lui faisant signe de ne reveiller personne):
Chut!

LE BRET:
Blesse?

CYRANO:
Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude
De me manquer tous les matins!

LE BRET:
C'est un peu rude,
Pour porter une lettre, a chaque jour levant,
De risquer!

CYRANO (s'arretant devant Christian):
J'ai promis qu'il ecrirait souvent!
(Il le regarde):
Il dort. Il est pali. Si la pauvre petite
Savait qu'il meurt de faim. . .Mais toujours beau!

LE BRET:
Va vite
Dormir!

CYRANO:
Ne grogne pas, Le Bret!. . .Sache ceci:
Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi
Un endroit ou je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres.

LE BRET:
Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.

CYRANO:
Il faut etre leger pour passer!--Mais je sais
Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Francais
Mangeront ou mourront. . .si j'ai bien vu. . .

LE BRET:
Raconte!

CYRANO:
Non. Je ne suis pas sur. . .vous verrez!

CARBON:
Quelle honte,
Lorsqu'on est assiegeant, d'etre affame!

LE BRET:
Helas!
Rien de plus complique que ce siege d'Arras:
Nous assiegeons Arras,--nous-memes, pris au piege,
Le cardinal infant d'Espagne nous assiege. . .

CYRANO:
Quelqu'un devrait venir l'assieger a son tour.

LE BRET:
Je ne ris pas.

CYRANO:
Oh! oh!

LE BRET:
Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la votre,
Pour porter. . .
(Le voyant qui se dirige vers une tente):
Ou vas-tu?

CYRANO:
J'en vais ecrire une autre.

(Il souleve la toile et disparait.)



Scene 4.II.

Les memes, moins Cyrano.

(Le jour s'est un peu leve. Lueurs roses. La ville d' Arras se dore a
l'horizon. On entend un coup de canon immediatement suivi d'une batterie de
tambours, tres au loin, vers la gauche. D'autres tambours battent plus pres.
Les batteries vont se repondant, et se rapprochant, eclatent presque en scene
et s'eloignent vers la droite, parcourant le camp. Rumeurs de reveil. Voix
lointaines d'officiers.)

CARBON (avec un soupir):
La diane!. . .Helas!
(Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'etirent):
Sommeil succulent, tu prends fin!. . .
Je sais trop quel sera leur premier cri!

UN CADET (se mettant sur son seant):
J'ai faim!

UN AUTRE:
Je meurs!

TOUS:
Oh!

CARBON:
Levez-vous!

TROISIEME CADET:
Plus un pas!

QUATRIEME CADET:
Plus un geste!

LE PREMIER (se regardant dans un morceau de cuirasse):
Ma langue est jaune: l'air du temps est indigeste!

UN AUTRE:
Mon tortil de baron pour un peu de Chester!

UN AUTRE:
Moi, si l'on ne veut pas fournir a mon gaster
De quoi m'elaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente--comme Achille!

UN AUTRE:
Oui, du pain!

CARBON (allant a la tente ou est entre Cyrano, a mi-voix):
Cyrano!

D'AUTRES:
Nous mourons!

CARBON (toujours a mi-voix, a la porte de la tente):
Au secours!
Toi qui sais si gaiement leur repliquer toujours,
Viens les ragaillardir!

DEUXIEME CADET (se precipitant vers le premier qui machonne quelque chose):
Qu'est-ce que tu grignotes!

LE PREMIER:
De l'etoupe a canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse a graisser les moyeux,
Les environs d'Arras sont tres peu giboyeux!

UN AUTRE (entrant):
Moi, je viens de chasser!

UN AUTRE (meme jeu):
J'ai peche, dans la Scarpe!

TOUS (debout, se ruant sur les deux nouveaux venus):
Quoi!--Que rapportez-vous?--Un faisan?--Une carpe?--
Vite, vite, montrez!

LE PECHEUR:
Un goujon!

LE CHASSEUR:
Un moineau!

TOUS (exasperes):
Assez!--Revoltons-nous!

CARBON:
Au secours, Cyrano!

(Il fait maintenant tout a fait jour.)



Scene 4.III.

Les memes, Cyrano.

CYRANO (sortant de sa tente, tranquille, une plume a l'oreille, un livre a la
main):
Hein?
(Silence. Au premier cadet):
Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traine?

LE CADET:
J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gene!. . .

CYRANO:
Et quoi donc?

LE CADET:
L'estomac!

CYRANO:
Moi de meme, pardi!

LE CADET:
Cela doit te gener?

CYRANO:
Non, cela me grandit.

DEUXIEME CADET:
J'ai les dents longues!

CYRANO:
Tu n'en mordras que plus large.

UN TROISIEME:
Mon ventre sonne creux!

CYRANO:
Nous y battrons la charge.

UN AUTRE:
Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.

CYRANO:
Non, non; ventre affame, pas d'oreilles: tu mens!

UN AUTRE:
Oh! manger quelque chose,--a l'huile!

CYRANO (le decoiffant et lui mettant son casque dans la main):
Ta salade.

UN AUTRE:
Qu'est-ce qu'on pourrait bien devorer?

CYRANO (lui jetant le livre qu'il tient a la main):
L''Iliade'.

UN AUTRE:
Le ministre, a Paris, fait ses quatre repas!

CYRANO:
Il devrait t'envoyer du perdreau?

LE MEME:
Pourquoi pas?
Et du vin!

CYRANO:
Richelieu, du Bourgogne, if you please?

LE MEME:
Par quelque capucin!

CYRANO:
L'eminence qui grise?

UN AUTRE:
J'ai des faims d'ogre!

CYRANO:
Eh! bien!. . .tu croques le marmot!

LE PREMIER CADET (haussant les epaules):
Toujours le mot, la pointe!

CYRANO:
Oui, la pointe, le mot!
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause!
--Oh! frappe par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fievres,
Tomber la pointe au coeur en meme temps qu'aux levres!

CRIS DE TOUS:
J'ai faim!

CYRANO (se croisant les bras):
Ah ca! mais vous ne pensez qu'a manger?. . .
--Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger;
Du double etui de cuir tire l'un de tes fifres,
Souffle, et joue a ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rhythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite soeur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimees,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumees
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l'air d'etre en patois!. . .
(Le vieux s'assied et prepare son fifre):
Que la flute, aujourd'hui, guerriere qui s'afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
Qu'avant d'etre d'ebene, elle fut de roseau;
Que sa chanson l'etonne, et qu'elle y reconnaisse
L'ame de sa rustique et paisible jeunesse!. . .
(Le vieux commence a jouer des airs languedociens):
Ecoutez, les Gascons. . .Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flute des bois!
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses levres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chevres!. . .
Ecoutez. . .C'est le val, la lande, la foret,
Le petit patre brun sous son rouge beret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Ecoutez, les Gascons: c'est toute la Gascogne!

(Toutes les tetes se sont inclinees;--tous les yeux revent;--et des larmes
sont furtivement essuyees, avec un revers de manche, un coin de manteau.)

CARBON (a Cyrano, bas):
Mais tu les fais pleurer!

CYRANO:
De nostalgie!. . .Un mal
Plus noble que la faim!. . .pas physique: moral!
J'aime que leur souffrance ait change de viscere,
Et que ce soit leur coeur, maintenant, qui se serre!

CARBON:
Tu vas les affaiblir en les attendrissant!

CYRANO (qui a fait signe au tambour d'approcher):
Laisse donc! Les heros qu'ils portent dans leur sang
Sont vite reveilles! Il suffit. . .

(Il fait un geste. Le tambour roule.)

TOUS (se levant et se precipitant sur leurs armes):
Hein?. . .Quoi?. . .Qu'est-ce?

CYRANO (souriant):
Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse!
Adieu, reves, regrets, vieille province, amour. . .
Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour!

UN CADET (qui regarde au fond):
Ah! Ah! Voici monsieur de Guiche.

TOUS LES CADETS (murmurant):
Hou. . .

CYRANO (souriant):
Murmure
Flatteur!

UN CADET:
Il nous ennuie!

UN AUTRE:
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier!

UN AUTRE:
Comme si l'on portait du linge sur du fer!

LE PREMIER:
C'est bon lorsque a son cou l'on a quelque furoncle!

LE DEUXIEME:
Encore un courtisan!

UN AUTRE:
Le neveu de son oncle!

CARBON:
C'est un Gascon pourtant!

LE PREMIER:
Un faux!. . .Mefiez-vous!
Parce que, les Gascons. . .ils doivent etre fous:
Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.

LE BRET:
Il est pale!

UN AUTRE:
Il a faim. . .autant qu'un pauvre diable!
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d'estomac etincelle au soleil!

CYRANO (vivement):
N'ayons pas l'air non plus de souffrir! Vous, vos cartes,
Vos pipes et vos des. . .
(Tous rapidement se mettent a jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par
terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de petun):
Et moi, je lis Descartes.

(Il se promene de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tire de sa
poche.--Tableau.--De Guiche entre. Tout le monde a l'air absorbe et content.
Il est tres pale. Il va vers Carbon.)



Scene 4.IV.

Les memes, de Guiche.

DE GUICHE (a Carbon):
Ah!--Bonjour!
(Ils s'observent tous les deux. A part, avec satisfaction):
Il est vert.

CARBON (de meme):
Il n'a plus que les yeux.

DE GUICHE (regardant les cadets):
Voici donc les mauvaises tetes?. . .Oui, messieurs,
Il me revient de tous cotes qu'on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux bearnais, barons perigourdins,
N'ont pour leur colonel pas assez de dedains,
M'appellent intrigant, courtisan,--qu'il les gene
De voir sur ma cuirasse un col en point de Gene,--
Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux
Qu'on puisse etre Gascon et ne pas etre gueux!
(Silence. On joue. On fume):
Vous ferai-je punir par votre capitaine?
Non.

CARBON:
D'ailleeurs, je suis libre et n'inflige de peine. . .

DE GUICHE:
Ah?

CARBON:
J'ai paye ma compagnie, elle est a moi.
Je n'obeis qu'aux ordres de guerre.

DE GUICHE:
Ah?. . .Ma foi!
Cela suffit.
(S'adressant aux cadets):
Je peux mepriser vos bravades.
On connait ma facon d'aller aux mousquetades;
Hier, a Bapaume, on vit la furie avec quoi
J'ai fait lacher le pied au comte de Bucquoi;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J'ai charge par trois fois!

CYRANO (sans lever le nez de son livre):
Et votre echarpe blanche?

DE GUICHE (surpris et satisfait):
Vous savez ce detail?. . .En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens la troisieme charge,
Qu'un remous de fuyards m'entraina sur la marge
Des ennemis; j'etais en danger qu'on me prit
Et qu'on m'arquebusat, quand j'eus le bon esprit
De denouer et de laisser couler a terre
L'echarpe qui disait mon grade militaire;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens reconfortes, les battre!
--Eh bien! que dites-vous de ce trait?

(Les cadets n'ont pas l'air d'ecouter; mais ici les cartes et les cornets a
des restent en l'air, la fumee des pipes demeure dans les joues: attente.)

CYRANO:
Qu'Henri quatre
N'eut jamais consenti, le nombre l'accablant,
A se diminuer de son panache blanc.

(Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les des tombe. La fumee
s'echappe.)

DE GUICHE:
L'adresse a reussi, cependant!

(Meme attente suspendant les jeux et les pipes.)

CYRANO:
C'est possible.
Mais on n'abdique pas l'honneur d'etre une cible.
(Cartes, des, fumees, s'abattent, tombent, s'envolent avec une satisfaction
croissante):
Si j'eusse ete present quand l'echarpe coula
--Nos courages, monsieur, different en cela--
Je l'aurais ramassee et me la serais mise.

DE GUICHE:
Oui, vantardise, encor, de gascon!

CYRANO:
Vantardise?. . .
Pretez-la-moi. Je m'offre a monter, des ce soir,
A l'assaut, le premier, avec elle en sautoir.

DE GUICHE:
Offre encor de gascon! Vous savez que l'echarpe
Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla,--
Ou nul ne peut aller la chercher!

CYRANO (tirant de sa poche l'echarpe blanche et la lui tendant):
La voila.

(Silence. Les cadets etouffent leurs rires dans les cartes et dans les
cornets a des. De Guiche se retourne, les regarde: immediatement ils
reprennent leur gravite, leurs jeux; l'un d'eux sifflote avec indifference
l'air montagnard joue par le fifre.)

DE GUICHE (prenant l'echarpe):
Merci. Je vais, avec ce bout d'etoffe claire,
Pouvoir faire un signal,--que j'hesitais a faire.

(Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'echarpe en l'air.)

TOUS:
Hein!

LA SENTINELLE (en haut du talus):
Cet homme, la-bas qui se sauve en courant!. . .

DE GUICHE (redescendant):
C'est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu'il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l'on peut influer sur leurs decisions.

CYRANO:
C'est un gredin!

DE GUICHE (se nouant nonchalamment son echarpe):
C'est tres commode. Nous disions?. . .
--Ah! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit meme,
Pour nous ravitailler tentant un coup supreme,
Le marechal s'en fut vers Dourlens, sans tambours;
Les vivandiers du Roi sont la; par les labours
Il les joindra; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l'on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant:
La moitie de l'armee est absente du camp!

CARBON:
Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce depart?

DE GUICHE:
Ils le savent.
Ils vont nous attaquer.

CARBON:
Ah!

DE GUICHE:
Mon faux espion
M'est venu prevenir de leur agression.
Il ajouta: 'J'en peux determiner la place;
Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse?
Je dirai que de tous c'est le moins defendu,
Et l'effort portera sur lui.'--J'ai repondu:
'C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne:
Ce sera sur le point d'ou je vous ferai signe.'

CARBON (aux cadets):
Messieurs, preparez-vous!

(Tous se levent. Bruit d'epees et de ceinturons qu'on boucle.)

DE GUICHE:
C'est dans une heure.

PREMIER CADET:
Ah!. . .bien!. . .

(Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue.)

DE GUICHE (a Carbon):
Il faut gagner du temps. Le marechal revient.

CARBON:
Et pour gagner du temps?

DE GUICHE:
Vous aurez l'obligeance
De vous faire tuer.

CYRANO:
Ah! voila la vengeance?

DE GUICHE:
Je ne pretendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les votres, mais,
Comme a votre bravoure on n'en compare aucune,
C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune.

CYRANO (saluant):
Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.

DE GUICHE (saluant):
Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.

(Il remonte, avec Carbon.)

CYRANO (aux cadets):
Eh bien donc! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor!

(De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond. On donne des
ordres. La resistance se prepare. Cyrano va vers Christian qui est reste
immobile, les bras croises.)

CYRANO (lui mettant la main sur l'epaule):
Christian?

CHRISTIAN (secouant la tete):
Roxane!

CYRANO:
Helas!

CHRISTIAN:
Au moins, je voudrais mettre
Tout l'adieu de mon coeur dans une belle lettre!. . .

CYRANO:
Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui.
(Il tire un billet de son pourpoint):
Et j'ai fait tes adieux.

CHRISTIAN:
Montre!. . .

CYRANO:
Tu veux?. . .

CHRISTIAN (lui prenant la lettre):
Mais oui!
(Il l'ouvre, lit et s'arrete):
Tiens!

CYRANO:
Quoi?

CHRISTIAN:
Ce petit rond?. . .

CYRANO (reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air naif):
Un rond?. . .

CHRISTIAN:
C'est une larme!

CYRANO:
Oui. . .Poete, on se prend a son jeu, c'est le charme!. . .
Tu comprends. . .ce billet,--c'etait tres emouvant:
Je me suis fait pleurer moi-meme en l'ecrivant.

CHRISTIAN:
Pleurer?. . .

CYRANO:
Oui. . .parce que. . .mourir n'est pas terrible.
Mais. . .ne plus la revoir jamais. . .voila l'horrible!
Car enfin je ne la. . .
(Christian le regarde):
nous ne la. . .
(Vivement):
tu ne la. . .

CHRISTIAN (lui arrachant la lettre):
Donne-moi ce billet!

(On entend une rumeur, au loin, dans le camp.)

LA VOIX D'UNE SENTINELLE:
Ventrebieu, qui va la?

(Coups de feu. Bruits de voix. Grelots.)

CARBON:
Qu'est-ce?. . .

LA SENTINELLE (qui est sur le talus):
Un carrosse!

(On se precipite pour voir.)

CRIS:
Quoi! Dans le camp?--Il y entre!
--Il a l'air de venir de chez l'ennemi!--Diantre!
Tirez!--Non! Le cocher a crie!--Crie quoi?--
Il a crie: Service du Roi!

(Tout le monde est sur le talus et regarde au dehors. Les grelots se
rapprochent.)

DE GUICHE:
Hein? Du Roi!. . .

(On redescend, on s'aligne.)

CARBON:
Chapeau bas, tous!

DE GUICHE (a la cantonade):
Du Roi!--Rangez-vous, vile tourbe,
Pour qu'il puisse decrire avec pompe sa courbe!

(Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et de poussiere. Les
rideaux sont tires. Deux laquais derriere. Il s'arrete net.)

CARBON:
Battez aux champs!

(Roulement de tambours. Tous les cadets se decouvrent.)

DE GUICHE:
Baissez le marchepied!

(Deux hommes se precipitent. La portiere s'ouvre.)

ROXANE (sautant du carrosse):
Bonjour!

(Le son d'une voix de femme releve d'un seul coup tout ce monde profondement
incline.--Stupeur.)



Scene 4.V.

Les memes, Roxane.

DE GUICHE:
Service du Roi! Vous?

ROXANE:
Mais du seul roi, l'Amour!

CYRANO:
Ah! grand Dieu!

CHRISTIAN (s'elancant):
Vous! Pourquoi?

ROXANE:
C'etait trop long, ce siege!

CHRISTIAN:
Pourquoi?. . .

ROXANE:
Je te dirai!

CYRANO (qui, au son de sa voix, est reste cloue immobile, sans oser tourner
les yeux vers elle):
Dieu! La regarderai-je?

DE GUICHE:
Vous ne pouvez rester ici!

ROXANE (gaiement):
Mais si! mais si!
Voulez-vous m'avancer un tambour?. . .
(Elle s'assied sur un tambour qu'on avance):
La, merci!
(Elle rit):
On a tire sur mon carrosse!
(Fierement):
Une patrouille!
--Il a l'air d'etre fait avec une citrouille,
N'est-ce pas? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats.
(Envoyant des levres un baiser a Christian):
Bonjour!
(Les regardant tous):
Vous n'avez pas l'air gais!
--Savez-vous que c'est loin, Arras?
(Apercevant Cyrano):
Cousin, charmee!

CYRANO (a'avancant):
Ah ca! comment?. . .

ROXANE:
Comment j'ai retrouve l'armee?
Oh! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple: j'ai
Marche tant que j'ai vu le pays ravage.
Ah, ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire! Messieurs, si c'est la le service
De votre Roi, le mien vaut mieux!

CYRANO:
Voyons, c'est fou!
Par ou diable avez-vous bien pu passer?

ROXANE:
Par ou?
Par chez les Espagnols.

PREMIER CADET:
Ah! qu'Elles sont malignes!

DE GUICHE:
Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes?

LE BRET:
Cela dut etre tres difficile!. . .

ROXANE:
Pas trop.
J'ai simplement passe dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altiere,
Je mettais mon plus beau sourire a la portiere,
Et ces messieurs etant, n'en deplaise aux Francais,
Les plus galantes gens du monde,--je passais!

CARBON:
Oui, c'est un passe port, certes, que ce sourire!
Mais on a frequemment du vous sommer de dire
Ou vous alliez ainsi, madame?

ROXANE:
Frequemment.
Alors je repondais: 'Je vais voir mon amant.'
--Aussitot l'Espagnol a l'air le plus feroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D'un geste de la main a faire envie au Roi
Relevait les mousquets deja braques sur moi,
Et superbe de grace, a la fois, et de morgue,
L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitat,
S'inclinait en disant: 'Passez, senorita!'

CHRISTIAN:
Mais, Roxane. . .

ROXANE:
J'ai dit: mon amant, oui. . .pardonne!
Tu comprends, si j'avais dit: mon mari, personne
Ne m'eut laisse passer!

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Qu'avez-vous?

DE GUICHE:
Il faut
Vous en aller d'ici!

ROXANE:
Moi?

CYRANO:
Bien vite!

LE BRET:
Au plus tot!

CHRISTIAN:
Oui!

ROXANE:
Mais comment?

CHRISTIAN (embarrasse):
C'est que. . .

CYRANO (de meme):
Dans trois quarts d'heure. . .

DE GUICHE (de meme):
. . .ou quatre. . .

CARBON (de meme):
Il vaut mieux. . .

LE BRET (de meme):
Vous pourriez. . .

ROXANE:
Je reste. On va se battre.

TOUS:
Oh! non!

ROXANE:
C'est mon mari!
(Elle se jette dans les bras de Christian):
Qu'on me tue avec toi!

CHRISTIAN:
Mais quels yeux vous avez!

ROXANE:
Je te dirai pourquoi!

DE GUICHE (desespere):
C'est un poste terrible!

ROXANE (se retournant):
Hein! terrible?

CYRANO:
Et la preuve
C'est qu'il nous l'a donne!

ROXANE (a De Guiche):
Ah! vous me vouliez veuve?

DE GUICHE:
Oh! je vous jure!. . .

ROXANE:
Non! Je suis folle a present
Et je ne m'en vais plus!--D'ailleurs, c'est amusant.

CYRANO:
Eh quoi! la precieuse etait une heroine?

ROXANE:
Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.

UN CADET:
Nous vous defendrons bien!

ROXANE (enfievree de plus en plus):
Je le crois, mes amis!

UN AUTRE (avec enivrement):
Tout le camp sent l'iris!

ROXANE:
Et j'ai justement mis
Un chapeau qui fera tres bien dans la bataille!. . .
(Regardant de Guiche):
Mais peut-etre est-il temps que le comte s'en aille:
On pourrait commencer.

DE GUICHE:
Ah! c'en est trop! Je vais
Inspecter mes canons, et reviens. . .Vous avez
Le temps encor: changez d'avis!

ROXANE:
Jamais!

(De Guiche sort.)



Scene 4.VI.

Les memes, moins De Guiche.

CHRISTIAN (suppliant):
Roxane!. . .

ROXANE:
Non!

PREMIER CADET (aux autres):
Elle reste!

TOUS (se precipitant, se bousculant, s'astiquant):
Un peigne!--Un savon!--Ma basane
Est trouee: une aiguille!--Un ruban!--Ton miroir!--
Mes manchettes!--Ton fer a moustache!--Un rasoir!. . .

ROXANE (a Cyrano qui la supplie encore):
Non! rien ne me fera bouger de cette place!

CARBON (apres s'etre, comme les autres, sangle, epoussete, avoir brosse son
chapeau, redresse sa plume et tire ses manchettes, s'avance vers Roxane, et
ceremonieusement):
Peut-etre sierait-il que je vous presentasse,
Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux.
(Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de Christian. Carbon
presente):
Baron de Peyrescous de Colignac!

LE CADET (saluant):
Madame. . .

CARBON (continuant):
Baron de Casterac de Cahuzac.--Vidame
De Malgouyre Estressac Lesbas d'Escarabiot.--
Chevalier d'Antignac-Juzet.--Baron Hillot
De Blagnac-Salechan de Castel Crabioules. . .

ROXANE:
Mais combien avez-vous de noms, chacun?

LE BARON HILLOT:
Des foules!

CARBON (a Roxane):
Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.

ROXANE (ouvre la main et le mouchoir tombe):
Pourquoi?

(Toute la compagnie fait le mouvement de s'elancer pour le ramasser.)

CARBON (le ramassant vivement):
Ma compagnie etait sans drapeau! Mais ma foi,
C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle!

ROXANE (souriant):
Il est un peu petit.

CARBON (attachant le mouchoir a la hampe de sa lance de capitaine):
Mais il est en dentelle!

UN CADET (aux autres):
Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
Si j'avais seulement dans le ventre une noix!. . .

CARBON (qui l'a entendu, indigne):
Fi! parler de manger lorsqu'une exquise femme!. . .

ROXANE:
Mais l'air du camp est vif et, moi-meme, m'affame:
Pates, chaud-froids, vins fins:--mon menu, le voila!
--Voulez-vous m'apporter tout cela!

(Consternation.)

UN CADET:
Tout cela!

UN AUTRE:
Ou le prendrion-nous, grand Dieu?

ROXANE (tranquillement):
Dans mon carrosse.

TOUS:
Hein?

ROXANE:
Mais il faut qu'on serve et decoupe, et desosse!
Regarder mon cocher d'un peu plus pres, messieurs,
Et vous reconnaitrez un homme precieux:
Chaque sauce sera, si l'on veut, rechauffee!

LES CADETS (se ruant vers le carrosse):
C'est Ragueneau!
(Acclamations):
Oh! Oh!

ROXANE (les suivant des yeux):
Pauvre gens!

CYRANO (lui baisant la main):
Bonne fee!

RAGUENEAU (debout sur le siege comme un charlatan en place publique):
Messieurs!. . .

(Enthousiasme.)

LES CADETS:
Bravo! Bravo!

RAGUENEAU:
Les Espagnols n'ont pas,
Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas!

(Applaudissements.)

CYRANO (bas a Christian):
Hum! hum! Christian!

RAGUENEAU:
Distraits par la galanterie
Ils n'ont pas vu. . .
(Il tire de son siege un plat qu'il eleve):
la galantine!. . .

(Applaudissements. La galantine passe de mains en mains.)

CYRANO (bas a Christian):
Je t'en prie,
Un seul mot!. . .

RAGUENEAU:
Et Venus sut occuper leur oeil
Pour que Diane en secret, put passer. . .
(Il brandit un gigot):
son chevreuil!

(Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingt mains tendues.)

CYRANO (bas a Christian):
Je voudrais te parler!

ROXANE (aux cadets qui redescendent, les bras charges de victuailles):
Posez cela par terre!

(Elle met le couvert sur l'herbe, aidee des deux laquais imperturbables qui
etaient derriere le carrosse):

ROXANE (a Christian, au moment ou Cyrano allait l'entrainer a part):
Vous, rendez-vous utile?

(Christian vient l'aider. Mouvement d'inquietude de Cyrano.)

RAGUENEAU:
Un paon truffe!

PREMIER CADET (epanoui, qui descend en coupant une large tranche de jambon):
Tonnerre!
Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un gueuleton. . .
(Se reprenant vivement en voyant Roxane):
pardon! un balthazar!

RAGUENEAU (lancant les coussins du carrosse):
Les coussins sont remplis d'ortolans!

(Tumulte. On eventre les coussins. Rires. Joie.)

TROISIEME CADET:
Ah! Viedaze!

RAGUENEAU (lancant des flacons de vin rouge):
Des flacons de rubis!--
(De vin blanc):
Des flacons de topaze!

ROXANE (jetant une nappe pliee a la figure de Cyrano):
Defaites cette nappe!. . .Eh! hop! Soyez leger!

RAGUENEAU (brandissant une lanterne arrachee):
Chaque lanterne est un petit garde-manger!

CYRANO (bas a Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe ensemble):
Il faut que je te parle avant que tu lui parles!

RAGUENEAU (de plus en plus lyrique):
Le manche de mon fouet est un saucisson d'Arles!

ROXANE (versant du vin, servant):
Puisqu'on nous fait tuer, morbleu! nous nous moquons
Du reste de l'armee!--Oui! tout pour les Gascons!
Et si De Guiche vient, personne ne l'invite!
(Allant de l'un a l'autre):
La, vous avez le temps.--Ne manger pas si vite!--
Buvez un peu.--Pourquoi pleurez-vous?

PREMIER CADET:
C'est trop bon!. . .

ROXANE:
Chut!--Rouge ou blanc?--Du pain pour monsieur de Carbon!
--Un couteau!--Votre assiette!--Un peu de croute?--Encore?
Je vous sers!--Du bourgogne?--Une aile?

CYRANO (qui la suit, les bras charges de plats, l'aidant a servir):
Je l'adore!

ROXANE (allant vers Christian):
Vous?

CHRISTIAN:
Rien.

ROXANE:
Si! ce biscuit, dans du muscat. . .deux doigts!

CHRISTIAN (essayant de la retenir):
Oh! dites-moi pourquoi vous vintes?

ROXANE:
Je me dois
A ces malheureux. . .Chut! Tout a l'heure!. . .

LE BRET (qui etait remonte au fond, pour passer, au bout d'une lance, un pain
a la sentinelle du talus):
De Guiche!

CYRANO:
Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche!
Hop!--N'ayons l'air de rien!. . .
(A Ragueneau):
Toi, remonte d'un bond
Sur ton siege!--Tout est cache?. . .

(En un clin d'oeil tout a ete repousse dans les tentes, ou cache sous les
vetements, sous les manteaux, dans les feutres.--De Guiche entre vivement--et
s'arrete, tout d'un coup, reniflant.--Silence.)



Scene 4.VII.

Les memes, De Guiche.

DE GUICHE:
Cela sent bon.

UN CADET (chantonnant d'un air detache):
To lo lo!. . .

DE GUICHE (s'arretant et le regardant):
Qu'avez-vous, vous?. . .Vous etes tout rouge!

LE CADET:
Moi?. . .Mais rien. C'est le sang. On va se battre: il bouge!

UN AUTRE:
Poum. . .poum. . .poum. . .

DE GUICHE (se retournant):
Qu'est cela?

LE CADET (legerement gris):
Rien! C'est une chanson!
Une petite. . .

DE GUICHE:
Vous etes gai, mon garcon!

LE CADET:
L'approche du danger!

DE GUICHE (appelant Carbon de Castel-Jaloux, pour donner un ordre):
Capitaine! je. . .
(Il s'arrete en le voyant):
Peste!
Vous avez bonne mine aussi!

CARBON (cramoisi, et cachant une bouteille derriere son dos, avec an geste
evasif):
Oh!. . .

DE GUICHE:
Il me reste
Un canon que j'ai fait porter. . .
(Il montre un endroit dans la coulisse):
la, dans ce coin
Et vos hommes pourront s'en servir au besoin.

UN CADET (se dandinant):
Charmante attention!

UN AUTRE (lui souriant gracieusement):
Douce sollicitude!

DE GUICHE:
Ah ca! mais ils sont fous!--
(Sechement):
N'ayant pas l'habitude
Du canon, prenez garde au recul.

LE PREMIER CADET:
Ah! pfftt!

DE GUICHE (allant a lui, furieux):
Mais!. . .

LE CADET:
Le canon des Gascons ne recule jamais!

DE GUICHE (le prenant par le bras et le secouant):
Vous etes gris!. . .De quoi?

LE CADET (superbe):
De l'odeur de la poudre!

DE GUICHE (haussant les epaules, le repousse et va vivement a Roxane):
Vite, a quoi daignez-vous, madame, vous resoudre?

ROXANE:
Je reste!

DE GUICHE:
Fuyez!

ROXANE:
Non!

DE GUICHE:
Puisqu'il en est ainsi,
Qu'on me donne un mousquet!

CARBON:
Comment?

DE GUICHE:
Je reste aussi.

CYRANO:
Enfin, Monsieur! voila de la bravoure pure!

PREMIER CADET:
Seriez-vous un Gascon malgre votre guipure?

ROXANE:
Quoi!. . .

DE GUICHE:
Je ne quitte pas une femme en danger.

DEUXIEME CADET (au premier):
Dis donc! Je crois qu'on peut lui donner a manger!

(Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement.)

DE GUICHE (dont les yeux s'allument):
Des vivres!

UN TROISIEME CADET:
Il en sort de sous toutes les vestes!

DE GUICHE (se maitrisant, avec hauteur):
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes?

CYRANO (saluant):
Vous faites des progres!

DE GUICHE (fierement, et a qui echappe sur le dernier mot une legere pointe
d'accent):
Je vais me battre a jeun!

PREMIER CADET (exultant de joie):
A JEUNG! Il vient d'avoir l'accent!

DE GUICHE (riant):
Moi?

LE CADET:
C'en est un!

(Ils se mettent tous a danser.)

CARBON DE CASTEL-JALOUX (qui a disparu depuis un moment derriere le talus,
reparaissant sur la crete):
J'ai range mes piquiers, leur troupe est resolue!

(Il montre une ligne de piques qui depasse la crete.)

DE GUICHE (a Roxane, en s'inclinant):
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue?. . .

(Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tous le monde se decouvre et les
suit.)

CHRISTIAN (allant a Cyrano, vivement):
Parle vite!

(Au moment ou Roxane parait sur la crete, les lances disparaissent, abaissees
pour le salut, un cri s'eleve: elle s'incline.)

LES PIQUIERS (au dehors):
Vivat!

CHRISTIAN:
Quel etait ce secret?. . .

CYRANO:
Dans le cas ou Roxane. . .

CHRISTIAN:
Eh bien?. . .

CYRANO:
Te parlerait
Des lettres?. . .

CHRISTIAN:
Oui, je sais!. . .

CYRANO:
Ne fais pas la sottise
De t'etonner. . .

CHRISTIAN:
De quoi?

CYRANO:
Il faut que je te dise!. . .
Oh! mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
En la voyant. Tu lui. . .

CHRISTIAN:
Parle vite!

CYRANO:
Tu lui. . .
As ecrit plus souvent que tu ne crois.

CHRISTIAN:
Hein?

CYRANO:
Dame!
Je m'en etais charge: j'interpretais ta flamme!
J'ecrivais quelquefois sans te dire: j'ecris!

CHRISTIAN:
Ah?

CYRANO:
C'est tout simple!

CHRISTIAN:
Mais comment t'y es-tu pris,
Depuis qu'on est bloque pour?. . .

CYRANO:
Oh!. . .avant l'aurore
Je pouvais traverser. . .

CHRISTIAN (se croisant les bras):
Ah! c'est tout simple encore?
Et qu'ai-je ecrit de fois par semaine?. . .Deux?--Trois?--
Quatre?--

CYRANO:
Plus.

CHRISTIAN:
Tous les jours?

CYRANO:
Oui, tous les jours.--Deux fois.

CHRISTIAN (violemment):
Et cela t'enivrait, et l'ivresse etait telle
Que tu bravais la mort. . .

CYRANO (voyant Roxane qui revient):
Tais-toi! Pas devant elle!

(Il rentre vivement dans sa tente.)



Scene 4.VIII.

Roxane, Christian; au fond, allees et venues de cadets. Carbon et De Guiche
donnent des ordres.

ROXANE (courant a Christian):
Et maintenant, Christian!. . .

CHRISTIAN (lui prenant les mains):
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
A travers tous ces rangs de soudards et de reitres,
Tu m'a rejoint ici?

ROXANE:
C'est a cause des lettres!

CHRISTIAN:
Tu dis?

ROXANE:
Tant pis pour vous si je cours ces dangers!
Ce sont vos lettres qui m'ont grisee! Ah! songez
Combien depuis un mois vous m'en avez ecrites,
Et plus belles toujours!



 


Back to Full Books