Cyrano de Bergerac

Part 5 out of 5



CHRISTIAN:
Quoi! pour quelques petites
Lettres d'amour. . .

ROXANE:
Tais-toi! Tu ne peux pas savoir!
Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenetre,
Ton ame commenca de se faire connaitre. . .
Eh bien! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps je l'entendais, ta voix
De ce soir-la, si tendre, et qui vous enveloppe!
Tant pis pour toi, j'accours. La sage Penelope
Ne fut pas demeuree a broder sous son toit,
Si le seigneur Ulysse eut ecrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eut, aussi folle qu'Helene,
Envoye promener ses pelotons de laine!. . .

CHRISTIAN:
Mais. . .

ROXANE:
Je lisais, je relisais, je defaillais,
J'etais a toi. Chacun de ces petits feuillets
Etait comme un petale envole de ton ame.
On sent a chaque mot de ces lettres de flamme
L'amour puissant, sincere. . .

CHRISTIAN:
Ah! sincere et puissant?
Cela se sent, Roxane?. . .

ROXANE:
Oh! si cela se sent!

CHRISTIAN:
Et vous venez?. . .

ROXANE:
Je viens (o mon Christian, mon maitre!
Vous me releveriez si je voulais me mettre
A vos genoux, c'est donc mon ame que j'y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais!)
Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure!)
De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolite,
L'insulte de t'aimer pour ta seule beaute!

CHRISTIAN (avec epouvante):
Ah! Roxane!

ROXANE:
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
--Oiseau qui saute avant tout a fait qu'il s'envole,--
Ta beaute m'arretant, ton ame m'entrainant,
Je t'aimais pour les deux ensemble!. . .

CHRISTIAN:
Et maintenant?

ROXANE:
Eh bien! toi-meme enfin l'emporte sur toi-meme,
Et ce n'est plus que pour ton ame que je t'aime!

CHRISTIAN (reculant):
Ah! Roxane!

ROXANE:
Sois donc heureux. Car n'etre aime
Que pour ce dont on est un instant costume,
Doit mettre un coeur avide et noble a la torture;
Mais ta chere pensee efface ta figure,
Et la beaute par quoi tout d'abord tu me plus,
Maintenant j'y vois mieux. . .et je ne la vois plus!

CHRISTIAN:
Oh!. . .

ROXANE:
Tu doutes encor d'une telle victoire?. . .

CHRISTIAN (douloureusement):
Roxane!

ROXANE:
Je comprends, tu ne peux pas y croire,
A cet amour?. . .

CHRISTIAN:
Je ne veux pas de cet amour!
Moi, je veux etre aime plus simplement pour. . .

ROXANE:
Pour
Ce qu'en vous elles ont aime jusqu'a cette heure?
Laissez-vous donc aimer d'une facon meilleure!

CHRISTIAN:
Non! c'etait mieux avant!

ROXANE:
Ah! tu n'y entends rien!
C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien!
C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore!
Et moins brillant. . .

CHRISTIAN:
Tais-toi!

ROXANE:
Je t'aimerais encore!
Si toute ta beaute tout d'un coup s'envolait. . .

CHRISTIAN:
Oh! ne dis pas cela!

ROXANE:
Si, je le dis!

CHRISTIAN:
Quoi? laid?

ROXANE:
Laid! je le jure!

CHRISTIAN:
Dieu!

ROXANE:
Et ta joie est profonde?

CHRISTIAN (d'une voix etouffee):
Oui. . .

ROXANE:
Qu'as-tu?

CHRISTIAN (la repoussant doucement):
Rien. Deux mots a dire: une seconde. . .

ROXANE:
Mais?. . .

CHRISTIAN (lui montrant un groupe de cadets, au fond):
A ces pauvres gens mon amour t'enleva:
Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir. . .va!

ROXANE (attendrie):
Cher Christian!. . .

(Elle remonte vers les Gascons qui s'empressent repectueusement autour
d'elle.)



Scene 4.IX.

Christian, Cyrano; au fond Roxane causant avec Carbon et quelques cadets.

CHRISTIAN (appelant vers la tente de Cyrano):
Cyrano?

CYRANO (reparaissant, arme pour la bataille):
Qu'est-ce? Te voila bleme!

CHRISTIAN:
Elle ne m'aime plus!

CYRANO:
Comment?

CHRISTIAN:
C'est toi qu'elle aime!

CYRANO:
Non!

CHRISTIAN:
Elle n'aime plus que mon ame!

CYRANO:
Non!

CHRISTIAN:
Si!
C'est donc bien toi qu'elle aime,--et tu l'aimes aussi!

CYRANO:
Moi?

CHRISTIAN:
Je le sais.

CYRANO:
C'est vrai.

CHRISTIAN:
Comme un fou.

CYRANO:
Davantage.

CHRISTIAN:
Dis-le-lui!

CYRANO:
Non!

CHRISTIAN:
Pourquoi?

CYRANO:
Regarde mon visage!

CHRISTIAN:
Elle m'aimerait laid!

CYRANO:
Elle te l'a dit!

CHRISTIAN:
La!

CYRANO:
Ah! je suis bien content qu'elle t'ait dit cela!
Mais va, va, ne crois pas cette chose insensee!
--Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensee
De la dire,--mais va, ne la prend pas au mot,
Va, ne deviens pas laid: elle m'en voudrait trop!

CHRISTIAN:
C'est ce que je veux voir!

CYRANO:
Non, non!

CHRISTIAN:
Qu'elle choisisse!
Tu vas lui dire tout!

CYRANO:
Non, non! Pas ce supplice.

CHRISTIAN:
Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau?
C'est trop injuste!

CYRANO:
Et moi, je mettrais au tombeau
Le tien parce que, grace au hasard qui fait naitre,
J'ai le don d'exprimer. . .ce que tu sens peut-etre?

CHRISTIAN:
Dis-lui tout!

CYRANO:
Il s'obstine a me tenter, c'est mal!

CHRISTIAN:
Je suis las de porter en moi-meme un rival!

CYRANO:
Christian!

CHRISTIAN:
Notre union--sans temoins--clandestine,
--Peut se rompre,--si nous survivons!

CYRANO:
Il s'obstine!. . .

CHRISTIAN:
Oui, je veux etre aime moi-meme, ou pas du tout!
--Je vais voir ce qu'on fait, tiens! Je vais jusqu'au bout
Du poste; je reviens: parle, et qu'elle prefere
L'un de nous deux!

CYRANO:
Ce sera toi!

CHRISTIAN:
Mais. . .je l'espere!
(Il appelle):
Roxane!

CYRANO:
Non! Non!

ROXANE (accourant):
Quoi?

CHRISTIAN:
Cyrano vous dira
Une chose importante. . .

(Elle va vivement a Cyrano. Christian sort.)



Scene 4.X.

Roxane, Cyrano, puis Le Bret, Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, Ragueneau,
de Guiche, etc.

ROXANE:
Importante?

CYRANO (eperdu):
Il s'en va!. . .
(A Roxane):
Rien!. . .Il attache,--oh! Dieu! vous devez le connaitre!--
De l'importance a rien!

ROXANE (vivement):
Il a doute peut-etre
De ce que j'ai dit la?. . .J'ai vu qu'il a doute!. . .

CYRANO (lui prenant la main):
Mais avez-vous bien dit, d'ailleurs, la verite?

ROXANE:
Oui, oui, je l'aimerais meme. . .

(Elle hesite une seconde.)

CYRANO (souriant tristement):
Le mot vous gene
Devant moi?

ROXANE:
Mais. . .

CYRANO:
Il ne me fera pas de peine!
--Meme laid?

ROXANE:
Meme laid!
(Mousqueterie au dehors):
Ah! tiens, on a tire!

CYRANO (ardemment):
Affreux?

ROXANE:
Affreux!

CYRANO:
Defigure!

ROXANE:
Defigure!

CYRANO:
Grotesque?

ROXANE:
Rien ne peut me le rendre grotesque!

CYRANO:
Vous l'aimeriez encore?

ROXANE:
Et davantage presque!

CYRANO (perdant la tete, a part):
Mon Dieu, c'est vrai, peut-etre, et le bonheur est la!
(A Roxane):
Je. . .Roxane. . .ecoutez!. . .

LE BRET (entrant rapidement, appelle a mi-voix):
Cyrano!

CYRANO (se retournant):
Hein?

LE BRET:
Chut!

(Il lui dit un mot tout bas.)

CYRANO (laissant echapper la main de Roxane, avec un cri):
Ah!. . .

ROXANE:
Qu'avez vous?

CYRANO (a lui-meme, avec stupeur):
C'est fini.

(Detonations nouvelles.)

ROXANE:
Quoi? Qu'est-ce encore? On tire?

(Elle remonte pour regarder au dehors.)

CYRANO:
C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire!

ROXANE (voulant s'elancer):
Que se passe-t-il?

CYRANO (vivement, l'arretant):
Rien!

(Des cadets sont entres, cachant quelque chose qu'ils portent, et ils forment
un groupe empechant Roxane d'approcher.)

ROXANE:
Ces hommes?

CYRANO (l'eloignant):
Laissez-les!. . .

ROXANE:
Mais qu'alliez-vous me dire avant?. . .

CYRANO:
Ce que j'allais
Vous dire?. . .rien, oh! rien, je le jure, madame!
(Solennellement):
Je jure que l'esprit de Christian, que son ame
Etaient. . .
(Se reprenant avec terreur):
sont les plus grands. . .

ROXANE:
Etaient?
(Avec un grand cri):
Ah!. . .

(Elle se precipite et ecarte tout le monde.)

CYRANO:
C'est fini!

ROXANE (voyant Christian couche dans son manteau):
Christian!

LE BRET (a Cyrano):
Le premier coup de feu le l'ennemi!

(Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coups de feu.
Cliquetis. Rumeurs. Tambours.)

CARBON (l'epee au poing):
C'est l'attaque! Aux mousquets!

(Suivi des cadets, il passe de l'autre cote du talus.)

ROXANE:
Christian!

LA VOIX DE CARBON (derriere le talus):
Qu'on se depeche!

ROXANE:
Christian!

CARBON:
ALIGNEZ-VOUS!

ROXANE:
Christian!

CARBON:
MESUREZ. . .MECHE!

(Ragueneau est accouru, apportant de l'eau dans un casque.)

CHRISTIAN (d'une voix mourante):
Roxane!. . .

CYRANO (vite et bas a l'oreille de Christian, pendant que Roxane affolee
trempe dans l'eau, pour le panser, un morceau de linge arrache a sa poitrine):
J'ai tout dit. Ce toi qu'elle aime encor!

(Christian ferme les yeux.)

ROXANE:
Quoi, mon amour?

CARBON:
BAGUETTE HAUTE!

ROXANE (a Cyrano):
Il n'est pas mort?. . .

CARBON:
OUVREZ LA CHARGE AVEC LES DENTS!

ROXANE:
Je sens sa joue
Devenir froide, la, contre la mienne!

CARBON:
EN JOUE!

ROXANE:
Une lettre sur lui!
(Elle l'ouvre):
Pour moi!

CYRANO (a part):
Ma lettre!

CARBON:
FEU!

(Mousqueterie. Cris. Bruit de bataille.)

CYRANO (voulant degager sa main que tient Roxane agenouillee):
Mais, Roxane, on se bat!

ROXANE (le retenant):
Restez encore un peu.
Il est mort. Vous etiez le seul a le connaitre.
(Elle pleure doucement):
--N'est-ce pas que c'etait un etre exquis, un etre
Merveilleux?

CYRANO (debout, tete nue):
Oui, Roxane.

ROXANE:
Un poete inoui.
Adorable?

CYRANO:
Oui, Roxane.

ROXANE:
Un esprit sublime?

CYRANO:
Oui,
Roxane!

ROXANE:
Un coeur profond, inconnu du profane,
Une ame magnifique et charmante?

CYRANO (fermement):
Oui, Roxane!

ROXANE (se jetant sur le corps de Christian):
Il est mort!

CYRANO (a part, tirant l'epee):
Et je n'ai qu'a mourir aujourd'hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui!

(Trompettes au loin.)

DE GUICHE (qui reparait sur le talus, decoiffe, blesse au front, d'une voix
tonnante):
C'est le signal promis! Des fanfares de cuivres!
Les Francais vont rentrer au camp avec des vivres!
Tenez encore un peu!

ROXANE:
Sur sa lettre, du sang,
Des pleurs!

UNE VOIX (au dehors, criant):
Rendez-vous!

VOIX DES CADETS:
Non!

RAGUENEAU (qui, grimpe sur son carrosse, regarde la bataille par-dessus le
talus):
Le peril va croissant!

CYRANO (a de Guiche, lui montrant Roxane):
Emportez-la! Je vais charger!

ROXANE (baisant la lettre, d'une voix mourante):
Son sang! ses larmes!. . .

RAGUENEAU (sautant a bas du carrosse pour courir vers elle):
Elle s'evanouit!

DE GUICHE (sur le talus, aux cadets, avec rage):
Tenez bon!

UNE VOIX (au dehors):
Bas les armes!

VOIX DES CADETS:
Non!

CYRANO (a de Guiche):
Vous avez prouve, Monsieur, votre valeur:
(Lui montrant Roxane):
Fuyez en la sauvant!

DE GUICHE (qui court a Roxane et l'enleve dans ses bras):
Soit! Mais on est vainqueur
Si vous gagnez du temps!

CYRANO:
C'est bon!
(Criant vers Roxane que de Guiche, aide de Ragueneau, emporte evanouie):
Adieu, Roxane!

(Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blesses et viennent tomber en scene.
Cyrano se precipitant au combat est arrete sur la crete par Carbon de Castel-
Jaloux, couvert de sang.)

CARBON:
Nous plions! J'ai recu deux coups de pertuisane!

CYRANO (criant aux Gascons):
HARDI! RECULES PAS, DROLLOS!
(A Carbon, qu'il soutient):
N'ayez pas peur!
J'ai deux morts a venger: Christian et mon bonheur!
(Ils redescendent. Cyrano brandit la lance ou est attache le mouchoir de
Roxane):
Flotte, petit drapeau de dentelle a son chiffre!
(Il la plante en terre; il crie aux cadets):
TOUMBE DESSUS! ESCRASAS LOUS!
(Au fifre):
Un air de fifre!

(Le fifre joue. Des blesses se relevent. Des cadets degringolant le talus,
viennent se grouper autour de Cyrano et du petit drapeau. Le carrosse se
couvre et se remplit d'hommes, se herisse d'arquebuses, se transforme en
redoute.)

UN CADET (paraissant, a reculons, sur la crete, se battant toujours, crie):
Ils montent le talus!
(et tombe mort.)

CYRANO:
On va les saluer!
(Le talus se couronne en un instant d'une rangee terrible d'ennemis. Les
grands etendards des Imperiaux se levent):
Feu!

(Decharge generale.)

CRI (dans les rangs ennemis):
Feu!

(Riposte meurtriere. Les cadets tombent de tous cotes.)

UN OFFICIER ESPAGNOL (se decouvrant):
Quels sont ces gens qui se font tous tuer?

CYRANO (recitant debout au milieu des balles):
Ce sont les cadets de Gascogne,
De Carbon de Castel-Jaloux;
Bretteurs et menteurs sans vergogne. . .
(Il s'elance, suivi des quelques survivants):
Ce sont les cadets. . .

(Le reste se perd dans la bataille.)


Rideau.



Acte V.

La Gazette de Cyrano.

Quinze ans apres, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la Croix
occupaient a Paris.

Superbes ombrages. A gauche, la maison; vaste perron sur lequel ouvrent
plusieurs portes. Un arbre enorme au milieu de la scene, isole au milieu
d'une petite place ovale. A droite, premier plan, parmi de grands buis, un
banc de pierre demi-circulaire.

Tout le fond du theatre est traverse par une allee de marroniers qui aboutit a
droite, quatrieme plan, a la porte d'une chapelle entre-vue parmi les
branches. A travers le double rideau d'arbres de cette allee, on apercoit des
fuites de pelouses, d'autres allees, des bosquets, les profondeurs du parc, le
ciel.

La chapelle ouvre une porte laterale sur une colonnade enguirlandee de vigne
rougie, qui vient se perdre a droite, au premier plan, derriere les buis.

C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses
fraiches. Taches sombres des buis et des ifs restes verts. Une plaque de
feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scene,
craquent sous les pas dans les allees, couvrent a demi le perron et les bancs.

Entre le banc de droite et l'arbre, un grand metier a broder devant lequel une
petite chaise a ete apportee. Paniers pleins d'echeveaux et de pelotons.
Tapisserie commencee.

Au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le parc; quelques-unes
sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus agee. Des feuilles
tombent.



Scene 5.I.

Mere Marguerite, Soeur Marthe, Soeur Claire, les soeurs.

SOEUR MARTHE (a Mere Marguerite):
Soeur Claire a regarde deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.

MERE MARGUERITE (a soeur Claire):
C'est tres laid.

SOEUR CLAIRE:
Mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin: je l'ai vu.

MERE MARGUERITE (a soeur Marthe):
C'est tres vilain, soeur Marthe.

SOEUR CLAIRE:
Un tout petit regard!

SOEUR MARTHE:
Un tout petit pruneau!

MERE MARGUERITE (severement):
Je le dirai, ce soir, a monsieur Cyrano.

SOEUR CLAIRE (epouvantee):
Non, il va se moquer!

SOEUR MARTHE:
Il dira que les nonnes
Sont tres coquettes!

SOEUR CLAIRE:
Tres gourmandes!

MERE MARGUERITE (souriant):
Et tres bonnes.

SOEUR CLAIRE:
N'est-ce pas, Mere Marguerite de Jesus,
Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans!

MERE MARGUERITE:
Et plus!
Depuis que sa cousine a nos beguins de toile
Mela le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs!

SOEUR MARTHE:
Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloitre,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas decroitre.

TOUTES LES SOEURS:
Il est si drole!--C'est amusant quand il vient!
--Il nous taquine!--Il est gentil!--Nous l'aimons bien!
--Nous fabriquons pour lui des pates d'angelique!

SOEUR MARTHE:
Mais enfin, ce n'est pas un tres bon catholique!

SOEUR CLAIRE:
Nous le convertirons.

LES SOEURS:
Oui! oui!

MERE MARGUERITE:
Je vous defends
De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas: il viendrait moins peut-etre!

SOEUR MARTHE:
Mais. . .Dieu!. . .

MERE MARGUERITE:
Rassurez-vous: Dieu doit bien le connaitre.

SOEUR MARTHE:
Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
Il me dit en entrant: 'Ma soeur, j'ai fait gras, hier!'

MERE MARGUERITE:
Ah! il vous dit cela?. . .Eh bien! la fois derniere
Il n'avait pas mange depuis deux jours!

SOEUR MARTHE:
Ma Mere!

MERE MARGUERITE:
Il est pauvre.

SOEUR MARTHE:
Qui vous l'a dit?

MERE MARGUERITE:
Monsieur Le Bret.

SOEUR MARTHE:
On ne le secourt pas?

MERE MARGUERITE:
Non, il se facherait.
(Dans une allee du fond, on voit apparaitre Roxane, vetue de noir, avec la
coiffe des veuves et de long voiles; de Guiche, magnifique et vieillissant,
marche aupres d'elle. Ils vont a pas lents. Mere Marguerite se leve):
--Allons, il faut rentrer. . .Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promene.

SOEUR MARTHE (bas a soeur Claire):
C'est le duc-marechal de Grammont?

SOEUR CLAIRE (regardant):
Oui, je crois.

SOEUR MARTHE:
Il n'etait plus venu la voir depuis des mois!

LES SOEURS:
Il est tres pris!--La cour!--Les camps!

SOEUR CLAIRE:
Les soins du monde!

(Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arretent pres
du metier. Un temps.)



Scene 5.II.

Roxane; le duc de Grammont, ancien comte de Guiche, puis Le Bret et Ragueneau.

LE DUC:
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil?

ROXANE:
Toujours.

LE DUC:
Aussi fidele?

ROXANE:
Aussi.

LE DUC (apres un temps):
Vous m'avez pardonne?

ROXANE (simplement, regardant la croix du couvent):
Puisque je suis ici.

(Nouveau silence.)

LE DUC:
Vraiment c'etait un etre?. . .

ROXANE:
Il fallait le connaitre!

LE DUC:
Ah! Il fallait?. . .Je l'ai trop peu connu, peut-etre!
. . .Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours?

ROXANE:
Comme un doux scapulaire, il pend a ce velours.

LE DUC:
Meme mort, vous l'aimez?

ROXANE:
Quelquefois il me semble
Qu'il n'est mort qu'a demi, que nos coeurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant!

LE DUC (apres un silence encore):
Est-ce que Cyrano vient vous voir?

ROXANE:
Oui, souvent.
--Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient; c'est regulier; sous cet arbre ou vous etes
On place son fauteuil, s'il fait beau; je l'attends
En brodant; l'heure sonne; au dernier coup, j'entends
--Car je ne tourne plus meme le front!--sa canne
Descendre le perron; il s'assied; il ricane
De ma tapisserie eternelle; il me fait
La chronique de la semaine, et. . .
(Le Bret parait sur le perron):
Tiens, Le Bret!
(Le Bret descend):
Comment va notre ami?

LE BRET:
Mal.

LE DUC:
Oh!

ROXANE (au duc):
Il exagere!

LE BRET:
Tout ce que j'ai predit: l'abandon, la misere!. . .
Ses epitres lui font des ennemis nouveaux!
Il attaque les faux nobles, les faux devots,
Les faux braves, les plagiaires,--tout le monde.

ROXANE:
Mais son epee inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais a bout de lui.

LE DUC (hochant la tete):
Qui sait?

LE BRET:
Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
La solitude, la famine, c'est Decembre
Entrant a pas de loup dans son obscure chambre:
Voila les spadassins qui plutot le tueront!
--Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.

LE DUC:
Ah! celui-la n'est pas parvenu!--C'est egal,
Ne le plaignez pas trop.

LE BRET (avec un sourire amer):
Monsieur le marechal!. . .

LE DUC:
Ne le plaignez pas trop: il a vecu sans pactes,
Libre dans sa pensee autant que dans ses actes.

LE BRET (de meme):
Monsieur le duc!. . .

LE DUC (hautainement):
Je sais, oui: j'ai tout; il n'a rien. . .
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
(Saluant Roxane):
Adieu.

ROXANE:
Je vous conduis.

(Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron.)

LE DUC (s'arretant, tandis qu'elle monte):
Oui, parfois, je l'envie.
--Voyez-vous, lorsqu'on a trop reussi sa vie,
On sent,--n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal!--
Mille petits degouts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gene obscure;
Et les manteaux de duc trainent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degres,
Un bruit d'illusions seches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traine des feuilles mortes.

ROXANE (ironique):
Vous voila bien reveur?. . .

LE DUC:
Eh! oui!
(Au moment de sortir, brusquement):
Monsieur Le Bret!
(A Roxane):
Vous permettez? Un mot.
(Il va a Le Bret, et a mi-voix):
C'est vrai: nul n'oserait
Attaquer votre ami; mais beaucoup l'ont en haine;
Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine:
'Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident.'

LE BRET:
Ah?

LE DUC:
Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.

LE BRET (levant les bras au ciel):
Prudent!
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais!. . .

ROXANE (qui est restee sur le perron, a une soeur qui s'avance vers elle):
Qu'est-ce?

LA SOEUR:
Ragueneau vent vous voir, Madame.

ROXANE:
Qu'on le laisse
Entrer.
(Au duc et a Le Bret):
Il vient crier misere. Etant un jour
Parti pour etre auteur, il devint tour a tour
Chantre. . .

LE BRET:
Etuviste. . .

ROXANE:
Acteur. . .

LE BRET:
Bedeau. . .

ROXANE:
Perruquier. . .

LE BRET:
Maitre
De theorbe. . .

ROXANE:
Aujourd'hui que pourrait-il bien etre?

RAGUENEAU (entrant precipitamment):
Ah! Madame!
(Il apercoit Le Bret):
Monsieur!

ROXANE (souriant):
Racontez vos malheurs
A Le Bret. Je reviens.

RAGUENEAU:
Mais, Madame. . .

(Roxane sort sans l'ecouter, avec le duc. Il redescend vers le Bret.)



Scene 5.III.

Le Bret, Ragueneau.

RAGUENEAU:
D'ailleurs,
Puisque vous etes la, j'aime mieux qu'elle ignore!
--J'allais voir votre ami tantot. J'etais encore
A vingt pas de chez lui. . .quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue. . .et je cours. . .lorsque d'une fenetre
Sous laquelle il passait--est-ce un hasard?. . .peut-etre!--
Un laquais laisse choir une piece de bois.

LE BRET:
Les laches!. . .Cyrano!

RAGUENEAU:
J'arrive et je le vois. . .

LE BRET:
C'est affreux!

RAGUENEAU:
Notre ami, Monsieur, notre poete,
Je le vois, la, par terre, un grand trou dans la tete!

LE BRET:
Il est mort?

RAGUENEAU:
Non! mais. . .Dieu! je l'ai porte chez lui.
Dans sa chambre. . .Ah! sa chambre! il faut voir ce reduit!

LE BRET:
Il souffre?

RAGUENEAU:
Non, Monsieur, il est sans connaissance,

LE BRET:
Un medecin?

RAGUENEAU:
Il en vint un par complaisance,

LE BRET:
Mon pauvre Cyrano!--Ne disons pas cela
Tout d'un coup a Roxane!--Et ce docteur?

RAGUENEAU:
Il a
Parle,--je ne sais plus,--de fievre, de meninges!. . .
Ah! si vous le voyiez--la tete dans des linges!. . .
Courons vite!--Il n'y a personne a son chevet!--
C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait!

LE BRET (l'entrainant vers la droite):
Passons par la! Viens, c'est plus court! Par la chapelle!

ROXANE (paraissant sur le perron et voyant Le Bret s'eloigner par la colonnade
qui mene a la petite porte de la chapelle):
Monsieur Le Bret!
(Le Bret et Ragueneau se sauvent sans repondre):
Le Bret s'en va quand on l'appelle?
C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau!

(Elle descend le perron.)



Scene 5.IV.

Roxane seule, puis deux soeurs, un instant.

ROXANE:
Ah! que ce dernier jour de septembre est donc beau!
Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque,
Se laisse decider par l'automne, moins brusque.
(Elle s'assied a son metier. Deux soeurs sortent de la maison et apportent un
grand fauteuil sous l'arbre):
Ah! voici le fauteuil classique ou vient s'asseoir
Mon vieil ami!

SOEUR MARTHE:
Mais c'est le meilleur du parloir!

ROXANE:
Merci, ma soeur.
(Les soeurs s'eloignent):
Il va venir.
(Elle s'installe. On entend sonner l'heure):
La. . .l'heure sonne.
--Mes echeveaux!--L'heure a sonne? Ceci m'etonne!
Serait-il en retard pour la premiere fois?
La soeur touriere doit--mon de?. . .la, je le vois!--
L'exhorter a la penitence.
(Un temps):
Elle l'exhorte!
--Il ne peut plus tarder.--Tiens! une feuille morte!--
(Elle repousse du doigt la feuille tombee sur son metier):
D'ailleurs, rien ne pourrait.--Mes ciseaux?. . .dans mon sac!--
L'empecher de venir!

UNE SOEUR (paraissant sur le perron):
Monsieur de Bergerac.



Scene 5.V.

Roxane, Cyrano et, un moment, soeur Marthe.

ROXANE (sans se retourner):
Qu'est-ce que je disais?. . .
(Et elle brode. Cyrano, tres pale, le feutre enfonce sur les yeux, parait.
La soeur qui l'a introduit rentre. Il se met a descendre le perron lentement,
avec un effort visible pour se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne.
Roxane travaille a sa tapisserie):
Ah! ces teintes fanees. . .
Comment les rassortir?
(A Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie):
Depuis quatorze annees,
Pour la premiere fois, en retard!

CYRANO (qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voix gaie,
contrastant avec son visage):
Oui, c'est fou!
J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou!. . .

ROXANE:
Par?. . .

CYRANO:
Par une visite assez inopportune.

ROXANE (distraite, travaillant):
Ah! oui! quelque facheux?

CYRANO:
Cousine, c'etait une
Facheuse.

ROXANE:
Vous l'avez renvoyee?

CYRANO:
Oui, j'ai dit:
Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
Jour ou je dois me rendre en certaine demeure;
Rien ne m'y fait manquer: repassez dans une heure!

ROXANE (legerement):
Eh bien! cette personne attendra pour vous voir:
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.

CYRANO (avec douceur):
Peut-etre un peu plus tot faudra-t-il que je parte.

(Il ferme les yeux et se tait un instant. Soeur Marthe traverse le parc de la
chapelle au perron. Roxane l'apercoit, lui fait un petit signe de tete.)

ROXANE (a Cyrano):
Vous ne taquinez pas soeur Marthe?

CYRANO (vivement, ouvrant les yeux):
Si!
(Avec une grosse voix comique):
Soeur Marthe!
Approchez!
(La soeur glisse vers lui):
Ha! ha! ha! Beaux yeux toujours baisses!

SOEUR MARTHE (levant les yeux en souriant):
Mais. . .
(Elle voit sa figure et fait un geste d'etonnement):
Oh!

CYRANO (bas, lui montrant Roxane):
Chut! Ce n'est rien!--
(D'une voix fanfaronne. Haut):
Hier, j'ai fait gras.

SOEUR MARTHE:
Je sais.
(A part):
C'est pour cela qu'il est si pale!
(Vite et bas):
Au refectoire
Vous viendrez tout a l'heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon. . .Vous viendrez?

CYRANO:
Oui, oui, oui.

SOEUR MARTHE:
Ah! vous etes un peu raisonnable aujourd'hui!

ROXANE (qui les entend chuchoter):
Elle essaye de vous convertir?

SOEUR MARTHE:
Je m'en garde!

CYRANO:
Tiens, c'est vrai! Vous toujours si saintement bavarde,
Vous ne me prechez pas? c'est etonnant, ceci!. . .
(Avec une fureur bouffonne):
Sabre de bois! Je veux vous etonner aussi!
Tenez, je vous permets. . .
(Il a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la trouver):
Ah! la chose est nouvelle?. . .
De. . .de prier pour moi, ce soir, a la chapelle.

ROXANE:
Oh! oh!

CYRANO (riant):
Soeur Marthe est dans la stupefaction!

SOEUR MARTHE (doucement):
Je n'ai pas attendu votre permission.

(Elle rentre.)

CYRANO (revenant a Roxane, penchee sur son metier):
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin!

ROXANE:
J'attendais cette plaisanterie.

(A ce moment un peu de brise fait tomber les feuilles.)

CYRANO:
Les feuilles!

ROXANE (levant la tete, et regardant au loin, dans les allees):
Elles sont d'un blond venitien.
Regardez-les tomber.

CYRANO:
Comme elles tombent bien!
Dans ce trajet si court de la branche a la terre,
Comme elles savent mettre une beaute derniere,
Et malgre leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grace d'un vol!

ROXANE:
Melancolique, vous?

CYRANO (se reprenant):
Mais pas du tout, Roxane!

ROXANE:
Allons, laissez tomber les feuilles de platane. . .
Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
Ma gazette?

CYRANO:
Voici!

ROXANE:
Ah!

CYRANO (de plus en plus pale, et luttant contre la douleur):
Samedi, dix-neuf:
Ayant mange huit fois du raisine de Cette,
Le Roi fut pris de fievre; a deux coups de lancette
Son mal fut condamne pour lese-majeste,
Et cet auguste pouls n'a plus febricite!
Au grand bal, chez la reine, on a brule, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien;
On a pendu quatre sorciers; le petit chien
De madame d'Athis a du prendre un clystere. . .

ROXANE:
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire!

CYRANO:
Lundi. . .rien. Lygdamire a change d'amant.

ROXANE:
Oh!

CYRANO (dont le visage s'altere de plus en plus):
Mardi, toute la cour est a Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque:
Non! Jeudi: Mancini, Reine de France,--ou presque!
Le vingt-cinq, la Monglat a de Fiesque dit: Oui;
Et samedi, vingt-six. . .

(Il ferme les yeux. Sa tete tombe. Silence.)

ROXANE (surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le regarde, et se
levant effrayee):
Il est evanoui?
(Elle court vers lui en criant):
Cyrano!

CYRANO (rouvrant les yeux, d'une voix vague):
Qu'est-ce?. . .Quoi?. . .
(Il voit Roxane penchee sur lui et, vivement, assurant son chapeau sur sa tete
et reculant avec effroi dans son fauteuil):
Non! non! je vous assure,
Ce n'est rien! Laissez-moi!

ROXANE:
Pourtant. . .

CYRANO:
C'est ma blessure
D'Arras. . .qui. . .quelquefois. . .vous savez. . .

ROXANE:
Pauvre ami!

CYRANO:
Mais ce n'est rien. Cela va finir.
(Il sourit avec effort):
C'est fini.

ROXANE (debout pres de lui):
Chacun de nous a sa blessure: j'ai la mienne.
Toujours vive, elle est la, cette blessure ancienne,
(Elle met la main sur sa poitrine):
Elle est la, sous la lettre au papier jaunissant
Ou l'on peut voir encor des larmes et du sang!

(Le crepuscule commence a venir.)

CYRANO:
Sa lettre!. . .N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-etre,
Vous me la feriez lire?

ROXANE:
Ah! vous voulez?. . .Sa lettre?

CYRANO:
Oui. . .Je veux. . .Aujourd'hui. . .

ROXANE (lui donnant le sachet pendu a son cou):
Tenez!

CYRANO (le prenant):
Je peux ouvrir?

ROXANE:
Ouvrez. . .lisez!. . .

(Elle revient a son metier, le replie, range ses laines.)

CYRANO (lisant):
'Roxane, adieu, je vais mourir!. . .'

ROXANE (s'arretant, etonnee):
Tout haut?

CYRANO (lisant):
'C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimee!
J'ai l'ame lourde encor d'amour inexprimee,
Et je meurs! jamais plus, jamais mes yeux grises,
Mes regards dont c'etait. . .'

ROXANE:
Comment vous la lisez,
Sa lettre!

CYRANO (continuant):
'. . .dont c'etait les fremissantes fetes,
Ne baiseront au vol les gestes que vous faites;
J'en revois un petit qui vous est familier
Pour toucher votre front, et je voudrais crier. . .'

ROXANE (troublee):
Comme vous la lisez,--cette lettre!

(La nuit vient insensiblement.)

CYRANO:
'Et je crie:
Adieu!. . .'

ROXANE:
Vous la lisez. . .

CYRANO:
'Ma chere, ma cherie,
Mon tresor. . .'

ROXANE (reveuse):
D'une voix. . .

CYRANO:
'Mon amour!. . .'

ROXANE:
D'une voix. . .
(Elle tressaille):
Mais. . .que je n'entends pas pour la premiere fois!

(Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en apercoive, passe derriere le
fauteuil, se penche sans bruit, regarde la lettre.--L'ombre augmente.)

CYRANO:
'Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde,
Et je suis et serai jusque dans l'autre monde
Celui qui vous aima sans mesure, celui. . .'

ROXANE (lui posant la main sur l'epaule):
Comment pouvez-vous lire a present? Il fait nuit.
(Il tressaille, se retourne, la voit la tout pres, fait un geste d'effroi,
baisse la tete. Un long silence. Puis, dans l'ombre completement venue,
elle dit avec lenteur, joignant les mains):
Et pendant quatorze ans, il a joue ce role
D'etre le vieil ami qui vient pour etre drole!

CYRANO:
Roxane!

ROXANE:
C'etait vous!

CYRANO:
Non, non, Roxane, non!

ROXANE:
J'aurais du deviner quand il disait mon nom!

CYRANO:
Non, ce n'etait pas moi!

ROXANE:
C'etait vous!

CYRANO:
Je vous jure. . .

ROXANE:
J'apercois toute la genereuse imposture:
Les lettres, c'etait vous. . .

CYRANO:
Non!

ROXANE:
Les mots chers et fous,
C'etait vous. . .

CYRANO:
Non!

ROXANE:
La voix dans la nuit, c'etait vous!

CYRANO:
Je vous jure que non!

ROXANE:
L'ame, c'etait la votre!

CYRANO:
Je ne vous aimais pas.

ROXANE:
Vous m'aimiez!

CYRANO (se debattant):
C'etait l'autre!

ROXANE:
Vous m'aimiez!

CYRANO (d'une voix qui faiblit):
Non!

ROXANE:
Deja vous le dites plus bas!

CYRANO:
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas!

ROXANE:
Ah! que de choses qui sont mortes. . .qui sont nees!
--Pourquoi vous etre tu pendant quatorze annees,
Puisque sur cette lettre ou, lui, n'etait pour rien,
Ces pleurs etaient de vous?

CYRANO (lui tendant la lettre):
Ce sang etait le sien.

ROXANE:
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd'hui?

CYRANO:
Pourquoi?. . .

(Le Bret et Ragueneau entrent en courant.)



Scene 5.VI.

Les memes, Le Bret et Ragueneau.

LE BRET:
Quelle imprudence!
Ah! j'en etais bien sur! il est la!

CYRANO (souriant et se redressant):
Tiens, parbleu!

LE BRET:
Il s'est tue, Madame, en se levant!

ROXANE:
Grand Dieu!
Mais tout a l'heure alors. . .cette faiblesse?. . .cette?. . .

CYRANO:
C'est vrai! je n'avais pas termine ma gazette:
. . .Et samedi, vingt-six, une heure avant dine,
Monsieur de Bergerac est mort assassine.

(Il se decouvre; on voit sa tete entouree de linges.)

ROXANE:
Que dit-il?--Cyrano!--Sa tete enveloppee!. . .
Ah, que vous a-t-on fait? Pourquoi?

CYRANO:
'D'un coup d'epee,
Frappe par un heros, tomber la pointe au coeur!'. . .
--Oui, je disais cela!. . .Le destin est railleur!. . .
Et voila que je suis tue dans une embuche,
Par derriere, par un laquais, d'un coup de buche!
C'est tres bien. J'aurai tout manque, meme ma mort.

RAGUENEAU:
Ah, Monsieur!. . .

CYRANO:
Ragueneau ne pleure pas si fort!. . .
(Il lui tend la main):
Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrere?

RAGUENEAU (a travers ses larmes):
Je suis moucheur de. . .de. . .chandelles, chez Moliere.

CYRANO:
Moliere!

RAGUENEAU:
Mais je veux le quitter, des demain:
Oui, je suis indigne!. . .Hier, on jouer 'Scapin',
Et j'ai vu qu'il vous a pris une scene!

LE BRET:
Entiere!

RAGUENEAU:
Oui, Monsieur, le fameux: 'Que Diable allait-il faire?. . .'

LE BRET (furieux):
Moliere te l'a pris!

CYRANO:
Chut! chut! Il a bien fait!. . .
(A Ragueneau):
La scene, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet?

RAGUENEAU (sanglotant):
Ah! Monsieur, on riait! on riait!

CYRANO:
Oui, ma vie
Ce fut d'etre celui qui souffle--et qu'on oublie!
(A Roxane):
Vous souvient-il du soir ou Christian vous parla
Sous le balcon? Eh bien! toute ma vie est la:
Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire!
C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau:
Moliere a du genie et Christian etait beau!
(A ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinte, on voit passer au fond,
dans l'allee, les religieuses se rendant a l'office):
Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne!

ROXANE (se relevant pour appeler):
Ma soeur! ma soeur!

CYRANO (la retenant):
Non! non! n'allez chercher personne:
Quand vous reviendriez, je ne serais plus la.
(Les religieuses sont entrees dans la chapelle, on entend l'orgue):
Il me manquait un peu d'harmonie. . .en voila.

ROXANE:
Je vous aime, vivez!

CYRANO:
Non, car c'est dans le conte
Que lorsqu'on dit: Je t'aime! au prince plein de honte,
Il sent sa laideur fondre a ces mots de soleil. . .
Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.

ROXANE:
J'ai fait votre malheur! moi! moi!

CYRANO:
Vous?. . .au contraire!
J'ignorais la douceur feminine. Ma mere
Ne m'a pas trouve beau. Je n'ai pas eu de soeur.
Plus tard, j'ai redoute l'amante a l'oeil moqueur.
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
Grace a vous une robe a passe dans ma vie.

LE BRET (lui montrant le clair de lune qui descend a travers les branches):
Ton autre amie est la, qui vient te voir!

CYRANO (souriant a la lune):
Je vois.

ROXANE:
Je n'aimais qu'un seul etre et je le perds deux fois!

CYRANO:
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine. . .

LE BRET:
Que dites-vous?

CYRANO:
Mais oui, c'est la, je vous le dis,
Que l'on va m'envoyer faire mon paradis
Plus d'une ame que j'aime y doit etre exilee,
Et je retrouverai Socrate et Galilee!

LE BRET (se revoltant):
Non, non! C'est trop stupide a la fin, et c'est trop
Injuste! Un tel poete! Un coeur si grand, si haut!
Mourir ainsi!. . .Mourir!. . .

CYRANO:
Voila Le Bret qui grogne!

LE BRET (fondant en larmes):
Mon cher ami. . .

CYRANO (se soulevant, l'oeil egare):
Ce sont les cadets de Gascogne. . .
--La masse elementaire. . .Eh oui!. . .voila le hic. . .

LE BRET:
Sa science. . .dans son delire!

CYRANO:
Copernic
A dit. . .

ROXANE:
Oh!

CYRANO:
Mais aussi que diable allait-il faire,
Mais que diable allait-il faire en cette galere?. . .

Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aerien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi--pas pour son bien!--
Ci-git Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac,
Qui fut tout, et qui ne fut rien,
. . .Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre:
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre!
(Il se retombe assis, les pleurs de Roxane le rappellent a la realite, il la
regarde, et caressant ses voiles):
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertebres,
Vous donniez un sens double a ces voiles funebres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

ROXANE:
Je vous jure!. . .

CYRANO (est secoue d'un grand frisson et se leve brusquement):
Pas la! non! pas dans ce fauteuil!
(On veut s'elancer vers lui):
--Ne me soutenez pas!--Personne!
(Il va s'adosser a l'arbre):
Rien que l'arbre!
(Silence):
Elle vient. Je me sens deja botte de marbre,
--Gante de plomb!
(Il se raidit):
Oh! mais!. . .puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
(Il tire l'epee):
et l'epee a la main!

LE BRET:
Cyrano!

ROXANE (defaillante):
Cyrano!

(Tous reculent epouvantes.)

CYRANO:
Je crois qu'elle regarde. . .
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde
(Il leve son epee):
Que dites-vous?. . .C'est inutile?. . .Je le sais!
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succes!
Non! non! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile!
--Qu'est-ce que c'est tous ceux-la?--Vous etes mille?
Ah! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis!
Le Mensonge?
(Il frappe de son epee le vide):
Tiens, tiens!--Ha! ha! les Compromis!
Les Prejuges, les Lachetes!. . .
(Il frappe):
Que je pactise?
Jamais, jamais!--Ah! te voila, toi, la Sottise!
--Je sais bien qu'a la fin vous me mettrez a bas;
N'importe: je me bats! je me bats! je me bats!
(Il fait des moulinets immenses et s'arrete haletant):
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose!
Arrachez! Il y a malgre vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgre vous,
(Il s'elance l'epee haute):
et c'est. . .

(L'epee s'echappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret
et de Ragueneau.)

ROXANE (se penchant sur lui et lui baisant le front):
C'est?. . .

CYRANO (rouvre les yeux, la reconnait et dit en souriant):
Mon panache.


Rideau.





End of


 


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