A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 2
by
Marcel Proust

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MARCEL PROUST

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

TOME II

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

VOLUME II

Cependant Mme Bontemps qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas
aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en
train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois
possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât
aucun; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui
quand elles sont conviées à des «séries» par une maîtresse de maison,
ne vont pas chez elle comme ceux qui savent faire toujours plaisir,
quand ils ont un moment et le désir de sortir; elles, au contraire, se
privent par exemple de la première soirée et de la troisième,
s'imaginant que leur absence sera remarquée et se réservent pour la
deuxième et la quatrième; à moins que leurs informations ne leur ayant
appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne
suivent un ordre inverse, alléguant que «malheureusement la dernière
fois elles n'étaient pas libres». Telle Mme Bontemps supputait combien
il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon
elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître
s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait
revenir, pour lui donner quelques indications. «Oh! Madame Bontemps,
je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal
de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue
jeudi dernier... Allons rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de
même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez
pas tenter, ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de
gâteaux: Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout ces petites
saletés-là. Ça ne paye pas de mine mais goûtez-en, vous m'en direz des
nouvelles.» «Au contraire, ça a l'air délicieux, répondait Mme
Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je
n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que
vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus
éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je
m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent
pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet, pour tout ce qui est glace,
bavaroise ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, le nec
plus ultra.« »Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non?»
«Je ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds
un instant, vous savez, moi j'adore causer avec une femme intelligente
comme vous.» «Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais
j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert.
Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y
a-t-il pas un peu d'exagération? Et à côté de celui avec lequel elle
est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était
microscopique.» «Mais non je ne suis pas intelligente, disait Odette,
pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit
tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien.» Et elle
insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir
épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la
trompait.» Cependant le Prince d'Agrigente ayant entendu les mots: «Je
ne suis pas intelligente», trouvait de son devoir de protester, mais
il n'avait pas d'esprit de répartie. «Taratata, s'écriait Mme
Bontemps, vous pas intelligente!» «En effet je me disais: «Qu'est-ce
que j'entends? disait le Prince en saisissant cette perche. Il faut
que mes oreilles m'aient trompé.» «Mais non, je vous assure, disait
Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine
de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante.» Et pour
demander des nouvelles du baron de Charlus: «Avez-vous vu cher
baronet?» lui disait-elle. «Vous, ignorante, s'écriait Mme Bontemps!
Hé bien alors qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces
femmes d'Excellences, qui ne savent parler que de chiffons!... Tenez,
madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur Lohengrin la
ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond: «Lohengrin? Ah!
oui, la dernière revue des Folies-Bergères, il paraît que c'est
tordant.» Hé bien! madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend
des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la
gifler. Parce que j'ai mon petit caractère vous savez. Voyons,
monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas
raison?» «Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un
peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans
être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude
de nous mettre aussi le couteau sur la gorge.» «A propos de Mme
Verdurin demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y
aura mercredi chez elle?... Ah! je me rappelle maintenant que nous
avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez
pas dîner de mercredi en huit avec nous. Nous irions ensemble chez
Madame Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas
pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur.» «Je vais vous le
dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin,
c'est son organe. Que voulez-vous, tout le monde n'a pas un aussi joli
organe que Madame Swann. Mais le temps de prendre langue comme dit la
Patronne et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est
très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce
n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu».
Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann.
Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin; et
même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros
yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les
trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le
plus.» Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car
Mme Bontemps demandait: «Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en
huit? Qu'est-ce qui se passera? Il n'y aura pas trop de monde, au
moins?» «Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne
ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est
égal d'attendre jusque-là...» Mais Mme Bontemps ne semblait pas
séduite par cette proposition d'ajournement.

Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient
généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire,
puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance
acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur
ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur
esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent,
comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître
avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est
d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver
agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour
d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer; cet
âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies
originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de
sa doctrine et par qui il est encensé, écouté; où un homme ou une
femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus
intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais
dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce
qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé
agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse;
c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari
d'Odette se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule
de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce
qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme,
très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des
histoires qui la faisaient «tordre», parce qu'elle ne les connaissait
pas et que d'ailleurs elle «saisissait» vite, aimant à flatter et à
s'amuser. «Alors le docteur ne raffolle pas comme vous, des fleurs»,
demandait Mme Swann à Mme Cottard. -- «Oh! vous savez que mon mari est
un sage; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une
passion.» L'il brillant de malveillance, de joie et de curiosité: --
«Laquelle, madame?» demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme
Cottard répondait: -- «La lecture.» -- «Oh! c'est une passion de tout
repos chez un mari!» s'écriait Mme Bontemps en étouffant un rire
satanique. -- «Quand le docteur est dans un livre, vous savez!» -- «Hé
bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup...» -- «Mais
si!... pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je
reviendrai au premier jour frapper à votre porte. A propos de vue,
vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme
Verdurin sera éclairé à l'électricité? Je ne le tiens pas de ma petite
police particulière, mais d'une autre source: c'est l'électricien
lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs!
Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un
abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant.
D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en
fût-il plus au monde. Il y a la belle-sur d'une de mes amies qui a le
téléphone posé chez elle! Elle peut faire une commande à un
fournisseur sans sortir de son appartement! J'avoue que j'ai platement
intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant
l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez
moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile.
Le premier amusement passé, cela doit être vrai casse-tête. Allons,
Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se
charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites
faire du joli, je vais être rentrée après mon mari!»

Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir goûté à ces
plaisirs de l'hiver, desquels les chrysanthèmes m'avaient semblé être
l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas venus et cependant
Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore quelque chose. Elle
laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé:
«On ferme!» Et elle finissait par me dire: «Alors, vraiment, vous
partez? Hé bien, good bye!» Je sentais que j'aurais pu rester sans
rencontrer ces plaisirs inconnus et que ma tristesse n'était pas seule
à m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette
route battue des heures, qui mènent toujours si vite à l'instant du
départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et
par où il eût fallu bifurquer? Du moins le but de ma visite était
atteint, Gilberte saurait que j'étais venu chez ses parents quand elle
n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait cessé de le répéter
Mme Cottard, «fait d'emblée, de prime-abord, la conquête de Mme
Verdurin, laquelle ajoutait la femme du docteur, qui ne l'avait jamais
vue faire «autant de frais». «Il faut, avait-elle dit, que vous ayez
ensemble des atomes crochus.» Elle saurait que j'avais parlé d'elle
comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas
cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à
la base de l'ennui qu'elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de
moi. J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec
Gilberte. Je l'avais dit comme si j'avais décidé pour toujours de ne
plus la voir. Et la lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait
conçue dans le même sens. Seulement à moi-même, pour me donner courage
je ne me proposais qu'un suprême et court effort de peu de jours. Je
me disais: «C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse,
j'accepterai le prochain.» Pour me rendre la séparation moins
difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive.
Mais je sentais bien qu'elle le serait.

Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là. Tout
l'est sans doute, qui fait date et anniversaire, quand on est
malheureux. Mais si c'est par exemple d'avoir perdu un être cher, la
souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le
passé. Il s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gilberte,
ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas et constatant que
je ne les avais pas faits, n'avait attendu que le prétexte du 1er
janvier pour m'écrire: «Enfin, qu'y a-t-il? je suis folle de vous,
venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans
vous voir.» Dès les derniers jours de l'année cette lettre me parut
probable. Elle ne l'était peut-être pas, mais, pour que nous la
croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le
soldat est persuadé qu'un certain délai indéfiniment prolongeable lui
sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur avant qu'il soit pris,
les hommes en général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette
qui préserve les individus -- et parfois les peuples -- non du danger
mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui
dans certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin d'être
brave. Une confiance de ce genre et aussi peu fondée, soutient
l'amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que
je n'eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j'eusse cessé de la
souhaiter. Si indifférent qu'on sache que l'on est à celle qu'on aime
encore, on lui prête une série de pensées -- fussent-elles
d'indifférence -- une intention de les manifester, une complication de
vie intérieure où l'on est l'objet peut-être d'une antipathie, mais
aussi d'une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui
se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement
anticiper dès ce 1er janvier-là, ce que j'eusse ressenti celui d'une
des années suivantes, et où l'attention, ou le silence, ou la
tendresse, ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu près
inaperçus à mes yeux et où je n'eusse pas songé, pas même pu songer à
chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour
moi. Quand on aime l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu
tout entier en nous; il irradie vers la personne aimée, rencontre en
elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de
départ et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous
appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à
l'aller, parce que nous ne connaissons pas qu'elle vient de nous. Le
1er janvier sonna toutes ses heures sans qu'arrivât cette lettre de
Gilberte. Et comme j'en reçus quelques-unes de vux tardifs ou retardés
par l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3 et le 4 janvier,
j'espérais encore, de moins en moins pourtant. Les jours qui
suivirent, je pleurai beaucoup. Certes cela tenait à ce qu'ayant été
moins sincère que je ne l'avais cru quand j'avais renoncé à Gilberte,
j'avais gardé cet espoir d'une lettre d'elle pour la nouvelle année.
Et le voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps de me précautionner
d'un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de
morphine sans en avoir sous la main une seconde. Mais peut-être en moi
-- et ces deux explications ne s'excluent pas, car un seul sentiment
est quelquefois fait de contraires -- l'espérance que j'avais de
recevoir enfin une lettre, avait-elle rapproché de moi l'image de
Gilberte, recréé les émotions que l'attente de me trouver près d'elle,
sa vue, sa manière d'être avec moi, me causaient autrefois. La
possibilité immédiate d'une réconciliation avait supprimé cette chose
de l'énormité de laquelle nous ne nous rendons pas compte -- la
résignation. Les neurasthéniques ne peuvent croire les gens qui leur
assurent qu'ils seront à peu près calmés en restant au lit sans
recevoir de lettres, sans lire de journaux. Ils se figurent que ce
régime ne fera qu'exaspérer leur nervosité. De même les amoureux, le
considérant du sein d'un état contraire, n'ayant pas commencé de
l'expérimenter, ne peuvent croire à la puissance bienfaisante du
renoncement.

A cause de la violence de mes battements de cur on me fit diminuer la
caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai si ce n'était pas un peu
à elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprouvée quand je
m'étais à peu près brouillé avec Gilberte, et que j'avais attribuée
chaque fois qu'elle se renouvelait à la souffrance de ne plus voir mon
amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même mauvaise
humeur. Mais si ce médicament avait été à l'origine des souffrances
que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n'aurait
rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent
chez les amants, l'habitude physique de la femme avec qui ils vivent),
c'était à la façon du philtre qui longtemps après avoir été absorbé
continue à lier Tristan à Yseult. Car l'amélioration physique que la
diminution de la caféine amena presque immédiatement chez moi n'arrêta
pas l'évolution de chagrin que l'absorption du toxique avait peut-être
sinon créé, du moins su rendre plus aigu.

Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une fois
déçues mes espérances d'une lettre pour le jour de l'an et la douleur
supplémentaire qui avait accompagné leur déception une fois calmée, ce
fut mon chagrin d'avant «les Fêtes» qui recommença. Ce qu'il y avait
peut-être encore en lui de plus cruel, c'est que j'en fusse moi-même
l'artisan inconscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule
chose à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c'est moi qui
travaillais à les rendre impossibles en créant peu à peu, par la
séparation prolongée d'avec mon amie, non pas son indifférence, mais
ce qui reviendrait finalement au même, la mienne. C'était à un long et
cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je
m'acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce
que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour
l'avenir: je savais non pas seulement que dans un certain temps je
n'aimerais plus Gilberte, mais encore qu'elle-même le regretterait, et
que les tentatives qu'elle ferait alors pour me voir, seraient aussi
vaines que celles d'aujourd'hui, non plus parce que je l'aimerais
trop, mais parce que j'aimerais certainement une autre femme que je
resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n'oserais
pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait plus rien.
Et sans doute en ce moment même, où (puisque j'étais résolu à ne plus
la voir, à moins d'une demande formelle d'explications, d'une complète
déclaration d'amour de sa part, lesquelles n'avaient plus aucune
chance de venir), j'avais déjà perdu Gilberte, et l'aimais davantage,
je sentais tout ce qu'elle était pour moi, mieux que l'année
précédente, quand passant tous mes après-midi avec elle, selon que je
voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié, sans doute en
ce moment l'idée que j'éprouverais un jour les mêmes sentiments pour
une autre m'était odieuse, car cette idée m'enlevait outre Gilberte,
mon amour et ma souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant
j'essayais de saisir justement ce qu'était Gilberte, et desquels il me
fallait reconnaître qu'ils ne lui appartenaient pas spécialement et
seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte --
c'était du moins alors ma manière de penser -- qu'on est toujours
détaché des êtres: quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas
leur nom, pourra dans l'avenir renaître, aurait même pu, même dans le
passé, naître pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où
l'on n'aime pas, si l'on prend philosophiquement son parti de ce qu'il
y a de contradictoire dans l'amour, c'est que cet amour dont on parle
à son aise on ne l'éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la
connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à
la présence effective du sentiment. Cet avenir où je n'aimerais plus
Gilberte et que ma souffrance m'aidait à deviner sans que mon
imagination pût encore se le représenter clairement, certes il eût été
temps encore d'avertir Gilberte qu'il se formerait peu à peu, que sa
venue était sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même,
Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas dans son germe
ma future indifférence. Combien de fois ne fus-je pas sur le point
d'écrire, ou d'aller dire à Gilberte: «Prenez garde, j'en ai pris la
résolution, la démarche que je fais est une démarche suprême. Je vous
vois pour la dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai plus.» A quoi
bon? De quel droit eussé-je reproché à Gilberte une indifférence que,
sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout ce qui
n'était pas elle? La dernière fois! A moi, cela me paraissait quelque
chose d'immense, parce que j'aimais Gilberte. A elle cela lui eût fait
sans doute autant d'impression que ces lettres où des amis demandent à
nous faire une visite avant de s'expatrier, visite que, comme aux
ennuyeuses femmes qui nous aiment, nous leur refusons parce que nous
avons des plaisirs devant nous. Le temps dont nous disposons chaque
jour est élastique; les passions que nous ressentons le dilatent,
celles que nous inspirons le rétrécissent et l'habitude le remplit.

D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne m'aurait pas
entendu. Nous nous imaginons toujours, quand nous parlons, que ce sont
nos oreilles, notre esprit qui écoutent. Mes paroles ne seraient
parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à
traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à mon
amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n'ayant plus aucune
espèce de sens. La vérité qu'on met dans les mots ne se fraye pas son
chemin directement, n'est pas douée d'une évidence irrésistible. Il
faut qu'assez de temps passe pour qu'une vérité de même ordre ait pu
se former en eux. Alors l'adversaire politique qui, malgré tous les
raisonnements et toutes les preuves tenait le sectateur de la doctrine
opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à
laquelle celui qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus.
Alors, le chef-d'uvre qui pour les admirateurs qui le lisaient haut
semblait montrer en soi les preuves de son excellence et n'offrait à
ceux qui écoutaient qu'une image insane ou médiocre, sera par eux
proclamé chef-d'uvre, trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre.
Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse, ne peuvent être
brisées du dehors par celui qu'elles désespèrent; et c'est quand il ne
se souciera plus d'elles, que, tout à coup, par l'effet du travail
venu d'un autre côté, accompli à l'intérieur de celle qui n'aimait
pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans
utilité. Si j'étais venu annoncer à Gilberte mon indifférence future
et le moyen de la prévenir, elle aurait induit de cette démarche que
mon amour pour elle, le besoin que j'avais d'elle, étaient encore plus
grands qu'elle n'avait cru, et son ennui de me voir en eût été
augmenté. Et il est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui
m'aidait, par les états d'esprit disparates, qu'il faisait se succéder
en moi, à prévoir, mieux qu'elle, la fin de cet amour. Pourtant, un
tel avertissement, je l'eusse peut-être adressé, par lettre ou de vive
voix, à Gilberte, quand assez de temps eût passé, me la rendant ainsi,
il est vrai, moins indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver
qu'elle ne me l'était pas. Malheureusement, certaines personnes bien
ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d'une façon qui dut lui
laisser croire qu'elles le faisaient à ma prière. Chaque fois que
j'appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu'à M. de
Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le
sacrifice que je venais d'accomplir, gâché tout le résultat de ma
réserve en me donnant faussement l'air d'en être sorti, j'avais un
double ennui. D'abord je ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là
ma pénible et fructueuse abstention que les fâcheux avaient à mon insu
interrompue et, par conséquent, annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu
moins de plaisir à voir Gilberte qui me croyait maintenant non plus
dignement résigné, mais manoeuvrant dans l'ombre pour une entrevue
qu'elle avait dédaigné d'accorder. Je maudissais ces vains bavardages
de gens qui souvent, sans même l'intention de nuire ou de rendre
service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n'avons
pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu'ils sont indiscrets
(comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal. Il est vrai
que dans la funeste besogne accomplie pour la destruction de notre
amour, ils sont loin de jouer un rôle égal à deux personnes qui ont
pour habitude l'une par excès de bonté et l'autre de méchanceté de
tout défaire au moment que tout allait s'arranger. Mais ces deux
personnes-là, nous ne leur en voulons pas comme aux inopportuns
Cottard, car la dernière, c'est la personne que nous aimons et la
première, c'est nous-même.

Cependant, comme presque chaque fois que j'allais la voir, Mme Swann
m'invitait à venir goûter avec sa fille et me disait de répondre
directement à celle-ci, j'écrivais souvent à Gilberte, et dans cette
correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me
semblait-il la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le
plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir
ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire; quand on commence
d'aimer on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à
préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on
renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui
à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On
dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne
comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais: «J'avais
cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si
difficile.» Je disais aussi: «Je ne vous verrai probablement plus», je
le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu
croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer,
parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu
croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande
de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette
fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais
peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais
pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais
la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la
possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas! lui
paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si
peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu
pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que
ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont
on est las, ne fût dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte
d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma
résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques
années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je
pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment
j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me
répondrait: «Comment, vous, vous m'aimiez? Si vous saviez comme je
l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle
me fit pleurer.» La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt
rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer
précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par
le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à
continuer ma lettre.

Si, au moment de quitter Mme Swann quand son «thé» finissait, je
pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard elle, en s'en
allant, avait eu des pensées d'un caractère tout différent. Faisant sa
«petite inspection», elle n'avait pas manqué de féliciter Mme Swann
sur les meubles nouveaux, les récentes «acquisitions» remarquées dans
le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver, quoique en bien petit
nombre, quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois dans l'hôtel
de la rue Lapérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses
fétiches.

Mais Mme Swann ayant appris d'un ami qu'elle vénérait le mot «tocard»
-- lequel lui avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait
précisément les choses que quelques années auparavant elle avait
trouvées «chic» -- toutes ces choses-là successivement avaient suivi
dans leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux
chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à
lettres à couronne (pour ne pas parler des louis en carton semés sur
les cheminées et que, bien avant qu'elle connut Swann, un homme de
goût lui avait conseillé de sacrifier). D'ailleurs dans le désordre
artiste, dans le pêle-mêle d'atelier, des pièces aux murs encore
peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que
possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus tard,
l'Extrême-Orient, reculait de plus en plus devant l'invasion du XVIIIe
siècle; et les coussins que, afin que je fusse plus «confortable», Mme
Swann entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de
bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois.
Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont elle disait:
«Oui, je l'aime assez, je m'y tiens beaucoup; je ne pourrais pas vivre
au milieu de choses hostiles et pompier; c'est ici que je travaille»
(sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un
livre, le goût d'en écrire commençait à venir aux femmes qui aiment à
faire quelque chose, et à ne pas être inutiles), elle était entourée
de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle
prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à dire à propos de
tout: c'est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe) elle redoutait
pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le
toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les
transes qu'ils lui avaient données par des emportement auxquels Swann,
maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. La vue lucide
de certaines infériorités n'ôte d'ailleurs rien à la tendresse;
celle-ci les fait au contraire trouver charmantes. Maintenant c'était
plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait
ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de
peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses
seins l'écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se
prélassait, s'ébattait avec un tel air de bien-être, de
rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu'elle
semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d'un
cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le «tub» et le
«footing», pour contenter les exigences de sa physionomie et les
raffinements de son hygiène. Elle avait l'habitude de dire qu'elle se
passerait plus aisément de pain que d'art et de propreté, et qu'elle
eût été plus triste de voir brûler la Joconde que des «foultitudes» de
personnes qu'elle connaissait. Théories qui semblaient paradoxales à
ses amies, mais la faisaient passer pour une femme supérieure auprès
d'elles et lui valaient une fois par semaine la visite du ministre de
Belgique, de sorte que dans le petit monde dont elle était le soleil,
chacun eût été bien étonné si l'on avait appris qu'ailleurs, chez les
Verdurin par exemple, elle passât pour bête. A cause de cette vivacité
d'esprit, Mme Swann préférait la société des hommes à celle des
femmes. Mais quand elle critiquait celles-ci c'était toujours en
cocotte, signalant en elles les défauts qui pouvaient leur nuire
auprès des hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas
d'orthographe, des poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de faux
sourcils. Pour telle au contraire qui lui avait jadis montré de
l'indulgence et de l'amabilité, elle était plus tendre, surtout si
celle-là était malheureuse. Elle la défendait avec adresse et disait:
«On est injuste pour elle, car c'est une gentille femme, je vous
assure.»

Ce n'était pas seulement l'ameublement du salon d'Odette, c'était
Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté
Mme de Crécy auraient eu peine s'ils ne l'avaient pas vue depuis
longtemps, à reconnaître. Elle semblait avoir tant d'années de moins
qu'autrefois. Sans doute, cela tenait en partie à ce qu'elle avait
engraissé, et devenue mieux portante, avait l'air plus calme, plus
frais, reposé et d'autre part à ce que les coiffures nouvelles aux
cheveux lissés, donnaient plus d'extension à son visage qu'une poudre
rose animait, et où ses yeux et son profil jadis trop saillants,
semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement
consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était
enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un
«caractère» immuable, un «genre de beauté», et sur ses traits décousus
-- qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et
impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant,
des années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé
tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars,
journalier, informe et charmant -- avait appliqué ce type fixe, comme
une jeunesse immortelle.

Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu'on
faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique
et victorieuse laissait reconnaître, quels que fussent la robe et le
chapeau, sa silhouette et son visage triomphants, un petit
daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la
jeunesse et la beauté d'Odette, non encore trouvées par elle,
semblaient absentes. Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une
conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux
pensifs, aux traits las, à l'attitude suspendue entre la marche et
l'immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet
à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait
non à faire ressortir mais à compenser, à dissimuler ce qui, en
elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un
artiste, son «caractère», mais que comme femme, elle trouvait des
défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait
une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu'il avait achetée
parce que c'était exactement celle de la vierge du Magnificat. Mais
Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son
mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de
bluets, de myosotis et de campanules d'après la Primavera du
Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait
remarquer tout bas comme elle donnait sans s'en rendre compte à ses
mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui
trempe sa plume dans l'encrier que lui tend l'ange, avant d'écrire sur
le livre saint où est déjà tracé le mot Magnificat. Mais il ajoutait:
«Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu'elle le sût pour qu'elle
fît autrement.»

Sauf à ces moments d'involontaire fléchissement où Swann essayait de
retrouver la mélancolique cadence botticellienne, le corps d'Odette
était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière
par une «ligne» qui, pour suivre le contour de la femme, avait
abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants
factices, les lacis, l'éparpillement composite des modes d'autrefois,
mais qui aussi, là où c'était l'anatomie qui se trompait en faisant
des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait
rectifier d'un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour
toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair
que des étoffes. Les coussins, le «strapontin» de l'affreuse
«tournure» avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui,
dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si
longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l'air
d'être composée de pièces disparates qu'aucune individualité ne
reliait. La verticale des «effilés» et la courbe des ruches avaient
cédé la place à l'inflexion d'un corps qui faisait palpiter la soie
comme la sirène bat l'onde et donnait à la percaline une expression
humaine, maintenant qu'il s'était dégagé, comme une forme organisée et
vivante, du long chaos et de l'enveloppement nébuleux des modes
détrônées. Mais Mme Swann cependant avait voulu, avait su garder un
vestige de certaines d'entre elles, au milieu même de celles qui les
avaient remplacées. Quand le soir, ne pouvant travailler et étant
assuré que Gilberte était au théâtre avec des amies, j'allais à
l'improviste chez ses parents, je trouvais souvent Mme Swann dans
quelque élégant déshabillé dont la jupe, d'un de ces beaux tons
sombres, rouge foncé ou orange qui avaient l'air d'avoir une
signification particulière parce qu'ils n'étaient plus à la mode,
était obliquement traversée d'une rampe ajourée et large de dentelle
noire qui faisait penser aux volants d'autrefois. Quand par un jour
encore froid de printemps elle m'avait, avant ma brouille avec sa
fille, emmené au Jardin d'Acclimatation, sous sa veste qu'elle
entr'ouvrait plus ou moins selon qu'elle se réchauffait en marchant,
le «dépassant» en dents de scie de sa chemisette avait l'air du revers
entrevu de quelque gilet absent, pareil à l'un de ceux qu'elle avait
portés quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords
eussent ce léger déchiquetage; et sa cravate -- de cet «écossais»
auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les
tons (le rouge devenu rose et le bleu lilas), que l'on aurait presque
cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière
nouveauté -- était nouée de telle façon sous son menton sans qu'on pût
voir où elle était attachée, qu'on pensait invinciblement à ces
«brides» de chapeaux, qui ne se portaient plus. Pour peu qu'elle sût
«durer» encore quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de
comprendre ses toilettes, diraient: «Madame Swann, n'est-ce pas, c'est
toute une époque?» Comme dans un beau style qui superpose des formes
différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de
Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois
une tendance aussitôt réprimée au «saute en barque», et jusqu'à une
illusion lointaine et vague au «suivez-moi jeune homme», faisaient
circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d'autres
plus anciennes qu'on n'aurait pu y trouver effectivement réalisées par
la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et
enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble -- peut-être parce
que l'inutilité même de ces atours faisait qu'ils semblaient répondre
à un but plus qu'utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des
années passées, ou encore d'une sorte d'individualité vestimentaire,
particulière à cette femme et qui donnait à ses mises les plus
différentes un même air de famille. On sentait qu'elle ne s'habillait
pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps; elle était
entourée de sa toilette comme de l'appareil délicat et spiritualisé
d'une civilisation.

Quand Gilberte qui d'habitude donnait ses goûters le jour où recevait
sa mère, devait au contraire être absente et qu'à cause de cela je
pouvais aller au «Choufleury» de Mme Swann, je la trouvais vêtue de
quelque belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en
velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui non
point lâches comme les déshabillés qu'elle revêtait ordinairement à la
maison, mais combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet
après-midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte et
d'agissant. Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe, était
bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les manches
avaient l'air d'être la couleur, changeante selon les jours; on aurait
dit qu'il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une
humeur facile dans le taffetas blanc, et qu'une sorte de réserve
suprême et pleine de distinction dans la façon d'avancer le bras
avait, pour devenir visible, revêtu l'apparence brillante du sourire
des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en même temps à
ces robes si vives, la complication des «garnitures» sans utilité
pratique, sans raison d'être visible, ajoutait quelque chose de
désintéressé, de pensif, de secret, qui s'accordait à la mélancolie
que Mme Swann gardait toujours au moins dans la cernure de ses yeux et
les phalanges de ses mains. Sous la profusion des porte-bonheur en
saphir, des trèfles à quatre feuilles d'émail, des médailles d'argent,
des médaillons d'or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de
rubis, des châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel
dessin colorié poursuivant sur un empiècement rapporté son existence
antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne
boutonnaient rien et ne pouvaient pas se déboutonner, une soutache
cherchant à faire plaisir avec la minutie, la discrétion d'un rappel
délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l'air --
n'ayant sans cela aucune justification possible -- de déceler une
intention, d'être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de
répondre à une superstition, de garder le souvenir d'une guérison,
d'un vu, d'un amour ou d'une philippine. Et parfois, dans le velours
bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin
noir un léger renflement qui soit aux manches, près des épaules,
faisaient penser aux «gigots» 1830, soit, au contraire sous la jupe
«aux paniers» Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible
d'être un costume et en insinuant sous la vie présente comme une
réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme
Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et
si je lui faisais remarquer: «Je ne joue pas au golf comme plusieurs
de mes amies, disait-elle. Je n'aurais aucune excuse à être comme
elles, vêtues de Swetters.»

Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou
prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Swann
en passant près de moi, me prenait une seconde à part: «Je suis
spécialement chargée par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour
après-demain. Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais
vous écrire si vous n'étiez pas venu.» Je continuais à résister. Et
cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu'on a beau
aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par
quelque nécessité, depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas
attacher quelque prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence
d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait sincère en
se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle qu'on aime, on ne le
serait pas non plus en disant qu'on veut la revoir. Car, sans doute,
on ne peut supporter son absence qu'en se la promettant courte, en
pensant au jour où on se retrouvera, mais d'autre part on sent à quel
point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine et sans cesse
ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait
être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu'on va revoir
celle qu'on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on recule
maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin de l'intolérable
anxiété causée par la séparation, c'est le recommencement redouté
d'émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le
souvenir docile qu'on complète à son gré de rêveries où celle qui,
dans la réalité ne vous aime pas, vous fait au contraire des
déclarations, quand vous êtes tout seul; ce souvenir qu'on peut
arriver en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à rendre
aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à l'entretien ajourné où on
aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les
paroles qu'on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs,
les violences inattendues. Nous savons tous quand nous n'aimons plus,
que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances
que l'amour malheureux. C'est d'un tel oubli anticipé que je préférais
sans me l'avouer, la reposante douceur.

D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement psychique et
d'isolement peut avoir de pénible, le devient de moins en moins pour
une autre raison, c'est qu'elle affaiblit, en attendant de la guérir,
cette idée fixe qu'est un amour. Le mien était encore assez fort pour
que je tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de Gilberte,
lequel, par ma séparation volontaire devait, me semblait-il, grandir
progressivement, de sorte que chacune de ces calmes et tristes
journées où je ne la voyais pas, venant chacune après l'autre, sans
interruption, sans prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de
mes affaires), était une journée non pas perdue, mais gagnée.
Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer
guéri. La résignation, modalité de l'habitude, permet à certaines
forces de s'accroître indéfiniment. Celles, si infimes que j'avais
pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec
Gilberte, avaient été portées depuis lors à une puissance
incalculable. Seulement la tendance de tout ce qui existe à se
prolonger, est parfois coupée de brusques impulsions auxquelles nous
nous concédons avec d'autant moins de scrupules de nous laisser aller
que nous savons pendant combien de jours, de mois, nous avons pu, nous
pourrions encore, nous priver. Et souvent, c'est quand la bourse où
l'on épargne va être pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est sans
attendre le résultat du traitement et quand déjà on s'est habitué à
lui, qu'on le cesse. Et un jour où Mme Swann me redisait ses
habituelles paroles sur le plaisir que Gilberte aurait à me voir,
mettant ainsi le bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps
comme à la portée de ma main, je fus bouleversé en comprenant qu'il
était encore possible de le goûter; et j'eus peine à attendre le
lendemain; je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant
son dîner.

Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée fut un projet
que je fis. Du moment que tout était oublié, que j'étais réconcilié
avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu'en amoureux. Tous les
jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si
Mme Swann, bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop
sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je
trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents
ne me donnaient pas assez d'argent pour acheter des choses chères. Je
songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante
Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir
en lui disant: «A s'est décollée» et qu'il n'en resterait rien. Dans
ces conditions n'était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre
pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte. Il me
semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis
envelopper; l'habitude m'avait empêché de jamais la voir: m'en séparer
eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je
l'emportai avec moi avant d'aller chez les Swann, et en donnant leur
adresse au cocher, je lui dis de prendre, par les Champs-Élysées, au
coin desquels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries que
connaissait mon père. A ma grande surprise, il m'offrit séance tenante
de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces
billets avec ravissement; pendant toute une année, je pourrais combler
chaque jour Gilberte de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans
la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement,
comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin
habituel, descendre l'avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé
le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus
reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la
direction inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement,
quoique d'un pas délibéré à côté d'un jeune homme avec qui elle
causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans
la voiture, voulant faire arrêter, puis j'hésitai. Les deux promeneurs
étaient déjà un peu loin et les deux lignes douces et parallèles que
traçait leur lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre
élyséenne. Bientôt j'arrivai devant la maison de Gilberte. Je fus reçu
par Mme Swann: «Oh! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas
comment elle n'est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours,
elle m'a dit qu'elle voulait aller prendre un peu l'air avec une de
ses amies.» «Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Élysées.»
«Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites pas à son
père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là. Good evening.» Je
partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai
pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été? Que se disaient-ils dans
le soir, de cet air confidentiel?

Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs inespérés qui
avaient dû me permettre de faire tant de petits plaisirs à cette
Gilberte que, maintenant, j'étais décidé à ne plus revoir. Sans doute,
cet arrêt chez le marchand de chinoiseries m'avait réjoui en me
faisant espérer que je ne verrais plus jamais mon amie que contente de
moi et reconnaissante. Mais si je n'avais pas fait cet arrêt, si la
voiture n'avait pas pris par l'avenue des Champs-Élysées, je n'eusse
pas rencontré Gilberte et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des
rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule le bonheur qu'il
avait causé. Il m'était arrivé le contraire de ce qui se produit si
fréquemment. On désire une joie, et le moyen matériel de l'atteindre
fait défaut. «Il est triste, a dit Labruyère, d'aimer sans une grande
fortune.» Il ne reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu le désir
de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait été
obtenu, mais, au même moment, sinon par un effet logique, du moins par
une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été
dérobée. Il semble, d'ailleurs, qu'elle doive nous l'être toujours.
D'ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis
ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous
évertuer et d'espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais
avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, la nature
transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer
assez notre cur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il va
posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre cur n'a pas eu
le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous
vaincre, d'une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais
aussi efficace. C'est alors à la dernière seconde que la possession du
bonheur nous est enlevée, ou plutôt c'est cette possession même que
par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant
échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c'est
une impossibilité dernière, l'impossibilité psychologique du bonheur
que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne
lieu aux réactions les plus amères.

Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien.
Je les dépensai du reste encore plus vite que si j'eusse envoyé tous
les jours des fleurs à Gilberte, car quand le soir venait, j'étais si
malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans
les bras de femmes que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un
plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus; maintenant
retourner dans la maison de Gilberte n'eût pu que me faire souffrir.
Même revoir Gilberte, qui m'eût été si délicieux la veille ne m'eût
plus suffi. Car j'aurais été inquiet tout le temps où je n'aurais pas
été près d'elle. C'est ce qui fait qu'une femme par toute nouvelle
souffrance qu'elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son
pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal
qu'elle nous a fait, la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos
chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé
suffisant de la garotter pour que nous nous sentions tranquilles. La
veille encore, si je n'avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais
contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne
m'eussent plus contenté et que j'eusse remplacées par bien d'autres
conditions. Car en amour, au contraire de ce qui se passe après les
combats, on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on
est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer. Ce
n'était pas mon cas à l'égard de Gilberte. Aussi je préférai d'abord
ne pas retourner chez sa mère. Je continuais bien à me dire que
Gilberte ne m'aimait pas, que je le savais depuis assez longtemps, que
je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas,
l'oublier à la longue. Mais ces idées, comme un remède qui n'agit pas
contre certaines affections, étaient sans aucune espèce de pouvoir
efficace contre ces deux lignes parallèles que je revoyais de temps à
autre, de Gilberte et du jeune homme s'enfonçant à petits pas dans
l'avenue des Champs-Élysées. C'était un mal nouveau, qui lui aussi
finirait par s'user, c'était une image qui un jour se présenterait à
mon esprit entièrement décantée de tout ce qu'elle contenait de nocif,
comme ces poisons mortels qu'on manie sans danger, comme un peu de
dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette sans crainte d'explosion.
En attendant, il y avait en moi une autre force qui luttait de toute
sa puissance, contre cette force malsaine qui me représentait sans
changement la promenade de Gilberte dans le crépuscule: pour briser
les assauts renouvelés de ma mémoire, travaillait utilement en sens
inverse mon imagination. La première de ces deux forces, certes,
continuait à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue des
Champs-Élysées, et m'offrait d'autres images désagréables, tirées du
passé, par exemple Gilberte haussant les épaules quand sa mère lui
demandait de rester avec moi. Mais la seconde force, travaillant sur
le canevas de mes espérances, dessinait un avenir bien plus
complaisamment développé que ce pauvre passé en somme si restreint.
Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n'y en
avait-il pas où je combinais une démarche qu'elle ferait faire pour
notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être. Il est vrai que
cette force que l'imagination dirigeait vers l'avenir, elle la puisait
malgré tout dans le passé. Au fur et à mesure que s'effacerait mon
ennui que Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le
souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter qu'elle
revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de cette mort du passé.
J'aimais toujours celle qu'il est vrai que je croyais détester. Mais
chaque fois qu'on me trouvait bien coiffé, ayant bonne mine, j'aurais
voulu qu'elle fût là. J'étais irrité du désir que beaucoup de gens
manifestèrent à cette époque de me recevoir et chez lesquels je
refusai d'aller. Il y eut une scène à la maison parce que je
n'accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir
les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque
encore enfant. Les différentes périodes de notre vie se chevauchent
ainsi l'une l'autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu'on
aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal
aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait peut-être pu, si on
avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos
souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par d'autres.
Les miennes allaient se modifiant. J'avais l'étonnement d'apercevoir
au fond de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre,
généralement inspirés par telle espérance ou telle crainte relatives à
Gilberte. A la Gilberte que je portais en moi. J'aurais dû me dire que
l'autre, la réelle, était peut-être entièrement différente de
celle-là, ignorait tous les regrets que je lui prêtais, pensait
probablement beaucoup moins à moi non seulement que moi à elle, mais
que je ne la faisais elle-même penser à moi quand j'étais seul en tête
à tête avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles pouvaient être ses
vraies intentions à mon égard et l'imaginais ainsi, son attention
toujours tournée vers moi.

Pendant ces périodes où, tout en s'affaiblissant, persiste le chagrin,
il faut distinguer entre celui que nous cause la pensée constante de
la personne elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle
phrase méchante dite, tel verbe employé dans une lettre qu'on a reçue.
En réservant de décrire à l'occasion d'un amour ultérieur, les formes
diverses du chagrin, disons que de ces deux-là, la première est
infiniment moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre
notion de la personne vivant toujours en nous, y est embellie de
l'auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et s'empreint sinon
des douceurs fréquentes de l'espoir, tout au moins du calme d'une
tristesse permanente. (D'ailleurs, il est à remarquer que l'image
d'une personne qui nous fait souffrir tient peu de place, dans ces
complications qui aggravent un chagrin d'amour, le prolongent et
l'empêchent de guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors
de proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en
convalescence.) Mais si l'idée de la personne que nous aimons reçoit
le reflet d'une intelligence généralement optimiste, il n'en est pas
de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos méchants, de
cette lettre hostile (je n'en reçus qu'une seule qui le fût, de
Gilberte), on dirait que la personne elle-même réside dans ces
fragments pourtant si restreints et portée à une puissance qu'elle est
bien loin d'avoir dans l'idée habituelle que nous formons d'elle tout
entière. C'est que la lettre nous ne l'avons pas comme l'image de
l'être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret; nous
l'avons lue, dévorée, dans l'angoisse affreuse dont nous étreignait un
malheur inattendu. La formation de cette sorte de chagrins est autre;
ils nous viennent du dehors et c'est par le chemin de la plus cruelle
souffrance qu'ils sont allés jusqu'à notre cur. L'image de notre amie
que nous croyons ancienne, authentique, a été en réalité refaite par
nous bien des fois. Le souvenir cruel lui, n'est pas contemporain de
cette image restaurée, il est d'un autre âge, il est un des rares
témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce passé continue à exister,
sauf en nous à qui il a plu de lui substituer un merveilleux âge d'or,
un paradis où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces
lettres, sont un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir
par le brusque mal qu'ils nous font, combien nous nous sommes éloignés
d'elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne. Ce
n'est pas que cette réalité doive toujours rester la même bien que
cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes que nous
n'avons jamais cherché à revoir et qui ont tout naturellement répondu
à notre silence nullement voulu par un silence pareil. Seulement
celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous n'avons pas compté les
années passées loin d'elles, et cet exemple qui l'infirmerait est
négligé par nous quand nous raisonnons sur l'efficacité de
l'isolement, comme le sont, par ceux qui croient aux pressentiments,
tous les cas où les leurs ne furent pas vérifiés.

Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir, l'appétit de
nous revoir, finissent par renaître dans le cur qui actuellement nous
méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui
concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées
par le cur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisément ce que
nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et
nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l'autre
cur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui
aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra
accessible, il aura cessé d'être un but pour nous. D'ailleurs, l'idée
même qu'il sera accessible, qu'il n'est pas de bonheur que, lorsqu'il
ne sera plus un bonheur pour nous, nous ne finissions par atteindre,
cette idée comporte une part, mais une part seulement, de vérité. Il
nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents. Mais précisément
cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de
croire rétrospectivement qu'il nous eût ravi à une époque où il nous
eût peut-être semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni
très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité d'un être
que nous n'aimons plus et qui semble encore excessive à notre
indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces
tendres paroles, cette offre d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir
qu'elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les
aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous
aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu'il n'est pas
certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en
jouir, quand on n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le
manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en
décider, notre moi d'alors; il n'est plus là; et sans doute
suffirait-il qu'il revînt, pour que, identique ou non, le bonheur
s'évanouît.

En attendant ces réalisations après coup d'un rève auquel je ne
tiendrais plus, à force d'inventer, comme au temps où je connaissais à
peine Gilberte, des paroles, des lettres, où elle implorait mon
pardon, avouait n'avoir jamais aimé que moi et demandait à m'épouser,
une série de douces images incessamment recréées, finirent par prendre
plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte et du jeune
homme, laquelle n'était plus alimentée par rien. Je serais peut-être
dès lors retourné chez Mme Swann sans un rêve que je fis et où un de
mes amis, lequel n'était pourtant pas de ceux que je me connaissais,
agissait envers moi avec la plus grande fausseté et croyait à la
mienne. Brusquement réveillé par la souffrance que venait de me causer
ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai à lui, cherchai à me
rappeler quel était l'ami que j'avais vu en dormant et dont le nom
espagnol n'était déjà plus distinct. A la fois Joseph et Pharaon, je
me mis à interpréter mon rêve. Je savais que dans beaucoup d'entre eux
il ne faut tenir compte ni de l'apparence des personnes lesquelles
peuvent être déguisées et avoir interchangé leurs visages, comme ces
saints mutilés des cathédrales que des archéologues ignorants ont
refaits, en mettant sur le corps de l'un la tête de l'autre, et en
mêlant les attributs et les noms. Ceux que les êtres portent dans un
rêve peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit y être
reconnue seulement à la force de la douleur éprouvée. La mienne
m'apprit que devenue pendant mon sommeil un jeune homme, la personne
dont la fausseté récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me
rappelai alors que la dernière fois que je l'avais vue, le jour où sa
mère l'avait empêchée d'aller à une matinée de danse, elle avait soit
sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en riant d'une façon
étrange de croire à mes bonnes intentions pour elle. Par association,
ce souvenir en ramena un autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant,
ç'avait été Swann qui n'avait pas voulu croire à ma sincérité, ni que
je fusse un bon ami pour Gilberte. Inutilement je lui avais écrit,
Gilberte m'avait rapporté ma lettre et me l'avait rendue avec le même
rire incompréhensible. Elle ne me l'avait pas rendue tout de suite, je
me rappelai toute la scène derrière le massif de lauriers. On devient
moral dès qu'on est malheureux. L'antipathie actuelle de Gilberte pour
moi me sembla comme un châtiment infligé par la vie à cause de la
conduite que j'avais eue ce jour-là. Les châtiments on croit les
éviter, parce qu'on fait attention aux voitures en traversant, qu'on
évite les dangers. Mais il en est d'internes. L'accident vient du côté
auquel on ne songeait pas, du dedans, du cur. Les mots de Gilberte:
«Si vous voulez, continuons à lutter» me firent horreur. Je l'imaginai
telle, chez elle peut-être, dans la lingerie, avec le jeune homme que
j'avais vu l'accompagnant dans l'avenue des Champs-Élysées. Ainsi,
autant que (il y avait quelque temps) de croire que j'étais
tranquillement installé dans le bonheur, j'avais été insensé,
maintenant que j'avais renoncé à être heureux, de tenir pour assuré
que du moins j'étais devenu, je pourrais rester calme. Car tant que
notre cur enferme d'une façon permanente l'image d'un autre être, ce
n'est pas seulement notre bonheur, qui peut à tout moment être
détruit; quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert,
puis, que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui est
aussi trompeur et précaire qu'avait été le bonheur même, c'est le
calme. Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre état
moral, nos désirs, est entré, à la faveur d'un rêve, dans notre
esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la durée ne
sont promises à rien, pas même à la douleur. D'ailleurs, ceux qui
souffrent par l'amour sont comme on dit de certains malades, leur
propre médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de
l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation
de lui, c'est en elle qu'ils finissent par trouver un remède. Elle le
leur découvre elle-même à un moment donné, car au fur et à mesure
qu'ils la retournent en eux, cette douleur leur montre un autre aspect
de la personne regrettée, tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le
désir de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle il faudrait
la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu'on lui prête on
lui en fait un mérite et on en tire une raison d'espérer. Mais la
souffrance qui s'était renouvelée en moi eut beau finir par s'apaiser,
je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann. C'est d'abord
que chez ceux qui aiment et sont abandonnés, le sentiment d'attente --
même d'attente inavouée -- dans lequel ils vivent se transforme de
lui-même, et bien qu'en apparence identique, fait succéder à un
premier état, un second extrêmement identique, fait succéder á un
premier état, un second exactement contraire. Le premier était la
suite, le reflet des incidents douloureux qui nous avaient
bouleversés. L'attente de ce qui pourrait se produire est mêlée
d'effroi, d'autant plus que nous désirons à ce moment-là, si rien de
nouveau ne nous vient du côté de celle que nous aimons, agir
nous-même, et nous ne savons trop quel sera le succès d'une démarche
après laquelle il ne sera peut-être plus possible d'en entamer
d'autre. Mais bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre
attente qui continue est déterminée, nous l'avons vu, non plus par le
souvenir du passé que nous avons subi, mais par l'espérance d'un
avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque agréable. Puis la
première en durant un peu, nous a habitués à vivre dans l'expectative.
La souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers rendez-vous,
survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop
pressés de la renouveler, d'autant plus que nous ne voyons pas bien ce
que nous demanderions maintenant. La possession d'un peu plus de la
femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que
nous ne possédons pas, et qui resterait malgré tout, nos besoins
naissant de nos satisfactions, quelque chose d'irréductible.

Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à celle-ci pour me faire
cesser complètement mes visites à Mme Swann. Cette raison, plus
tardive, n'était pas que j'eusse encore oublié Gilberte, mais de
tâcher de l'oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande
souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues
pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui
m'avaient été si précieux au début. Mais la raison de l'efficacité du
premier faisait aussi l'inconvénient de la seconde, à savoir qu'à ces
visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction
ne m'eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que
la présence de Gilberte n'alimentait plus, des pensées, des intérêts,
des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de
conscience auxquels l'être qu'on aime reste étranger occupent alors
une place qui, si petite qu'elle soit d'abord est autant de retranché
à l'amour qui occupait l'âme tout entière. Il faut chercher à nourrir,
à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui
n'est plus qu'un souvenir, de façon que les éléments nouveaux
introduits dans l'esprit, lui disputent, lui arrachent une part de
plus en plus grande de l'âme, et finalement la lui dérobent toute. Je
me rendais compte que c'était la seule manière de tuer un amour et
j'étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le
faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la
certitude, que, quelque temps qu'on doive y mettre, on réussira. La
raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon
refus de la voir, c'était une allusion à quelque mystérieux
malentendu, parfaitement fictif, qu'il y aurait eu entre elle et moi
et sur lequel j'avais espéré d'abord que Gilberte me demanderait des
explications. Mais, en fait, même dans les relations les plus
insignifiantes de la vie, un éclaircissement n'est sollicité par un
correspondant qui sait qu'une phrase obscure, mensongère,
incriminatrice, est mise à dessein pour qu'il proteste, et qui est
trop heureux de sentir par là qu'il possède, -- et de garder -- la
maîtrise et l'initiative des opérations. A plus forte raison en est-il
de même dans des relations plus tendres, où l'amour a tant
d'éloquence, l'indifférence si peu de curiosité. Gilberte n'ayant pas
mis en doute ni cherché à connaître ce malentendu, il devint pour moi
quelque chose de réel auquel je me référais dans chaque lettre. Et il
y a dans ces situations prises à faux, dans l'affectation de la
froideur, un sortilège qui vous y fait persévérer. A force d'écrire:
«Depuis que nos curs sont désunis» pour que Gilberte me répondit:
«Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous», j'avais fini par me
persuader qu'ils l'étaient. En répétant toujours: «La vie a pu changer
pour nous, elle n'effacera pas le sentiment que nous eûmes», par désir
de m'entendre dire enfin: «Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment
est plus fort que jamais», je vivais avec l'idée que la vie avait
changé en effet, que nous garderions le souvenir du sentiment qui
n'était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie
finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que
j'avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé
et dont l'existence désormais tacitement reconnue par le silence
qu'elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous.
Puis Gilberte cessa de s'en tenir à la prétérition. Elle-même adopta
mon point de vue; et, comme dans les toasts officiels, où le chef
d'État qui est reçu reprend peu à peu les mêmes expressions dont vient
d'user le chef d'État qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais à
Gilberte: «La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous
connûmes durera» elle ne manqua pas de répondre: «La vie a pu nous
séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous
seront toujours chères» (nous aurions été bien embarrassé de dire
pourquoi «la vie» nous avait séparés, quel changement s'était
produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais
dans une lettre que j'avais appris la mort de notre vieille marchande
de sucre d'orge des Champs-Élysées, comme je venais d'écrire ces mots:
«J'ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien
des souvenirs», je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en voyant que
je parlais au passé, et comme s'il s'agissait d'un mort déjà presque
oublié, de cet amour auquel malgré moi je n'avais jamais cessé de
penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus
tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se
voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que
j'écrivais aux indifférents et me donnaient les mêmes marques
apparentes d'affection si douces pour moi à recevoir d'elle.

D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et
comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n'avaient
plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la
formation du plaisir que j'avais à penser à Florence, à Venise. Je
regrettais à ces moments-là d'avoir renoncé à entrer dans la
diplomatie et de m'être fait une existence sédentaire, pour ne pas
m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais plus et que j'avais
déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et quand
enfin on peut l'y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt
pour vous et on vit prisonnier, dans ce qui n'était destiné qu'à elle.
Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour
moi, il était du moins facile d'aller sans fatigue s'installer à
Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces
visites, grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent, j'entendais
quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à
y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n'était pour rien.

Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de
glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait
qu'on gelait chez elle, il m'arrivait souvent de la voir recevant dans
des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous
le blanc et brillant tapis d'un immense manchon plat et d'un collet,
tous deux d'hermine, qu'elle n'avait pas quittés en rentrant et qui
avaient l'air des derniers carrés des neiges de l'hiver plus
persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de
la saison n'avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces
semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi
dans ce salon, où bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs
plus enivrantes, celles par exemple, des «boules de neige» assemblant
au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des
préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des
anges annonciateurs et qu'entourait une odeur de citron. Car la
châtelaine de Tansonville savait qu'avril, même glacé, n'est pas
dépourvu de fleurs, que l'hiver, le printemps, l'été, ne sont pas
séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le
boulevardier qui jusqu'aux premières chaleurs s'imagine le monde comme
renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se
contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que
par l'intermédiaire de sa fleuriste «attitrée» elle ne comblât pas les
lacunes d'une insuffisante évocation à l'aide d'emprunts faits à la
précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m'en
souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne,
qu'à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de
neige (qui n'avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la
maison d'autre but que de faire, sur les conseils de Bergoe,
«symphonie en blanc majeur» avec son ameublement et sa toilette) me
rappelassent que l'Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle
naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on était plus
sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d'autres
espèces dont j'ignorais les noms et qui m'avait fait rester tant de
fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de
Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune
feuille, aussi surchargé d'odeurs authentiques, que le petit raidillon
de Tansonville.

Mais c'était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir
risquait d'entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour
Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces
visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le
moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter
Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours
étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu'avant le
déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques
pas avenue du Bois, près de l'Étoile, et de l'endroit qu'on appelait
alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu'ils ne
connaissaient que de nom, le «Club des Pannés» -- j'obtins de mes
parents que le dimanche, -- car je n'étais pas libre en semaine à
cette heure-là, -- je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une
heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n'y manquai
jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez
des amies. J'arrivais à l'Arc-de-Triomphe vers midi. Je faisais le
guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la
petite rue par où Mme Swann qui n'avait que quelques mètres à
franchir, venait de chez elle. Comme c'était déjà l'heure où beaucoup
de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu
nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d'un
coup, sur le sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante comme la
plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi, Mme Swann
apparaissait, épanouissant autour d'elle une toilette toujours
différente mais que je me rappelle surtout mauve; puis elle hissait et
déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète
irradiation, le pavillon de soie d'une large ombrelle de la même
nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite
l'environnait; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus
la voir le matin chez elle ou qu'elle avait rencontrés: et leur noire
ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque
mécaniques d'un cadre inerte autour d'Odette, donnait l'air à cette
femme qui seule avait de l'intensité dans les yeux, de regarder devant
elle, d'entre tous ces hommes, comme d'une fenêtre dont elle se fût
approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité
de ses tendres couleurs, comme l'apparition d'un être d'une espèce
différente, d'une race inconnue, et d'une puissance presque guerrière,
grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte.
Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n'incommodait pas
encore, ayant l'air d'assurance et de calme du créateur qui a accompli
son uvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette, --
dussent des passants vulgaires ne pas l'apprécier, -- était la plus
élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis,
naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement
complet; n'empêchant pas les petits nuds de son corsage et de sa jupe
de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle
n'ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de
se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu'ils
suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle
tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par
moment comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux
et si doux que quand il ne s'attachait plus à ses amis mais à un objet
inanimé, il avait l'air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle
faisait occuper à sa toilette cet intervalle d'élégance dont les
hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarades, respectaient
l'espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes,
un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à
leur amie comme à un malade sur les soins spéciaux qu'il doit prendre,
ou comme à une mère sur l'éducation de ses enfants, compétence et
juridiction. Non moins que par la cour qui l'entourait et ne semblait
pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l'heure tardive de son
apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée
si longue et où il faudrait qu'elle rentrât bientôt déjeuner; elle
semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa
promenade, pareille à celle qu'on fait à petits pas dans son jardin;
de cet appartement on aurait dit qu'elle portait encore autour d'elle
l'ombre intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa vue ne me
donnait que davantage la sensation du plein air et de la chaleur.
D'autant plus que déjà persuadé qu'en vertu de la liturgie et des
rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette
était unie à la saison et à l'heure par un lien nécessaire, unique,
les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de
sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore
que les fleurs des jardins et des bois; et pour connaître le trouble
nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son
ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond,
clément, mobile et bleu. Car ces rites, s'ils étaient souverains,
mettaient leur gloire, et par conséquent Mme Swann mettait la sienne à
obéir avec condescendance, au matin, au printemps, au soleil, lesquels
ne me semblaient pas assez flattés qu'une femme si élégante voulût
bien ne pas les ignorer, et eût choisi à cause d'eux une robe d'une
étoffe plus claire, plus légère, faisant penser, par son évasement au
col et aux manches, à la moiteur du cou et des poignets, fît enfin
pour eux tous les frais d'une grande dame qui s'étant gaîment abaissée
à aller voir à la campagne des gens communs et que tout le monde, même
le vulgaire, connaît, n'en a pas moins tenu à revêtir spécialement
pour ce jour-là une toilette champêtre. Dès son arrivée, je saluais
Mme Swann, elle m'arrêtait et me disait: «Good morning» en souriant.
Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon
lesquels elle s'habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait,
comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse:
car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entr'ouvrît, ou même
ôtât, tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru
garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails
d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus comme ces
parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins,
bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public; ou
dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je
regardais longuement par plaisir ou par amabilité, quelque détail
exquis, une bande d'une teinte délicieuse, une satinette mauve
habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement
travaillée que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques
d'une cathédrale dissimulées au revers d'une balustrade à
quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du
grand porche, mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard
d'un voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en plein
ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours.

Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait dans
l'avenue du Bois comme dans l'allée d'un jardin à elle, c'était --
pour ces gens qui ignoraient ses habitudes de «footing» -- qu'elle fût
venue à pieds, sans voiture qui suivît, elle que dès le mois de mai,
on avait l'habitude de voir passer avec l'attelage le plus soigné, la
livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise
comme une déesse, dans le tiède plein air d'une immense victoria à
huit ressorts. A pieds, Mme Swann avait l'air, surtout avec sa
démarche que ralentissait la chaleur, d'avoir cédé à une curiosité, de
commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces
souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l'admiration
un peu scandalisée d'une suite qui n'ose formuler une critique,
sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant
pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme
Swann et la foule, celle-ci sentait ces barrières d'une certaine sorte
de richesse, lesquelles lui semblent les plus infranchissables de
toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins
parlantes aux yeux et à l'imagination des «pannés». Ceux-ci auprès
d'une grande dame, plus simple, plus facile à confondre avec une
petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n'éprouveront pas ce
sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu'ils ont
devant une Mme Swann. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas
elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont
entourées, elles n'y font plus attention, mais c'est à force d'y être
habituées, c'est-à-dire d'avoir fini par le trouver d'autant plus
naturel, d'autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon
qu'ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe: de sorte
que (la grandeur qu'elles laissent éclater en elles, qu'elles
découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à
constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes
mettent un passant au rang le plus bas, c'est de la même manière
qu'elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à
première vue, sans appel. Peut-être cette classe sociale particulière
qui comptait alors des femmes comme lady Israels mêlée à celles de
l'aristocratie et Mme Swann qui devait les fréquenter un jour, cette
classe intermédiaire, inférieure au faubourg Saint-Germain,
puisqu'elle le courtisait, mais supérieure à ce qui n'est pas du
faubourg Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que déjà
dégagée du monde des riches, elle était la richesse encore, mais la
richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée
artistiques, l'argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait
sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le
même charme, n'existe-t-elle plus. D'ailleurs, les femmes qui en
faisaient partie n'auraient plus aujourd'hui ce qui était la première
condition de leur règne, puisque avec l'âge elles ont, presque toutes,
perdu leur beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse,
c'était du comble glorieux de son été mûr et si savoureux encore, que
Mme Swann, majestueuse, souriante et bonne, s'avançant dans l'avenue
du Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds,
rouler les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient
anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d'autant
plus qu'ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient
qu'il ne les reconnût pas), étaient suffisantes pour qu'ils se
permissent de la saluer. Et ce n'était qu'en tremblant devant les
conséquences, qu'ils s'y décidaient, se demandant si leur geste
audacieusement provocateur et sacrilège, attentant à l'inviolable
suprématie d'une caste, n'allait pas déchaîner des catastrophes ou
faire descendre le châtiment d'un dieu. Il déclenchait seulement,
comme un mouvement d'horlogerie, la gesticulation de petits
personnages salueurs qui n'étaient autres que l'entourage d'Odette, à
commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert,
avec une grâce souriante, apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais
à laquelle ne s'alliait plus l'indifférence qu'il aurait eue
autrefois. Elle était remplacée (comme s'il était dans une certaine
mesure pénétré des préjugés d'Odette), à la fois par l'ennui d'avoir à
répondre à quelqu'un d'assez mal habillé, et par la satisfaction que
sa femme connût tant de monde, sentiment mixte qu'il traduisait en
disant aux amis élégants qui l'accompagnaient: «Encore un! Ma parole,
je me demande où Odette va chercher tous ces gens-là!» Cependant,
ayant répondu par un signe de tête au passant alarmé déjà hors de vue,
mais dont le cur battait encore, Mme Swann se tournait vers moi:
«Alors, me disait-elle, c'est fini? Vous ne viendrez plus jamais voir
Gilberte? Je suis contente d'être exceptée et que vous ne me «dropiez»
pas tout à fait. J'aime vous voir, mais j'aimais aussi l'influence que
vous aviez sur ma fille. Je crois qu'elle le regrette beaucoup aussi.
Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n'auriez qu'à ne
plus vouloir me voir non plus!» «Odette, Sagan qui vous dit bonjour»,
faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince faisant
comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau
ancien, faire front à son cheval dans une magnifique apothéose,
adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique où
s'amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur
inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme
que sa mère ou sa sur ne pourraient pas fréquenter. D'ailleurs à tout
moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis
lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme Swann était
saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au
galop sur l'ensoleillement blanc de l'avenue, hommes de cercle dont
les noms, célèbres pour le public, -- Antoine de Castellane, Adalbert
de Montmorency et tant d'autres -- étaient pour Mme Swann des noms
familiers d'amis. Et, comme la durée moyenne de la vie, -- la
longévité relative, -- est beaucoup plus grande pour les souvenirs des
sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cur, depuis si
longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais alors à cause
de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j'éprouve, chaque fois
que je veux lire, en une sorte de cadran solaire les minutes qu'il y a
entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant
ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d'un
berceau de glycines.

...

J'étais arrivé à une presque complète indifférence à l'égard de
Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand'mère pour
Balbec. Quand je subissais le charme d'un visage nouveau, quand
c'était à l'aide d'une autre jeune fille que j'espérais connaître les
cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l'Italie, je me
disais tristement que notre amour, en tant qu'il est l'amour d'une
certaine créature, n'est peut-être pas quelque chose de bien réel,
puisque, si des associations de rêveries agréables ou douloureuses
peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu'à nous faire
penser qu'il a été inspiré par elle d'une façon nécessaire, en
revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces
associations, cet amour comme s'il était au contraire spontané et
venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme.
Pourtant au moment de ce départ pour Balbec, et pendant les premiers
temps de mon séjour mon indifférence n'était encore qu'intermittente.
Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant
d'anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus
anciens que la veille ou l'avant-veille, où j'aimais Gilberte. Alors
ne plus la voir m'était soudain douloureux, comme c'eût été dans ce
temps-là. Le moi qui l'avait aimée, remplacé déjà presque entièrement
par un autre, resurgissait, et il m'était rendu beaucoup plus
fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par
exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j'entendis à
Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire: «La famille du
directeur du ministère des Postes.» Or (comme je ne savais pas alors
l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos
aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance,
celle qu'éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis
longtemps, à être séparé de Gilberte. C'est que jamais je n'avais
repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son
père, relativement à la famille du «directeur du ministère des
Postes». Or, les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois
générales de la mémoire elles-mêmes régies par les lois plus générales
de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le
mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié (parce que
c'était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa
force). C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de
nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre
ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de
nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait
dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand
toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore.
Hors de nous? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres
regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C'est grâce à cet oubli
seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l'être que nous
fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l'était,
souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et
qu'il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de
la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu,
s'effacent, il ne reste plus rien d'elles, nous ne le retrouverions
plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme
«directeur au ministère des Postes») n'avaient été soigneusement
enfermés dans l'oubli, de même qu'on dépose à la Bibliothèque
nationale un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de devenir
introuvable.

Mais cette souffrance et ce regain d'amour pour Gilberte ne furent pas
plus longs que ceux qu'on a en rêve, et cette fois au contraire parce
qu'à Balbec, l'Habitude ancienne n'était plus là pour les faire durer.
Et si ces effets de l'Habitude semblent contradictoires, c'est qu'elle
obéit à des lois multiples. A Paris j'étais devenu de plus en plus
indifférent à Gilberte, grâce à l'Habitude. Le changement d'habitude,
c'est-à-dire la cessation momentanée de l'Habitude paracheva l'uvre de
l'Habitude quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais stabilise,
elle amène la désagrégation mais la fait durer indéfiniment. Chaque
jour depuis des années je calquais tant bien que mal mon état d'âme
sur celui de la veille. A Balbec un lit nouveau à côté duquel on
m'apportait le matin un petit déjeuner différent de celui de Paris, ne
devait plus soutenir les pensées dont s'était nourri mon amour pour
Gilberte: il y a des cas (assez rares, il est vrai) où la sédentarité
immobilisant les jours, le meilleur moyen de gagner du temps, c'est de
changer de place. Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie
d'un convalescent qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il
est guéri.

Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile, croyant
le rendre ainsi plus agréable. On verra, qu'accompli de cette façon,
il serait même en un sens plus vrai puisque on y suivrait de plus
près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations selon
lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir
spécifique du voyage n'est pas de pouvoir descendre en route et
s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le
départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde
qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle quelle
était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu
où nous vivions jusqu'au cur d'un lieu désiré, en un bond qui nous
semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que
parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il
nous menait d'un nom à un autre nom, et que schématise (mieux qu'une
promenade où, comme on débarque où l'on veut, il n'y a guère plus
d'arrivée) l'opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux
spéciaux, les gares, lesquels ne font pas presque partie pour ainsi
dire de la ville mais contiennent l'essence de sa personnalité de même
que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.

Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les
choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de
supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit, qui les isola d'elle. On
«présente» un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures
de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels
d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille,
passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques
et au milieu duquel le chef-d'uvre qu'on regarde tout en dînant ne
nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que
dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité
et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs
où l'artiste s'est abstrait pour créer.

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on
part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques,
car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient
encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu
desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au
sortir de la salle d'attente à retrouver tout à l'heure la chambre
familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser
toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est
décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère,
dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où
j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la
ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces
amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque
parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait
s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en
chemin de fer ou l'érection de la Croix.

Tant que je m'étais contenté d'apercevoir du fond de mon lit de Paris
l'église persane de Balbec au milieu des flocons de la tempête, aucune
objection à ce voyage n'avait été faite par mon corps. Elles avaient
commencé seulement quand il avait compris qu'il serait de la partie et
que le soir de l'arrivée on me conduirait à «ma» chambre qui lui
serait inconnue. Sa révolte était d'autant plus profonde que la veille
même du départ j'avais appris que ma mère ne nous accompagnerait pas,
mon père, retenu au ministère jusqu'au moment où il partirait pour
l'Espagne avec M. de Norpois ayant préféré louer une maison dans les
environs de Paris. D'ailleurs la contemplation de Balbec ne me
semblait pas moins désirable parce qu'il fallait l'acheter au prix
d'un mal qui au contraire me semblait figurer et garantir, la réalité
de l'impression que j'allais chercher, impression que n'aurait
remplacée aucun spectacle prétendu équivalent, aucun «panorama» que
j'eusse pu aller voir sans être empêché par cela même de rentrer
dormir dans mon lit. Ce n'était pas la première fois que je sentais
que ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes.
Je croyais désirer aussi profondément Balbec que le docteur qui me
soignait et qui me dit s'étonnant, le matin du départ, de mon air
malheureux: «Je vous réponds que si je pouvais seulement trouver huit
jours pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais
pas prier. Vous allez avoir les courses, les régates, ce sera exquis.»
Pour moi j'avais déjà appris et même bien avant d'aller entendre la
Berma, que quelle que fût la chose que j'aimerais, elle ne serait
jamais placée qu'au terme d'une poursuite douloureuse au cours de
laquelle il me faudrait d'abord sacrifier mon plaisir à ce bien
suprême, au lieu de l'y chercher.

Ma grand'mère concevait naturellement notre départ d'une façon un peu
différente et toujours aussi désireuse qu'autrefois de donner aux
présents qu'on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour
m'offrir de ce voyage une «épreuve» en partie ancienne, que nous
refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet
qu'avait suivi Mme de Sévigné quand elle était allée de Paris à
«L'Orient» en passant par Chaulnes et par «le Pont-Audemer». Mais ma
grand'mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense
de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue
de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu'il pouvait
comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de
bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. Elle se
réjouissait du moins à la pensée que jamais au moment d'aller sur la
plage, nous ne serions exposés à en être empêchés par la survenue de
ce que sa chère Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque nous
ne connaîtrions personne à Balbec, Legrandin ne nous ayant pas offert
de lettre d'introduction pour sa sur. (Abstention qui n'avait pas été
appréciée de même par mes tantes Céline et Victoire lesquelles ayant
connu jeune fille celle qu'elles n'avaient appelée jusqu'ici, pour
marquer cette intimité d'autrefois que «Renée de Cambremer», et
possédant encore d'elle de ces cadeaux qui meublent une chambre et la
conversation mais auxquels la réalité actuelle ne correspond pas,
croyaient venger notre affront en ne prononçant plus jamais chez Mme
Legrandin mère, le nom de sa fille, et se bornant à se congratuler une
fois sorties par des phrases comme: «Je n'ai pas fait allusion à qui
tu sais», «je crois qu'on aura compris».)

Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une heure
vingt-deux que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans
l'indicateur des chemins de fer où il me donnait chaque fois
l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me
figurer que je le connaissais. Comme la détermination dans notre
imagination des traits d'un bonheur tient plutôt à l'identité des
désirs qu'il nous inspire, qu'à la précision des renseignements que
nous avons sur lui, je croyais connaître celui-là dans ses détails, et
je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial
quand la journée commencerait à fraîchir, que je contemplerais tel
effet à l'approche d'une certaine station; si bien que ce train
réveillant toujours en moi les images des mêmes villes que
j'enveloppais dans la lumière de ces heures de l'après-midi qu'il
traverse, me semblait différent de tous les autres trains; et j'avais
fini comme on fait souvent pour un être qu'on n'a jamais vu mais dont
on se plaît à s'imaginer qu'on a conquis l'amitié, par donner une
physionomie particulière et immuable à ce voyageur artiste et blond
qui m'aurait emmené sur sa route, et à qui j'aurais dit adieu au pied
de la cathédrale de Saint-Lô, avant qu'il se fût éloigné vers le
couchant.

Comme ma grand'mère ne pouvait se résoudre à aller «tout bêtement» à
Balbec, elle s'arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses amies,
de chez laquelle je repartirais le soir même pour ne pas déranger, et
aussi de façon à voir dans la journée du lendemain l'église de Balbec,
qui, avions-nous appris, était assez éloignée de Balbec-Plage, et où
je ne pourrais peut-être pas aller ensuite au début de mon traitement
de bains. Et peut-être était-il moins pénible pour moi de sentir
l'objet admirable de mon voyage placé avant la cruelle première nuit
où j'entrerais dans une demeure nouvelle et accepterais d'y vivre.
Mais il avait fallu d'abord quitter l'ancienne; ma mère avait arrangé
de s'installer ce jour-là même à Saint-Cloud, et elle avait pris, ou
feint de prendre, toutes ses dispositions pour y aller directement
après nous avoir conduits à la gare, sans avoir à repasser par la
maison où elle craignait que je ne voulusse, au lieu de partir pour
Balbec, rentrer avec elle. Et même sous le prétexte d'avoir beaucoup à
faire dans la maison qu'elle venait de louer et d'être à court de
temps, en réalité pour m'éviter la cruauté de ce genre d'adieux, elle
avait décidé de ne pas rester avec nous jusqu'à ce départ du train où,
dissimulée auparavant dans des allées et venues et des préparatifs qui
n'engagent pas définitivement, une séparation apparaît brusquement,
impossible à souffrir, alors qu'elle n'est déjà plus possible à
éviter, concentrée tout entière dans un instant immense de lucidité
impuissante et suprême.

Pour la première fois je sentais qu'il était possible que ma mère
vécût sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait
habiter de son côté avec mon père à qui peut-être elle trouvait que ma
mauvaise santé, ma nervosité, rendaient l'existence un peu compliquée
et triste. Cette séparation me désolait davantage parce que je me
disais qu'elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions
successives que je lui avais causées, qu'elle m'avait tues et après
lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes; et
peut-être aussi le premier essai d'une existence à laquelle elle
commençait à se résigner pour l'avenir, au fur et à mesure que les
années viendraient pour mon père et pour elle, d'une existence où je
la verrais moins, où ce qui même dans mes cauchemars ne m'était jamais
apparu, elle serait déjà pour moi un peu étrangère, une dame qu'on
verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant
au concierge s'il n'y avait pas de lettres de moi.

Je pus à peine répondre à l'employé qui voulut me prendre ma valise.
Ma mère essayait pour me consoler des moyens qui lui paraissaient les
plus efficaces. Elle croyait inutile d'avoir l'air de ne pas voir mon
chagrin, elle le plaisantait doucement:

-- «Eh bien, qu'est-ce que dirait l'église de Balbec si elle savait
que c'est avec cet air malheureux qu'on s'apprête à aller la voir?
Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin? D'ailleurs, je saurai
si tu as été à la hauteur des circonstances, même loin je serai encore
avec mon petit loup. Tu auras demain une lettre de ta maman.»

«Ma fille, dit ma grand'mère, je te vois comme Mme de Sévigné, une
carte devant les yeux et ne nous quittant pas un instant.»

Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je
commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui faisait
compliment d'un chapeau et d'un manteau qu'elle ne reconnaissait pas,
bien qu'ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus
neufs sur ma grand'tante, l'un avec l'immense oiseau qui le
surmontait, l'autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le
manteau étant hors d'usage, Françoise l'avait fait retourner et
exhibait un envers de drap uni d'un beau ton. Quant à l'oiseau, il y
avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même
qu'il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers
lesquels les artistes les plus conscients s'efforcent, dans une
chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait
épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la
place qu'il fallait -- de même le nud de velours, la coque de ruban
qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise
les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau
devenu charmant.

Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l'honnêteté qui
donnaient souvent de la noblesse souvent au visage de notre vieille
servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans
bassesse, qui sait «tenir son rang et garder sa place», elle avait
revêtus pour le voyage afin d'être digne d'être vue avec nous sans
avoir l'air de chercher à se faire voir, -- Françoise dans le drap
cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son
collet de fourrure, faisait penser à quelqu'une de ces images d'Anne
de Bretagne peintes dans des livres d'Heures par un vieux maître, et
dans lesquelles tout est si bien en place, le sentiment de l'ensemble
s'est si également répandu dans toutes les parties que la riche et
désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les
yeux, les lèvres et les mains.

On n'aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait
rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien
comprendre, sauf les rares vérités que le cur est capable d'atteindre
directement. Le monde immense des idées n'existait pas pour elle. Mais
devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez,
de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d'êtres
cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le
noble détachement d'un esprit d'élite, on était troublé comme devant
le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que
sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se
demander s'il n'y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans,
des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples
d'esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre
parmi les simples d'esprit, privés de lumière, mais qui pourtant plus
naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d'élite que
ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres
dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des
parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels
-- comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs
yeux où pourtant elle ne s'applique à rien -- il n'a manqué, pour
avoir du talent, que du savoir.

Ma mère voyant que j'avais peine à contenir mes larmes, me disait:
«Régulus avait coutume dans les grandes circonstances... Et puis ce
n'est pas gentil pour ta maman. Citons Madame de Sévigné, comme ta
grand'mère: «Je vais être obligée de me servir de tout le courage que
tu n'as pas.» Et se rappelant que l'affection pour autrui détourne des
douleurs égoïstes, elle tâchait de me faire plaisir en me disant
qu'elle croyait que son trajet de Saint-Cloud s'effectuerait bien,
qu'elle était contente du fiacre qu'elle avait gardé, que le cocher
était poli, et la voiture confortable. Je m'efforçais de sourire à ces
détails et j'inclinais la tête d'un air d'acquiescement et de
satisfaction. Mais ils ne m'aidaient qu'à me représenter avec plus de
vérité le départ de Maman et c'est le cur serré que je la regardais
comme si elle était déjà séparée de moi, sous ce chapeau de paille
rond qu'elle avait acheté pour la campagne, dans une robe légère
qu'elle avait mise à cause de cette longue course par la pleine
chaleur, et qui la faisaient autre, appartenant déjà à la villa de
«Montretout» où je ne la verrais pas.

Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait le voyage, le
médecin m'avait conseillé de prendre au moment du départ un peu trop
de bière ou de cognac, afin d'être dans un état qu'il appelait
«euphorie», où le système nerveux est momentanément moins vulnérable.
J'étais encore incertain si je le ferais, mais je voulais au moins que
ma grand'mère reconnût qu'au cas où je m'y déciderais, j'aurais pour
moi le droit et la sagesse. Aussi j'en parlais comme si mon hésitation
ne portait que sur l'endroit où je boirais de l'alcool, buffet ou
wagon-bar. Mais aussitôt à l'air de blâme que prit le visage de ma
grand'mère et de ne pas même vouloir s'arrêter à cette idée: «Comment,
m'écriai-je, me résolvant soudain à cette action d'aller boire, dont
l'exécution devenait nécessaire à prouver ma liberté puisque son
annonce verbale n'avait pu passer sans protestation, comment tu sais
combien je suis malade, tu sais ce que le médecin m'a dit, et voilà le
conseil que tu me donnes!»

Quand j'eus expliqué mon malaise à ma grand'mère, elle eut un air si
désolé, si bon, en répondant: «Mais alors, va vite chercher de la
bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien» que je me jetai
sur elle et la couvris de baisers. Et si j'allai cependant boire
beaucoup trop dans le bar du train, ce fut parce que je sentais que
sans cela j'aurais un accès trop violent et que c'est encore ce qui la
peinerait le plus. Quand, à la première station je remontai dans notre
wagon, je dis à ma grand'mère combien j'étais heureux d'aller à
Balbec, que je sentais que tout s'arrangerait bien, qu'au fond je
m'habituerais vite à être loin de maman, que ce train était agréable,
l'homme du bar et les employés si charmants que j'aurais voulu refaire
souvent ce trajet pour avoir la possibilité de les revoir. Ma
grand'mère cependant ne paraissait pas éprouver la même joie que moi
de toutes ces bonnes nouvelles. Elle me répondit en évitant de me
regarder:

«-- Tu devrais peut-être essayer de dormir un peu», et tourna les yeux
vers la fenêtre dont nous avions baissé le rideau qui ne remplissait
pas tout le cadre de la vitre, de sorte que le soleil pouvait glisser
sur le chêne ciré de la portière et le drap de la banquette (comme une
réclame beaucoup plus persuasive pour une vie mêlée à la nature que
celles accrochées trop haut dans le wagon, par les soins de la
Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire
les noms) la même clarté tiède et dormante qui faisait la sieste dans
les clairières.

Mais quand ma grand'mère croyait que j'avais les yeux fermés, je la
voyais par moments sous son voile à gros pois jeter un regard sur moi
puis le retirer, puis recommencer, comme quelqu'un qui cherche à
s'efforcer pour s'y habituer, à un exercice qui lui est pénible.

Alors je lui parlais, mais cela ne semblait pas lui être agréable. Et
à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir, et de même les
mouvements les plus insensibles, les plus intérieurs de mon corps.
Aussi je tâchais de les faire durer, je laissais chacune de mes
inflexions s'attarder longtemps aux mots, je sentais chacun de mes
regards se trouver bien là où il s'était posé et y rester au delà du
temps habituel. «Allons, repose-toi, me dit ma grand'mère. Si tu ne
peux pas dormir lis quelque chose.» Et elle me passa un volume de Mme
de Sévigné que j'ouvris, pendant qu'elle-même s'absorbait dans les
Mémoires de Madame de Beausergent. Elle ne voyageait jamais sans un
tome de l'une et de l'autre. C'était ses deux auteurs de prédilection.
Ne bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et éprouvant un grand
plaisir à garder une position une fois que je l'avais prise, je restai
à tenir le volume de Mme de Sévigné sans l'ouvrir, et je n'abaissai
pas sur lui mon regard qui n'avait devant lui que le store bleu de la
fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait admirable et je
n'eusse pas pris la peine de répondre à qui eût voulu me détourner de
ma contemplation. La couleur bleue du store me semblait non peut-être
par sa beauté mais par sa vivacité intense effacer à tel point toutes
les couleurs qui avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma
naissance jusqu'au moment où j'avais fini d'avaler ma boisson et où
elle avait commencé de faire son effet, qu'à côté de ce bleu du store,
elles étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles, que peut l'être
rétrospectivement l'obscurité où ils ont vécu pour les aveugles-nés
qu'on opère sur le tard et qui voient enfin les couleurs. Un vieil
employé vint nous demander nos billets. Les reflets argentés
qu'avaient les boutons en métal de sa tunique ne laissèrent pas de me
charmer. Je voulus lui demander de s'asseoir à côté de nous. Mais il
passa dans un autre wagon, et je songeai avec nostalgie à la vie des
cheminots, lesquels passant tout leur temps en chemin de fer, ne
devaient guère manquer un seul jour de voir ce vieil employé. Le
plaisir que j'éprouvais à regarder le store bleu et à sentir que ma
bouche était à demi ouverte commença enfin à diminuer. Je devins plus
mobile; je remuai un peu; j'ouvris le volume que ma grand'mère m'avait
tendu et je pus fixer mon attention sur les pages que je choisis çà et
là. Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour Mme de
Sévigné.

Il ne faut pas se laisser tromper par des particularités purement
formelles qui tiennent à l'époque, à la vie de salon et qui font que
certaines personnes croient qu'elles ont fait leur Sévigné quand elles
ont dit: «Mandez-moi ma bonne» ou «Ce comte me parut avoir bien de
l'esprit», ou «faner est la plus jolie chose du monde». Déjà Mme de
Simiane s'imagine ressembler à sa grand'mère parce qu'elle écrit: «M.
de la Boulie se porte à merveille, monsieur, et il est fort en état
d'entendre des nouvelles de sa mort», ou «Oh! mon cher marquis, que
votre lettre me plaît! Le moyen de ne pas y répondre», ou encore: «Il
me semble, monsieur, que vous me devez une réponse et moi des
tabatières de bergamote. Je m'en acquitte pour huit, il en viendra
d'autres...; jamais la terre n'en avait tant porté. C'est apparemment
pour vous plaire.» Et elle écrit dans ce même genre la lettre sur la
saignée, sur les citrons, etc., qu'elle se figure être des lettres de
Mme de Sévigné. Mais ma grand'mère qui était venue à celle-ci par le
dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature, m'avait appris à
en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. Elles devaient
bientôt me frapper d'autant plus que Mme de Sévigné est une grande
artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à
Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses,
Elstir. Je me rendis compte à Balbec que c'est de la même façon que
lui, qu'elle nous présente les choses, dans l'ordre de nos
perceptions, au lieu de les expliquer d'abord par leur cause. Mais
déjà cet après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre où
apparaît le clair de lune: «Je ne pus résister à la tentation, je mets
toutes mes coiffes et casques qui n'étaient pas nécessaires, je vais
dans ce mail dont l'air est bon comme celui de ma chambre; je trouve
mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses
grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes ensevelis
tout droits contre des arbres, etc.», je fus ravi par ce que j'eusse
appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même
façon que lui les caractères?) le côté Dostoïewski des Lettres de
Madame de Sévigné.

Quand le soir, après avoir conduit ma grand'mère et être resté
quelques heures chez son amie, j'eus repris seul le train, du moins je
ne trouvai pas pénible la nuit qui vint; c'est que je n'avais pas à la
passer dans la prison d'une chambre dont l'ensommeillement me
tiendrait éveillé; j'étais entouré par la calmante activité de tous
ces mouvements du train qui me tenaient compagnie, s'offraient à
causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de
leurs bruits que j'accouplais comme le son des cloches à Combray
tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre (entendant selon ma
fantaisie d'abord quatre doubles croches égales, puis une double
croche furieusement précipitée contre une noire); ils neutralisaient
la force centrifuge de mon insomnie en exerçant sur elle des pressions
contraires qui me maintenaient en équilibre et sur lesquelles mon
immobilité et bientôt mon sommeil se sentirent portés avec la même
impression rafraîchissante que m'aurait donnée le repos dû à la
vigilance de forces puissantes au sein de la nature et de la vie, si
j'avais pu pour un moment m'incarner en quelque poisson qui dort dans
la mer, promené dans son assoupissement par les courants et la vague,
ou en quelque aigle étendu sur le seul appui de la tempête.

Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en
chemin de fer, comme les ufs durs, les journaux illustrés, les jeux de
cartes, les rivières où des barques s'évertuent sans avancer. A un
moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit
pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou
non de dormir (et où l'incertitude même qui me faisait me poser la
question, était en train de me fournir une réponse affirmative), dans
le carreau de la fenêtre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des
nuages échancrés dont le doux duvet était d'un rose fixé, mort, qui ne
changera plus, comme celui qui teint les plumes de l'aile qui l'a
assimilé ou le pastel sur lequel l'a déposé la fantaisie du peintre.
Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'était ni inertie, ni
caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s'amoncelèrent derrière elle
des réserves de lumière. Elle s'aviva, le ciel devint d'un incarnat
que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir car je
le sentais en rapport avec l'existence profonde de la nature, mais la
ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la
scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un
village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir
encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de
toutes ses étoiles, et je me désolais d'avoir perdu ma bande de ciel
rose quand je l'aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la
fenêtre d'en face qu'elle abandonna à un deuxième coude de la voie
ferrée; si bien que je passais mon temps à courir d'une fenêtre à
l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et
opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue
totale et un tableau continu.

Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite
gare entre deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord
du torrent, qu'une maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au
ras des fenêtres. Si un être peut être le produit d'un sol dont on
goûte en lui le charme particulier, plus encore que la paysanne que
j'avais tant désiré voir apparaître quand j'errais seul du côté de
Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait être la grande
fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier
qu'illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la gare en
portant une jarre de lait. Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient
le reste du monde, elle ne devait jamais voir personne que dans ces
trains qui ne s'arrêtaient qu'un instant. Elle longea les wagons,
offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des
reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis
devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous
prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous
oublions toujours qu'ils sont individuels et, leur substituant dans
notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une
sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre
les plaisirs que nous avons connus, nous n'avons que des images
abstraites qui sont languissantes et fades parce qu'il leur manque
précisément ce caractère d'une chose nouvelle, différente de ce que
nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au
bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous
supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte
le bonheur et la beauté quand nous les avons omis et remplacés par des
synthèses où d'eux il n'y a pas un seul atome. C'est ainsi que bâille
d'avance d'ennui un lettré à qui on parle d'un nouveau «beau livre»,
parce qu'il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres
qu'il a lus, tandis qu'un beau livre est particulier, imprévisible, et
n'est pas fait de la somme de tous les chefs-d'uvre précédents mais de
quelque chose que s'être parfaitement assimilé cette somme, ne suffit
nullement à faire trouver, car c'est justement en dehors d'elle. Dès
qu'il a eu connaissance de cette nouvelle uvre, le lettré, tout à
l'heure blasé, se sent de l'intérêt pour la réalité qu'elle dépeint.
Telle, étrangère aux modèles de beauté que dessinait ma pensée quand
je me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût d'un
certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous laquelle
nous puissions connaître le goût du bonheur), d'un bonheur qui se
réaliserait en vivant auprès d'elle. Mais ici encore la cessation
momentanée de l'Habitude agissait pour une grande part. Je faisais
bénéficier la marchande de lait de ce que c'était mon être complet,
apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est
d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons, la
plupart de nos facultés restent endormies parce qu'elles se reposent
sur l'habitude qui sait ce qu'il y a à faire et n'a pas besoin
d'elles. Mais par ce matin de voyage l'interruption de la routine de
mon existence, le changement de lieu et d'heure avaient rendu leur
présence indispensable. Mon habitude qui étaient sédentaire et n'était
pas matinale, faisait défaut, et toutes mes facultés étaient accourues
pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle, -- s'élevant
toutes, comme des vagues à un même niveau inaccoutumé -- de la plus
basse, à la plus noble, de la respiration, de l'appétit, et de la
circulation sanguine à la sensibilité et à l'imagination. Je ne sais
si, en me faisant croire que cette fille n'était pas pareille aux
autres femmes, le charme sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais
elle le leur rendait. La vie m'aurait paru délicieuse si seulement
j'avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner
jusqu'au torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à
ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle
m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures
du jour. Je lui fis signe qu'elle vînt me donner du café au lait.
J'avais besoin d'être remarqué d'elle. Elle ne me vit pas, je
l'appelai. Au-dessus de son corps très grand, le teint de sa figure
était si doré et si rose qu'elle avait l'air d'être vue à travers un
vitrail illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne pouvais détacher mes
yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un soleil qu'on
pourrait fixer et qui s'approcherait jusqu'à venir tout près de vous,
se laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et de rouge. Elle
posa sur moi son regard perçant, mais comme les employés fermaient les
portières, le train se mit en marche; je la vis quitter la gare et
reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant: je m'éloignais
de l'aurore. Que mon exaltation eût été produite par cette fille, ou
au contraire eût causé la plus grande partie du plaisir que j'avais eu
à me trouver près d'elle, en tous cas elle était si mêlée à lui, que
mon désir de la revoir était avant tout le désir moral de ne pas
laisser cet état d'excitation périr entièrement, de ne pas être séparé
à jamais de l'être qui y avait même à son insu, participé. Ce n'est
pas seulement que cet état fût agréable. C'est surtout que (comme la
tension plus grande d'une corde ou la vibration plus rapide d'un nerf
produit une sonorité ou une couleur différente), il donnait une autre
tonalité à ce que je voyais, il m'introduisait comme acteur dans un
univers inconnu et infiniment plus intéressant; cette belle fille que
j'apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche, c'était
comme une partie d'une vie autre que celle que je connaissais, séparée
d'elle par un liseré, et où les sensations qu'éveillaient les objets
n'étaient plus les mêmes; et d'où sortir maintenant eût été comme
mourir à moi-même. Pour avoir la douceur de me sentir du moins attaché
à cette vie il eût suffi que j'habitasse assez près de la petite
station pour pouvoir venir tous les matins demander du café au lait à
cette paysanne. Mais, hélas! elle serait toujours absente de l'autre
vie vers laquelle je m'en allais de plus en plus vite et que je ne me
résignais à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient un
jour de reprendre ce même train et de m'arrêter à cette même gare,
projet qui avait aussi l'avantage de fournir un aliment à la
disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse,
centrifuge qui est celle de notre esprit car il se détourne volontiers
de l'effort qu'il faut pour approfondir en soi-même, d'une façon
générale et désintéressée, une impression agréable que nous avons eue.
Et comme d'autre part nous voulons continuer à penser à elle, il
préfère l'imaginer dans l'avenir, préparer habilement les
circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous apprend
rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la recréer en
nous-même et nous permet d'espérer la recevoir de nouveau du dehors.

Certains noms de villes, Vezelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais
servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette
acception partielle où nous le prenons si souvent, finit -- s'il
s'agit de lieux que nous ne connaissons pas encore, -- par sculpter le
nom tout entier qui dès lors quand nous voudrons y faire entrer l'idée
de la ville -- de la ville que nous n'avons jamais vue, -- lui


 


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