A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 2
by
Marcel Proust

Part 3 out of 4



nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu'en
dehors de nous la réalité s'y conforme, même si pour nous il n'est pas
réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à
condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit
obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de
le faire, nous pouvons nous imaginer l'assouvissant. Pour les belles
filles qui passaient, du jour où j'avais su que leurs joues pouvaient
être embrassées, j'étais devenu curieux de leur âme. Et l'univers
m'avait paru plus intéressant.

La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le
temps de voir la fillette qui venait dans notre direction; et pourtant
-- comme la beauté des êtres n'est pas comme celle des choses, et que
nous sentons qu'elle est celle d'une créature unique, consciente et
volontaire -- dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue
de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais
complète, au fond de son regard distrait, -- aussitôt mystérieuse
réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais
saillir en moi l'embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne
pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de
ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un
d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son
cur. Cependant notre voiture s'éloignait, la belle fille était déjà
derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui
constituent une personne, ses yeux qui m'avaient à peine vu, m'avaient
déjà oublié. Était-ce parce que je ne l'avais qu'entreaperçue que je
l'avais trouvée si belle. Peut-être. D'abord l'impossibilité de
s'arrêter auprès d'une femme, le risque de ne pas la retrouver un
autre jour lui donnent brusquement le même charme qu'à un pays la
maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu'aux
jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous
succomberons sans doute. De sorte que s'il n'y avait pas l'habitude,
la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque
heure menacés de mourir, -- c'est-à-dire à tous les hommes. Puis si
l'imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons
posséder, son essor n'est pas limité par une réalité complètement
perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont
généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu
que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans
une ville, il n'y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre
antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie,
qui ne tire sur notre cur, à chaque coin de route, du fond de chaque
boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait
parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que
la partie de complément qu'ajoute à une passante fragmentaire et
fugitive notre imagination surexcitée par le regret.

Si j'avais pu descendre parler à la fille que nous croisions,
peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que
de la voiture je n'avais pas distingué? (Et alors, tout effort pour
pénétrer dans sa vie m'eût semblé soudain impossible. Car la beauté
est une suite d'hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route
que nous voyions déjà s'ouvrir sur l'inconnu.) Peut-être un seul mot
qu'elle eût dit, un sourire, m'eussent fourni une clef, un chiffre
inattendus, pour lire l'expression de sa figure et de sa démarche, qui
seraient aussitôt devenues banales. C'est possible, car je n'ai jamais
rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où
j'étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que
j'inventais je ne pouvais quitter: quelques années après celle où
j'allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en
voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait
vite dans la nuit, je pensai qu'il était déraisonnable de perdre pour
une raison de convenances, ma part de bonheur dans la seule vie qu'il
y ait sans doute, et sautant à terre sans m'excuser, je me mis à la
recherche de l'inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la
retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé,
sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j'évitais
partout et qui heureuse et surprise s'écria: «Oh! comme c'est aimable
d'avoir couru pour me dire bonjour.»

Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j'assurais à ma
grand'mère, à Mme de Villeparisis qu'à cause d'un grand mal de tête,
il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me
laisser descendre. Et j'ajoutais la belle fille (bien plus difficile à
retrouver que ne l'est un monument, car elle était anonyme et mobile)
à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près.
Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des conditions
telles que je crus que je pourrais la connaître comme je voudrais.
C'était une laitière qui vint d'une ferme apporter un supplément de
crème à l'hôtel. Je pensai qu'elle m'avait aussi reconnu et elle me
regardait, en effet, avec une attention qui n'était peut-être causée
que par l'étonnement que lui causait la mienne. Or le lendemain, jour
où je m'étais reposé toute la matinée quand Françoise vint ouvrir les
rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait été déposée pour
moi à l'hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas
que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n'était que de
Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que
je dormais m'avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait
fait une enveloppe que j'avais cru écrite par la laitière. J'étais
affreusement déçu, et l'idée qu'il était plus difficile et plus
flatteur d'avoir une lettre de Bergotte, ne me consolait en rien
qu'elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la
retrouvai pas plus que celles que j'apercevais seulement de la voiture
de Mme de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient
l'état d'agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux
philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois
ils veulent parler du désir des êtres, car c'est le seul qui puisse
laisser de l'anxiété, s'appliquant à de l'inconnu conscient. Supposer
que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop
absurde). Pourtant j'étais disposé à juger cette sagesse incomplète,
car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus
beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes
campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors
fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les
circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas
toujours m'avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût
nouveau à la vie.

Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais
trouver sur d'autres routes de semblables filles, je commençais déjà à
fausser ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès
d'une femme qu'on a trouvé jolie, et du seul fait que j'admettais la
possibilité de le faire naître artificiellement, j'en avais
implicitement reconnu l'illusion.

Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette
église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui, bâtie sur un
tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a
conservé son petit pont du moyen âge, ma grand'mère, pensant que je
serais content d'être seul pour regarder le monument, proposa à mon
amie d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait
distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie
d'un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j'irais les y
retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il
fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer
de plus près l'idée d'église; en effet, comme il arrive aux élèves qui
saisissent plus complètement le sens d'une phrase quand on les oblige
par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils
sont accoutumés, cette idée d'église dont je n'avais guère besoin
d'habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître
d'eux-mêmes, j'étais obligé d'y faire perpétuellement appel pour ne
pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui
d'une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au
relief d'un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait
frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et
tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient les unes contre
les autres; et frisssonnante, la façade végétale entraînait avec elle
les piliers onduleux, caressés et fuyants.

Comme je quittais l'église, je vis devant le vieux pont des filles du
village qui sans doute parce que c'était un dimanche se tenaient
attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que
les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant, -- car
elle répondait à peine à ce qu'elles lui disaient -- l'air plus grave
et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le
rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit
pot plein de poissons qu'elle venait probablement de pêcher. Elle
avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce
qui l'entourait, un petit nez d'une forme fine et charmante. Mes
regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient
croire qu'elles avaient suivi mes regards. Mais ce n'est pas seulement
son corps que j'aurais voulu atteindre, c'était aussi la personne, qui
vivait en lui et avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouchement,
qui est d'attirer son attention, qu'une sorte de pénétration, y
éveiller une idée.

Et cet être intérieur de la belle pêcheuse, semblait m'être clos
encore, je doutais si j'y étais entré, même après que j'eus aperçu ma
propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard,
suivant un indice de réfraction qui m'était aussi inconnu que si je me
fusse placé dans le champ visuel d'une biche. Mais de même qu'il ne
m'eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes
mais leur en donnassent, de même j'aurais voulu que l'idée de moi qui
entrerait en cet être, qui s'y accrocherait, n'amenât pas à moi
seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât
à garder mon souvenir jusqu'au jour où je pourrais le retrouver.
Cependant, j'apercevais à quelques pas la place où devait m'attendre
la voiture de Mme de Villeparisis. Je n'avais qu'un instant; et déjà
je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté.
J'avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant
d'expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour
avoir plus de chance qu'elle m'écoutât, je tins un instant la pièce
devant ses yeux:

-- Puisque vous avez l'air d'être du pays, dis-je à la pêcheuse,
est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi?
Il faudrait aller devant un pâtissier qui est paraît-il sur une place,
mais je ne sais pas où c'est, et où une voiture m'attend. Attendez!...
pour ne pas confondre vous demanderez si c'est la voiture de la
marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux
chevaux.

C'était cela que je voulais qu'elle sût pour prendre une grande idée
de moi. Mais quand j'eus prononcé les mots «marquise» et «deux
chevaux», soudain j'éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la
pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper avec mon effroi de ne
pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me
semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres
invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son
esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère
autant que fait la possession physique.

Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d'un coup je fus rempli de ce
bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un
bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les
clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais
d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions,
trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et
formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne
pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés
mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois; de sorte que mon
esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment
présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute
cette promenade n'était pas une fiction, Balbec un endroit où je
n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme de Villeparisis un
personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu'on
retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de
lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se
croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit
sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas
prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés
au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant
l'enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment
pour jeter le bras en avant d'un élan plus fort et tâcher d'atteindre
plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre
son élan, il m'eût fallu être seul. Que j'aurais voulu pouvoir
m'écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes
quand je m'isolais de mes parents. Il me semblait même que j'aurais dû
le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est
vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté
duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui,
semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que
pressenti, que j'avais à créer moi-même, je ne l'éprouvais que de
rares fois, mais à chacune d'elles il me semblait que les choses qui
s'étaient passées dans l'intervalle n'avaient guère d'importance et
qu'en m'attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une
vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les
fermer sans que Mme de Villeparisis s'en aperçût. Je restai sans
penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de
force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt
dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en
moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais
vague et que je pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à
mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les
avais-je déjà regardés? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray, où
une allée s'ouvrit ainsi. Le site qu'ils me rappelaient il n'y avait
pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j'étais
allé une année avec ma grand'mère prendre les eaux. Fallait-il croire
qu'ils venaient d'années déjà si lointaines de ma vie que le paysage
qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que,
comme ces pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un
ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du
livre oublié de ma première enfance. N'appartenaient-ils au contraire
qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez
qui leur aspect étrange n'était que l'objectivation dans mon sommeil
de l'effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le
mystère dans un lieu derrière l'apparence duquel je pressentais, comme
cela m'était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour
essayer de le réintroduire dans un lieu que j'avais désiré connaître
et qui du jour où je l'avais connu n'avait paru tout superficiel,
comme Balbec? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un
rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu'elle me semblait
venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et
cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d'herbes
que j'avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur, aussi
difficile à saisir qu'un passé lointain de sorte que, sollicité par
eux d'approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un
souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce
une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps
comme on voit quelquefois double dans l'espace? Je ne savais.
Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde
de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt
que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon
enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs.
Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi,
de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée,
je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu
l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et
que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la
voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de ce que je croyais
seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à
ma vie.

Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés,
semblant me dire: ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui tu ne
le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin
d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de
toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. En effet,
si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que
je venais de sentir encore une fois, et si un soir -- trop tard, mais
pour toujours -- je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en
revanche je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je
les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le
dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me
demandant pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je
venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de
méconnaître un Dieu.

Il fallait songer au retour. Mme de Villeparisis qui avait un certain
sens de la nature, plus froid que celui de ma grand'mère mais qui sait
reconnaître même en dehors des musées et des demeures aristocratiques,
la beauté simple et majestueuse de certaines choses anciennes, disait
au cocher de prendre la vieille route de Balbec, peu fréquentée, mais
plantée de vieux ormes qui nous semblaient admirables.

Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous
revînmes, à moins que nous ne l'eussions prise à l'aller, par une
autre qui traversait les bois de Chantereine et de Canteloup.
L'invisibilité des innombrables oiseaux qui s'y répondaient tout à
côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu'on
a les yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin comme Prométhée sur son
rocher, j'écoutais mes Océanides. Et, quand par hasard, j'apercevais
l'un de ces oiseaux qui passait d'une feuille sous une autre, il y
avait si peu de lien apparent entre lui et ces chants que je ne
croyais pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit corps sautillant,
étonné et sans regard.

Cette route était pareille à bien d'autres de ce genre qu'on rencontre
en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une
grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand
charme, j'étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour
moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme
une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais
plus tard au cours d'une promenade ou d'un voyage s'embrancheraient
aussitôt sans solution de continuité et pourraient grâce à elle,
communiquer immédiatement avec mon cur. Car dès que la voiture ou
l'automobile s'engagerait dans une de ces routes qui auraient l'air
d'être la continuation de celle que j'avais parcourue avec Mme de
Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait
immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait
(toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions
que j'avais eues par ces fins d'après-midi-là, en promenade près de
Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s'élevait et
qu'au delà du prochain village, on apercevrait entre les arbres le
coucher du soleil comme s'il avait été quelque localité suivante,
forestière, distante et qu'on n'atteindra pas le soir même. Raccordées
à celles que j'éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route
semblable, s'entourant de toutes les sensations accessoires de libre
respiration, de curiosité, d'indolence, d'appétit, de gaieté, qui leur
étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se
renforceraient, prendraient la consistance d'un type particulier de
plaisir, et presque d'un cadre d'existence que j'avais d'ailleurs
rarement l'occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des
souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une
part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable, pour me
donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu'un sentiment
esthétique, un désir fugitif mais exalté, d'y vivre désormais pour
toujours. Que de fois pour avoir simplement senti une odeur de
feuillée, être assis sur un strapontin en face de Mme de Villeparisis,
croiser la princesse de Luxembourg qui lui envoyait des bonjours de sa
voiture, rentrer dîner au grand-hôtel, ne m'est-il pas apparu comme un
de ces bonheurs ineffables que ni le présent ni l'avenir ne peuvent
nous rendre et qu'on ne goûte qu'une fois dans la vie.

Souvent le jour était tombé avant que nous fussions de retour.
Timidement je citais à Mme de Villeparisis en lui montrant la lune
dans le ciel, quelque belle expression de Chateaubriand ou de Vigny,
ou de Victor Hugo: «Elle répandait ce vieux secret de mélancolie» ou
«pleurant comme Diane au bord de ses fontaines» ou «L'ombre était
nuptiale, auguste et solennelle.»

-- «Et vous trouvez cela beau? me demandait-elle, génial comme vous
dites. Je vous dirai que je suis toujours étonnée de voir qu'on prend
maintenant au sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout
en rendant pleine justice à leurs qualités, étaient les premiers à
plaisanter. On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd'hui, où
si vous dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il prend cela pour
une injure. Vous me citez une grande phrase de M. de Châteaubriand sur
le clair de lune. Vous allez voir que j'ai mes raisons pour y être
réfractaire. M. de Chateaubriand venait bien souvent chez mon père. Il
était du reste agréable quand on était seul parce qu'alors il était
simple et amusant, mais dès qu'il y avait du monde, il se mettait à
poser et devenait ridicule; devant mon père, il prétendait avoir jeté
sa démission à la face du roi et dirigé le conclave, oubliant que mon
père avait été chargé par lui de supplier le roi de le reprendre; et
l'avait entendu faire sur l'élection du pape les pronostics les plus
insensés. Il fallait entendre sur ce fameux conclave M. de Blacas, qui
était un autre homme que M. de Chateaubriand. Quant aux phrases de
celui-ci sur le clair de lune elles étaient tout simplement devenues
une charge à la maison. Chaque fois qu'il faisait clair de lune autour
du château, s'il y avait quelque invité nouveau, on lui conseillait
d'emmener M. de Chateaubriand prendre l'air après le dîner. Quand ils
revenaient, mon père ne manquait pas de prendre à part l'invité: «M.
de Chateaubriand a été bien éloquent?» -- Oh! oui.» --Il vous a parlé
du clair de lune.» -- «Oui, comment savez-vous?» -- «Attendez, ne vous
a-t-il pas dit», et il lui citait la phrase. -- «Oui, mais par quel
mystère.» -- «Et il vous a parlé même du clair de lune dans la
campagne romaine.» -- «Mais vous êtes sorcier.» Mon père n'était pas
sorcier, mais M. de Chateaubriand se contentait de servir toujours un
même morceau tout préparé.

Au nom de Vigny elle se mit à rire.

-- Celui qui disait: «Je suis le comte Alfred de Vigny.» On est comte
ou on n'est pas comte, ça n'a aucune espèce d'importance.

Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car
elle ajoutait:

-- D'abord je ne suis pas sûre qu'il le fût, et il était en tout cas
de très petite souche, ce monsieur qui a parlé dans ses vers de son
«cimier de gentilhomme». Comme c'est de bon goût et comme c'est
intéressant pour le lecteur! Comme c'est Musset, simple bourgeois de
Paris, qui disait emphatiquement: «L'épervier d'or dont mon casque est
armé.» Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins
Musset avait du talent comme poète. Mais à part Cinq-Mars je n'ai
jamais rien pu lire de M. de Vigny, l'ennui me fait tomber le livre
des mains. M. Molé, qui avait autant d'esprit et de tact que M. de
Vigny en avait peu, l'a arrangé de belle façon en le recevant à
l'Académie. Comment, vous ne connaissez pas son discours? C'est un
chef-d'uvre de malice et d'impertinence.» Elle reprochait à Balzac
qu'elle s'étonnait de voir admiré par ses neveux, d'avoir prétendu
peindre une société «où il n'était pas reçu», et dont il a raconté
mille invraisemblances. Quant à Victor Hugo, elle nous disait que M.
de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la jeunesse
romantique, était entré grâce à eux à la première d'Hernani mais qu'il
n'avait pu rester jusqu'au bout, tant il avait trouvé ridicule, les
vers de cet écrivain doué mais exagéré et qui n'a reçu le titre de
grand poète qu'en vertu d'un marché fait, et comme récompense de
l'indulgence intéressée qu'il a professée pour les dangereuses
divagations des socialistes.

Nous apercevions déjà l'hôtel, ses lumières si hostiles le premier
soir, à l'arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices
du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge,
les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets, de notre
retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient devenus
familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre
vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où
ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la
douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les
préférons à des amis que nous n'avons pas vus depuis longtemps, car
ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul «le
chasseur» exposé au soleil dans la journée avait été rentré pour ne
pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels
joints à l'éplorement orangé de sa chevelure, et à la fleur
curieusement rose de ses joues, faisaient au milieu du hall vitré,
penser à une plante de serre qu'on protège contre le froid. Nous
descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il
n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se
croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi souvent
pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la
chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les
grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c'était me
retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens,
m'offraient l'image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que
le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était
encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.

-- Nous abusons de vous, disait ma grand'mère.

-- Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante, répondait son amie
avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux, qui
contrastait avec sa simplicité coutumière.

C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle
se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec
lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est
heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul
manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès
de ses politesses; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une
dame du faubourg Saint-Germain, laquelle voyant toujours dans certains
bourgeois, les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours,
profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans
le livre de compte de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un
solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son
débit, le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant
agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant
les circonstances étaient autres, les personnes différentes et qu'à
Paris elle souhaiterait de nous voir chez elles souvent, le génie de
sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis comme
si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à
multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de
roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et
les effusions verbales. Et par là, -- tout autant que la splendeur
aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs
sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons
d'équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés
comme Alexandre de Macédoine -- les amabilités quotidiennes de Mme de
Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle
ma grand'mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme
caractéristiques de la vie de bains de mer.

-- Donnez donc vos manteaux pour qu'on les remonte.

Ma grand'mère les passait au directeur, et à cause de ses gentillesses
pour moi, j'étais désolé de ce manque d'égards dont il paraissait
souffrir.

-- Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise. Il se
croit probablement trop grand seigneur pour prendre vos châles. Je me
rappelle le duc de Nemours quand j'étais encore bien petite entrant
chez mon père qui habitait le dernier étage de l'hôtel Bouillon, avec
un gros paquet sous le bras, des lettres et des journaux. Je crois
voir le prince dans son habit bleu sous l'encadrement de notre porte
qui avait de jolies boiseries, je crois que c'est Bagard qui faisait
cela, vous savez ces fines baguettes si souples que l'ébéniste parfois
leur faisait former des petites coques, et des fleurs, comme des
rubans qui nouent un bouquet. «Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà
ce que votre concierge m'a donné pour vous. Il m'a dit: «Puisque vous
allez chez M. le comte, ce n'est pas la peine que je monte les étages,
mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle.» Maintenant que vous
avez donné vos affaires, asseyez-vous, tenez, mettez-vous là,
disait-elle à ma grand'mère en lui prenant la main.

-- Oh! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil! Il est trop petit
pour deux, mais trop grand pour moi seule, j'y serais mal.

-- Vous me faites penser, car c'était tout à fait le même, à un
fauteuil que j'ai eu longtemps mais que j'ai fini par ne pas pouvoir
garder parce qu'il avait été donné à ma mère par la malheureuse
duchesse de Praslin. Ma mère qui était pourtant la personne la plus
simple du monde, mais qui avait encore des idées qui viennent d'un
autre temps et que déjà je ne comprenais pas très bien, n'avait pas
voulu d'abord se laisser présenter à Mme de Praslin qui n'était que
Mlle Sebastiani, tandis que celle-ci, parce qu'elle était duchesse,
trouvait que ce n'était pas à elle à se faire présenter. Et par le
fait, ajoutait Mme de Villeparisis oubliant qu'elle ne comprenait pas
ce genre de nuances, n'eût-elle été que Mme de Choiseul que sa
prétention aurait pu se soutenir. Les Choiseul sont tout ce qu'il y a
de plus grand, ils sortent d'une sur du roi Louis-le-Gros, ils étaient
de vrais souverains en Basigny. J'admets que nous l'emportons par les
alliances et l'illustration, mais l'ancienneté est presque la même. Il
était résulté de cette question de préséance des incidents comiques,
comme un déjeuner qui fut servi en retard de plus d'une grande heure
que mit l'une de ces dames à accepter de se laisser présenter. Elles
étaient malgré cela devenues de grandes amies et elle avait donné à ma
mère un fauteuil du genre de celui-ci et où, comme vous venez de
faire, chacun refusait de s'asseoir. Un jour ma mère entend une
voiture dans la cour de son hôtel. Elle demande à un petit domestique
qui c'est. «C'est Madame la duchesse de La Rochefoucauld, madame la
comtesse.» -- «Ah! bien, je la recevrai.» Au bout d'un quart d'heure,
personne. «Hé bien, Madame la duchesse de La Rochefoucauld? où
est-elle donc?» -- «Elle est dans l'escalier, à souffle, madame la
comtesse», répond le petit domestique qui arrivait depuis peu de la
campagne où ma mère avait la bonne habitude de les prendre. Elle les
avait souvent vu naître. C'est comme cela qu'on a chez soi de braves
gens. Et c'est le premier des luxes. En effet, la duchesse de La
Rochefoucauld montait difficilement, étant énorme, si énorme, que
quand elle entra ma mère eut un instant d'inquiétude en se demandant
où elle pourrait la placer. A ce moment le meuble donné par Mme de
Praslin frappa ses yeux: «Prenez donc la peine de vous asseoir, dit ma
mère en le lui avançant.» Et la duchesse le remplit jusqu'aux bords.
Elle était, malgré cette importance, restée assez agréable. «Elle fait
encore un certain effet quand elle entre», disait un de nos amis.
«Elle en fait surtout quand elle sort», répondit ma mère qui avait le
mot plus leste qu'il ne serait de mise aujourd'hui. Chez Mme de La
Rochefoucauld même, on ne se gênait pas pour plaisanter devant elle
qui en riait la première, ses amples proportions. «Mais est-ce que
vous êtes seul?» demanda un jour à M. de La Rochefoucauld ma mère qui
venait faire visite à la duchesse et qui, reçue à l'entrée par le
mari, n'avait pas aperçu sa femme qui était dans une baie du fond.
«Est-ce que Madame de La Rochefoucauld n'est pas là? je ne la vois
pas.» -- «Comme vous êtes aimable!» répondit le duc qui avait un des
jugements les plus faux que j'aie jamais connus mais ne manquait pas
d'un certain esprit.

Après le dîner, quand j'étais remonté avec ma grand'mère, je lui
disais que les qualités qui nous charmaient chez Mme de Villeparisis,
le tact, la finesse, la discrétion, l'effacement de soi-même n'étaient
peut-être pas bien précieux puisque ceux qui les possédèrent au plus
haut degré ne furent que des Molé et des Loménie, et que si leur
absence peut rendre les relations quotidiennes désagréables, elle n'a
pas empêché de devenir Chateaubriand, Vigny, Hugo, Balzac, des
vaniteux qui n'avaient pas de jugement, qu'il était facile de railler,
comme Bloch... Mais au nom de Bloch ma grand'mère se récriait. Et elle
me vantait Mme de Villeparisis. Comme on dit que c'est l'intérêt de
l'espèce qui guide en amour les préférences de chacun, et pour que
l'enfant soit constitué de la façon la plus normale fait rechercher
les femmes maigres aux hommes gras et les grasses aux maigres, de même
c'était obscurément les exigences de mon bonheur menacé par le
nervosisme, par mon penchant maladif à la tristesse, à l'isolement,
qui lui faisaient donner le premier rang aux qualités de pondération
et de jugement, particulières non seulement à Mme de Villeparisis mais
à une société où je pourrais trouver une distraction, un apaisement,
une société pareille à celle où l'on vit fleurir l'esprit d'un Doudan,
d'un M. de Rémusat, pour ne pas dire d'un Beausergent, d'un Joubert,
d'une Sévigné, esprit qui met plus de bonheur, plus de dignité dans la
vie que les raffinements opposés lesquels ont conduit un Baudelaire,
un Poë, un Verlaine, un Rimbaud, à des souffrances, à une
déconsidération dont ma grand'mère ne voulait pas pour son petit-fils.
Je l'interrompais pour l'embrasser et lui demandais si elle avait
remarqué telle phrase que Mme de Villeparisis avait dite et dans
laquelle se marquait la femme qui tenait plus à sa naissance qu'elle
ne l'avouait. Ainsi soumettais-je à ma grand'mère mes impressions car
je ne savais jamais le degré d'estime dû à quelqu'un que quand elle me
l'avait indiqué. Chaque soir je venais lui apporter les croquis que
j'avais pris dans la journée d'après tous ces êtres inexistants qui
n'étaient pas elle. Une fois je luis dis: -- «Sans toi je ne pourrai
pas vivre. -- Mais il ne faut pas, me répondit-elle d'une voix
troublée. Il faut nous faire un cur plus dur que ça. Sans cela que
deviendrais-tu si je partais en voyage. J'espère au contraire que tu
serais très raisonnable et très heureux.»

-- Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais
je compterais les heures.

-- Mais si je partais pour des mois... (A cette seule idée mon cur se
serrait), pour des années... pour...

Nous nous taisions tous les deux. Nous n'osions pas nous regarder.
Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne. Aussi je
m'approchai de la fenêtre et distinctement je lui dis en détournant
les yeux:

-- Tu sais comme je suis un être d'habitudes. Les premiers jours où je
viens d'être séparé des gens que j'aime le plus, je suis malheureux.
Mais tout en les aimant toujours autant, je m'accoutume, ma vie
devient calme, douce; je supporterais d'être séparé d'eux, des mois,
des années.

Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand'mère
sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler
de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m'arrangeant
cependant pour que ma grand'mère fît attention à mes paroles, je dis
que c'était curieux, qu'après les dernières découvertes de la science,
le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore
l'éternité des âmes et leur future réunion.

Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait nous
voir aussi souvent. Un jeune neveu qui préparait Saumur, actuellement
en garnison dans le voisinage, à Doncières, devait venir passer auprès
d'elle un congé de quelques semaines et elle lui donnerait beaucoup de
son temps. Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande
intelligence, surtout son bon cur; déjà je me figurais qu'il allait se
prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré et quand,
avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand'mère qu'il
était malheureusement tombé dans les griffes d'une mauvaise femme dont
il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme j'étais persuadé que ce
genre d'amour finissait fatalement par l'aliénation mentale, le crime
et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à notre
amitié, déjà si grande dans mon cur sans que je l'eusse encore vu, je
pleurai sur elle et sur les malheurs qui l'attendaient comme sur un
être cher dont on vient de nous apprendre qu'il est gravement atteint
et que ses jours sont comptés.

Une après-midi de grande chaleur j'étais dans la salle à manger de
l'hôtel qu'on avait laissée à demi dans l'obscurité pour la protéger
du soleil en tirant des rideaux qu'il jaunissait et qui par leurs
interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand, dans la
travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand,
mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un
jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et
les cheveux aussi dorés que s'ils avaient absorbé tous les rayons du
soleil. Vêtu d'une étoffe souple et blanchâtre comme je n'aurais
jamais cru qu'un homme eût osé en porter, et dont la minceur
n'évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et
le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l'un desquels
tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer.
Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune marquis
de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les
journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment
servi de témoin au jeune duc d'Uzès, dans un duel. Il semblait que la
qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa
tournure qui l'eussent distingué au milieu d'une foule comme un filon
précieux d'opale azurée et lumineuse, engaîné dans une matière
grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des
autres hommes. Et en conséquence quand avant la liaison dont Mme de
Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se
l'étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de
la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas
seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur
lui que sur elle. A cause de son «chic», de son impertinence de jeune
«lion», à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui
trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher car on
savait combien il était viril et qu'il aimait passionnément les
femmes. C'était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait
parlé. Je fus ravi de penser que j'allais le connaître pendant
quelques semaines et sûr qu'il me donnerait toute son affection. Il
traversa rapidement l'hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre
son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de
la plage, et la mer qui remplissait jusqu'à mi-hauteur le vitrage du
hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme
dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en
rien sur l'observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en
choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de
golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de
ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au
premier plan d'un paysage. Une voiture à deux chevaux l'attendait
devant la porte; et tandis que son monocle reprenait ses ébats sur la
route ensoleillée, avec l'élégance et la maîtrise qu'un grand pianiste
trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple, où il ne
semblait pas possible qu'il sût se montrer supérieur à un exécutant de
deuxième ordre, le neveu de Mme de Villeparisis prenant les guides que
lui passa le cocher, s'assit à côté de lui et tout en décachetant une
lettre que le directeur de l'hôtel lui remit, fit partir les bêtes.

Quelle déception j'éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que
je le rencontrai dehors ou dans l'hôtel, -- le col haut, équilibrant
perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle
fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité, -- je pus me
rendre compte qu'il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis
qu'il ne nous saluait pas quoiqu'il ne pût ignorer que nous étions les
amis de sa tante. Et me rappelant l'amabilité que m'avaient témoignée
Mme de Villeparisis et avant elle M. de Norpois, je pensais que
peut-être ils n'étaient que des nobles pour rire et qu'un article
secret des lois qui gouvernent l'aristocratie doit y permettre
peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer dans leurs
rapports avec les roturiers, et pour une raison qui m'échappait, à la
morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune
marquis. Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la
caractéristique de l'âge ridicule que je traversais -- âge nullement
ingrat, très fécond -- est qu'on n'y consulte pas l'intelligence et
que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible
de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne
connaît guère le calme. Il n'y a presque pas un des gestes qu'on a
faits alors qu'on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu'on
devrait regretter au contraire c'est de ne plus posséder la
spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les
choses d'une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste
de la société, mais l'adolescence est le seul temps où l'on ait appris
quelque chose.

Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout ce
qu'elle impliquait de dureté naturelle se trouva vérifiée par son
attitude chaque fois qu'il passait à côté de nous, le corps aussi
inflexiblement élancé, la tête toujours aussi haute, le regard
impassible, ce n'est pas assez dire aussi implacable, dépouillé de ce
vague respect qu'on a pour les droits d'autres créatures, même si
elles ne connaissent pas votre tante et qui faisait que je n'étais pas
tout à fait le même devant une vieille dame que devant un bec de gaz.
Ces manières glacées étaient aussi loin des lettres charmantes que je
l'imaginais encore il y a quelques jours, m'écrivant pour me dire sa
sympathie, qu'est loin de l'enthousiasme de la Chambre et du peuple
qu'il s'est représenté en train de soulever par un discours
inoubliable la situation médiocre, obscure, de l'imaginatif qui après
avoir ainsi rêvassé tout seul, pour son compte, à haute voix, se
retrouve, les acclamations imaginaires une fois apaisées, gros Jean
comme devant. Quand Mme de Villeparisis sans doute pour tâcher
d'effacer la mauvaise impression que nous avaient causée ces dehors
révélateurs d'une nature orgueilleuse et méchante nous reparla de
l'inépuisable bonté de son petit-neveu (il était le fils d'une de ses
nièces et était un peu plus âgé que moi) j'admirai comme dans le
monde, au mépris de toute vérité, on prête des qualités de cur à ceux
qui l'ont si sec, fussent-ils d'ailleurs aimables avec des gens
brillants, qui font partie de leur milieu. Mme de Villeparisis ajouta
elle-même, quoique indirectement, une confirmation aux traits
essentiels, déjà certains pour moi de la nature de son neveu, un jour
où je les rencontrai tous deux dans un chemin si étroit qu'elle ne put
faire autrement que de me présenter à lui. Il sembla ne pas entendre
qu'on lui nommait quelqu'un, aucun muscle de son visage ne bougea; ses
yeux où ne brilla pas la plus faible lueur de sympathie humaine,
montrèrent seulement dans l'insensibilité, dans l'inanité du regard,
une exagération à défaut de laquelle, rien ne les eût différenciés de
miroirs sans vie. Puis fixant sur moi ces yeux durs comme s'il eût
voulu se renseigner sur moi, avant de me rendre mon salut, par un
brusque déclenchement qui sembla plutôt dû à un réflexe musculaire
qu'à un acte de volonté, mettant entre lui et moi le plus grand
intervalle possible, allongea le bras dans toute sa longueur, et me
tendit la main, à distance. Je crus qu'il s'agissait au moins d'un
duel, quand le lendemain il me fit passer sa carte. Mais il ne me
parla que de littérature, déclara après une longue causerie qu'il
avait une envie extrême de me voir plusieurs heures chaque jour. Il
n'avait pas, durant cette visite, fait preuve seulement d'un goût très
ardent pour les choses de l'esprit, il m'avait témoigné une sympathie
qui allait fort peu avec le salut de la veille. Quand je le lui eus vu
refaire chaque fois qu'on lui présentait quelqu'un, je compris que
c'était une simple habitude mondaine particulière à une certaine
partie de sa famille et à laquelle sa mère qui tenait à ce qu'il fût
admirablement bien élevé, avait plié son corps; il faisait ces
saluts-là sans y penser plus qu'à ses beaux vêtements, à ses beaux
cheveux; c'était une chose dénuée de la signification morale que je
lui avais donnée d'abord, une chose purement apprise, comme cette
autre habitude qu'il avait aussi de se faire présenter immédiatement
aux parents de quelqu'un qu'il connaissait, et qui était devenue chez
lui si instinctive, que me voyant le lendemain de notre rencontre, il
fonça sur moi et, sans me dire bonjour, me demanda de le nommer à ma
grand'mère qui était auprès de moi, avec la même rapidité fébrile que
si cette requête eût été due à quelque instinct défensif, comme le
geste de parer un coup ou de fermer les yeux devant un jet d'eau
bouillante et sans le préservatif de laquelle il y eût péril à
demeurer une seconde de plus.

Les premiers rites d'exorcisme une fois accomplis, comme une fée
hargneuse dépouille sa première apparence et se pare de grâces
enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le
plus prévenant jeune homme que j'eusse jamais rencontré. «Bon, me
dis-je, je me suis déjà trompé sur lui, j'avais été victime d'un
mirage, mais je n'ai triomphé du premier que pour tomber dans un
second car c'est un grand seigneur féru de noblesse et cherchant à le
dissimuler.» Or, toute la charmante éducation, toute l'amabilité de
Saint-Loup devait en effet, au bout de peu de temps, me laisser voir
un autre être mais bien différent de celui que je soupçonnais.

Ce jeune homme qui avait l'air d'un aristocrate et d'un sportsman
dédaigneux n'avait d'estime et de curiosité que pour les choses de
l'esprit, surtout pour ces manifestations modernistes de la
littérature et de l'art qui semblaient si ridicules à sa tante; il
était imbu d'autre part de ce qu'elle appelait les déclamations
socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et passait
des heures à étudier Nietsche et Proudhon. C'était un de ces
«intellectuels» prompts à l'admiration qui s'enferment dans un livre,
soucieux seulement de haute pensée. Même chez Saint-Loup l'expression
de cette tendance très abstraite et qui l'éloignait tant de mes
préoccupations habituelles, tout en me paraissant touchante m'ennuyait
un peu. Je peux dire que, quand je sus bien qui avait été son père,
les jours où je venais de lire des mémoires tout nourris d'anecdotes
sur ce fameux comte de Marsantes en qui se résume l'élégance si
spéciale d'une époque déjà lointaine, l'esprit empli de rêveries,
désireux d'avoir des précisions sur la vie qu'avait menée M. de
Marsantes, j'enrageais que Robert de Saint-Loup au lieu de se
contenter d'être le fils de son père, au lieu d'être capable de me
guider dans le roman démodé qu'avait été l'existence de celui-ci, se
fût élevé jusqu'à l'amour de Nietsche et de Proudhon. Son père n'eût
pas partagé mes regrets. Il était lui-même un homme intelligent,
excédant les bornes de sa vie d'homme du monde. Il n'avait guère eu le
temps de connaître son fils, mais avait souhaité qu'il valût mieux que
lui. Et je crois bien que contrairement au reste de la famille, il
l'eût admiré, se fût réjoui qu'il délaissât ce qui avait fait ses
minces divertissements pour d'austères méditations, et, sans en rien
dire, dans sa modestie de grand seigneur spirituel, eût lu en cachette
les auteurs favoris de son fils pour apprécier de combien Robert lui
était supérieur.

Il y avait, du reste, cette chose assez triste, c'est que si M. de
Marsantes à l'esprit fort ouvert, eût apprécié un fils si différent de
lui, Robert de Saint-Loup parce qu'il était de ceux qui croient que le
mérite est attaché à certaines formes d'art et de vie, avait un
souvenir affectueux mais un peu méprisant d'un père qui s'était occupé
toute sa vie de chasse et de course, avait bâillé à Wagner et raffolé
d'Offenbach. Saint-Loup n'était pas assez intelligent pour comprendre
que la valeur intellectuelle n'a rien à voir avec l'adhésion à une
certaine formule esthétique, et il avait pour l'intellectualité de M.
de Marsantes, un peu le même genre de dédain qu'auraient pu avoir pour
Boieldieu ou pour Labiche, un fils Boieldieu ou un fils Labiche qui
eussent été des adeptes de la littérature la plus symbolique et de la
musique la plus compliquée. «J'ai très peu connu mon père, disait
Robert. Il paraît que c'était un homme exquis. Son désastre a été la
déplorable époque où il a vécu. Etre né dans le faubourg Saint-Germain
et avoir vécu à l'époque de la Belle-Hélène, cela fait cataclysme dans
une existence. Peut-être petit bourgeois fanatique du «Ring» eût-il
donné tout autre chose. On me dit même qu'il aimait la littérature.
Mais on ne peut pas savoir puisque ce qu'il entendait par littérature,
se compose d'uvres périmées.» Et pour ce qui était de moi, si je
trouvais Saint-Loup un peu sérieux, lui ne comprenait pas que je ne le
fusse pas davantage. Ne jugeant chaque chose qu'au poids
d'intelligence qu'elle contient, ne percevant pas les enchantements
d'imagination que me donnaient certaines qu'il jugeait frivoles, il
s'étonnait que moi -- moi à qui il s'imaginait être tellement
inférieur -- je pusse m'y intéresser.

Dès les premiers jours Saint-Loup fit la conquête de ma grand'mère,
non seulement par la bonté incessante qu'il s'ingéniait à nous
témoigner à tous deux, mais par le naturel qu'il y mettait comme en
toutes choses. Or, le naturel -- sans doute parce que, sous l'art de
l'homme, il laisse sentir la nature -- était la qualité que ma
grand'mère préférait à toutes, tant dans les jardins où elle n'aimait
pas qu'il y eût, comme dans celui de Combray, de plates-bandes trop
régulières, qu'en cuisine où elle détestait ces «pièces montées» dans
lesquelles on reconnaît à peine les aliments qui ont servi à les
faire, ou dans l'interprétation pianistique qu'elle ne voulait pas
trop fignolée, trop léchée, ayant même eu pour les notes accrochées,
pour les fausses notes de Rubinstein, une complaisance particulière.
Ce naturel elle le goûtait jusque dans les vêtements de Saint-Loup,
d'une élégance souple sans rien de «gommeux» ni de «compassé», sans
raideur et sans empois. Elle prisait davantage encore ce jeune homme
riche dans la façon négligente et libre qu'il avait de vivre dans le
luxe sans «sentir l'argent», sans airs importants; elle retrouvait
même le charme de ce naturel dans l'incapacité que Saint-Loup avait
gardée et qui généralement disparaît avec l'enfance en même temps que
certaines particularités physiologiques de cet âge -- d'empêcher son
visage de refléter une émotion. Quelque chose qu'il désirait par
exemple et sur quoi il n'avait pas compté, ne fût-ce qu'un compliment,
faisait se dégager en lui un plaisir si brusque, si brûlant, si
volatile, si expansif, qu'il lui était impossible de le contenir et de
le cacher; une grimace de plaisir s'emparait irrésistiblement de son
visage; la peau trop fine de ses joues laissait transparaître une vive
rougeur, ses yeux reflétaient la confusion et la joie; et ma
grand'mère était infiniment sensible à cette gracieuse apparence de
franchise et d'innocence, laquelle d'ailleurs chez Saint-Loup, au
moins à l'époque où je me liai avec lui, ne trompait pas. Mais j'ai
connu un autre être et il y en a beaucoup, chez lequel la sincérité
physiologique de cet incarnat passager n'excluait nullement la
duplicité morale; bien souvent il prouve seulement la vivacité avec
laquelle ressentent le plaisir jusqu'à être désarmées devant lui et à
être forcées de le confesser aux autres, des natures capables des plus
viles fourberies. Mais où ma grand'mère adorait surtout le naturel de
Saint-Loup, c'était dans sa façon d'avouer sans aucun détour la
sympathie qu'il avait pour moi, et pour l'expression de laquelle il
avait de ces mots comme elle n'eût pas pu en trouver elle-même,
disait-elle, de plus justes et vraiment aimants, des mots qu'eussent
contresignés «Sevigné et Beausergent»; il ne se gênait pas pour
paisanter mes défauts -- qu'il avait démêlés avec une finesse dont
elle était amusée -- mais comme elle-même aurait fait, avec tendresse,
exaltant au contraire mes qualités avec une chaleur, un abandon qui ne
connaissait pas les réserves et la froideur grâce auxquelles les
jeunes gens de son âge croient généralement se donner de l'importance.
Et il montrait à prévenir mes moindres malaises, à remettre des
couvertures sur mes jambes si le temps fraîchissait sans que je m'en
fusse aperçu, à s'arranger sans le dire à rester le soir avec moi plus
tard, s'il me sentait triste ou mal disposé, une vigilance que, du
point de vue de ma santé pour laquelle plus d'endurcissement eût
peut-être été préférable, ma grand'mère trouvait presque excessive,
mais qui comme preuve d'affection pour moi la touchait profondément.

Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous étions devenus de
grands amis pour toujours, et il disait «notre amitié» comme s'il eût
parlé de quelque chose d'important et de délicieux qui eût existé en
dehors de nous-mêmes et qu'il appela bientôt -- en mettant à part son
amour pour sa maîtresse -- la meilleure joie de sa vie. Ces paroles me
causaient une sorte de tristesse, et j'étais embarrassé pour y
répondre, car je n'éprouvais à me trouver, à causer avec lui -- et
sans doute c'eût été de même avec tout autre -- rien de ce bonheur
qu'il m'était au contraire possible de ressentir quand j'étais sans
compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi
quelqu'une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux.
Mais dès que j'étais avec quelqu'un, dès que je parlais à un ami, mon
esprit faisait volte-face, c'était vers cet interlocuteur et non vers
moi-même qu'il dirigeait ses pensées et quand elles suivaient ce sens
inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que j'avais
quitté Saint-Loup, je mettais, à l'aide de mots, une sorte d'ordre
dans les minutes confuses que j'avais passées avec lui; je me disais
que j'avais un bon ami, qu'un bon ami est une chose rare et je
goûtais, à me sentir entouré de biens difficiles à acquérir, ce qui
était justement l'opposé du plaisir qui m'était naturel, l'opposé du
plaisir d'avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque
chose qui y était caché dans la pénombre. Si j'avais passé deux ou
trois heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu'il eût admiré ce
que je lui avais dit, j'éprouvais une sorte de remords, de regret, de
fatigues de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler. Mais je
me disais qu'on n'est pas intelligent que pour soi-même, que les plus
grands ont désiré d'être appréciés, que je ne pouvais pas considérer
comme perdues des heures où j'avais bâti une haute idée de moi dans
l'esprit de mon ami, je me persuadais facilement que je devais en être
heureux et je souhaitais d'autant plus vivement que ce bonheur ne me
fût jamais enlevé que je ne l'avais pas ressenti. On craint plus que
de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de nous
parce que notre cur ne s'en est pas emparé. Je me sentais capable
d'exercer les vertus de l'amitié mieux que beaucoup (parce que je
ferais toujours passer le bien de mes amis avant ces intérêts
personnels auxquels d'autres sont attachés et qui ne comptaient pas
pour moi) mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui au
lieu d'accroître les différences qu'il y avait entre mon âme et celles
des autres -- comme il y en a entre les âmes de chacun de nous -- les
effacerait. En revanche par moment ma pensée démêlait en Saint-Loup un
être plus général que lui-même, le «noble», et qui comme un esprit
intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions;
alors, à ces moments-là, quoique près de lui j'étais seul comme je
l'eusse été devant un paysage dont j'aurais compris l'harmonie. Il
n'était plus qu'un objet que ma rêverie cherchait à approfondir. A
retrouver toujours en lui cet être antérieur, séculaire, cet
aristocrate que Robert aspirait justement à ne pas être, j'éprouvais
une vive joie, mais d'intelligence, non d'amitié. Dans l'agilité
morale et physique qui donnait tant de grâce à son amabilité, dans
l'aisance avec laquelle il offrait sa voiture à ma grand'mère et l'y
faisait monter, dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur
que j'eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes épaules, je
ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs
qu'avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme
qui ne prétendait qu'à l'intellectualité, leur dédain de la richesse
qui, subsistant chez lui à côté du goût qu'il avait d'elle rien que
pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment
son luxe à leurs pieds; j'y sentais surtout la certitude ou l'illusion
qu'avaient eu ces grands seigneurs d'être «plus que les autres», grâce
à quoi ils n'avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu'on
est «autant que les autres», cette peur de paraître trop empressé, qui
lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de
laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne.
Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon
ami comme une uvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les
parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale
à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne connaissait pas et
qui par conséquent n'ajoutait rien à ses qualités propres, à cette
valeur personnelle d'intelligence et de moralité à quoi il attachait
tant de prix.

Et pourtant elle était dans une certaine mesure leur condition. C'est
parce qu'il était un gentilhomme que cette activité mentale, ces
aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher de jeunes
étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de
vraiment pur et désintéressé qu'elles n'avaient pas chez eux. Se
croyant l'héritier d'une caste ignorante et égoïste, il cherchait
sincèrement à ce qu'ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques
qui exerçaient sur eux au contraire une séduction et à cause
desquelles ils le recherchaient, tout en simulant à son égard la
froideur et même l'insolence. Il était ainsi amené à faire des avances
à des gens dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray,
eussent été stupéfaits qu'il ne se détournât pas. Un jour que nous
étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d'une
tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations
contre le fourmillement d'israélites qui infestait Balbec. «On ne peut
faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par
principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il
y a pléthore. On n'entend que: «Dis donc Apraham, chai fu Chakop. On
se croirait rue d'Aboukir.» L'homme qui tonnait ainsi contre Israël
sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite.
C'était mon camarade Bloch. Saint-Loup me demanda immédiatement de
rappeler à celui-ci qu'ils s'étaient rencontrés au Concours Général où
Bloch avait eu le prix d'honneur, puis dans une Université populaire.

Tout au plus souriais-je parfois de retrouver chez Robert les leçons
des jésuites dans la gêne que la peur de froisser faisait naître chez
lui, chaque fois que quelqu'un de ses amis intellectuels commettait
une erreur mondaine, faisait une chose ridicule, à laquelle, lui,
Saint-Loup, n'attachait aucune importance, mais dont il sentait que
l'autre aurait rougi si l'on s'en était aperçu. Et c'était Robert qui
rougissait comme si ç'avait été lui le coupable, par exemple le jour
où Bloch lui promettait d'aller le voir à l'hôtel, ajouta:

-- Comme je ne peux pas supporter d'attendre parmi le faux chic de ces
grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal,
dites au «laïft» de les faire taire et de vous prévenir de suite.

Personnellement, je ne tenais pas beaucoup à ce que Bloch vînt à
l'hôtel. Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec
ses surs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d'amis. Or
cette colonie juive était plus pittoresque qu'agréable. Il en était de
Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours
de géographie nous enseignent que la population israélite n'y jouit
point de la même faveur et n'y est pas parvenue au même degré
d'assimilation qu'à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange
d'aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou
leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les
unes pour le «bal», les autres bifurquant vers le baccarat, ils
formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des
gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans
sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des
Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits
bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles,
belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims,
n'auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées,
poussant le souci des modes de «bains de mer» jusqu'à toujours avoir
l'air de revenir de pêcher la crevette ou d'être en train de danser le
tango. Quant aux hommes, malgré l'éclat des smokings et des souliers
vernis, l'exagération de leur type faisait penser à ces recherches
dites «intelligentes» des peintres qui, ayant à illustrer les
Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au pays où la scène se
passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure
qu'avait le plus gros «ponte» de Balbec. Bloch me présenta ses surs,
auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui
riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur
admiration et leur idole. De sorte qu'il est probable que ce milieu
devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre,
beaucoup d'agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les
éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas il le
sentait, il voyait là la preuve d'un antisémitisme contre lequel il
faisait front en une phalange compacte et close où personne d'ailleurs
ne songeait à se frayer un chemin.

Pour ce qui est de «laïft», cela avait d'autant moins lieu de me
surprendre que quelques jours auparavant, Bloch m'ayant demandé
pourquoi j'étais venu à Balbec (il lui semblait au contraire tout
naturel que lui-même y fût) et si c'était «dans l'espoir de faire de
belles connaissances», comme je lui avais dit que ce voyage répondait
à un de mes plus anciens désirs, moins profond pourtant que celui
d'aller à Venise, il avait répondu: «Oui, naturellement, pour boire
des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire
les Stones of Venaïce, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l'un des
plus barbifiants bonshommes qui soient.» Bloch croyait donc évidemment
qu'en Angleterre, non seulement tous les individus du sexe mâle sont
lords, mais encore que la lettre i s'y prononce toujours aï. Quant à
Saint-Loup, il trouvait cette faute de prononciation d'autant moins
grave qu'il y voyait surtout un manque de ces notions presque
mondaines que mon nouvel ami méprisait autant qu'il les possédait.
Mais la peur que Bloch apprenant un jour qu'on dit Venice et que
Ruskin n'était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l'avait
trouvé ridicule fit que ce dernier se sentit coupable comme s'il avait
manqué de l'indulgence dont il débordait et que la rougeur qui
colorerait sans doute un jour le visage de Bloch à la découverte de
son erreur, il la sentit par anticipation et réversibilité monter au
sien. Car il pensait bien que Bloch attachait plus d'importance que
lui à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps après, un jour
qu'il m'entendit prononcer «lift», en interrompant:

-- «Ah! on dit lift.» Et d'un ton sec et hautain: -- «Cela n'a
d'ailleurs aucune espèce d'importance.» Phrase analogue à un réflexe,
la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus
graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes; dénonçant
alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose
en question à celui qui la déclare sans importance; phrase tragique
parfois qui la première de toutes s'échappe si navrante alors, des
lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière
espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service:
«Ah! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai
autrement»; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce
d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement
envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda: «Est-ce
par goût de t'élever vers la noblesse -- une noblesse très à-côté du
reste, mais tu es demeuré naïf -- que tu fréquentes de
Saint-Loup-en-Bray. Tu dois être en train de traverser une jolie crise
de snobisme. Dis-moi es-tu snob? Oui n'est-ce pas?» Ce n'est pas que
son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en
un français assez incorrect «la mauvaise éducation» était son défaut,
par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte
raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans
l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous, n'est pas
plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à
chacun. Sans doute, ce n'est pas le bon sens qui est «la chose du
monde la plus répandue», c'est la bonté. Dans les coins les plus
lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir
d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux
du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu
que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire.
Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle
existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche
de le faire, par exemple, pendant la lecture d'un roman ou d'un
journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le cur de celui qui,
assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers
le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts
n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a
tellement les siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes obligés
de n'en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La
personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en
rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue
élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les
lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui
confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans
vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à
ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de
procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les
choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en
tait, qu'il en ensevelit dans son cur, où elles aigrissent, de toutes
différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il
vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième
a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous
sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas
être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et
qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement
de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois
autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que
légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait
fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres
personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier
ami il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui
peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit
avec force: «Je suis comme cela.» Tandis que d'autres vous agacent par
leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous
pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils
sachent de quoi il s'agit; que d'autres encore restent des mois à vous
répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non
eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque
chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne
viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant
pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement,
ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir
et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils
sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous
ayez à faire, mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de
mauvaise humeur, vous ne pouvez pas tirer d'eux une parole, ils
opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la
peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que
s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses
défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de
nous consoler d'eux -- en pensant à son talent, à sa bonté, à sa
tendresse, -- ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour
cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante
obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par
celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui
qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le
voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté
d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par
prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut
être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent
jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison
d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de
pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des
autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas
moins si au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce
que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à
notre égard en notre absence, quelle image entièrement différente ils
portaient en eux de nous et de notre vie. De sorte que chaque fois que
nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives
et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une
hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus
exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le
moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a
entre notre idée de nous-mêmes et nos paroles, disproportion qui rend
généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces
chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de
fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur
murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration
que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise
habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter comme
faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des
défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de
ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de
soi, détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer.
D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui
nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les
autres. Un myope dit d'un autre: «Mais il peut à peine ouvrir les
yeux»; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus
solide; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent
pas; un malodorant prétend qu'on sent mauvais; un mari trompé voit
partout des maris trompés; une femme légère des femmes légères; le
snob des snobs. Et puis chaque vice comme chaque profession, exige et
développe un savoir spécial qu'on n'est pas fâché d'étaler. L'investi
dépiste les investis, le couturier invité dans le monde n'a pas encore
causé avec vous qu'il a déjà apprécié l'étoffe de votre vêtement et
que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et si après quelques
instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un
odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne
lui paraît plus important, et à vous qui avez remarqué les siennes,
plus ridicule. Et ce n'est pas seulement quand nous parlons de nous
que nous croyons les autres aveugles; nous agissons comme s'ils
l'étaient. Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache
ou lui promet l'inversibilité de son défaut, de même qu'il ferme les
yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas sur la raie de
crasse qu'ils portent aux oreilles et l'odeur de transpiration qu'ils
gardent au creux des bras et les persuade qu'ils peuvent impunément
promener l'une et l'autre dans le monde qui ne s'apercevra de rien. Et
ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s'imaginent
qu'on les prendra pour des vraies. Bloch était mal élevé, névropathe,
snob et appartenant à une famille peu estimée supportait comme au fond
des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non
seulement les chrétiens de la surface mais les couches superposées des
castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris
celle qui lui était immédiatement inférieure. Percer jusqu'à l'air
libre en s'élevant de famille juive en famille juive eût demandé à
Bloch plusieurs milliers d'années. Il valait mieux chercher à se
frayer une issue d'un autre côté.

Quand Bloch me parla de la crise de snobisme que je devais traverser
et me demanda de lui avouer que j'étais snob, j'aurais pu lui
répondre: «Si je l'étais, je ne te fréquenterais pas.» Je lui dis
seulement qu'il était peu aimable. Alors il voulut s'excuser mais
selon le mode qui est justement celui de l'homme mal élevé, lequel est
trop heureux en revenant sur ses paroles de trouver une occasion de
les aggraver. «Pardonne-moi, me disait-il maintenant chaque fois qu'il
me rencontrait, je t'ai chagriné, torturé, j'ai été méchant à plaisir.
Et pourtant -- l'homme en général et ton ami en particulier est un si
singulier animal -- tu ne peux imaginer, moi qui te taquine si
cruellement, la tendresse que j'ai pour toi. Elle va souvent quand je
pense à toi, jusqu'aux larmes.» Et il fit entendre un sanglot.

Ce qui m'étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises manières, c'était
combien la qualité de sa conversation était inégale. Ce garçon si
difficile qui des écrivains les plus en vogue disait: «C'est un sombre
idiot, c'est tout à fait un imbécile», par moments racontait avec une
grande gaieté des anecdotes qui n'avaient rien de drôle et citait
comme «quelqu'un de vraiment curieux», tel homme entièrement médiocre.
Cette double balance pour juger de l'esprit, de la valeur, de
l'intérêt des êtres, ne laissa pas de m'étonner jusqu'au jour où je
connus M. Bloch père.

Je n'avais pas cru que nous serions jamais admis à le connaître, car
Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi.
Il avait notamment dit à Robert que j'étais (toujours), affreusement
snob. «Si, si, il est enchanté de connaître M. LLLLegrandin», dit-il.
Cette manière de détacher un mot était chez Bloch le signe à la fois
de l'ironie et de la littérature. Saint-Loup qui n'avait jamais
entendu le nom de Legrandin s'étonna: «Mais qui est-ce?» -- «Oh! c'est
quelqu'un de très bien», répondit Bloch en riant et en mettant
frileusement ses mains dans les poches de son veston, persuadé qu'il
était en ce moment en train de contempler le pittoresque aspect d'un
extraordinaire gentilhomme provincial auprès de quoi ceux de Barbey
d'Aurevilly n'étaient rien. Il se consolait de ne pas savoir peindre
M. Legrandin en lui donnant plusieurs L et en savourant ce nom comme
un vin de derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives
restaient inconnues aux autres. S'il dit à Saint-Loup du mal de moi,
d'autre part il ne m'en dit pas moins de Saint-Loup. Nous avions connu
le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous
les fussions répétées l'un à l'autre, ce qui nous eût semblé très
coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à Bloch
que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu'il ne ferait
qu'apprendre à l'un ou à l'autre ce qu'ils allaient savoir, il préféra
prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part lui avoua qu'il
avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura
«par le Kroniôn Zeus, gardien des serments», qu'il l'aimait, qu'il
donnerait sa vie pour lui et essuya une larme. Le même jour, il
s'arrangea pour me voir seul, me fit sa confession, déclara qu'il
avait agi dans mon intérêt parce qu'il croyait qu'un certain genre de
relations mondaines m'était néfaste et que je «valais mieux que cela».
Puis, me prenant la main avec un attendrissement d'ivrogne, bien que
son ivresse fût purement nerveuse: «Crois-moi, dit-il, et que la noire
Ker me saisisse à l'instant et me fasse franchir les portes d'Hadès,
odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à Combray, à ma tendresse
infinie pour toi, à telles après-midi en classe que tu ne te rappelles
même pas, je n'ai pas sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je
te le jure, et hélas, je le sais car je connais les âmes, tu ne me
croiras pas.» Je ne le croyais pas, en effet, et à ces paroles que je
sentais inventées à l'instant même et au fur et à mesure qu'il
parlait, son serment «par la Ker» n'ajoutait pas un grand poids, le
culte hellénique étant chez Bloch purement littéraire. D'ailleurs dès
qu'il commençait à s'attendrir et désirait qu'on s'attendrît sur un
fait faux, il disait: «Je te le jure», plus encore pour la volupté
hystérique de mentir que dans l'intérêt de faire croire qu'il disait
la vérité. Je ne croyais pas ce qu'il me disait, mais je ne lui en
voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand'mère d'être
incapable de rancune, même contre de bien plus grands coupables et de
ne jamais condamner personne.

Ce n'était du reste pas absolument un mauvais garçon que Bloch, il
pouvait avoir de grandes gentillesses. Et depuis que la race de
Combray, la race d'où sortaient des êtres absolument intacts comme ma
grand'mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n'ai plus
guère le choix qu'entre d'honnêtes brutes, insensibles et loyales, et
chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu'ils ne se
soucient en rien de votre vie -- et une autre espèce d'hommes qui tant
qu'ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent,
s'attendrissent jusqu'à pleurer, prennent leur revanche quelques
heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais
vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi
momentanément assimilés à vous-même, je crois que c'est cette dernière
sorte d'hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la
société.

Tu ne peux t'imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch.
Au fond, c'est un côté assez juif chez moi, ajouta-t-il ironiquement
en rétrécissant sa prunelle comme s'il s'agissait de doser au
microscope une quantité infinitésimale de «sang juif» et comme aurait
pu le dire mais ne l'eût pas dit -- un grand seigneur français que
parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard
ou plus anciennement encore la Sainte Vierge de qui prétendent
descendre, dit-on, les Lévy -- qui reparaît: «J'aime assez,
ajouta-t-il, faire ainsi dans mes sentiments la part assez mince,
d'ailleurs, qui peut tenir à mes origines juives.» Il prononça cette
phrase parce que cela lui paraissait à la fois spirituel et brave de
dire la vérité sur sa race, vérité que par la même occasion il
s'arrangeait à atténuer singulièrement, comme les avares qui se
décident à acquitter leurs dettes mais n'ont le courage d'en payer que
la moitié. Le genre de fraudes qui consiste à avoir l'audace de
proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour une bonne part des
mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu'on ne pense et même
chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises
dans la vie, notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu,
leur donnent l'occasion de s'y livrer.

Toutes ces diatribes confidentielles de Bloch à Saint-Loup contre moi,
à moi contre Saint-Loup finirent par une invitation à dîner. Je ne
suis pas bien sûr qu'il ne fit pas d'abord une tentative pour avoir
Saint-Loup seul. La vraisemblance rend cette tentative probable, le
succès ne la couronna pas, car ce fut à moi et à Saint-Loup que Bloch
dit un jour: «Cher maître, et vous, cavalier aimé d'Arès, de
Saint-Loup-en-Bray, dompteur de chevaux, puisque je vous ai rencontré
sur le rivage d'Amphitrite, résonnant d'écume, près des tentes des
Ménier aux nefs rapides, voulez-vous tous deux venir dîner un jour de
la semaine chez mon illustre père, au cur irréprochable?» Il nous
adressait cette invitation parce qu'il avait le désir de se lier plus
étroitement avec Saint-Loup qui le ferait, espérait-il, pénétrer dans
des milieux aristocratiques. Formé par moi, pour moi -- ce souhait eût
paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme, bien conforme à
l'opinion qu'il avait de tout un côté de ma nature qu'il ne jugeait
pas, jusqu'ici du moins, le principal; mais le même souhait, de sa
part, lui semblait la preuve d'une belle curiosité de son intelligence
désireuse de certains dépaysements sociaux où il pouvait peut-être
trouver quelque utilité littéraire. M. Bloch père quand son fils lui
avait dit qu'il amènerait à dîner un de ses amis, dont il avait
décliné sur un ton de satisfaction sarcastique le titre et le nom: «Le
marquis de Saint-Loup-en-Bray» avait éprouvé une commotion violente.
«Le marquis de Saint-Loup-en-Bray! Ah! bougre!» s'était-il écrié,
usant du juron qui était chez lui la marque la plus forte de la
déférence sociale. Et il avait jeté sur son fils, capable de s'être
fait de telles relations, un regard admiratif qui signifiait: «Il est
vraiment étonnant. Ce prodige est-il mon enfant?» et qui causa autant
de plaisir à mon camarade que si cinquante francs avaient été ajoutés
à sa pension mensuelle. Car Bloch était mal à l'aise chez lui et
sentait que son père le traitait de dévoyé parce qu'il vivait dans
l'admiration de Leconte de Lisle, Heredia et autres «bohèmes». Mais
des relations avec Saint-Loup-en-Bray dont le père avait été président
du Canal de Suez! (ah! bougre!) c'était un résultat «indiscutable». On
regretta d'autant plus d'avoir laissé à Paris, par crainte de
l'abîmer, le stéréoscope. Seul, M. Bloch, le père, avait l'art ou du
moins le droit de s'en servir. Il ne le faisait du reste que rarement,
à bon escient, les jours où il y avait gala et domestiques mâles en
extra. De sorte que de ces séances de stéréoscope émanaient pour ceux
qui y assistaient comme une distinction, une faveur de privilégiés, et
pour le maître de maison qui les donnait un prestige analogue à celui
que le talent confère et qui n'aurait pas pu être plus grand, si les
vues avaient été prises par M. Bloch lui-même et l'appareil de son
invention. «Vous n'étiez pas invité hier chez Salomon?» disait-on dans
la famille. «Non, je n'étais pas des élus! Qu'est-ce qu'il y avait?»
«Un grand tralala, le stéréoscope, toute la boutique.» «Ah! s'il y
avait le stéréoscope, je regrette, car il paraît que Salomon est
extraordinaire quand il le montre.» «Que veux-tu, dit M. Bloch à son
fils, il ne faut pas lui donner tout à la fois, comme cela il lui
restera quelque chose à désirer.» Il avait bien pensé dans sa
tendresse paternelle et pour émouvoir son fils à faire venir
l'instrument. Mais le «temps matériel» manquait, ou plutôt on avait
cru qu'il manquerait; mais nous dûmes faire le dîner parce que
Saint-Loup ne put se déplacer, attendant un oncle qui allait venir
passer quarante-huit heures auprès de Mme de Villeparisis. Comme, très
adonné aux exercices physiques, surtout aux longues marches, c'était
en grande partie à pied, en couchant la nuit dans les fermes, que cet
oncle devait faire la route, depuis le château où il était en
villégiature, le moment où il arriverait à Balbec était assez
incertain. Et Saint-Loup n'osant bouger me chargea même d'aller porter
à Incauville, où était le bureau télégraphique, la dépêche que mon ami
envoyait quotidiennement à sa maîtresse. L'oncle qu'on attendait
s'appelait Palamède, d'un prénom qu'il avait hérité des princes de
Sicile ses ancêtres. Et plus tard quand je retrouvai dans mes lectures
historiques, appartenant à tel podestat ou tel prince de l'Église, ce
prénom même, belle médaille de la Renaissance, -- d'aucuns disaient un
véritable antique, -- toujours restée dans la famille, ayant glissé de
descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu'à l'oncle
de mon ami, j'éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute
d'argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les
vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une
carte ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms
de baptême où résonne et s'entend, dans les belles finales françaises,
le défaut de langue, l'intonation d'une vulgarité ethnique, la
prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux
mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard les
augustes législatrices des grammaires) et en somme grâce à ces
collections de sonorités anciennes se donnent à eux-mêmes des
concerts, à la façon de ceux qui acquèrent des violes de gambe et des
violes d'amour pour jouer de la musique d'autrefois sur des
instruments anciens. Saint-Loup me dit que même dans la société
aristocratique la plus fermée, son oncle Palamède se distinguait
encore comme particulièrement difficile d'accès, dédaigneux, entiché
de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres
personnes choisies, ce qu'on appelait le cercle des Phénix. Là même il
était si redouté pour ses insolences qu'autrefois il était arrivé que
des gens du monde qui désiraient le connaître et s'étaient adressés à
son propre frère, avaient essuyé un refus. «Non, ne me demandez pas de
vous présenter à mon frère Palamède. Ma femme, nous tous, nous nous y
attellerions, que nous ne pourrions pas. Ou bien vous risqueriez qu'il
ne soit pas aimable et je ne le voudrais pas.» Au Jockey, il avait
avec quelques amis désigné deux cents membres qu'ils ne se
laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris il était
connu sous le sobriquet du «Prince» à cause de son élégance et de sa
fierté.

Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son
oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu'il
avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait
qu'on les appelait «les trois Grâces».

-- «Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus en vue dans le
faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une
première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres avait
demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine
arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se
mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas
comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent,
prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu'au sang,
et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups
de pieds dehors où il fut trouvé à demi-mort, si bien que la justice
fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à
la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une
exécution aussi cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du
peuple, lui si hautain avec les gens du monde, qu'il prend en
affection, qu'il protège, quitte à être payé d'ingratitude. Ce sera un
domestique qui l'aura servi dans un hôtel et qu'il placera à Paris, ou
un paysan à qui il fera apprendre un métier. C'est même le côté assez
gentil qu'il y a chez lui, par contraste avec le côté mondain.»
Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde,
situés à une altitude où on a pu faire pousser ces expressions: «Ce
qu'il y a même d'assez gentil chez lui, son côté assez gentil»,
semences assez précieuses, produisant très vite une manière de
concevoir les choses dans laquelle on se compte pour rien, et le
«peuple» pour tout; en somme tout le contraire de l'orgueil plébéien.
Il paraît qu'on ne peut se figurer comme il donnait le ton, comme il
faisait la loi à toute la société dans sa jeunesse. Pour lui en toute
circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus agréable, le
plus commode, mais aussitôt c'était imité par les snobs. S'il avait eu
soif au théâtre et s'était fait apporter à boire dans le fond de sa
loge, les petits salons qu'il y avait derrière chacune se
remplissaient, la semaine suivante, de rafraîchissements. Un été très
pluvieux où il avait un peu de rhumatisme il s'était commandé un
pardessus d'une vigogne souple mais chaude qui ne sert que pour faire
des couvertures de voyage et dont il avait respecté les raies bleues
et oranges. Les grands tailleurs se virent commander aussitôt par
leurs clients des pardessus bleus et frangés, à longs poils. Si pour
une raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à
un dîner dans un château où il passait une journée, et pour marquer
cette nuance n'avait pas apporté d'habits et s'était mis à table avec
le veston de l'après-midi, la mode devenait de dîner à la campagne en
veston. Que pour manger un gâteau il se servît, au lieu de sa cuiller,
d'une fourchette ou d'un couvert de son invention commandé par lui à
un orfèvre, ou de ses doigts, il n'était plus permis de faire
autrement. Il avait eu envie de réentendre certains quatuors de
Beethoven (car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d'être
bête, et est fort doué) et avait fait venir des artistes pour les
jouer chaque semaine, pour lui et quelques amis. La grande élégance
fut cette année-là de donner des réunions peu nombreuses où on
entendait de la musique de chambre. Je crois d'ailleurs qu'il ne s'est
pas ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il a dû avoir des femmes!
Je ne pourrais pas vous dire d'ailleurs exactement lesquelles parce
qu'il est très discret. Mais je sais qu'il a bien trompé ma pauvre
tante. Ce qui n'empêche pas qu'il était délicieux avec elle, qu'elle
l'adorait, et qu'il l'a pleurée pendant des années. Quand il est à
Paris, il va encore au cimetière presque chaque jour.»

Le lendemain du jour où Robert m'avait ainsi parlé de son oncle tout
en l'attendant, vainement du reste, comme je passais seul devant le
casino en rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être regardé par
quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus
un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec
des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son
pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par
l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des
regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne
qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque,
elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre, -- par
exemple des fous ou des espions. Il lança sur moi une suprême illade à
la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup
que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé
tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un
brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche
dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en
arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il sortit
de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le
titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa
sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord
avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait
pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir
qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend
réellement, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une
brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez
longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des
personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu'elles
ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant
peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand'mère et moi, et
préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais
surpris pendant qu'il m'épiait; pour me donner le change, peut-être
cherchait-il seulement par sa nouvelle attitude à exprimer la
distraction et le détachement, mais c'était avec une exagération si
agressive que son but semblait au moins autant que de dissiper les
soupçons que j'avais dû avoir, de venger une humiliation qu'à mon insu
je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant qu'il ne
m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite
importance pour attirer l'attention. Il cambrait sa taille d'un air de
bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son
regard ajustait quelque chose d'indifférent, de dur, de presque
insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait
prendre tantôt pour un voleur, et tantôt pour un aliéné. Pourtant sa
mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus
simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et
rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur
éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand'mère
venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble et je l'attendais,
une heure après, devant l'hôtel où elle était rentrée un instant,
quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec Robert de Saint-Loup et
l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le casino. Avec la
rapidité d'un éclair son regard me traversa, ainsi qu'au moment où je
l'avais aperçu, et revint, comme s'il ne m'avait pas vu se ranger, un
peu bas, devant ses yeux, émoussé, comme le regard neutre qui feint de
ne rien voir au dehors et n'est capable de rien dire au dedans, le
regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi
les cils qu'il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confit
qu'ont certains hypocrites, le regard fat qu'ont certains sots. Je vis
qu'il avait changé de costume. Celui qu'il portait était encore plus
sombre; et sans doute c'est que la véritable élégance est moins loin
de la simplicité que la fausse; mais il y avait autre chose: d'un peu
près on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de
ces vêtements, ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie y
était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il
se l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître semblait
de celles qui viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du
manque de gourmandise. Un filet de vert sombre s'harmonisait, dans le
tissu du pantalon, à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui
décelait la vivacité d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette
seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache
rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose
prendre.

-- Comment, allez-vous, je vous présente mon neveu, le baron de
Guermantes, me dit Mme de Villeparisis, pendant que l'inconnu, sans me
regarder, grommelant un vague «Charmé», qu'il fit suivre de: «Heue,
heue, heue», pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et
repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le troisième
doigt et l'annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous son
gant de Suède; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna
vers Mme de Villeparisis.

-- Mon Dieu, est-ce que je perds la tête, dit celle-ci, voilà que je
t'appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de
Charlus. Après tout l'erreur n'est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es
bien un Guermantes tout de même.

Cependant ma grand'mère sortait, nous fîmes route ensemble. L'oncle de
Saint-Loup ne m'honora non seulement pas d'une parole mais même d'un
regard. S'il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte
promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard
en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste
extraction qui passaient), en revanche, il ne regardait à aucun
moment, si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait, --
comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors
de sa surveillance professionnelle. Les laissant causer ensemble, ma
grand'mère, Mme de Villeparisis et lui, je retins Saint-Loup en
arrière:

-- Dites-moi, ai-je bien entendu, Madame de Villeparisis a dit à votre
oncle qu'il était un Guermantes.

-- Mais oui, naturellement, c'est Palamède de Guermantes.

-- Mais des mêmes Guermantes qui ont un château près de Combray et qui
prétendent descendre de Geneviève de Brabant?

-- Mais absolument: mon oncle qui est on ne peut plus héraldique vous
répondrait que notre cri, notre cri de guerre qui devint ensuite
Passavant était d'abord Combraysis, dit-il en riant pour ne pas avoir
l'air de tirer vanité de cette prérogative du cri qu'avaient seules
les maisons quasi-souveraines, les grands chefs des bandes. Il est le
frère du possesseur actuel du château.

Ainsi s'apparentait et de tout près aux Guermantes, cette Mme de
Villeparisis, restée si longtemps pour moi la dame qui m'avait donné
une boîte de chocolat tenue par un canard, quand j'étais petit, plus
éloignée alors du côté de Guermantes que si elle avait été enfermée
dans le côté de Méséglise, moins brillante, moins haut située par moi
que l'opticien de Combray, et qui maintenant subissait brusquement une
de ces hausses fantastiques, parallèles aux dépréciations non moins
imprévues d'autres objets que nous possédons, lesquelles -- les unes
comme les autres -- introduisent dans notre adolescence et dans les
parties de notre vie où persiste un peu de notre adolescence, des
changements aussi nombreux que les métamorphoses d'Ovide.

-- Est-ce qu'il n'y a pas dans ce château tous les bustes des anciens
seigneurs de Guermantes?

-- Oui, c'est un beau spectacle, dit ironiquement Saint-Loup. Entre
nous je trouve toutes ces choses-là un peu falotes. Mais il y a à
Guermantes, ce qui est un peu plus intéressant! un portrait bien
touchant de ma tante par Carrière. C'est beau comme du Whistler ou du
Vélasquez, ajouta Saint-Loup qui dans son zèle de néophyte ne gardait
pas toujours très exactement l'échelle des grandeurs. Il y a aussi
d'émouvantes peintures de Gustave Moreau. Ma tante est la nièce de
votre amie Madame de Villeparisis, elle a été élevée par elle, et a
épousé son cousin qui était neveu aussi de ma tante Villeparisis, le
duc de Guermantes actuel.

-- Et alors qu'est votre oncle?

-- Il porte le titre de baron de Charlus. Régulièrement, quand mon
grand-oncle est mort, mon oncle Palamède aurait dû prendre le titre de
prince des Laumes, qui était celui de son frère avant qu'il devînt duc
de Guermantes, car dans cette famille-là ils changent de nom comme de
chemise. Mais mon oncle a sur tout cela des idées particulières. Et
comme il trouve qu'on abuse un peu des duchés italiens, grandesses
espagnoles, etc., et bien qu'il eût le choix entre quatre ou cinq
titres de prince il a gardé celui de baron de Charlus, par
protestation et avec une apparente simplicité où il ya beaucoup
d'orgueil. Aujourd'hui, dit-il, tout le monde est prince, il faut
pourtant bien avoir quelque chose qui vous distingue; je prendrai un
titre de prince quand je voudrai voyager incognito. Il n'y a pas selon
lui de titre plus ancien que celui de baron de Charlus; pour vous
prouver qu'il est antérieur à celui des Montmorency, qui se disaient
faussement les premiers barons de France, alors qu'ils l'étaient
seulement de l'Ile-de-France, où était leur fief, mon oncle vous
donnera des explications pendant des heures et avec plaisir parce que
quoi qu'il soit très fin, très doué, il trouve cela un sujet de
conversation tout à fait vivant, dit Saint-Loup avec un sourire. Mais
comme je ne suis pas comme lui, vous n'allez pas me faire parler
généalogie, je ne sais rien de plus assommant, de plus périmé,
vraiment l'existence est trop courte.

Je reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m'avait fait
retourner tout à l'heure près du casino celui que j'avais vu fixé sur
moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé Gilberte.

-- Mais parmi les nombreuses maîtresses que vous me disiez qu'avait
eues votre oncle, M. de Charlus, est-ce qu'il n'y avait pas Madame
Swann?

-- Oh! pas du tout! C'est-à-dire qu'il est un grand ami de Swann et
l'a toujours beaucoup soutenu. Mais on n'a jamais dit qu'il fût
l'amant de sa femme. Vous causeriez beaucoup d'étonnement dans le
monde si vous aviez l'air de croire cela.

Je n'osais lui répondre qu'on en aurait éprouvé bien plus à Combray si
j'avais eu l'air de ne pas le croire.

Ma grand'mère fut enchantée de M. de Charlus. Sans doute il attachait
une extrême importance à toutes les questions de naissance et de
situation mondaine, et ma grand'mère l'avait remarqué, mais sans rien
de cette sévérité où entrent d'habitude une secrète envie et
l'irritation de voir un autre se réjouir d'avantages qu'on voudrait et
qu'on ne peut posséder. Comme au contraire ma grand'mère contente de
son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une société
plus brillante, ne se servait que de son intelligence pour observer
les travers de M. de Charlus, elle parlait de l'oncle de Saint-Loup
avec cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique, par
laquelle nous récompensons l'objet de notre observation désintéressée
du plaisir qu'elle nous procure, et d'autant plus que cette fois
l'objet était un personnage dont elle trouvait que les prétentions
sinon légitimes, du moins pittoresques, le faisaient assez vivement
trancher sur les personnes qu'elle avait généralement l'occasion de
voir. Mais c'était surtout en faveur de l'intelligence et de la
sensibilité qu'on devinait extrêmement vives chez M. de Charlus, au
contraire de tant de gens du monde dont se moquait Saint-Loup, que ma
grand'mère lui avait si aisément pardonné son préjugé aristocratique.
Celui-ci n'avait pourtant pas été sacrifié par l'oncle, comme par le
neveu, à des qualités supérieures. M. de Charlus l'avait plutôt
concilié avec elles. Possédant comme descendant des ducs de Nemours et
des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries,
des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Velasquez, par
Boucher, pouvant dire justement qu'il visitait un musée et une
incomparable bibliothèque, rien qu'en parcourant ses souvenirs de
famille, il plaçait au contraire au rang d'où son neveu l'avait fait
déchoir, tout l'héritage de l'aristocratie. Peut-être aussi moins
idéologue que Saint-Loup, se payant moins de mots, plus réaliste
observateur des hommes, ne voulait-il pas négliger un élément
essentiel de prestige à leurs yeux et qui, s'il donnait à son
imagination des jouissances désintéressées, pouvait être souvent pour
son activité utilitaire un adjuvant puissamment efficace. Le débat
reste ouvert entre les hommes de cette sorte et ceux qui obéissent à
l'idéal intérieur qui les pousse à se défaire de ces avantages pour
chercher uniquement à le réaliser, semblables en cela aux peintres,
aux écrivains qui renoncent leur virtuosité, aux peuples artistes qui
se modernisent, aux peuples guerriers prenant l'initiative du
désarmement universel, aux gouvernements absolus qui se font
démocratiques et abrogent de dures lois, bien souvent sans que la
réalité récompense leur noble effort; car les uns perdent leur talent,
les autres leur prédominance séculaire; le pacifisme multiplie
quelquefois les guerres et l'indulgence la criminalité. Si les efforts
de sincérité et d'émancipation de Saint-Loup ne pouvaient être trouvés
que très nobles, à juger par le résultat extérieur, il était permis de
se féliciter qu'ils eussent fait défaut chez M. de Charlus, lequel
avait fait transporter chez lui une grande partie des admirables
boiseries de l'hôtel Guermantes au lieu de les échanger comme son
neveu contre un mobilier modern-style, des Lebourg et des Guillaumin.
Il n'en était pas moins vrai que l'idéal de M. de Charlus était fort
factice, et si cette épithète peut être rapprochée du mot idéal, tout
autant mondain qu'artistique. A quelques femmes de grande beauté et de
rare culture dont les aïeules avaient été deux siècles plus tôt mêlées
à toute la gloire et à toute l'élégance de l'ancien régime, il
trouvait une distinction qui le faisait pouvoir se plaire seulement
avec elles et sans doute l'admiration qu'il leur avait vouée était
sincère, mais de nombreuses réminiscences d'histoire et d'art évoquées
par leurs noms y entraient pour une grande part, comme des souvenirs
de l'antiquité sont une des raisons du plaisir qu'un lettré trouve à
lire une ode d'Horace peut-être inférieure à des poèmes de nos jours
qui laisseraient ce même lettré indifférent. Chacune de ces femmes à
côté d'une jolie bourgeoise était pour lui ce qu'est à une toile
contemporaine représentant une route ou une noce, ces tableaux anciens
dont on sait l'histoire, depuis le Pape ou le Roi qui les
commandèrent, en passant par tels personnages auprès de qui leur
présence, par don, achat, prise ou héritage nous rappelle quelque
événement ou tout au moins quelque alliance d'un intérêt historique,
par conséquent des connaissances que nous avons acquises, leur donne
une nouvelle utilité, augmente le sentiment de la richesse des
possessions de notre mémoire ou de notre érudition. M. de Charlus se
félicitait qu'un préjugé analogue au sien en empêchant ces quelques
grandes dames de frayer avec des femmes d'un sang moins pur, les
offrît à son culte intactes, dans leur noblesse inaltérée, comme telle
façade du XVIIIe siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre
rose et à laquelle les temps nouveaux n'ont rien changé.

M. de Charlus célébrait la véritable noblesse d'esprit et de cur de
ces femmes, jouant ainsi sur le mot par une équivoque qui le trompait
lui-même et où résidait le mensonge de cette conception bâtarde, de
cet ambigu d'aristocratie, de générosité et d'art, mais aussi sa
séduction, dangereuse pour des êtres comme ma grand'mère à qui le
préjugé plus grossier mais plus innocent d'un noble qui ne regarde
qu'aux quartiers et ne se soucie pas du reste, eût semblé trop
ridicule, mais qui était sans défense dès que quelque chose se
présentait sous les dehors d'une supériorité spirituelle, au point
qu'elle trouvait les princes enviables par-dessus tous les hommes,
parce qu'ils purent avoir un Labruyère, un Fénelon comme précepteurs.

Devant le Grand-Hôtel, les trois Guermantes nous quittèrent; ils
allaient déjeuner chez la princesse de Luxembourg. Au moment où ma
grand'mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma
grand'mère, M. de Charlus qui jusque-là ne m'avait pas adressé la
parole, fit quelques pas en arrière et arrivé à côté de moi: «Je
prendrai le thé ce soir après dîner dans l'appartement de ma tante
Villeparisis, me dit-il. J'espère que vous me ferez le plaisir de
venir avec Madame votre grand'mère.» Et il rejoignit la marquise.

Quoique ce fût dimanche, il n'y avait pas plus de fiacres devant
l'hôtel qu'au commencement de la saison. La femme du notaire en
particulier trouvait que c'était bien des frais que de louer chaque
fois une voiture pour ne pas aller chez les Cambremer, et elle se
contentait de rester dans sa chambre.

-- Est-ce que Mme Blandais est souffrante, demandait-on au notaire, on
ne l'a pas vue aujourd'hui?

-- Elle a un peu mal à la tête, la chaleur, cet orage. Il lui suffit
d'un rien; mais je crois que vous la verrez ce soir. Je lui ai
conseillé de descendre. Cela ne peut lui faire que du bien.

J'avais pensé qu'en nous invitant ainsi chez sa tante, que je ne
doutais pas qu'il eût prévenue, M. de Charlus eût voulu réparer
l'impolitesse qu'il m'avait témoignée pendant la promenade du matin.
Mais quand arrivé dans le salon de Mme de Villeparisis, je voulus
saluer le neveu de celle-ci, j'eus beau tourner autour de lui qui,
d'une voix aiguë, racontait une histoire assez malveillante pour un de
ses parents, je ne pus pas attraper son regard; je me décidai à lui
dire bonjour et assez fort, pour l'avertir de ma présence, mais je
compris qu'il l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne fût
sorti de mes lèvres, au moment où je m'inclinais je vis ses deux
doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux
ou interrompu la conversation. Il m'avait évidemment vu, sans le
laisser paraître, et je m'aperçus alors que ses yeux qui n'étaient
jamais fixés sur l'interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans
toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou
ceux de ces marchands en plein air qui, tandis qu'ils débitent leur
boniment et exhibent leur marchandise illicite, scrutent, sans
pourtant tourner la tête, les différents points de l'horizon par où
pourrait venir la police. Cependant j'étais un peu étonné de voir que
Mme de Villeparisis heureuse de nous voir venir, ne semblait pas s'y
être attendue, je le fus plus encore d'entendre M. de Charlus dire à
ma grand'mère: «Ah! c'est une très bonne idée que vous avez eue de
venir, c'est charmant, n'est-ce pas, ma tante?» Sans doute avait-il
remarqué la surprise de celle-ci à notre entrée et pensait-il en homme
habitué à donner le ton, le «la», qu'il lui suffisait pour changer
cette surprise en joie d'indiquer qu'il en éprouvait lui-même, que
c'était bien le sentiment que notre venue devait exciter. En quoi il
calculait bien, car Mme de Villeparisis qui comptait fort son neveu et
savait combien il était difficile de lui plaire, parut soudain avoir
trouvé à ma grand'mère de nouvelles qualités et ne cessa de lui faire
fête. Mais je ne pouvais comprendre que M. de Charlus eût oublié en
quelques heures l'invitation si brève, mais en apparence si
intentionnelle, si préméditée qu'il m'avait adressée le matin même et
qu'il appelât «bonne idée» de ma grand'mère, une idée qui était toute
de lui. Avec un scrupule de précision que je gardai jusqu'à l'âge où
je compris que ce n'est pas en la lui demandant qu'on apprend la
vérité sur l'intention qu'un homme a eue et que le risque d'un
malentendu qui passera probablement inaperçu est moindre que celui
d'une naïve insistance: «Mais, monsieur, lui dis-je, vous vous
rappelez bien, n'est-ce pas, que c'est vous qui m'avez demandé que
nous vinssions ce soir?» Aucun son, aucun mouvement ne trahirent que
M. de Charlus eût entendu ma question. Ce que voyant je la répétai
comme les diplomates ou ces jeunes gens brouillés qui mettent une
bonne volonté inlassable et vaine à obtenir des éclaircissements que
l'adversaire est décidé à ne pas donner. M. de Charlus ne me répondit
pas davantage. Il me sembla voir flotter sur ses lèvres le sourire de
ceux qui de très haut jugent les caractères et les éducations.

Puisqu'il refusait toute explication, j'essayai de m'en donner une, et
je n'arrivai qu'à hésiter entre plusieurs dont aucune ne pouvait être
la bonne. Peut-être ne se rappelait-il pas ou peut-être c'était moi
qui avais mal compris ce qu'il m'avait dit le matin... Plus
probablement par orgueil ne voulait-il pas paraître avoir cherché à
attirer des gens qu'il dédaignait, et préférait-il rejeter sur eux
l'initiative de leur venue. Mais alors, s'il nous dédaignait, pourquoi
avait-il tenu à ce que nous vinssions ou plutôt à ce que ma grand'mère
vînt, car de nous deux ce fut à elle seule qu'il adressa la parole
pendant cette soirée et pas une seule fois à moi. Causant avec la plus
grande animation avec elle ainsi qu'avec Mme de Villeparisis, caché en
quelque sorte derrière elles, comme il eût été au fond d'une loge, il
se contentait seulement, détournant par moments le regard
investigateur de ses yeux pénétrants, de l'attacher sur ma figure,
avec le même sérieux, le même air de préoccupation, que si elle eût
été un manuscrit difficile à déchiffrer.

Sans doute s'il n'avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus
était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Et quand
Saint-Loup en me parlant d'autres Guermantes me dit plus tard: «Dame,
ils n'ont pas cet air de race, de grand seigneur jusqu'au bout des
ongles, qu'a mon oncle Palamède», en confirmant que l'air de race et
la distinction aristocratiques n'étaient rien de mystérieux et de
nouveau, mais qui consistaient en des éléments que j'avais reconnus
sans difficulté et sans éprouver d'impression particulière, je devais
sentir se dissiper une de mes illusions. Mais ce visage, auquel une
légère couche de poudre donnait un peu l'aspect d'un visage de
théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement
l'expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière
que seule il n'avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on
était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du
reflet de quelque engin intérieur qui semblait n'avoir rien de
rassurant, même pour celui qui, sans en être absolument maître, le
porterait en soi, à l'état d'équilibre instable et toujours sur le
point d'éclater; et l'expression circonspecte et incessamment inquiète
de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour d'eux, jusqu'à un cerne
descendu très bas, en résultait pour le visage, si bien composé et
arrangé qu'il fût, faisait penser à quelque incognito, à quelque
déguisement d'un homme puissant en danger, ou seulement d'un individu
dangereux, mais tragique. J'aurais voulu deviner quel était ce secret
que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m'avait déjà
rendu si énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l'avais vu le
matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa
parenté, je ne pouvais plus croire ni que ce fût celui d'un voleur,
ni, d'après ce que j'entendais de sa conversation, que ce fût celui
d'un fou. S'il était si froid avec moi, alors qu'il était tellement
aimable avec ma grand'mère, cela ne tenait peut-être pas à une
antipathie personnelle, car d'une manière générale, autant il était
bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans se
départir, habituellement, d'une grande indulgence, autant il avait à
l'égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine
d'une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les
femmes. De deux ou trois «gigolos» qui étaient de la famille ou de
l'intimité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M.
de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa
froideur habituelle: «Ce sont de petites canailles.» Je compris que ce
qu'il reprochait surtout aux jeunes gens d'aujourd'hui, c'était d'être
trop efféminés. «Ce sont de vraies femmes», disait-il avec mépris.
Mais quelle vie n'eût pas semblé efféminée auprès de celle qu'il
voulait que menât un homme et qu'il ne trouvait jamais assez énergique
et virile? (lui-même dans ses voyages à pied, après des heures de
course, se jetait brûlant dans des rivières glacées.) Il n'admettait
même pas qu'un homme portât une seule bague. Mais ce parti pris de
virilité ne l'empêchait pas d'avoir des qualités de sensibilité des
plus fines. A Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma
grand'mère un château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant
qu'elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d'être séparée
de cette ennuyeuse Mme de Grignan:

-- «Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C'était du
reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L'habitant
du Monomopata de Lafontaine, courant chez son ami qui lui est apparu
un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus
grand des maux est l'absence de l'autre pigeon, vous semblent
peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas
attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C'est si beau ce
qu'elle dit quand elle la quitte: cette séparation me fait une douleur
à l'âme que je sens comme un mal du corps. Dans l'absence on est
libéral des heures. On avance dans un temps auquel on aspire.» Ma
grand'mère était ravie d'entendre parler de ces Lettres, exactement de
la façon qu'elle eût fait. Elle s'étonnait qu'un homme pût les
comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des délicatesses,
une sensibilité féminines. Nous nous dîmes plus tard quand nous fûmes
seuls et parlâmes tous les deux de lui qu'il avait dû subir
l'influence profonde d'une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s'il
avait des enfants. Moi je pensai: «Une maîtresse» en me reportant à
l'influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et
qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec
lesquelles ils vivent affinent les hommes.

«Une fois près de sa fille elle n'avait probablement rien à lui dire»,
répondit Mme de Villeparisis.

«Certainement si; fût-ce de ce qu'elle appelait «choses si légères
qu'il n'y a que vous et moi qui les remarquions». Et en tous cas, elle
était près d'elle. Et Labruyère nous dit que c'est tout: «Etre près
des gens qu'on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est
égal.» Il a raison; c'est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d'une
voix mélancolique; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée
qu'on le goûte bien rarement; Mme de Sévigné a été en somme moins à
plaindre que d'autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès
de ce qu'elle aimait.

-- Tu oublies que ce n'était pas de l'amour, c'était de sa fille qu'il
s'agissait.

-- Mais l'important dans la vie n'est pas ce qu'on aime, reprit-il
d'un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, c'est d'aimer.
Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup
plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans
Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune
Sévigné avait avec ses maîtresses. De même l'amour de tel mystique
pour son Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour
de l'amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie.

«Tu aimes beaucoup Andromaque et Phèdre?» demanda Saint-Loup à son
oncle, sur un ton légèrement dédaigneux. «Il y a plus de vérité dans
une tragédie de Racine que dans tous les drames de Monsieur Victor
Hugo», répondit M. de Charlus. «C'est tout de même effrayant le monde,
me dit Saint-Loup à l'oreille. Préférer Racine à Victor c'est quand
même quelque chose d'énorme!» Il était sincèrement attristé des
paroles de son oncle, mais le plaisir de dire «quand même» et surtout
«énorme» le consolait.

Dans ces réflexions sur la tristesse qu'il y a à vivre loin de ce
qu'on aime (qui devaient amener ma grand'mère à me dire que le neveu
de Mme de Villeparisis comprenait autrement bien certaines uvres que
sa tante, et surtout avait quelque chose qui le mettait bien au-dessus
de la plupart des gens du club), M. de Charlus ne laissait pas
seulement paraître une finesse de sentiment que montrent en effet
rarement les hommes; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de
contralto en qui on n'a pas assez cultivé le médium et dont le chant
semble le duo alterné d'un jeune homme et d'une femme, se posait au
moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes,
prenait une douceur imprévue et semblait contenir des churs de
fiancées, de surs, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de
jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout
efféminement, aurait été si navré, d'avoir l'air d'abriter ainsi dans
sa voix, ne s'y bornait pas à l'interprétation, à la modulation, des
morceaux de sentiment. Souvent tandis que causait M. de Charlus, on
entendait leur rire aigu et frais de pensionnaires ou de coquettes
ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines
mouches.

Il raconta qu'une demeure qui avait appartenu à sa famille, où
Marie-Antoinette avait couché, dont le parc était de Lenôtre,
appartenait maintenant aux riches financiers Israël, qui l'avaient
achetée. «Israël, du moins c'est le nom que portent ces gens, qui me
semble un terme générique, ethnique, plutôt qu'un nom propre. On ne
sait pas peut-être que ce genre de personnes ne portent pas de noms et
sont seulement désignées par la collectivité à laquelle elles
appartiennent. Cela ne fait rien! Avoir été la demeure des Guermantes
et appartenir aux Israël!!! s'écria-t-il. Cela fait penser à cette
chambre du château de Blois où le gardien qui le faisait visiter me
dit: «C'est ici que Marie Stuart faisait sa prière; et c'est là
maintenant où ce que je mets mes balais.» Naturellement je ne veux
rien savoir de cette demeure qui s'est déshonorée, pas plus que de ma
cousine Clara de Chimay qui a quitté son mari. Mais je conserve la
photographie de la première encore intacte, comme celle de la
princesse quand ses grands yeux n'avaient de regards que pour mon
cousin. La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque
quand elle cesse d'être une reproduction du réel et nous montre des
choses qui n'existent plus. Je pourrai vous en donner une, puisque ce
genre d'architecture vous intéresse», dit-il à ma grand'mère. A ce
moment apercevant que le mouchoir brodé qu'il avait dans sa poche
laissait dépasser des liserés de couleur, il le rentra vivement avec
la mine effarouchée d'une femme pudibonde mais point innocente
dissimulant des appâts que, par un excès de scrupule, elle juge
indécents. «Imaginez-vous, reprit-il, que ces gens ont commencé par
détruire le parc de Lenôtre, ce qui est aussi coupable que de lacérer
un tableau de Poussin. Pour cela, ces Israël devraient être en prison.
Il est vrai, ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, qu'il
y a sans doute tant d'autres choses pour lesquelles ils devraient y
être! En tous cas vous vous imaginez l'effet que produit devant ces
architectures un jardin anglais.

-- Mais la maison est du même style que le Petit-Trianon, dit Mme de
Villeparisis, et Marie-Antoinette y a bien fait faire un jardin
anglais.

-- Qui dépare tout de même la façade de Gabriel, répondit M. de
Charlus. Évidemment ce serait maintenant une sauvagerie que de
détruire le Hameau. Mais quel que soit l'esprit du jour, je doute tout
de même qu'à cet égard une fantaisie de Mme Israël ait le même
prestige que le souvenir de la Reine.

Cependant ma grand'mère m'avait fait signe de monter me coucher,
malgré l'insistance de Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait
allusion devant M. de Charlus à la tristesse que j'éprouvais souvent
le soir avant de m'endormir et que son oncle devait trouver quelque
chose de bien peu viril. Je tardai encore quelques instants, puis m'en
allai, et fus bien étonné quand un peu après, ayant entendu frapper à
la porte de ma chambre et ayant demandé qui était là, j'entendis la
voix de M. de Charlus qui disait d'un ton sec:


 


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