A L'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur, Volume 3
by
Marcel Proust

Part 3 out of 4



faisait, j'étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine
disait le «tram», le «tacot». Je sentais sa maîtrise dans un mode de
désignations où j'avais peur qu'elle ne constatât et ne méprisât mon
infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite
bande pour désigner ce chemin de fer ne m'était-elle pas encore
révélée. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines
serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait
ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient
peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de
flegme britannique, les leçons d'une institutrice étrangère et une
hypertrophie congestive de la muqueuse du nez. Cette émission qui
cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les gens et
redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable.
Mais elle était particulière et m'enchantait. Chaque fois que j'étais
quelques jours sans la rencontrer, je m'exaltais en me répétant: «On
ne vous voit jamais au golf», avec le ton nasal sur lequel elle
l'avait dit, toute droite sans bouger la tête. Et je pensais alors
qu'il n'existait pas de personne plus désirable.

Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà et là la
digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps d'échanger
quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun
sa promenade divergente. Je profitai de cette immobilité pour regarder
et savoir définitivement où était situé le grain de beauté. Or, comme
une phrase de Vinteuil qui m'avait enchanté dans la Sonate et que ma
mémoire faisait errer de l'andante au final jusqu'au jour où ayant la
partition en main je pus la trouver et l'immobiliser dans mon souvenir
à sa place, dans le scherzo, de même le grain de beauté que je m'étais
rappelé tantôt sur la joue, tantôt sur le menton, s'arrêta à jamais
sur la lèvre supérieure au-dessous du nez. C'est ainsi encore que nous
rencontrons avec étonnement des vers que nous savons par cur, dans une
pièce où nous ne soupçonnions pas qu'ils se trouvassent.

A ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât en liberté,
dans la variété de ses formes, tout le riche ensemble décoratif
qu'était le beau déroulement des vierges, à la fois dorées et roses,
cuites par le soleil et par le vent, les amies d'Albertine, aux belles
jambes, à la taille souple, mais si différentes les unes des autres,
montrèrent leur groupe qui se développa, s'avançant dans notre
direction, plus près de la mer, sur une ligne parallèle. Je demandai à
Albertine la permission de l'accompagner pendant quelques instants.
Malheureusement elle se contenta de leur faire bonjour de la main.
«Mais vos amies vont se plaindre si vous les laissez», lui-dis-je,
espérant que nous nous promènerions ensemble. Un jeune homme aux
traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s'approcha de
nous. C'était le joueur de baccarat dont les folies indignaient tant
la femme du premier président. D'un air froid, impassible, en lequel
il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il
dit bonjour à Albertine. «Vous venez du golf, Octave? lui
demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché, étiez-vous en forme?» «Oh! ça
me dégoûte, je suis dans les choux», répondit-il. «Est-ce qu'Andrée y
était?» «Oui, elle a fait soixante-dix-sept.» «Oh! mais c'est un
record.» «J'avais fait quatre-vingt-deux hier.» Il était le fils d'un
très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans
l'organisation de la prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à
quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins
de ces jeunes filles la connaissance de tout ce qui était vêtements,
manière de les porter, cigares, boissons anglaises, cheveux, et qu'il
possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité
orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant --
s'était développée isolément sans être accompagnée de la moindre
culture intellectuelle. Il n'avait aucune hésitation sur l'opportunité
du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou
non employer tel mot, même des règles les plus simples du français.
Cette disparité entre les deux cultures devait être la même chez son
père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une
lettre ouverte aux électeurs, qu'il venait de faire afficher sur tous
les murs, il disait: «J'ai voulu voir le maire pour lui en causer, il
n'a pas voulu écouter mes justes griefs.» Octave obtenait, au casino,
des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui
ferait faire s'il le voulait un joli mariage dans ce milieu des «bains
de mer» où ce n'est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles
épousent leur «danseur». Il alluma un cigare en disant à Albertine:
«Vous permettez», comme on demande l'autorisation de terminer tout en
causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais «rester sans rien
faire» quoique il ne fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité
complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré,
aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des
muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le
front songeur d'Octave avait fini par lui donner malgré son air calme,
d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l'empêchaient de
dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.

Pensant que si je connaissais leurs amis j'aurais plus d'occasions de
voir ces jeunes filles, j'avais été sur le point de lui demander à
être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu'il fut parti en répétant:
«Je suis dans les choux.» Je pensais lui inculquer ainsi l'idée de le
faire la prochaine fois. «Mais voyons, s'écria-t-elle, je ne peux pas
vous présenter à un gigolo! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne
pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un
point c'est tout. Je m'y connais, il ne serait pas du tout votre
genre». «Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi», lui
dis-je, espérant qu'elle allait me proposer d'aller avec elle les
rejoindre. «Mais non, elles n'ont aucun besoin de moi». Nous croisâmes
Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au
sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait
«sans la connaître», abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide
et rébarbatif. «Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là», me demanda
Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît
pas. Aussi je ne lui ai pas rendu son salut.» Je n'eus pas le temps de
répondre à Albertine, car marchant droit sur nous: «Excuse-moi,
dit-il, de t'interrompre, mais je voulais t'avertir que je vais demain
à Doncières. Je ne peux plus attendre sans impolitesse et je me
demande ce que Saint-Loup-en-bray doit penser de moi. Je te préviens
que je prends le train de deux heures. A ta disposition.» Mais je me
pensais plus qu'à revoir Albertine et à tâcher de connaître ses amies,
et Doncières, comme elles n'y allaient pas et me ferait rentrer après
l'heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au bout du
monde. Je dis à Bloch que cela m'était impossible. «Hé bien, j'irai
seul. Selon les deux ridicules alexandrins du sieur Arouet, je dirai à
Saint-Loup, pour charmer son cléricalisme: «Apprends que mon devoir ne
dépend pas du sien, qu'il y manque s'il veut; je dois faire le mien.»
«Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce
qu'il me dégoûte!» Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli
garçon; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez
très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa
finesse, il avait un visage agréable. Mais il ne pouvait pas plaire à
Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de
celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande, de sa
grossièreté avec tout ce qui n'était pas elle. D'ailleurs plus tard
quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch
appartenait à un milieu où, entre la blague exercée dans le monde et
pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un
homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis
spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte
particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il
s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect
exagéré et si c'était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d'une
voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience
d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première
seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois
(comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et
heureuse») il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses
subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les
nerfs» d'Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu'il s'appelait
Bloch, elle s'écria: «Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est
bien leur genre de faire les punaises.» Du reste, Bloch devait dans la
suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels
il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour
chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela
ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de
ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait
tranquille, Bloch dît: «Elle est sur sa chaise longue, mais par
ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et
de quelconques tennis.» Ce n'était que de la «littérature», mais qui,
à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui
créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en
disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre
en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces
choses. Nous nous quittâmes, Albertine et moi, en nous promettant de
sortir une fois ensemble. J'avais causé avec elle sans plus savoir où
tombaient mes paroles, ce qu'elles devenaient, que si j'eusse jeté des
cailloux dans un abîme sans fond. Qu'elles soient remplies en général
par la personne à qui nous les adressons d'un sens qu'elle tire de sa
propre substance et qui est très différent de celui que nous avions
mis dans ces mêmes paroles, c'est un fait que la vie courante nous
révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès
d'une personne dont l'éducation (comme pour moi celle d'Albertine)
nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les
principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque
chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait
à faire comprendre certaines choses. De sorte qu'essayer de me lier
avec Albertine m'apparaissait comme une mise en contact avec l'inconnu
sinon avec l'impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser
un cheval, aussi reposant qu'élever des abeilles ou que cultiver des
rosiers.

J'avais cru il y avait quelques heures qu'Albertine ne répondrait à
mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le
projet d'une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais
Albertine, d'être plus hardi avec elle, et je m'étais tracé d'avance
le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j'avais
tout à fait l'impression qu'elle devait être légère) de tous les
plaisirs que je lui demanderais. Mais l'esprit est influençable comme
la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le
milieu qui le modifie si on l'y plonge, ce sont des circonstances, un
cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand
je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose
que ce que j'avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je
me demandais si Albertine n'apprécierait pas davantage une gentillesse
qu'elle saurait être désintéressée. Enfin j'étais embarrassé devant
certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier
moeurs faciles mais aussi gaîté un peu bête d'une jeune fille
sémillante mais ayant un fond d'honnêteté. Une même expression, de
figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions,
j'étais hésitant comme un élève devant les difficultés d'une version
grecque.

Cette fois-là nous rencontrâmes presque tout de suite la grande
Andrée, celle qui avait sauté par-dessus le premier président,
Albertine dut me présenter. Son amie avait des yeux extraordinairement
clairs, comme est dans un appartement à l'ombre l'entrée par la porte
ouverte, d'une chambre où donnent le soleil et le reflet verdâtre de
la mer illuminée.

Cinq messieurs passèrent que je connaissais très bien de vue depuis
que j'étais à Balbec. Je m'étais souvent demandé qui ils étaient. «Ce
ne sont pas des gens très chics, me dit Albertine en ricanant d'un air
de mépris. Le petit vieux, qui a des gants jaunes, il en a une touche,
hein, il dégotte bien, c'est le dentiste de Balbec, c'est un brave
type; le gros c'est le maire, pas le tout petit gros, celui-là vous
devez l'avoir vu, c'est le professeur de danses, il est assez moche
aussi, il ne peut pas nous souffrir parce que nous faisons trop de
bruit au Casino, que nous démolissons ses chaises, que nous voulons
danser sans tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoique il
n'y a que nous qui sachions danser. Le dentiste est un brave homme, je
lui aurais fait bonjour pour faire rager le maître de danse, mais je
ne pouvais pas parce qu'il y a avec eux M. de Sainte-Croix, le
conseiller général, un homme d'une très bonne famille qui s'est mis du
côté des républicains, pour de l'argent; aucune personne propre ne le
salue plus. Il connaît mon oncle, à cause du gouvernement, mais le
reste de ma famille lui a tourné le dos. Le maigre avec un
imperméable, c'est le chef d'orchestre. Comment, vous ne le connaissez
pas! Il joue divinement. Vous n'avez pas été entendre Cavalleria
Rusticana? Ah! je trouve ça idéal! Il donne un concert ce soir, mais
nous ne pouvons pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de la
Mairie. Au casino ça ne fait rien, mais dans la salle de la Mairie
d'où on a enlevé le Christ, la mère d'Andrée tomberait en apoplexie si
nous y allions. Vous me direz que le mari de ma tante est dans le
gouvernement. Mais qu'est-ce que vous voulez? Ma tante est ma tante.
Ce n'est pas pour cela que je l'aime! Elle n'a jamais eu qu'un désir,
se débarrasser de moi. La personne qui m'a vraiment servi de mère, et
qui a eu double mérite puisqu'elle ne m'est rien, c'est une amie que
j'aime du reste comme une mère. Je vous montrerai sa photo.» Nous
fûmes abordés un instant par le champion de golf et joueur de baccara,
Octave. Je pensai avoir découvert un lien entre nous, car j'appris
dans la conversation qu'il était un peu parent, et de plus assez aimé
des Verdurin. Mais il parla avec dédain des fameux mercredis, et
ajouta que M. Verdurin ignorait l'usage du smoking ce qui rendait
assez gênant de le rencontrer dans certains «music-halls» où on aurait
tant aimé ne pas s'entendre crier: «Bonjour galopin» par un monsieur
en veston et en cravate noire de notaire de village. Puis Octave nous
quitta, et bientôt après ce fut le tour d'Andrée, arrivée devant son
chalet où elle entra sans que de toute la promenade elle m'eût dit un
seul mot. Je regrettai d'autant plus son départ que tandis que je
faisais remarquer à Albertine combien son amie avait été froide avec
moi, et rapprochais en moi-même cette difficulté qu'Albertine semblait
avoir à me lier avec ses amies, de l'hostilité contre laquelle pour
exaucer mon souhait, paraissait s'être le premier jour heurté Elstir,
passèrent des jeunes filles que je saluai, les demoiselles d'Ambresac,
auxquelles Albertine dit aussi bonjour.

Je pensai que ma situation vis-à-vis d'Albertine allait en être
améliorée. Elles étaient les filles d'une parente de Mme de
Villeparisis et qui connaissait aussi Mme de Luxembourg. M. et Mme
d'Ambresac qui avaient une petite villa à Balbec, et excessivement
riches, menaient une vie des plus simples, étaient toujours habillés,
le mari du même veston, la femme d'une robe sombre. Tous deux
faisaient à ma grand'mère d'immenses saluts qui ne menaient à rien.
Les filles, très jolies, s'habillaient avec plus d'élégance mais une
élégance de ville et non de plage. Dans leurs robes longues, sous
leurs grands chapeaux, elles avaient l'air d'appartenir à une autre
humanité qu'Albertine. Celle-ci savait très bien qui elles étaient.
«Ah! vous connaissez les petites d'Ambresac. Hé bien, vous connaissez
des gens très chics. Du reste, ils sont très simples, ajouta-t-elle
comme si c'était contradictoire. Elles sont très gentilles mais
tellement bien élevées qu'on ne les laisse pas aller au Casino,
surtout à cause de nous, parce que nous avons trop mauvais genre.
Elles vous plaisent? Dame, ça dépend. C'est tout à fait les petites
oies blanches. Ça a peut-être son charme. Si vous aimez les petites
oies blanches, vous êtes servi à souhait. Il paraît qu'elles peuvent
plaire puisqu'il y en a déjà une de fiancée au marquis de Saint-Loup.
Et cela fait beaucoup de peine à la cadette qui était amoureuse de ce
jeune homme. Moi, rien que leur manière de parler du bout des lèvres
m'énerve. Et puis elles s'habillent d'une manière ridicule. Elles vont
jouer au golf en robes de soie. A leur âge elles sont mises plus
prétentieusement que des femmes âgées qui savent s'habiller. Tenez
Madame Elstir, voilà une femme élégante.» Je répondis qu'elle m'avait
semblé vêtue avec beaucoup de simplicité. Albertine se mit à rire.
«Elle est mise très simplement, en effet, mais elle s'habille à ravir
et pour arriver à ce que vous trouvez de la simplicité, elle dépense
un argent fou.» Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues aux yeux
de quelqu'un qui n'avait pas le goût sûr et sobre des choses de la
toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré,
à ce que me dit Albertine. Je ne m'en étais pas douté ni que les
choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des
merveilles désirées par lui, qu'il avait suivies de vente en vente,
connaissant toute leur histoire, jusqu'au jour où il avait gagné assez
d'argent pour pouvoir les posséder. Mais là-dessus, Albertine aussi
ignorante que moi, ne pouvait rien m'apprendre. Tandis que pour les
toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être par un
regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de désintéressement,
de délicatesse chez les riches ce dont elle ne pourra se parer
elle-même, elle sut me parler très bien des raffinements d'Elstir, si
difficile qu'il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant tout
un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait faire pour
sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux
qu'il avait appris à Albertine à trouver charmants et qu'une personne
sans goût n'eût pas plus remarqués que je n'avais fait. Du reste,
Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir d'ailleurs,
elle l'avouait, aucune «disposition», éprouvait une grande admiration
pour Elstir, et grâce à ce qu'il lui avait dit et montré, s'y
connaissait en tableaux d'une façon qui contrastait fort avec son
enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C'est qu'en réalité bien que
cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les
choses qu'elle disait, la bêtise n'était pas sienne, mais celle de son
milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse
mais partielle. Toutes les formes de l'intelligence n'étaient pas
arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la
peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les
formes de l'élégance, mais n'avait pas été suivi par le goût de la
musique qui restait fort en arrière.

Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac, comme qui peut
le plus ne peut pas forcément le moins, je ne la trouvai pas, après
que j'eusse salué ces jeunes filles, plus disposée à me faire
connaître ses amies. «Vous êtes bien bon d'attacher, de leur donner de
l'importance. Ne faites pas attention à elles, ce n'est rien du tout.
Qu'est-ce que ces petites gosses peuvent compter pour un homme de
votre valeur. Andrée au moins est remarquablement intelligente. C'est
une bonne petite fille, quoique parfaitement fantasque, mais les
autres sont vraiment très stupides.» Après avoir quitté Albertine, je
ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que Saint-Loup m'eût caché
ses fiancailles, et fît quelque chose d'aussi mal que se marier sans
avoir rompu avec sa maîtresse. Peu de jours après pourtant, je fus
présenté à Andrée et comme elle parla assez longtemps, j'en profitai
pour lui dire que je voudrais bien la voir le lendemain, mais elle me
répondit que c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa mère
assez mal et ne voulait pas la laisser seule. Deux jours après, étant
allé voir Elstir, il me dit la sympathie très grande qu'Andrée avait
pour moi; comme je lui répondais: «Mais c'est moi qui ai eu beaucoup
de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui avais demandé à la
revoir le lendemain, mais elle ne pouvait pas.» «Oui, je sais, elle me
l'a raconté, me dit Elstir, elle l'a assez regretté, mais elle avait
accepté un pique-nique à dix lieues d'ici où elle devait aller en
break et elle ne pouvait plus se décommander.» Bien que ce mensonge
fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n'aurais pas
dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce
que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on
aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à
votre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre
rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne
sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle
il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.

Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était
obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec
Albertine que j'avais aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un
attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'«Idolâtrie» de Giotto;
il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est tellement tombé en
désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en tenant un, les
commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle figure
allégorique de l'Arêna, sur ce qu'elle a dans la main. Au bout d'un
moment, leur amie à l'air pauvre et dur, qui avait ricané le premier
jour d'un air si méchant: «Il me fait de la peine ce pauvre vieux» en
parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d'Andrée, vint
dire à Albertine: «Bonjour, je vous dérange». Elle avait ôté son
chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale
ravissante et inconnue reposaient sur son front, dans la minutieuse
délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir
tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel
l'autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s'arrangeait
à certains instants pour être seule avec elle, à d'autres pour marcher
avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu'elle me
présentât de le lui demander devant l'autre. Alors au moment où
Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette
jeune fille à qui j'avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit:
«Ce pauvre vieux, y m'fait d'la peine», je vis passer et briller un
sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux
étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls; car si ses joues étaient
roses et ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du
matin où partout pointe et brille l'or.

Prenant feu aussitôt, je me dis que c'était une enfant timide quand
elle aimait et que c'était pour moi, par amour pour moi, qu'elle était
restée avec nous malgré les rebuffades d'Albertine, et qu'elle avait
dû être heureuse de pouvoir m'avouer enfin, par ce regard souriant et
bon qu'elle, serait aussi douce avec moi que terrible aux autres. Sans
doute m'avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la
connaissais pas encore et pensa-t-elle à moi depuis; peut-être
était-ce pour se faire admirer de moi qu'elle s'était moquée du vieux
monsieur et parce qu'elle ne parvenait pas à me connaître qu'elle
avait eu les jours suivants l'air morose. De l'hôtel, je l'avais
souvent aperçue le soir se promenant sur la plage. C'était
probablement avec l'espoir de me rencontrer. Et maintenant, gênée par
la présence d'Albertine autant qu'elle l'eût été par celle de toute la
bande, elle ne s'attachait évidemment à nos pas malgré l'attitude de
plus en plus froide de son amie que dans l'espoir de rester la
dernière, de prendre rendez-vous avec moi pour un moment où elle
trouverait moyen de s'échapper sans que sa famille et ses amies le
sussent et me donner rendez-vous dans un lieu sûr avant la messe ou
après le golf. Il était d'autant plus difficile de la voir qu'Andrée
était mal avec elle et la détestait.

«J'ai supporté longtemps sa terrible fausseté, me dit-elle, sa
bassesse, les innombrables crasses qu'elle m'a faites. J'ai tout
supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait
déborder.» Et elle me raconta un potin qu'avait fait cette jeune fille
et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée.

Mais les paroles à moi promises par le regard de Gisèle pour le moment
où Albertine nous aurait laissés ensemble, ne purent m'être dites,
parce qu'Albertine, obstinément placée entre nous deux, ayant continué
de répondre de plus en plus brièvement, puis ayant cessé de répondre
du tout aux propos de son amie, celle-ci finit par abandonner la
place. Je reprochai à Albertine d'avoir été si désagréable. «Cela lui
apprendra à être plus discrète. Ce n'est pas une mauvaise fille mais
elle est barbante. Elle n'a pas besoin de venir fourrer son nez
partout. Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu'on lui demande. Il
était moins cinq que je l'envoie paître. D'ailleurs, je déteste
qu'elle ait ses cheveux comme ça, ça donne mauvais genre.» Je
regardais les joues d'Albertine pendant qu'elle me parlait et je me
demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir: ce jour-là
elle était non pas fraîche, mais lisse, d'un rose uni, violacé,
crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de cire. J'étais
passionné pour elles comme on l'est parfois pour une espèce de fleurs.
«Je ne l'avais pas remarqué», lui répondis-je. «Vous l'avez pourtant
assez regardée, on aurait dit que vous vouliez faire son portrait», me
dit-elle sans être radoucie par le fait qu'en ce moment ce fût
elle-même que je regardais tant. «Je ne crois pourtant pas qu'elle
vous plairait. Elle n'est pas flirt du tout. Vous devez aimer les
jeunes filles flirt, vous. En tous cas, elle n'aura plus l'occasion
d'être collante et de se faire semer, parce qu'elle repart tantôt pour
Paris.» «Vos autres amies s'en vont avec elle.» «Non, elle seulement,
elle et miss, parce qu'elle a à repasser ses examens, elle va
potasser, la pauvre gosse. Ce n'est pas gai je vous assure. Il peut
arriver qu'on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi
une de nos amies a eu: «Racontez un accident auquel vous avez
assisté». Ça, c'est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a
eu à traiter (et à l'écrit encore): «D'Alceste ou de Philinte, qui
préféreriez-vous avoir comme ami?» Ce que j'aurais séché là-dessus!
D'abord en dehors de tout, ce n'est pas une question à poser à des
jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d'autres jeunes
filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. (Cette
phrase en me montrant que j'avais peu de chance d'être admis dans la
petite bande, me fit trembler.) Mais en tous cas, même si la question
était posée à des jeunes gens, qu'est-ce que vous voulez qu'on puisse
trouver à dire là-dessus? Plusieurs familles ont écrit au Gaulois pour
se plaindre de la difficulté de questions pareilles. Le plus fort est
que dans un recueil des meilleurs devoirs d'élèves couronnées, le
sujet a été traité deux fois d'une façon absolument opposée. Tout
dépend de l'examinateur. L'un voulait qu'on dise que Philinte était un
homme flatteur et fourbe, l'autre qu'on ne pouvait pas refuser son
admiration à Alceste, mais qu'il était par trop acariâtre et que comme
ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les
malheureuses élèves s'y reconnaissent quand les professeurs ne sont
pas d'accord entre eux. Et encore ce n'est rien, chaque année ça
devient plus difficile. Gisèle ne pourrait s'en tirer qu'avec un bon
coup de piston.» Je rentrai à l'hôtel, ma grand'mère n'y était pas, je
l'attendis longtemps; enfin, quand elle rentra, je la suppliai de me
laisser aller faire dans des conditions inespérées une excursion qui
durerait peut-être quarante-huit heures, je déjeûnai avec elle,
commandai une voiture et me fis conduire à la gare. Gisèle ne serait
pas étonnée de m'y voir; une fois que nous aurions changé à Doncières,
dans le train de Paris, il y avait un wagon couloir où tandis que miss
sommeillerait je pourrais emmener Gisèle dans des coins obscurs,
prendre rendez-vous avec elle pour ma rentrée à Paris que je tâcherais
de rapprocher le plus possible. Selon la volonté qu'elle
m'exprimerait, je l'accompagnerais jusqu'à Caen ou jusqu'à Évreux, et
reprendrais le train suivant. Tout de même, qu'eût-elle pensé si elle
avait su que j'avais hésité longtemps entre elle et ses amies, que
tout autant que d'elle j'avais voulu être amoureux d'Albertine, de la
jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde! J'éprouvais des remords,
maintenant qu'un amour réciproque allait m'unir à Gisèle. J'aurais pu
du reste lui assurer très véridiquement qu'Albertine ne me plaisait
plus. Je l'avais vue ce matin s'éloigner en me tournant presque le
dos, pour parler à Gisèle. Sur sa tête inclinée d'un air boudeur, ses
cheveux qu'elle avait derrière, différents et plus noirs encore,
luisaient comme si elle venait de sortir de l'eau. J'avais pensé à une
poule mouillée et ces cheveux m'avaient fait incarner en Albertine une
autre âme que jusque-là la figure violette et le regard mystérieux.
Ces cheveux luisants derrière la tête c'est tout ce que j'avais pu
apercevoir d'elle pendant un moment, et c'est cela seulement que je
continuais à voir. Notre mémoire ressemble à ces magasins, qui, à
leurs devantures, exposent d'une certaine personne, une fois une
photographie, une fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste
quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son cheval,
j'écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me
disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue: c'est
que dans les périodes de ma vie où je n'étais pas amoureux et où je
désirais de l'être, je ne portais pas seulement en moi un idéal
physique de beauté qu'on a vu, que je reconnaissais de loin dans
chaque passante assez éloignée pour que ses traits confus ne
s'opposassent pas à cette identification, mais encore le fantôme moral
-- toujours prêt à être incarné -- de la femme qui allait être éprise
de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j'avais
tout écrite dans ma tête depuis mon enfance et que toute jeune fille
aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle eût
aussi un peu le physique de l'emploi. De cette pièce, quelle que fût
la nouvelle «étoile» que j'appelais à créer ou à reprendre le rôle, le
scénario, les péripéties, le texte même, gardaient une forme ne
varietur.

Quelques jours plus tard, malgré le peu d'empressement qu'Albertine
avait mis à nous présenter, je connaissais toute la petite bande du
premier jour, restée au complet à Balbec (sauf Gisèle, qu'à cause d'un
arrêt prolongé devant la barrière de la gare, et un changement dans
l'horaire, je n'avais pu rejoindre au train, parti cinq minutes avant
mon arrivée, et à laquelle d'ailleurs je ne pensais plus) et en plus
deux ou trois de leurs amies qu'à ma demande elles me firent
connaître. Et ainsi l'espoir du plaisir que je trouverais avec une
jeune fille nouvelle venant d'une autre jeune fille par qui je l'avais
connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses
qu'on obtient grâce à une rose d'une autre espèce. Et remontant de
corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d'en
connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la
devais, avec une reconnaissance mêlée d'autant de désir que mon espoir
nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles.

Hélas! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points
imperceptibles qui pour l'esprit averti dessinent déjà ce qui sera,
par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd'hui en
fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine. On suit
avec délices un nez pareil à une vaguelette qui enfle délicieusement
une eau matinale et qui semble immobile, dessinable, parce que la mer
est tellement calme qu'on ne perçoit pas la marée. Les visages humains
ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde parce que la
révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la
percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur
mère ou leur tante, pour mesurer les distances que sous l'attraction
interne d'un type généralement affreux, ces traits auraient traversées
dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards,
jusqu'à celle où le visage passé tout entier au-dessous de l'horizon,
ne reçoit plus de lumière. Je savais que aussi profond, aussi
inéluctable que le patriotisme juif, ou l'atavisme chrétien chez ceux
qui se croient le plus libérés de leur race, habitait sous la rose
inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnus à
elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une
bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité
dans la coulisse, prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme,
tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et
féodal, soudainement issus à l'appel des circonstances d'une nature
antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, vit, évolue,
se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles
particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons
des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons et notre esprit
possède d'avance comme certain cryptogame, comme telle graminée, les
particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que
les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive,
famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous
manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous
paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence
dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille, comme les
papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous
vivons que la maladie dont nous mourrons.

Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes,
je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec,
ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un
jour. Mais qu'importait? en ce moment c'était la saison des fleurs.
Aussi quand Mme de Villeparisis m'invitait à une promenade, je
cherchais une excuse pour n'être pas libre. Je ne fis de visites à
Elstir que celles où mes nouvelles amies m'accompagnèrent. Je ne pus
même pas trouver un après-midi pour aller à Doncières voir Saint-Loup,
comme je le lui avais promis. Les réunions mondaines, les
conversations sérieuses, voire une amicale causerie, si elles avaient
pris la place de mes sorties avec ces jeunes filles, m'eussent fait le
même effet qui si à l'heure du déjeuner on nous emmenait non pas
manger, mais regarder un album. Les hommes, les jeunes gens, les
femmes vieilles ou mûres, avec qui nous croyons nous plaire, ne sont
portés pour nous que sur une plane et inconsistante superficie parce
que nous ne prenons conscience d'eux que par la perception visuelle
réduite à elle-même; mais c'est comme déléguée des autres sens qu'elle
se dirige vers les jeunes filles; ils vont chercher l'une derrière
l'autre les diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils
goûtent ainsi même sans le secours des mains et des lèvres; et,
capables, grâce aux arts de transposition, au génie de synthèse où
excelle le désir, de restituer sous la couleur des joues ou de la
poitrine, l'attouchement, la dégustation, les contacts interdits, ils
donnent à ces filles la même consistance mielleuse qu'ils font quand
ils butinent dans une roseraie, ou dans une vigne dont ils mangent des
yeux les grappes.

S'il pleuvait, bien que le mauvais temps n'effrayât pas Albertine
qu'on voyait souvent dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les
averses, nous passions la journée dans le casino où il m'eût paru ces
jours-là impossible de ne pas aller. J'avais le plus grand mépris pour
les demoiselles d'Ambresac qui n'y étaient jamais entrées. Et j'aidais
volontiers mes amies à jouer de mauvais tours au professeur de danse.
Nous subissions généralement quelques admonestations du tenancier ou
des employés usurpant un pouvoir directorial parce que mes amies, même
Andrée qu'à cause de cela j'avais cru le premier jour une créature si
dionysiaque et qui était au contraire frêle, intellectuelle, et cette
année-là fort souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins à
l'état de sa santé qu'au génie de cet âge qui emporte tout et confond
dans la gaîté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas aller au
vestibule à la salle des fêtes, sans prendre leur élan, sauter
par-dessus toutes les chaises, revenir sur une glissade en gardant
leur équilibre par un gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant
tous les arts, dans cette première jeunesse, à la façon de ces poètes
des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés, et
qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux
enseignements théologiques.

Cette Andrée qui m'avait paru la plus froide le premier jour était
infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu'Albertine à
qui elle montrait une tendresse caressante et douce de grande sur.
Elle venait au casino s'asseoir à côté de moi et savait -- au
contraire d'Albertine -- refuser un tour de valse ou même si j'étais
fatigué renoncer à aller au casino pour venir à l'hôtel. Elle
exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui
prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du cur, laquelle
était peut-être due en partie à son état maladif. Elle avait toujours
un sourire gai pour excuser l'enfantillage d'Albertine qui exprimait
avec une violence naïve la tentation irrésistible qu'offraient pour
elle des parties de plaisir auxquelles elle ne savait pas, comme
Andrée, préférer résolument de causer avec moi... Quand l'heure
d'aller à un goûter donné au golf approchait, si nous étions tous
ensemble à ce moment-là, elle se préparait, puis venant à Andrée: «Hé
bien, Andrée, qu'est-ce que tu attends pour venir, tu sais que nous
allons goûter au golf.» «Non, je reste à causer avec lui», répondait
Andrée en me désignant. «Mais tu sais que Madame Durieux t'a invitée»,
s'écriait Albertine, comme si l'intention d'Andrée de rester avec moi
ne pouvait s'expliquer que par l'ignorance où elle devait être qu'elle
avait été invitée. «Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote»,
répondait Andrée. Albertine n'insistait pas, de peur qu'on lui
proposât de rester aussi. Elle secouait la tête: «Fais à ton idée,
répondait-elle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à
petit feu, moi je me trotte, car je crois que ta montre retarde», et
elle prenait ses jambes à son cou. «Elle est charmante, mais inouïe»,
disait Albertine en enveloppant son amie d'un sourire qui la caressait
et la jugeait à la fois. Si, en ce goût du divertissement Albertine
avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps c'est qu'une
certaine ressemblance existe tout en évoluant, entre les femmes que
nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de
notre tempérament parce que c'est lui qui les choisit, éliminant
toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et
complémentaires, c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire
souffrir notre cur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre
tempérament, une image, une projection renversée, un «négatif» de
notre sensibilité. De sorte qu'un romancier pourrait au cours de la
vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses
successives amours, et donner par là l'impression non de s'imiter
lui-même mais de créer, puisqu'il y a moins de force dans une
innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer
une vérité neuve. Encore devrait-il noter dans le caractère de
l'amoureux, un indice de variation qui s'accuse au fur et à mesure
qu'on arrive dans de nouvelles régions, sous d'autres latitudes de la
vie. Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si,
peignant pour ses autres personnages des caractères, il s'abstenait
d'en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des
indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d'un être qui se
confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparons plus de
nous-même, sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d'anxieuses
hypothèses, perpétuellement remaniées. S'élançant d'au delà de
l'intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons, dépasse
dans sa course, le caractère de cette femme, nous pourrions nous y
arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L'objet de notre
inquiète investigation est plus essentiel que ces particularités de
caractère, pareilles à ces petits losanges d'épiderme dont les
combinaisons variées font l'originalité fleurie de la chair. Notre
radiation intuitive les traverse et les images qu'elle nous rapporte
ne sont point celles d'un visage particulier mais représentent la
morne et douloureuse universalité d'un squelette.

Comme Andrée était extrêmement riche, Albertine pauvre et orpheline,
Andrée avec une grande générosité la faisait profiter de son luxe.
Quant à ses sentiments pour Gisèle ils n'étaient pas tout à fait ceux
que j'avais crus. On eut en effet bientôt des nouvelles de l'étudiante
et quand Albertine montra la lettre qu'elle en avait reçue, lettre
destinée par Gisèle à donner des nouvelles de son voyage et de son
arrivée à la petite bande, en s'excusant sur sa paresse de ne pas
écrire encore aux autres, je fus surpris d'entendre Andrée, que je
croyais brouillée à mort avec elle, dire: «Je lui écrirai demain,
parce que si j'attends sa lettre d'abord, je peux attendre longtemps,
elle est si négligente.» Et se tournant vers moi elle ajouta: «Vous ne
la trouveriez pas très remarquable évidemment, mais c'est une si brave
fille et puis j'ai vraiment une grande affection pour elle.» Je
conclus que les brouilles d'Andrée ne duraient pas longtemps.

Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la
falaise ou dans la campagne, une heure d'avance je cherchais à me
faire beau et gémissais si Françoise n'avait pas bien préparé mes
affaires. Or, même à Paris, elle redressait fièrement et rageusement
sa taille que l'âge commençait à courber, pour peu qu'on la trouvât en
faute, elle humble, elle modeste et charmante quand son amour-propre
était flatté. Comme il était le grand ressort de sa vie, la
satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion
directe de la difficulté des choses qu'on lui demandait. Celles
qu'elle avait à faire à Balbec étaient si aisées qu'elle montrait
presque toujours un mécontentement qui était soudain centuplé et
auquel s'alliait une ironique expression d'orgueil quand je me
plaignais, au moment d'aller retrouver mes amies, que mon chapeau ne
fût pas brossé, ou mes cravates en ordre. Elle qui pouvait se donner
tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la
simple observation qu'un veston n'était pas à sa place, non seulement
elle vantait avec quel soin elle l'avait «renfermé plutôt que non pas
le laisser à la poussière», mais prononçant un éloge en règle de ses
travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu'elle
prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne comme
elle pour mener une telle vie. «Je ne comprends pas comment qu'on peut
laisser ses affaires comme ça et allez-y voir si une autre saurait se
retrouver dans ce pêle et mêle. Le diable lui-même y perdrait son
latin.» Ou bien elle se contentait de prendre un visage de reine, me
lançant des regards enflammés, et gardait un silence rompu aussitôt
qu'elle avait fermé la porte et s'était engagée dans le couloir; il
retentissait alors de propos que je devinais injurieux, mais qui
restaient aussi indistincts que ceux des personnages qui débitent
leurs premières paroles derrière le portant avant d'être entrés en
scène. D'ailleurs, quand je me préparais ainsi à sortir avec mes
amies, même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur
elle se montrait tout de même insupportable. Car se servant de
plaisanteries que dans mon besoin de parler de ces jeunes filles je
lui avais faites sur elles, elle prenait un air de me révéler ce que
j'aurais mieux su qu'elle si cela avait été exact, mais ce qui ne
l'était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le
monde son caractère propre; une personne ne ressemble jamais à une
voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables
dont les autres ne s'aperçoivent pas et par où il nous est pénible
d'avoir à passer. Chaque fois que j'arrivais au point: «Chapeau pas en
place», «nom d'Andrée ou d'Albertine», j'étais obligé par Françoise de
m'égarer dans les chemins détournés et absurdes qui me retardaient
beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwichs
au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à
l'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles et qu'elles
auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n'avaient été aussi
intéressées, déclarait Françoise au secours de qui venait alors tout
un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales et pour laquelle
on eût dit que l'âme divisée de la défunte Eulalie s'était incarnée
plus gracieusement qu'en Saint-Eloi, dans les corps charmants de mes
amies de la petite bande. J'entendais ces accusations avec la rage de
me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique
et familier qu'était le caractère de Françoise devenait impraticable,
pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les
sandwichs prêts, j'allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde,
d'autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.

Autrefois j'eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais
temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec «le pays des
Cimmériens», et de belles journées étaient une chose qui n'aurait pas
dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette
antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que
j'avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de
soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l'eusse
recherché avec passion pour la même raison qu'autrefois je n'aurais
voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu'elles se
rattachaient, les unes comme autrefois les autres à une idée
esthétique. C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois allés voir
Elstir, et les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu'il avait
montré de préférence, c'était quelques croquis d'après de jolies
yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de
Balbec. J'avais d'abord timidement avoué à Elstir que je n'avais pas
voulu aller aux réunions qui y avaient été données. «Vous avez eu
tort, me dit-il, c'est si joli et si curieux aussi. D'abord cet être
particulier, le jockey, sur lequel tant de regards sont fixés, et qui
devant le paddock est là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante, ne
faisant qu'un avec le cheval caracolant qu'il ressaisit, comme ce
serait intéressant de dégager ses mouvements professionnels, de
montrer la tache brillante qu'il fait et que fait aussi la robe des
chevaux, sur le champ de courses. Quelle transformation de toutes
choses dans cette immensité lumineuse d'un champ de courses où on est
surpris par tant d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là. Ce que
les femmes peuvent y être jolies! La première réunion surtout était
ravissante, et il y avait des femmes d'une extrême élégance, dans une
lumière humide, hollandaise, où l'on sentait monter dans le soleil
même, le froid pénétrant de l'eau. Jamais je n'ai vu de femmes
arrivant en voiture, ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille
lumière qui tient sans doute à l'humidité marine. Ah! que j'aurais
aimé la rendre; je suis revenu de ces courses, fou, avec un tel désir
de travailler!» Puis il s'extasia plus encore sur les réunions du
yachting que sur les courses de chevaux et je compris que des régates,
que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans
la glauque lumière d'un hippodrome marin, pouvaient être pour un
artiste moderne motifs aussi intéressants que les fêtes qu'ils
aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. «Votre
comparaison est d'autant plus exacte, me dit Elstir, qu'à cause de la
ville où ils peignaient, ces fêtes étaient pour une part nautiques.
Seulement, la beauté des embarcations de ce temps-là résidait le plus
souvent dans leur lourdeur, dans leur complication. Il y avait des
joutes sur l'eau, comme ici, données généralement en l'honneur de
quelque ambassade pareille à celle que Carpaccio a représentée dans la
Légende de Sainte Ursule. Les navires étaient massifs, construits
comme des architectures, et semblaient presque amphibies comme de
moindres Venises au milieu de l'autre, quand amarrés à l'aide de ponts
volants, recouverts de satin cramoisi et de tapis persans ils
portaient des femmes en brocart cerise ou en damas vert, tout près des
balcons inscrustés de marbres multicolores où d'autres femmes se
penchaient pour regarder, dans leurs robes aux manches noires à crevés
blancs serrés de perles ou ornés de guipures. On ne savait plus où
finissait la terre, où commençait l'eau, qu'est-ce qui était encore le
palais ou déjà le navire, la caravelle, la galéasse, le Bucentaure.»
Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de
toilette, ces images de luxe que nous décrivait Elstir. «Oh! je
voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c'est si joli le
point de Venise, s'écriait-elle; d'ailleurs j'aimerais tant aller à
Venise.»

«Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les
étoffes merveilleuses qu'on portait là-bas. On ne les voyait plus que
dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans
les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait
dans une vente. Mais on dit qu'un artiste de Venise, Fortuny, a
retrouvé le secret de leur fabrication et qu'avant quelques années les
femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles dans des
brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses
patriciennes, avec des dessins d'Orient. Mais je ne sais pas si
j'aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume
anachronique, pour des femmes d'aujourd'hui, même paradant aux
régates, car pour en revenir à nos bateaux modernes de plaisance,
c'est tout le contraire que du temps de Venise, «Reine de
l'Adriatique». Le plus grand charme d'un yacht, de l'ameublement d'un
yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la
mer, et j'aime tant la mer. Je vous avoue que je préfère les modes
d'aujourd'hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce
qu'il y a de joli dans nos yachts -- et dans les yachts moyens
surtout, je n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme pour les
chapeaux, il y a une mesure à garder -- c'est la chose unie, simple,
claire, grise, qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un flou
crémeux. Il faut que la pièce où l'on se tient ait l'air d'un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht c'est la même chose; ce
qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en
toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de
la mer font un blanc aussi éclatant qu'une voile blanche. Il y a très
peu de femmes du reste qui s'habillent bien, quelques-unes pourtant
sont merveilleuses. Aux courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc
et une petite ombrelle blanche, c'était ravissant. Je ne sais pas ce
que je donnerais pour avoir cette petite ombrelle.» J'aurais tant
voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des autres, et
pour d'autres raisons, de coquetterie féminine, Albertine l'aurait
voulu plus encore. Mais comme Françoise qui disait pour les soufflés:
«C'est un tour de main», la différence était dans la coupe. «C'était,
disait Elstir, tout petit, tout rond, comme un parasol chinois.» Je
citai les ombrelles de certaines femmes, mais ce n'était pas cela du
tout. Elstir trouvait toutes ces ombrelles affreuses. Homme d'un goût
difficile et exquis, il faisait consister dans un rien qui était tout,
la différence entre ce que portait les trois quarts des femmes et qui
lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et au
contraire de ce qui m'arrivait à moi pour qui tout luxe était
stérilisant, exaltait son désir de peintre «pour tâcher de faire des
choses aussi jolies». «Tenez, voilà une petite qui a déjà compris
comment étaient le chapeau et l'ombrelle, me dit Elstir en me montrant
Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise. «Comme j'aimerais
être riche pour avoir un yacht, dit-elle au peintre. Je vous
demanderais des conseils pour l'aménager. Quels beaux voyages je
ferais. Et comme ce serait joli d'aller aux régates de Cowes. Et une
automobile! Est-ce que vous trouvez que c'est joli les modes des
femmes pour les automobiles» «Non, répondait Elstir, mais cela sera.
D'ailleurs, il y a peu de couturière, un ou deux, Callot, quoique
donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit, quelquefois
Paquin. Le reste sont des horreurs.» «Mais alors, il y a une
différence immense entre une toilette de Callot et celle d'un
couturier quelconque», demandai-je à Albertine. «Mais énorme, mon
petit bonhomme, me répondit-elle. Oh! pardon. Seulement, hélas! ce qui
coûte trois cents francs ailleurs coûte deux mille francs chez eux.
Mais cela ne se ressemble pas, cela a l'air pareil pour les gens qui
n'y connaissent rien.» »Parfaitement, répondit Elstir, sans aller
pourtant jusqu'à dire que la différence soit aussi profonde qu'entre
une statue de la cathédrale de Reims et de l'église Saint-Augustin.»
«Tenez, à propos de cathédrales, dit-il en s'adressant spécialement à
moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes
filles n'avaient pas pris part et qui d'ailleurs ne les eût nullement
intéressées, je vous parlais l'autre jour de l'église de Balbec comme
d'une grande falaise, une grande levée des pierres du pays, mais
inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces
falaises (c'est une esquisse prise tout près d'ici, aux Creuniers),
regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font
penser à une cathédrale.» En effet, on eût dit d'immenses arceaux
roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en
poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la
mer, presque passée, dans toute l'étendue de la toile, à l'état
gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité,
celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes
qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante,
plus proche: les ombres. Altérées de fraîcheur, la plupart, désertant
le large enflammé s'étaient réfugiées au pied des rochers, à l'abri du
soleil; d'autres nageant lentement sur les eaux comme des dauphins
s'attachaient aux flancs de barques en promenade dont elles
élargissaient la coque, sur l'eau pâle, de leur corps verni et bleu.
C'était peut-être la soif de fraîcheur communiquée par elles qui
donnait le plus la sensation de la chaleur de ce jour et qui me fit
m'écrier combien je regrettais de ne pas connaître les Creuniers.
Albertine et Andrée assurèrent que j'avais dû y aller cent fois. En ce
cas, c'était sans le savoir, ni me douter qu'un jour leur vue pourrait
m'inspirer une telle soif de beauté, non pas précisément naturelle
comme celle que j'avais cherchée jusqu'ici dans les falaises de
Balbec, mais plutôt architecturale. Surtout moi qui, parti pour voir
le royaume des tempêtes, ne trouvais jamais dans mes promenades avec
Mme de Villeparisis où souvent nous ne l'apercevions que de loin,
peint dans l'écartement des arbres, l'océan assez réel, assez liquide,
assez vivant, donnant assez l'impression de lancer ses masses d'eau et
qui n'aurais aimé le voir immobile que sous un linceul hivernal de
brume, je n'eusse guère pu croire que je rêverais maintenant d'une mer
qui n'était plus qu'une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance
et la couleur. Mais cette mer, Elstir, comme ceux qui rêvaient dans
ces barques engourdies par la chaleur, en avait, jusqu'à une telle
profondeur, goûté l'enchantement qu'il avait su rapporter, fixer sur
sa toile, l'imperceptible reflux de l'eau, la pulsation d'une minute
heureuse; et on était soudain devenu si amoureux, en voyant ce
portrait magique, qu'on ne pensait plus qu'à courir le monde pour
retrouver la journée enfuie, dans sa grâce instantanée et dormante.

De sorte que si avant ces visites chez Elstir, avant d'avoir vu une
marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans
un yacht arborant le drapeau américain, mit le «double» spirituel
d'une robe de linon blanc et d'un drapeau dans mon imagination qui
aussitôt couva un désir insatiable de voir sur le champ des robes de
linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela ne m'était
jamais arrivé, jusque-là, je m'étais toujours efforcé devant la mer,
d'expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du
premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de
plage, tout ce qui m'empêchait de me persuader que je contemplais le
flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant
l'apparition de l'espèce humaine et jusqu'aux jours radieux qui me
semblaient revêtir de l'aspect banal de l'universel été de cette côte
de brumes et de tempêtes, y marquer un simple temps d'arrêt,
l'équivalent de ce qu'on appelle en musique une mesure pour rien, or
maintenant c'était le mauvais temps qui me paraissait devenir quelque
accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la
beauté: je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce qui
m'exaltait si fort et j'espérais que le temps serait assez favorable
pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le
tableau d'Elstir.

Le long de la route, je ne me faisais plus d'ailleurs un écran de mes
mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d'une
vie antérieure à l'apparition de l'homme, et en opposition avec tous
ces fastidieux perfectionnements de l'industrie qui m'avaient fait
jusqu'ici bâiller d'ennui dans les expositions universelles ou chez
les modistes, j'essayais de ne voir de la mer que la section où il n'y
avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme
immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée
de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la
Grèce, ce qui me permettait de me redire en toute vérité les vers du
«Père Leconte» chers à Bloch:

«Ils sont partis, les rois des nefs éperonnées

«Emmenant sur la mer tempétueuse hélas!

«Les hommes chevelus de l'Héroïque Helles.»

Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m'avait dit
que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier
chiffonnement, une suprême caresse aux nuds ou aux plumes d'un chapeau
terminé, l'intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui
avait ravi Albertine). Mais il fallait attendre mon retour, pour les
modistes -- à Paris -- pour les courses et les régates, à Balbec où on
n'en donnerait plus avant l'année prochaine. Même un yacht emmenant
des femmes en linon blanc était introuvable.

Souvent nous rencontrions les surs de Bloch que j'étais obligé de
saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les
connaissaient pas. «On ne me permet pas de jouer avec des israélites»,
disait Albertine. La façon dont elle prononçait israélite au lieu
d'izraélite aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le
commencement de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de
sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes
bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que
les juifs égorgeaient les enfants chrétiens. «Du reste, elles ont un
sale genre, vos amies», me disait Andrée avec un sourire qui
signifiait qu'elle savait bien que ce n'était pas mes amies. «Comme
tout ce qui touche à la tribu», répondait Albertine sur le ton
sentencieux d'une personne d'expérience. A vrai dire les surs de
Bloch, à la fois trop habillées et à demi-nues, l'air languissant,
hardi, fastueux et souillon ne produisaient pas une impression
excellente. Et une de leurs cousines qui n'avait que quinze ans
scandalisait le casino par l'admiration qu'elle affichait pour Mlle
Léa, dont M. Bloch père prisait très fort le talent d'actrice, mais
que son goût ne passait pas pour porter surtout du côté des messieurs.

Il y avait des jours où nous goûtions dans l'une des
fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des Ecorres,
Marie-Thérèse, de la Croix d'Heuland, de Bagatelle, de Californie, de
Marie-Antoinette. C'est cette dernière qu'avait adoptée la petite
bande.

Mais quelquefois au lieu d'aller dans une ferme, nous montions
jusqu'au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l'herbe,
nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Mes amies
préféraient les sandwichs et s'étonnaient de me voir manger seulement
un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à
l'abricot. C'est qu'avec les sandwichs au chester et à la salade,
nourriture ignorante et nouvelle, je n'avais rien à dire. Mais les
gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait
dans les premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des
fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte,
non seulement la Gilberte de Combray mais celle de Paris aux goûters
de qui je les avais retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes à
petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant de leurs
«sujets» ma tante Léonie quand Françoise lui apportait un jour Aladin
ou la Lampe Merveilleuse, un autre Ali-Baba, le Dormeur éveillé ou
Sinbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses.
J'aurais bien voulu les revoir, mais ma grand'mère ne savait pas ce
qu'elles étaient devenues et croyait d'ailleurs que c'était de
vulgaires assiettes achetées dans le pays. N'importe, dans le gris et
champenois Combray elles et leurs vignettes s'encastraient
multicolores, comme dans la noire Eglise les vitraux aux mouvantes
pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections de
la lanterne magique, comme devant la vue de la gare et du chemin de
fer départemental les boutons d'or des Indes et les lilas de Perse,
comme la collection de vieux Chine de ma grand-tante dans sa sombre
demeure de vieille dame de province.

Etendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et,
au-dessus d'eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne,
mais la superposition de deux seulement, un plus foncé -- de la mer --
et en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j'avais emporté aussi
quelque petit souvenir qui pût plaire à l'une ou à l'autre de mes
amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage
translucide en un instant devenu rouge, que leur bouche n'avait pas la
force de la retenir et pour la laisser passer, éclatait de rire. Elles
étaient assemblées autour de moi; et entre les visages peu éloignés
les uns des autres, l'air qui les séparait traçait des sentiers d'azur
comme frayés par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour
pouvoir circuler lui-même au milieu d'un bosquet de roses.

Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là
m'eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que «La Tour
Prends-Garde» ou «A qui rira le premier», mais auxquels je n'aurais
plus renoncé pour un empire; l'aurore de jeunesse dont s'empourprait
encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me
trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la
fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails
les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d'or. Pour la plupart
les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette
rougeur confuse de l'aurore d'où les véritables traits n'avaient pas
encore jailli. On ne voyait qu'une couleur charmante sous laquelle ce
que devait être dans quelques années le profil n'était pas
discernable. Celui d'aujourd'hui n'avait rien de définitif et pouvait
n'être qu'une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la
famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il
vient si vite le moment où l'on n'a plus rien à attendre, où le corps
est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l'on
perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des
feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui
tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu'on en
vient à n'aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair
comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu'un flot de
matière ductile pétrie à tout moment par l'impression passagère qui
les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette
de la gaîté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l'étonnement,
modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette
plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards
que nous montre une jeune fille. Certes ils sont indispensables aussi
chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui ne nous
laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux quelque chose
d'ennuyeusement uniforme. Mais ces gentillesses elles-mêmes à partir
d'un certain âge, n'amènent plus de molles fluctuations sur un visage
que les luttes de l'existence ont durci, rendu à jamais militant ou
extatique. L'un -- par la force continue de l'obéissance qui soumet
l'épouse à son époux -- semble, plutôt que d'une femme le visage d'un
soldat; l'autre, sculpté par les sacrifices qu'a consentis chaque jour
la mère pour ses enfants, est d'un apôtre. Un autre encore est, après
des années de traverses et d'orages, le visage d'un vieux loup de mer,
chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. Et certes
les attentions qu'une femme a pour nous, peuvent encore, quand nous
l'aimons, semer de charmes nouveaux les heures que nous passons auprès
d'elle. Mais elle n'est pas successivement pour nous une femme
différente. Sa gaîté reste extérieure à une figure inchangée. Mais
l'adolescence est antérieure à la solidification complète et de là
vient qu'on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que
donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, à jouer
en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle
recréation des éléments primordiaux de la nature qu'on contemple
devant la mer.

Ce n'était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme
de Villeparisis que j'eusse sacrifiées au «furet» ou aux «devinettes»
de mes amies. A plusieurs reprises Robert de Saint-Loup me fit dire
que puisque je n'allais pas le voir à Doncières, il avait demandé une
permission de vingt-quatre heures et la passerait à Balbec. Chaque
fois je lui écrivis de n'en rien faire, en invoquant l'excuse d'être
obligé de m'absenter justement ce jour-là pour aller remplir dans le
voisinage un devoir de famille avec ma grand-mère. Sans doute me
jugea-t-il mal en apprenant par sa tante en quoi consistait le devoir
de famille et quelles personnes tenaient en l'espèce le rôle de
grand-mère. Et pourtant je n'avais peut-être pas tort de sacrifier les
plaisirs non seulement de la mondanité, mais de l'amitié à celui de
passer tout le jour dans ce jardin. Les êtres qui en ont la
possibilité -- il est vrai que ce sont les artistes et j'étais
convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais -- ont aussi le
devoir de vivre pour eux-mêmes; or l'amitié leur est une dispense de
ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode
d'expression de l'amitié est une divagation superficielle, qui ne nous
donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans
rien faire que répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que
la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création
artistique, se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction
qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus
de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l'amitié n'est
pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus
funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver
auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au
lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs,
ceux d'entre nous dont la loi de développement est purement interne,
cette impression d'ennui l'amitié nous persuade de la rectifier quand
nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles
que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport
alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter
des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre
sève le nud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur
frondaison. Je me mentais à moi-même, j'interrompais la croissance
dans le sens selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir,
et être heureux, quand je me félicitais d'être aimé, admiré, par un
être aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup,
quand j'adaptais mon intelligence non à mes propres obscures
impressions que c'eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de
mon ami à qui en me les redisant -- en me les faisant redire par cet
autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si
content de se décharger du fardeau de penser -- je m'efforçais de
trouver une beauté, bien différente de celle que je poursuivais
silencieusement quand j'étais vraiment seul, mais qui donnerait plus
de mérite à Robert, à moi-même, à ma vie. Dans celle qu'un tel ami me
faisait, je m'apparaissais comme douillettement préservé de la
solitude, noblement désireux de me sacrifier moi-même pour lui, en
somme incapable de me réaliser. Près de ces jeunes filles au contraire
si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n'était-il pas
basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne
sommes pas irrémédiablement seuls et qui quand nous causons avec un
autre nous empêche de nous avouer que ce n'est plus nous qui parlons,
que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non
d'un moi qui diffère d'eux. Les paroles qui s'échangeaient entre les
jeunes filles de la petite bande et moi étaient peu intéressantes,
rares d'ailleurs, coupées de ma part de longs silences. Cela ne
m'empêchait pas de prendre à les écouter quand elles me parlaient
autant de plaisir qu'à les regarder, à découvrir dans la voix de
chacune d'elles un tableau vivement coloré. C'est avec délices que
j'écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier.
Dans un bois l'amateur d'oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis
particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L'amateur de
jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus
variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument.
Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi
inépuisables que l'infinie variété des personnalités. Quand je causais
avec une de mes amies, je m'apercevais que le tableau original, unique
de son individualité, m'était ingénieusement dessiné, tyranniquement
imposé aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son
visage et que c'était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans
son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la
voix, comme celles du visage, n'étaient pas encore définitivement
fixées; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme
les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le
lait et qui n'existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans
le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n'ont
plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs
lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges
musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la
jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de
conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus
simples, soit qu'Albertine sur un ton d'autorité débitât des
calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu'à ce
que le fou rire se saisît d'elles avec la violence irrésistible d'un
éternuement, soit qu'Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires,
plus enfantins encore que leurs jeux une gravité essentiellement
puérile; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des
temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se
déclamait sur des notes différentes. Malgré tout la voix de ces jeunes
filles accusait déjà nettement le parti-pris que chacune de ces
petites personnes avait sur la vie, parti-pris si individuel que c'est
user d'un mot bien trop général que de dire pour l'une: «elle prend
tout en plaisantant»; pour l'autre: «elle va d'affirmation en
affirmation»; pour la troisième: «elle s'arrête à une hésitation
expectante». Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes
devenus, par l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe
de Pompeï, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans
le mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre
philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les
choses. Sans doute ces traits n'étaient pas qu'à ces jeunes filles.
Ils étaient à leurs parents. L'individu baigne dans quelque chose de
plus général que lui. A ce compte, les parents ne fournissent pas que
ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais
aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui
presque aussi inconscientes qu'une intonation, presque aussi
profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. Il est
vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces expressions
que leurs parents ne leur donnent pas avant un certain âge,
généralement pas avant qu'elles soient des femmes. On les garde en
réserve. Ainsi par exemple si on parlait des tableaux d'un ami
d'Elsir, Andrée qui avait encore les cheveux dans le dos ne pouvait
encore faire personnellement usage de l'expression dont usaient sa
mère et sa sur mariée: «Il paraît que l'homme est charmant.» Mais cela
viendrait avec la permission d'aller au Palais-Royal. Et déjà depuis
sa première communion, Albertine disait comme une amie de sa tante, je
«trouverais cela assez terrible.» On lui avait aussi donné en présent
l'habitude de faire répéter ce qu'on disait pour avoir l'air de
s'intéresser et de chercher à se former une opinion personnelle. Si on
disait que la peinture d'un peintre était bien, ou sa maison jolie:
«Ah! c'est bien, sa peinture? Ah! c'est joli, sa maison?» Enfin plus
générale encore que n'est le legs familial, était la savoureuse
matière imposée par la province originelle d'où elles tiraient leur
voix et à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand Andrée
pinçait sèchement une note grave, elle ne pouvait faire que la corde
périgourdine de son instrument vocal ne rendît un son chantant fort en
harmonie d'ailleurs avec la pureté méridionale de ses traits; et aux
perpétuelles gamineries de Rosemonde, la matière de son visage et de
sa voix du Nord répondaient, quoiue elle en eût, avec l'accent de sa
province. Entre cette province et le tempérament de la jeune fille qui
dictait les inflexions je percevais un beau dialogue. Dialogue, non
pas discorde. Aucune ne saurait diviser la jeune fille et son pays
natal. Elle, c'est lui encore. Du reste cette réaction des matériaux
locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de
verdeur ne rend pas l'uvre moins individuelle et que ce soit celle
d'un architecte, d'un ébéniste, ou d'un musicien, elle ne reflète pas
moins minutieusement les traits les plus subtils de la personnalité de
l'artiste, parce qu'il a été forcé de travailler dans la pierre
meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu'il a respecté
les nuds particuliers au frêne, qu'il a tenu compte dans son écriture
des ressources et des limites, de la sonorité, des possibilités, de la
flûte ou de l'alto.

Je m'en rendais compte et pourtant nous causions si peu. Tandis
qu'avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j'eusse démontré par mes
paroles beaucoup plus de plaisir que je n'en eusse ressenti, car je
les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes
filles, la plénitude de ce que j'éprouvais l'emportait infiniment sur
la pauvreté, la rareté de nos propos et débordait de mon immobilité et
de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au
pied de ces jeunes roses.

Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin
fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits
n'imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son
farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards
allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait
par s'incorporer à moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et
par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en
moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester, étendus au
bord de la mer, à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire
béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu'à mes yeux.

Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi
d'amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des autres.
Ainsi un jour Albertine avait dit: «Qu'est-ce qui a un crayon?» Andrée
l'avait fourni. Rosemonde le papier. Albertine leur avait dit: «Mes
petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j'écris.»
Après s'être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à
ses genoux, elle me l'avait passé en me disant: «Faites attention
qu'on ne voie pas.» Alors je l'avais déplié et j'avais lu ces mots
qu'elle m'avait écrits: «Je vous aime bien.»

«Mais au lieu d'écrire des bêtises, cria-t-elle en se tournant d'un
air impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, il faut que je vous
montre la lettre que Gisèle m'a écrite ce matin. Je suis folle, je
l'ai dans ma poche et dire que cela peut nous être si utile!» Gisèle
avait cru devoir adresser à son amie afin qu'elle la communiquât aux
autres, la composition qu'elle avait faite pour son certificat
d'études. Les craintes d'Albertine sur la difficulté des sujets
proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels
Gisèle avait eu à opter. L'un était: «Sophocle écrit des Enfers à
Racine pour le consoler de l'insuccès d' Athalie»; l'autre: «Vous
supposerez qu'après la première représentation d'Esther, Mme de
Sévigné écrit à Mme de La Fayette pour lui dire combien elle a
regretté son absence.» Or, Gisèle par un excès de zèle qui avait dû
toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile
de ces deux sujets et l'avait traité si remarquablement qu'elle avait
eu quatorze et avait été félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la
mention «très bien» si elle n'avait «séché» dans son examen
d'espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à
Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car devant
elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup avoir l'avis
d'Andrée, beaucoup plus forte qu'elles toutes et qui pouvait lui
donner de bons tuyaux. «Elle en a eu une veine, dit Albertine. C'est
justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de
français.» La lettre de Sophocle à Racine rédigée par Gisèle,
commençait ainsi: «Mon cher ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir
l'honneur d'être personnellement connu de vous, mais votre nouvelle
tragédie d'Athalie ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement
étudié mes modestes ouvrages? Vous n'avez pas mis de vers que dans la
bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais
vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le dire
sans cajolerie, pour les churs qui ne faisaient pas trop mal à ce
qu'on dit dans la tragédie grecque, mais qui sont en France une
véritable nouveauté. De plus, votre talent, si délié, si fignolé, si
charmeur, si fin, si délicat a atteint à une énergie dont je vous
félicite. Athalie, Joad, voilà des personnages que votre rival,
Corneille, n'eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont virils,
l'intrigue est simple et forte. Voilà une tragédie dont l'amour n'est
pas le ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères.
Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je
vous citerai comme exemple: «De cette passion la sensible peinture est
pour aller au cur la route la plus sûre.» Vous avez montré que le
sentiment religieux dont débordent vos churs n'est pas moins capable
d'attendrir. Le grand public a pu être dérouté, mais les vrais
connaisseurs vous rendent justice. J'ai tenu à vous envoyer toutes mes
congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère, l'expression
de mes sentiments les plus distingués.» Les yeux d'Albertine n'avaient
cessé d'étinceler pendant qu'elle faisait cette lecture:

«C'est à croire qu'elle a copié cela, s'écria-t-elle quand elle eut
fini. Jamais je n'aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir
pareil. Et ces vers qu'elle cite. Où a-t-elle pu aller chiper ça?»
L'admiration d'Albertine, changeant il est vrai d'objet, mais encore
accrue ne cessa pas, ainsi que l'application la plus soutenue, de lui
faire «sortir les yeux de la tête» tout le temps qu'Andrée, consultée
comme la plus grande et comme plus calée, d'abord, parla du devoir de
Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui
dissimulait mal un sérieux véritable, refit à sa façon la même lettre.
«Ce n'est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si j'étais toi et qu'on
me donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très
souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m'y prendrais.
D'abord si j'avais été Gisèle je ne me serais pas laissée emballer et
j'aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En
première ligne, la position de la question et l'exposition du sujet,
puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin
l'appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s'inspirant
d'un sommaire, on sait où on va. Dès l'exposition du sujet ou si tu
aimes mieux, Titine, puisque c'est une lettre, dès l'entrée en
matière, Gisèle a gaffé. Ecrivant à un homme du XVIIe siècle Sophocle
ne devait pas écrire mon cher ami.» «Elle aurait dû, en effet, lui
faire dire mon cher Racine, s'écria fougueusement Albertine. Ç'aurait
été bien mieux». «Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur,
elle aurait dû mettre: «Monsieur». De même pour finir elle aurait dû
trouver quelque chose comme: «Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher
Monsieur) que je vous dise ici les sentiments d'estime avec lesquels
j'ai l'honneur d'être votre serviteur.» D'autre part, Gisèle dit que
les churs sont dans Athalie une nouveauté. Elle oublie Esther, et deux
tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette
année par le Professeur, de sorte que rien qu'en les citant, comme
c'est son dada, on est sûre d'être reçue. Ce sont: Les Juives, de
Robert Garnier, et l'Aman, de Montchrestien.» Andrée cita ces deux
titres, sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante
supériorité qui s'exprima dans un sourire, assez gracieux, d'ailleurs.
Albertine n'y tint plus: «Andrée, tu es renversante, s'écria-t-elle.
Tu vas m'écrire ces deux titres-là. Crois-tu quelle chance si je
passais là-dessus, même à l'oral, je les citerais aussitôt et je
ferais un effet buf.» Mais dans la suite chaque fois qu'Albertine
demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu'elle
les inscrivit, l'amie si savante prétendit les avoir oubliés et ne les
lui rappela jamais. «Ensuite, reprit Andrée sur un ton d'imperceptible
dédain à l'égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de
se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa
composition plus d'importance qu'elle ne voulait le laisser voir,
Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce
n'est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et
quelques courtisans privilégiés que fut représentée Athalie. Ce que
Gisèle dit à ce propos de l'estime des connaisseurs n'est pas mal du
tout, mais pourrait être complété. Sophocle devenu immortel peut très
bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire
Athalie ne sera pas seulement «le chef-d'uvre de Racine, mais celui de
l'esprit humain». Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles
étaient en feu. Et c'est avec l'indignation la plus profonde qu'elle
repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. «Enfin, dit
Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez
ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d'abord les idées
générales qu'elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce
que j'aurais fait, moi, montrer la différence qu'il y a dans
l'inspiration religieuse des churs de Sophocle et de ceux de Racine.
J'aurais fait faire par Sophocle, la remarque que si les churs de
Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la
tragédie grecque, pourtant il ne s'agit pas des mêmes dieux. Celui de
Joad n'a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout
naturellement, après la fin du développement, la conclusion:
«Qu'importe que les croyances soient différentes.» Sophocle se ferait
un scrupule d'insister là-dessus. Il craindrait de blesser les
convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses
maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l'élévation
de son génie poétique.»

L'admiration et l'attention avaient donné si chaud à Albertine qu'elle
suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d'un dandy
femelle. «Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques
jugements des critiques célèbres», dit-elle, avant qu'on se remît à
jouer. «Oui, répondit Albertine, on m'a dit cela. Les plus
recommandables en général, n'est-ce pas, sont les jugements de
Sainte-Beuve et de Merlet?» «Tu ne te trompes pas absolument, répliqua
Andrée qui se refusa d'ailleurs à lui écrire les deux autres noms
malgré les supplications d'Albertine, Merlet et Sainte Beuve ne font
pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gascq-Desfossés».

Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de block-notes que
m'avait passée Albertine: «Je vous aime bien», et une heure plus tard,
tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon
gré, vers Balbec, je me disais que c'était avec elle que j'aurais mon
roman.

L'état caractérisé par l'ensemble des signes auxquels nous
reconnaissons d'habitude que nous sommes amoureux, tels les ordres que
je donnais à l'hôtel de ne m'éveiller pour aucune visite, sauf si
c'était celle d'une ou l'autre de ces jeunes filles, ces battements de
cur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir), et ces
jours-là ma rage si je n'avais pu trouver un coiffeur pour me raser et
devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée, sans
doute cet état, renaissant alternativement pour l'une ou l'autre,
était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la
vie humaine celle des zoophytes où l'existence, l'individualité si
l'on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais
l'histoire naturelle nous apprend qu'une telle organisation animale
est observable et que notre propre vie, pour peu qu'elle soit déjà un
peu avancée, n'est pas moins affirmative sur la réalité d'états
insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer,
quitte à les abandonner ensuite. Tel pour moi cet état amoureux divisé
simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt
indivisé, car le plus souvent ce qui m'était délicieux, différent du
reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que
l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma
vie, c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans
l'ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures
éventées, sur cette bande d'herbe où étaient posées ces figures, si
excitantes pour mon imagination, d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée;
et cela, sans que j'eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si
précieux, laquelle j'avais le plus envie d'aimer. Au commencement d'un
amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à
l'objet de cet amour, mais plutôt le désir d'aimer dont il va procéder
(et plus tard le souvenir qu'il laisse) erre voluptueusement dans une
zone de charmes interchangeables -- charmes parfois simplement de
nature, de gourmandise, d'habitation -- assez harmoniques entre eux
pour qu'il ne se sente, auprès d'aucun, dépaysé. D'ailleurs comme,
devant elles, je n'étais pas encore blasé par l'habitude, j'avais la
faculté de les voir, autant dire d'éprouver un étonnement profond
chaque fois que je me retrouvais en leur présence. Sans doute pour une
part cet étonnement tient à ce que l'être nous présente alors une
nouvelle face de lui-même; mais tant est grande la multiplicité de
chacun, de la richesse des lignes de son visage et de son corps,
lignes desquelles si peu se retrouvent aussitôt que nous ne sommes
plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre
souvenir. Comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a
frappé, l'a isolée, l'a exagérée, faisant d'une femme qui nous a paru
grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d'une
femme qui nous a semblé rose et blonde une pure «Harmonie en rose et
or», au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les
autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous
assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant, la hauteur noyant
le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement
chercher d'autres particularités que nous nous rappelons avoir
remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous
ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenons, nous
allons au devant d'un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet
étonnement inévitable n'est pas le seul; car à côté de celui-là il y
en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du
souvenir et la réalité, mais entre l'être que nous avons vu la
dernière fois, et celui qui nous apparaît aujourd'hui sous un autre
angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment
comme celui du Dieu d'une théogénie orientale, toute une grappe de
visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la
fois.

Mais pour une grande part, notre étonnement vient surtout de ce que
l'être nous présente aussi une même face. Il nous faudrait un si grand
effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n'est pas
nous -- fût-ce le goût d'un fruit -- qu'à peine l'impression reçue,
nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en
rendre compte en très peu de temps nous sommes très loin de ce que
nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de
redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne
nous en souvenions déjà tant ce qu'on appelle se rappeler un être
c'est en réalité l'oublier. Mais aussi longtemps que nous savons
encore voir au moment où le trait oublié nous apparaît nous le
reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée et
ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et
assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles
jeunes filles du bord de la mer, était faite, tout autant que de
découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l'agitation éveillée
par ce qu'elles étaient pour moi, qui n'était jamais tout à fait ce
que j'avais cru et qui faisait que l'espérance de la prochaine réunion
n'était plus semblable à la précédente espérance mais au souvenir
encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque
promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées et non pas du
tout dans le sens que dans la solitude de ma chambre j'avais pu tracer
à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je
rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m'avaient troublé, et
qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand
nous cessons de le voir; puis son apparition suivante est une création
nouvelle, différente de celle qui l'a immédiatement précédée, sinon de
toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations
est de deux. Nous souvenant d'un coup d'il énergique, d'un air hardi,
c'est inévitablement la fois suivante par un profil quasi-languide,
par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le
précédent souvenir, que nous serons à la prochaine rencontre, étonnés,
c'est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de
notre souvenir à la réalité nouvelle, c'est cela qui marquera notre
déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la
réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelés. A son
tour l'aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela
même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus
rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. C'est un
profil langoureux et rond, une expression douce, rêveuse que nous
désirerons revoir. Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu'il y a
de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu, dans les
lèvres serrées, viendra corriger l'écart entre notre désir et l'objet
auquel il a cru correspondre. Bien entendu, cette fidélité aux
impressions premières, et purement physiques, retrouvées à chaque fois
auprès de mes amies, ne concernait pas que les traits de leur visage
puisqu'on a vu que j'étais aussi sensible à leur voix, plus troublante
peut-être (car elle n'offre pas seulement les mêmes surfaces
singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l'abîme
inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix
pareille au son unique d'un petit instrument, où chacune se mettait
tout entière et qui n'était qu'à elle. Tracée par une inflexion, telle
ligne profonde d'une de ces voix m'étonnait quand je la reconnaissais
après l'avoir oubliée. Si bien que les rectifications qu'à chaque
rencontre nouvelle j'étais obligé de faire pour le retour à la
parfaite justesse, étaient aussi bien d'un accordeur ou d'un maître de
chant que d'un dessinateur.

Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque
temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des
autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces
jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi
que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la falaise.
Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite bande et que
celle-ci avait emmenées parce que nous devions être ce jour-là fort
nombreux, je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune
homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu toucher les
mains de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne reviendraient
peut-être pas, et eussent pu me conduire très loin. Déjà à lui seul et
même sans les conséquences qu'il eût entraînées sans doute, le contact
des mains d'Albertine m'eût été délicieux. Non que je n'eusse jamais
vu de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe de ses
amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines, avaient comme une
vie particulière, docile au commandement de la jeune fille, mais
indépendante, et elles s'allongeaient souvent devant elle comme de
nobles lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de brusques
étirements d'une phalange, à cause desquels Elstir avait fait
plusieurs études de ces mains. Et dans l'une où on voyait Andrée les
chauffer devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la diaphanéité
dorée de deux feuilles d'automne. Mais, plus grasses, les mains
d'Albertine cédaient un instant, puis résistaient à la pression de la
main qui les serrait, donnant une sensation toute particulière. La
pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui était
comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve de sa
peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune fille,
dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son rire,
indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains cris. Elle était
de ces femmes à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on
est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du shake-hand un acte
permis entre jeunes gens et jeunes filles qui s'abordent. Si les
habitudes arbitraires de la politesse avaient remplacé la poignée de
mains par un autre geste, j'eusse tous les jours regardé les mains
intangibles d'Albertine avec une curiosité de connaître leur contact
aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur de ses joues. Mais
dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si
j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir
même; que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité,
j'aurais pu confier à certaines pressions de mains; de son côté comme
il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me
montrer qu'elle acceptait; quelle complicité, quel commencement de
volupté! Mon amour pouvait faire plus de progrès en quelques minutes
passées ainsi à côté d'elle qu'il n'avait fait depuis que je la
connaissais. Sentant qu'elles dureraient peu, étaient bientôt à leur
fin, car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit jeu, et
qu'une fois qu'il serait fini, ce serait trop tard, je ne tenais pas
en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu,
quand elle passa je fis semblant de ne pas m'en apercevoir et la
suivais des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains
du voisin d'Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans
l'animation et la joie du jeu, était toute rose. «Nous sommes
justement dans le bois joli», me dit Andrée en me désignant les arbres
qui nous entouraient avec un sourire du regard qui n'était que pour
moi et semblait passer par-dessus les joueurs comme si nous deux
étions seuls assez intelligents pour nous dédoubler et faire à propos
du jeu une remarque d'un caractère poétique. Elle poussa même la
délicatesse d'esprit jusqu'à chanter sans en avoir envie: «Il a passé
par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du
Bois joli» comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y
donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un
air dans le cadre pour lequel il fut écrit. J'eusse sans doute été au
contraire attristé de ne pas trouver du charme à cette réalisation, si
j'avais eu le loisir d'y penser. Mais mon esprit était bien ailleurs.
Joueurs et joueuses commençaient à s'étonner de ma stupidité et que je
ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si
indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine
quand enfin j'arrêterais la bague dans les mains qu'il faudrait, grâce
à un manège qu'elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût
irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d'Albertine
s'étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses
joues dont ils faisaient encore mieux ressortir par leur brune
sécheresse, la rose carnation. «Vous avez les tresses de Laura Dianti,
d'Eléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Châteaubriand.
Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants», lui dis-je
à l'oreille pour me rapprocher d'elle. Tout d'un coup la bague passa
au voisin d'Albertine. Aussitôt je m'élançai, lui ouvris brutalement
les mains, saisis la bague, il fut obligé d'aller à ma place au milieu
du cercle et je pris la sienne à côté d'Albertine. Peu de minutes
auparavant, j'enviais ce jeune homme quand je voyais que ses mains en
glissant sur la ficelle rencontrer à tout moment celles d'Albertine.
Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher, trop
ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le battement
rapide et douloureux de mon cur. A un moment, Albertine pencha vers
moi d'un air d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant
d'avoir la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de
regarder du côté où celle-ci était en train de passer. Je compris tout
de suite que c'était à cette ruse que s'appliquaient les sous-entendus
du regard d'Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer dans
ses yeux l'image purement simulée pour les besoins du jeu, d'un
secret, d'une entente qui n'existaient pas entre elle et moi, mais qui
dès lors me semblèrent possibles et m'eussent été divinement doux.
Comme cette pensée m'exaltait, je sentis une légère pression de la
main d'Albertine contre la mienne, et son doigt caressant qui se
glissait sous mon doigt, et je vis qu'elle m'adressait en même temps
un clin d'il qu'elle cherchait à rendre imperceptible. D'un seul coup,
une foule d'espoirs jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent:
«Elle profite du jeu pour me faire sentir qu'elle m'aime bien»,
pensai-je au comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand
j'entendis Albertine me dire avec rage: «Mais prenez-là donc, voilà
une heure que je vous la passe.» Etourdi de chagrin, je lâchai la
ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me
remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui
continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les
joueuses, obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais si peu
envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire: «On ne joue pas quand
on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne
l'invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne
viendrai pas.» Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son «Bois
joli» que par esprit d'imitation, reprenait sans conviction Rosemonde,
voulut faire diversion aux reproches d'Albertine en me disant: «Nous
sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez,
je vais vous mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces
folles font les enfants de huit ans.» Comme Andrée était extrêmement
gentille avec moi, en route je lui dis d'Albertine tout ce qui me
semblait propre à me faire aimer de celle-ci. Elle me répondit qu'elle
aussi l'aimait beaucoup, la trouvait charmante, pourtant mes
compliments à l'adresse de son amie n'avaient pas l'air de lui faire
plaisir. Tout d'un coup dans le petit chemin creux, je m'arrêtai
touché au cur par un doux souvenir d'enfance, je venais de reconnaître
aux feuilles découpées et brillantes qui s'avançaient sur le seuil, un
buisson d'aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps.
Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie,
d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées. J'aurais
voulu la saisir. Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une
divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de
l'arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de
l'aubépine pareilles à des gaies jeunes filles étourdies, coquettes et
pieuses. «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me
disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand
ami d'elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur
leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis
tant d'années malgré ses promesses. Et pourtant comme Gilberte avait
été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon
premier amour pour une fleur. «Oui, je sais, elles s'en vont vers la
mi-juin, répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l'endroit
qu'elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à Combray dans ma
chambre, amenées par ma mère quand j'étais malade. Et nous nous
retrouvions le samedi soir au mois de Marie. Elles peuvent y aller
ici?» «Oh! naturellement! Du reste on tient beaucoup à avoir ces
demoiselles à l'église de Saint-Denis du Désert, qui est la paroisse
la plus voisine.» «Alors maintenant pour les voir?» «Oh! pas avant le
mois de mai de l'année prochaine.» «Mais je peux être sûr qu'elles
seront là?» «Régulièrement tous les ans.» «Seulement je ne sais pas si
je retrouverai bien la place.» «Que si! ces demoiselles sont si gaies,
elles ne s'interrompent de rire que pour chanter des cantiques, de
sorte qu'il n'y a pas d'erreur possible et que du bout du sentier vous
reconnaîtrez leur parfum.»

Je rejoignis Andrée, recommençai à lui faire des éloges d'Albertine.
Il me semblait impossible qu'elle ne les lui répétât pas étant donnée
l'insistance que j'y mis. Et pourtant je n'ai jamais appris
qu'Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien plus qu'elle
l'intelligence des choses du cur, le raffinement dans la gentillesse;
trouver le regard, le mot, l'action, qui pouvaient le plus
ingénieusement faire plaisir, taire une réflexion qui risquait de
peiner, faire le sacrifice (et en ayant l'air que ce ne fût pas un
sacrifice), d'une heure de jeu, voire d'une matinée, d'une
garden-party, pour rester auprès d'un ami ou d'une amie triste et lui
montrer ainsi qu'elle préférait sa simple société à des plaisirs
frivoles, telles étaient ses délicatesses coutumières. Mais quand on
la connaissait un peu plus on aurait dit qu'il en était d'elle comme
de ces héroïques poltrons qui ne veulent pas avoir peur, et de qui la
bravoure est particulièrement méritoire; on aurait dit qu'au fond de
sa nature, il n'y avait rien de cette bonté qu'elle manifestait à tout
moment par distinction morale, par sensibilité, par noble volonté de
se montrer bonne amie. A écouter les charmantes choses qu'elle me
disait d'une affection possible entre Albertine et moi, il semblait
qu'elle eût dû travailler de toutes ses forces à la réaliser. Or, par
hasard peut-être, du moindre des riens dont elle avait la disposition
et qui eussent pu m'unir à Albertine, elle ne fit jamais usage, et je
ne jurerais pas que mon effort pour être aimé d'Albertine, n'ait,
sinon provoqué de la part de son amie des manèges secrets destinés à
le contrarier, mais éveillé en elle une colère bien cachée d'ailleurs,
et contre laquelle par délicatesse elle luttait peut-être elle-même.
De mille raffinements de bonté qu'avait Andrée, Albertine eût été
incapable, et cependant je n'étais pas certain de la bonté profonde de
la première comme je le fus plus tard de celle de la seconde. Se
montrant toujours tendrement indulgente à l'exubérante frivolité
d'Albertine, Andrée avait avec elle des paroles, des sourires qui
étaient d'une amie, bien plus elle agissait en amie. Je l'ai vue, jour
par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre heureuse cette
amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu'un
courtisan qui veut capter la faveur du souverain. Elle était charmante
de douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait devant
elle la pauvreté d'Albertine et se donnait mille fois plus de peine
pour elle qu'elle n'eût été pour une amie riche. Mais si quelqu'un
avançait qu'Albertine n'était peut-être pas aussi pauvre qu'on disait,
un nuage à peine discernable voilait le front et les yeux d'Andrée;
elle semblait de mauvaise humeur. Et si on allait jusqu'à dire
qu'après tout elle serait peut-être moins difficile à marier qu'on
pensait, elle vous contredisait avec force et répétait presque
rageusement: «Hélas si, elle sera immariable! Je le sais bien, cela me
fait assez de peine!» Même, en ce qui me concernait, elle était la
seule de ces jeunes filles qui jamais ne m'eût répété quelque chose de
peu agréable qu'on avait pu dire de moi; bien plus si c'était moi-même
qui le racontais, elle faisait semblant de ne pas le croire ou en
donnait une explication qui rendît le propos inoffensif; c'est
l'ensemble de ces qualités qui s'appelle le tact. Il est l'apanage des
gens qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent
qu'il n'y avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux
le courage dont nous avons fait preuve, sans y avoir été contraint.
Ils sont l'opposé des gens qui dans la même circonstance disent: «Cela
a dû bien vous ennuyer de vous battre, mais d'un autre côté vous ne
pouviez pas avaler un tel affront, vous ne pouviez faire autrement.»
Mais comme en tout il y a du pour et du contre, si le plaisir ou du
moins l'indifférence de nos amis à nous répéter quelque chose
d'offensant qu'on a dit sur nous, prouve qu'ils ne se mettent guère
dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent
l'épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l'art de nous
cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu'ils ont
entendu dire de nos actions, ou de l'opinion qu'elles leur ont a
eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l'autre catégorie d'amis, chez
les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. Elle est
sans inconvénient si, en effet, ils ne peuvent penser du mal et si
celui qu'on dit les fait seulement souffrir comme il nous ferait
souffrir nous-mêmes. Je pensais que tel était le cas pour Andrée sans
en être cependant absolument sûr.

Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins
assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. «Tenez, me
dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez
de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a
peints.» Mais j'étais encore trop triste d'être tombé pendant le jeu
du furet d'un tel faîte d'espérances. Aussi ne fût-ce pas avec le
plaisir que j'aurais sans doute éprouvé que je pus distinguer tout
d'un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se
protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu'Elstir avait
guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu'eût été
celui d'un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives,
agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se
glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la
menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l'algue,
sous le soleil émietteur des falaises, et de l'Océan décoloré dont
elles semblent veiller l'assoupissement, gardiennes immobiles et
légères, laissant paraître à fleur d'eau leur corps gluant et le
regard attentif de leurs yeux foncés.

Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je
savais maintenant que j'aimais Albertine; mais hélas! je ne me
souciais pas de le lui apprendre. C'est que, depuis le temps des jeux
aux Champs-Élysées, ma conception de l'amour était devenue différente
si les êtres auxquels s'attachaient successivement mon amour
demeuraient presque identiques. D'une part l'aveu, la déclaration de
ma tendresse à celle que j'aimais ne me semblait plus une des scènes
capitales et nécessaires de l'amour; ni celui-ci, une réalité
extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir je
sentais qu'Albertine ferait d'autant plus ce qu'il fallait pour
l'entretenir qu'elle ignorerait que je l'éprouvais.

Pendant tout ce retour, l'image d'Albertine noyée dans la lumière qui
émanait des autres jeunes filles ne fut pas seule à exister pour moi.
Mais comme la lune qui n'est qu'un petit nuage blanc d'une forme plus
caractérisée et plus fixe pendant le jour, prend toute sa puissance
dès que celui-ci s'est éteint, ainsi quand je fus rentré à l'hôtel ce
fut la seule image d'Albertine qui s'éleva de mon cur et se mit à
briller. Ma chambre me semblait tout d'un coup nouvelle. Certes, il y
avait bien longtemps qu'elle n'était plus la chambre ennemie du
premier soir. Nous modifions inlassablement notre demeure autour de
nous; et, au fur et à mesure que l'habitude nous dispense de sentir,
nous supprimons les éléments nocifs de couleur, de dimension et
d'odeur qui objectivaient notre malaise. Ce n'était plus davantage la
chambre, assez puissante encore sur ma sensibilité, non certes pour me
faire souffrir, mais pour me donner de la joie, la cuve des beaux
jours, semblable à une piscine à mi-hauteur de laquelle ils faisaient
miroiter un azur mouillé de lumière, que recouvrait un moment,
impalpable et blanche comme une émanation de la chaleur, une voile
reflétée et fuyante; ni la chambre purement esthétique des soirs
picturaux; c'était la chambre où j'étais depuis tant de jours que je
ne la voyais plus. Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les
yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est
celui de l'amour. Je songeais que la belle glace oblique, les
élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait
me voir une bonne idée de moi. A la place d'un lieu de transition où
je passais un instant avant de m'évader vers la plage ou vers
Rivebelle, ma chambre me redevenait réelle et chère, se renouvelait
car j'en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux
d'Albertine.

Quelques jours après la partie de furet, comme nous étant laissés
entraîner trop loin dans une promenade nous avions été fort heureux de
trouver à Maineville deux petits «tonneaux» à deux places qui nous
permettraient de revenir pour l'heure du dîner, la vivacité déjà
grande de mon amour pour Albertine eut pour effet que ce fut
successivement à Rosemonde et à Andrée que je proposai de monter avec
moi, et pas une fois à Albertine, ensuite que tout invitant de
préférence Andrée ou Rosemonde, j'amenai tout le monde, par des
considérations secondaires d'heure, de chemin et de manteaux, à
décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse
avec moi Albertine à la compagnie de laquelle je feignis de me
résigner tant bien que mal. Malheureusement l'amour tendant à
l'assimilation complète d'un être, comme aucun n'est comestible par la
seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que
possible pendant ce retour, quand je l'eus déposée chez elle, elle me
laissa heureux, mais plus affamé d'elle encore que je n'étais au
départ et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble
que comme un prélude sans grande importance par lui-même, à ceux qui
suivraient. Il avait pourtant ce premier charme qu'on ne retrouve pas.
Je n'avais encore rien demandé à Albertine. Elle pouvait imaginer ce
que je désirais, mais n'en étant pas sûre, supposer que je ne tendais
qu'à des relations sans but précis auxquelles mon amie devait trouver
ce vague délicieux, riche de surprises attendues, qui est le
romanesque.

Dans la semaine qui suivit je ne cherchai guère à voir Albertine. Je
faisais semblant de préférer Andrée. L'amour commence, on voudrait
rester pour celle qu'on aime l'inconnu qu'elle peut aimer, mais on a
besoin d'elle, on a besoin de toucher moins son corps que son
attention, son cur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui
forcera l'indifférente à vous demander une gentillesse, et l'amour,
suivant une technique infaillible, resserre pour nous d'un mouvement
alterné l'engrenage dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni
être aimé. Je donnais à Andrée les heures où les autres allaient à
quelque matinée que je savais qu'Andrée me sacrifierait, par plaisir,
et qu'elle m'eût sacrifiées même avec ennui, par élégance morale, pour
ne pas donner aux autres ni à elle-même l'idée qu'elle attachait du
prix à un plaisir relativement mondain. Je m'arrangeais ainsi à
l'avoir chaque soir toute à moi, pensant non pas rendre Albertine
jalouse, mais accroître à ses yeux mon prestige ou du moins ne pas le
perdre en apprenant à Albertine que c'était elle et non Andrée que
j'aimais. Je ne le disais pas non plus à Andrée de peur qu'elle le lui
répétât. Quand je parlais d'Albertine avec Andrée, j'affectais une
froideur dont Andrée fut peut-être moins dupe que moi de sa crédulité
apparente. Elle faisait semblant de croire à mon indifférence pour
Albertine, de désirer l'union la plus complète possible entre
Albertine et moi. Il est probable qu'au contraire elle ne croyait pas
à la première ni ne souhaitait la seconde. Pendant que je lui disais
me soucier assez peu de son amie, je ne pensais qu'à une chose, tâcher
d'entrer en relations avec Mme Bontemps qui était pour quelques jours
près de Balbec et chez qui Albertine devait bientôt aller passer trois
jours. Naturellement, je ne laissais pas voir ce désir à Andrée et
quand je lui parlais de la famille d'Albertine, c'était de l'air le
plus inattentif. Les réponses explicites d'Andrée ne paraissaient pas
mettre en doute ma sincérité. Pourquoi donc lui échappa-t-il un de ces
jours-là de me dire: «J'ai justement vu la tante à Albertine.» Certes
elle ne m'avait pas dit: «J'ai bien démêlé sous vos paroles jetées
comme par hasard, que vous ne pensiez qu'à vous lier avec la tante
d'Albertine.» Mais c'est bien à la présence, dans l'esprit d'Andrée,
d'une telle idée qu'elle trouvait plus poli de me cacher, que semblait
se rattacher le mot «justement». Il était de la famille de certains
regards, de certains gestes, qui bien que n'ayant pas une forme
logique, rationnelle, directement élaborée pour l'intelligence de
celui qui écoute, lui parviennent cependant avec leur signification
véritable, de même que la parole humaine, changée en électricité dans
le téléphone, se refait parole pour être entendue. Afin d'effacer de
l'esprit d'Andrée l'idée que je m'intéressais à Mme Bontemps, je ne
parlai plus d'elle avec distraction seulement, mais avec
bienveillance, je dis avoir rencontré autrefois cette espèce de folle
et que j'espérais bien que cela ne m'arriverait plus. Or je cherchais
au contraire de toute façon à la rencontrer.

Je tâchai d'obtenir d'Elstir, mais sans dire à personne que je l'en
avais sollicité, qu'il lui parlât de moi et me réunît avec elle. Il me
promit de me la faire connaître, s'étonnant toutefois que je le
souhaitasse car il la jugeait une femme méprisable, intrigante et
aussi inintéressante qu'intéressée. Pensant que si je voyais Mme
Bontemps Andrée le saurait tôt ou tard, je crus qu'il valait mieux
l'avertir. «Les choses qu'on cherche le plus à fuir sont celles qu'on
arrive à ne pouvoir éviter, lui-dis-je. Rien au monde ne peut
m'ennuyer autant que de retrouver Mme Bontemps, et pourtant je n'y
échapperai pas, Elstir doit m'inviter avec elle.» «Je n'en ai jamais
douté un seul instant», s'écria Andrée d'un ton amer, pendant que son
regard grandi et altéré par le mécontentement se rattachait à je ne
sais quoi d'invisible. Ces paroles d'Andrée ne constituaient pas
l'exposé le plus ordonné d'une pensée qui peut se résumer ainsi: «Je
sais bien que vous aimez Albertine et que vous faites des pieds et des
mains pour vous rapprocher de sa famille.» Mais elles étaient les
débris informes et reconstituables de cette pensée que j'avais fait
exploser, en la heurtant malgré Andrée. De même que le «justement»,
ces paroles n'avaient de signification qu'au second degré, c'est dire
qu'elles étaient celles qui (et non pas les affirmations directes)
nous inspirent de l'estime ou de la méfiance à l'égard de quelqu'un,
nous brouillent avec lui.

Puisque Andrée ne m'avait pas cru quand je lui disais que la famille
d'Albertine m'était indifférente, c'est qu'elle pensait que j'aimais
Albertine. Et probablement n'en était-elle pas heureuse.

Elle était généralement en tiers dans mes rendez-vous avec son amie.
Cependant il y avait des jours où je devais voir Albertine seule,
jours que j'attendais dans la fièvre, qui passaient sans rien
m'apporter de décisif, sans avoir été ce jour capital dont je confiais
immédiatement le rôle au jour suivant, qui ne le tiendrait pas
davantage; ainsi s'écroulaient l'un après l'autre, comme des vagues,
ces sommets aussitôt remplacés par d'autres.

Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit
qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer
quarante-huit heures chez Mme Bontemps et obligée de prendre le train
de bonne heure viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel, d'où avec
l'omnibus elle pourrait, sans déranger les amies chez qui elle
habitait, prendre le premier train. J'en parlai à Andrée. «Je ne le
crois pas du tout, me répondit Andrée d'un air mécontent. D'ailleurs
cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu'Albertine
ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l'hôtel. Ce ne serait
pas protocolaire, ajouta-t-elle en usant d'un adjectif qu'elle aimait
beaucoup, depuis peu, dans le sens de «ce qui se fait». Je vous dis
cela parce que je connais les idées d'Albertine. Moi, qu'est-ce que
vous voulez que cela me fasse que vous la voyiez ou non. Cela m'est
bien égal.»

Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté pour dire
à Andrée le nombre de points qu'il avait faits la veille au golf, puis
par Albertine qui se promenait en manuvrant son diabolo comme une
religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures
seule sans s'ennuyer. Aussitôt qu'elle nous eut rejoints m'apparut la
pointe mutine de son nez, que j'avais omise en pensant à elle ces
derniers jours; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front
s'opposa, et ce n'était pas la première fois, à l'image indécise que
j'en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement
dans mes regards; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se
reconstruisait devant moi. Le golf donne l'habitude des plaisirs
solitaires. Celui que procure le diabolo l'est assurément. Pourtant
après nous avoir rejoints, Albertine continua à y jouer, tout en
causant avec nous, comme une dame à qui des amies sont venues faire
une visite ne s'arrête pas pour cela de travailler à son crochet. «Il
paraît que Mme de Villeparisis, dit-elle à Octave, a fait une
réclamation auprès de votre père (et j'entendis derrière ce mot une de
ces notes qui étaient propres à Albertine; chaque fois que je
constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en même temps
avoir entr'aperçu déjà derrière elles la mine décidée et française
d'Albertine. J'aurais pu être aveugle et connaître aussi bien
certaines de ses qualités alertes et un peu provinciales dans ces
notes-là que dans la pointe de son nez. Les unes et l'autre se
valaient et auraient pu se suppléer et sa voix était comme celle que
réalisera dit-on le photo-téléphone de l'avenir, dans le son se
découpait nettement l'image visuelle. «Elle n'a du reste pas écrit
seulement à votre père, mais en même temps au maire de Balbec pour
qu'on ne joue plus au diabolo sur la digue, on lui a envoyé une balle
dans la figure.» «Oui, j'ai entendu parler de cette réclamation. C'est
ridicule. Il n'y a pas déjà tant de distractions ici.» Andrée ne se
mêla pas à la conversation, elle ne connaissait pas, non plus
d'ailleurs qu'Albertine ni Octave, Mme de Villeparisis. «Je ne sais
pas pourquoi cette dame a fait toute une histoire, dit pourtant
Andrée, la vieille Mme de Cambremer a reçu une balle aussi et elle ne
s'est pas plainte.» «Je vais vous expliquer la différence, répondit
gravement Octave en frottant une allumette, c'est qu'à mon avis, Mme
de Cambremer est une femme du monde et Mme de Villeparisis est une
arriviste. Est-ce que vous irez au golf cet après-midi?» et il nous
quitta, ainsi qu'Andrée. Je restai seul avec Albertine. «Voyez-vous,
me dit-elle, j'arrange maintenant mes cheveux comme vous les aimez,
regardez ma mèche. Tout le monde se moque de cela et personne ne sait
pour qui je le fais. Ma tante va se moquer de moi aussi. Je ne lui
dirai pas non plus la raison.» Je voyais de côté les joues d'Albertine
qui souvent paraissaient pâles, mais ainsi, étaient arrosées d'un sang
clair qui les illuminait, leur donnait ce brillant qu'ont certaines
matinées d'hiver où les pierres partiellement ensoleillées semblent
être du granit rose et dégagent de la joie. Celle que me donnait en ce
moment la vue des joues d'Albertine était aussi vive, mais conduisait
à un autre désir qui n'était pas celui de la promenade mais du baiser.
Je lui demandai si les projets qu'on lui prêtait étaient vrais: «Oui,
me dit-elle, je passe cette nuit-là à votre hôtel et même comme je
suis un peu enrhumée, je me coucherai avant le dîner. Vous pourrez
venir assister à mon dîner à côté de mon lit et après nous jouerons à
ce que vous voudrez. J'aurais été contente que vous veniez à la gare
demain matin, mais j'ai peur que cela ne paraisse drôle, je ne dis pas
à Andrée, qui est intelligente, mais aux autres qui y seront; ça
ferait des histoires si on le répétait à ma tante; mais nous pourrions
passer cette soirée ensemble. Cela, ma tante n'en saura rien. Je vais
dire au revoir à Andrée. Alors à tout à l'heure. Venez tôt pour que
nous ayons de bonnes heures à nous», ajouta-t-elle en souriant. A ces
mots, je remontai plus loin qu'aux temps où j'aimais Gilberte à ceux
où l'amour me semblait une entité non pas seulement extérieure mais
réalisable. Tandis que la Gilberte que je voyais aux Champs-Élysées
était une autre que celle que je retrouvais en moi dès que j'étais
seul, tout d'un coup dans l'Albertine réelle, celle que je voyais tous
les jours, que je croyais pleine de préjugés bourgeois et si franche
avec sa tante, venait de s'incarner l'Albertine imaginaire, celle par
qui, quand je ne la connaissais pas encore je m'étais cru furtivement
regardé sur la digue, celle qui avait eu l'air de rentrer à contre-cur
pendant qu'elle me voyait m'éloigner.

J'allai dîner avec ma grand-mère, je sentais en moi un secret qu'elle
ne connaissait pas. De même, pour Albertine, demain ses amies seraient
avec elle, sans savoir ce qu'il y avait de nouveau entre nous, et
quand elle embrasserait sa nièce sur le front, Mme Bontemps ignorerait
que j'étais entre elles deux, dans cet arrangement de cheveux qui
avait pour but, caché à tous, de me plaire, à moi, à moi qui avais
jusque-là tant envié Mme Bontemps parce qu'apparentée aux mêmes
personnes que sa nièce, elle avait les mêmes deuils à porter, les
mêmes visites de famille à faire; or, je me trouvais être pour
Albertine plus que n'était sa tante elle-même. Auprès de sa tante,
c'est à moi qu'elle penserait. Qu'allait-il se passer tout à l'heure,
je ne le savais pas trop. En tous cas le Grand-Hôtel, la soirée, ne me
semblaient plus vides; ils contenaient mon bonheur. Je sonnai le lift
pour monter à la chambre qu'Albertine avait prise, du côté de la
vallée. Les moindres mouvements comme m'asseoir sur la banquette de
l'ascenseur, m'étaient doux, parce qu'ils étaient en relation
immédiate avec mon cur, je ne voyais dans les cordes à l'aide
desquelles l'appareil s'élevait, dans les quelques marches qui me
restaient à monter, que les rouages, que les degrés matérialisés de ma
joie. Je n'avais plus que deux ou trois pas à faire dans le couloir
avant d'arriver à cette chambre où était renfermée la substance
précieuse de ce corps rose, -- cette chambre qui même s'il devait s'y
dérouler des actes délicieux, garderait cette permanence, cet air
d'être, pour un passant non informé, semblable à toutes les autres,
qui font des choses les témoins obstinément muets, les scrupuleux
confidents, les inviolables dépositaires du plaisir. Ces quelques pas
du palier à la chambre d'Albertine, ces quelques pas que personne ne
pouvait plus arrêter, je les fis avec délices, avec prudence, comme
plongé dans un élément nouveau, comme si en avançant j'avais lentement
déplacé du bonheur, et en même temps avec un sentiment inconnu de
toute puissance, et d'entrer enfin dans un héritage qui m'eût de tout
temps appartenu. Puis tout d'un coup je pensai que j'avais tort
d'avoir des doutes, elle m'avait dit de venir quand elle serait
couchée. C'était clair, je trépignais de joie, je renversai à demi
Françoise qui était sur mon chemin, je courais, les yeux étincelants,
vers la chambre de mon amie. Je trouvai Albertine dans son lit.
Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les proportions de son
visage, qui congestionné par le lit, ou le rhume, ou le dîner,
semblait plus rose; je pensai aux couleurs que j'avais eues quelques
heures auparavant à côté de moi, sur la digue, et desquelles j'allais
enfin savoir le goût; sa joue était traversée du haut en bas par une
de ses longues tresses noires et bouclées que pour me plaire elle
avait défaites entièrement. Elle me regardait en souriant. A côté
d'elle, dans la fenêtre, la vallée était éclairée par le clair de
lune. La vue du cou nu d'Albertine, de ces joues trop roses, m'avait
jeté dans une telle ivresse, c'est-à-dire avait pour moi la réalité du
monde non plus dans la nature, mais dans le torrent des sensations que
j'avais peine à contenir, que cette vue avait rompu l'équilibre entre
la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être et la vie de
l'univers, si chétive en comparaison. La mer, que j'apercevais à côté
de la vallée dans la fenêtre, les seins bombés des premières falaises
de Maineville, le ciel où la lune n'était pas encore montée au zénith,
tout cela semblait plus léger à porter que des plumes pour les globes
de mes prunelles qu'entre mes paupières je sentais dilatés,


 


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