A Selection from the Comedies of Marivaux
by
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux

Part 3 out of 8




LISETTE.

Souvenez-vous qu'on n'est pas les maitres[130] de son sort.

ARLEQUIN.

Les peres et meres font tout a leur tete.[131]

LISETTE.

Pour moi, mon coeur vous auroit choisi, dans quelque etat que vous eussiez
ete.

ARLEQUIN.

Il a beau jeu[132] pour me choisir encore.

LISETTE.

Puis-je me flatter que vous etes de meme a mon egard?

ARLEQUIN.

Helas! quand vous ne seriez que Perrette ou Margot,[133] quand je vous
aurois vue, le martinet a la main, descendre a la cave, vous auriez
toujours ete ma princesse.

LISETTE.

Puissent de si beaux sentiments etre durables!

ARLEQUIN.

Pour les fortifier de part et d'autre, jurons-nous de nous aimer toujours,
en depit de toutes les fautes d'orthographe[134] que vous aurez faites sur
mon compte.

LISETTE.

J'ai plus d'interet a ce serment-la que vous, et je le fais de tout mon
coeur.

ARLEQUIN _se met a genoux_.

Votre bonte m'eblouit, et je me prosterne devant elle.

LISETTE.

Arretez-vous! Je ne saurais vous souffrir dans cette posture-la; je serois
ridicule de vous y laisser: levez-vous. Voila encore quelqu'un.


SCENE VI.

LISETTE, ARLEQUIN, SILVIA.

LISETTE.

Que voulez-vous, Lisette?

SILVIA.

J'aurois a vous parler, Madame.

ARLEQUIN.

Ne voila-t-il pas![135] He! ma mie,[136] revenez dans un quart d'heure,
allez: les femmes de chambre de mon pays n'entrent point qu'on ne les
appelle.[137]

SILVIA.

Monsieur, il faut que je parle a Madame.

ARLEQUIN.

Mais voyez l'opiniatre soubrette! Reine de ma vie, renvoyez-la. Retournez-
vous en, ma fille; nous avons ordre de nous aimer avant qu'on nous marie;
n'interrompez point nos fonctions.

LISETTE.

Ne pouvez-vous pas revenir dans un moment, Lisette?

SILVIA.

Mais, Madame...

ARLEQUIN.

Mais, ce mais-la n'est bon qu'a me donner la fievre.

SILVIA, _a part_.

Ah! le vilain homme! (_Haut_.) Madame, je vous assure que cela est presse.

LISETTE.

Permettez donc que je m'en defasse, Monsieur.

ARLEQUIN.

Puisque le diable le veut,[138] et elle aussi... Patience... je me
promenerai en attendant qu'elle ait fait. Ah! Les sottes gens que nos
gens!


SCENE VII.

SILVIA, LISETTE.

SILVIA.

Je vous trouve admirable[139] de ne pas le renvoyer tout d'un coup et de
me faire essuyer les brutalites de cet animal-la!

LISETTE.

Pardi! Madame, je ne puis pas jouer deux roles a la fois: il faut que je
paroisse ou la maitresse ou la suivante, que j'obeisse ou que j'ordonne.

SILVIA.

Fort bien; mais, puisqu'il n'y est plus, ecoutez-moi comme votre
maitresse. Vous voyez bien que cet homme-la ne me convient point.

LISETTE.

Vous n'avez pas eu le temps de l'examiner beaucoup.

SILVIA.

Etes-vous folle, avec votre examen? Est-il necessaire de le voir deux fois
pour juger du peu de convenance? En un mot, je n'en veux point.
Apparemment que mon pere n'approuve pas la repugnance qu'il me voit, car
il me fuit et ne me dit mot. Dans cette conjoncture, c'est a vous a me
tirer tout doucement d'affaire en temoignant adroitement a ce jeune homme
que vous n'etes pas dans le gout de l'epouser.

LISETTE.

Je ne saurois, Madame.

SILVIA.

Vous ne sauriez? Et qu'est-ce qui vous en empeche?

LISETTE.

Monsieur Orgon me l'a defendu.

SILVIA.

Il vous l'a defendu! Mais je ne reconnois point mon pere a ce procede-la!

LISETTE.

Positivement defendu.

SILVIA.

Eh bien! je vous charge de lui dire mes degouts et de l'assurer qu'ils
sont invincibles. Je ne saurois me persuader qu'apres cela il veuille
pousser les choses plus loin.

LISETTE.

Mais, Madame, le futur, qu'a-t-il donc de si desagreable, de si rebutant?

SILVIA.

Il me deplait, vous dis-je, et votre peu de zele aussi.

LISETTE.

Donnez-vous le temps de voir ce qu'il est: voila tout ce qu'on vous
demande.

SILVIA.

Je le hais assez sans prendre du temps pour le hair davantage.

LISETTE.

Son valet, qui fait l'important, ne vous auroit-il point gate l'esprit sur
son compte?[140]

SILVIA.

Hum! la sotte! son valet a bien affaire ici!

LISETTE.

C'est que je me mefie de lui, car il est raisonneur.

SILVIA.

Finissez vos portraits, on n'en a que faire.[141] J'ai soin que ce valet
me parle peu, et, dans le peu qu'il m'a dit, il ne m'a jamais rien dit que
de tres sage.

LISETTE.

Je crois qu'il est homme a vous avoir conte des histoires maladroites pour
faire briller son bel esprit.

SILVIA.

Mon deguisement ne m'expose-t-il pas a m'entendre dire de jolies choses! A
qui en avez-vous? D'ou vous vient la manie d'imputer a ce garcon une
repugnance a laquelle il n'a point de part? Car enfin vous m'obligez a le
justifier: il n'est pas question de le brouiller avec son maitre, ni d'en
faire un fourbe pour me faire une imbecile, moi qui ecoute ses histoires.

LISETTE.

Oh! Madame, des que vous le defendez sur ce ton-la, et que cela va jusqu'a
vous facher, je n'ai plus rien a dire.

SILVIA.

Des que je le defends sur ce ton-la! Qu'est-ce que c'est que le ton dont
vous dites cela vous-meme? Qu'entendez-vous par ce discours? Que se
passe-t-il dans votre esprit?

LISETTE.

Je dis, Madame, que je ne vous ai jamais vue comme vous etes, et que je ne
concois rien a votre aigreur. Eh bien! si ce valet n'a rien dit, a la
bonne heure; il ne faut pas vous emporter pour le justifier; je vous
crois, voila qui est fini; je ne m'oppose pas a la bonne opinion que vous
en avez, moi.

SILVIA.

Voyez-vous le mauvais esprit! comme elle tourne les choses! Je me sens
dans une indignation... qui... va jusqu'aux larmes.

LISETTE,

En quoi donc,[142] Madame? Quelle finesse entendez-vous a ce que je dis?

SILVIA.

Moi, j'y entends finesse! moi, je vous querelle pour lui! j'ai bonne
opinion de lui! Vous me manquez de respect jusque la! Bonne opinion, juste
Ciel! bonne opinion! Que faut-il que je reponde a cela? Qu'est-ce que cela
veut dire? A qui parlez-vous? Qui est-ce qui est a l'abri de ce qui
m'arrive? Ou en sommes-nous?

LISETTE.

Je n'en sais rien; mais je ne reviendrai de longtemps de la surprise ou
vous me jetez.

SILVIA.

Elle a des facons de parler qui me mettent hors de moi. Retirez-vous, vous
m'etes insupportable; laissez-moi, je prendrai d'autres mesures.


SCENE VIII.

SILVIA.

Je frissonne encore de ce que je lui ai entendu dire. Avec quelle
impudence les domestiques ne nous traitent-ils pas dans leur esprit! Comme
ces gens-la vous degradent! Je ne saurois m'en remettre; je n'oserois
songer aux termes dont elle s'est servie: ils me font toujours[143] peur.
Il s'agit d'un valet! Ah! l'etrange chose! Ecartons l'idee dont cette
insolente est venue me noircir l'imagination.[144] Voici Bourguignon,
voila cet objet[145] en question pour lequel je m'emporte; mais ce n'est
pas sa faute, le pauvre garcon! et je ne dois pas m'en prendre a lui.


SCENE IX.

DORANTE. SILVIA.

DORANTE.

Lisette, quelque eloignement que tu aies pour moi, je suis force de te
parler; je crois que j'ai a me plaindre de toi.

SILVIA.

Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.

DORANTE.

Comme tu voudras.

SILVIA.

Tu n'en fais pourtant rien.

DORANTE.

Ni toi non plus; tu me dis: "Je t'en prie."

SILVIA.

C'est que cela m'est echappe.

DORANTE.

Eh bien! crois-moi, parlons comme nous pourrons: ce n'est pas la peine de
nous gener pour le peu de temps que nous avons a nous voir.

SILVIA.

Est-ce que ton maitre s'en va? Il n'y auroit pas grande perte.

DORANTE.

Ni a moi[146] non plus, n'est-il pas vrai? J'acheve ta pensee.

SILVIA.

Je l'acheverois bien moi-meme, si j'en avois envie; mais je ne songe pas a
toi.

DORANTE.

Et moi, je ne te perds point de vue.

SILVIA.

Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t-en, reviens,
tout cela doit m'etre indifferent, et me l'est en effet: je ne te veux ni
bien ni mal; je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai, a moins que
l'esprit ne me tourne, Voila mes dispositions; ma raison ne m'en permet
point d'autres, et je devrois me dispenser de te le dire.

DORANTE.

Mon malheur est inconcevable: tu m'otes peut-etre tout le repos de ma vie.

SILVIA.

Quelle fantaisie il s'est alle mettre dans l'esprit! Il me fait de la
peine. Reviens a toi. Tu me parles, je te reponds: c'est beaucoup, c'est
trop meme, tu peux m'en croire, et, si tu etois instruit, en verite, tu
serois content de moi; tu me trouverais d'une bonte sans exemple, d'une
bonte que je blamerois dans une autre. Je ne me la reproche pourtant pas;
le fond de mon coeur me rassure: ce que je fais est louable, c'est par
generosite que je te parle; mais il ne faut pas que cela dure: ces
generosites-la ne sont bonnes qu'en passant,[147] et je ne suis pas faite
pour me rassurer toujours[148] sur l'innocence de mes intentions. A la
fin, cela ne ressembleroit plus a rien.[149] Ainsi, finissons,
Bourguignon; finissons, je t'en prie. Qu'est-ce que cela signifie? C'est
se moquer. Allons, qu'il n'en soit plus parle.

DORANTE.

Ah! ma chere Lisette, que je souffre!

SILVIA.

Venons a ce que te voulois me dire. Tu te plaignois de moi quand tu es
entre: de quoi etoit-il question?

DORANTE.

De rien, d'une bagatelle; j'avois envie de te voir, et je crois que je
n'ai pris qu'un pretexte.

SILVIA, _a part_.

Que dire a cela? Quand je m'en facherois, il n'en seroit ni plus ni
moins.[150]

DORANTE.

Ta maitresse, en partant, a paru m'accuser de t'avoir parle au desavantage
de mon maitre.

SILVIA.

Elle se l'imagine, et, si elle t'en parle encore, tu peux le nier
hardiment; je me charge du reste.

DORANTE.

Eh! ce n'est pas cela qui m'occupe.

SILVIA.

Si tu n'as que cela a me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.

DORANTE.

Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.

SILVIA.

Le beau motif qu'il me fournit la! J'amuserai[151] la passion de
Bourguignon! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.

DORANTE.

Tu me railles, tu as raison: je ne sais ce que je dis ni ce que je te
demande. Adieu.

SILVIA.

Adieu; tu prends le bon parti... Mais, a propos de tes adieux, il me reste
encore une chose a savoir. Vous partez, m'as-tu dit... Cela est-il
serieux?

DORANTE.

Pour moi, il faut que je parte, ou que la tete me tourne.

SILVIA.

Je ne t'arretois pas pour cette reponse-la, par exemple.

DORANTE.

Et je n'ai fait qu'une faute: c'est de n'etre pas parti des que je t'ai
vue.

SILVIA, _a part_.

J'ai besoin a tout moment d'oublier que je l'ecoute.

DORANTE.

Si tu savois, Lisette, l'etat ou je me trouve...

SILVIA.

Oh! il n'est pas si curieux a savoir que le mien, je t'en assure.[152]

DORANTE.

Que peux-tu me reprocher? Je ne me propose pas de te rendre sensible.[153]

SILVIA, _a part_.

I1 ne faudroit pas s'y fier.

DORANTE.

Et que pourrois-je esperer en tachant de me faire aimer? Helas! quand meme
j'aurois ton coeur.

SILVIA.

Que le Ciel m'en preserve! Quand tu l'aurois, tu ne le saurois pas, et je
ferois si bien que je ne le saurois pas moi-meme. Tenez, quelle idee il
lui vient la!

DORANTE.

Il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras?

SILVIA.

Sans difficulte.[154]

DORANTE.

Sans difficulte! Qu'ai-je donc de si affreux?

SILVIA.

Rien: ce n'est pas la ce qui te nuit.

DORANTE.

Eh bien! chere Lisette, dis-le moi cent fois, que tu ne m'aimeras point.

SILVIA.

Oh! je te l'ai assez dit! Tache de me croire.

DORANTE.

Il faut que je le croie! Desespere une passion dangereuse, sauve-moi des
effets que j'en crains; tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras!
Accable mon coeur de cette certitude-la! J'agis de bonne foi, donne-moi du
secours contre moi-meme: il m'est necessaire, je te le demande a genoux.

(_Il se jette a genoux. Dans ce moment, M. Orgon et Mario entrent, et ne
disent mot_.)


SCENE X.

M. ORGON, MARIO, SILVIA, DORANTE.

SILVIA.

Ah! nous y voila! il ne manquoit plus que cette facon-la[155] a mon
aventure! Que je suis malheureuse! C'est ma facilite qui le place la.
Leve-toi donc, Bourguignon, je t'en conjure: il peut venir quelqu'un. Je
dirai ce qu'il te plaira. Que me veux-tu? Je ne te hais point. Leve-toi;
je t'aimerois si je pouvois; tu ne me deplais point, cela doit te suffire.

DORANTE.

Quoi! Lisette, si je n'etois pas ce que je suis, si j'etois riche, d'une
condition honnete, et que je t'aimasse autant que je t'aime, ton coeur
n'auroit point de repugnance pour moi?

SILVIA.

Assurement.

DORANTE.

Tu ne me hairois pas? tu me souffrirois?

SILVIA.

Volontiers.... Mais leve-toi.

DORANTE.

Tu parois le dire serieusement, et, si cela est, ma raison est perdue,

SILVIA.

Je dis ce que tu veux, et tu ne te leves point!

M. ORGON, _s'approchant_.

C'est bien dommage de vous interrompre: cela, va a merveille, mes enfants;
courage.

SILVIA.

Je ne saurois empecher ce garcon de se mettre a genoux, Monsieur; je ne
suis pas en etat de lui en imposer, je pense?

M. ORGON.

Vous vous convenez parfaitement bien tous deux; mais j'ai a te dire un
mot, Lisette, et vous reprendrez votre conversation quand nous serons
partis. Vous le voulez bien, Bourguignon?

DORANTE.

Je me retire, Monsieur.

M. ORGON.

Allez, et tachez de parler de votre maitre avec un peu plus de menagement
que vous ne faites.

DORANTE.

Moi, Monsieur?

MARIO.

Vous-meme, monsieur Bourguignon; vous ne brillez pas trop dans le
respect[156] que vous avez pour votre maitre, dit-on.

DORANTE.

Je ne sais ce qu'on veut dire.

M. ORGON.

Adieu, adieu; vous vous justifierez une autre fois.


SCENE XI.

SILVIA, MARIO, M. ORGAN.

M. ORGON.

Eh bien! Silvia, vous ne nous regardez pas; vous avez l'air tout
embarrasse.

SILVIA.

Moi, mon pere! et ou seroit le motif de mon embarras? Je suis, grace au
Ciel, comme a mon ordinaire; je suis fachee de vous dire que c'est une
idee.

MARIO.

II y a quelque chose, ma soeur, il y a quelque chose.

SILVIA.

Quelque chose dans votre tete, a la bonne heure, mon frere; mais, pour
dans[157] la mienne, il n'y a que l'etonnement de ce que vous dites.

M. ORGON.

C'est donc ce garcon qui vient de sortir qui t'inspire cette extreme
antipathie que tu as pour son maitre?

SILVIA.

Qui? le domestique de Dorante?

M. ORGON.

Oui, le galant Bourguignon.

SILVIA.

Le galant Bourguignon, dont je ne savois pas l'epithete, ne me parle pas
de lui.

M. ORGON.

Cependant on pretend que c'est lui qui le detruit aupres de toi, et c'est
sur quoi j'etois bien aise de te parler.

SILVIA.

Ce n'est pas la peine, mon pere, et personne au monde que son maitre ne
m'a donne l'aversion naturelle que j'ai pour lui.

MARIO.

Ma foi, tu as beau dire, ma soeur, elle est trop forte pour etre si
naturelle, et quelqu'un y a aide.

SILVIA, _avec vivacite_.

Avec quel air mysterieux vous me dites cela, mon frere! Et qui est donc ce
quelqu'un qui y a aide? Voyons.

MARIO.

Dans quelle humeur[158] es-tu, ma soeur? Comme tu t'emportes!

SILVIA.

C'est que je suis bien lasse de mon personnage, et je me serois deja
demasquee si je n'avois pas craint de facher mon pere.

M. ORGON.

Gardez-vous en bien, ma fille; je viens ici pour vous le recommander.
Puisque j'ai eu la complaisance de vous permettre votre deguisement, il
faut, s'il vous plait, que vous ayez celle de suspendre votre jugement sur
Dorante, et de voir si l'aversion qu'on vous a donnee pour lui est
legitime.

SILVIA.

Vous ne m'ecoutez donc point, mon pere?... Je vous dis qu'on ne me l'a
point donnee.

MARIO.

Quoi! ce babillard qui vient de sortir ne t'a pas un peu degoutee de lui?

SILVIA, _avec feu_.

Que vos discours sont desobligeants! M'a degoutee de lui! degoutee!
J'essuie des expressions bien etranges, je n'entends plus que des choses
inouies, qu'un langage inconcevable: j'ai l'air embarrasse, il y a quelque
chose, et puis c'est le galant Bourguignon qui m'a degoutee. C'est tout
ce qui vous plaira; mais je n'y entends rien.

MARIO.

Pour le coup, c'est toi qui es etrange. A qui en as-tu donc? D'ou vient
que tu es si fort sur le qui-vive?[159] Dans quelle idee[160] nous
soupconnes-tu?

SILVIA.

Courage, mon frere... Par quelle fatalite aujourd'hui ne pouvez-vous me
dire un mot qui ne me choque?[161] Quel soupcon voulez-vous qui me vienne?
Avez-vous des visions?

M. ORGON.

Il est vrai que tu es si agitee que je ne te reconnois point non plus. Ce
sont apparemment ces mouvements-la[162] qui sont cause que Lisette nous a
parle comme elle a fait. Elle accusoit ce valet de ne t'avoir pas
entretenue a l'avantage de son maitre, "et Madame, nous a-t-elle dit, l'a
defendu contre moi avec tant de colere que j'en suis encore toute
surprise"; et c'est sur ce mot de "surprise" que nous l'avons
querellee.[163] Mais ces gens-la ne savent pas la consequence d'un mot.

SILVIA.

L'impertinente! Y a-t-il rien de plus haissable que cette fille-la?
J'avoue que je me suis fachee, par un esprit[164] de justice pour ce
garcon.

MARIO.

Je ne vois point de mal a cela.

SILVIA.

Y a-t-il rien de plus simple? Quoi! parce que je suis equitable, que je
veux qu'on ne nuise a personne, que je veux sauver un domestique du tort
qu'on peut lui faire aupres de son maitre, on dit que j'ai des
emportements, des fureurs, dont on est surprise![165] Un moment apres, un
mauvais esprit[166] raisonne; il faut se facher, il faut la faire taire et
prendre mon parti contre elle, a cause de la consequence[167] de ce
qu'elle dit! Mon parti! J'ai donc besoin qu'on me defende, qu'on me
justifie? on peut donc mal interpreter ce que je fais? Mais que fais-je?
de quoi m'accuse-t-on? Instruisez-moi, je vous en conjure: cela est
serieux? Me joue-t-on? se moque-t-on de moi? Je ne suis pas tranquille.

M. ORGON.

Doucement donc!

SILVIA.

Non, Monsieur, il n'y a point de douceur qui tienne. Comment donc? des
surprises, des consequences! Eh! qu'on s'explique: que veut-on dire? On
accuse ce valet, et on a tort; vous vous trompez tous, Lisette est une
folle, il est innocent, et voila qui est fini. Pourquoi donc m'en
reparler encore? car je suis outree!

M. ORGON.

Tu te retiens, ma fille; tu aurois grande envie de me quereller aussi.
Mais faisons mieux: il n'y a que ce valet qui est[168] suspect ici,
Dorante n'a qu'a le chasser.

SILVIA.

Quel malheureux deguisement! Surtout que Lisette ne m'approche pas! Je la
hais plus que Dorante.

M. ORGON.

Tu la verras si tu veux; mais tu dois etre charmee que ce garcon s'en
aille, car il t'aime, et cela t'importune assurement.

SILVIA.

Je n'ai point a m'en plaindre: il me prend pour une suivante, et il me
parle sur ce ton-la; mais il ne me dit pas ce qu'il veut, j'y mets bon
ordre.[169]

MARIO.

Tu n'en es pas tant la maitresse que tu le dis bien.

M. ORGON.

Ne l'avons-nous pas vu se mettre a genoux malgre toi? N'as-tu pas ete
obligee, pour le faire lever, de lui dire qu'il ne te deplaisoit pas?

SILVIA, _a part_.

J'etouffe.

MARIO.

Encore a-t-il fallu, quand il t'a demande si tu l'aimerois, que tu aies
tendrement ajoute: "Volontiers"; sans quoi il y seroit encore.

SILVIA.

L'heureuse apostille,[170] mon frere! Mais, comme l'action m'a deplu, la
repetition n'en est pas aimable.[171] Ah ca, parlons serieusement: quand
finira la comedie que vous vous donnez sur mon compte?

M. ORGON.

La seule chose que j'exige de toi, ma fille, c'est de ne te determiner a
le refuser qu'avec connoissance de cause. Attends encore. Tu me
remercieras du delai que je demande, je t'en reponds.

MARIO.

Tu epouseras Dorante, et meme avec inclination, je te le predis... Mais,
mon pere, je vous demande grace pour le valet.

SILVIA.

Pourquoi grace? Et moi, je veux qu'il sorte.

M. ORGON.

Son maitre en decidera. Allons-nous en.

MARIO.

Adieu, adieu, ma soeur, sans rancune.


SCENE XII.

SILVIA, _seule_; DORANTE, _qui vint peu apres_.

SILVIA.

Ah! que j'ai le coeur serre! Je ne sais ce qui se mele a l'embarras ou je
me trouve: tout cette aventure-ci m'afflige; je me defie de tous les
visages; je ne suis contente de personne, je ne le suis pas de moi-meme.

DORANTE.

Ah! je te cherchois, Lisette.

SILVIA.

Ce n'etoit pas la peine de me trouver, car je te fuis, moi.

DORANTE, _l'empechant de sortir_.

Arrete donc, Lisette! J'ai a te parler pour la derniere fois: il s'agit
d'une chose de consequence qui regarde tes maitres.

SILVIA.

Va la dire a eux-memes: je ne te vois jamais que tu ne me chagrines;[172]
laisse-moi.

DORANTE.

Je t'en offre autant;[173] mais ecoute-moi, te dis-je: tu vas voir les
choses bien changer de face par ce que je te vais dire,

SILVIA.

Eh bien! parle donc; je t'ecoute, puisqu'il est arrete que ma complaisance
pour toi sera eternelle.

DORANTE.

Me promets-tu le secret?

SILVIA.

Je n'ai jamais trahi personne.

DORANTE.

Tu ne dois la confidence que je vais te faire qu'a l'estime que j'ai pour
toi.

SILVIA.

Je le crois, mais tache de m'estimer sans me le dire, car cela sent le
pretexte.

DORANTE.

Tu te trompes, Lisette. Tu m'as promis le secret: achevons. Tu m'as vu
dans de grands mouvements;[174] je n'ai pu me defendre de t'aimer.

SILVIA.

Nous y voila. Je me defendrai bien de t'entendre, moi! Adieu.

DORANTE.

Reste: ce n'est plus Bourguignon qui te parle.

SILVIA.

Eh! qui es-tu donc?

DORANTE.

Ah! Lisette, c'est ici ou[175] tu vas juger des peines qu'a du ressentir
mon coeur!

SILVIA.

Ce n'est pas a ton coeur a qui[176] je parle: c'est a toi.

DORANTE.

Personne ne vient-il?

SILVIA.

Non.

DORANTE.

L'etat ou sont les choses me force a te le dire; je suis trop honnete
homme pour n'en pas arreter le cours.

SILVIA.

Soit.

DORANTE.

Sache que celui qui est avec ta maitresse n'est pas ce qu'on pense.

SILVIA, _vivement_.

Qui est-il donc?

DORANTE.

Un valet.

SILVIA.

Apres?

DORANTE.

C'est moi qui suis Dorante.

SILVIA, _a part_.

Ah! je vois clair dans mon coeur.

DORANTE.

Je voulois sous cet habit penetrer[177] un peu ce que c'etoit que ta
maitresse avant que de[178] l'epouser. Mon pere, en partant, me permit ce
que j'ai fait, et l'evenement m'en paroit un songe: je hais ta maitresse,
dont je devois etre l'epoux, et j'aime la suivante, qui ne devoit trouver
en moi qu'un nouveau maitre. Que faut-il que je fasse a present? Je
rougis pour elle de le dire; mais ta maitresse a si peu de gout qu'elle
est eprise de mon valet, au point qu'elle l'epousera si on la laisse
faire. Quel parti prendre.

SILVIA, _a part_.

Cachons-lui qui je suis... (_Haut_.) Votre situation est neuve,[179]
assurement! Mais, Monsieur, je vous fais d'abord mes excuses de tout ce
que mes discours ont pu avoir d'irregulier[180] dans nos entretiens.

DORANTE, _vivement_.

Tais-toi, Lisette; tes excuses me chagrinent: elles me rappellent la
distance qui nous separe, et ne me la rendent que plus douloureuse.

SILVIA.

Votre penchant pour moi est-il si serieux? m'aimez-vous jusque-la?[181]

DORANTE.

Au point de renoncer a tout engagement, puisqu'il ne m'est pas permis
d'unir mon sort au tien; et, dans cet etat, la seule douceur que je
pouvois gouter, c'etoit de croire que tu ne me haissois pas.

SILVIA.

Un coeur qui m'a choisie dans la condition ou je suis est assurement bien
digne qu'on l'accepte, et je le paierois volontiers du mien si je ne
craignois pas de le jeter dans un engagement qui lui feroit tort.[182]

DORANTE.

N'as-tu pas assez de charmes, Lisette? y ajoutes-tu encore la noblesse
avec laquelle tu me parles.

SILVIA.

J'entends quelqu'un. Patientez encore sur l'article de[183] votre valet;
les choses n'iront pas si vite; nous nous reverrons, et nous chercherons
les moyens de vous tirer d'affaire.

DORANTE.

Je suivrai tes conseils. (_Il sort_.)

SILVIA.

Allons, j'avois grand besoin que ce fut la Dorante.


SCENE XIII.

SILVIA, MARIO.

MARIO.

Je viens te retrouver, ma soeur. Nous t'avons laissee dans des inquietudes
qui me touchent: je veux t'en tirer; ecoute-moi.

SILVIA, _vivement_.

Ah! vraiment, mon frere, il y a bien d'autres nouvelles!

MARIO.

Qu'est-ce que c'est?

SILVIA.

Ce n'est point Bourguignon, mon frere; c'est Dorante.

MARIO.

Duquel parlez-vous donc?

SILVIA.

De lui,[184] vous dis-je; je viens de l'apprendre tout a l'heure. Il sort;
il me l'a dit lui-meme.

MARIO.

Qui donc?

SILVIA.

Vous ne m'entendez donc pas?

MARIO.

Si j'y comprends rien, je veux mourir.

SILVIA.

Venez, sortons d'ici; allons trouver mon pere: il faut qu'il le sache,
j'aurai besoin de vous aussi, mon frere. Il me vient de nouvelles idees.
Il faudra feindre de m'aimer; vous en avez deja dit quelque chose en
badinant; mais surtout gardez bien le secret, je vous prie.

MARIO.

Oh! je le garderai bien, car je ne sais ce que c'est.

SILVIA.

Allons, mon frere, venez; ne perdons point de temps. Il n'est jamais rien
arrive d'egal a cela!

MARIO.

Je prie le Ciel qu'elle n'extravague pas.


ACTE III.


SCENE PREMIERE.

DORANTE, ARLEQUIN.

ARLEQUIN.

Helas! Monsieur, mon tres honore maitre, je vous en conjure...

DORANTE.

Encore!

ARLEQUIN.

Ayez compassion de ma bonne aventure; ne portez point guignon[185] a mon
bonheur, qui va son train si rondement; ne lui fermez point le passage.

DORANTE.

Allons donc, miserable! je crois que tu te moques de moi! Tu meriterois
cent coups de baton.

ARLEQUIN.

Je ne les refuse point si je les merite; mais, quand je les aurai recus,
permettez-moi d'en meriter d'autres. Voulez-vous que j'aille chercher le
baton?

DORANTE.

Maraud!

ARLEQUIN.

Maraud soit; mais cela n'est point contraire a faire fortune.[186]

DORANTE.

Ce coquin! quelle imagination[187] il lui prend![188]

ARLEQUIN.

Coquin est encore bon, il me convient aussi: un maraud n'est point
deshonore d'etre appele coquin: mais un coquin peut faire un bon mariage.

DORANTE.

Comment, insolent, tu veux que je laisse un honnete homme dans l'erreur,
et que je souffre que tu epouses sa fille sous mon nom? Ecoute, si tu me
parles encore de cette impertinence-la, des que j'aurai averti monsieur
Orgon de ce que tu es, je te chasse, entends-tu?

ARLEQUIN.

Accommodons-nous.[189] Cette demoiselle m'adore, elle m'idolatre... Si je
lui dis mon etat de valet, et que nonobstant son tendre coeur soit
toujours friand[190] de la noce avec moi, ne laisserez-vous pas jouer les
violons?

DORANTE.

Des qu'on te connoitra, je ne m'en embarrasse plus.

ARLEQUIN.

Bon! et je vais de ce pas prevenir cette genereuse personne sur mon habit
de caractere.[191] J'espere que ce ne sera pas un galon de couleur[192]
qui nous brouillera ensemble, et que son amour me fera passer a la table,
en depit du sort, qui ne m'a mis qu'au buffet.[193]


SCENE II.

DORANTE, _seul, et ensuite_ MARIO.

DORANTE.

Tout ce qui se passe ici, tout ce qui m'y est arrive a moi-meme, est
incroyable... Je voudrais pourtant bien voir Lisette, et savoir le
succes[194] de ce qu'elle m'a promis de faire aupres de sa maitresse pour
me tirer d'embarras. Allons voir si je pourrai la trouver seule.

MARIO.

Arretez, Bourguignon! j'ai un mot a vous dire.

DORANTE.

Qu'y a-t-il pour votre service, Monsieur?

MARIO.

Vous en contez a[195] Lisette?

DORANTE.

Elle est si aimable qu'on auroit de la peine a ne lui pas parler d'amour.

MARIO.

Comment recoit-elle ce que vous lui dites?

DORANTE.

Monsieur, elle en badine.

MARIO.

Tu as de l'esprit. Ne fais-tu pas l'hypocrite?

DORANTE.

Non; mais qu'est-ce que cela vous fait? Suppose que Lisette eut du gout
pour moi...

MARIO.

Du gout pour lui! Ou prenez-vous vos termes? Vous avez le langage bien
precieux[196] pour un garcon de votre espece!

DORANTE.

Monsieur, je ne saurais parler autrement.

MARIO.

C'est apparemment avec ces petites delicatesses-la que vous attaquez
Lisette? Cela imite l'homme de condition.

DORANTE.

Je vous assure, Monsieur, que je n'imite personne; mais sans doute que
vous ne venez pas expres pour me traiter de ridicule, et vous aviez autre
chose a me dire. Nous parlions de Lisette, de mon inclination pour elle,
et de l'interet que vous y prenez,

MARIO.

Comment, morbleu! il y a deja un ton de jalousie dans ce que tu me
reponds! Modere-toi un peu. Eh bien! Tu me disois qu'en supposant que
Lisette eut du gout pour toi... Apres?

DORANTE.

Pourquoi faudroit-il que vous le sussiez, Monsieur?

MARIO.

Ah! le voici: c'est que, malgre le ton badin que j'ai pris tantot, je
serois tres fache qu'elle t'aimat; c'est que, sans autre raisonnement, je
te defends de t'adresser davantage a elle, non pas, dans le fond, que je
craigne qu'elle t'aime: elle me paroit avoir le coeur trop haut pour cela;
mais c'est qu'il me deplait, a moi, d'avoir Bourguignon pour rival.

DORANTE.

Ma foi, je vous crois: car Bourguignon, tout Bourguignon qu'il est, n'est
pas meme content que vous soyez le sien.

MARIO.

Il prendra patience.

DORANTE.

Il faudra bien. Mais, Monsieur, vous l'aimez donc beaucoup?

MARIO.

Assez pour m'attacher serieusement a elle des que j'aurai pris de
certaines mesures. Comprends-tu ce que cela signifie?

DORANTE.

Oui, je crois que je suis au fait. Et sur ce pied-la vous etes aime sans
doute?

MARIO.

Qu'en penses-tu, est-ce que je ne vaux pas la peine de l'etre?

DORANTE.

Vous ne vous attendez pas a etre loue par vos propres rivaux, peut-etre?

MARIO.

La reponse est de bon sens, je te la pardonne; mais je suis bien mortifie
de ne pouvoir pas dire qu'on m'aime, et je ne le dis pas pour t'en rendre
compte, comme tu le crois bien; mais c'est qu'il faut dire la verite.

DORANTE.

Vous m'etonnez, Monsieur: Lisette ne sait donc pas vos desseins?

MARIO.

Lisette sait tout le bien que je lui veux, et n'y paroit pas sensible;
mais j'espere que la raison me gagnera son coeur. Adieu, retire-toi sans
bruit: son indifference pour moi, malgre tout ce que je lui offre, doit te
consoler du sacrifice que tu me feras.... Ta livree n'est pas propre a
faire pencher la balance en ta faveur, et tu n'es pas fait pour lutter
contre moi.


SCENE III.

SILVIA, DORANTE, MARIO.

MARIO.

Ah! te voila, Lisette?

SILVIA.

Qu'avez-vous, Monsieur? vous me paroissez emu.

MARIO.

Ce n'est rien: je disois un mot a Bourguignon.

SILVIA.

Il est triste: est-ce que vous le querelliez?

DORANTE.

Monsieur m'apprend qu'il vous aime, Lisette...

SILVIA.

Ce n'est pas ma faute.

DORANTE.

Et me defend de vous aimer.

SILVIA.

Il me defend donc de vous paroitre aimable?

MARIO.

Je ne saurais empecher qu'il ne t'aime, belle Lisette; mais je ne veux pas
qu'il te le dise.

SILVIA.

Il ne me le dit plus, il ne fait que me le repeter.

MARIO.

Du moins ne te le repetera-t-il pas quand je serai present. Retirez-vous,
Bourguignon.

DORANTE.

J'attends qu'elle me l'ordonne.

MARIO.

Encore!

SILVIA.

Il dit qu'il attend: ayez donc patience.

DORANTE.

Avez-vous de l'inclination pour Monsieur?

SILVIA.

Quoi! de l'amour? Oh! je crois qu'il ne sera pas necessaire qu'on me le
defende.

DORANTE.

Ne me trompez-vous pas?

MARIO.

En verite, je joue ici un joli personnage! Qu'il sorte donc! A qui est-ce
que je parle?

DORANTE.

A Bourguignon, voila tout.

MARIO.

Eh bien! qu'il s'en aille!

DORANTE, _a part_.

Je souffre.

SILVIA.

Cedez, puisqu'il se fache.

DORANTE, _bas a Silvia_.

Vous ne demandez peut-etre pas mieux?

MARIO.

Allons, finissons.

DORANTE.

Vous ne m'aviez pas dit cet amour-la, Lisette.


SCENE IV.

M. ORGON, MARIO, SILVIA.

SILVIA.

Si je n'aimois pas cet homme-la, avouons que je serois bien ingrate.

MARIO, _riant_.

Ha! ha! ha! ha!

M. ORGON.

De quoi riez-vous, Mario?

MARIO.

De la colere de Dorante, qui sort, et que j'ai oblige de quitter Lisette.

SILVIA.

Mais que vous a-t-il dit dans le petit entretien que vous avez eu tete a
tete avec lui?

MARIO.

Je n'ai jamais vu d'homme ni plus intrigue ni de plus mauvaise humeur.

M. ORGON.

Je ne suis pas fache qu'il soit la dupe de son propre stratageme; et
d'ailleurs, a le bien prendre,[197] il n'y a rien de plus flatteur ni de
plus obligeant pour lui que tout ce que tu as fait jusqu'ici, ma fille.
Mais en voila assez.

MARIO.

Mais ou en est-il precisement, ma soeur?

SILVIA.

Helas! mon frere, je vous avoue que j'ai lieu d'etre contente.

MARIO.

"Helas! mon frere," me dit-elle. Sentez-vous cette paix douce qui se mele
a ce qu'elle dit?

M. ORGON.

Quoi! ma fille, tu esperes qu'il ira jusqu'a t'offrir sa main dans le
deguisement ou te voila?

SILVIA.

Oui, mon cher pere, je l'espere.

MARIO.

Friponne que tu es, avec ton "cher pere"! Tu ne nous grondes plus a
present, tu nous dis des douceurs.

SILVIA.

Vous ne me passez[198] rien.

MARIO.

Ha! ha! je prends ma revanche. Tu m'as tantot chicane sur les[199]
expressions: il faut bien, a mon tour, que je badine un peu sur les
tiennes; ta joie est bien aussi[200] divertissante que l'etoit ton
inquietude.

M. ORGON.

Vous n'aurez point a vous plaindre de moi, ma fille: j'acquiesce a tout ce
qui vous plait.

SILVIA.

Ah! Monsieur, si vous saviez combien je vous aurai d'obligation! Dorante
et moi nous sommes destines l'un a l'autre; il doit m'epouser. Si vous
saviez combien je lui tiendrai compte de ce qu'il fait aujourd'hui pour
moi, combien mon coeur gardera le souvenir de l'exces de tendresse qu'il
me montre! Si vous saviez, combien tout ceci va rendre notre union
aimable! Il ne pourra jamais se rappeler notre histoire sans m'aimer; je
n'y songerai jamais que je ne l'aime.[201] Vous avez fonde notre bonheur
pour la vie en me laissant faire: c'est un mariage unique; c'est une
aventure dont le seul recit est attendrissant; c'est le coup de hasard le
plus singulier, le plus heureux, le plus...

MARIO.

Ha! ha! ha! que ton coeur a de caquet,[202] ma soeur! quelle eloquence!

M. ORGON.

If faut convenir que le regal que tu te donnes est charmant, surtout si tu
acheves.

SILVIA.

Cela vaut fait,[203] Dorante est vaincu: j'attends mon captif.

MARIO.

Ses fers seront plus dores qu'il ne pense. Mais je lui crois l'ame en
peine, et j'ai pitie de ce qu'il souffre.

SILVIA.

Ce qui lui en coute a se determiner ne me le rend que plus estimable: il
pense qu'il chagrinera son pere en m'epousant; il croit trahir sa fortune
et sa naissance. Voila de grands sujets de reflexion: je serai charmee de
triompher. Mais il faut que j'arrache ma victoire, et non pas qu'il me la
donne; je veux un combat entre l'amour et la raison.

MARIO.

Et que la raison y perisse.

M. ORGON.

C'est-a-dire que tu veux qu'il sente toute l'etendue de 'impertinence[204]
qu'il croira faire. Quelle insatiable vanite d'amour-propre!

MARIO.

Cela, c'est l'amour-propre d'une femme, et il est tout au plus uni.[205]


SCENE V.

M. ORGON, SILVIA, MARIO, LISETTE.

M. ORGON.

Paix! voici Lisette. Voyons ce qu'elle nous veut.

LISETTE.

Monsieur, vous m'avez dit tantot que vous m'abandonniez Dorante, que vous
livriez sa tete a ma discretion: je vous ai pris au mot, j'ai travaille
comme pour moi, et vous verrez de l'ouvrage bien fait, allez; c'est une
tete bien conditionnee.[206] Que voulez-vous que j'en fasse, a present?
Madame me le[207] cede-t-elle?

M. ORGON.

Ma fille, encore une fois, n'y pretendez-vous rien?

SILVIA,

Non: je te le donne, Lisette; je te remets tous mes droits, et, pour dire
comme toi, je ne prendrai jamais de part[208] a un coeur que je n'aurai
pas conditionne moi-meme.

LISETTE.

Quoi? vous voulez bien que je l'epouse? Monsieur le veut bien aussi?

M. ORGON.

Oui, qu'il s'accommode.[209] Pourquoi t'aime-t-il?

MARIO.

J'y consens aussi, moi.

LISETTE,

Moi aussi, et je vous en remercie tous.

M. ORGON.

Attends; j'y mets pourtant une petite restriction; c'est qu'il faudroit,
pour nous disculper de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.

LISETTE.

Mais, si je lui dis[210] un peu, il le saura tout-a-fait.

M. ORGON.

Eh bien! cette tete en si bon etat ne soutiendra-t-elle pas cette
secousse-la? Je ne le[211] crois pas de caractere a s'effaroucher la-
dessus.

LISETTE.

Le voici qui me cherche; ayez donc la bonte de me laisser le champ libre:
il s'agit ici de mon chef-d'oeuvre.

M. ORGON.

Cela est juste: retirons-nous.

SILVIA.

De tout mon coeur.

MARIO.

Allons.


SCENE VI.

LISETTE, ARLEQUIN.

ARLEQUIN.

Enfin, ma reine, je vous vois, et je ne vous quitte plus, car j'ai trop
pati d'avoir manque de votre presence, et j'ai cru que vous esquiviez la
mienne.[212]

LISETTE.

Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en etoit quelque chose.[213]

ARLEQUIN.

Comment donc! ma chere ame, elixir de mon coeur, avez-vous entrepris la
fin de ma vie?[214]

LISETTE.

Non, mon cher, la duree m'en est trop precieuse.

ARLEQUIN.

Ah! que ces paroles me fortifient!

LISETTE.

Et vous ne devez point douter de ma tendresse.

ARLEQUIN.

Je voudrois bien pouvoir baiser ces petits mots-la, et les cueillir sur
votre bouche avec la mienne.

LISETTE.

Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon pere ne m'avoit pas encore
permis de vous repondre. Je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour
vous dire que vous pouvez lui demander ma main quand vous voudrez.

ARLEQUIN.

Avant que je la demande a lui,[215] souffrez que je la demande a vous: je
veux lui rendre mes graces[216] de la charite qu'elle aura de vouloir bien
entrer dans la mienne, qui en est veritablement indigne.

LISETTE.

Je ne refuse pas de vous la preter un moment, a condition que vous la
prendrez pour toujours.

ARLEQUIN.

Chere petite main rondelette et potelee, je vous prends sans marchander;
je ne suis pas en peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui
que je vous rendrai qui m'inquiete.

LISETTE.

Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.

ARLEQUIN.

Ah! que nenni[217]: vous ne savez pas cette arithmetique-la aussi bien que
moi.

LISETTE.

Je regarde pourtant votre amour comme un present du ciel.

ARLEQUIN.

Le present qu'il vous a fait ne le ruinera pas; il[218] est bien mesquin.

LISETTE.

Je ne le trouve que trop magnifique.

ARLEQUIN.

C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.

LISETTE.

Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.

ARLEQUIN.

Ne faites point depense d'embarras:[219] je serois bien effronte si je
n'etois pas modeste.

LISETTE.

Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse
honore?

ARLEQUIN.

Ahi! ahi! je ne sais plus ou me mettre.

LISETTE.

Encore une fois. Monsieur, je me connois.

ARLEQUIN.

He! je me connois bien aussi; et je n'ai pas la une fameuse connoissance,
ni vous non plus, quand vous l'aurez faite; mais c'est la le diable que de
me connoitre: vous ne vous attendez pas au fond du sac.

LISETTE, _a part_.

Tant d'abaissement n'est pas naturel! (_Haut_) D'ou vient me dites-vous
cela?[220]

ARLEQUIN.

Et voila ou git le lievre.[221]

LISETTE.

Mais encore? Vous m'inquietez: est-ce que vous n'etes pas...

ARLEQUIN.

Ahi! ahi! vous m'otez ma couverture.

LISETTE.

Sachons de quoi il s'agit.

ARLEQUIN, _a part_.

Preparons un peu cette affaire-la... (_Haut._) Madame, votre amour est-il
d'une constitution bien robuste? soutiendra-t-il bien la fatigue que je
vais lui donner? Un mauvais gite lui fait-il peur? Je vais le loger
petitement.

LISETTE.

Ah! tirez-moi d'inquietude. En un mot, qui etes-vous?

ARLEQUIN.

Je suis... N'avez-vous jamais vu de fausse monnoie? Savez-vous ce que
c'est qu'un louis d'or faux? En bien, je ressemble assez a cela.

LISETTE.

Achevez donc. Quel est votre nom?

ARLEQUIN.

Mon nom! (_A part._) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin? Non: cela
rime trop avec coquin.

LISETTE.

Eh bien?

ARLEQUIN.

Ah, dame! il y a un peu a tirer[222] ici. Haissez-vous la qualite de
soldat?

LISETTE.

Qu'appellez-vous un soldat?

ARLEQUIN.

Oui, par exemple, un soldat d'antichambre.

LISETTE.

Un soldat d'antichambre! Ce n'est donc point Dorante a qui je parle enfin?

ARLEQUIN.

C'est lui qui est mon capitaine.

LISETTE.

Faquin!

ARLEQUIN, _a part_.

Je n'ai pu eviter la rime.

LISETTE.

Mais voyez ce magot. tenez!

ARLEQUIN

La jolie culbute que je fais la!

LISETTE.
Il y a une heure que je lui demande grace et que je m'epuise en humilites
pour cet animal-la.

ARLEQUIN.

Helas! Madame, si vous preferiez l'amour a la gloire,[223] je vous ferois
bien autant de profit qu'un monsieur.

LISETTE, _riant._

Ah! ah! ah! je ne saurais pourtant m'empecher d'en rire, avec sa gloire!
et il n'y a plus que ce parti-la a prendre... Va, va, ma gloire te
pardonne; elle est de bonne composition.

ARLEQUIN.

Tout de bon, charitable dame? Ah! que mon amour vous promet de
reconnoissance!

LISETTE.

Touche-la, Arlequin; je suis prise pour dupe: le soldat d'antichambre de
Monsieur vaut bien la coiffeuse de Madame.

ARLEQUIN.

La coiffeuse de Madame!

LISETTE.

C'est mon capitaine, ou l'equivalent.

ARLEQUIN.

Masque!

LISETTE.

Prends ta revanche.

ARLEQUIN.

Mais voyez cette magotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion
de ma misere![224]

LISETTE.

Venons au fait. M'aimes-tu?

ARLEQUIN.

Pardi,[225] oui: en changeant de nom, tu n'as pas change de visage, et tu
sais bien que nous nous sommes promis fidelite en depit de toutes les
fautes d'orthographe.[226]

LISETTE.

Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous; ne faisons semblant de rien,
et n'appretons point a rire.[227] Il y a apparence que ton maitre est
encore dans l'erreur a l'egard de ma maitresse: ne l'avertis de rien;
laissons les choses comme elles sont. Je crois que le voici qui entre.
Monsieur, je suis votre servante.

ARLEQUIN.

Et moi votre valet, Madame. (_Riant._) Ha! ha! ha!


SCENE VII.

DORANTE, ARLEQUIN.

DORANTE.

Eh bien, tu quittes la fille d'Orgon: lui as-tu dit qui tu etois?

ARLEQUIN.

Pardi, oui. La pauvre enfant! j'ai trouve son coeur plus doux qu'un
agneau: il n'a pas souffle. Quand je lui ai dit que je m'appellois
Arlequin et que j'avois un habit d'ordonnance:[228] "Eh bien, mon ami,
m'a-t-elle dit, chacun a son nom dans la vie, chacun a son habit; le votre
ne vous coute rien." Cela ne laisse pas d'etre[229] gracieux.

DORANTE.

Quelle sort d'histoire me contes-tu la?

ARLEQUIN.

Tant y a que[230] je vais la demander en mariage.

DORANTE.

Comment? elle consent a t'epouser?

ARLEQUIN.

La voila bien malade![231]

DORANTE.

Tu m'en imposes: elle ne sait pas qui tu es.

ARLEQUIN.

Par la ventrebleu![232] voulez-vous gager que je l'epouse avec la
casaque[233] sur le corps, avec une souquenille,[234] si vous me fachez?
Je veux bien que vous sachiez qu'un amour de ma facon[235] n'est point
sujet a la casse,[236] que je n'ai pas besoin de votre friperie[237] pour
pousser ma pointe,[238] et que vous n'avez qu'a me rendre la mienne.[239]

DORANTE.

Tu es un fourbe. Cela n'est pas concevable, et je vois bien qu'il faudra
que j'avertisse monsieur Orgon.

ARLEQUIN.

Qui, notre pere? Ah! le bon homme! nous l'avons dans notre manche.[240]
C'est le meilleur humain, la meilleure pate d'homme.[241].. Vous m'en
direz des nouvelles.[242]

DORANTE.

Quel extravagant! As-tu vu Lisette?

ARLEQUIN.

Lisette! non: peut-etre a-t-elle passe devant mes yeux; mais un honnete
homme ne prend pas garde a une chambriere: je vous cede ma part de cette
attention-la.

DORANTE.

Va-t-en, la tete te tourne.

ARLEQUIN.

Vos petites manieres[243] sont un peu aisees; mais c'est la grande
habitude qui fait cela. Adieu. Quand j'aurai epouse, nous vivrons but a
but.[244] Votre soubrette arrive. Bonjour, Lisette; je vous recommande
Bourguignon: c'est un garcon qui a quelque merite.


SCENE VIII.

DORANTE, SILVIA.

DORANTE, _a part._

Qu'elle est digne d'etre aimee! Pourquoi faut-il que Mario m'ait
prevenu?[245]

SILVIA.

Ou etiez-vous donc, Monsieur? Depuis que j'ai quitte Mario, je n'ai pu
vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j'ai dit a monsieur
Orgon.

DORANTE.

Je ne me suis pourtant pas eloigne. Mais de quoi s'agit-il?

SILVIA, _a part._

Quelle froideur! (_Haut_.) J'ai eu beau decrier votre valet et prendre sa
conscience a temoin de son peu de merite, j'ai eu beau lui representer
qu'on pouvoit du moins reculer le mariage, il ne m'a pas seulement
ecoutee. Je vous avertis meme qu'on parle d'envoyer chez le notaire, et
qu'il est temps de vous declarer.

DORANTE.

C'est mon intention, je vais partir _incognito_, et je laisserai un billet
qui instruira monsieur Orgon de tout.

SILVIA, _a part._

Partir! ce n'est pas la mon compte.

DORANTE.

N'approuvez-vous pas mon idee?

SILVIA.

Mais ... pas trop.

DORANTE.

Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation ou je suis, a moins
que de parler moi-meme: et je ne saurois m'y resoudre. J'ai d'ailleurs
d'autres raisons qui veulent que je me retire; je n'ai plus que faire ici.

SILVIA.

Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver ni les
combattre, et ce n'est pas a moi a vous les demander.[246]

DORANTE.

Il vous est aise de les soupconner, Lisette.

SILVIA.

Mais je pense, par exemple, que vous avez du gout pour la fille de
monsieur Orgon.

DORANTE.

Ne voyez-vous que cela?

SILVIA.

Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer; mais je ne
suis pas folle, et je n'ai pas la vanite de m'y arreter.

DORANTE.

Ni le courage d'en parler, car vous n'auriez rien d'obligeant a me dire.
Adieu, Lisette.

SILVIA.

Prenez garde: je crois que vous ne m'entendez[247] pas, je suis obligee de
vous le dire.

DORANTE.

A merveille, et l'explication ne me seroit pas favorable. Gardez-moi le
secret jusqu'a mon depart.

SILVIA.

Quoi! serieusement, vous partez?

DORANTE.


 


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