A Selection from the Comedies of Marivaux
by
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux

Part 6 out of 8



DUBOIS.

Vous ne croiriez pas jusqu'ou va sa demence; elle le ruine, elle lui coupe
la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien eleve et de bonne
famille; mais il n'est pas riche, et vous saurez qu'il n'a tenu qu'a lui
d'epouser des femmes qui l'etoient, et de fort aimables, ma foi, qui
offroient de lui faire sa fortune, et qui auroient merite qu'on la leur
fit a elles-memes. Il y en a une qui n'en sauroit revenir, et qui le
poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontree.

ARAMINTE, _avec negligence_.

Actuellement?

DUBOIS.

Oui, Madame, actuellement: une grande brune tres piquante, et qu'il fuit.
Il n'y a pas moyen, Monsieur refuse tout. "Je les tromperois, me disoit-
il: je ne puis les aimer, mon coeur est parti "; ce qu'il disoit
quelquefois la larme a l'oeil: car il sent bien son tort.

ARAMINTE.

Cela est facheux. Mais ou m'a-t-il vue avant que de[54] venir chez moi,
Dubois?

DUBOIS.

Helas! Madame, ce fut un jour que vous sortites de l'Opera qu'il perdit la
raison: c'etait un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi: il
vous vit descendre l'escalier, a ce qu'il me raconta, et vous suivit
jusqu'a votre carrosse; il avoit demande votre nom, et je le trouvai qui
etoit comme extasie; il ne remuoit plus.

ARAMINTE.

Quelle aventure!

DUBOIS.

J'eus beau lui crier: "Monsieur!" Point de nouvelles, il n'y avoit plus
personne au logis.[55] A la fin. pourtant, il revint a lui avec un air
egare; je le jetai dans une voiture, et nous retournames a la maison.
J'esperois que cela se passeroit, car je l'aimois. C'est le meilleur
maitre! Point du tout, il n'y avoit plus de ressource: ce bon sens, cet
esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expedie, et des le
lendemain nous ne fimes plus tous deux, lui, que rever a vous, que vous
aimer; moi, d'epier[56] depuis le matin jusqu'au soir ou vous alliez.

ARAMINTE.

Tu m'etonnes a un point!...

DUBOIS.

Je me fis meme ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garcon fort
exact, et qui m'instruisoit, et a qui je payois bouteille.[57] "C'est a la
Comedie[58] qu'on va"; me disoit-il et je courois faire mon rapport, sur
lequel, des quatre heures,[59] mon homme etoit a la porte. "C'est chez
madame celle-ci, c'est chez madame celle-la"; et, sur cet avis, nous
allions toute la soiree habiter la rue, ne vous deplaise, pour voir Madame
entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derriere; tous deux morfondus
et geles, car c'etoit dans l'hiver[60]; lui ne s'en souciant guere, moi
jurant par ci par la[61] pour me soulager.

ARAMINTE.

Est-il possible?

DUBOIS.

Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma sante s'alteroit, la
sienne aussi. Je lui fis accroire que vous etiez a la campagne: il le
crut, et j'eus quelque repos; mais n'alla-t-il pas deux jours apres vous
rencontrer aux Tuileries,[62] ou il avoit ete s'attrister de votre
absence? Au retour il etoit furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il
est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a
mis chez Madame, ou, a force de se demener, je le trouve parvenu a votre
intendance, ce[63] qu'il ne troqueroit pas contre la place d'un empereur.

ARAMINTE.

Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me
trompent que je me rejouissois de l'avoir, parce qu'il a de la probite: ce
n'est pas que je sois fachee, car je suis bien au-dessus de cela.

DUBOIS.

Il y aura de la bonte a le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il
s'acheve.

ARAMINTE.

Vraiment, je le renverrai bien; mais ce n'est pas la ce qui le guerira.
D'ailleurs, je ne sais que dire a monsieur Remy, qui me l'a recommande, et
ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en defaire honnetement.

DUBOIS.

Oui; mais vous en ferez un incurable, Madame.

ARAMINTE, _vivement_.

Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances ou je ne saurois me
passer d'un intendant; et puis il n'y a pas tant de risque que tu le
crois: au contraire, s'il y avoit quelque chose qui put ramener cet homme,
c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait; ce seroit meme un service
a lui rendre.

DUBOIS.

Oui, c'est un remede bien innocent. Premierement, il ne vous dira mot;
jamais vous n'entendrez parler de son amour.

ARAMINTE.

En es-tu bien sur?

DUBOIS.

Oh! il ne faut pas en avoir peur: il mourroit plutot. Il a un respect, une
adoration, une humilite pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que
vous croyez qu'il songe a etre aime? Nullement, il dit que dans l'univers
il n'y a personne qui le merite; il ne veut que vous voir, vous
considerer, regarder vos yeux, vos graces, votre belle taille; et puis
c'est tout: il me l'a dit mille fois.

ARAMINTE, _haussant les epaules_,

Voila qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques
jours, en attendant que j'en aie un autre. Au surplus, ne crains rien, je
suis contente de toi; je recompenserai ton zele, et je ne veux pas que tu
me quittes, entends-tu, Dubois?

DUBOIS.

Madame, je vous suis devoue pour la vie.

ARAMINTE.

J'aurai soin de toi. Surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite;
garde un profond secret, et que tout le monde, jusqu'a Marton, ignore ce
que tu m'as dit: ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer.[64]

DUBOIS.

Je n'en ai jamais parle qu'a Madame.

ARAMINTE.

Le voici qui revient; va-t'en.


SCENE XV.

DORANTE, ARAMINTE.

ARAMINTE, _un moment seule_.

La verite est que voici une confidence dont je me serois bien passee moi-
meme.

DORANTE.

Madame, je me rends a vos ordres.

ARAMINTE.

Oui, Monsieur. De quoi vous parlois-je? Je l'ai oublie.

DORANTE.

D'un proces avec monsieur le Comte Dorimont.

ARAMINTE.

Je me remets;[65] je vous disois qu'on veut nous marier.

DORANTE.

Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'etiez pas portee
a ce mariage.

ARAMINTE.

Il est vrai. J'avois envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de
savoir si je ne risquerois rien a plaider; mais je crois devoir vous
dispenser de ce travail: je ne suis pas sure de pouvoir vous garder.

DORANTE.

Ah! Madame, vous avez eu la bonte de me rassurer la-dessus.

ARAMINTE.

Oui; mais je ne faisois pas reflexion que j'ai promis a monsieur le Comte
de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne seroit pas
honnete de lui manquer de parole, et, du moins, faut-il que je parle a
celui qu'il m'amenera.

DORANTE.

Je ne suis pas heureux, rien ne me reussit, et j'aurai la douleur d'etre
renvoye.

ARAMINTE, _par foiblesse_.

Je ne dis pas cela; il n'y a rien de resolu la-dessus.

DORANTE.

Ne me laissez point dans l'incertitude ou je suis, Madame.

ARAMINTE.

Eh! mais oui, je tacherai que vous restiez; je tacherai.

DORANTE.

Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question?

ARAMINTE.

Attendons: si j'allois epouser le Comte, vous auriez pris une peine
inutile.

DORANTE.

Je croyois avoir entendu dire a Madame qu'elle n'avoit point de penchant
pour lui.

ARAMINTE.

Pas encore.

DORANTE.

Et, d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce!

ARAMINTE, _a part_.

Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da,[66] examinez
toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les
chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. (_En s'en
allant_.) Je n'oserois presque le regarder!


SCENE XVI.

DORANTE, DUBOIS, _venant d'un air mysterieux et comme passant_.[67]

DUBOIS.

Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine.
Arlequin est alle boire; j'ai dit que j'allois vous avertir. Comment vous
traite-t-on?

DORANTE.

Qu'elle est aimable! Je suis enchante! De quelle facon a-t-elle recu ce
que tu lui as dit?

DUBOIS, _comme en fuyant_.

Elle opine tout doucement a vous garder par compassion: elle espere vous
guerir par l'habitude de la voir.

DORANTE, _charme_.

Sincerement?

DUBOIS.

Elle n'en rechappera point; c'est autant de pris.[68] Je m'en retourne.

DORANTE.

Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame
m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver des que je
les aurai.

DUBOIS.

Partez: aussi bien ai-je un petit avis a donner a Marton. Il est bon de
jeter dans tous les esprits les soupcons dont nous avons besoin.


SCENE XVII.

DUBOIS, MARTON.

MARTON.

Ou est donc Dorante? Il me semble l'avoir vu avec toi?

DUBOIS, _brusquement_.

Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au
reste, qu'est-il[69] necessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en
vouloit pas, il seroit bien delicat; pardi,[70] je lui conseillerais...

MARTON.

Ce ne sont pas la tes affaires; je suis les ordres de Madame.

DUBOIS.

Madame est bonne et sage; mais prenez garde: ne trouvez-vous pas que ce
petit galant-la fait les yeux doux?

MARTON.

Il les fait comme il les a.[71]

DUBOIS.

Je me trompe fort si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considerer, je
ne sais ou, celle de Madame.

MARTON.

Eh bien! est-ce qu'on te fache quand on la trouve belle?

DUBOIS.

Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir
de plus pres.

MARTON, _riant_.

Ah! ah! quelle idee! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connois mal.

DUBOIS, _riant_.

Ah! ah! je suis donc bien sot.

MARTON, _riant en s'en allant_.

Ah! ah! l'original avec ses observations!

DUBOIS, _seul_.

Allez, allez, prenez toujours.[72] J'aurai soin de vous les faire trouver
meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries.


ACTE II


SCENE PREMIERE.

ARAMINTE, DORANTE.

DORANTE.

Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute surete.
J'ai meme consulte plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et, si
vous n'avez que le[73] motif dont vous parlez pour epouser monsieur le
Comte, rien ne vous oblige a ce mariage.

ARAMINTE.

Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine a m'y resoudre.

DORANTE.

Il ne seroit pas juste de vous sacrifier a la crainte de l'affliger.

ARAMINTE.

Mais avez-vous bien examine? Vous me disiez tantot que mon etat etoit doux
et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'etes-vous pas
un peu trop prevenu contre le mariage, et par consequent contre monsieur
le Comte?

DORANTE.

Madame, j'aime mieux vos interets que les siens, et que ceux de qui que ce
soit au monde.

ARAMINTE.

Je ne saurois y trouver a redire; en tout cas, si je l'epouse, et qu'il
veuille en mettre un autre ici a votre place, vous n'y perdrez point; je
vous promets de vous en trouver une meilleure.

DORANTE, _tristement_.

Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus a
personne; et apparemment[74] que je la perdrai, je m'y attends.

ARAMINTE.

Je crois pourtant que je plaiderai; nous verrons.

DORANTE.

J'avois encore une petite chose a vous dire, Madame. Je viens d'apprendre
que le concierge d'un de vos terres est mort; on pourrait y mettre un de
vos gens, et j'ai songe a Dubois, que je remplacerai ici par un domestique
dont je reponds.

ARAMINTE.

Non, envoyez plutot votre homme au chateau, et laissez-moi Dubois; c'est
un garcon de confiance qui me sert bien, et que je veux garder. A propos,
il m'a dit, ce me semble, qu'il avoit ete a vous quelque temps?

DORANTE, _feignant un peu d'embarras_.

Il est vrai, Madame; il est fidele, mais peu exact. Rarement, au reste,
ces gens-la parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuiroit-il
point dans votre esprit?

ARAMINTE, _negligemment_.

Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voila tout. Que me veut monsieur
Remy?


SCENE II.

ARAMINTE, DORANTE, M. REMY.

M. REMY.

Madame, je suis votre tres humble serviteur. Je viens vous remercier de la
bonte que vous avez eue de prendre mon neveu a ma recommandation.

ARAMINTE.

Je n'ai pas hesite, comme vous l'avez vu.

M. REMY.

Je vous rends mille graces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offroit
un autre?

ARAMINTE.

Oui, Monsieur.

M. REMY.

Tant mieux, car je viens vous demander celui-ci pour une affaire
d'importance.

DORANTE, _d'un air de refus_.

Et d'ou vient,[75] Monsieur?

M. REMY.

Patience!

ARAMINTE.

Mais, monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre
temps, et j'ai refuse l'autre personne.

DORANTE.

Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame qu'elle ne me congedie.

M. REMY, _brusquement_.

Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir.
Tenez, Madame, jugez-en vous-meme; voici de quoi il est question: c'est
une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de
quelque distinction; qui ne declare pas son nom; qui dit que j'ai ete son
procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle
prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parle, qui sait qu'il n'a
pas de bien, et qui offre de l'epouser sans delai; et la personne qui est
venue chez moi de sa part doit revenir tantot pour savoir la reponse et
vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il a se
consulter la-dessus? Dans deux heures il faut etre au logis. Ai-je tort,
Madame?

ARAMINTE, _froidement_.

C'est a lui de repondre.

M. REMY.

Eh bien! A quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous?

DORANTE.

Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-la.

M. REMY.

Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres
de rente, entendez-vous?

DORANTE.

Oui, Monsieur; mais, en eut-elle vingt fois davantage, je ne l'epouserois
pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre; j'ai le coeur pris;
j'aime ailleurs.

M. REMY, _d'un ton railleur et trainant ses mots_.

J'ai le coeur pris! voila qui est facheux! Ah! ah! le coeur est admirable!
Je n'aurois jamais devine la beaute des scrupules de ce coeur-la, qui veut
qu'on reste intendant de la maison d'autrui, pendant qu'on peut l'etre de
la sienne. Est-ce la votre dernier mot, berger fidele?

DORANTE.

Je ne saurois changer de sentiment, Monsieur.

M. REMY.

Oh! le sot coeur! mon neveu; vous etes un imbecile,
un insense; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon,[76] si elle
n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame? et ne le trouvez-
vous pas extravagant?

ARAMINTE, _doucement_,

Ne le querellez point. Il paroit avoir tort, j'en conviens.

M. REMY, _vivement_.

Comment! Madame, il pourroit...

ARAMINTE.

Dans sa facon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tachez de
vaincre votre penchant, si vous le pouvez; je sais bien que cela est
difficile.

DORANTE.

Il n'y a pas moyen. Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie.

M. REMY, _d'un air etonne_.

Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent etre contents; en voila un
des plus curieux qui se fasse.[77] Vous trouvez donc cela raisonnable,
Madame?

ARAMINTE.

Je vous laisse, parlez-lui vous-meme. (_A part._) Il me touche tant qu'il
faut que je m'en aille.

(_Elle sort._)

DORANTE.

Il ne croit pas si bien me servir.


SCENE III.

DORANTE, M. REMY, MARTON.

M. REMY, _regardant son neveu_.

Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a point de fou aux petites-maisons[78] de
ta force? (_Marton arrive._) Venez, Mademoiselle Marton.

MARTON.

Je viens d'apprendre que vous etiez ici.

M. REMY.

Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a
point de bien, et qui refuse d'epouser une honnete et fort jolie femme,
avec quinze mille livres de rente bien venants?[79]

MARTON.

Votre question est bien aisee a decider: ce quelqu'un reve.

M. REMY, _montrant Dorante_.

Voila le reveur; et pour excuse il allegue son coeur, que vous avez pris;
mais, comme apparemment[80] il n'a pas encore emporte le votre, et que je
vous crois encore a peu pres dans tout votre bon sens, vu le peu de temps
qu'il y a que vous le connoissez, je vous prie de m'aider a le rendre plus
sage. Assurement vous etes fort jolie, mais vous ne le disputerez point a
un pareil etablissement: il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce
prix-la.

MARTON.

Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante dont vous parlez? C'est pour se
garder a moi qu'il refuse d'etre riche?

M. REMY.

Tout juste, et vous etes trop genereuse pour le souffrir.

MARTON, _avec un air de passion_.

Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-meme pour l'en empecher,
et je suis enchantee. Ah! Dorante, que je vous estime! Je n'aurois pas cru
que vous m'aimassiez tant.

M. REMY.

Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en etes deja coiffee!
Pardi![81] le coeur d'une femme est bien etonnant; le feu y prend bien
vite.

MARTON, _comme chagrine_.

Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour etre heureux? Madame, qui a de la
bonte pour moi, suppleera en partie, par sa generosite, a ce qu'il me
sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante!

DORANTE.

Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gre a me savoir[82] de
ce que je fais; je me livre a mes sentiments, et ne regarde que moi la-
dedans; vous ne me devez rien, je ne pense pas a votre reconnoissance.

MARTON.

Vous me charmez: que de delicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que
ce que vous me dites.

M. REMY.

Par ma foi, je ne m'y connois donc guere, car je le trouve bien plat. (_A
Marton._) Adieu, la belle enfant; je ne vous aurois, ma foi, pas evaluee
ce qu'il vous achete. Serviteur, idiot; garde ta tendresse, et moi ma
succession. (_Il sort._)

MARTON.

Il est en colere, mais nous l'apaiserons.

DORANTE.

Je l'espere. Quelqu'un vient.

MARTON.

C'est le Comte, celui dont je vous ai parle, et qui doit epouser Madame.

DORANTE.

Je vous laisse donc; il pourroit me parler de son proces: vous savez ce
que je vous ai dit la-dessus, et il est inutile que je le voie.


SCENE IV.

LE COMTE, MARTON.

LE COMTE.

Bonjour, Marton.

MARTON.

Vous voila donc revenu, Monsieur?

LE COMTE.

Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenoit dans le jardin, et je viens
d'apprendre de sa mere une chose qui me chagrine: je lui avois retenu un
intendant, qui devoit aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a
pris un autre qui ne plait point a la mere, et dont nous n'avons rien a
esperer.

MARTON.

Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous
inquietez point, c'est un galant homme; et, si la mere n'en est pas
contente, c'est un peu de sa faute: elle a debute tantot par le brusquer
d'une maniere si outree, l'a traite si mal, qu'il n'est pas etonnant
qu'elle ne l'ait point gagne. Imaginez-vous qu'elle l'a querelle de ce
qu'il etoit bien fait.

LE COMTE.

Ne seroit-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec[83] vous?

MARTON.

Lui-meme.

LE COMTE.

Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est.

MARTON.

Pardonnez-moi, Monsieur: car il est honnete homme.

LE COMTE.

N'y auroit-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je
pense, mais elle est lente a se determiner, et, pour achever de la
resoudre, il ne s'agiroit plus que de lui dire que le sujet de notre
discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras
d'un proces. Parlons a cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le
mettre dans nos interets, je ne l'epargnerai pas.

MARTON.

Oh! non; ce n'est point un homme a mener par la;
c'est le garcon de France le plus desinteresse...

LE COMTE.

Tant pis! ces gens-la ne sont bons a rien.

MARTON.

Laissez-moi faire.


SCENE V.

LE COMTE, ARLEQUIN, MARTON.

ARLEQUIN.

Mademoiselle, voila un homme qui en demande un autre; savez-vous qui
c'est?

MARTON, _brusquement_.

Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il?[84]

ARLEQUIN.

Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe a vous.[95]

MARTON.

Fais-le entrer.

ARLEQUIN, _le faisant sortir[86] des coulisses_.

He! le garcon! venez ici dire votre affaire.


SCENE VI.

LE COMTE, LE GARCON, MARTON, ARLEQUIN.

MARTON.

Qui cherchez-vous?

LE GARCON.

Mademoiselle, je cherche un certain monsieur a qui j'ai a rendre un
portrait avec une boite qu'il nous a fait faire: il nous a dit qu'on ne la
remit qu'a lui-meme, et qu'il viendroit la prendre; mais, comme mon pere
est oblige de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoye pour la
lui rendre, et on m'a dit que je saurois de ses nouvelles ici. Je le
connois de vue, mais je ne sais pas son nom.

MARTON.

N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte?

LE COMTE.

Non, surement.

LE GARCON.

Je n'ai point affaire a Monsieur, Mademoiselle, c'est une autre personne.

MARTON.

Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez?

LE GARCON.

Chez un procureur qui s'appelle monsieur Remy.

LE COMTE.

Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? Montrez-nous la boite.

LE GARCON.

Monsieur, cela m'est defendu; je n'ai ordre de la donner qu'a celui a qui
elle est: le portrait de la dame est dedans.

LE COMTE.

Le portrait d'une dame! Qu'est-ce que cela signifie? Seroit-ce celui
d'Araminte? Je vais tout a l'heure savoir ce qu'il en est.


SCENE VII.

MARTON, LE GARCON.

MARTON.

Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous
cherchez; c'est le neveu de monsieur Remy, de chez qui vous venez.

LE GARCON.

Je le crois aussi, Mademoiselle.

MARTON.

Un grand homme qui s'appelle monsieur Dorante.

LE GARCON.

Il me semble que c'est son mon.

MARTON.

Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarque le portrait?

LE GARCON.

Non, je n'ai pas pris garde a qui il ressemble.

MARTON.

Eh bien! c'est de moi dont[87] il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici,
et ne reviendra pas sitot. Vous n'avez qu'a me remettre la boite; vous le
pouvez en toute surete; vous lui ferez meme plaisir. Vous voyez que je
suis au fait.

LE GARCON.

C'est ce qui me paroit. La voila, Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie,
le soin de la lui rendre quand il sera revenu.

MARTON.

Oh! je n'y manquerai pas.

LE GARCON.

Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus,[88] mais je tacherai de
repasser tantot, et, s'il n'y etoit pas, vous auriez la bonte d'achever de
payer.

MARTON.

Sans difficulte.[89] Allez. (_A part._) Voici Dorante. (_Au garcon._)
Retirez-vous vite.


SCENE VIII.

MARTON, DORANTE.

MARTON, _un moment seule et joyeuse_.

Ce ne peut etre que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy a
raison de dire qu'il y avoit quelque temps qu'il me connoissoit.

DORANTE.

Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver?
Arlequin croit que c'est moi qu'il demande.

MARTON, _le regardant avec tendresse_.

Que vous etes aimable, Dorante! Je serois bien injuste de ne vous pas
aimer.[90] Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parle,
j'ai la boite, je la tiens.

DORANTE.

J'ignore...

MARTON.

Point de mystere; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fache pas. Je
vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa
mere et le Comte; c'est peut-etre de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-
moi les calmer la-dessus, et ne les attendez pas.

DORANTE, _en s'en allant et riant_.

Tout a reussi, elle prend le change a merveille.


SCENE IX.

ARAMINTE, LE COMTE, MME. ARGANTE, MARTON.

ARAMINTE.

Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont monsieur le Comte me
parle, qu'on vient d'apporter ici a quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on
soupconne etre le mien? Instruisez-moi de cette histoire-la.

MARTON, _d'un air reveur_.

Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est: je l'ai demele apres
que monsieur le Comte a ete parti; il n'a que faire de[91] s'alarmer. Il
n'y a rien la qui vous interesse.

LE COMTE.

Comment le savez-vous, Mademoiselle? Vous n'avez point vu le portrait.

MARTON.

N'importe, c'est tout comme si je l'avois vu. Je sais qui il regarde; n'en
soyez point en peine.

LE COMTE.

Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme,[92] et c'est ici
qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, a qui on doit le
rendre, et ce n'est pas moi.

MARTON.

D'accord. Mais quand[93] je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous
non plus.

ARAMINTE.

Eh bien! si vous etes instruite, dites-nous donc de quoi il est question,
car je veux le savoir. On a des idees qui ne me plaisent point. Parlez.

Mme. ARGANTE.

Oui, ceci a un air de mystere qui est desagreable. Il ne faut pourtant pas
vous facher, ma fille: monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie,
meme injuste, ne messied pas a un amant.

LE COMTE.

Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le
portrait de Madame.

ARAMINTE, _vivement_.

Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu[94] ce que vous vouliez
dire, et je crains un peu ce caractere d'esprit-la. Eh bien, Marton?

MARTON.

Eh bien, Madame, voila bien du bruit! C'est mon portrait.

LE COMTE.

Votre portrait?

MARTON.

Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plait? Il ne faut pas tant se
recrier.

Mme. ARGANTE.

Je suis assez comme monsieur le Comte; la chose me paroit singuliere.

MARTON.

Ma foi, Madame, sans vanite, on en peint tous les jours, et des plus
huppees,[95] qui ne me valent pas.

ARAMINTE.

Et qui est-ce qui a fait cette depense-la pour vous?

MARTON.

Un tres aimable homme qui m'aime, qui a de la delicatesse et des
sentiments, et qui me recherche; et, puisqu'il faut vous le nommer, c'est
Dorante.

ARAMINTE.

Mon intendant?

MARTON.

Lui-meme.

Mme. ARGANTE.

Le fat, avec ses sentiments!

ARAMINTE, _brusquement_.

Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il en le temps de vous
faire peindre?

MARTON.

Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connoit.

ARAMINTE, _vivement_.

Donnez donc.

MARTON.

Je n'ai pas encore ouvert la boite, mais c'est moi que vous y allez voir.

(_Araminte l'ouvre, tous regardent_).

LE COMTE.

Eh! je m'en doutois bien: c'est Madame.

MARTON.

Madame!... Il est vrai, et me voila bien loin de mon compte! (_A part._)
Dubois avoit raison tantot.

ARAMINTE, _a part_.

Et moi, je vois clair. (_A Marton._) Par quel hasard avez-vous cru que
c'etoit vous?

MARTON.

Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y seroit trompee. Monsieur Remy me
dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est
present, et ne dit point non; il refuse devant moi un tres riche parti;
l'oncle s'en prend a moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un
homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui a qui il
appartient; je l'interroge: a tout ce qu'il repond, je reconnois Dorante.
C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'a refuser sa
fortune pour moi, je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-
je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne
m'appartient point. Je crois voir toute l'etendue de ma meprise, et je me
tais.

ARAMINTE.

Ah! ce n'est pas la une chose bien difficile a deviner. Vous faites le
fache, l'etonne, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les
mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point: c'est a vous
qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on
vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous.

MARTON, _d'un air serieux_.

Je ne crois pas.

Mme. ARGANTE.

Oui, oui, c'est Monsieur; a quoi bon vous en defendre? Dans les termes ou
vous en etes avec ma fille, ce n'est pas la un si grand crime; allons,
convenez-en.

LE COMTE, _froidement_.

Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur; je ne connois pas ce
monsieur Remy: comment auroit-on dit chez lui qu'on auroit de mes
nouvelles ici? Cela ne se peut pas.

Mme. ARGANTE, _a'un air pensif_.

Je ne faisois pas attention a cette circonstance.

ARAMIMTE.

Bon! qu'est-ce que c'est qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en
rabats rien.[96] Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais
quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton.


SCENE X.

ARAMINTE, LE COMTE, Mme. ARGANTE, MARTON, DUBOIS, ARLEQUIN.

ARLEQUIN, _en entrant_.

Tu es un plaisant[97] magot!

MARTON.

A qui en avez-vous donc, vous autres?

DUBOIS.

Si je disois un mot, ton maitre sortiroit bien vite.

ARLEQUIN.

Toi? Nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de
cela.[98]

DUBOIS.

Comme je te batonnerois, sans le respect de Madame!

ARLEQUIN.

Arrive, arrive: la voila, Madame.

ARAMINTE.

Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il?

Mme. ARGANTE.

Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez
contre Dorante; il seroit bon de savoir ce que c'est.

ARLEQUIN.

Prononce donc ce mot.

ARAMINTE.

Tais-toi, laisse-le parler.

DUBOIS.

Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame.

ARLEQUIN.

Je soutiens les interets de mon maitre, je tire des gages pour cela, et je
ne souffrirai pas qu'un ostrogoth menace mon maitre d'un mot; j'en demande
justice a Madame.

Mme. ARGANTE.

Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot: c'est
le plus presse.

ARLEQUIN.

Je lui[99] defie d'en dire seulement une lettre.

DUBOIS.

C'est par pure colere que j'ai fait cette menace, Madame, et voici la
cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de monsieur Dorante, j'y
ai vu par hasard un tableau ou Madame est peinte, et j'ai cru qu'il
falloit l'oter, qu'il n'avoit que faire la, qu'il n'etoit point decent
qu'il y restat; de sorte que j'ai ete pour le detacher: ce butor est venu
pour m'en empecher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus.

ARLEQUIN.

Sans doute, de quoi t'avises-tu d'oter ce tableau, qui est tout a fait
gracieux, que mon maitre consideroit, il n'y avoit qu'un moment, avec
toute la satisfaction possible? Car je l'avois vu qu'il[100] l'avoit
contemple de tout son coeur, et il prend fantaisie a ce brutal de le
priver d'une peinture qui rejouit cet honnete homme. Voyez la malice! Ote-
lui quelqu'autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette piece,
animal.

DUBOIS.

Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la detacherai moi-
meme, que tu en auras le dementi, et que Madame le voudra ainsi.

ARAMlNTE.

Eh! que m'importe? Il etoit bien necessaire de faire ce bruit-la pour un
vieux tableau qu'on a mis la par hasard, et qui y est reste. Laissez-nous.
Cela vaut-il la peine qu'on en parle?

Mme. ARGANTE, _d'un ton aigre_.

Vous m'excuserez, ma fille: ce n'est point la sa place, et il n'y a qu'a
l'oter; votre intendant se passera bien de ses contemplations.

ARAMINTE, _souriant d'un air railleur_.

Oh! vous avez raison: je ne pense pas qu'il les regrette. (_A Arlequin et
a Dubois._) Retirez-vous tous deux.


SCENE XI.

ARAMINTE, LE COMTE, Mme. ARGANTE, MARTON.

LE COMTE, _d'un ton railleur._

Ce qui est de sur,[101] c'est que cet homme d'affaires-la est de bon gout.

ARAMINTE, _ironiquement_.

Oui, la reflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire
qu'il ait jete les yeux sur ce tableau.

Mme. ARGANTE.

Cet homme-la ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai
le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime pas. Croyez-moi, vous avez
entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens
encore, il faut qu'il ait quelque chose a en dire. Interrogez-le; sachons
ce que c'est, je suis persuadee que ce petit monsieur-la ne vous convient
point; nous le voyons tous, il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde.

MARTON, _negligemment_.

Pour moi, je n'en suis pas contente.

ARAMINTE, _riant ironiquement_.

Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de
penetration; j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet[102] de me
defaire d'un homme qui m'est donne de bonne main,[103] qui est un homme de
quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-etre: voila ce qui
n'echappe pas a ma penetration, par exemple.

Mme. ARGANTE.

Que vous etes aveugle!

ARAMINTE, _d'un air souriant_.

Pas tant; chacun a ses lumieres, je consens,[104] au reste, d'ecouter
Dubois; le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui
dire que je veux lui parler, S'il me donne des motifs raisonnables de
renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera
pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonte de trouver bon que je
le garde en attendant qu'il me deplaise a moi,

Mme. ARGANTE, _vivement_.

He bien! il vous deplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant
de plus fortes preuves.

LE COMTE.

Quant a moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servit mal aupres
de vous, qu'il ne vous inspirat l'envie de plaider, et j'ai souhaite par
pure tendresse qu'il vous en detournat. Il aura pourtant beau faire, je
declare que je renonce a tous[105] proces avec vous, que je ne veux, pour
arbitre de notre discussion, que vous et vos gens d'affaires, et que
j'aime mieux perdre tout que de rien disputer.

Mme. ARGANTE, _d'un ton decisif_.

Mais ou seroit la dispute? Le mariage termineroit tout, et le votre est
comme arrete.

LE COMTE.

Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous
pensez de lui, et, si vous le congediez, comme je le presume, il ne
tiendra qu'a vous de prendre celui que je vous offrois, et que je
retiendrai encore quelque temps.

Mme. ARGANTE.

Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus: vous
m'accuseriez de vision, et votre entetement finira sans notre secours. Je
compte beaucoup sur Dubois, que voici, et avec lequel nous vous laissons.


SCENE XII.

DUBOIS, ARAMINTE.

DUBOIS.

On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame.

ARAMINTE.

Viens ici: tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si
bonne opinion de toi, tu n'as guere d'attention pour ce que je te dis. Je
t'avois recommande de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les
consequences ridicules, et tu me l'avois promis: pourquoi donc avoir
prise,[106] sur ce miserable tableau, avec un sot qui fait un vacarme
epouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous[107] propres a
donner des idees que je serois au desespoir qu'on eut?

DUBOIS.

Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans consequence, et je n'ai agi
d'ailleurs que par un mouvement[108] de respect et de zele.

ARAMINTE, _d'un air vif_.

Eh! laisse la ton zele, ce n'est pas la celui que je veux, ni celui qu'il
me faut; c'est de ton silence dont[109] j'ai besoin pour me tirer de
l'embarras ou je suis, et ou tu m'as jetee toi-meme: car sans toi je ne
savois[110] pas que cet homme-la m'aime, et je n'aurais que faire[111] d'y
regarder de si pres.

DUBOIS.

J'ai bien senti que j'avois tort.

ARAMINTE.

Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'ecrier: "Si je disois un
mot?" Y a-t-il rien de plus mal a toi?[112]

DUBOIS.

C'est encore une suite de ce zele mal entendu.

ARAMINTE.

Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce
que tu m'as dit.

DUBOIS.

Oh! je suis bien corrige.

ARAMINTE.

C'est ton etourderie qui me force actuellement de te parler, sous pretexte
de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mere et monsieur le Comte
s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses etonnantes; quel rapport
leur ferai-je a present?

DUBOIS.

Ah! il n'y a rien de plus facile a raccommoder: ce rapport sera que des
gens qui le connoissent m'ont dit que c'etoit un homme incapable de
l'emploi qu'il a chez vous, quoiqu'il soit fort habile, au moins[113]: ce
n'est pas cela qui lui manque.

ARAMINTE.

A la bonne heure; mais il y aura un inconvenient s'il en est capable[114];
on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps. J'y ai pense
depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligee de prendre des
biais,[115] et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que
tu dis qu'il a, et qui eclateroit peut-etre dans sa douleur. Me fierois-je
a un desespere? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient,
c'est moi que je menage. (_Elle radoucit le ton._) A moins que ce qu'a dit
Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurois plus rien a craindre. Elle
pretend qu'il l'avoit deja vue chez monsieur Remy, et que le procureur a
dit meme devant lui qu'il l'aimoit depuis longtemps, et qu'il falloit
qu'ils se mariassent. Je le voudrois.

DUBOIS.

Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de pres ni de loin; c'est le procureur
qui a debite cette fable-la a Marton, dans le dessein de les marier
ensemble; et moi je n'ai pas ose l'en dedire,[116] m'a dit Dorante, parce
que j'aurois indispose contre moi cette fille, qui a du credit aupres de
sa maitresse, et qui a cru ensuite que c'etoit pour elle que je refusois
les quinze mille livres de rente qu'on m'offroit.

ARAMINTE, _negligemment_.

Il t'a donc tout conte.

DUBOIS.

Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin, ou il a voulu presque se jeter
a mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et
d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai
dit que je me tairois, mais que je ne pretendois pas rester dans la maison
avec lui, et qu'il falloit qu'il sortit; ce qui l'a jete dans des
gemissements, dans des pleurs, dans le plus triste etat du monde.

ARAMINTE.

Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire
qu'il faut aller doucement avec cet esprit-la, fu le vois bien. J'augurois
beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyois qu'il m'oublieroit; et
point du tout, il n'est question de rien.

DUBOIS, _comme s'en allant_.[117]

Pure fable. Madame a-t-elle encore quelque chose a me dire?

ARAMINTE.

Attends: comment faire? Si, lorsqu'il me parle, il me mettoit en droit de
me plaindre de lui! Mais il ne lui echappe rien; je ne sais de son amour
que ce que tu m'en dis, et je ne suis pas assez fondee pour le renvoyer.
Il est vrai qu'il me facherait s'il parloit; mais il seroit a propos qu'il
me fachat.

DUBOIS.

Vraiment oui; monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il etoit
dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien a dire a ce qu'il est
ne,[118] ce seroit une autre affaire; mais il n'est riche qu'en merite, et
ce n'est pas assez.

ARAMINTE, _d'un ton comme triste_.

Vraiment non, voila les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je
n'en sais rien; je verrai.

DUBOIS.

Eh bien! Madame a un si beau pretexte... Ce portrait que Marton a cru etre
le sien, a ce qu'elle m'a dit.

ARAMINTE.

Eh! non, je ne saurois l'en accuser: c'est le Comte qui l'a fait faire.

DUBOIS.

Point du tout, c'est de Dorante,[119] je le sais de lui-meme, et il y
travailloit encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai.

ARAMINTE.

Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as
appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie
de lui tendre un piege.

DUBOIS.

Oui, Madame, il se declarera peut-etre, et tout de suite je lui dirois:
"Sortez."

ARAMINTE.

Laisse-nous.


SCENE XIII.

DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS.

DUBOIS, _sortant, et en passant aupres de Dorante et rapidement_.

Il m'est impossible de l'instruire; mais, qu'il se decouvre ou non, les
choses ne peuvent aller que bien.

DORANTE.

Je viens, Madame, vous demander votre protection; je suis dans le chagrin
et dans l'inquietude: j'ai tout quitte pour avoir l'honneur d'etre a vous,
je vous suis plus attache que je ne puis le dire; on ne sauroit vous
servir avec plus de fidelite ni de desinteressement; et cependant je ne
suis pas sur de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persecute et
conspire pour me faire sortir, j'en suis consterne; je tremble que vous ne
cediez a leur inimitie pour moi, et j'en serois dans la derniere
affliction.

ARAMINTE, _d'un ton doux_.

Tranquillisez-vous; vous ne dependez point de ceux qui vous en veulent;
ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs
petits complots n'aboutiront a rien: je suis la maitresse.

DORANTE, _d'un air inquiet_.

Je n'ai que votre appui, Madame.

ARAMINTE.

Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose: ne leur
paraissez pas si alarme, vous leur feriez douter de votre capacite, et il
leur sembleroit que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous
garde.

DORANTE.

Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bonte qui me penetre de
reconnoissance.

ARAMINTE.

A la bonne heure; mais il n'est pas necessaire qu'ils le croient, je vous
sais bon gre de votre attachement et de votre fidelite: niais dissimulez-
en une partie, c'est peut-etre ce qui les indispose contre vous. Vous leur
avez refuse de m'en faire accroire[120] sur le chapitre du proces;
conformez-vous a ce qu'ils exigent; regagnez-les par la, je vous le
permets; l'evenement leur persuadera que vous les avez bien servis, car,
toute reflexion faite, je suis determinee a epouser le Comte.

DORANTE, _d'un ton emu_.

Determinee, Madame?

ARAMINTE.

Oui, tout a fait resolue: le Comte croira que vous y avez contribue; je le
lui dirai meme, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le
promets. (_A part._) Il change de couleur.

DORANTE.

Quelle difference pour moi, Madame!

ARAMINTE, _d'un air delibere_.

II n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et ecrivez le billet que
je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table.

DORANTE.

Eh! pour qui, Madame?

ARAMINTE.

Pour le Comte, qui est sorti d'ici extremement inquiet, et que je vais
surprendre bien agreablement par le petit ot que vous allez lui ecrire en
mon nom.

(_Dorante reste reveur, et, par distraction, ne va point a la table._)

ARAMINTE.

Eh bien, vous n'allez pas a la table? A quoi revez-vous?

DORANTE, _toujours distrait_.

Oui, Madame.

ARAMINTE, _a part, pendant qu'il se place_.

Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera.

DORANTE _cherche du papier_.

Ah! Dubois m'a trompe!

ARAMINTE _poursuit_.

Etes-vous pret a ecrire?

DORANTE.

Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, _allant elle-meme_.

Vous n'en trouvez point! en voila devant vous.

DORANTE.

Il est vrai.

ARAMINTE.

Ecrivez. _Hatez-vous de venir, Monsieur, votre mariage est sur..._ Avez-
vous ecrit?

DORANTE.

Comment, Madame?

ARAMINTE.

Vous ne m'ecoutez donc pas? _Votre mariage est sur; Madame veut que je
vous l'ecrive, et vous attend pour vous le dire._ (_A part._) Il souffre,
mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? _N'attribuez point cette
resolution a la crainte que Madame pourroit avoir des suites d'un proces
douteux._

DORANTE.

Je vous ai assure que vous le gagneriez, Madame: douteux, il ne l'est
point.

ARAMINTE.

N'importe, achevez. _Non, Monsieur, je suis charge de sa part de vous
assurer que la seule justice qu'elle rend a votre merite la determine._

DORANTE.

Ciel! je suis perdu. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour
lui.

ARAMINTE.

Achevez, vous dis-je. _Qu'elle rend a votre merite la determine..._ je
crois que la main vous tremble! vous paroissez change. Qu'est-ce que cela
signifie? Vous trouvez-vous mal?

DORANTE.

Je ne me trouve pas bien, Madame.

ARAMINTE.

Quoi! si subitement! Cela est singulier. Pliez la lettre et mettez: _A
Monsieur le Comte Dorimont._ Vous direz a Dubois qu'il la lui porte. (_A
part._) Le coeur me bat! (_A Dorante._) Voila qui est ecrit tout de
travers! Cette adresse-la n'est presque pas lisible. (_A part._) Il n'y a
pas encore la de quoi le convaincre.

DORANTE, _a part_.

Ne seroit-ce point aussi pour m'eprouver? Dubois ne m'a averti de rien.


SCENE XIV.

ARAMINTE, DORANTE, MARTON.

MARTON.

Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera
tout de suite ce que j'ai a vous dire. Vous avez offert en differentes
occasions de me marier. Madame, et jusqu'ici je ne me suis point trouvee
disposee a profiter de vos bontes. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il
vient meme de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour
moi.: du moins me l'a-t-il laisse croire, et il est a propos qu'il
s'explique; mais, comme je ne veux dependre que de vous, c'est de vous
aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne. Ainsi, Monsieur, vous n'avez
qu'a parler a Madame. Si elle m'accorde a vous, vous n'aurez point de
peine a m'obtenir de moi-meme.

(_Elle sort._)


SCENE XV.

DORANTE, ARAMlNTE.

ARAMINTE, _a part, emue_.

Cette folle! (_Haut._) Je suis charmee de ce qu'elle
vient de m'apprendre. Vous avez fait la un tres bon
choix: c'est une fille aimable et d'un excellent caractere.

DORANTE, _d'un air abattu_.

Helas! Madame, je ne songe point a elle.

ARAMINTE.

Vous ne songez point a elle! Elle dit que vous l'aimez,
que vous l'aviez vue avant que de[121] venir ici.

DORANTE, _tristement_.

C'est une erreur ou monsieur Remy l'a jetee sans me consulter; et je n'ai
point ose dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie
aupres de vous. Il en est de meme de ce riche parti qu'elle croit que je
refuse a cause d'elle, et je n'ai nulle part a tout cela. Je suis hors
d'etat de donner mon coeur a personne: je l'ai perdu pour jamais, et la
plus brillante de toutes les fortunes ne me tenteroit pas.

ARAMINTE.

Vous avez tort. Il falloit desabuser Marton.

DORANTE.

Elle vous auroit peut-etre empeche de me recevoir, et mon indifference lui
en dit assez.

ARAMINTE.

Mais, dans la situation ou vous etes, quel interet aviez-vous d'entrer
dans ma maison, et de la preferer a une autre?

DORANTE.

Je trouve plus de douceur a etre chez vous, Madame.

ARAMINTE.

Il y a quelque chose d'incomprehensible dans tout ceci! Voyez-vous souvent
la personne que vous aimez?

DORANTE, _toujours abattu_.

Pas souvent a mon gre, Madame; et je la verrois a tout instant que je ne
croirois pas la voir assez.

ARAMINTE, _a part_.

Il a des expressions d'une tendresse! (_Haut._) Est-elle fille? a-t-elle
ete mariee?

DORANTE.

Madame, elle est veuve.

ARAMINTE.

Et ne devez-vous pas l'epouser? Elle vous aime, sans doute?

DORANTE.

Helas! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez
l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurois presque parier
d'elle qu'avec transport!

ARAMINTE.

Je ne vous interroge que par etonnement. Elle ignore que vous l'aimez,
dites-vous? Et vous lui sacrifiez votre fortune? Voila de l'incroyable.
Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaye de se faire
aimer, ce me semble: cela est naturel et pardonnable.

DORANTE.

Me preserve le Ciel d'oser concevoir la plus legere esperance![122] Etre
aime, moi! Non, Madame. Son etat est bien au-dessus du mien. Mon respect
me condamne au silence, et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de
lui deplaire.

ARAMINTE.

Je n'imagine point de femme qui merite d'inspirer une passion si
etonnante; je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute
comparaison?

DORANTE.

Dispensez-moi de la louer, Madame: je m'egarerois en la peignant. On ne
connoit rien de si beau ni de si aimable qu'elle, et jamais elle ne me
parle, ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente.[123]

ARAMINTE, _baisse les yeux, et continue_.

Mais votre conduite blesse la raison. Que pretendez-vous avec cet amour
pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien
bizarre. Que pretendez-vous?

DORANTE.

Le plaisir de la voir quelquefois, et d'etre avec elle, est tout ce que je
me propose.

ARAMINTE.

Avec elle? Oubliez-vous que vous etes ici?

DORANTE.

Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point.

ARAMINTE.

Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire?

DORANTE.

Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris a peindre, et je l'ai
peinte[124] moi-meme. Je me serois prive de son portrait si je n'avois pu
l'avoir que par le secours d'un autre.

ARAMINTE, _a part_.

Il faut le pousser a bout. (_Haut._) Montrez-moi ce portrait.

DORANTE.

Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans esperance, je
n'en dois pas moins un secret inviolable a l'objet aime.

ARAMINTE.

Il m'en est tombe un par hasard entre les mains: on l'a trouve ici.
(_Montrant la boite._) Voyez si ce ne seroit point celui dont il s'agit.

DORANTE.

Cela ne se peut pas.

ARAMINTE, _ouvrant la boite_.

Il est vrai que la chose seroit assez extraordinaire: examinez.

DORANTE.

Ah! Madame, songez que j'aurois perdu mille fois la vie avant que[125]
d'avouer ce que le hasard vous decouvre. Comment pourrai-je expier.. (_Il
se jette a ses genoux._)

ARAMINTE.

Dorante, je ne me facherai point. Votre egarement me fait pitie. Revenez-
en, je vous le pardonne.

MARTON _paroit, et s'enfuit_.

Ah!

(_Dorante se leve vite._)

ARAMINTE.

Ah Ciel! c'est Marton! Elle vous a vu.

DORANTE, _feignant d'etre deconcerte_.

Non, Madame, non, je ne crois pas; elle n'est point entree.

ARAMINTE.

Elle vous a vu, vous dis-je. Laissez-moi, allez-vous en: vous m'etes
insupportable. Rendez-moi ma lettre. (_Quand il est parti._) Voila
pourtant ce que c'est que de l'avoir garde!


SCENE XVI.

ARAMINTE, DUBOIS.

DUBOIS.

Dorante s'est-il declare, Madame, et est-il necessaire que je lui parle?

ARAMINTE.

Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant a ce que tu m'as
conte, et qu'il n'en soit plus question, ne t'en mele plus.

(_Elle sort._)

DUBOIS.

Voici l'affaire dans sa crise!


SCENE XVII.

DUBOIS, DORANTE.

DORANTE.

Ah! Dubois.

DUBOIS.

Retirez-vous.

DORANTE.

Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle.

DUBOIS.

A quoi songez-vous? Elle n'est qu'a deux pas: voulez-vous tout perdre?

DORANTE.

Il faut que tu m'eclaircisses...

DUBOIS.

Allez dans le jardin.

DORANTE.

D'un doute...

DUBOIS.

Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre.

DORANTE.

Mais...

DUBOIS.

Je ne vous ecoute plus.

DORANTE.

Je crains plus que jamais.


ACTE III


SCENE PREMIERE.

DORANTE, DUBOIS.

DUBOIS.

Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prete?

DORANTE, _la lui montrant_.

Oui, la voila, et j'ai mis dessus: "Rue du Figuier."[126]

DUBOIS.

Vous etes bien assure qu'Arlequin ne sait pas ce quartier-la?

DORANTE.

Il m'a dit que non.

DUBOIS.

Lui avez-vous bien recommande de s'adresser a Marton ou a moi pour savoir
ce que c'est?

DORANTE.

Sans doute, et je lui recommanderai[127] encore.

DUBOIS.

Allez donc la lui donner; je me charge du reste aupres de Marton, que je
vais trouver.

DORANTE.

Je t'avoue que j'hesite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte?
Dans l'agitation des mouvements[128] ou elle est, veux-tu encore lui
donner l'embarras de voir subitement eclater l'aventure?

DUBOIS.

Oh! oui, point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est
etourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien
qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez
rien dit? Ah! je lui apprendrai a vouloir me souffler mon emploi de
confident pour vous aimer en fraude!

DORANTE.

Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savois qu'elle
vouloit me faire declarer, que ne m'en avertissois-tu par quelques signes?

DUBOIS.

Cela auroit ete joli, ma foi! Elle ne s'en seroit point apercue, n'est ce
pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous
repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu!
il me semble que cette aventure-ci merite un peu d'inquietude.

DORANTE.

Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me
renverra tout d'un coup.

DUBOIS.

Je lui[129] en defie. Il est trop tard; l'heure du courage est passee; il
faut qu'elle nous epouse.

DORANTE.

Prends-y garde: tu vois que sa mere la fatigue.[130]

DUBOIS.

Je serois bien fache qu'elle la laissat en repos.

DORANTE.

Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris a ses genoux.

DUBOIS.

Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien
d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenoit la conversation, ai
fait venir Marton une seconde fois.

DORANTE.

Araminte pourtant m'a dit que je lui etois insupportable.

DUBOIS.

Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme
qu'il faut qu'elle aime en depit d'elle? Cela est-il agreable? Vous vous
emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas? Allez,
vite, plus de raisonnement; laissez-vous conduire.

DORANTE.

Songe que je l'aime, et que, si notre precipitation reussit mal, tu me
desesperes.

DUBOIS.

Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez: c'est a cause de cela que je ne
vous ecoute pas. Etes-vous en etat de juger de rien? Allons, allons, vous
vous moquez. Laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus
que voici Marton qui vient a propos, et que je vais tacher d'amuser,[131]
en attendant que vous envoyiez Arlequin.


SCENE II.

DUBOIS, MARTON.

MARTON, _d'un air triste_.

Je te cherchois.

DUBOIS.

Qu'y a-t-il pour votre service. Mademoiselle?

MARTON.

Tu me l'avois bien dit, Dubois.

DUBOIS.



 


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