Candide
by
Voltaire

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OEUVRES

DE

VOLTAIRE.

TOME XXXIII

DE L' IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,

RUE JACOB, N° 24.




OEUVRES

DE

VOLTAIRE

PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

PAR M. BEUCHOT.

TOME XXXIII.

ROMANS. TOME I.

A PARIS,

CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

RUE DE L'ÉPERON, K° 6. WERDET ET LEQUIEN FILS,

RUE DU BATTOIR, N° 2O.

MDCCCXXIX.



CANDIDE,

ou

L'OPTIMISME.



Préface de l'Éditeur


_Candide_ parut au plus tard en mars 1759. Le roi de Prusse en
accuse réception par sa lettre du 28 du mois d'avril.

Voltaire en avait envoyé le manuscrit à la duchesse de La
Vallière, qui lui fit répondre qu'il aurait pu se passer d'y
mettre tant d'indécences, et qu'un écrivain tel que lui n'avait
pas besoin d'avoir recours à cette ressource pour se procurer des
lecteurs.

Beaucoup d'autres personnes furent scandalisées de _Candide_, et
Voltaire désavoua cet ouvrage, qu'il appelle lui-même une
coïonnerie. Il ne faut pas, au reste, prendre à la lettre son
titre d'optimisme. L'optimisme, dit-il ailleurs[1], n'est qu'une
fatalité désespérante.

[1] _Homélie sur l'athéisme_. Voyez les _Mélanges_, année
1767; et aussi, tome XII, une des notes du troisième _Discours
sur l'homme_.


Voltaire écrivit, sous le nom de Mead, une lettre relative à
Candide, qui fut insérée dans le _Journal encyclopédique_, du 15
juillet 1759: on la trouvera dans les Mélanges, à cette date.

C'est à Thorel de Campigneulles, mort en 1809, qu'çn attribue
une _Seconde partie de Candide_, publiée en 1761, et plusieurs
fois réimprimée à la suite de l'ouvrage de Voltaire, comme étant
de lui. On l'a même admise dans une édition intitulée :
_Collection complète des Oeuvres de M, de Voltaire, 1764, in-12_.
L'édition de Candide, 1778, avec des figures dessinées et gravées
par Daniel Chodowicky, contient les deux parties.

Le _Remercîment de Candide à M. de Voltaire_ (par Marconnay) est
de 1760.

Linguet publia, en 1766, la _Cacomonade, histoire politique et
morale, traduite de l'allemand, du docteur Pangloss, par le
docteur lui-même, depuis son retour de Constantinople_, 1766,
in-12; nouvelle édition, augmentée d'une lettre du même auteur,
1766, in-12. Un arrêt de la cour royale de Paris, du 16 novembre
1822 (inséré dans le _Moniteur_ du 26 mars 1825), ordonne la
destruction de la _Canonnade, ou Histoire du Mal de Naples, par
Linguet_. Ce n'est pas la première fois que les ouvrages
condamnés sont mal désignés dans les jugements. L'arrêt de la
cour du parlement, du 6 août 1761, ordonne de lacérer et brûler
le tome XIII du Commentaire de Salmeron, qui n'a que quatre
volumes.

_Candide en Danemarck, ou l'Optimisme des honnêtes gens_, est
d'un auteur qu'on ne connaît pas.

_Antoine Bernard et Rosalie, ou le Petit Candide_, a paru en
1796, un volume in-i8.

Le _Voyage de Candide fils au pays d'Eldorado, vers la fin du
dix-huitième siècle, pour servir de suite aux aventures de M. son
père_, an XI-1803, a deux volumes in-8°.

Le chapitre XXVI de _Candide_ a été imité, en 1815, par Lemontey,
dans un article intitulé: _Le Carnaval de Vénise_. J'ai renoncé
à reproduire ce petit morceau, lorsque j'ai vu l'annonce des
_Oeuvres de Lemonley_, où sans doute on le trouvera,

J.-J. Rousseau prétendait[2] que c'est sa _Lettre sur la
Providence_ qui a donné naissance à _Candide_; _Candide en est la
réponse_. Voltaire en avait fait _une de deux pages où il bat la
campagne, et Candide parut dix mois après_.

[2] Lettre de J. J. Rousseau au prince de Wirtemberg, du 11
mars 1764.


Ce que Rousseau appelle sa _Lettre sur la Providence_, est sa
lettre à Voltaire du 18 août 1756 ; la réponse de Voltaire est du
21 septembre 1766; Candide ne vit le jour que vingt-sept à
vingt-neuf mois plus tard.

------

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix. Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un--, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

BEUCHOT.

4 octobre 1829.





CANDIDE,

ou

L'OPTIMISME,

TRADUIT DE L'ALLEMAND

DE M. LE DOCTEUR RALPH,

AVEC LES ADDITIONS

QU'ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT

À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759

1759



CHAPITRE I.

Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut
chassé d'icelui.

Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné
les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme.
Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les
anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils
de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête
gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
perdu par l'injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa
grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens
de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était
son grand-aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
riaient quand il fesait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
livres, s'attirait par là une très grande considération, et
fesait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait
encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept
ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le
fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le
précepteur Pangloss[1] était l'oracle de la maison, et le petit
Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
de son caractère.

[1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.


Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de
monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame
la meilleure des baronnes possibles.

Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
autrement; car tout étant fait pour une fin, tout est
nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
lunettes[2]. Les jambes sont visiblement instituées pour être
chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été
formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi
monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la
province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il
fallait dire que tout est au mieux.

[2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mélanges_, année
1738, le chapitre XI de la troisième partie des _Éléments de la
philosophie de Newton_; et année 1768, le chapitre X des
_Singularités de la nature_. B.


Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il
trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne
prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après
le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second
degré de bonheur était d'être mademoiselle Cunégonde; le
troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre
maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
conséquent de toute la terre.

Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le
petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale
à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très
docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de
disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement
la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison
suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée; et
Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son
mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière;
leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs
genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le baron de
Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de
pied dans le derrière. Cunégonde s'évanouit: elle fut souffletée
par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et
tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des
châteaux possibles.



CHAPITRE II

Ce que devint Candide parmi les Bulgares.


Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons.
Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta
tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu
le remarquèrent: Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très
bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancèrent vers
Candide et le prièrent à dîner très civilement.--Messieurs, leur
dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot.--Ah!
monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
fesant la révérence.--Ah! monsieur, mettez-vous à table; non
seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques écus,
il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
met à table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui,
répond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cunégonde.--Non, dit
l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
faut boire à sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs. Et il
boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le
soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est
faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les
fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à
droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un
prodige.

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce
animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas
fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui
l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui
demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé
trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-fois
douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieu
qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé
de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder
à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il
obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à
genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il
comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un
jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous
les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien
guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés
par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher,
quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.



CHAPITRE III.

Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
devint.


Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près
six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du
meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison
suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide,
qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en
cendres: c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé,
selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de
coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient
leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées
criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles
étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité
de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la
guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui
manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il
l'avait été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût
été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on
l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à
vivre.

Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul
une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet
orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
ici? y êtes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
cause, répondit modestement Candide; tout est enchaîné
nécessairement et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse
chassé d'auprès de mademoiselle Cunégonde, que j'aie passé par
les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que
je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. Mon
ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
de pain. Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
va, misérable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur
ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait
que le pape fût antechrist, lui répandit sur le chef un
plein..... O ciel! à quel excès se porte le zèle de la religion
dans les dames!

Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait
ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui
avait une âme; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même
lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de
Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque
devant lui, s'écriait: Maître Pangloss me l'avait bien dit que
tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce
monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de
travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté
d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.



CHAPITRE IV.

Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le
docteur Pangloss, et ce qui en advint.


Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son
honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement,
versa des larmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule.
Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous
plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher maître!
vous, dans cet état horrible! quel malheur vous est-il donc
arrivé? pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux?
qu'est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le
chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
Aussitôt Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il
lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
bien! lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l'autre.
Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable.
Candide rouvre les yeux. Cunégonde est morte! Ah! meilleur des
mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur
son père à grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a été
éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant
qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron qui
voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux;
mon pauvre pupille traité précisément comme sa soeur; et quant au
château, il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange,
pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été
bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.

A ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et
ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
dans un si piteux état. Hélas! dit l'autre, c'est l'amour:
l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.
Hélas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
coeurs, cette âme de notre âme; il ne m'a jamais valu qu'un
baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause
a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?

Pangloss répondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit
ces tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était
infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce
présent d'un cordelier très savant qui avait remonté à la source,
car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait reçu d'un
capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le
tenait d'un page, qui l'avait reçu d'un jésuite, qui, étant
novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai à personne, car
je me meurs.

O Pangloss! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie!
n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout,
répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb
n'avait pas attrapé dans une île de l'Amérique cette maladie[1]
qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même
empêche la génération, et qui est évidemment l'opposé du grand
but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
continent, cette maladie nous est particulière, comme la
controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
dans quelques siècles. En attendant elle a fait un merveilleux
progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées
d'honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des
états; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a
environ vingt mille vérolés de chaque côté.

[1] Voyez tome XXXI, page 7. B.


Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
guérir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se
faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
ait quelqu'un qui paie pour nous.

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon-homme
n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à
ses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
oreille. Il écrivait bien, et savait parfaitement
l'arithmétique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
livres. Au bout de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne
pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne
peut mieux. Jacques n'était pas de cet avis. Il faut bien,
disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ils se
sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je
pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
frustrer les créanciers. Tout cela était indispensable,
répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs
particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait,
l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du
monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à
la vue du port de Lisbonne.


CHAPITRE V.

Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.

La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires,
n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre
moitié jetait des cris et fesait des prières; les voiles étaient
déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait
qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
L'anabaptiste aidait un peu à la manoeuvre; il était sur le
tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les
planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si
violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tête la
première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
rompu. Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter, et
de l'effort qu'il fait, il est précipité dans la mer à la vue du
matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder.
Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment, et
qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la
mer: le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui prouvant que la
rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste
s'y noyât. Tandis qu'il le prouvait _à priori_, le vaisseau
s'entr'ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et
de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste;
le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss et
Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers
Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.

A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
pas[1]; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les
vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les
fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et
de tout sexe sont écrasés sous des ruines. Le matelot disait en
sifflant et en jurant: il y aura quelque chose à gagner ici.
Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disait
Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'écriait Candide.
Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la
mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de
bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons
détruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le
tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
n'est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez
mal votre temps. Tête et sang, répondit l'autre, je suis matelot
et né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans
quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouvé ton homme avec ta
raison universelle!


[1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
B.

[2] Voyez tome XVIII, page 470. B.


Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas!
procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce
tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit
Pangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en
Amérique l'année passée; mêmes causes, mêmes effets; il y a
certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à
Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? répliqua le
philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide
perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
fontaine voisine.

Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs
forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager
les habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus
par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait dans
un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les
convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car
il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car
tout est bien.

Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à
côté de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
monsieur ne croit pas au péché originel; car si tout est au
mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.

Je demande très humblement pardon à votre excellence, répondit
Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
possibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
peut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaire
que nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée......
Pangloss était au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un
signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de
Porto ou d'Oporto.



CHAPITRE VI.

Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements
de terre, et comment Candide fut fessé.


Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts
de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus
efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple
un bel auto-da-fé[1]; il était décidé par l'université de Coïmbre
que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en
grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la
terre de trembler.

[1] Après le tremblement de terre de Lisbonne, on y fit en
effet un autoda-fé, le 20 juin 1756; voyez, tome XXI, le
chapitre XXXI du _Précis du Siècle de Louis XV_. B.


On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir
épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en
avaient arraché le lard: on vint lier après le dîner le docteur
Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et
l'autre pour l'avoir écouté avec un air d'approbation: tous deux
furent menés séparément dans des appartements d'une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil:
huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le
san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de
diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de
Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient
droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et
entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique
en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on
chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point
voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu,
quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla
de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout
palpitant, se disait à lui-même: Si c'est ici le meilleur des
mondes possibles, que sont donc les autres? passe encore si je
n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon
cher Pangloss! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir
vu pendre, sans que je sache pourquoi! ô mon cher anabaptiste!
le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le
port! ô mademoiselle Cunégonde! la perle des filles, faut-il
qu'on vous ait fendu le ventre!

Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous,
et béni, lorsqu'une vieille l'aborda, et lui dit: Mon fils,
prenez courage, suivez-moi.



CHAPITRE VII

Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva
ce qu'il aimait.


Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui
laissa à manger et à boire; elle lui montra un petit lit assez
propre; il y avait auprès du lit un habit complet. Mangez,
buvez, dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d'Atocha[1],
monseigneur saint Antoine de Padoue, et monseigneur saint Jacques
de Compostelle prennent soin de vous! je reviendrai demain.
Candide, toujours étonné de tout ce qu'il avait vu, de tout ce
qu'il avait souffert, et encore plus de la charité de la vieille,
voulut lui baiser la main. Ce n'est pas ma main qu'il faut
baiser, dit la vieille; je reviendrai demain. Frottez-vous de
pommade, mangez et dormez.

[1] Sur Notre-Dame d'Atocha, voyez dans les _Mélanges_, année
1769, une des notes de Voltaire sur son _Extrait d'un journal_
(ou Mémoires de Dangeau). B.


Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain
la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte
elle-même d'une autre pommade: elle lui apporte ensuite à dîner:
elle revient sur le soir et apporte à souper. Le surlendemain
elle fit encore les mêmes cérémonies. Qui êtes-vous? lui disait
toujours Candide; qui vous a inspiré tant de bonté? quelles
grâces puis-je vous rendre? La bonne femme ne répondait jamais
rien. Elle revint sur le soir, et n'apporta point à souper:
Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot. Elle le prend sous le
bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de
mille: ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et
de canaux. La vieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle
mène Candide, par un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le
laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s'en va.
Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe
funeste, et le moment présent comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries, et
couverte d'un voile. Otez ce voile, dit la vieille à Candide.
Le jeune homme approche; il lève le voile d'une main timide.
Quel moment! quelle surprise! il croit voir mademoiselle
Cunégonde; il la voyait en effet, c'était elle-même. La force
lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds.
Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les accable d'eaux
spiritueuses, ils reprennent leurs sens, ils se parlent: ce sont
d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui se
croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur
recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté.
Quoi! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez! je vous retrouve
en Portugal! On ne vous a donc pas violée? on ne vous a point
fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré?
Si fait, dit la belle Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de
ces deux accidents.--Mais votre père et votre mère ont-ils été
tués?--II n'est que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant.--Et
votre frère?--Mon frère a été tué aussi.--Et pourquoi êtes-vous
en Portugal? et comment avez-vous su que j'y étais? et par quelle
étrange aventure m'avez-vous fait conduire dans cette maison?--Je
vous dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut auparavant
que vous m'appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser
innocent que vous me donnâtes, et les coups de pied que vous
reçûtes.

Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu'il fût
interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique
l'échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta de la manière
la plus naïve tout ce qu'il avait éprouvé depuis le moment de
leur séparation. Cunégonde levait les yeux au ciel: elle donna
des larmes à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss; après
quoi elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une
parole, et qui la dévorait des yeux.



CHAPITRE VIII.

Histoire de Cunégoride.


J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au
ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de
Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et
coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six
pieds, voyant qu'à ce spectacle j'avais perdu connaissance, se
mit à me violer; cela me fit revenir, je repris mes sens, je
criai, je me débattis, je mordis, j'égratignai, je voulais
arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce
qui arrivait dans le château de mon père était une chose d'usage:
le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont
je porte encore la marque. Hélas! j'espère bien la voir, dit le
naïf Candide. Vous la verrez, dit Cunégonde; mais continuons.
Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire: Un capitaine bulgare
entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait
pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui
témoignait, ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me
fit panser, et m'emmena prisonnière de guerre dans son quartier.
Je blanchissais le peu de chemises qu'il avait, je fesais sa
cuisine; il me trouvait fort jolie, il faut l'avouer; et je ne
nierai pas qu'il ne fût très bien fait, et qu'il n'eût la peau
blanche et douce; d'ailleurs peu d'esprit, peu de philosophie: on
voyait bien qu'il n'avait pas été élevé par le docteur Pangloss.
Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et s'étant
dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issachar, qui
trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait
passionnément les femmes. Ce Juif s'attacha beaucoup à ma
personne, mais il ne pouvait en triompher; je lui ai mieux
résisté qu'au soldat bulgare: une personne d'honneur peut être
violée une fois, mais sa vertu s'en affermit. Le Juif, pour
m'apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne que vous
voyez. J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur la terre
de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh; j'ai été
détrompée.

Le grand-inquisiteur m'aperçut un jour à la messe; il me lorgna
beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me parler pour des
affaires secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris
ma naissance; il me représenta combien il était au-dessous de mon
rang d'appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don
Issachar de me céder à monseigneur. Don Issachar, qui est le
banquier de la cour, et homme de crédit, n'en voulut rien faire.
L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé. Enfin mon Juif intimidé
conclut un marché par lequel la maison et moi leur
appartiendraient à tous deux en commun; que le Juif aurait pour
lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, et que
l'inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six
mois que cette convention subsiste. Ce n'a pas été sans
querelles; car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au
dimanche appartenait à l'ancienne loi ou à la nouvelle. Pour
moi, j'ai résisté jusqu'à présent à toutes les deux; et je crois
que c'est pour cette raison que j'ai toujours été aimée.

Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issachar, il plut à monseigneur l'inquisiteur de
célébrer un auto-da-fé. Il me fit l'honneur de m'y inviter. Je
fus très bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements
entre la messe et l'exécution. Je fus, à la vérité, saisie
d'horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet honnête Biscayen
qui avait épousé sa commère: mais quelle fut ma surprise, mon
effroi, mon trouble, quand je vis dans un san-benito, et sous une
mitre, une figure qui ressemblait à celle de Pangloss! Je me
frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre;
je tombai en faiblesse. A peine reprenais-je mes sens, que je
vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l'horreur, de
la consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai,
avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et d'un
incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares.
Cette vue redoubla tous les sentiments qui m'accablaient, qui me
dévoraient. Je m'écriai, je voulus dire, Arrêtez, barbares!
mais la voix me manqua, et mes cris auraient été inutiles. Quand
vous eûtes été bien fessé: Comment se peut-il faire, disais-je,
que l'aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent à Lisbonne,
l'un pour recevoir cent coups de fouet, et l'autre pour être
pendu par l'ordre de monseigneur l'inquisiteur, dont je suis la
bien-aimée? Pangloss m'a donc bien cruellement trompée, quand il
me disait que tout va le mieux du monde!

Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de
mourir de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon
père, de ma mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain
soldat bulgare, du coup de couteau qu'il me donna, de ma
servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare,
de mon vilain don Issachar, de mon abominable inquisiteur, de la
pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en
faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser
que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous
avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu, qui vous ramenait
à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille d'avoir
soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait.
Elle a très bien exécuté ma commission; j'ai goûté le plaisir
inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler.
Vous devez avoir une faim dévorante; j'ai grand appétit;
commençons par souper.

Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper,
ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y
étaient quand le signor don Issachar, l'un des maîtres de la
maison, arriva. C'était le jour du sabbat. Il venait jouir de
ses droits, et expliquer son tendre amour.



CHAPITRE IX.

Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand-inquisiteur, et
d'un Juif.


Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans
Israël, depuis la captivité en Babylone. Quoi! dit-il, chienne
de galiléenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur? il
faut que ce coquin partage aussi avec moi? En disant cela il tire
un long poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant
pas que son adverse partie eût des armes, il se jette sur
Candide; mais notre bon Vestphalien avait reçu une belle épée de
la vieille avec l'habit complet. Il tire son épée, quoiqu'il eût
les moeurs fort douces, et vous étend l'Israélite roide mort sur
le carreau, aux pieds de la belle Cunégonde.

Sainte Vierge! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir? un homme
tué chez moi! si la justice vient, nous sommes perdus. Si
Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un
bon conseil dans cette extrémité, car c'était un grand
philosophe. A son défaut, consultons la vieille. Elle était
fort prudente, et commençait à dire son avis quand une autre
petite porte s'ouvrit. Il était une heure après minuit, c'était
le commencement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur
l'inquisiteur. Il entre et voit le fessé Candide, l'épée à la
main, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée, et la vieille
donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et
comment il raisonna: Si ce saint homme appelle du secours, il me
fera infailliblement brûler, il pourra en faire autant de
Cunégonde; il m'a fait fouetter impitoyablement; il est mon
rival; je suis en train de tuer; il n'y a pas à balancer. Ce
raisonnement fut net et rapide; et, sans donner le temps à
l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en
outre, et le jette à côté du Juif. En voici bien d'une autre,
dit Cunégonde; il n'y a plus de rémission; nous sommes
excommuniés, notre dernière heure est venue! Comment avez-vous
fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif
et un prélat? Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est
amoureux, jaloux, et fouetté par l'inquisition, on ne se connaît
plus.

La vieille prit alors la parole, et dit: Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides, que le
brave Candide les prépare; madame a des moyadors et des diamants,
montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une
fesse, et allons à Cadix; il fait le plus beau temps du monde, et
c'est un grand plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la
nuit.

Aussitôt Candide selle les trois chevaux; Cunégonde, la vieille,
et lui, font trente milles d'une traite. Pendant qu'ils
s'éloignaient, la sainte hermandad arrive dans la maison, on
enterre monseigneur dans une belle église, on jette Issachar à la
voirie.

Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà dans la petite
ville d'Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena; et
ils parlaient ainsi dans un cabaret.



CHAPITRE X.

Dans quelle détresse Candide, Cunégonde, et la vieille, arrivent
à Cadix, et leur embarquement.


Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait en
pleurant Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-nous? où
trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres?
Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père
cordelier, qui coucha hier dans la même auberge que nous à
Badajos; Dieu me garde de faire un jugement téméraire! mais il
entra deux fois dans notre chambre, et il partit long-temps avant
nous. Hélas! dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent
prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes,
que chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant
ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne
vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde? Pas un
maravédis, dit-elle. Quel parti prendre? dit Candide. Vendons
un des chevaux, dit la vieille; je monterai en croupe derrière
mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et
nous arriverons à Cadix.

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il
acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde, et la vieille,
passèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent
enfin à Cadix. On y équipait une flotte, et on y assemblait des
troupes pour mettre à la raison les révérends pères jésuites du
Paraguai, qu'on accusait d'avoir fait révolter une de leurs
hordes contre les rois d'Espagne et de Portugal, auprès de la
ville du Saint-Sacrement[1]. Candide, ayant servi chez les
Bulgares, fit l'exercice bulgarien devant le général de la petite
armée avec tant de grâce, de célérité, d'adresse, de fierté,
d'agilité, qu'on lui donna une compagnie d'infanterie à
commander. Le voilà capitaine; il s'embarque avec mademoiselle
Cunégonde, la vieille, deux valets, et les deux chevaux andalous
qui avaient appartenu à M. le grand-inquisiteur de Portugal.

[1] Voyez tome XVII, page 470; et dans les _Mélanges_, année
1759, la _Lettre_ de M. Mead _aux auteurs du Journal
encyclopédique_. B.


Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la
philosophie du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre
univers, disait Candide; c'est dans celui-là, sans doute, que
tout est bien: car il faut avouer qu'on pourrait gémir un peu de
ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale. Je vous
aime de tout mon coeur, disait Cunégonde; mais j'ai encore l'âme
tout effarouchée de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé. Tout
ira bien, répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut
déjà mieux que les mers de notre Europe; elle est plus calme, les
vents plus constants. C'est certainement le Nouveau-Monde qui
est le meilleur des univers possibles. Dieu le veuille! disait
Cunégonde: mais j'ai été si horriblement malheureuse dans le
mien, que mon coeur est presque fermé à l'espérance. Vous vous
plaignez, leur dit la vieille; hélas! vous n'avez pas éprouvé
des infortunes telles que les miennes. Cunégonde se mit presque
à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre
être plus malheureuse qu'elle. Hélas! lui dit-elle, ma bonne, à
moins que vous n'ayez été violée par deux Bulgares, que vous
n'ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu'on n'ait
démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait égorgé à vos yeux deux
mères et deux pères, et que vous n'ayez vu deux de vos amants
fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez
l'emporter sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec soixante
et douze quartiers, et que j'ai été cuisinière. Mademoiselle,
répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance;
et si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme
vous faites, et vous suspendriez votre jugement. Ce discours fit
naître une extrême curiosité dans l'esprit de Cunégonde et de
Candide. La vieille leur parla en ces termes.



CHAPITRE XI.

Histoire de la vieille.


Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate;
mon nez n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas
toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X et de
la princesse de Palestrine[a]. On m'éleva jusqu'à quatorze ans
dans un palais auquel tous les châteaux de vos barons allemands
n'auraient pas servi d'écurie; et une de mes robes valait mieux
que toutes les magnificences de la Vestphalie. Je croissais en
beauté, en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des
respects, et des espérances: j'inspirais déjà de l'amour; ma
gorge se formait; et quelle gorge! blanche, ferme, taillée comme
celle de la Vénus de Médicis; et quels yeux! quelles paupières!
quels sourcils noirs! quelles flammes brillaient dans mes deux
prunelles, et effaçaient la scintillation des étoiles! comme me
disaient les poètes du quartier. Les femmes qui m'habillaient et
qui me déshabillaient tombaient en extase en me regardant
par-devant et par-derrière; et tous les hommes auraient voulu
être à leur place.

[a] Voyez l'extrême discrétion de l'auteur; il n'y eut jusq'uà
présent aucun pape nommé Urbain X; il craint de donner une
bâtarde à un pape connu. Quelle circonspection! quelle
délicatesse de conscience!--Celle noie de Voltaire est
posthume. Elle n'était même pas dans les éditions de Kehl. Je
la tiens de feu Décrois. Le dernier pape du nom d'Urbain est
Urbain VIII, mort en 1644. B.


Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara: quel
prince! aussi beau que moi, pétri de douceur et d'agréments,
brillant d'esprit et brûlant d'amour; je l'aimais comme on aime
pour la première fois, avec idolâtrie, avec emportement. Les
noces furent préparées: c'était une pompe, une magnificence
inouïe; c'étaient des fêtes, des carrousels, des opéra-buffa
continuels; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets dont il
n'y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon
bonheur, quand une vieille marquise, qui avait été maîtresse de
mon prince, l'invita à prendre du chocolat chez elle; il mourut
en moins de deux heures avec des convulsions épouvantables; mais
ce n'est qu'une bagatelle. Ma mère au désespoir, et bien moins
affligée que moi, voulut s'arracher pour quelque temps à un
séjour si funeste. Elle avait une très belle terre auprès de
Gaïète: nous nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme
l'autel de Saint-Pierre de Rome. Voilà qu'un corsaire de Salé
fond sur nous et nous aborde: nos soldats se défendirent comme
des soldats du pape; ils se mirent tous à genoux en jetant leurs
armes, et en demandant au corsaire une absolution _in articulo
mortis_.

Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi,
nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une chose
admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs
déshabillent le monde; mais ce qui me surprit davantage, c'est
qu'ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres
femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules.
Cette cérémonie me paraissait bien étrange: voilà comme on juge
de tout quand on n'est pas sorti de son pays. J'appris bientôt
que c'était pour voir si nous n'avions pas caché là quelques
diamants; c'est un usage établi de temps immémorial parmi les
nations policées qui courent sur mer. J'ai su que messieurs les
religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils
prennent des Turcs et des Turques; c'est une loi du droit des
gens à laquelle on n'a jamais dérogé.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune
princesse d'être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous
concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau
corsaire. Ma mère était encore très belle: nos filles d'honneur,
nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu'on n'en
peut trouver dans toute l'Afrique: pour moi, j'étais ravissante,
j'étais la beauté, la grâce même, et j'étais pucelle: je ne le
fus pas long-temps; cette fleur, qui avait été réservée pour le
beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine
corsaire; c'était un nègre abominable, qui croyait encore me
faire beaucoup d'honneur. Certes il fallait que madame la
princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour résister
à tout ce que nous éprouvâmes jusqu'à notre arrivée à Maroc! Mais
passons; ce sont des choses si communes, qu'elles ne valent pas
la peine qu'on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils
de l'empereur Muley Ismael[1] avaient chacun leur parti; ce qui
produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre
noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de
mulâtres contre mulâtres: c'était un carnage continuel dans toute
l'étendue de l'empire.

[1] Sur Muley Ismael, qui régnait en 1702, et vécut cent cinq
ans, voyez tome XVI, page 197; tome XVIII, page 420; tome XX,
le chapitre XVIII du _Siècle de Louis XIV_; tome XXX, page 126.
B.


A peine fûmes-nous débarquées, que des noirs d'une faction
ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever
son butin. Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il
avait de plus précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous
n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe. Les peuples
septentrionaux n'ont pas le sang assez ardent; ils n'ont pas la
rage des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il
semble que vos Européans aient du lait dans les veines; c'est du
vitriol, c'est du feu qui coule dans celles des habitants du mont
Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur des
lions, des tigres, et des serpents de la contrée, pour savoir qui
nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le
lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche; un
soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait
par l'autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un
moment tirées ainsi à quatre soldats. Mon capitaine me tenait
cachée derrière lui; il avait le cimeterre au poing, et tuait
tout ce qui s'opposait à sa rage. Enfin je vis toutes nos
Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les
monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons,
ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés,
blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je
demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se
passaient, comme on sait, dans l'étendue de plus de trois cents
lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées
par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de
cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand
oranger au bord d'un ruisseau voisin; j'y tombai d'effroi, de
lassitude, d'horreur, de désespoir, et de faim. Bientôt après
mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de
l'évanouissement que du repos. J'étais dans cet état de
faiblesse et d'insensibilité, entre la mort et la vie, quand je
me sentis pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps;
j'ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui
soupirait, et qui disait entre ses dents: _O che sciagura
d'essere senza coglioni!_



CHAPITRE XII.

Suite des malheurs de la vieille.


Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins
surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis
qu'il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se
plaignait; je l'instruisis en peu de mots des horreurs que
j'avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m'emporta dans
une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger,
me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu de
si beau que moi, et que jamais il n'avait tant regretté ce que
personne ne pouvait lui rendre. Je suis né à Naples, me dit-il;
on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les uns
en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle
des femmes, les autres vont gouverner des états[1]. On me fit
cette opération avec un très grand succès, et j'ai été musicien
de la chapelle de madame la princesse de Palestrine. De ma mère!
m'écriai-je. De votre mère! s'écria-t-il en pleurant: quoi!
vous seriez cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge
de six ans, et qui promettait déjà d'être aussi belle que vous
êtes?--C'est moi-même; ma mère est à quatre cents pas d'ici
coupée en quartiers sous un tas de morts.....

[1] Farinelli, chanteur italien, né à Naples en 1705, sans être
ministre, gouvernait l'Espagne sous Ferdinand VI; il est mort
en 1782. Voltaire reparle de ce Farinelli dans la
_Conversation de l'Intendant des menus en exercice_: voyez les
_Mélanges_, année 1761. B.


Je lui contai tout ce qui m'était arrivé; il me conta aussi ses
aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le roi de
Maroc par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce
monarque un traité par lequel on lui fournirait de la poudre, des
canons, et des vaisseaux, pour l'aider à exterminer le commerce
des autres chrétiens. Ma mission est faite, dit cet honnête
eunuque; je vais m'embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai en
Italie. _Ma che sciagura d'essere senza coglioni!_

Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement; et au lieu de
me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey
de cette province. A peine fus-je vendue, que cette peste qui a
fait le tour de l'Afrique, de l'Asie, de l'Europe, se déclara
dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre;
mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste? Jamais,
répondit la baronne.

Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle
est bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort
commune en Afrique; j'en fus attaquée. Figurez-vous quelle
situation pour la fille d'un pape, âgée de quinze ans, qui en
trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l'esclavage, avait
été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en
quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée
dans Alger! Je n'en mourus pourtant pas; mais mon eunuque et le
dey, et presque tout le sérail d'Alger périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent
passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m'acheta, et
me mena à Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit
à Tripoli; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d'Alexandrie
revendue à Smyrne; de Smyrne à Constantinople. J'appartins enfin
à un aga des janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller
défendre Azof contre les Russes qui l'assiégeaient.

L'aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son
sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides,
gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua
prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien: Azof
fut mis à feu et à sang[2], et on ne pardonna ni au sexe, ni à
l'âge; il ne resta que notre petit fort; les ennemis voulurent
nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de
ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent
réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de
violer leur serment. Au bout de quelques jours ils résolurent de
manger les femmes.

[2] Les Russes prirent Azof sous Pierre-le-Grand, en 1696, et
la rendirent à la paix, en 1711; la reprirent en 1739, la
fortifièrent; mais à la paix de 1789, ils la rendirent après
l'avoir démantelée. La prise d'Azof, sous Catherine II, est
postérieure de dix ans à _Candide_. B.


Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur
fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas
tuer tout-à-fait. Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune
de ces dames, vous ferez très bonne chère; s'il faut y revenir,
vous en aurez encore autant dans quelques jours; le ciel vous
saura gré d'une action si charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d'éloquence; il les persuada: on nous fit cette
horrible opération; l'iman nous appliqua le même baume qu'on met
aux enfants qu'on vient de circoncire: nous étions toutes à la
mort.

A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur
avions fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; pas
un janissaire ne réchappa. Les Russes ne firent aucune attention
à l'état où nous étions. Il y a partout des chirurgiens
français: un d'eux qui était fort adroit prit soin de nous, il
nous guérit; et je me souviendrai toute ma vie, que quand mes
plaies furent bien fermées, il me fit des propositions. Au
reste, il nous dit à toutes de nous consoler; il nous assura que
dans plusieurs sièges pareille chose était arrivée, et que
c'était la loi de la guerre.

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou;
j'échus en partage à un boïard qui me fit sa jardinière, et qui
me donnait vingt coups de fouet par jour; mais ce seigneur ayant
été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boïards pour
quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure; je
m'enfuis; je traversai toute la Russie; je fus long-temps
servante de cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick,
à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam: j'ai
vieilli dans la misère et dans l'opprobre, n'ayant que la moitié
d'un derrière, me souvenant toujours que j'étais fille d'un pape;
je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la vie. Cette
faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus
funestes; car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter
continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre;
d'avoir son être en horreur, et de tenir à son être; enfin de
caresser le serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait
mangé le coeur?

J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les
cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui
avaient leur existence en exécration; mais je n'en ai vu que
douze qui aient mis volontairement fin à leur misère, trois
nègres, quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeur
allemand nommé Robeck[3]. J'ai fini par être servante chez le
Juif don Issachar; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle;
je me suis attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de
vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais
parlé de mes malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et
s'il n'était d'usage, dans un vaisseau, de conter des histoires
pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j'ai de l'expérience,
je connais le monde; donnez-vous un plaisir, engagez chaque
passager à vous conter son histoire, et s'il s'en trouve un seul
qui n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à
lui-même qu'il était le plus malheureux des hommes, jetez-moi
dans la mer la tête la première.

[3] Robeck (Jean), né à Calmar en Suède, en 1672, se noya
volontairement en 1739. J.-J. Rousseau parle de Robeck dans
sa _Nouvelle Héloïse_, lettre vingt et unième de la troisième
partie. B.





CHAPITRE XIII.

Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et
de la vieille.


La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui
fit toutes les politesses qu'on devait à une personne de son rang
et de son mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tous
les passagers, l'un après l'autre, à lui conter leurs aventures.
Candide et elle avouèrent que la vieille avait raison. C'est
bien dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu
contre la coutume dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses
admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent
la terre et la mer, et je me sentirais assez de force pour oser
lui faire respectueusement quelques objections.

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait.
On aborda dans Buénos-Ayres. Cunégonde, le capitaine Candide, et
la vieille, allèrent chez le gouverneur don Fernando d'Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenes,y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait
une fierté convenable à un homme qui portait tant de noms. Il
parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, portant le nez
si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant un ton si
imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux qui
le saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à
la fureur. Cunégonde lui parut ce qu'il avait jamais vu de plus
beau. La première chose qu'il fit fut de demander si elle
n'était point la femme du capitaine. L'air dont il fit cette
question alarma Candide: il n'osa pas dire qu'elle était sa
femme, parcequ'en effet elle ne l'était point; il n'osait pas
dire que c'était sa soeur, parcequ'elle ne l'était pas non plus;
et quoique ce mensonge officieux eût été autrefois très a la mode
chez les anciens[1], et qu'il pût être utile aux modernes, son
âme était trop pure pour trahir la vérité. Mademoiselle
Cunégonde, dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser, et nous
supplions votre excellence de daigner faire notre noce.

[1] Voyez l'article ABRAHAM, tome XXVI, page 48. B.


Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y
Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au
capitaine Candide d'aller faire la revue de sa compagnie.
Candide obéit; le gouverneur demeura avec mademoiselle Cunégonde.
Il lui déclara sa passion, lui protesta que le lendemain il
l'épouserait à la face de l'Église, ou autrement, ainsi qu'il
plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d'heure
pour se recueillir, pour consulter la vieille, et pour se
déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: Mademoiselle, vous avez soixante et
douze quartiers et pas une obole; il ne tient qu'à vous d'être la
femme du plus grand seigneur de l'Amérique méridionale,qui a une
très belle moustache; est-ce à vous de vous piquer d'une fidélité
à toute épreuve? Vous avez été violée par les Bulgares; un Juif
et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces: les malheurs donnent
des droits. J'avoue que si j'étais à votre place, je ne ferais
aucun scrupule d'épouser monsieur le gouverneur, et de faire la
fortune de monsieur le capitaine Candide. Tandis que la vieille
parlait avec toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent,
on vit entrer dans le port un petit vaisseau; il portait un
alcade et des alguazils, et voici ce qui était arrivé.

La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à la
grande manche qui vola l'argent et les bijoux de Cunégonde dans
la ville de Badajos, lorsqu'elle fuyait en hâte avec Candide. Ce
moine voulut vendre quelques unes des pierreries à un joaillier.
Le marchand les reconnut pour celles du grand-inquisiteur. Le
cordelier, avant d'être pendu, avoua qu'il les avait volées: il
indiqua les personnes, et la route qu'elles prenaient. La fuite
de Cunégonde et de Candide était déjà connue. On les suivit à
Cadix: on envoya, sans perdre de temps, un vaisseau à leur
poursuite. Le vaisseau était déjà dans le port de Buénos-Ayres.
Le bruit se répandit qu'un alcade allait débarquer, et qu'on
poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand-inquisiteur.
La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui était à faire.
Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n'avez rien à
craindre; ce n'est pas vous qui avez tué monseigneur, et
d'ailleurs le gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu'on
vous maltraite; demeurez. Elle court sur-le-champ à Candide:
Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez être brûlé. Il n'y
avait pas un moment à perdre; mais comment se séparer de
Cunégonde, et où se réfugier?



CHAPITRE XIV.

Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du
Paraguai.


Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve
beaucoup sur les côtes d'Espagne et dans les colonies. C'était
un quart d'Espagnol, né d'un métis dans le Tucuman; il avait été
enfant de choeur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat,
laquais. Il s'appelait Cacambo, et aimait fort son maître,
parceque son maître était un fort bon homme. Il sella au plus
vite les deux chevaux andalous. Allons, mon maître, suivons le
conseil de la vieille, partons, et courons sans regarder derrière
nous. Candide versa des larmes: O ma chère Cunégonde! faut-il
vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire
nos noces! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous? Elle
deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo; les femmes ne sont
jamais embarrassées d'elles; Dieu y pourvoit; courons. Où me
mènes-tu? où allons -nous? que ferons-nous sans Cunégonde?
disait Candide. Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo,
vous alliez faire la guerre aux jésuites, allons la faire pour
eux; je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur
royaume, ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse
l'exercice à la bulgare; vous ferez une fortune prodigieuse;
quand on n'a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un
autre. C'est un très grand plaisir de voir et de faire des
choses nouvelles.

Tu as donc été déjà dans le Paraguai? dit Candide. Eh vraiment
oui! dit Cacambo; j'ai été cuistre dans le collège de
l'Assomption, et je connais le gouvernement de los padres comme
je connais les rues de Cadix. C'est une chose admirable que ce
gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de
diamètre; il est divisé en trente provinces. Los padres y ont
tout, et les peuples rien; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et
de la justice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que los
padres, qui font ici la guerre au roi d'Espagne et au roi de
Portugal, et qui en Europe confessent ces rois; qui tuent ici des
Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel; cela me ravit;
avançons: vous allez être le plus heureux de tous les hommes.
Quel plaisir auront los padres, quand ils sauront qu'il leur
vient un capitaine qui sait l'exercice bulgare!

Dès qu'ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à
la garde avancée qu'un capitaine demandait à parler à monseigneur
le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier
paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la
nouvelle. Candide et Cacambo furent d'abord désarmés; on se
saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont
introduits au milieu de deux files de soldats; le commandant
était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe
retroussée, l'épée au côté, l'esponton à la main. Il fit un
signe; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux
venus. Un sergent leur dit qu'il faut attendre, que le
commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial
ne permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche qu'en sa
présence, et demeure plus de trois heures dans le pays. Et où
est le révérend père provincial? dit Cacambo. Il est à la parade
après avoir dit sa messe, répondit le sergent, et vous ne pourrez
baiser ses éperons que dans trois heures. Mais, dit Cacambo,
monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est point
Espagnol, il est Allemand; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant sa révérence?

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au
commandant. Dieu soit béni! dit ce seigneur, puisqu'il est
Allemand, je peux lui parler; qu'on le mène dans ma feuillée.
Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure, orné
d'une très jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages
qui renfermaient des perroquets, des colibris, des
oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus
rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d'or;
et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles
de bois, en plein champ, à l'ardeur du soleil, le révérend père
commandant entra dans la feuillée.

C'était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc,
haut en couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille rouge,
les lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était
ni celle d'un Espagnol ni celle d'un jésuite. On rendit à
Candide et à Cacambo leurs armes, qu'on leur avait saisies, ainsi
que les deux chevaux andalous; Cacambo leur fit manger l'avoine
auprès de la feuillée, ayant toujours l'oeil sur eux, crainte de
surprise.

Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant, ensuite
ils se mirent à table. Vous êtes donc Allemand? lui dit le
jésuite en cette langue. Oui, mon révérend père, dit Candide.
L'un et l'autre, en prononçant ces paroles, se regardaient avec
une extrême surprise, et une émotion dont ils n'étaient pas les
maîtres. Et de quel pays d'Allemagne êtes-vous? dit le jésuite.
De la sale province de Vestphalie, dit Candide: je suis né dans
le château de, Thunder-ten-tronckh. O ciel! est-il possible!
s'écria le commandant. Quel miracle! s'écria Candide. Serait-ce
vous? dit le commandant. Cela n'est pas possible, dit Candide.
Ils se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s'embrassent,
ils versent des ruisseaux de larmes. Quoi! serait-ce vous, mon
révérend père? vous, le frère de la belle Cunégonde! vous qui
fûtes tué par les Bulgares! vous le fils de monsieur le baron!
vous jésuite au Paraguai! Il faut avouer que ce monde est une
étrange chose. O Pangloss! Pangloss! que vous sériez aise si
vous n'aviez pas été pendu!

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains
qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il
remercia Dieu et saint Ignace mille fois; il serrait Candide
entre ses bras, leurs visages étaient baignés de pleurs. Vous
seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même,
dit Candide, si je vous disais que mademoiselle Cunégonde, votre
soeur, que vous avez crue éventrée, est pleine de
santé.--Où?--Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de
Buénos-Ayres; et je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot
qu'ils prononcèrent dans cette longue conversation accumulait
prodige sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur
langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans
leurs yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table
long-temps, en attendant le révérend père provincial; et le
commandant parla ainsi à son cher Candide.



CHAPITRE XV.

Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.


J'aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je
vis tuer mon père et ma mère, et violer ma soeur. Quand les
Bulgares furent retirés, on ne trouva point cette soeur adorable,
et on mit dans une charrette ma mère, mon père, et moi, deux
servantes et trois petits garçons égorgés, pour nous aller
enterrer dans une chapelle de jésuites, à deux lieues du château
de mes pères. Un jésuite nous jeta de l'eau bénite; elle était
horriblement salée; il en entra quelques gouttes dans mes yeux:
le père s'aperçut que ma paupière fesait un petit mouvement: il
mit la main sur mon coeur, et le sentit palpiter; je fus secouru,
et au bout de trois semaines il n'y paraissait pas. Vous savez,
mon cher Candide, que j'étais fort joli; je le devins encore
davantage; aussi le révérend père Croust[1], supérieur de la
maison, prit pour moi la plus tendre amitié: il me donna l'habit
de novice: quelque temps après je fus envoyé à Rome. Le père
général avait besoin d'une recrue de jeunes jésuites allemands.
' Les souverains du Paraguai reçoivent le moins qu'ils peuvent de
jésuites espagnols; ils aiment mieux les étrangers, dont ils se
croient plus maîtres. Je fus jugé propre par le révérend père
général pour aller travailler dans cette vigne. Nous partîmes,
un Polonais, un Tyrolien, et moi. Je fus honoré, en arrivant, du
sous-diaconat et d'une lieutenance: je suis aujourd'hui colonel
et prêtre. Nous recevrons vigoureusement les troupes du roi
d'Espagne; je vous réponds qu'elles seront excommuniées et
battues. La Providence vous envoie ici pour nous seconder. Mais
est-il bien vrai que ma chère soeur Cunégonde soit dans le
voisinage, chez le gouverneur de Buénos-Ayres? Candide l'assura
par serment que rien n'était plus vrai. Leurs larmes
recommencèrent à couler.

[1] Dans les premières éditions, au lieu de _Croust_, on lit:
_Didrie_. Mais l'édition fesant partie du volume intitulé:
_Seconde suite des Mélanges_, 1761, porte déjà Croust. Il est
question du révérend P.Croust, _le plus brutal de la société_,
dans le tome XXX, page 429. B.


Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide; il l'appelait
son frère, son sauveur.Ah! peut-être, lui dit-il, nous pourrons
ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville,
et reprendre ma soeur Cunégonde. C'est tout ce que je souhaite,
dit Candide; car je comptais l'épouser, et je l'espère encore.
Vous, insolent! répondit le baron, vous auriez l'impudence
d'épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers! Je vous
trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si téméraire!
Candide, pétrifié d'un tel discours, lui répondit:Mon révérend
père, tous les quartiers du monde n'y font rien; j'ai tiré votre
soeur des bras d'un Juif et d'un inquisiteur; elle m'a assez
d'obligations, elle veut m'épouser. Maître Pangloss m'a toujours
dit que les hommes sont égaux; et assurément je l'épouserai.
C'est ce que nous verrons, coquin! dit le jésuite baron de
Thunder-ten-tronckh; et en même temps il lui donna un grand coup
du plat de son épée sur le visage. Candide dans l'instant tire
la sienne, et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du baron
jésuite; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer:
Hélas! mon Dieu! dit-il, j'ai tué mon ancien maître, mon ami,
mon beau-frère; je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà
trois hommes que je tue; et dans ces trois il y a deux prêtres.

Cacambo, qui fesait sentinelle à la porte de la feuillée,
accourut. Il ne nous reste qu'à vendre cher notre vie, lui dit
son maître; on va, sans doute, entrer dans la feuillée; il faut
mourir les armes à la main. Cacambo, qui en avait bien vu
d'autres, ne perdit point la tête; il prit la robe de jésuite que
portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le
bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se
fit en un clin d'oeil. Galopons, mon maître; tout le monde vous
prendra pour un jésuite qui va donner des ordres; et nous aurons
passé les frontières avant qu'on puisse courir après nous. Il
volait déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol:
Place, place pour le révérend père colonel!



CHAPITRE XVI.

Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes,
et les sauvages nommés Oreillons.


Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne
savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le
vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de
chocolat, de jambon, de fruits, et de quelques mesures de vin.
Ils s'enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays
inconnu où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle
prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. Nos
deux voyageurs font repaître leurs montures. Cacambo propose à
son maître de manger, et lui en donne l'exemple. Comment
veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j'ai tué
le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne
revoir la belle Cunégonde de ma vie? à quoi me servira de
prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin
d'elle dans les remords et dans le désespoir? et que dira le
Journal de Trévoux[1]?

[1] L'ouvrage cité sous le titre de _Journal de Trévoux_, du
nom de la ville où il s'imprima, est intitulé: _Mémoires pour
servir à l'histoire des sciences et des beaux-arts_. Ce titre
a subi plusieurs changements. B.


En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. Le soleil se
couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui
paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris
étaient de douleur ou de joie; mais ils se levèrent
précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout
inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux
filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la
prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les
fesses. Candide fut touché de pitié; il avait appris à tirer
chez les Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un
buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil espagnol à
deux coups, tire, et tue les deux singes. Dieu soit loué, mon
cher Cacambo! j'ai délivré d'un grand péril ces deux pauvres
créatures: si j'ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un
jésuite, je l'ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce
sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure
nous peut procurer de très grands avantages dans le pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit
ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en
larmes sur leurs corps, et remplir l'air des cris les plus
douloureux. Je ne m'attendais pas à tant de bonté d'âme, dit-il
enfin à Cacambo; lequel lui répliqua: Vous avez fait là un beau
chef d'oeuvre, mon maître; vous avez tué les deux amants de ces
demoiselles. Leurs amants! serait-il possible? vous vous
moquez de moi, Cacambo; le moyen de vous croire? Mon cher maître,
repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout; pourquoi
trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des
singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames? ils sont des
quarts d'homme, comme je suis un quart d'Espagnol. Hélas!
reprit Candide, je me souviens d'avoir entendu dire à maître
Pangloss qu'autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que
ces mélanges avaient produit des égypans, des faunes, des
satyres; que plusieurs grands personnages de l'antiquité en
avaient vu; mais je prenais cela pour des fables. Vous devez
être convaincu à présent, dit Cacambo, que c'est une vérité, et
vous voyez comment en usent les personnes qui n'ont pas reçu une
certaine éducation; tout ce que je crains, c'est que ces dames ne
nous fassent quelque méchante affaire.

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie,
et à s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo; et tous
deux, après avoir maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur
de Buénos-Ayres, et le baron, s'endormirent sur de la mousse. A
leur réveil, ils sentirent qu'ils ne pouvaient remuer; la raison
en était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à
qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés
avec des cordes d'écorces d'arbre.

Ils étaient entourés d'une cinquantaine d'Oreillons tout nus,
armés de flèches, de massues, et de haches de caillou: les uns
fesaient bouillir une grande chaudière; les autres préparaient
des broches, et tous criaient: C'est un jésuite, c'est un
jésuite! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère; mangeons
du jésuite, mangeons du jésuite!

Je vous l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria tristement
Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d'un mauvais tour.
Candide apercevant la chaudière et les broches s'écria: Nous
allons certainement être rôtis ou bouillis. Ah! que dirait
maître Pangloss, s'il voyait comme la pure nature est faite? Tout
est bien; soit, mais j'avoue qu'il est bien cruel, d'avoir perdu
mademoiselle Cunégonde, et d'être mis à la broche par des
Oreillons. Cacambo ne perdait jamais la tête. Ne désespérez de
rien, dit-il au 'désolé Candide; j'entends un peu le jargon de
ces peuples, je vais leur parler. Ne manquez pas, dit Candide,
de leur représenter quelle est l'inhumanité affreuse de faire
cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.

Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd'hui un
jésuite? c'est très bien fait; rien n'est plus juste que de
traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous
enseigne à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans
toute la terre. Si nous n'usons pas du droit de le manger, c'est
que nous avons d'ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous
n'avez pas les mêmes ressources que nous: certainement il vaut
mieux manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux
corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne
voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un
jésuite en broche, et c'est votre défenseur, c'est l'ennemi de
vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans
votre pays; monsieur que vous voyez est mon maître, et bien loin
d'être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les
dépouilles; voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce
que je vous dis, prenez sa robe, portez-la à la première barrière
du royaume de los padres; informez-vous si mon maître n'a pas tué
un officier jésuite. Il vous faudra peu de temps; vous pourrez
toujours nous manger, si vous trouvez que je vous ai menti.
Mais, si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les
principes du droit public, les moeurs, et les lois, pour ne nous
pas faire grâce.

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ils
députèrent deux notables pour aller en diligence s'informer de la
vérité; les deux députés s'acquittèrent de leur commission en
gens d'esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles.
Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent
toutes sortes de civilités, leur offrirent des filles, leur
donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu'aux
confins de leurs états, en criant avec allégresse: Il n'est point
jésuite, il n'est point jésuite!

Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance.
Quel peuple! disait-il, quels hommes! quelles moeurs! si je
n'avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'épée au
travers du corps du frère de mademoiselle Cunégonde, j'étais
mangé sans rémission. Mais, après tout, la pure nature est
bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m'ont fait
mille honnêtetés, dès qu'ils ont su que je n'étais pas jésuite.



CHAPITRE XVII.

Arrivée de Candide et de son valet au pays d'Eldorado, et ce
qu'ils y virent.


Quand ils furent aux frontières des Oreillons, Vous voyez, dit
Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que
l'autre; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court
chemin. Comment y retourner, dit Candide; et où aller? Si je
vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout;
si je retourne en Portugal, j'y suis brûlé; si nous restons dans
ce pays-ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche.
Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que
mademoiselle Cunégonde habite?

Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des
Français qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider.
Dieu aura peut-être pitié de nous.

Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne: ils savaient bien à
peu près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des
fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient
partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de
fatigue; leurs provisions furent consumées; ils se nourrirent un
mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès
d'une petite rivière bordée de cocotiers qui soutinrent leur vie
et leurs espérances.

Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la
vieille, dit à Candide: Nous n'en pouvons plus, nous avons assez
marché; j'aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de
cocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller
au courant; une rivière mène toujours à quelque endroit habité.
Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du
moins des choses nouvelles. Allons, dit Candide,
recommandons-nous à la Providence.

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fleuris,
tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière
s'élargissait toujours; enfin elle se perdait sous une voûte de
rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux
voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous
cette voûte. Le fleuve resserré en cet endroit les porta avec
une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre
heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa contre
les écueils; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une
lieue entière; enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé
de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le
plaisir comme pour le besoin; partout l'utile était agréable[1]:
les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d'une
forme et d'une matière brillante, portant des hommes et des
femmes d'une beauté singulière, traînés rapidement par de gros
moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux
d'Andalousie, de Tétuan, et de Méquinez.

[1] Tel est le texte de toutes les éditions données du vivant
de l'auteur, et même des éditions de Kehl. Quelques éditeurs
récents ont mis: _l'utile était_ joint à _l'agréable_. B.


Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la
Vestphalie. Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier
village qu'il rencontra. Quelques enfants du village, couverts
de brocarts d'or tout déchirés, jouaient au palet à l'entrée du
bourg; nos deux hommes de l'autre monde s'amusèrent à les
regarder: leurs palets étaient d'assez larges pièces rondes,
jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit
envie aux voyageurs d'en ramasser quelques uns; c'était de l'or,
c'était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le
plus grand ornement du trône du Mogol. Sans doute, dit Cacambo,
ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit
palet. Le magister du village parut dans ce moment pour les
faire rentrer à l'école. Voilà, dit Candide, le précepteur de la
famille royale.

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre
leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.
Candide les ramasse, court au précepteur et les lui présente
humblement, lui fesant entendre par signes que leurs altesses
royales avaient oublié leur or et leurs pierreries. Le magister
du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la
figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son
chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis, et
les émeraudes. Où sommes-nous? s'écria Candide. Il faut que les
enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur
apprend à mépriser l'or et les pierreries. Cacambo était aussi
surpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première
maison du village; elle était bâtie comme un palais d'Europe.
Une foule de monde s'empressait à la porte, et encore plus dans
le logis; une musique très agréable se fesait entendre, et une
odeur délicieuse de cuisine se fesait sentir. Cacambo s'approcha
de la porte, et entendit qu'on parlait péruvien; c'était sa
langue maternelle; car tout le monde sait que Cacambo était né au
Tucuman, dans un village où l'on ne connaissait que cette langue.
Je vous servirai d'interprète, dit-il à Candide; entrons, c'est
ici un cabaret.

Aussitôt deux garçons et deux filles de l'hôtellerie, vêtus de
drap d'or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à
se mettre à la table de l'hôte. On servit quatre potages garnis
chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux
cents livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents
colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un
autre; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses; le tout
dans des plats d'une espèce de cristal de roche. Les garçons et
les filles de l'hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de
cannes de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des
voituriers, tous d'une politesse extrême, qui firent quelques
questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et
qui répondirent aux siennes d'une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien
payer son écot, en jetant sur la table de l'hôte deux de ces
larges pièces d'or qu'il avait ramassées; l'hôte et l'hôtesse
éclatèrent de rire, et se tinrent long-temps les côtés. Enfin
ils se remirent. Messieurs, dit l'hôte, nous voyons bien que
vous êtes des étrangers; nous ne sommes pas accoutumés à en voir.
Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous
avez offert en paiement les cailloux de nos grands chemins. Vous
n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas
nécessaire d'en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries
établies pour la commodité du commerce sont payées par le
gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parceque c'est
un pauvre village, mais partout ailleurs vous serez reçus comme
vous méritez de l'être. Cacambo expliquait à Candide tous les
discours de l'hôte, et Candide les écoutait avec la même
admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait.
Quel est donc ce pays, disaient-ils l'un et l'autre, inconnu à
tout le reste de la terre, et où toute la nature est d'une espèce
si différente de la nôtre? C'est probablement le pays où tout va
bien; car il faut absolument qu'il y en ait un de cette espèce.
Et, quoi qu'en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que
tout allait assez mal en Vestphalie.



CHAPITRE XVIII

Ce qu'ils virent dans le pays d'Eldorado[1].

[1] Sur le pays d'Eldorado, voyez tome XVII, page 436. B.


Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l'hôte lui dit:
Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien; mais nous avons
ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme
du royaume, et le plus communicatif. Aussitôt il mène Cacambo
chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second
personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une
maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les
lambris des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec
tant de goût, que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas.
L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de rubis et
d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait
bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de
plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des
vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces
termes:

Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu
mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont
il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne
patrie des incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller
subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par
les Espagnols.

Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal
furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation,
qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et
c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité.
Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils
l'ont appelé _Eldorado_; et un Anglais, nommé le chevalier
Raleigh, en a même approché il y a environ cent années; mais,
comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de
précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de
la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur
inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre,
et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.

La conversation fut longue; elle roula sur la forme du
gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles
publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût
pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il
y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. Comment donc! dit-il, en pouvez-vous
douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? Cacambo
demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado. Le
vieillard rougit encore: Est-ce qu'il peut y avoir deux
religions? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le
monde; nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. N'adorez vous
qu'un seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète
aux doutes de Candide. Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y
en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de
votre monde font des questions bien singulières. Candide ne se
lassait pas de faire interroger ce bon vieillard; il voulut
savoir comment on priait Dieu dans Eldorado. Nous ne le prions
point, dit le bon et respectable sage; nous n'avons rien à lui
demander, il nous a donné tout ce qu'il nous faut; nous le
remercions sans cesse. Candide eut la curiosité de voir des
prêtres; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard
sourit. Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres; le roi et
tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de
grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille
musiciens les accompagnent.--Quoi! vous n'avez point de moines
qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et
qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis?--Il


 


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