Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

Part 1 out of 6







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CINQ SEMAINES EN BALLON

BY JULES VERNE

VOYAGE DE DÉCOUVERTES EN AFRIQUE PAR TROIS ANGLAIS






CHAPITRE PREMIER

La fin d'un discours très applaudi.--Présentation du docteur Samuel
Fergusson--« Excelsior. »--Portrait en pied du docteur.--Un
fataliste convaincu.--Dîner au Traveller's club.--Nombreux toasts.





Il y avait une grande affluence d'auditeurs, le 14 janvier 1862, à
la séance de la Société royale géographique de Londres, Waterloo
place, 3. Le président, sir Francis M..., faisait à ses honorables
collègues une importante communication dans un discours fréquemment
interrompu par les applaudissements.

Ce rare morceau d'éloquence se terminait enfin par quelques phrases
ronflantes dans lesquelles le patriotisme se déversait à pleines
périodes:

« L'Angleterre a toujours à la tête des nations (car, on l'a
remarqué, les nations marchent universellement à la tête les unes
des autres), « par l'intrépidité de ses voyageurs dans la voie des
découvertes géographiques. (Assentiments nombreux.) Le docteur
Samuel Fergusson, l'un de ses glorieux enfants, ne faillira pas à
son origine. (De toutes parts: Non! non!) Cette tentative, si elle
réussit (elle réussira!) reliera, en les complétant, les notions
éparses de la cartologie africaine (véhémente approbation), et si
elle échoue (jamais! jamais!), elle restera du moins comme l'un
des plus audacieuses conceptions du génie humain! (Trépignements
frénétiques.) »

--Hourra! hourra! fit l'assemblée électrisée par ces émouvantes
paroles.

--Hourra pour l'intrépide Fergusson!» s'écria l'un des membres les
plus expansifs de l'auditoire.

Des cris enthousiastes retentirent. Le nom de Fergusson éclata dans
toutes les bouches, et nous sommes fondés à croire qu'il gagna
singulièrement à passer par des gosiers anglais. La salle des
séances en fut ébranlée.

Ils étaient là pourtant, nombreux, vieillis, fatigués, ces
intrépides voyageurs que leur tempérament mobile promena dans les
cinq parties du monde! Tous, plus ou moins, physiquement ou
moralement, ils avaient échappé aux naufrages, aux incendies. aux
tomahawks de l'Indien, aux casse-têtes du sauvage, au poteau du
supplice, aux estomacs de la Polynésie! Mais rien ne put comprimer
les battements de leurs cœurs pendant le discours de sir Francis
M..., et, de mémoire humaine, ce fut là certainement le plus beau
succès oratoire de la Société royale géographique de Londres Mais,
en Angleterre, l'enthousiasme ne s'en tient pas seulement aux
paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancier de «
the Royal Mint [La Monnaie à Londres.]. » Une indemnité
d'encouragement fut votée, séance tenante, en faveur du docteur
Fergusson, et s'éleva au chiffre de deux mille cinq cents
livres[Soixante-deux mille cinq cents francs.]. L'importance de la
somme se proportionnait à l'importance de l'entreprise.

L'un des membres de la Société interpella le président sur la
question de savoir si le docteur Fergusson ne serait pas
officiellement présenté.

« Le docteur se tient à la disposition de l'assemblée, répondit sir
Francis M ...

--Qu'il entre! s'écria-t-on, qu'il entre! Il est bon de voir par
ses propres yeux un homme d'une audace aussi extraordinaire!

--Peut-être cette incroyable proposition, dit un vieux commodore
apoplectique, n'a-t-elle eu d'autre but que de nous mystifier!

--Et si le docteur Fergusson n'existait pas! cria une voix
malicieuse.

--Il faudrait l'inventer, répondit un membre plaisant de cette grave
Société.

--Faites entrer le docteur Fergusson, » dit simplenlent sir Francis
M ...

Et le docteur entra au milieu d'un tonnerre d'applaudissements, pas
le moins du monde ému d'ailleurs.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille et de
constitution ordinaires; son tempérament sanguin se trahissait par
une coloration forcée du visage, il avait une figure froide, aux
traits réguliers, avec un nez fort, le nez en proue de vaisseau de
l'homme prédestiné aux découvertes; ses yeux fort doux, plus
intelligents que hardis, donnaient un grand charme à sa physionomie;
ses bras étaient longs, et ses pieds se posaient à terre avec
l'aplomb du grand marcheur.

La gravité calme respirait dans toute la personne du docteur, et
l'idée ne venait pas à l'esprit qu'il put être l'instrument de la
plus innocente mystification.

Aussi, les hourras et les applaudissements ne cessèrent qu'au moment
où le docteur Fergusson réclama le silence par un geste aimable. Il
se dirigea vers le fauteuil préparé pour sa présentation; puis,
debout, fixe, le regard énergique, il leva vers le ciel l'index de
la main droite; ouvrit la bouche et prononça ce seul mot:

« Excelsior! »

Non! jamais interpellation inattendue de MM. Bright et Cobden,
jamais demande de fonds extraordinaires de lord Palmerston pour
cuirasser les rochers de l'Angleterre, n'obtinrent un pareil succès.
Le discours de sir Francis M... était dépassé, et de haut. Le
docteur se montrait à la fois sublime, grand, sobre et mesuré; il
avait dit le mot de la situation:

« Excelsior! »

Le vieux commodore, complètement rallié à cet homme étrange, réclama
l'insertion « intégrale » du discours Fergusson dans the Proceedings
of the Royal Geographical Society of London [Bulletins de la Société
Royale Géographique de Londres.].

Qu'était donc ce docteur, et à quelle entreprise allait-il se
dévouer?

Le père du jeune Fergusson, un brave capitaine de la marine
anglaise, avait associé son fils, dès son plus jeune âge, aux
dangers et aux aventures de sa profession. Ce digne enfant, qui
paraît n'avoir jamais connu la crainte, annonça promptement un
esprit vif, une intelligence de chercheur, une propension
remarquable vers les travaux scientifiques; il montrait, en outre,
une adresse peu commune à se tirer d'affaire; il ne fut jamais
embarrassé de rien, pas même de se servir de sa première fourchette,
à quoi les enfants réussissent si peu en général.

Bientôt son imagination s'enflamma à la lecture des entreprises
hardies, des explorations maritimes; il suivit avec passion les
découvertes qui signalèrent la première partie du XlXe siècle; il
rêva la gloire des Mungo-Park, des Bruce, des Caillié, des
Levaillant, et même un peu, je crois, celle de Selkirk, le Robinson
Crusoé, qui ne lui paraissait pas inférieure. Que d'heures bien
occupées il passa avec lui dans son île de Juan Fernandez! Il
approuva souvent les idées du matelot abandonné; parfois il discuta
ses plans et ses projets; il eût fait autrement, mieux peut-être,
tout aussi bien, à coup sûr! Mais, chose certaine, il n'eût jamais
fui cette bienheureuse île, où il était heureux comme un roi sans
sujets....; non, quand il se fût agi de devenir premier lord de
l'amirauté!

Je vous laisse à penser si ces tendances se développèrent pendant sa
jeunesse aventureuse jetée aux quatre coins du monde. Son père, en
homme instruit, ne manquait pas d'ailleurs de consolider cette vive
intelligence par des études sérieuses en hydrographie, en physique
et en mécanique, avec une légère teinture de botanique, de médecine
et d'astronomie.

A la mort du digne capitaine, Samuel Fergusson, âgé de vingt-deux
ans, avait déjà fait son tour du monde; il s'enrôla dans le corps
des ingénieurs bengalais, et se distingua en plusieurs affaires;
mais cette existence de soldat ne lui convenait pas; se souciant peu
de commander, il n'aimait pas à obéir. Il donna sa démission, et,
moitié chassant, moitié herborisant, il remonta vers le nord de la
péninsule indienne et la traversa de Calcutta à Surate. Une simple
promenade d'amateur.

De Surate, nous le voyons passer en Australie, et prendre part en
1845 à l'expédition du capitaine Sturt, chargé de découvrir cette
mer Caspienne que l'on suppose exister au centre de la
Nouvelle-Hollande.

Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1830, et, plus que jamais
possédé du démon des découvertes, il accompagna jusqu’en 1853 le
capitaine Mac Clure dans l'expédition qui contourna le continent
américain du détroit de Behring au cap Farewel.

En dépit des fatigues de tous genres, et sous tous les climats, la
constitution de Fergusson résistait merveilleusement; il vivait à
son aise au milieu des plus complètes privations; c'était le type du
parfait voyageur, dont l'estomac se resserre ou se dilate à volonté,
dont les jambes s'allongent ou se raccourcissent suivant la couche
improvisée, qui s'endort à toute heure du jour et se réveille à
toute heure de la nuit.

Rien de moins étonnant, dès lors, que de retrouver notre infatigable
voyageur visitant de 1855 à 1857 tout l'ouest du Tibet en compagnie
des frères Schlagintweit, et rapportant de cette exploration de
curieuses observations d'ethnographie.

Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut le correspondant le
plus actif et le plus intéressant du Daily Telegraph, ce journal à
un penny, dont le tirage monte jusqu'à cent quarante mille
exemplaires par jour, et suffit à peine à plusieurs millions de
lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, ce docteur, quoiqu'il ne fût
membre d'aucune institution savante, ni des Sociétés royales
géographiques de Londres, de Paris, de Berlin, de Vienne ou de
Saint-Pétersbourg, ni du Club des Voyageurs, ni même de Royal
Polytechnic Institution, où trônait son ami le statisticien Kokburn.

Ce savant lui proposa même un jour de résoudre le problème suivant,
dans le but de lui être agréable: Étant donné le nombre de milles
parcourus par le docteur autour du monde, combien sa tête en
a-t-elle fait de plus que ses pieds, par suite de la différence des
rayons? Ou bien, étant connu ce nombre de milles parcourus par les
pieds et par la tête du docteur, calculer sa taille exacte à une
ligne près?

Mais Fergusson se tenait toujours éloigné des corps savants, étant
de l'église militante et non bavardante; il trouvait le temps mieux
employé à chercher qu'à discuter, à découvrir qu'à discourir.

On raconte qu'un Anglais vint un jour à Genève avec l'intention de
visiter le lac; on le fit monter dans l'une de ces vieilles voitures
où l'on s'asseyait de côté comme dans les omnibus: or il advint que,
par hasard, notre Anglais fut placé de manière à présenter le dos au
lac; la voiture accomplit paisiblement son voyage circulaire, sans
qu'il songeât à se retourner une seule fois, et il revint à Londres,
enchanté du lac de Genève.

Le docteur Fergusson s'était retourné, lui, et plus d'une fois
pendant ses voyages, et si bien retourné qu'il avait beaucoup vu. En
cela, d'ailleurs, il obéissait à sa nature, et nous avons de bonnes
raisons de croire qu'il était un peu fataliste, mais d'un fatalisme
très orthodoxe, comptant sur lui, et même sur la Providence; `il se
disait poussé plutôt qu'attiré dans ses voyages, et parcourait le
monde, semblable à une locomotive, qui ne se dirige pas, mais que la
route dirige.

« Je ne poursuis pas mon chemin, disait-il souvent, c'est mon chemin
qui me poursuit. »

On ne s'étonnera donc pas du sang-froid avec lequel il accueillit
les applaudissements de la Société Royale; il était au-dessus de ces
misères, n'ayant pas d'orgueil et encore moins de vanité; il
trouvait toute simple la proposition qu'il avait adressée au
président sir Francis M ... et ne s'aperçut même pas de l’effet
immense qu'elle produisit.

Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller's club, dans
Pall Mall; un superbe festin s'y trouvait dressé à son intention;
la dimension des pièces servies fut en rapport avec l'importance du
personnage, et l'esturgeon qui figura dans ce splendide repas
n'avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson
lui-même.

Des toasts nombreux furent portés avec les vins de France aux
célèbres voyageurs qui s'étaient illustrés sur la terre d'Afrique.
On but à leur santé ou à leur mémoire, et par ordre alphabétique, ce
qui est très anglais: à Abbadie, Adams, Adamson, Anderson, Arnaud,
Baikie, Baldwin, Barth, Batouda, Beke, Beltrame, du Berba, Bimbachi,
Bolognesi, Bolwik, Bolzoni, Bonnemain, Brisson, Browne, Bruce,
Brun-Rollet, Burchell, Burckhardt, Burton, Caillaud, Caillié,
Campbell, Chapman, Clapperton, Clot, Bey, Colomieu, Courval,
Cumming, Cuny, Debono, Decken, Denham, Desavanchers, Dicksen,
Dickson; Dochard, Duchaillu, Duncan, Durand, Duroulé, Duveyrier,
Erhardt, d'Escayrac de Lauture, Ferret, Fresnel, Galinier, Galton,
Geoffroy, Golberry, Hahn, Halm, Harnier, Hecquart, Heuglin,
Hornemann, Houghton, Imbert, Kaufmann, Knoblecher, Krapf, Kummer,
Lafargue, Laing, Lajaille, Lambert, Lamiral, Lamprière, John Lander,
Richard Lander, Lefebvre, Lejean, Levaillant, Livingstone,
Maccarthie, Maggiar, Maizan, Malzac, Moffat, Mollien, Monteiro,
Morrisson, Mungo-Park, Neimans, Overwev, Panet, Partarrieau, Pascal,
Pearse, Peddie, Peney, Petherick, Poncet, Prax, Raffenel, Rath,
Rebmann, Richardson, Riley, Ritchie, Rochet d'Héricourt, Rongâwi,
Roscher, Ruppel, Saugnier, Speke, Steidner, Thibaud, Thompson,
Thornton, Toole, Tousny, Trotter, Tuckey, Tyrwitt, Vaudey,
Veyssière, Vincent, Vinco, Vogel, Wahlberg, Warington, Washington,
Werne, Wild, et enfin au docteur Samuel Fergusson qui, par son
incroyable tentative, devait relier les travaux de ces voyageurs et
compléter la série des découvertes africaines.






CHAPITRE II

Un article du Daily Telegraph.--Guerre de journaux savants.





Le lendemain, dans son numéro du 16 janvier, le Daily Telegraph
publiait un article ainsi conçu:

« L'Afrique va livrer enfin le secret de ses vastes solitudes; un
Œdipe moderne nous donnera le mot de cette énigme que les savants de
soixante siècles n'ont pu déchiffrer. Autrefois, rechercher les
sources du Nil, fontes Nili quœrere, était regardé comme une
tentative insensée, une irréalisable chimère. »

« Le docteur Barth, en suivant jusqu'au Soudan la route tracée par
Denham et Clapperton; le docteur Livingstone, en multipliant ses
intrépides investigations depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au
bassin du Zambezi; les capitaines Burton et Speke, par la découverte
des Grands Lacs intérieurs, ont ouvert trois chemins à la
civilisation moderne; leur point d'intersection, où nul voyageur n'a
encore pu parvenir, est le cœur même de l'Afrique. C'est là que
doivent tendre tous les efforts. »

« Or, les travaux de ces hardis pionniers de la science vont être
renoués par l'audacieuse tentative du docteur Samuel Fergusson, dont
nos lecteurs ont souvent apprécié les belles explorations. »

« Cet intrépide découvreur (discoverer) se propose de traverser en
ballon toute l'Afrique de l'est à l'ouest. Si nous sommes bien
informés, le point de départ de ce surprenant voyage serait l'île de
Zanzibar sur la côte orientale. Quant au point d'arrivée, à la
Providence seule il est réservé de le connaître. »

« La proposition de cette exploration scientifique a été faite hier
officiellement à la Société Royale de Géographie; une somme de deux
mille cinq cents livres est votée pour subvenir aux frais de
l'entreprise.

« Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentative, qui est
sans précédents dans les fastes géographiques. »

Comme on le pense, cet article eut un énorme retentissement; il
souleva d'abord les tempêtes de l'incrédulité, le docteur Fergusson
passa pour un être purement chimérique, de l'invention de M. Barnum,
qui, après avoir travaillé aux États-Unis, s'apprêtait à « faire »
les Iles Britanniques.

Une réponse plaisante parut à Genève dans le numéro de février des «
Bulletins de la Société Géographique », elle raillait
spirituellement la Société Royale de Londres, le Traveller's club et
l'esturgeon phénoménal.

Mais M. Petermann, dans ses « Mittheilungen, » publiés à Gotha,
réduisit au silence le plus absolu le journal de Genève. M.
Petermann connaissait personnellement le docteur Fergusson, et se
rendait garant de l'intrépidité de son audacieux ami

Bientôt d'ailleurs le doute ne fut plus possible; les préparatifs du
voyage se faisaient à Londres; les fabriques de Lyon avaient reçu
une commande importante de taffetas pour la construction de
l'aérostat; enfin le gouvernement britannique mettait à la
disposition du docteur le transport le Resolute, capitaine Pennet

Aussitôt mille encouragements se firent jour, mille félicitations
éclatèrent. Les détails de l’entreprise parurent tout au long dans
les Bulletins de la Société Géographique de Paris; un article
remarquable fut imprimé dans les « Nouvelles Annales des voyages,
de la géographie, de l'histoire et de l'archéologie de M. V.-A.
Malte-Brun »; un travail minutieux publié dans « Zeitschrift für
Allgemeine Erdkunde, » par le docteur W. Koner, démontra
victorieusement la possibilité du voyage, ses chances de succès, la
nature des obstacles, les immenses avantages du mode de locomotion
par la voie aérienne; il blâma seulement le point de départ; il
indiquait plutôt Masuah, petit port de l'Abyssinie, d’où James
Bruce, en 1768, s'était élancé à la recherche des sources du Nil.
D'ailleurs il admirait sans réserve cet esprit énergique du docteur
Fergusson, et ce cœur couvert d'un triple airain qui concevait et
tentait un pareil voyage.

Le « North American Review » ne vit pas sans déplaisir une telle
gloire réservée à l'Angleterre; il tourna la proposition du docteur
en plaisanterie, et l'engagea à pousser jusqu'en Amérique, pendant
qu'il serait en si bon chemin.

Bref, sans compter les journaux du monde entier, il n'y eut pas de
recueil scientifique, depuis le ·« Journal des Missions évangéliques
» jusqu'à la « Revue algérienne et coloniale, » depuis les « Annales
de la propagation de la foi » jusqu'au « Church missionnary
intelligencer, » qui ne relatât le fait sous toutes ses formes.

Des paris considérables s'établirent à Londres et dans l'Angleterre,
1° sur l'existence réelle ou supposée du docteur Fergusson; 2° sur
le voyage lui-même, qui ne serait pas tenté suivant les uns, qui
serait entrepris suivant les autres; 3° sur la question de savoir
s'il réussirait ou s'il ne réussirait pas; 4° sur les probabilités
ou les improbabilités du retour du docteur Fergusson On engagea des
sommes énormes au livre des paris, comme s'il se fût agi des courses
d'Epsom.

Ainsi donc, croyants, incrédules, ignorants et savants, tous eurent
les yeux fixés sur le docteur; il devint le lion du jour sans se
douter qu'il portât une crinière. Il donna volontiers des
renseignements précis sur son expédition. Il fut aisément abordable
et l'homme le plus naturel du monde. Plus d'un aventurier hardi se
présenta, qui voulait partager la gloire et les dangers de sa
tentative; mais il refusa sans donner de raisons de son refus.

De nombreux inventeurs de mécanismes applicables à la direction des
ballons vinrent lui proposer leur système. Il n'en voulut accepter
aucun. A qui lui demanda s'il avait découvert quelque chose à cet
égard, il refusa constamment de s'expliquer, et s'occupa plus
activement que jamais des préparatifs de son voyage.






CHAPITRE III

L'ami du docteur.--D'où datait leur amitié.--Dick Kennedy à
Londres.--Proposition inattendue, mais point rassurante.--Proverbe
peu consolant.--Quelques mots du martyrologe africain--Avantages
d'un aérostat.--Le secret du docteur Fergusson.





Le docteur Fergusson avait un ami. Non pas un autre lui-même, un
alter ego; l'amitié ne saurait exister entre deux êtres parfaitement
identiques.

Mais s'ils possédaient des qualités, des aptitudes, un tempérament
distincts, Dick Kennedy et Samuel Fergusson vivaient d'un seul et
même cœur, et cela ne les gênait pas trop. Au contraire.

Ce Dick Kennedy était un Écossais dans toute l'acception du mot,
ouvert, résolu, entêté. Il habitait la petite ville de Leith, près
d'Édimbourg, une véritable banlieue de la « Vieille Enfumée »
[Sobriquet d'Édimbourg, Auld Reekie,]. C'était quelquefois un
pêcheur, mais partout et toujours un chasseur déterminé: rien de
moins étonnant de la part d'un enfant de la Calédonie, quelque peu
coureur des montagnes des Highlands On le citait comme un
merveilleux tireur à la carabine; non seulement il tranchait des
balles sur une lame de couteau, mais il les coupait en deux moitiés
si égales, qu'en les pesant ensuite on ne pouvait y trouver de
différence appréciable.

La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de Halbert
Glendinning, telle que l'a peinte Walter Scott dans « le Monastére
»; sa taille dépassait six pieds anglais [Environ cinq pieds huit
pouces.]; plein de grâce et d'aisance, il paraissait doué d'une
force herculéenne; une figure fortement hâlée par le soleil, des
yeux vifs et noirs, une hardiesse naturelle très décidée, enfin
quelque chose de bon et de solide dans toute sa personne prévenait
en faveur de l'Écossais.

La connaissance des deux amis se fit dans l'Inde, à l'époque où tous
deux appartenaient au même régiment; pendant que Dick chassait au
tigre et à l'éléphant, Samuel chassait à la plante et à l'insecte;
chacun pouvait se dire adroit dans sa partie, et plus d'une plante
rare devint la proie du docteur, qui valut à conquérir autant qu'une
paire de défenses en ivoire.

Ces deux jeunes gens n'eurent jamais l'occasion de se sauver la vie,
ni de se rendre un service quelconque. De là une amitié inaltérable.
La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie les réunit
toujours.

Depuis leur rentrée en Angleterre, ils furent souvent séparés par
les lointaines expéditions du docteur; mais, de retour, celui-ci ne
manqua, jamais d'aller, non pas demander, mais donner quelques
semaines de lui-même à son ami l'Écossais.

Dick causait du passé, Samuel préparait l'avenir: l'un regardait en
avant, l’autre en arrière. De là un esprit inquiet, celui de
Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy.

Après son voyage au Tibet, le docteur resta près de deux ans sans
parler d'explorations nouvelles; Dick supposa que ses instincts de
voyage, ses appétits d'aventures se calmaient Il en fut ravi Cela,
pensait-il, devait finir mal un jour ou l'autre; quelque habitude
que l'on ait des hommes, on ne voyage pas impunément au milieu des
anthropophages et des bêtes féroces; Kennedy engageait donc Samuel à
enrayer, ayant assez fait d'ailleurs pour la science, et trop pour
la gratitude humaine.

A cela, le docteur se contentait de ne rien répondre; il demeurait
pensif, puis il se livrait à de secrets calculs, passant ses nuits
dans des travaux de chiffres, expérimentant même des engins
singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait
qu'une grande pensée fermentait dans son cerveau.

« Qu'a-t-il pu ruminer ainsi?» se demanda Kennedy, quand son ami
l'eut quitté pour retourner à Londres, au mois de janvier.

Il l'apprit un matin par l'article du Daily Telegraph.

« Miséricorde! s'écria-t-il. Le fou! l'insensé traverser l'Afrique
en ballon! Il ne manquait plus que cela! Voilà donc ce qu'il
méditait depuis deux ans! »

A la place de tous ces points d'exclamation, mettez des coups de
poing solidement appliqués sur la tête, et vous aurez une idée de
l'exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.

Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulut insinuer
que ce pourrait bien être une mystification:

« Allons donc! répondit-il, est-ce que je ne reconnais pas mon
homme?

Est-ce que ce n'est pas de lui? Voyager à travers les airs! Le
voilà jaloux des aigles maintenant! Non, certes, cela ne sera pas!
je saurai bien l'empêcher! Eh! si on le laissait faire, il
partirait un beau jour pour la lune! »

Le soir même, Kennedy, moitié inquiet, moitié exaspéré, prenait le
chemin de fer à General Railway station, et le lendemain il arrivait
à Londres.

Trois quarts d'heure après un cab le déposait à la petite maison du
docteur, Soho square, Greek street; il en franchit le perron, et
s'annonça en frappant à la porte cinq coups solidement appuyés.

Fergusson lui ouvrit en personne.

« Dick? fit-il sans trop d`étonnement.

--Dick lui-même, riposta Kennedy.

--Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d'hiver?

--Moi, à Londres.

--Et qu'y viens-tu faire?

--Empêcher une folie sans nom!

--Une folie? dit le docteur.

--Est-ce vrai ce que raconte ce journal, répondit Kennedy en tendant
le numéro du Daily Telegraph.

--Ah! c'est de cela que tu parles! Ces journaux sont bien
indiscrets! Mais asseois-toi donc, mon cher Dick.

--Je ne m'asseoirai pas. Tu as parfaitement l'intention
d'entreprendre ce voyage?

--Parfaitement; mes préparatifs vont bon train, et je...

--Où sont-ils que je les mette en pièces, tes préparatifs? Où
sont-ils que j’en fasse des morceaux »

Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère.

« Du calme, mon cher Dick reprit le docteur. Je conçois ton
irritation.

Tu m'en veux de ce que je ne t'ai pas encore appris mes nouveaux
projets.

--Il appelle cela de nouveaux projets!

--J'ai été fort occupé, reprit Samuel sans admettre l'interruption,
j'ai eu fort à faire! Mais sois tranquille, je ne serais pas parti
sans t'écrire

--Eh! je me moque bien.

--Parce que j'ai l'intention de t'emmener avec moi. »

L'Écossais fit un bond qu'un chamois n'eût pas désavoué.

« Ah ca! dit-il, tu veux donc que l'on nous renferme tous les deux
à l’hôpital de Betlehem! [Hôpital de fous à Londres.]

--J'ai positivement compté sur toi, mon cher Dick, et je t'ai choisi
à l’exclusion de bien d'autres. »

Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.

« Quand tu m'auras écouté pendant dix minutes, répondit
tranquillement le docteur, tu me remercieras

--Tu parles sérieusement?

--Très sérieusement.

--Et si je refuse de t’accompagner?

--Tu ne refuseras pas.

--Mais enfin, si je refuse?

--Je partirai seul.

--Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment
que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l'on discute.

--Discutons en déjeunant, si tu n'y vois pas d'obstacle, mon cher
Dick. »

Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite
table, entre une pile de sandwichs et une théière énorme

« Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet est insensé! il est
impossible! il ne ressemble à rien de sérieux ni de praticable!

--C'est ce que nous verrons bien après avoir essayé.

--Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c'est d'essayer.

--Pourquoi cela, s'il te plaît?

--Et les dangers, et les obstacles de toute nature!

--Les obstacles, répondit sérieusement Fergusson, sont inventés pour
être vaincus; quant aux dangers, qui peut se flatter de les fuir?
Tout est danger dans la vie; il peut être très dangereux de
s'asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tête; il
faut d'ailleurs considérer ce qui doit arriver comme arrivé déjà, et
ne voir que le présent dans l'avenir, car l'avenir n'est qu'un
présent un peu plus éloigné.

--Que cela! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours
fataliste!

--Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccupons donc
pas de ce que le sort nous réserve et n'oublions jamais notre bon
proverbe d'Angleterre:

« L'homme né pour être pendu ne sera jamais noyé! »

Il n'y avait rien à répondre, ce qui n'empêcha pas Kennedy de
reprendre une série d'arguments faciles à imaginer, mais trop longs
à rapporter ici

« Mais enfin, dit-il après une heure de discussion, si tu veux
absolument traverser l'Afrique, si cela est nécessaire à ton
bonheur, pourquoi ne pas prendre les routes ordinaires?

--Pourquoi? répondit le docteur en s'animant; parce que jusqu'ici
toutes les tentatives ont échoué! Parce que depuis Mungo-Park
assassiné sur le Niger jusqu'à Yogel disparu dans le Wadaï, depuis
Oudney mort à Murmur, Clapperton mort à Sackatou, jusqu'au Français
Maizan coupé en morceaux, depuis le major Laing tué par les Touaregs
jusqu'à Roscher de Hambourg massacré au commencement de 1860, de
nombreuses victimes ont été inscrites au martyrologe africain!
Parce que lutter contre les éléments, contre la faim, la soif, la
fièvre, contre les animaux féroces et contre des peuplades plus
féroces encore, est impossible! Parce que ce qui ne peut être fait
d'une façon doit être entrepris d'une autre! Enfin parce que, là où
l'on ne peut passer au milieu, il faut passer à côté ou passer
dessus!

--S'il ne s'agissait que de passer dessus! répliqua Kennedy; mais
passer par-dessus!

--Eh bien, reprit le docteur avec le plus grand sang-froid du monde,
qu'ai-je à redouter! Tu admettras bien que j'ai pris mes
précautions de manière à ne pas craindre une chute de mon ballon; si
donc il vient à me faire défaut, je me retrouverai sur terre dans
les conditions normales des explorateurs; mais mon ballon ne me
manquera pas, il n'y faut pas compter.

---Il faut y compter, au contraire.

--Non pas, mon cher Dick. J'entends bien ne pas m'en séparer avant
mon arrivée à la côte occidentale d'Afrique. Avec lui, tout est
possible; sans lui, je retombe dans les dangers et les obstacles
naturels d'une pareille expédition; avec lui, ni la chaleur, ni les
torrents, ni les tempêtes, ni le simoun, ni les climats insalubres,
ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sont à craindre! Si j'ai
trop chaud, je monte, si j'ai froid, je descends; une montagne, je
la dépasse; un précipice, je le franchis; un fleuve, je le traverse;
un orage, je le domine; un torrent, je le rase comme un oiseau! Je
marche sans fatigue, je m'arrête sans avoir besoin de repos! Je
plane sur les cités nouvelles! Je vole avec la rapidité de
l'ouragan tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol,
et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas
du monde! »

Le brave Kennedy commençait à se sentir ému, et cependant le
spectacle évoqué devant ses yeux lui donnait le vertige. Il
contemplait Samuel avec admiration, mais avec crainte aussi; il se
sentait déjà balancé dans l'espace.

« Voyons, fit-il, voyons un peu, mon cher Samuel, tu as donc trouvé
le moyen de diriger les ballons?

--Pas le moins du monde. C'est une utopie.

--Mais alors tu iras

--Où voudra la Providence; mais cependant de l'est à l'ouest.

--Pourquoi cela?

--Parce que je compte me servir des vents alizés, dont la direction
est constante.

--Oh! vraiment! fit Kennedy en réfléchissant: les vents alizés....
certainement... on peut à la rigueur... il y a quelque chose...

--S'il y a quelque chose! non, mon brave ami, il y a tout. Le
gouvernement anglais a mis un transport à ma disposition; il a été
convenu également que trois ou quatre navires iraient croiser sur la
côte occidentale vers l'époque présumée de mon arrivée. Dans trois
mois au plus, je serai à Zanzibar, où j'opérerai le gonflement de
mon ballon, et de là nous nous élancerons

--Nous! fit Dick.

--Aurais-tu encore l'apparence d'une objection à me faire? Parle,
ami Kennedy.

--Une objection! j'en aurais mille; mais, entre autres, dis-moi: si
tu comptes voir le pays, si tu comptes monter et descendre à ta
volonté, tu ne le pourras faire sans perdre ton gaz; il n'y a pas eu
jusqu'ici d'autres moyens de procéder, et c'est ce qui a toujours
empêché les longues pérégrinations dans l'atmosphère.

--Mon cher Dick, je ne te dirai qu'une seule chose: je ne perdrai
pas un atome de gaz, pas une molécule.

--Et tu descendras à volonté

--Je descendrai à volonté.

--Et comment feras-tu?

--Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devise
soit la tienne: « Excelcior! »

--Va pour « Excelsior! » répondit le chasseur, qui ne savait pas un
mot de latin.

Mais il était bien décidé à s'opposer, par tous les moyens
possibles, au départ de son ami Il fit donc mine d'être de son avis
et se contenta d'observer. Quant à Samuel, il alla surveiller ses
apprêts.






CHAPITRE IV

Explorations africaines.





La ligne aérienne que le docteur Fergusson comptait suivre n'avait
pas été choisie au hasard; son point de départ fut sérieusement
étudié, et ce ne fut pas sans raison qu'il résolut de s'élever de
l'île de Zanzibar. Cette île, située près de la côte orientale
d'Afrique, se trouve par 6° de latitude australe, c’est-à-dire à
quatre cent trente milles géographiques au-dessous de l'équateur.

De cette île venait de partir la dernière expédition envoyée par les
Grands Lacs à la découverte des sources du Nil.

Mais il est bon d’indiquer quelles explorations le docteur Fergusson
espérait rattacher entre elles. Il y en a deux principales: celle du
docteur Barth en 1849, celle des lieutenants Bnrton et Speke en
1858.

Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour son compatriote
Overweg et pour lui la permission de se joindre à l'expédition de
l'Anglais Richardson; celui-ci était chargé d'une mission dans le
Soudan.

Ce vaste pays est situé entre 15° et 10° de latitude nord,
c'est-à-dire que, pour y parvenir, il faut s'avancer de plus de
quinze cent milles [Six cent vingt-cinq lieues.] dans l'intérieur de
l'Afrique.

Jusque-là, cette contrée n'était connue que par le voyage de Denham,
de Clapperton et d'Ouduey, de 1822 à 1824. Richardson, Barth et
Overweg, jaloux de pousser plus loin leurs investigations, arrivent
à Tunis et à Tripoli, comme leurs devanciers, et parviennent à
Mourzouk, capitale du Fezzan.

Ils abandonnent alors la ligne perpendiculaire et font un crochet
dans l'ouest vers Ghât, guidés, non sans difficultés, par les
Touaregs. Après mille scènes de pillage, de vexations, d'attaques à
main armée, leur caravane arrive en octobre dans le vaste oasis de
l'Asben. Le docteur Barth se détache de ses compagnons, fait une
excursion à la ville d'Agbadès, et rejoint l'expédition, qui se
remet en marche le 12 décembre. Elle arrive dans la province du
Damerghou; là, les trois voyageurs se séparent, et Barth prend la
route de Kano, où il parvient à force de patience et en payant des
tributs considérables.

Malgré une fièvre intense, il quitte cette ville le 7 mars, suivi
d'un seul domestique. Le principal but de son voyage est de
reconnaître le lac Tchad, dont il est encore séparé par trois cent
cinquante milles. Il s’avance donc vers l'est et atteint la ville de
Zouricolo, dans le Bornou, qui est le noyau du grand empire central
de l'Afrique. Là il apprend la mort de Richardson, tué par la
fatigue et les privations. Il arrive à Kouka, capitale du Bornou,
sur les bords du lac. Enfin, au bout de trois semaines, le 14 avril,
douze mois et demi après avoir quitté Tripoli, il atteint la ville
de Ngornou.

Nous le retrouvons partant le 29 mars 1851, avec Overweg, pour
visiter le royaume d'Adamaoua, au sud du lac; il parvient jusqu'à la
ville d'Yola, un peu au-dessous du 9° degré de latitude nord. C'est
la limite extrême atteinte au sud par ce hardi voyageur.

Il revient au mois d'août à Kouka, de là parcourt successivement le
Mandara, le Barghimi, le Kanem, et atteint comme limite extrême dans
l'est la ville de Masena, située par 17° 20' de longitude ouest [Il
s'agit du méridien anglais, qui passe par l'observatoire de
Greenwich.].

Le 25 novembre 1852, après la mort d'Overweg, son dernier compagnon,
il s'enfonce dans l'ouest, visite Sockoto, traverse le Niger, et
arrive enfin à Tombouctou, oh il doit languir huit longs mois, au
milieu des vexations du cheik, des mauvais traitements et de la
misère. Mais la présence d'un chrétien dans la ville ne peut être
plus longtemps tolérée; les Foullannes menacent de l'assiéger. Le
docteur la quitte donc le 17 mars 1854, se réfugie sur la frontière,
où il demeure trente trois jours dans le dénûment le plus complet,
revient à Kano en novembre, rentre à Kouka, d'où il reprend la route
de Denham, après quatre mois d'attente; il revoit Tripoli vers la
fin d'août 1855, et rentre à Londres le 6 septembre, seul de ses
compagnons.

Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth.

Le docteur Fergusson nota soigneusement qu'il s'était arrêté à 4° de
latitude nord et à 17° de longitude ouest.

Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Speke dans
l'Afrique orientale.

Les diverses expéditions qui remontèrent le Nil ne purent jamais
parvenir aux sources mystérieuses de ce fleuve. D'après la relation
du médecin allemand Ferdinand Werne, l'expédition tentée en 1840,
sous les auspices de Mehemet-Ali, s'arrêta à Gondokoro, entre les 4°
et 5° parallèles nord.

En 1855, Brun-Rollet, un Savoisien, nommé consul de Sardaigne dans
le Soudan oriental, en remplacement de Vaudey, mort à la peine,
partit de Karthoum, et sous le nom de marchand Yacoub, trafiquant de
gomme et d'ivoire, il parvint à Belenia, au-delà du 4e degré, et
retourna malade à Karthoum, où il mourut en 1837.

Ni le docteur Peney, chef du service médical égyptien, qui sur un
petit steamer atteignit un degré au-dessous de Gondokoro, et revint
mourir d'épuisement à Karthoum,--ni le Venitien Miani, qui,
contournant les cataractes situées au-dessous de Gondokoro,
atteignit le 2e parallèle,--ni le négociant maltais Andrea Debono,
qui poussa plus loin encore son excursion sur le Nil--ne purent
franchir l'infranchissable limite.

En 1859, M. Guillaume Lejean, chargé d'une mission par le
gouvernement français, se rendit à Karthoum par la mer Rouge,
s'embarqua sur le Nil avec vingt et un hommes d'équipage et vingt
soldats; mais il ne put dépasser Gondokoro, et courut les plus
grands dangers au milieu des nègres en pleine révolte. L'expédition
dirigée par M. d'Escayrac de Lauture tenta également d'arriver aux
fameuses sources.

Mais ce terme fatal arrêta toujours les voyageurs; les envoyés de
Néron avaient atteint autrefois le 9e degré de latitude; on ne gagna
donc en dix huit siècles que 5 ou 6 degrés, soit de trois cents à
trois cent soixante milles géographiques.

Plusieurs voyageurs tentèrent de parvenir aux sources du Nil, en
prenant un point de départ sur la côte orientale de l'Afrique.

De 1768 à 1772, l'Écossais Bruce partit de Masuah, port de
l’Abyssinie, parcourut le Tigré, visita les ruines d'Axum, vit les
sources du Nil où elles n'étaient pas, et n'obtint aucun résultat
sérieux.

En 1844, le docteur Krapf, missionnaire anglican, fondait un
établissement à Monbaz sur la côte de Zanguebar, et découvrait, en
compagnie du révérend Rebmann, deux montagnes à trois cents milles
de la côte; ce sont les monts Kilimandjaro et Kenia, que MM. de
Heuglin et Thornton viennent de gravir en partie.

En 1845, le Français Maizan débarquait seul à Bagamayo, en face de
Zanzibar, et parvenait à Deje-la-Mhora, où le chef le faisait périr
dans de cruels supplices.

En 1859, au mois d'août, le jeune voyageur Roscher, de Hambourg
parti avec une caravane de marchands arabes, atteignait le lac
Nyassa, où il fut assassiné pendant son sommeil.

Enfin, en 1857, les lieutenants Burton et Speke, tous deux officiers
à l'armée du Bengale, furent envoyés par la Société de Géographie de
Lon-dres pour explorer les Grands Lacs africains; le 17 juin ils
quittèrent Zanzibar et s'enfoncèrent directement dans l'ouest.

Après quatre mois de souffrances inouïes, leurs bagages pillés,
leurs porteurs assommés, ils arrivèrent à Kazeh, centre de réunion
des trafiquants et des caravanes; ils étaient en pleine terre de la
Lune; là ils recueillirent des documents précieux sur les mœurs, le
gouvernement, la religion, la faune et la flore du pays; puis ils se
dirigèrent vers le premier des Grands Lacs, le Tanganayika situé
entre 3° et 8° de latitude australe; ils y parvinrent le 14 février
1858, et visitèrent les diverses peuplades des rives, pour la
plupart cannibales.

Ils repartirent le 26 mai, et rentrèrent à Kazeh le 20 juin. Là,
Burton épuisé resta plusieurs mois malade; pendant ce temps, Speke
fit au nord une pointe de plus de trois cents milles, jusqu'au lac
Oukérooué, qu'il aperçut le 3 août; mais il n'en put voir que
l'ouverture par 2° 30' de latitude.

Il était de retour à Kazeh le 25 août, et reprenait avec Burton le
chemin de Zanzibar, qu'ils revirent au mois de mars de l'année
suivante. Ces deux hardis explorateurs revinrent alors en
Angleterre, et la Société de Géographie de Paris leur décerna son
prix annuel.

Le docteur Fergusson remarqua avec soin qu'ils n'avaient franchi ni
le 2e degré de latitude australe, ni le 29e degré de longitude est.

Il s'agissait donc de réunir les explorations de Burton et Speke à
celles du docteur Barth; c'était s'engager à franchir une étendue de
pays de plus de douze degrés.






CHAPITRE V

Rêves de Kennedy.--Articles et pronoms au pluriel.--Insinuations de
Dick.--Promenade sur la carte d’Afrique--Ce qui reste entre les
deux pointes du compas.--Expéditions actuelles.--Speke et
Grant.--Krapf, de Decken, de Heuglin.





Le docteur Fergusson pressait activement les préparatifs de son
départ; il dirigeait lui-même la construction de son aérostat,
suivant certaines modifications sur lesquelles il gardait un silence
absolu.

Depuis longtemps déjà, il s'était appliqué à l'étude de la langue
arabe et de divers idiomes mandingues; grâce à ses dispositions de
polyglotte, il fit de rapides progrès.

En attendant, son ami le chasseur ne le quittait pas d'une semelle;
il craignait sans doute que le docteur ne prît son vol sans rien
dire; il lui tenait encore à ce sujet les discours les plus
persuasifs, qui ne persuadaient pas Samuel Fergusson, et s'échappait
en supplications pathétiques, dont celui-ci se montrait peu touché
Dick le sentait glisser entre ses doigts.

Le pauvre Écossais était réellement à plaindre; il ne considérait
plus la voûte azurée sans de sombres terreurs; il éprouvait, en
dormant, des balancements vertigineux, et chaque nuit il se sentait
choir d'incommensurables hauteurs.

Nous devons ajouter que, pendant ces terribles cauchemars, il tomba
de son lit une fois ou deux. Son premier soin fut de montrer à
Fergusson une forte contusion qu'il se fit à la tête.

« Et pourtant, ajouta-t-il avec bonhomie, trois pieds de hauteur!
pas plus! et une bosse pareille! Juge donc! »

Cette insinuation, pleine de mélancolie, n'émût pas le docteur.

« Nous ne tomberons pas, fit-il.

--Mais enfin, si nous tombons?

--Nous ne tomberons pas. »

Ce fut net, et Kennedy n'eut rien à répondre.

Ce qui exaspérait particulièrement Dick, c'est que le docteur
semblait faire une abnégation parfaite de sa personnalité, à lui
Kennedy; il le considérait comme irrévocablement destiné à devenir
son compagnon aérien. Cela n'était plus l'objet d'un doute Samuel
faisait un intolérable abus du pronom pluriel de la première
personne.

« Nous » avançons..., « nous » serons prêts le..., « nous »
partirons le...

Et de l'adjectif possessif au singulier:

« Notre » ballon..., « notre » nacelle..., « notre » exploration...

Et du pluriel donc!

« Nos » préparatifs..., « nos » découvertes .., « nos »
ascensions...

Dick en frissonnait, quoique décidé à ne point partir; mais il ne
voulait pas trop contrarier son ami. Avouons même que, sans s'en
rendre bien compte, il avait fait venir tout doucement d'Édimbourg
quelques vêtements assortis et ses meilleurs fusils de chasse.

Un jour, après avoir reconnu qu'avec un bonheur insolent, on pouvait
avoir une chance sur mille de réussir, il feignit de se rendre aux
désirs du docteur; mais, pour reculer le voyage, il entama la série
des échappatoires les plus variées. Il se rejeta sur l'utilité de
l'expédition et sur son opportunité. Cette découverte des sources du
Nil était-elle vraiment nécessaire?... Aurait-on réellement
travaillé pour le bonheur de l'humanité?... Quand, au bout du
compte, les peuplades de l'Afrique seraient civilisées, en
seraient-elles plus heureuses?... Était-on certain, d'ailleurs, que
la civilisation ne fût pas plutôt là qu'en Europe--Peut-être.--
Et d'abord ne pouvait-on attendre encore?... La traversée de
l'Afrique serait certainement faite un jour, et d'une façon moins
hasardeuse... Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque
explorateur arriverait sans doute...

Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leur but, et
le docteur frémissait d'impatience.

« Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, que cette
gloire profite à un autre? Faut-il donc mentir à mon passé?
reculer devant des obstacles qui ne sont pas sérieux? reconnaître
par de lâches hésitations ce qu'ont fait pour moi, et le
gouvernement anglais, et la Société Royale de Londres?

--Mais..., reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette
conjonction.

--Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir
au succès des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux
explorateurs s'avancent vers le centre de l'Afrique

--Cependant...

--Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. »

Dick les jeta avec résignation.

« Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.

--Je le remonte, dit docilement l'Écossais.

--Arrive à Gondokoro.

--J'y suis. »

Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la
carte.

« Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et
appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.

--J'appuie.

--Et maintenant cherche sur la côte l'île de Zanzibar, par 6° de
latitude sud.

--Je la tiens.

--Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.

--C'est fait.

--Remonte par le 33e degré de longitude jusqu'à l'ouverture du lac
Oukéréoué, à l'endroit où s'arrêta le lieutenant Speke.

--M'y voici! Un peu plus, je tombais dans le lac.

--Eh bien! sais-tu ce qu'on a le droit de supposer d'après les
renseignements donnés par les peuplades riveraines?

--Je ne m'en doute pas.

--C'est que ce lac, dont l'extrémité inférieure est par 2° 30' de
latitude, doit s'étendre également de deux degrés et demi au-dessus
de l'équateur.

--Vraiment!

--Or, de cette extrémité septentrionale s'échappe un cours d'eau qui
doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n'est le Nil lui-même.

--Voilà qui est curieux.

--Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du
lac Oukéréoué.

--C'est fait, ami Fergusson

--Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes?

--A peine deux.

--Et sais-tu ce que cela fait, Dick?

--Pas le moins du monde.

--Cela fait à peine cent vingt milles [Cinquante lieues],
c'est-à-dire rien.

--Presque rien, Samuel.

--Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment?

--Non, sur ma vie!

--Eh bien! le voici. La Société de Géographie a regardé comme très
importante l'exploration de ce lac entrevu par Speke. Sous ses
auspices, le lieutenant, aujourd'hui capitaine Speke, s'est associé
le capitaine Grant de l'armée des Indes; ils se sont mis à la tête
d'une expédition nombreuse et largement subventionnée; ils ont
mission de remonter le lac et de re-venir jusqu'à Gondokoro; ils ont
reçu un subside de plus de cinq mille livres, et le gouverneur du
Cap a mis des soldats hottentots à leur dispo-sition; ils sont
partis de Zanzibar à la fin d'octobre 1860. Pendant ce temps,
l'Anglais John Petherick, consul de Sa Majesté à Kartoum, a reçu du
Foreign-office sept cents livres environ; il doit équiper un bateau
à vapeur à Karthoum, le charger de provisions suffisantes, et se
rendre à Gondokoro; là il attendra la caravane du capitaine Speke et
sera en mesure de la ravitailler.

--Bien imaginé, dit Kennedy.

--Tu vois bien que cela presse, si nous voulons participer à ces
travaux d'exploration Et ce n'est pas tout; pendant que l'on marche
d’un pas sûr à la découverte des sources du Nil, d'autres voyageurs
vont hardiment au cœur de l'Afrique.

--A pied, fit Kennedy

--A pied, répondit le docteur sans relever l'insinuation. Le docteur
Krapf se propose de pousser dans l'ouest par le Djob, rivière située
sous l'équateur. Le baron de Decken a quitté Monbaz, a reconnu les
montagnes de Kenia et de Kilimandjaro, et s'enfonce vers le centre.

--A pied toujours?

--Toujours à pied, ou à dos de mulet.

--C'est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy.

--Enfin, reprit le docteur, M. de Heuglin, vice-consul d'Autriche à
Karthoum, vient d'organiser une expédition très importante, dont le
premier but est de rechercher le voyageur Vogel, qui, en 1853, fut
envoyé dans le Soudan pour s'associer aux travaux du docteur Barth.
En 1856, il quitta le Bornou, et résolut d'explorer ce pays inconnu
qui s'étend entre le lac Tchad et le Darfour. Or, depuis ce temps,
il nia pas reparu. Des lettres arrivées en juin 1860 à Alexandrie
rapportent qu'il fut assassiné par les ordres du roi du Wadaï; mais
d'autres lettres, adressées par le docteur Hartmann au père du
voyageur, disent, d’après les récits d'un fellatah du Bornou, que
Vogel serait seulement un prisonnier à Wara; tout espoir n'est donc
pas perdu. Un comité s'est formé sous la présidence du duc régent de
Saxe-Cobourg-Gotha; mon ami Petermann en est le secrétaire; une
souscription nationale a fait les frais de l'expédition, à laquelle
se sont joints de nombreux savants; M. de Heuglin est parti de
Masuah dans le mois de juin, et en même temps qu'il recherche les
traces de Vogel, il doit explorer tout le pays compris entre le Nil
et le Tchad, c'est-à-dire relier les opérations du capitaine Speke à
celles du docteur Barth. Et alors l'Afrique aura été traversée de
l'est à l'ouest [Depuis le départ du docteur Fergusson, on a appris
que M. de Heuglin, à la suite de certaines discussions, a pris une
route différente de celle assignée à son expédition, dont le
commandement a été remis à M. Munzinger.].

--Eh bien! reprit l'Écossais, puisque tout cela s’emmanche si bien,
qu'allons-nous faire là-bas? »

Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausser les
épaules.






CHAPITRE VI

Un domestique impossible.--Il aperçoit les satellites de
Jupiter.--Dick et Joe aux prises.--Le doute et la croyance.--Le
pesage.--Joe Wellington.--Il reçoit une demi-couronne.





Le docteur Fergusson avait un domestique; il répondait avec
empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant voué à son
maître une confiance absolue et un dévouement sans bornes; devançant
même ses ordres, toujours interprétés d'une façon intelligente; un
Caleb pas grognon et d'une éternelle bonne humeur; on l'eût fait
exprès qu'on n'eût pas mieux réussi. Fergusson s'en rapportait
entièrement à lui pour les détails de son existence, et il avait
raison. Rare et honnête Joe! un do-mestique qui commande votre
dîner, et dont le goût est le vôtre qui fait votre malle et n'oublie
ni les bas ni les chemises, qui possède vos clefs et vos secrets, et
n'en abuse pas!

Mais aussi quel homme était le docteur pour ce digne Joe! avec quel
respect et quelle confiance il accueillait ses décisions. Quand
Fergusson avait parlé, fou qui eût voulu répondre. Tout ce qu'il
pensait était juste; tout ce qu'il disait, sensé; tout ce qu'il
commandait, faisable; tout ce qu'il entreprenait, possible; tout ce
qu'il achevait, admirable. Vous auriez découpé Joe en morceaux, ce
qui vous eût répugné sans doute, qu'il n'aurait pas changé d'avis à
l'égard de son maître.

Aussi, quand le docteur conçut ce projet de traverser l'Afrique par
les airs, ce fut pour Joe chose faite; il n'existait plus
d'obstacles; dès l'instant que le docteur Fergusson avait résolu de
partir, il était arrivé--avec son fidèle serviteur, car ce brave
garçon, sans en avoir jamais parlé, savait bien qu'il serait du
voyage.

Il devait d'ailleurs y rendre les plus grands services par son
intelligence et sa merveilleuse agilité. S'il eut fallu nommer un
professeur de gymnastique pour les singes du Zoological Garden, qui
sont bien dégourdis cependant, Joe aurait certainement obtenu cette
place. Sauter, grimper, voler, exécuter mille tours impossibles, il
s'en faisait un jeu.

Si Fergusson était la tête et Kennedy le bras, Joe devait être la
main. Il avait déjà accompagné son maître pendant plusieurs voyages,
et possédait quelque teinture de science appropriée à sa façon; mais
il se distinguait surtout par une philosophie douce, un optimisme
charmant; il trouvait tout facile, logique, naturel, et par
conséquent il ignorait le besoin de se plaindre ou de maugréer.

Entre autres qualités, il possédait une puissance et une étendue de
vision étonnantes; il partageait avec Moestlin, le professeur de
Képler, la rare faculté de distinguer sans lunettes les satellites
de Jupiter et de compter dans le groupe des pléiades quatorze
étoiles, dont les dernières sont de neuvième grandeur. Il ne s'en
montrait pas plus fier pour cela; au contraire: il vous saluait de
très loin, et, à l'occasion, il savait joliment se servir de ses
yeux.

Avec cette confiance que Joe témoignait au docteur, il ne faut donc
pas s'étonner des incessantes discussions qui s'élevaient entre
Kennedy et le digne serviteur, toute déférence gardée d'ailleurs.

L'un doutait, l'autre croyait; l'un était la prudence clairvoyante,
l'autre la confiance aveugle; le docteur se trouvait entre le doute
et la croyance! je dois dire qu'il ne se préoccupait ni de l'une ni
de l'autre.

« Eh bien! monsieur Kennedy? disait Joe.

--Eh bien! mon garçon?

--Voilà le moment qui approche il parait que nous nous embarquons
pour la lune.

--Tu veux dire la terre de la Lune, ce qui n'est pas tout à fait
aussi loin; mais sois tranquille, c'est aussi dangereux.

--Dangereux! avec un homme comme le docteur Fergusson!

--Je ne voudrais pas t’enlever tes illusions, mon cher Joe; mais ce
qu'il entreprend là est tout bonnement le fait d'un insensé: il ne
partira pas.

--Il ne partira pas! Vous n'avez donc pas vu son ballon à l'atelier
de MM. Mittchell, dans le Borough [ Faubourg méridional de
Londres.].

--Je me garderais bien de l'aller voir.

--Vous perdez là un beau spectacle, Monsieur! Quelle belle chose!
quelle jolie coupe! quelle charmante nacelle! Comme nous serons à
notre aise là-dedans!

--Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître?

--Moi, répliqua Joe avec conviction, mais je l'accompagnerai où il
voudra! Il ne manquerait plus que cela! le laisser aller seul,
quand nous avons couru le monde ensemble! Et qui le soutiendrait
donc quand il serait fatigué? qui lui tendrait une main vigoureuse
pour sauter un précipice? qui le soignerait s'il tombait malade?
Non, monsieur Dick, Joe sera toujours à son poste auprès du docteur,
que dis-je, autour du docteur Fergusson

--Brave garçon!

--D'ailleurs, vous venez avec nous, reprit Joe.

--Sans doute! fit Kennedy; c'est-à-dire je vous accompagne pour
empêcher jusqu'au dernier moment Samuel de commettre une pareille
folie! Je le suivrai même jusqu'à Zanzibar, afin que là encore la
main d'un ami l’arrête dans son projet insensé.

--Vous n'arrêterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votre
respect. Mon maître n'est point un cerveau brûlé; il médite
longuement ce qu'il veut entreprendre, et quand sa résolution est
prise, le diable serait bien qui l'en ferait démordre.

--C'est ce que nous verrons!

--Ne vous flattez pas de cet espoir. D'ailleurs, l'important est que
vous veniez. Pour un chasseur comme vous, l'Afrique est un pays
merveilleux. Ainsi, de toute façon, vous ne regretterez point votre
voyage.

--Non, certes, je ne le regretterai pas, surtout si cet entêté se
rend enfin à l'évidence.

--A propos, dit Joe, vous savez que c'est aujourd'hui le pesage.

--Comment, le pesage?

--Sans doute, mon maître, vous et moi, nous allons tous trois nous
peser.

--Comme des jockeys!

--Comme des jockeys. Seulement, rassurez-vous, on ne vous fera pas
maigrir si vous êtes trop lourd. On vous prendra comme vous serez.

--Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l'Écossais avec
fermeté.

--Mais, Monsieur, il paraît que c'est nécessaire pour sa machine

--Eh bien! sa machine s'en passera

--Par exemple! et si, faute de calculs exacts, nous n’allions pas
pouvoir monter!

--Eh parbleu! je ne demande que cela!

--Voyons, monsieur Kennedy, mon maître va venir à l'instant nous
chercher

--Je n'irai pas.

--Vous ne voudrez pas lui faire cette peine.

--Je la lui ferai.

--Bon! fit Joe en riant, vous parlez ainsi parce qu'il n'est pas
là; mais quand il vous dira face à face: « Dick (sauf votre
respect), Dick, j'ai besoin de connaître exactement ton poids, »
vous irez, je vous en réponds.

--Je n'irai pas.

En ce moment le docteur rentra dans son cabinet de travail où se
tenait cette conversation; il regarda Kennedy, qui ne se sentit pas
trop à son aise.

« Dick, dit le docteur, viens avec Joe; j'ai besoin de savoir ce
que vous pesez tous les deux.

--Mais...

--Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. Viens. »

Et Kennedy y alla.

Ils se rendirent tous les trois à l'atelier de MM. Mittchell, où
l'une de ces balances dites romaines avait été préparée. Il fallait
effectivement que le docteur connût le poids de ses compagnons pour
établir l'équilibre de son aérostat. Il fit donc monter Dick sur la
plate-forme de la balance; celui-ci, sans faire de résistance,
disait à mi-voix:

« C'est bon! c'est bon! cela n'engage à rien.

--Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce
nombre sur son carnet.

--Suis-je trop lourd?

--Mais non, monsieur Kennedy, répliqua Joe; d'ailleurs, je suis
léger, cela fera compensation. »

Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place du chasseur; il
faillit même renverser la balance dans son emportement; il se posa
dans l'attitude du Wellington qui singe Achille à l'entrée
d'Hyde-Park, et fut magnifique; sans bouclier.

« Cent vingt livres, inscrivit le docteur..

--Eh! eh! » fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi
souriait-il? Il n'eut jamais pu le dire.

« A mon tour, dit Fergusson.

Et il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.

« A nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cents
livres.

--Mais, mon maître, reprit Joe, si cela était nécessaire pour votre
expédition, je pourrais bien me faire maigrir d'une vingtaine de
livres en ne mangeant pas.

--C'est inutile, mon garçon, répondit le docteur; tu peux manger à
ton aise, et voilà une demi-couronne pour te lester à ta fantaisie. »






CHAPITRE VII

Détails géométriques.--Calcul de la capacité du ballon. L’aérostat
double.--L'enveloppe.--La nacelle.--L’appareil mystérieux.--Les
vivres.--L'addition finale.





Le docteur Fergusson s'était préoccupé depuis longtemps des détails
de son expédition. On comprend que le ballon, ce merveilleux
véhicule destiné à le transporter par air, fut l'objet de sa
constante sollicitude.

Tout d'abord, et pour ne pas donner de trop grandes dimensions à
l'aérostat, il résolut de le gonfler avec du gaz hydrogène, qui est
quatorze fois et demie plus léger que l'air. La production de ce gaz
est facile, et c'est celui qui a donné les meilleurs résultats dans
les expériences aérostatiques.

Le docteur, d'après des calculs très-exacts, trouva que, pour les
objets indispensables à son voyage et pour son appareil, il devait
emporter un poids de quatre mille livres; il fallut donc rechercher
quelle serait la force ascensionnelle capable d'enlever ce poids,
et, par conséquent, quelle en serait la capacité.

Un poids de quatre mille livres est représenté par un déplacement
d'air de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes
[1,661 mètres cubes.], ce qui revient à dire que quarante-quatre
mille huit cent quarante-sept pieds cubes d'air pèsent quatre mille
livres environ.

En donnant au ballon cette capacité de quarante-quatre mille huit
cent quarante-sept pieds cubes et en le remplissant, au lieu d'air,
de gaz hydrogène, qui, quatorze fois et demie plus léger, ne pèse
que deux cent soixante seize livres, il reste une rupture
d'équilibre, soit une différence de trois mille sept cent
vingt-quatre livrés. C'est cette différence entre le poids du gaz
contenu dans le ballon et le poids de l'air environnant qui
constitue la force ascensionnelle de l'aérostat.

Toutefois, si l'on introduisait dans le ballon les quarante-quatre
mille huit cent quarante pieds cubes de gaz dont nous parlons, il
serait entièrement rempli; or cela ne doit pas être, car à mesure
que le ballon monte dans les couches moins denses de l'air, le gaz
qu'il renferme tend à se dilater et ne tarderait pas à crever
l'enveloppe. On ne remplit donc généralement les ballons qu'aux deux
tiers.

Mais le docteur, par suite de certain projet connu de lui seul,
résolut de ne remplir son aérostat qu'à moitié, et puisqu'il lui
fallait emporter quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds
cubes d’hydrogène, de donner à son ballon une capacité à peu près
double.

Il le disposa suivant cette forme allongée que l'on sait être
préférable; le diamètre horizontal fut de cinquante pieds et le
diamètre vertical de soixante-quinze [Cette dimension n'a rien
d'extraordinaire: en 1784, à Lyon, M. Montgolfier construisit un
aérostat dont la capacité était de 340,000 pieds cubes, ou 20,000
mètres cubes, et il pouvait enlever un poids de 20 tonnes, soit
20,000 kilogrammes]; il obtint ainsi un sphéroïde dont la capacité
s'élevait en chiffres ronds à quatre-vingt-dix mille pieds cubes.

Si le docteur Fergusson avait pu employer deux ballons, ses chances
de réussite se seraient accrues; en effet, au cas où l'un vient à se
rompre dans l'air, on peut en jetant du lest se soutenir au moyen de
l'autre. Mais la manœuvre de deux aérostats devient fort difficile,
lorsqu'il s'agit de leur conserver une force d'ascension égale.

Après avoir longuement réfléchi, Fergusson, par une disposition
ingénieuse, réunit les avantages de deux ballons sans en avoir les
inconvénients; il en construisit deux d'inégale grandeur et les
renferma l'un dans l’autre. Son ballon extérieur, auquel il conserva
les dimensions que nous avons données plus haut, en contint un plus
petit, de même forme, qui n’eût que quarante-cinq pieds de diamètre
horizontal et soixante-huit pieds de diamètre vertical. La capacité
de ce ballon intérieur n’était donc que de soixante-sept mille pieds
cubes; il devait nager dans le fluide qui l’entourait; une soupape
s'ouvrait d'un ballon à l'autre et permettait au besoin de les faire
communiquer entre eux.

Cette disposition présentait cet avantage que, s'il fallait donner
issue au gaz pour descendre, on laisserait échapper d'abord celui du
grand ballon; dût-on même le vider entièrement, le petit resterait
intact; on pouvait alors se débarrasser de l'enveloppe extérieure,
comme d'un poids incommode, et le second aérostat, demeuré seul,
n'offrait pas au vent la prise que donnent les ballons à demi
dégonflés.

De plus, dans le cas d'un accident, d'une déchirure arrivée au
ballon extérieur, l'autre avait l'avantage d'être préservé.

Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé de Lyon
enduit de: gutta-percha. Cette substance gommo-résineuse jouit d'une
imperméabilité absolue; elle est entièrement inattaquable aux
acides et aux gaz. Le taffetas fut juxtaposé en double au pôle
supérieur du globe, où se fait presque tout l'effort.

Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimité.
Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. Or, la surface du
ballon extérieur étant d'environ onze mille six cents pieds carrés,
son enveloppe pesa six cent cinquante livres. L’enveloppe du second
ayant neuf mille deux cents pieds carrés de surface ne pesait que
cinq cent dix livres: soit donc, en tout, onze cent soixante livres.

Le filet destiné à supporter la nacelle fut fait en corde de chanvre
d'une très grande solidité; les deux soupapes devinrent l'objet de
soins minutieux, comme l'eut été le gouvernail d'un navire.

La nacelle, de forme circulaire et d'un diamètre de quinze pieds,
était construite en osier, renforcée par une légère armure de fer,
et revêtue à la partie inférieure de ressorts élastiques destinés à
amortir les chocs. Son poids et celui du filet ne dépassaient pas
deux cent quatre vingt livres.

Le docteur fit construire, en outre, quatre caisses de tôle de deux
lignes d'épaisseur; elles étaient réunies entre elles par des
tuyaux munis de robinets; il y joignit un serpentin de deux pouces
de diamètre environ qui se terminait par deux branches droites
d'inégale longueur, mais dont la plus grande mesurait vingt-cinq
pieds de haut, et la plus courte quinze pieds seulement.

Les caisses de tôle s'emboîtaient dans la nacelle de façon à occuper
le moins d'espace possible; le serpentin, qui ne devait s'ajuster
que plus tard, fut emballé séparément, ainsi qu'une très forte pile
électrique de Buntzen. Cet appareil avait été si ingénieusement
combiné qu'il ne pesait pas plus de sept cents livres, en y
comprenant même vingt-cinq gallons d'eau contenus dans une caisse
spéciale.

Les instruments destinés au voyage consistèrent en deux baromètres,
deux thermomètres, deux boussoles, un sextant, deux chronomètres, un
horizon artificiel et un altazimuth pour relever les objets
lointains et inaccessibles. L'Observatoire de Greenwich s'était mis
à la disposition du docteur. Celui-ci d'ailleurs ne se proposait pas
de faire des expériences de physique; il voulait seulement
reconnaître sa direction, et déterminer la position des principales
rivières, montagnes et villes.

Il se munit de trois ancres en fer bien éprouvées, ainsi que d'une
échelle de soie légère et résistante, longue d'une cinquantaine de
pieds.

Il calcula également le poids exact de ses vivres; ils consistèrent
en thé, en café, en biscuits, en viande salée et en pemmican,
préparation qui, sous un mince volume, renferme beaucoup d'éléments
nutritifs. Indépen-damment d'une suffisante réserve d'eau-de-vie, il
disposa deux caisses à eau qui contenaient chacune vingt-deux
gallons [Cent litres à peu près. Le gallon, qui contient 8 pintes,
vaut 4 litres 453].

La consommation de ces divers aliments devait peu à peu diminuer le
poids enlevé par l’aérostat. Car il faut savoir que l'équilibre
d'un ballon dans l'atmosphère est d'une extrême sensibilité. La
perte d'un poids presque insignifiant suffit pour produire un
déplacement très appréciable.

Le docteur n'oublia ni une tente qui devait recouvrir une partie de
la nacelle, ni les couvertures qui composaient toute la literie de
voyage, ni les fusils du chasseur, ni ses provisions de poudre et de
balles.

Voici le résumé de ses différents calculs:

Fergusson. 135 livres.
Kennedy... 153 --
Joe 120 --
Poids du premier ballon... 650 --
Poids du second ballon 510 --
Nacelle et filet. 280 --
Ancres, instruments,
Fusils, couvertures, 190 --
Tente, ustensiles divers,
Viande, pemmican,
Biscuits, thé, 386 --
Café, eau-de-vie,
Eau... 400 --
Appareil 700 --
Poids de l'hydrogène. 276 --
Lest 200 --
-------------
Total. 4000 livres

Tel était le décompte des quatre mille livres que le docteur
Fergusson se proposait d'enlever; il n'emportait que deux cents
livres de lest, pour « les cas imprévus seulement, » disait-il, car
il comptait bien n'en pas user, grâce à son appareil.






CHAPITRE VIII

Importance de Joe.--Le commandant de la Resolute.--L'arsenal de
Kennedy.--Aménagements.--Le dîner d’adieu.--Le départ du 21
février.--Séances scientifiques du docteur.--Duveyrier,
Livingstone.--Détails du voyage aérien.--Kennedy réduit au silence.





Vers le 10 février, les préparatifs touchaient à la fin, les
aérostats renfermés l'un dans l'autre étaient entièrement terminés;
ils avaient subi une forte pression d'air refoulé dans leurs flancs;
cette épreuve donnait bonne opinion de leur solidité, et témoignait
des soins apportés à leur construction.

Joe ne se sentait pas de joie; il allait incessamment de Greek
street aux ateliers de MM. Mittchell, toujours affairé, mais
toujours épanoui, donnant volontiers des détails sur l’affaire aux
gens qui ne lui en demandaient point, fier entre toutes choses
d’accompagner son maître. Je crois même qu'à montrer l'aérostat, à
développer les idées et les plans du docteur, à laisser apercevoir
celui-ci par une fenêtre entr'ouverte, ou à son passage dans les
rues, le digne garçon gagna quelques demi-couronnes; il ne faut pas
lui en vouloir; il avait bien le droit de spéculer un peu sur
l'admiration et la curiosité de ses contemporains.

Le 16 février, le Resolute vint jeter l'ancre devant Greenwich.
C'était un navire à hélice du port de huit cents tonneaux, bon
marcheur, et qui fut chargé de ravitailler la dernière expédition de
sir James Ross aux régions polaires. Le commandant Pennet passait
pour un aimable homme, il s'intéressait particulièrement au voyage
du docteur, qu'il appréciait de longue date. Ce Pennet faisait
plutôt un savant qu'un soldat, cela n'empêchait pas son bâtiment de
porter quatre caronades, qui n'avaient jamais fait de mal à
personne, et servaient seulement à produire les bruits les plus
pacifiques du monde.

La cale du Resolute fut aménagée de manière à loger l'aérostat; il y
fut transporté avec les plus grandes précautions dans la journée du
18 février; on l'emmagasina au fond du navire, de manière à prévenir
tout accident; la nacelle et ses accessoires, les ancres, les
cordes, les vivres, les caisses à eau que l'on devait remplir à
l'arrivée, tout fut arrimé sous les yeux de Fergusson.

On embarqua dix tonneaux d'acide sulfurique et dix tonneaux de
vieille ferraille pour la production du gaz hydrogène. Cette
quantité était plus que suffisante, mais il fallait parer aux pertes
possibles. L'appareil destiné à développer le gaz, et composé d'une
trentaine de barils, fut mis à fond de cale.

Ces divers préparatifs se terminèrent le 18 février au soir. Deux
cabines confortablement disposées attendaient le docteur Fergusson
et son ami Kennedy. Ce dernier, tout en jurant qu'il ne partirait
pas, se rendit à bord avec un véritable arsenal de chasse, deux
excellents fusil à deux coups, se chargeant par la culasse, et une
carabine à toute épreuve de la fabrique de Purdey Moore et Dickson
d'Edimbourg; avec une pareille arme le chasseur n’était pas
embarrassé de loger à deux mille pas de distance une balle dans
l'œil d'un chamois; il y joignit deux revolvers Colt à six coups
pour les besoins imprévus; sa poudrière, son sac à cartouches, son
plomb et ses balles, en quantité suffisante, ne dépassaient pas les
limites de poids assignées par le docteur.

Les trois voyageurs s'installèrent à bord dans la journée du 19
février; ils furent reçus avec une grande distinction par le
capitaine et ses officiers, le docteur toujours assez froid,
uniquement préoccupé de son expédition, Dick ému sans trop vouloir
le paraître, Joe bondissant, éclatant en propos burlesques; il
devint promptement le loustic du poste des maîtres, où un cadre lui
avait: été réservé.

Le 20, un grand dîner d'adieu fut donné au docteur Fergusson et à
Kennedy par la Société Royale de Géographie. Le commandant Pennet et
ses officiers assistaient à ce repas, qui fut très animé et très
fourni en libations flatteuses; les santés y furent portées en assez
grand nombre pour assurer à tous les convives une existence de
centenaires. Sir Francis M... présidait avec une émotion contenue,
mais pleine de dignité.

A sa grande confusion; Dick Kennedy eut une large part dans les
félicitations bachiques. Après avoir bu « à l'intrépide Fergusson,
la gloire de « l'Angleterre, » on dut boire « au non moins courageux
Kennedy, son audacieux compagnon. »

Dick rougit beaucoup, ce qui passa pour de la modestie: les
applaudissements redoublèrent Dick rougit encore davantage.

Un message de la reine arriva au dessert; elle présentait ses
compliments aux deux voyageurs et faisait des vœux pour la réussite
de l'entreprise.

Ce qui nécessita de nouveau toasts « à Sa Très Gracieuse Majesté. »

A minuit, après des adieux émouvants et de chaleureuses poignées de
mains, les convives se séparèrent.

Les embarcations du Resolute attendaient au pont de Westminster; le
commandant y prit place en compagnie de ses passagers et de ses
officiers, et le courant rapide de la Tamise les porta vers
Greenwich,

A une heure, chacun dormait à bord.

Le lendemain, 21 février, à trois heures du matin, les fourneaux
ronflaient; à cinq heures, on levait l'ancre, et sous l'impulsion de
son hélice, le Resolute fila vers l'embouchure de la Tamise.

Nous n'avons pas besoin de dire que les conversations du bord
roulèrent uniquement sur l'expédition du docteur Fergusson. A le
voir comme à l'entendre, il inspirait une telle confiance bientôt,
sauf l'Écossais, personne ne mit en question le succès de son
entreprise.

Pendant les longues heures inoccupées du voyage docteur faisait un
véritable cours de géographie dans le carré des officiers. Ces
jeunes gens se passionnaient pour les découvertes faites depuis
quarante ans en Afrique; il leur raconta les explorations de Barth,
de Burton, de Speke, de Grant, il leur dépeignit cette mystérieuse
contrée livrée de toutes part aux investigations de la science. Dans
le nord, le jeune Duveyrier explorait le Sahara et ramenait à Paris
les chefs Touaregs. Sous l'inspiration du gouvernement français,
deux expéditions se préparaient, qui, descendant du nord et venant à
l'ouest, se croiseraient à Tembouctou. Au sud, l’infatigable
Livingstone s'avançait toujours vers l'équateur, et depuis mars
1862, il remontait, en compagnie de Mackensie, la rivière Rovoonia.
Le dix-neuvième siècle ne se passerait certainement pas sans que
l'Afrique n'eût révélé les secrets enfouis dans son sein depuis six
mille ans.

L'intérêt des auditeurs de Fergusson fut excité surtout quand il
leur fit connaître en détail les préparatifs de son voyage; ils
voulurent vérifier ses calculs; ils discutèrent, et le docteur entra
franchement dans la discussion.

En général, on s'étonnait de la quantité relativement restreinte de
vivres qu'il emportait avec lui. Un jour, l'un des officiers
interrogea le docteur à cet égard

« Cela vous surprend, répondit Fergusson.

--Sans doute.

--Mais quelle durée supposez-vous donc qu'aura mon voyage? Des mois
entiers? C'est une grande erreur; s'il se prolongeait, nous serions
perdus, nous n'arriverions pas. Sachez donc qu'il n'y a pas plus de
trois mille cinq cents, mettez quatre mille milles [Environ 400
lieues] de Zanzibar à la côte du Sénégal. Or, à deux cent quarante
milles [Cent lieues. Le docteur compte toujours par milles
géographiques de 60 au degré] par douze heures, ce qui n'approche
pas de la vitesse de nos chemins de fer, en voyageant jour et nuit,
il suffirait de sept jours pour traverser l'Afrique.

--Mais alors vous ne pourriez me voir, ni faire de relèvements
géographiques, ni reconnaître le pays.

--Aussi, répondit le docteur, si je suis maître de mon ballon, si je
monte ou descends à ma volonté, je m'arrêterai quand bon me
semblera, surtout lorsque des courants trop violents menaceront de
m'entraîner.

--Et vous en rencontrerez, dit le commandant Pennet; il y a des
ouragans qui font plus de deux cent quatre milles à l'heure.

--Vous le voyez, répliqua le docteur, avec une telle rapidité, on
traverserait l'Afrique en douze heures; on se lèverait à Zanzibar
pour aller se coucher à Saint-Louis.

--Mais, reprit un officier, est-ce qu'un ballon pourrait être
entraîné par une vitesse pareille?

--Cela s'est vu, répondit Fergusson.

--Et le ballon a résisté?

--Parfaitement. C'était à l'époque du couronnement de Napoléon en
1804. L'aéronaute Garnerin lança de Paris, à onze heures du soir, un
ballon qui portait l'inscription suivante tracée en lettres d'or: «
Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement de l'empereur Napoléon par
S. S. Pie VII.» Le lendemain matin, à cinq heures, les habitants de
Rome voyaient le même ballon planer au-dessus du Vatican, parcourir
la campagne romaine, et aller s'abattre dans le lac de Bracciano.
Ainsi, Messieurs, un ballon peut résister à de pareilles vitesses.

--Un ballon, oui; mais un homme, se hasarda à dire Kennedy.

--Mais un homme aussi! Car un ballon est toujours immobile par
rapport à l'air qui l'environne; ce n'est pas lui qui marche, et est
la masse de l'air elle-même; aussi, allumez une bougie dans votre
nacelle, et la flamme ne vacillera pas. Un aéronaute montant le
ballon de Garnerin n'aurait aucunement souffert de cette vitesse.
D'ailleurs, je ne tiens pas à expérimenter une semblable rapidité,
et si je puis m'accrocher pendant la nuit à quelque arbre ou quelque
accident de terrain, je ne m'en ferai pas faute. Nous emportons
d'ailleurs pour deux mois de vivres, et rien n'empêchera notre
adroit chasseur de nous fournir du gibier en abondance quand nous
prendrons terre.

--Ah! monsieur Kennedy! vous allez faire là des coups de maître,
dit un Jeune midshipman en regardant l'Écossais avec des yeux
d'envie.

--Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublé d'une
grande gloire.

--Messieurs, répondit le chasseur, je suis fort sensible à vos
compliments... mais il ne m'appartient pas de les recevoir. . .

--Hein! fit-on de tous côtés vous ne partirez pas?

--Je ne partirai pas.

--Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson?

--Non seulement je ne l'accompagnerai pas, mais je ne suis ici que
pour l’arrêter au dernier moment. »

Tous les regards se dirigèrent vers le docteur.

« Ne l'écoutez pas, répondit-il avec son air calme. C'est une chose
qu'il ne faut pas discuter avec lui; au fond il sait parfaitement
qu'il partira.

--Par saint Patrick! s'écria Kennedy j’atteste...

--N’atteste rien, ami Dick; tu es jaugé, tu es pesé, toi, ta
poudre, tes fusils et tes balles; ainsi n'en parlons plus. »

Et de fait, depuis ce jour jusqu'à l'arrivée à Zanzibar, Dick
n'ouvrit plus la bouche; il ne parla pas plus de cela que d'autre
chose. Il se tut.






CHAPITRE IX

On double le cap.--Le gaillard d'avant--Cours de cosmographie par le
progrès Joe.--Do direction des ballons.--De la recherche des
courants atmosphériques.--Eupnxa.





Le Resolute filait rapidement vers le cap de Bonne-Espérance; le
temps se maintenait au beau, quoique la mer devint plus forte.

Le 30 mars, vingt-sept jours après le départ de Londres, la montagne
de la Table se profila sur l'horizon; la ville du Cap, située au
pied d'un amphithéâtre de collines, apparut au bout des lunettes
marines, et bientôt le Resolute jeta l'ancre dans le port. Mais le
commandant n'y relâchait que pour prendre du charbon; ce fut
l'affaire d'un jour; le lendemain, le navire donnait dans le sud
pour doubler la pointe méridionale de l'Afrique et entrer dans le
canal de Mozambique.

Joe n'en était pas à son premier voyage sur mer; il n'avait pas
tardé A se trouver chez lui à bord. Chacun l'aimait pour sa
franchise et sa bonne humeur. Une grande part de la célébrité de son
maître rejaillissait sur lui. On l'écoutait comme un oracle, et il
ne se trompait pas plus qu'un autre.

Or, tandis que le docteur poursuivait le cours de ses descriptions
dans le carré des officiers, Joe trônait sur le gaillard d'avant, et
faisait de l'histoire à sa manière, procédé suivi d'ailleurs par les
plus grands historiens de tous les temps.

Il était naturellement question du voyage aérien. Joe avait eu de la
peine à faire accepter l'entreprise par des esprits récalcitrants;
mais aussi, la chose une fois acceptée, l'imagination des matelots,
stimulée par le récit de Joe, ne connut plus rien d'impossible.

L'éblouissant conteur persuadait à son auditoire qu'après ce
voyage-là on en ferait bien d'autres. Ce n'était que le commencement
d'une longue série d'entreprises surhumaines.

« Voyez-vous, mes amis, quand on a goûté de ce genre de locomotion,
on ne peut plus s'en passer; aussi, à notre prochaine expédition, au
lieu d'aller de côté, nous irons droit devant nous en montant
toujours.

--Bon! dans la lune alors, dit un auditeur émerveillé.

--Dans la lune! riposta Joe; non, ma foi, c'est trop commun! tout
le monde y va dans la lune. D'ailleurs, il n'y a pas d'eau, et on
est obligé d'en emporter des provisions énormes, et même de
l'atmosphère en fioles, pour peu qu'on tienne à respirer.

--Bon! si on y trouve du gin! dit un matelot fort amateur de cette
boisson.

--Pas davantage, mon brave. Non! point de lune; mais nous nous
promènerons dans ces jolies étoiles, dans ces charmantes planètes
dont mon maître m'a parlé si souvent. Ainsi, nous commencerons par
visiter Saturne...

--Celui qui a un anneau? demanda le quartier-maître.

--Oui! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ce que sa
femme est devenue!

--Comment vous iriez si haut que cela? fit un mousse stupéfait.
C'est donc le diable, votre maître?

--Le diable! il est trop bon pour cela!

--Mais après Saturne? demanda l'un des plus impatients de
l'auditoire.

--Après Saturne? Eh bien, nous rendrons visite à Jupiter; un drôle
de pays, allez, où les journées ne sont que de neuf heures et demie,
ce qui est commode pour les paresseux, et où les années, par
exemple, durent douze ans, ce qui est avantageux pour les gens qui
n'ont plus que six mois à vivre.

Ça prolonge un peu leur existence!

--Douze ans? reprit le mousse.

--Oui, mon petit; ainsi, dans cette contrée-là, tu téterais encore
ta maman, et le vieux là-bas, qui court sur sa cinquantaine, serait
un bambin de quatre ans et demi.

--Voilà qui n'est pas croyable! s'écria le gaillard d'avant d'une
seule voix.

--Pure vérité, fit Joe avec assurance. Mais que voulez-vous quand on
persiste à végéter dans ce monde-ci, on n'apprend rien, on reste
ignorant comme un marsouin. Venez un peu dans Jupiter et vous verrez!
par exemple, il faut de la tenue là-haut, car il a des satellites
qui ne sont pas commodes! »

Et l'on riait, mais on le croyait à demi; et il leur parlait de
Neptune où les marins sont joliment reçus, et de Mars où les
militaires prennent le haut du pavé, ce qui finit par devenir
assommant. Quant à Mercure, vilain monde, rien que des voleurs et
des marchands, et se ressemblant tellement les uns aux autres qu'il
est difficile de les distinguer. Et enfin il leur faisait de Vénus
un tableau vraiment enchanteur.

« Et quand nous reviendrons de cette expédition-là, dit l'aimable
conteur, on nous décorera de la croix du Sud, qui brille là-haut à
la boutonnière du bon Dieu.

--Et vous l'aurez bien gagnée! » dirent les matelots.

Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées du gaillard
d'avant. Et pendant ce temps, les conversations instructives du
docteur allaient leur train.

Un jour, on s'entretenait de la direction des ballons, et Fergusson
fut sollicité de donner son avis à cet égard.

« Je ne crois pas, dit-il, que l'on puisse parvenir à diriger les
ballons. Je connais tous les systèmes essayés ou proposés; pas un
n'a réussi, pas un n'est praticable. Vous comprenez bien que j'ai du
me préoccuper de cette question qui devait avoir un si grand intérêt
pour moi; mais je n'ai pu la résoudre avec les moyens fournis par
les connaissances actuelles de la mécanique. Il faudrait découvrir
un moteur d'une puissance extraordinaire, et d'une légèreté
impossible! Et encore, on ne pourra résister à des courants de
quelque importance! Jusqu'ici, d'ailleurs, on s'est plutôt occupé
de diriger la nacelle que le ballon C'est une faute.

--Il y a cependant, répliqua-t-on, de grands rapports entre un
aérostat et un navire, que l'on dirige à volonté.

Mais non, répondit le docteur Fergusson, il y en a peu ou point.
L'air est infiniment moins dense que l'eau, dans laquelle le navire
n'est submergé qu'à moitié, tandis que l'aérostat plonge tout entier
dans l'atmosphère, et reste immobile par rapport au fluide
environnant.

--Vous pensez alors que la science aérostatique a dit son dernier
mot?

--Non pas! non pas! Il faut chercher autre chose, et, si l'on ne
peut diriger un ballon, le maintenir au moins dans les courants
atmosphériques favorables. A mesure que l'on s’élève, ceux-ci
deviennent beaucoup plus uniformes, et sont constants dans leur
direction; ils ne sont plus troublés par les vallées et les
montagnes qui sillonnent la surface du globe, et là, vous le savez,
est la principale cause des changements du vent et de l'inégalité de
son souffle. Or, une fois ces zones déterminées, le ballon n'aura
qu'à se placer dans les courants qui lui conviendront.

--Mais alors, reprit le commandant Pennet, pour les atteindre, il
faudra constamment monter ou descendre. Là est la vraie difficulté,
mon cher docteur.

--Et pourquoi, mon cher commandant?

--Entendons-nous: ce ne sera une difficulté et un obstacle que pour
les voyages de long cours, et non pas pour les simples promenades


 


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