Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

Part 2 out of 6



aériennes.

--Et la raison, s'il vous plaît?

--Parce que vous ne montez qu'à la condition de jeter du lest, vous
ne descendez qu'à la condition de perdre du gaz, et à ce manège-là,
vos provisions de gaz et de lest seront vite épuisées.

--Mon cher Pennet, là est toute la question. Là est la seule
difficulté que la science doive tendre à vaincre. Il ne s'agit pas
de diriger les ballons; il s'agit de les mouvoir de haut en bas,
sans dépenser ce gaz qui est sa force, son sang, son âme, si l'on
peut s'exprimer ainsi.

--Vous avez raison, mon cher docteur, mais cette difficulté n'est
pas encore résolue, ce moyen n'est pas encore trouvé.

--Je vous demande pardon, il est trouvé.

--Par qui?

--Par moi!

--Par vous?

--Vous comprenez bien que, sans cela, je n'aurais pas risqué cette
traversée de l'Afrique en ballon. Au bout de vingt-quatre heures,
j'aurais été à sec de gaz!

--Mais vous n'avez pas parlé de cela en Angleterre!

--Non. Je ne tenais pas à me faire discuter en public. Cela me
paraissait inutile. J'ai fait en secret des expériences
préparatoires, et j'ai été satisfait; je n'avais donc pas besoin
d'en apprendre davantage.

--Eh bien! mon cher Fergusson, peut-on vous demander votre secret?

--Le voici, Messieurs, et mon moyen est bien simple. »

L'attention de l'auditoire fut portée au plus haut point, et le
docteur prit tranquillement la parole en ces termes:






CHAPITRE X

Essais antérieurs.--Les cinq caisses du docteur.--Le chalumeau à
gaz.--Le calorifère.--Manière de manœuvrer.--Succès certain.





« On a tenté souvent, Messieurs, de s'élever ou de descendre à
volonté, sans perdre le gaz ou le lest d'un ballon Un aéronaute
français, M. Meunier, voulait atteindre ce but en comprimant de
l'air dans une capacité intérieure Un belge, M le docteur van Hecke,
au moyen d'ailes et de palettes, déployait une force verticale qui
eut été insuffisante dans la plupart des cas. Les résultats
pratiques obtenus par ses divers moyens ont été insignifiants.

« J'ai donc résolu d'aborder la question plus franchement. Et
d'abord je supprime complètement le lest, si ce n’est pour les cas
de force majeure, tels que la rupture de mon appareil, ou
l'obligation de m'élever instantanément pour éviter un obstacle
imprévu.

« Mes moyens d'ascension et de descente consistent uniquement à
dilater ou à contracter par des températures diverses le gaz
renfermé dans l'intérieur de l'aérostat. Et voici comment j'obtiens
ce résultat.

"Vous avez vu embarquer avec la nacelle plusieurs caisses dont
l'usage vous est inconnu Ces caisses sont au nombre de cinq.

« La première renferme environ vingt-cinq gallons d'eau, à laquelle
j'ajoute quelques gouttes d'acide sulfurique pour augmenter sa
conductibilité, et je la décompose au moyen d'une forte pile de
Buntzen L'eau, comme vous le savez, se compose de deux volumes en
gaz hydrogène et d'un volume en gaz oxygène.

« Ce dernier, sous l'action de la pile, se rend par son pôle positif
dans une seconde caisse Une troisième, placée au-dessus de celle-ci,
et d'une capacité double, reçoit l'hydrogène qui arrive par le pôle
négatif.

« Des robinets, dont l'un a une ouverture double de l'autre, font
communiquer ces deux caisses avec une quatrième, qui s'appelle
caisse de mélange Là, en effet, se mélangent ces deux gaz provenant
de la décomposition de l'eau. La capacité de cette caisse de mélange
est environ de quarante et un pieds cubes [Un mètre 50 centimètres
carrés].

« A la partie supérieure de cette caisse est un tube en platine,
muni d'un robinet.

« Vous l'avez déjà compris, Messieurs: l'appareil que je vous décris
est tout bonnement un chalumeau à gaz oxygène et hydrogène, dont la
chaleur dépasse celle des feux de forge.

« Ceci établi, je passe à la seconde partie de l'appareil.

« De la partie inférieure de mon ballon, qui est hermétiquement
clos, sortent deux tubes séparés par un petit intervalle. L'un prend
naissance au milieu des couches supérieures du gaz hydrogène,
l'autre au milieu des couches inférieures.

« Ces deux tuyaux sont munis de distance en distance de fortes
articulations en caoutchouc, qui leur permettent de se prêter aux
oscillations de l'aérostat.

« Ils descendent tous deux jusqu'à la nacelle, et se perdent dans
une caisse de fer de forme cylindrique, qui s'appelle caisse de
chaleur. Elle est fermée à ses deux extrémités par deux forts
disques de même métal.

« Le tuyau parti de la région inférieure du ballon se rend dans
cette boite cylindrique par le disque du bas; il y pénètre, et
adopte alors la forme d'un serpentin hélicoïdal dont les anneaux
superposés occupent presque toute la hauteur de la caisse. Avant
d'en sortir, le serpentin se rend dans un petit cône, dont la base
concave, en forme de calotte sphérique, est dirigée en bas.

« C'est par le sommet de ce cône que sort le second tuyau, et il se
rend, comme je vous l'ai dit, dans les couches supérieures du
ballon.

« La calotte sphérique du petit cône est en platine. afin de ne pas
fondre sous l'action du chalumeau. Car celui-ci est placé sur le
fond de la caisse en fer, au milieu du serpentin hélicoïdal, et
l'extrémité de sa flamme vien-dra légèrement lécher cette calotte.

« Vous savez, Messieurs, ce que c'est qu'un calorifère destiné à
chauffer les appartements. Vous savez comment il agit. L'air de
l'appartement est forcé de passer par les tuyaux, et il est restitué
avec une température plus élevée. Or, ce que je viens de vous
décrire là n'est, à vrai dire, qu'un calorifère.

« En effet, que se passera-t-il? Une fois le chalumeau allumé,
l'hydrogène du serpentin et du cône concave s'échauffe, et monte
rapidement par le tuyau qui le mène aux régions supérieures de
l'aérostat. Le vide se fait en dessous, et il attire le gaz des
régions inférieures qui se chauffe à son tour, et est
continuellement remplacé; il s'établit ainsi dans les tuyaux et le
serpentin un courant extrêmement rapide de gaz, sortant du ballon, y
retournant et se surchauffant sans cesse.

« Or, les gaz augmentent de 1/480 de leur volume par degré de
chaleur. Si donc je force la température de dix-huit degrés [10°
centigrades. Les gaz augmentent de 1/267 de leur volume par 1°
centigrade], l'hydrogène de l'aérostat se dilatera de 18/480, ou de
seize cent quatorze pieds cubes [Soixante-deux mètres cubes
environ], il déplacera donc seize cent soixante-quatorze pieds cubes
d'air de plus, ce qui augmentera sa force ascensionnelle de cent
soixante livres. Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. Si
j'augmente la température de cent quatre-vingt degrés [100°
centigrades], le gaz se dilatera de, 180/480: il déplacera seize
mille sept cent quarante pieds cubes de plus, et sa force
ascensionnelle s'accroîtra de seize cents livres.

« Vous le comprenez, Messieurs, je puis donc facilement obtenir des
ruptures d'équilibre considérables. Le volume de l'aérostat a été
calculé de telle façon, qu'étant à demi gonflé, il déplace un poids
d'air exacte-ment égal à celui de l'enveloppe du gaz hydrogène et de
la nacelle chargée de voyageurs et de tous ses accessoires. A ce
point de gonflement, il est exactement en équilibre dans l'air, il
ne monte ni ne descend.

« Pour opérer l'ascension, je porte le gaz à une température
supérieure à la température ambiante au moyen de mon chalumeau; par
cet excès de chaleur, il obtient une tension plus forte, et gonfle
davantage le ballon, qui monte d'autant plus que je dilate
l'hydrogène.

« La descente se fait naturellement en modérant la chaleur du
chalumeau, et en laissant la température se refroidir. L'ascension
sera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. Mais
c'est là une heureuse circonstance; je n'ai jamais d'intérêt à
descendre rapidement, et c’est au contraire par une marche
ascensionnelle très prompte que j'évite les obstacles. Les dangers
sont en bas et non en haut.

« D'ailleurs, comme je vous l'ai dit, j'ai une certaine quantité de
lest qui me permettra de m'élever plus vite encore, si cela devient
nécessaire. Ma soupape, située au pôle supérieur du ballon, n'est
plus qu'une soupape de sûreté. Le ballon garde toujours sa même
charge d'hydrogène; les varia-tions de température que je produis
dans ce milieu de gaz clos pourvoient seules à tous ses mouvements
de montée et de descente.

« Maintenant, Messieurs, comme détail pratique, j'ajouterai ceci.

« La combustion de l'hydrogène et de l'oxygène à la pointe du
chalumeau produit uniquement de la vapeur d'eau. J'ai donc muni la
partie inférieure de la caisse cylindrique en fer d'un tube de
dégagement avec soupape fonctionnant à moins de deux atmosphères de
pression; par conséquent, dès qu'elle a atteint cette tension, la
vapeur s'échappe d'elle même.

« Voici maintenant des chiffres très exacts.

« Vingt-cinq gallons d'eau décomposée en ses éléments constitutifs
donnent deux cents livres d'oxygène et vingt-cinq livres
d'hydrogène. Cela représente, à la tension atmosphérique, dix-huit
cent quatre-vingt-dix pieds cubes [Soixante-dix mètres cubes
d'oxygène] du premier, et trois mille sept cent quatre-vingts pieds
cubes [Cent quarante mètres cubes d'hydrogène] du second, en tout
cinq mille six cent soixante-dix pieds cubes du mélange [Deux cent
dix mètres cubes].

« Or le robinet de mon chalumeau, ouvert en plein, dépense
vingt-sept pieds cubes [Un mètre cube] à l'heure avec une flamme au
moins six fois plus forte que celle des grandes lanternes
d'éclairage. En moyenne donc, et pour me maintenir à une hauteur peu
considérable, je ne brûlerai pas plus de neuf pieds cubes à l'heure
[Un tiers de mètre cube]; mes vingt-cinq gallons d'eau me
représentent donc six cent trente heures de navigation aérienne, ou
un peu plus de vingt-six jours.

« Or, comme je puis descendre à volonté, et renouveler ma provision
d'eau sur la route, mon voyage peut avoir une durée indéfinie.

« Voilà mon secret, Messieurs, il est simple, et, comme les choses
simples, il ne peut manquer de réussir. La dilatation et la
contraction du gaz de l'aérostat, tel est mon moyen, qui n'exige ni
ailes embarrassantes, ni moteur mécanique. Un calorifère pour
produire mes changements de température, un chalumeau pour le
chauffer, cela n'est ni incommode, ni lourd. Je crois donc avoir
réuni toutes les conditions sérieuses de succès. »

Le docteur Fergusson termina ainsi son discours, et fut applaudi de
bon cœur. Il n'y avait pas une objection à lui faire; tout était
prévu et résolu.

« Cependant, dit le commandant, cela peut être dangereux.

--Qu'importe, répondit simplement le docteur, si cela est praticable?






CHAPITRE XI

Arrivée à Zanzibar,--Le consul anglais.--Mauvaises dispositions des
habitants.--L'île Koumbeni.--Les faiseurs de pluie--Gonflement du
ballon.--Départ du 18 avril.--Dernier adieu.--Le Victoria.





Un vent constamment favorable avait hâté la marche du Resolute vers
le lieu de sa destination. La navigation du canal de Mozambique fut
particulièrement paisible. La traversée maritime faisait bien
augurer de la traversée aérienne Chacun aspirait au moment de
l'arrivée, et voulait mettre la dernière main aux préparatifs du
docteur Fergusson.

Enfin le bâtiment vint en vue de la ville de Zanzibar, située sur
l'île du même nom, et le 15 avril, à onze heures du matin, l laissa
tomber l'ancre dans le port

L'île de Zanzibar appartient à l’imam de Mascate, allié de la France
et de l'Angleterre, et c'est à coup sûr sa plus belle colonie. Le
port reçoit un grand nombre de navires des contrées avoisinantes.

L'île n'est séparée de la côte africaine que par un canal dont la
plus grande largeur n'excède pas trente milles [Douze lieues et
demie].

Elle fait un grand commerce de gomme, d'ivoire, et surtout d'ébène,
car Zanzibar est le grand marché d'esclaves. Là vient se concentrer
tout ce butin conquis dans les batailles que les chefs de
l'intérieur se livrent incessamment. Ce trafic s'étend aussi sur
toute la côte orientale, et jusque sous les latitudes du Nil, et M
G. Lejean y a vu faire ouvertement la traite sous pavillon français.
Dès l'arrivée du Resolute, le consul anglais de Zanzibar vint à bord
se mettre à la disposition du docteur, des projets duquel, depuis un
mois, les journaux d'Europe l'avaient tenu au courant. Mais
jusque-là il faisait partie de la nombreuse phalange des incrédules.

« Je doutais, dit-il en tendant la main à Samuel Fergusson, mais
maintenant je ne doute plus. »

Il offrit sa propre maison au docteur, à Dick Kennedy, et
naturellement au brave Joe.

Par ses soins, le docteur prit connaissance de diverses lettres
qu'il avait reçues du capitaine Speke. Le capitaine et ses
compagnons avaient eu à souffrir terriblement de la faim et du
mauvais temps avant d'atteindre le pays d'Ugogo; ils ne s'avançaient
qu'avec une extrême difficulté et ne pensaient plus pouvoir donner
promptement de leurs nouvelles.

« Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter, » dit
le docteur.

Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maison du
consul. On se disposait à débarquer le ballon sur la plage de
Zanzibar; il y avait près du mât des signaux un emplacement
favorable, auprès d'uneénorme construction qui l'eut abrité des
vents d'est. Cette grosse tour, semblable à un tonneau dressé sur sa
base, et près duquel la tonne d'Heidelberg n'eut été qu'un simple
baril, servait de fort, et sur sa plate-forme veillaient des
Beloutchis armés de lances, sorte de garnisaires fainéants et
braillards.

Mais, lors du débarquement de l'aérostat, le consul fut averti que
la population de l'île s'y opposerait par la force. Rien de plus
aveugle que les passions fanatisées. La nouvelle de l'arrivée d'un
chrétien qui devait s'enlever dans les airs fut reçue avec
irritation; les nègres, plus émus que les Arabes, virent dans ce
projet des intentions hostiles à leur religion; ils se. figuraient
qu'on en voulait au soleil et à la lune. Or, ces deux astres sont un
objet de vénération pour les peuplades africaines. On résolut donc
de s'opposer à cette expédition sacrilège.

Le consul, instruit de ces dispositions, en conféra avec le docteur
Fergusson et le commandant Pennet. Celui-ci ne voulait pas reculer
devant des menaces; mais son ami lui fit entendre raison à ce sujet.

« Nous finirons certainement par l’emporter lui dit-il; les
garnisaires mêmes de l'iman nous prêteraient main-forte; au besoin;
mais, mon cher commandant, un accident est vite arrivé; il suffirait
d'un mauvais coup pour causer au ballon un accident irréparable, et
le voyage serait compromis sans remise; il faut donc agir avec de
grandes précautions.

--Mais que faire? Si nous débarquons sur la côte d'Afrique, nous
rencontrerons les mêmes difficultés! Que faire?

--Rien n'est plus simple, répondit. le consul. Voyez ces îles
situées au delà du port; débarquez votre aérostat dans l’une
d'elles, entourez-vous d'une ceinture de matelots, et vous n'aurez
aucun risque à courir:

--Parfait, dit le docteur, et nous serons à notre aise pour achever
nos préparatifs.

Le commandant se rendit à ce conseil. Le Resolute s'approcha de
l'île de Koumbeni. Pendant la matinée du 16 avril, le ballon fut mis
en sûreté au milieu d'une clairière, entre les grands bois dont le
sol est hérissé.

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placés à une
pareille distance l'un de l'autre; un jeu de poulies fixées à leur
extrémité permit d'enlever l'aérostat au moyen d'un câble
transversal; il était alors entièrement dégonflé. Le ballon
intérieur se trouvait rattaché au sommet du ballon extérieur de
manière à être soulevé comme lui.

C'est à l'appendice inférieur de chaque ballon que furent fixés les
deux tuyaux d'introduction de l'hydrogène.

La journée du 17 se passa à disposer l'appareil destiné à produire
le gaz; il se composait de trente tonneaux, dans lesquels la
décomposition de l'eau se faisait au moyen de ferraille et d'acide
sulfurique mis en présence dans une grande quantité d'eau.
L'hydrogène se rendait dans une vaste tonne centrale après avoir été
lavé à son passage, et de là il passait dans chaque aérostat par les
tuyaux d'introduction. De cette façon, chacun d'eux se remplissait
d’une quantité de gaz parfaitement déterminée.

Il fallut employer, pour cette opération, dix-huit cent soixante-six
gallons [Trois mille deux cent cinquante litres] d'acide sulfurique,
seize mille cinquante livres de fer [Plus de huit tonnes de fer] et
neuf cent soixante-six gallons d'eau [Prés de quarante et un mille
deux cent cinquante litres].

Cette opération commença dans la nuit suivante, vers trois heures du
matin; elle dura près de huit heures. Le lendemain, l’aérostat,
recouvert de son filet, se balançait gracieusement au-dessus de-là
nacelle, retenu par un grand nombre de sacs de terre. L'appareil de
dilatation fut monté avec un grand soin, et les tuyaux sortant de
l'aérostat furent adaptés à la boîte cylindrique.

Les ancres, les cordes, les instruments, les couvertures de voyage,
la tente, les vivres, les armes, durent prendre dans la nacelle la
place qui leur était assignée; la provision d'eau fut faite à
Zanzibar. Les deux centslivres de lest furent réparties dans
cinquante sacs placés au fond de la nacelle, mais cependant à portée
de la main.

Ces préparatifs se terminaient vers cinq heures du soir; des
sentinelles veillaient sans cesse autour de l’île, et les
embarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les nègres continuaient à manifester leur colère par des cris, des
grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes
irrités, en soufflant sur toute cette irritation; quelques
fanatiques essayèrent de ga-gner l'île à la nage, mais on les
éloigna facilement.

Alors les sortilèges et les incantations commencèrent; les faiseurs
de pluie, qui prétendent commander aux nuages, appelèrent les
ouragans et les « averses de pierres [Nom que les Nègres donnent à
la grêle] » à leur secours; pour cela, ils cueillirent des feuilles
de tous les arbres différents du pays; ils les firent bouillir à
petit feu, pendant que l'on tuait un mouton en lui enfonçant une
longue aiguille dans le cœur. Mais, en dépit de leurs cérémonies, le
ciel demeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leurs
grimaces.

Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgies, s'enivrant du «
tembo,» liqueur ardente tirée du cocotier, ou d'une bière
extrêmement capiteuse appelée « togwa. » Leurs chants, sans mélodie
appréciable, mais dont le rythme est très juste, se poursuivirent
fort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs à la
table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personne
n'interrogeait plus, murmurait tout bas des paroles insaisissables;
il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.

Ce repas d'ailleurs fut triste. L'approche du moment suprême
inspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinée à
ces hardis voyageurs? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de
leurs amis, assis au foyer domestique? Si les moyens de transport
venaient à manquer, que devenir au sein de peuplades féroces, dans
ces contrées inexplorées, au milieu de déserts immenses?

Ces idées, éparses jusque-là, et auxquelles on s'attachait peu,
assiégeaient alors les imaginations surexcitées; Le docteur
Fergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses et
d'autres; mais en vain chercha-t-il à dissiper cette tristesse
communicative; il ne put y parvenir.

Comme on craignait quelques démonstrations contre la personne du
docteur et de ses compagnons, ils couchèrent tous les trois à bord
du Resolute. A six heures du matin, ils quittaient leur cabine et se
rendaient à l'île de Koumbeni.

Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l'est. Les
sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt
matelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce
départ solennel.

En ce moment, Kennedy alla droit au docteur, lui prit la main et
dit:

« Il est bien décidé, Samuel, que tu pars? Cela est très décidé,
mon cher Dick.

--J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce
voyage?

--'Tout.

---Alors j'ai la conscience tranquille à cet égard, et je
t'accompagne.

--J'en étais sûr, » répondit le docteur, en laissant voir sur ses
traits une rapide émotion.

L'instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et ses
officiers embrassèrent avec effusion leurs intrépides amis, sans en
excepter le digne Joe, fier et joyeux. Chacun des assistants voulut
prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson.

A neuf heures, les trois compagnons de route prirent place dans la
nacelle: le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme de
manière à produire une chaleur rapide. Le ballon, qui se maintenait
à terre en parfait équilibre, commença à se soulever au bout de
quelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le
retenaient. La nacelle s'éleva d'une vingtaine de pieds.

« Mes amis, s'écria le docteur debout entre ses deux compagnons et
ôtant son chapeau, donnons à notre navire aérien un nom qui lui
porte bonheur! qu'il soit baptisé le Victoria! »

Un hourra formidable retentit:

«Vive la reine! Vive l'Angleterre!»

En ce moment, la force ascensionnelle de l'aérostat s'accroissait
prodigieusement. Fergusson, Kennedy et Joe lancèrent un dernier
adieu à leur amis.

« Lâchez tout! s'écria le docteur. »

Et le Victoria s’éleva rapidement dans les airs, tandis que les
quatre caronades du Resolute tonnaient en son honneur.






CHAPITRE XII

Traversée du détroit.--Le Mrima.--Propos de Dick et proposition de
Joe.--Recette pour le café.--L'Uzaramo.--L'infortuné Maizan.--Le
mont Duthumi.--Les cartes du docteur--Nuit sur un nopal.





L'air était pur, le vent modéré; le Victoria monta presque
perpendiculairement à une hauteur de 1,500 pieds, qui fut indiquée
par une dépression de 2 pouces moins 2 lignes [Environ cinq
centimètres. La dépression est à peu prés d’un centimètre par cent
mètres d’élévation] dans la colonne barométrique.

A cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le
sudouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des
voyageurs! L'île de Zanzibar s'offrait tout entière à la vue et se
détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère;
les champs prenaient une apparence d'échantillons de diverses
couleurs; de gros bouquets d'arbres indiquaient les bois et les
taillis.

Les habitants de l'île apparaissaient comme des insectes. Les
hourras et les cris s'éteignaient peu à peu dans l'atmosphère, et
les coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavité
inférieure de l'aérostat.

« Que tout cela est beau! »s'écria Joe en rompant le silence pour
la première fois.

Il n'obtint pas de réponse. Le docteur s'occupait d'observer les
variations barométriques et de prendre note des divers détails de
son ascension.

Kennedy regardait et n'avait pas assez d'yeux pour tout voir.

Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension du gaz
augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2,500 pieds.

Le Resolute apparaissait sous l'aspect d'une simple barque, et la
côte africaine apparaissait dans l'ouest par une immense bordure
d'écume.

« Vous ne parlez pas? fit Joe.

--Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunette vers
le continent.

--Pour mon compte, il faut que je parle.

--A ton aise! Joe, parle tant qu'il te plaira. »

Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d'onomatopées. Les
oh! les ah! les hein! éclataient entre ses lèvres.

Pendant la traversée de la mer, le docteur jugea convenable de se
maintenir à cette élévation; il pouvait observer la côte sur une
plus grande étendue; le thermomètre et le baromètre, suspendus dans
l'intérieur de la tente entr'ouverte, se trouvaient sans cesse à
portée de sa vue; un second baromètre, placé extérieurement, devait
servir pendant les quarts de nuit.

Au bout de deux heures, le Victoria, poussé avec une vitesse d'un
peu plus de huit milles, gagna sensiblement la côte. Le docteur
résolut de se rapprocher de terre; il modéra la flamme du chalumeau,
et bientôt le ballon descendit à 300 pieds du sol.

Il se trouvait au-dessus du Mrima, nom que porte cette portion de la
côte orientale de l'Afrique; d'épaisses bordures de mangliers en
protégeaient les bords; la marée basse laissait apercevoir leurs
épaisses racines rongées par la dent de l'Océan Indien. Les dunes
qui formaient autrefois la ligne côtière s'arrondissaient à
l'horizon; et le mont Nguru dressait son pic dans le nord-ouest.

Le Victoria passa près d'un village que, sur sa carte, le docteur
reconnut être le Kaole. Toute la population rassemblée poussait des
hurlements de colère et de crainte; des flèches furent vainement
dirigées contre ce monstre des airs, qui se balançait
majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes.

Le vent portait au sud, mais le docteur ne s'inquiéta pas de cette
direction; elle lui permettait au contraire de suivre la route
tracée par les capitaines Burton et Speke.

Kennedy était enfin devenu aussi loquace que Joe; ils se
renvoyaient mutuellement leurs phrases admiratives.

« Fi des diligences! disait l'un.

--Fi des steamers! disait l'autre.

--Fi des chemins de fer! ripostait Kennedy, avec lesquels on
traverse les pays sans les voir!

--Parlez-moi d'un ballon, reprenait Joe; on ne se sent pas marcher,
et la nature prend la peine de se dérouler à vos yeux!

--Quel spectacle! quelle admiration! quelle extase! un rêve dans
un hamac!

--Si nous déjeunions? fit Joe, que le grand air mettait en appétit.

--C'est une idée mon garçon.

--Oh! la cuisine ne sera pas longue à faire! du biscuit et de la
viande conservée.

--Et du café à discrétion, ajouta le docteur. Je te permets
d'emprunter un peu de chaleur à mon chalumeau; il en a de reste. Et
de cette façon nous n'aurons point à craindre d'incendie.

--Ce serait terrible, reprit Kennedy. C'est comme une poudrière que
nous avons au-dessus de nous.

--Pas tout à fait, répondit Fergusson; mais enfin, si le gaz
s'enflammait, il se consumerait peu à peu, et nous descendrions à
terre, ce qui nous désobligerait; mais soyez sans crainte, notre
aérostat est hermétiquement clos.

--Mangeons donc, fit Kennedy.

--Voilà, Messieurs, dit Joe, et, tout en vous imitant, je vais
confectionner un café dont vous me direz des nouvelles.

--Le fait est, reprit le docteur, que Joe, entre mille vertus, a un
talent remarquable pour préparer ce délicieux breuvage; il le
compose d'un mélange de diverses provenances, qu'il n'a jamais voulu
me faire connaître.

--Eh bien! mon maître, puisque nous sommes en plein air, je peux
bien vous confier ma recette. C'est tout bonnement un mélange en
parties égales de moka, de bourbon et de rio-nunez. »

Quelques instants après, trois tasses fumantes étaient servies et
terminaient un déjeuner substantiel assaisonné par la bonne humeur
des convives; puis chacun se remit à son poste d'observation.

Le pays se distinguait par une extrême fertilité. Des sentiers
sinueux et étroits s'enfonçaient sous des voûtes de verdure. On
passait au-dessus des champs cultivés de tabac de maïs, d'orge, en
pleine maturité; ça et là de vastes rizières avec leurs tiges
droites et leurs fleurs de couleur purpurine.

On apercevait des moutons et des chèvres renfermés dans de grandes
cages élevées sur pilotis, ce qui les préservait de la dent du
léopard. Une végétation luxuriante s'échevelait sur ce sol prodigue.
Dans de nombreux villages se reproduisaient des scènes de cris et de
stupéfaction à la vue du Victoria, et le docteur Fergusson se tenait
prudemment hors de la portés des flèches; les habitants, attroupés
autour de leurs huttes contiguës, poursuivaient longtemps les
voyageurs de leurs vaines imprécations.

A midi, le docteur en consultant sa carte, estima qu'il se trouvait
au-dessus du pays d'Uzaramo [U, ou, signifient contrée dans la
langue du pays]. La campagne se montrait hérissée de cocotiers, de
papayers, de cotonniers, au-dessus desquels le Victoria paraissait
se jouer. Joe trouvait cette végétation toute naturelle, du moment
qu'il s'agissait de l'Afrique. Kennedy apercevait des lièvres et des
cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup de
fusil; mais c’eût été de la poudre perdue, attendu l’impossibilité
de ramasser le gibier.

Les aéronautes marchaient avec une vitesse de douze milles à
l’heure, et se trouvèrent bientôt par 38° 2` de longitude au-dessus
du village de Tounda.

« C'est là, dit le docteur, que Burton et Speke furent pris de
fièvres violentes et crurent un instant leur expédition compromise
Et cependant ils étaient encore peu éloignés de la côte, mais déjà
la fatigue et les priva-tions se faisaient rudement sentir. »

En effet, dans cette contrée règne une malaria perpétuelle; le
docteur n'en put même éviter les atteintes qu'en élevant le ballon
au-dessus des miasmes de cette terre humide, dont un soleil ardent
pompait les émanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un « kraal »
en attendant la fraîcheur du soir pour reprendre sa route. Ce sont
de vastes emplacements entourés de haies et de jungles, où les
trafiquants s'abritent non seulement contre les bêtes fauves, mais
aussi contre les tribus pillardes de la contrée. On voyait les
indigènes courir, se disperser à la vue du Victoria. Kennedy
désirait les contempler de plus près; mais Samuel s'opposa
constamment à ce dessein.

« Les chefs sont armés de mousquets, dit-il, et notre ballon serait
un point de mire trop facile pour y loger une balle.

--Est-ce qu'un trou de balle amènerait une chute? demanda Joe.

--Immédiatement, non; mais bientôt ce trou deviendrait une vaste
déchirure par laquelle s'envolerait tout notre gaz

--Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants.
Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs? Je suis
sur qu'ils ont envie de nous adorer.

Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. On y gagne
toujours. Voyez, le pays change déjà d'aspect; les villages sont
plus rares; les manguiers ont disparu; leur végétation s'arrête a
cette latitude. Le sol devient montueux et fait pressentir de
prochaines montagnes.

--En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs
de ce côté.

--Dans l'ouest..., ce sont les premières chaînes d'Ourizara, le mont
Duthumi, sans doute, derrière lequel j'espère nous abriter pour
passer la nuit. Je vais donner plus d'activité à la flamme du
chalumeau: nous sommes obligés de nous tenir à une hauteur de cinq à
six cents pieds.

--C'est tout de même une fameuse idée que vous avez eue là,
Monsieur, dit Joe; la manœuvre n'est difficile ni fatigante, on
tourne un robinet, et tout est dit.

--Nous voici plus à l'aise, fit le chasseur lorsque le ballon se fut
élevé; la réflexion des rayons du soleil sur ce sable rouge devenait
insupportable.

--Quels arbres magnifiques! s'écria Joe; quoique très naturel,
c'est très beau! Il n'en faudrait pas une douzaine pour faire une
forêt.

--Ce sont des baobabs, répondit le docteur Fergusson; tenez, en
voici un dont le tronc peut avoir cent pieds de circonférence. C'est
peut-être au pied de ce même arbre que périt le Français Maizan en
1845, car nous sommes au-dessus du village de Deje la Mhora, où il
s'aventura seul; il fut saisi par le chef de cette contrée, attaché
au pied d'un baobab, et ce nègre féroce lui coupa lentement les
articulations, pendant que retentissait le chant de guerre; puis il
entama la gorge, s'arrêta pour aiguiser son couteau émoussé, et
arracha la tête du malheureux avant qu'elle ne fût coupée! Ce
pauvre Français avait vingt-six ans!

--Et la France n'a pas tiré vengeance d'un pareil crime? demanda
Kennedy.

--La France a réclamé; le saïd de Zanzibar a tout fait pour
s'emparer du meurtrier, mais il n'a pu y réussir.

--Je demande à ne pas m'arrêter en route, dit Joe; montons, mon
maître, montons, si vous m'en croyez.

--D'autant plus volontiers, Joe, que le mont Duthumi se dresse
devant nous Si mes calculs sont exacts, nous l'aurons dépassé avant
sept heures du soir.

--Nous ne voyagerons pas la nuit? demanda le chasseur.

--Non, autant que possible; avec des précautions et de la vigilance,
on le ferait sans danger, mais il ne suffit pas de traverser
l'Afrique, il faut la voir.

--Jusqu'ici nous n'avons pas à nous plaindre, mon maître, Le pays le
plus cultivé et le plus fertile du monde, au lieu d'un désert!
Croyez donc aux géographes!

--Attendons, Joe, attendons; nous verrons plus tard. »

Vers six heures et demie du soir, le Victoria se trouva en face du
mont Duthumi; il dut, pour le franchir, s'élever à plus de trois
mille pieds, et pour cela le docteur n'eut à élever la température
que de dix-huit degrés [10° centigrades]. On peut dire qu'il
manœuvrait véritablement son ballon à la main. Kennedy lui indiquait
les obstacles à surmonter, et le Victoria volait par les airs en
rasant la montagne.

A huit heures, il descendait le versant opposé, dont la pente était
plus adoucie; les ancres furent lancées au dehors de la nacelle, et
l'une d'elles, rencontrant les branches d'un nopal énorme, s'y
accrocha fortement. Aussitôt Joe se laissa glisser par la cordé et
l'assujettit avec la plus grande so-lidité. L'échelle de soie lui
fut tendue, et il remonta lestement. L'aérostat demeurait presque
immobile, à l'abri des vents de l’est.

Le repas du soir fut préparé; les voyageurs, excités par leur
promenade aérienne, firent une large brèche à leurs provisions

« Quel chemin avons-nous fait aujourd'hui? » demanda Kennedy en
avalant des morceaux inquiétants.

Le docteur fit le point au moyen d'observations lunaires, et
consulta l'excellente carte qui lui servait de guide; elle
appartenait à l'atlas « der Neuester Entedekungen Afrika », publié à
Gotha par son savant ami Petermann, et que celui-ci lui avait
adressé. Cet atlas, devait servir au voyage tout entier du docteur,
car il contenait l'itinéraire de Burton et Speke aux Grands Lacs, le
Soudan d'après le docteur Barth, le bas Sénégal d'après Guillaume
Lejean, et le delta du Niger par le docteur Baikie.

Fergusson s'était également muni d'un ouvrage. qui réunissait en un
seul corps toutes les notions acquises sur le Nil, et intitulé: «
The sources of the Nil, being a general surwey of the basin of that
river and of its heab stream with the history of the Nilotic
discovery by Charles Beke, th. D. »

Il possédait aussi les excellentes cartes publiées dans les «
Bulletins de la Société de Géographie de Londres, » et aucun point
des contrées découvertes ne devait lui échapper.

En pointant sa carte, il trouva que sa route latitudinale était de
deux degrés, ou cent vingt milles dans l'ouest [Cinquante lieues].

Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. Mais cette
direction satisfaisait le docteur, qui voulait, autant que possible,
reconnaître les traces de ses devanciers.

Il fut décidé que la nuit serait divisée en trois quarts, afin que
chacun pût à son tour veiller à la sûreté des deux autres. Le
docteur dut prendre le quart de neuf heures, Kennedy celui de minuit
et Joe celui de trois heures du matin.

Donc, Kennedy et Joe, enveloppés de leurs couvertures, s'étendirent
sous la tente et dormirent paisiblement tandis que veillait le
docteur Fergusson.






CHAPITRE XIII

Changement de temps,--Fièvre de Kennedy.--La médecine du
docteur--Voyage par terre.--Le bassin d'Imengé.--Le mont
Rubeho.--A six mille pieds.--Joe.--Une halte de jour.





La nuit fut paisible; cependant le samedi matin, en se réveillant,
Kennedy se plaignit de lassitude et de frissons de fièvre. Le temps
changeait; le ciel couvert de nuages épais semblait s'approvisionner
pour un nouveau déluge. Un triste pays que ce Zungomero, où il pleut
continuellement, sauf peut-être pendant une quinzaine de jours du
mois de janvier.

Une pluie violente ne tarda pas à assaillir les voyageurs;
au-dessous d'eux, les chemins coupés par des « nullabs », sortes de
torrents momentanés, devenaient impraticables, embarrassés
d'ailleurs de buissons épineux et de lianes gigantesques. On
saisissait distinctement ces émanations d'hydrogène sulfuré dont
parle le capitaine Burton.

« D'après lui, dit le docteur, et il a raison, c'est à croire qu'un
cadavre est caché derrière chaque hallier.

--Un vilain pays dit Joe, et il me semble que monsieur Kennedy ne se
porte pas bien pour y avoir passé la nuit.

--En effet, j'ai une fièvre assez forte, fit le chasseur.

--Cela n'a rien d'étonnant, mon cher Dick, nous nous trouvons dans
l'une des régions les plus insalubres de l'Afrique. Mais nous n’y
resterons pas longtemps. En route. »

Grâce à une manœuvre adroite de Joe, l'ancre fut décrochée, et, au
moyen de l'échelle, Joe regagna la nacelle. Le docteur dilata
vivement le gaz, et le Victoria reprit son vol, poussé par un vent
assez fort.

Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de ce brouillard
pestilentiel. Le pays changeait d'aspect. Il arrive fréquemment en
Afrique qu'une région malsaine et de peu d'étendue confine à des
contrées parfaitement salubres.

Kennedy soufrait visiblement, et la fièvre accablait sa nature
vigoureuse.

« Ce n'est pourtant pas le cas d'être malade, fit-il en
s'enveloppant de sa couverture et se couchant sous la tente.

--Un peu de patience, mon cher Dick, répondit le docteur Fergusson,
et tu seras guéri rapidement.

--Guéri! ma foi! Samuel, si tu as dans ta pharmacie de voyage
quelque drogue qui me remette sur pied, administre-la-moi sans
retard Je l'avalerai les yeux fermés.

--J'ai mieux que cela, ami Dick, et je vais naturellement te donner
un fébrifuge qui ne coûtera rien.

--Et comment feras-tu?

--C'est fort simple. Je vais tout bonnement monter au-dessus de ces
nuages qui nous inondent, et m'éloigner de cette atmosphère
pestilentielle. Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène.»

« Les dix minutes n'étaient pas écoulés que les voyageurs avaient
dépassé la zone humide.

« Attends un peu, Dick, et tu vas sentir l'influence de l'air pur et
du soleil.

--En voilà un remède! dit Joe. Mais c'est merveilleux!

--Non! c'est tout naturel.

--Oh! pour naturel, je n'en doute pas.

--J'envoie Dick en bon air, comme cela se fait tous les jours en
Europe, et comme à la Martinique je l'enverrais aux Pitons [Montagne
élevée de la Martinique] pour fuir la fièvre jaune.

--Ah ça! mais c'est un paradis que ce ballon, dit Kennedy déjà plus
à l’aise.

--En tout cas, il y mène, répondit sérieusement Joe. »

C'était un curieux spectacle que celui des masses de nuages
agglomérées en ce moment au-dessous de la nacelle; elles roulaient
les unes sur les autres, et se confondaient dans un éclat magnifique
en réfléchissant les rayons du soleil. Le Victoria atteignit une
hauteur de quatre mille pieds. Le thermomètre indiquait un certain
abaissement dans la température; On ne voyait plus la terre. A une
cinquantaine de milles dans l'ouest, le mont Rubeho dressait sa tête
étincelante; il formait la limite du pays d'Ugogo par 36° 20' de
longitude. Le vent soufflait avec une vitesse de vingt milles à
l'heure, mais les voyageurs ne sentaient rien de cette rapidité; ils
n'éprouvaient aucune secousse, n'ayant pas même le sentiment de la
locomotion.

--Trois heures plus tard, la prédiction du docteur se réalisait.
Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvre, et déjeuna avec
appétit.

« Voilà qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avec satisfaction.

--Précisément, fit Joe, c'est ici que je me retirerai pendant mes
vieux jours. »

Vers dix heures l’atmosphère s'éclaircit. Il se fit une trouée dans
les nuages, la terre reparut; le Victoria s'en approchait
insensiblement. Le docteur Fergusson cherchait un courant qui le
portât plus au nord est, et il le rencontra à six cents pieds du
sol. Le pays devenait accidenté, montueux même. Le district du
Zungomero s'effaçait dans l'est avec les derniers cocotiers de cette
latitude.

Bientôt les crêtes d'une montagne prirent une taille plus arrêtée.
Quelques pics s'élevaient ça et là. Il fallut veiller à chaque
instant aux cônes aigus qui semblaient surgir inopinément.

« Nous sommes au milieu des brisants, dit Kennedy.

--Sois tranquille, Dick, nous ne toucherons pas.

--Jolie manière de voyager, tout de même! » répliqua Joe.

En effet, le docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleuse
dex-térité.

« S'il nous fallait marcher sur ce terrain détrempé, dit-il nous
nous traînerions dans une boue malsaine. Depuis notre départ de
Zanzibar, la moitié de nos bêtes de somme seraient déjà mortes de
fatigue. Nous aurions l'air de spectres, et le désespoir nous
prendrait au cœur. Nous serions en lutte incessante avec nos guides,
nos porteurs, exposés à leur brutalité sans frein. Le jour, une
chaleur humide, insupportable, acca-blante! La nuit, un froid
souvent intolérable, et les piqûres de certaines mouches, dont les
mandibules percent la toile la plus épaisse, et qui rendent fou! Et
tout cela sans parler des bêtes et des peuplades féroces!

--Je demande à ne pas en essayer, répliqua simplement Joe.

--Je n'exagère rien, reprit le docteur Fergusson, car, au récit des
voyageurs qui ont eu l'audace de s'aventurer dans ces contrées, les
larmes vous viendraient aux yeux. »

Vers onze heures, on dépassait le bassin d'Imengé; les tribus
éparses sur ces collines menaçaient vainement le Victoria de leurs
armes; il arrivait enfin aux dernières ondulations de terrain qui
précèdent le Rubeho; elles forment la troisième chaîne et la plus
élevée des montagnes de l'Usagara.

Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de la conformation
orographique du pays. Ces trois ramifications, dont le Duthumi forme
le premier échelon, sont séparées par de vastes plaines
longitudinales; ces croupes élevées se composent de cônes arrondis,
entre lesquels le sol est parsemé de blocs erratiques et de galets.
La déclivité la plus roide de ces montagnes fait face à la côte de
Zanzibar; les pentes occidentales ne sont guère que des plateaux
inclinés. Les dépressions de terrain sont couvertes d'une terre
noire et fertile, où la végétation est vigoureuse. Divers cours
d'eau s'infiltrent vers l'est, et vont affluer dans le Kingani, au
milieu de bouquets gigantesques de sycomores, de tamarins, de
calebassiers et de palmyras

« Attention! dit le docteur Fergusson. Nous approchons du Rubeho,
dont le nom signifie dans la langue du pays: « Passage des vents. »
Nous ferons bien d'en doubler les arêtes aiguës à une certaine
hauteur. Si ma carte est exacte, nous allons nous porter à une
élévation de plus de cinq mille pieds.

--Est-ce que nous aurons souvent l'occasion d'atteindre ces zones
supérieures?

--Rarement; l'altitude des montagnes de l'Afrique parait être
médiocre relativement aux sommets de l'Europe et de l’Asie. Mais, en
tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir. »

En peu de temps, le gaz se dilata sous l'action de la chaleur, et le
ballon prit une marche ascensionnelle très marquée. La dilatation de
l'hydrogène n'offrait rien de dangereux d'ailleurs, et la vaste
capacité de l'aérostat n'était remplie qu'aux trois quarts; le
baromètre, par une dépression de près de huit pouces, indiqua une
élévation de six mille pieds.

« Irions-nous longtemps ainsi? demanda Joe.

--L'atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises, répondit
le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. C'est ce qu'ont
fait MM. Brioschi et Gay-Lussac; mais alors le sang leur sortait par
la bouche et par les oreilles. L'air respirable manquait. Il y a
quelques années, deux hardis Français, MM. Barral et Bixio,
s'aventurèrent aussi dans les hautes régions; mais leur ballon se
déchira...

--Et ils tombèrent! demanda vivement Kennedy.

--Sans doute! mais comme doivent tomber des savants, sans se faire
aucun mal.

--Eh bien! Messieurs, dit Joe, libre à vous de recommencer leur
chute; mais pour moi, qui ne suis qu'un ignorant, je préfère rester
dans un milieu honnête, ni trop haut, ni trop bas. Il ne faut point
être ambitieux.

A six mille pieds, la densité de l'air a déjà diminué sensiblement;
le son s'y transporte avec difficulté, et la voix se fait moins bien
entendre. La vue des objets devient confuse. Le regard ne perçoit
plus que de grandes masses assez indéterminées; les hommes, les
animaux, deviennent absolument invisibles: les routes sont des
lacets, et les lacs, des étangs.

Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un état anormal; un
courant atmosphérique d'une extrême vélocité les entraînait au-delà
des montagnes arides, sur le sommet desquelles de vastes plaques de
neige étonnaient le regard; leur aspect convulsionné démontrait
quelque travail neptunien des premiers jours du monde.

Le soleil brillait au zénith, et ses rayons tombaient d'aplomb sur
ces cimes désertes. Le docteur prit un dessin exact de ces
montagnes, qui sont faites de quatre croupes distinctes, presque en
ligne droite, et dont la plus septentrionale est la plus allongée.

Bientôt le Victoria descendit le versant opposé du Rubeho, en
longeant une côte boisée et parsemée d'arbres d'un vert très sombre;
puis vinrent des crêtes et des ravins, dans une sorte de désert qui
précédait le pays d'Ugogo; plus bas s'étalaient des plaines jaunes,
torréfiées, craquelées, jonchées ça et là de plantes salines et de
buissons épineux.

Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirent l'horizon.
Le docteur s'approcha du sol, les ancres furent lancées, et l'une
d'elles s'accrocha bientôt dans les branches d'un vaste sycomore.

Joe, se glissant rapidement dans l'arbre; assujettit l'ancre avec
précaution; le docteur laissa son chalumeau en activité pour
conserver à l'aérostat une certaine force ascensionnelle qui le
maintint en l'air. Le vent s'était presque subitement calmé.

Maintenant, dit Fergusson, prends deux fusils, ami Dick, l'un pour
toi, l’autre pour Joe, et tâchez, à vous deux, de rapporter quelques
belles tranches d'antilope. Ce sera pour notre dîner.

--En chasse! » s'écria Kennedy.

Il escalada la nacelle et descendit. Joe s'était laissé dégringoler
de branche en branche et l'attendait en se détirant les membres. Le
docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, put éteindre
entièrement son chalumeau.

» N'allez pas vous envoler, mon maître! s'écria Joe.

--Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. Je vais
mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents.
D'ailleurs, de mon poste, j'observerai le pays, et, à la moindre
chose suspecte, je tire un coup de carabine. Ce sera le signal de
ralliement.

--Convenu, » répondit le chasseur.






CHAPITRE XIV

La forêt de gommiers.--L'antilope bleue.--Le signa de
ralliement.--Un assaut inattendu.--Le Kanyenye.--Une nuit en plein
air.--Le Mabunguru.--Jihoue la Mkoa.--Provision d'eau.--Arrivée à
Kazeh.





Le pays, aride, desséché, fait d'une terre argileuse qui se
fendillait à la chaleur, paraissait désert; ça et là, quelques
traces de caravanes, des ossements blanchis d'hommes et de bêtes, à
demi rongés, et confondus dans la même poussière.

Après une demi-heure de marche, Dick et Joe s'enfonçaient dans une
forêt de gommiers, l'œil aux aguets et le doigt sur la détente du
fusil On ne savait pas à qui on aurait affaire. Sans être un
rifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu.

« Cela fait du bien de marcher monsieur Dick, et cependant ce terrain
là n'est pas trop commode,» fit-il en heurtant les fragments de
quartz dont il était parsemé.

Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s'arrêter. Il
fallait savoir se passer de chiens, et, quelle que fût l'agilité de
Joe, il ne pouvait avoir le nez d’un braque ou d'un lévrier.

Dans le lit d'un torrent où stagnaient encore quelques mares, se
désaltérait une troupe d'une dizaine d'antilopes. Ces gracieux
animaux, flairant un danger, paraissaient inquiets; entre chaque
lampée, leur jolie tête se redressait avec vivacité, humant de ses
narines mobiles l'air au vent des chasseurs.

Kennedy contourna quelques massifs, tandis que Joe demeurait
immobile; il parvint à portée de fusil et fit feu La troupe disparut
en un clin d'œil; seule, une antilope mâle, frappée au défaut de
l'épaule, tombait foudroyée. Kennedy se précipita sur sa proie.

C'était un blawe-bock, un magnifique animal d'un bleu pâle tirant
sur le gris, avec le ventre et l'intérieur des jambes d'une
blancheur de neige.

« Le beau coup de fusil! s'écria le chasseur. C'est une espèce très
rare d'antilope, et j'espère bien préparer sa peau de manière à la
conserver.

--Par exemple! y pensez-vous, monsieur Dick!

--Sans doute! Regarde donc ce splendide pelage.

--Mais le docteur Fergusson n'admettra jamais une pareille
surcharge.

--Tu as raison, Joe! Il est pourtant fâcheux d'abandonner tout
entier un si bel animal!

--Tout entier! non pas, monsieur Dick; nous allons en tirer tous
les avantages nutritifs qu'il possède, et, si vous le permettez, je
vais m'en acquitter aussi bien que le syndic de l'honorable
corporation des bouchers de Londres.

--A ton aise, mon ami; tu sais pourtant qu'en ma qualité de
chasseur, je ne suis pas plus embarrassé de dépouiller une pièce de
gibier que de l'abattre.

--J'en suis sûr, monsieur Dick; alors ne vous gênez pas pour établir
un fourneau sur trois pierres; vous aurez du bois mort en quantité,
et je ne vous demande que quelques minutes pour utiliser vos
charbons ardents.

--Ce ne sera pas long, » répliqua Kennedy.

Il procéda aussitôt à la construction de son foyer, qui flambait
quelques instants plus tard.

Joe avait retiré du corps de l'antilope une douzaine de côtelettes
et les morceaux les plus tendres du filet, qui se transformèrent
bientôt en grillades savoureuses.

« Voilà qui fera plaisir à l'ami Samuel, dit le chasseur.

--Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick?

--Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks.

--Pas le moins du monde. Je pense à la figure que nous ferions si
nous ne retrouvions plus l'aérostat.

--Bon! quelle idée! tu veux que le docteur nous abandonne?

--Non; mais si son ancre venait à se détacher?

--Impossible. D'ailleurs Samuel ne serait pas embarrassé de
redescendre avec son ballon; il le manœuvre assez proprement.

--Mais si le vent l'emportait, s'il ne pouvait revenir vers nous?

--Voyons, Joe, trêve à tes suppositions; elles n'ont rien de
plaisant.

--Ah! Monsieur, tout ce qui arrive en ce monde est naturel; or,
tout peut arriver, donc il faut tout prévoir... »

En ce moment un coup de fusil retentit dans l'air.

« Hein! fit Joe.

--Ma carabine! je reconnais sa détonation.

--Un signal!

--Un danger pour nous!

--Pour lui peut-être, répliqua Joe.

--En route! »

Les chasseurs avaient rapidement ramassé le produit de leur chasse,
et ils reprirent le « chemin » en se guidant sur des brisées que
Kennedy avait faites. L'épaisseur du fourré les empêchait
d'apercevoir le Victoria, dont ils ne pouvaient être bien éloignés.

Un second coup de feu se fit entendre.

« Cela presse, fit Joe.

--Bon! encore une autre détonation.

--Cela m'a l'air d'une défense personnelle.

--Hâtons-nous. »

Et ils coururent à toutes jambes. Arrivés à la lisière du bois, ils
virent tout d'abord le Victoria à sa place, et le docteur dans la
nacelle.

« Qu'y a-t-il donc! demanda Kennedy.

--Grand Dieu! s'écria Joe.

--Que vois tu?

--Là-bas, une troupe de nègres qui assiègent le ballon! »

En effet, à deux milles de là, une trentaine d'individus se
pressaient en gesticulant, en hurlant, en gambadant au pied du
sycomore. Quelques-uns, grimpés dans l'arbre, s'avançaient jusque
sur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent.

« Mon maître est perdu, s'écria Joe.

--Allons, Joe, du sang-froid et du coup d'œil. Nous tenons la vie de
quatre de ces moricauds dans nos mains. En ayant! »

Ils avaient franchi un mille avec une extrême rapidité, quand un
nouveau coup de fusil partit de la nacelle; il atteignit un grand
diable qui se hissait par la corde de l'ancre. Un corps sans vie
tomba de branches en branches, et resta suspendu à une vingtaine de
pieds du sol, ses deux bras et ses deux jambes se balançant dans
l'air.

« Hein! fit Joe en s'arrêtant, par où diable se tient-il donc, cet
animal?

Peu importe, répondit Kennedy, courons! courons!

--Ah! monsieur Kennedy, s'écria Joe, en éclatant de rire: par sa
queue! c'est par sa queue! Un singe! ce ne sont que des singes.

--Ça vaut encore mieux que des hommes, » répliqua Kennedy en se
précipitant au milieu de la bande hurlante.

C'était une troupe de cynocéphales assez redoutables, féroces et
brutaux, horribles à voir avec leurs museaux de chien. Cependant
quelques coups de fusil en eurent facilement raison, et cette horde
grimaçante s'échappa, laissant plusieurs des siens à terre.

En un instant, Kennedy s'accrochait à l'échelle; Joe se hissait dans
les sycomores et détachait l'ancre; la nacelle s'abaissait jusqu'à
lui, et il y rentrait sans difficulté. Quelques minutes après, le
Victoria s'élevait dans l'air et se dirigeait vers l'est sous
l'impulsion d'un vent modéré.

« En voilà un assaut! dit Joe.

--Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.

--Ce n'étaient que des singes, heureusement! répondit le docteur

--De loin, la différence n'est pas grande, mon cher Samuel.

--Ni même de près, répliqua Joe.

--Quoi qu'il en soit, reprit Fergusson, cette attaqué de singes
pouvait avoir les plus graves conséquences. Si l'ancre avait perdu
prise sous leurs secousses réitérées, qui sait où le vent m'eût
entraîné!

--Que vous disais-je, monsieur Kennedy!

--Tu avais raison, Joe; mais, tout en ayant raison, à ce moment-là
tu préparais des beefsteaks d'antilope, dont la vue me mettait déjà
en appétit.

--Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d'antilope est
exquise.

--Vous pouvez en juger, Monsieur, la table est servie.

--Sur ma foi, dit le chasseur, ces tranches de venaison ont un fumet
sauvage qui n'est point à dédaigner.

--Bon! je vivrais d'antilope jusqu'à la fin de mes jours répondit
Joe la bouche pleine, surtout avec un verre de grog pour en
faciliter la digestion »

Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avec
recueillement.

« Jusqu'ici cela va assez bien, dit-il.

--Très bien, riposta Kennedy.

--Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnés?

--J'aurais voulu voir qu'on m'en eût empêché! » répondit le
chasseur avec un air résolu.

Il était alors quatre heures du soir; le Victoria rencontra un
courant plus rapide; le sol montait insensiblement, et bientôt la
colonne barométrique indiqua une hauteur de l,500 pieds au-dessus du
niveau de la mer. Le docteur fut alors obligé de soutenir son
aérostat par une dilatation de gaz assez forte, et le chalumeau
fonctionnait sans cesse.

Vers sept heures, le Victoria planait sur le bassin de Kanyemé; le
docteur reconnut aussitôt ce vaste défrichement de dix milles
d'étendue, avec ses villages perdus au milieu des baobabs et des
calebassiers. Là est la résidence de l'un des sultans du pays de
l'Ugogo, où la civilisation est peut-être moins arriérée, on y vend
plus rarement les membres de sa famille; mais, bêtes et gens, tous
vivent ensemble dans des huttes rondes sans charpente, et qui
ressemblent à des meules de foin.

Après Kanyemé, le terrain devint aride et rocailleux; mais, au bout
d'une heure, dans une dépression fertile, la végétation reprit toute
sa vigueur, à quelque distance du Mdaburu. Le vent tombait avec le
jour, et l'atmosphère semblait s'endormir. Le docteur chercha
vainement un courant à différentes hauteurs en voyant ce calme de la
nature, il résolut de passer la nuit dans les airs, et pour plus de
sûreté, il s'éleva de 1,000 pieds environ. Le Victoria demeurait
immobile. La nuit magnifiquement étoilée se fit en silence.

Dick et Joe s'étendirent sur leur couche paisible, et s'endormirent
d'un profond sommeil pendant le quart du docteur; à minuit, celui-ci
fut remplacé par l'Écossais.

« S'il survenait le moindre incident, réveille-moi, lui dit-il; et
surtout ne perds pas le baromètre des yeux. C’est notre boussole, à
nous autres! »

La nuit fut froide, il y eut jusqu'à 27° degrés [14° centigrades] de
différence entre sa température et celle du jour. Avec les ténèbres
avait éclaté le concert nocturne les animaux, que la soif et la faim
chassent de leurs repaires; les grenouilles firent retentir leur
voix de soprano, doublée du glapissement des chacals, pendant que la
basse imposante des lions soutenait les accords de cet orchestre
vivant.

En reprenant son poste le matin, le docteur Fergusson consulta sa
boussole, et s'aperçut que la direction du vent avait changé pendant
la nuit. Le Victoria dérivait dans le nord-est d'une trentaine de
milles depuis deux heures environ; il passait au-dessus du
Mabunguru, pays pierreux, parsemé de blocs de syénite d'un beau
poli, et tout bosselé de roches en dos d'âne; des masses coniques,
semblables aux rochers de Karnak, hérissaient le sol comme autant de
dolmens druidiques; de nombreux ossements de buffles et d'éléphants
blanchissaient ça et là; il y avait peu d'arbres, sinon dans l'est,
des bois profonds, sous lesquels se cachaient quelques villages.

Vers sept heures, une roche ronde, de près de deux milles d'étendue,
apparut comme une immense carapace.

« Nous sommes en bon chemin, dit le docteur Fergusson. Voilà
Jihoue-la-Mkoa, où nous allons faire halte pendant quelques
instants. Je vais renouveler la provision d'eau nécessaire à
l'alimentation de mon chalumeau, essayons de nous accrocher quelque
part.

--Il y a peu d'arbres, répondit le chasseur.

--Essayons cependant; Joe, jette les ancres. »

Le ballon, perdant peu à peu de sa force ascensionnelle, s'approcha
de terre; les ancres coururent; la patte de l'une d'elles s'engagea
dans une fissure de rocher, et le Victoria demeura immobile.

Il ne faut pas croire que le docteur pût éteindre complètement son
chalumeau pendant ses haltes. L'équilibre du ballon avait été
calculé au niveau de la mer; or le pays allait toujours en montant,
et se trouvant élevé de 600 à 700 pieds, le ballon aurait eu une
tendance à descendre plus bas que le sol lui-même; il fallait donc
le soutenir par une certaine dilatation du gaz. Dans le. cas
seulement où, en l'absence de tout vent, le docteur eût laissé la
nacelle reposer sur terre, l'aérostat, alors délesté d'un poids
considérable, se serait maintenu sans le secours du chalumeau.

Les cartes indiquaient de vastes mares sur le versant occidental de
Jihoue-la-Mkoa Joe s'y rendit seul avec un baril, qui pouvait
contenir une dizaine de gallons; il trouva sans peine l'endroit
indiqué, non loin d'un petit village désert, fit sa provision d'eau,
et revint en moins de trois quarts d'heure; il n'avait rien vu de
particulier, si ce n'est d'immenses trappes à éléphant; il faillit
même choir dans l'une d'elles, où gisait une carcasse à demi-rongée.

Il rapporta de son excursion une sorte de nèfles, que des singes
mangeaient avidement. Le docteur reconnut le fruit du « mbenbu,»
arbre très abondant sur la partie occidentale de Jihoue-la-Mkoa.
Fergusson attendait Joe avec une certaine impatience, car un séjour
même rapide sur cette terre inhospitalière lui inspirait toujours
des craintes.

L’eau fut embarquée sans difficulté, car la nacelle descendit
presque au niveau du sol; Joe put arracher l'ancre, et remonta
lestement auprès de son maître. Aussitôt celui-ci raviva sa flamme,
et le Victoria reprit la route des airs.

Il se trouvait alors à une centaine de milles de Kazeh, important
établissement de l'intérieur de l'Afrique, où, grâce à un courant de
sud-est, les voyageurs pouvaient espérer de parvenir pendant cette
journée; ils marchaient avec une vitesse de 14 milles à l'heure; la
conduite de l'aérostat devint alors assez difficile; on ne pouvait
s’élever trop haut sans dilater beaucoup le gaz, car le pays se
trouvait déjà à une hauteur moyenne de 3,000 pieds. Or, autant que
possible, le docteur préférait ne pas forcer sa dilatation; il
suivit donc fort adroitement les sinuosités d'une pente assez roide,
et rasa de près les villages de Thembo et de Tura-Wels. Ce dernier
fait partie de l'Unyamwezy, magnifique contrée où les arbres
atteignent les plus grandes dimensions, entre autres les cactus, qui
deviennent gigantesques.

Vers deux heures, par un temps magnifique, sous un soleil de feu qui
dévorait le moindre courant d'air, le Victoria planait au-dessus de
la ville de Kazeh, située à 330 milles de la côte.

« Nous sommes partis de Zauzibar à neuf heures du matin, dit le
docteur Fergusson en consultant ses notes, et après deux jours de
traversée nous avons parcouru par nos déviations près de 500 milles
géographiques [Près de deux cents lieues]. Les capitaines Burton et
Speke mirent quatre mois et demi à faire le même chemin!






CHAPITRE XV

Kazeh.--Le marché bruyant.--Apparition du Victoria.--Les
Wanganga.--Les fils de la Lune.--Promenade du
docteur.--Population.--Le tembé royal.--Les femmes du sultan.--Une
ivresse royale.--Joe adoré.--Comment on danse dans la
Lune.--Revirement.--Deux lunes au firmament.--Instabilité des
grandeurs divine.





Kazeh, point important de l'Afrique centrale, n'est point une ville;
à vrai dire, il n'y a pas de ville à l'intérieur. Kazeh n'est
qu'un ensemble de six vastes excavations. Là sont renfermées des
cases, des huttes à esclaves, avec de petites cours et de petits
jardins, soigneusement cultivés; oignons, patates, aubergines,
citrouilles et champignons d'une saveur parfaite y poussent à ravir.

L'Unyamwezy est la terre de la Lune par excellence, le parc fertile
et splendide de l'Afrique; au centre se trouve le district de
l'Unyanembé, une contrée délicieuse, où vivent paresseusement
quelques familles d'Omani, qui sont des Arabes d'origine très pure.

Ils ont longtemps fait le commerce à l'intérieur de l'Afrique et
dans l'Arabie; ils ont trafiqué de gommes, d'ivoire, d'indienne,
d'esclaves; leurs caravanes sillonnaient ces régions équatoriales;
elles vont encore chercher à la côté les objets de luxe et de
plaisir pour ces marchands enrichis, et ceux-ci, au milieu de femmes
et de serviteurs, mènent dans cette contrée charmante l'existence la
moins agitée et la plus horizontale, toujours étendus, riant, fumant
ou dormant.

Autour de ces excavations, de nombreuses cases d'indigènes, de
vastes emplacements pour les marchés, des champs de cannabis et de
datura, de beaux arbres et de frais ombrages, voilà Kazeh.

Là est le rendez-vous général des caravanes: celles du Sud avec
leurs esclaves et leurs chargements d'ivoire; celles de l'Ouest, qui
exportent le coton et les verroteries aux tribus des Grands Lacs.

Aussi, dans les marchés, règne-t-il une agitation perpétuelle, un
brouhaha sans nom, composé du cri des porteurs métis, du son des
tambours et des cornets, des hennissements des mules, du braiement
des ânes, du chant des femmes, piaillement des enfants, et des coups
de rotin du Jemadar [Chef de la caravane], qui bat là mesure dans
cette symphonie pastorale.

Là s’étalent sans ordre, et même avec un désordre charmant, les
étoffes voyantes, les rassades, les ivoires, les dents de
rhinocéros, les dents de requins, le miel, le tabac, le coton; là se
pratiquent les marchés les plus étranges, où chaque objet n'a de
valeur que par les désirs qu'il excite.

Tout d'un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tomba
subitement. Le Victoria venait d'apparaître dans les airs; il
planait majestueusement et descendait peu à peu, sans s'écarter de
la verticale. Hommes, femmes, enfants, esclaves, marchands, Arabes
et nègres, tout disparut et se glissa dans les « tembés » et sous
les huttes.

« Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons à produire de
pareils effets, nous aurons de la peine à établir des relations
commerciales avec ces gens-là.

--Il y aurait cependant, dit Joe, une opération commerciale d'une
grande simplicité à faire. Ce serait de descendre tranquillement et
d'emporter les marchandises les plus précieuses, sans nous
préoccuper des marchands. On s'enrichirait.

--Bon! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur au premier
moment. Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par
curiosité.

--Vous croyez, mon maître?

--Nous verrons bien; mais il sera prudent de ne point trop les
approcher, le Victoria n'est pas un ballon blindé ni cuirassé; il
n'est donc à l'abri ni d'une balle, ni d'une flèche.

--Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces
Africains?

--Si cela se peut, pourquoi pas? répondit le docteur; il doit se
trouver à Kazeh des marchands arabes plus instruits, moins sauvages.
Je me rappelle que MM. Burton et Speke n'eurent qu'à se louer de
l'hospitalité des habitants de la ville. Ainsi, nous pouvons tenter
l'aventure.

Le Victoria, s'étant insensiblement rapproché de terre, accrocha
l'une de ses ancres au sommet d'un arbre près de la place du marché.
Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous;
les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs « Waganga, »
reconnaissables à leurs insignes de coquillages coniques,
s'avancèrent hardiment; c'étaient les sorciers de l'endroit. Ils
portaient à leur ceinture de petites gourdes noires enduites de
graisse, et divers objets de magie, d'une malpropreté d'ailleurs
toute doctorale.

Peu à peu, la foule se fit à leurs côtés, les femmes et les enfants
les entourèrent, les tambours rivalisèrent de fracas, les mains se
choquèrent et furent tendues vers le ciel.

C'est leur manière de supplier, dit le docteur Fergusson si je ne me
trompe, nous allons être appelés à jouer un grand rôle.

--Eh bien! Monsieur, jouez-le.

--Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.

--Eh! Monsieur, cela ne m'inquiète guère, et l'encens ne me déplait
pas. »

En ce moment, un des sorciers, un « Myanga » fit un geste, et toute
cette clameur s'éteignit dans un profond silence. Il adressa
quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n'ayant pas compris, lança à tout hasard
quelques mots d'arabe, et il lui fut immédiatement répondu dans
cette langue.

L'orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, très
écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était
tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable
déesse avait daigné s'approcher de la ville avec ses trois Fils,
honneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du
Soleil. Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune
faisait tous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le
besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait
donc de ne pas se gêner et d'abuser de sa divine présence pour faire
connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le « Mwani, » malade
depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, et il
invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l'invitation à ses compagnons.

« Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre dit le chasseur.

--Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l'atmosphère
est calme; il n'y a pas un souffle de vent! Nous n'avons rien à
craindre pour le Victoria.

--Mais que feras-tu?

Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de médecine je m’en
tirerai. »

Puis, s'adressant à la foule:

« La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants de
l'Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu'il se prépare
à nous recevoir! »

Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, et toute
cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.

Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prévoir
nous pouvons, à un moment donné, être forcés de repartir rapidement.
Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il
main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L'ancre est
solidement assujettie; il n'y a rien à craindre. Je vais descendre à
terre. Joe m'accompagnera; seulement il restera au pied de
l'échelle.

--Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.

--Comment! monsieur Samuel, s'écria Joe, vous ne voulez pas que je
vous suive jusqu'au bout!

--Non; j'irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande
déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protégé par la
superstition; ainsi, n'ayez aucune crainte, et restez chacun au
poste que je vous assigne.

--Puisque tu le veux, répondit le chasseur.

--Veille à la dilatation du gaz.

--C'est convenu. »

Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement
l'intervention céleste.

« Voilà! voilà! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers
leur bonne Lune et ses divins Fils. »

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre,
précédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s'assit
au pied de l'échelle, les jambes croisées sous lui à la façon arabe,
et une partie de la foule l'entoura d'un cercle respectueux.

Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son des
instruments, escorté par des pyrrhiques religieuses, s'avança
lentement vers le « tembé royal, » situé assez loin hors de la
ville; il était environ trois heures, et le soleil resplendissait;
il ne pouvait faire moins pour la circonstance

Le docteur marchait avec dignité; les « Waganga » l'entouraient et
contenaient la foule. Fergusson fut bientôt rejoint par le fils
naturel du sultan, jeune garçon assez bien tourné, qui, suivant la
coutume du pays, était le seul héritier des biens paternels, à
l'exclusion des enfants légitimes; il se prosterna devant le Fils de
la Lune; celui-ci le releva d'un geste gracieux.

Trois quarts d'heure après, par des sentiers ombreux, au milieu de
tout le luxe d'une végétation tropicale, cette procession
enthousiasmée arriva au palais du sultan, sorte d'édifice carré,
appelé Ititénya, et situé au versant d'une colline. Une espèce de
verandah, formée par le toit de chaume, régnait à l'extérieur,
appuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d'être
sculptés. De longues lignes d'argile rougeâtre ornaient les murs,
cherchant à reproduire des figures d'hommes et de serpents, ceux-ci
naturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cette
habitation ne reposait pas immédiatement sur les murailles, et l'air
pouvait y circuler librement; d'ailleurs, pas de fenêtres, et à
peine une porte.

Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par les gardes
et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi, type pur
des populations de l'Afrique centrale, forts et robustes, bien faits
et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grand nombre de
petites tresses retombaient sur leurs épaules; au moyen d’incisions
noire. ou bleues, ils zébraient leurs joues depuis les tempes
jusqu'à la bouche. Leurs oreilles, affreusement distendues,
supportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils
étaient vêtus de toiles brillamment peintes; les soldats, armés de
la sagaie, de l'arc, de la flèche barbelée et empoisonnée du suc de
l'euphorbe, du coutelas, du « sime », long sabre à dents de scie, et
de petites haches d'armes.

Le docteur pénétra dans le palais. Là, en dépit de la maladie du
sultan, le vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Il remarqua
au linteau de la porte des queues de lièvre, des crinières de zèbre,
suspendues en manière de talisman. Il fut reçu par la troupe des
femmes de Sa Majesté, aux accords harmonieux de « l’upatu », de
cymbale faite avec le fond d'un pot de cuivre, et; au fracas du «
kilindo », tambour de cinq pieds de haut creusé dans un tronc
d'arbre, et contre lequel deux virtuoses s'escrimaient à coups de
poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaient en
riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles
semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avec grâce, et
portaient le « kilt » en fibres de calebasse, fixé autour de leur
ceinture.

Six d'entre elles n'étaient pas les moins gaies de la bande, quoique
placées à l'écart et réservées à un cruel supplice. A la mort du
sultan, elles devaient être enterrées vivantes auprès de lui, pour
le distraire pendant l'éternelle solitude.

Le docteur Fergusson, après avoir embrassé tout cet ensemble d'un
coup d'œil, s'avança jusqu'au lit de bois du souverain. Il vit là un
homme d’une quarantaine d'années, parfaitement abruti par les orgies
de toutes sortes et dont il n'y avait rien à faire. Cette maladie,
qui se prolongeait depuis des années, n'était qu'une ivresse
perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perdu connaissance,
et tout l'ammoniaque du monde ne l’aurait pas remis sur pied

Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient
pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d'un
violent cordial, le docteur ranima un instant ce corps abruti; le
sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre qui ne donnait plus
signe d'existence depuis quelques heures, ce symptôme fut accueilli
par un redoublement de cris en l'honneur du médecin.

Celui-ci, qui en avait assez, écarta par un mouvement rapide ses
adorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea
vers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas de
l'échelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En
véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinité,
il avait l'air d'un assez brave homme, pas fier, familier même avec
les jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Il
leur tenait d'ailleurs d'aimables discours.

« Adorez, Mesdemoiselles, adorez, leur disait-il; je suis un bon
diable, quoique fils de déesse! »

On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans
les « mzimu » ou huttes-fétiches. Cela consistait en épis d'orge et
en « pombé. » Joe se crut obligé de goûter à cette espèce de bière
forte; mais son palais, quoique fait au gin et au wiskey, ne put en
supporter la violence. Il fit une affreuse grimace, que l'assistance
prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans une mélopée
traînante, exécutèrent une danse grave autour de lui.

« Ah! vous dansez, dit-il, eh bien! je ne serai pas en reste avec
vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays »

Et il entama une gigue étourdissante, se contournant, se détirant,
se déjetant, dansant des pieds, dansant des genoux, dansant des
mains, se développant en contorsions extravagantes, en poses
incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi à ces
populations une étrange idée de la manière dont les dieux dansent
dans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurent bientôt
fait de reproduire ses manières, ses gambades, ses trémoussements;
ils ne perdaient pas un geste, ils n'oubliaient pas une attitude; ce
fut alors un tohubohu, un remuement, une agitation dont il est
difficile de donner une idée, même faible. Au plus beau de la fête,
Joe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d'une foule hurlante et
désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés On
entourait le docteur; on le pressait, on le menaçait.

Étrange revirement! Que s'était-il passé? Le sultan avait-il
maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre la cause. Le
ballon, fortement sollicité par la dilatation du gaz, tendait sa
corde de retenue, impatient de s'élever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l'échelle. Une crainte superstitieuse
retenait encore la foule et l'empêchait de se porter à des violences
contre sa personne; il gravit rapidement les échelons, et Joe le
suivit avec agilité.

« Pas un instant à perdre, lui dit son maître. Ne cherche pas à
décrocher l'ancre! Nous couperons la corde! Suis-moi!

--Mais qu'y a-t-il donc? demanda Joe en escaladant la nacelle.

--Qu'est-il arrivé? fit Kennedy, sa carabine à la main.

--Regardez, répondit le docteur en montrant l'horizon.

--Eh bien! demanda le chasseur.

--Eh bien! la lune! »

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feu sur
un fond d'azur. C'était bien elle! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n'étaient que des
imposteurs, des intrigants, des faux dieux!

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De là le
revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population de Kazeh,
comprenant que sa proie lui échappait, poussa des hurlements
prolongés; des arcs, des mousquets furent dirigés vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s'abaissèrent; il
grimpa dans l’arbre, avec l'intention de saisir la corde de l'ancre,
et d'amener la machine à terre.

Joe s'élança une hachette à la main.

« Faut-il couper? dit-il.

--Attends, répondit le docteur.

--Mais ce nègre!...

--Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j'y tiens Il sera
toujours temps de couper. »

Le sorcier, arrivé dans l'arbre, fit si bien qu'en rompant les
branches il parvint à décrocher l'ancre; celle-ci, violemment
attirée par l'aérostat, attrapa le sorcier entre les jambes, et
celui-ci, à cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour les
régions de l'air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l'un de ses Waganga
s'élancer dans l'espace.

« Hurrah! s'écria Joe pendant que le Victoria, grâce à sa puissance
ascensionnelle, montait avec une grande rapidité.

--Il se tient bien, dit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de
mal.

--Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d'un coup? demanda
Joe.

--Fi donc! répliqua le docteur! nous le replacerons tranquillement
à terre, et je crois qu'après une telle aventure, son pouvoir de
magicien s'accroîtra singulièrement dans l'esprit de ses
contemporains.

--Ils sont capables d'en faire un dieu, » s'écria Joe.

Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. Le
nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. Il se
taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se mêlait
d'étonnement. Un léger vent d'ouest poussait le ballon au-delà de la
ville.

Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays désert, modéra
la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. A vingt pieds du
sol, le nègre prit rapidement son parti; il s'élança, tomba sur les
jambes, et se mit à fuir vers Kazeh, tandis que, subitement délesté,
le Victoria remontait dans les airs.






CHAPITRE XVI

Symptômes d'orage.--Le pays de la Lune.--L'avenir du continent
africain.--La machine de la dernière heure.--Vue du pays au soleil
couchant--Flore et Faune.--L'orage.--La zone de feu.--Le ciel
étoilé.





« Voilà ce que c'est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sans sa
permission! Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour!
Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriez compromis sa
réputation par votre médecine?

--Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan de Kazzeb?

--Un vieil ivrogne à demi-mort, répondit le docteur et dont la perte
ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de ceci, c'est
que les honneurs sont éphémères, et il ne faut pas trop y prendre
goût.

--Tant pis, répliqua Joe. Cela m'allait! Être adoré! faire le dieu
à sa fantaisie! Mais que voulez-vous! la Lune s'est montrée, et
toute rouge, ce qui prouve bien qu'elle était fâchée! »

Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examina l'astre
des nuits à un point de vue entièrement nouveau le ciel se chargeait
de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres et pesants. Un
vent assez vif, ramassé à trois cents pieds du sol, poussait le
Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de lui, la voûte azurée
était pure, mais on la sentait lourde.

Les voyageurs se trouvèrent, vers huit heures du soir, par 32° 40'
de longitude et 4° 17' de latitude; les courants atmosphériques,
sous l'influence d'un orage prochain, les poussaient avec une
vitesse de trente cinq milles à l'heure. Sous leurs pieds passaient
rapidement les plaines ondulées et fertiles de Mtuto Le spectacle en
était admirable, et fut admiré.

« Nous sommes en plein pays de la Lune, dit le docteur Fergusson,
car il a conservé ce nom que lui donna l'antiquité, sans doute parce
que la lune y fut adorée de tout temps. C'est vraiment une contrée
magnifique, et l'on rencontrerait difficilement une végétation plus
belle.

--Si on la trouvait autour de Londres, ce ne serait pas naturel,
répondit Joe; mais ce serait fort agréable! Pourquoi ces belles
choses-là sont-elle réservées à des pays aussi barbares?

--Et sait-on, répliqua le docteur, si quelque jour cette contrée ne
deviendra pas le centre de la civilisation? Les peuples de l'avenir
s'y porteront peut-être, quand les régions de l'Europe se seront
épuisées à nourrir leurs habitants.

--Tu crois cela? fit Kennedy.

--Sans doute, mon cher Dick. Vois la marche des événements;
considère les migrations successives des peuples, et tu arriveras à
la même conclusion que moi. L'Asie est la première nourrice du
monde, n'est-il pas vrai? Pendant quatre mille ans peut-être, elle
travaille, elle est fécondée, elle produit, et puis quand les
pierres ont poussé là où poussaient les moissons dorées d'Homère,
ses enfants abandonnent son sein épuisé et flétri. Tu les vois alors
se jeter sur l'Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis
deux mille ans. Mais déjà sa fertilité se perd; ses facultés
productrices diminuent chaque jour; ces maladies nouvelles dont
sont frappés chaque année les produits de la terre, ces fausses
récoltes, ces insuffisantes ressources, tout cela est le signe
certain d'une vitalité qui s'altère, d'un épuisement prochain. Aussi
voyons-nous déjà les peuples se précipiter aux nourrissantes
mamelles de l'Amérique, comme à une source non pas inépuisable, mais
encore inépuisée. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux,
ses forêts vierges tomberont sous la hache de l'industrie; son sol
s'affaiblira pour avoir trop produit ce qu'on lui aura trop demandé;
là où deux moissons s'épanouissaient chaque année, à peine une
sortira-t-elle de ces terrains à bout de forces. Alors l'Afrique
offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles
dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s'épureront par les
assolements et les drainages; ces eaux éparses se réuniront dans un
lit commun pour former une artère navigable. Et ce pays sur lequel
nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres,
deviendra quelque grand royaume, où se produiront des découvertes
plus étonnantes encore que la vapeur et l'électricité.

--Ah! Monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

--Tu t'es levé trop matin, mon garçon.

--D’ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse
époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit! A
force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par
elles! Je me suistoujours figuré que le dernier jour du monde sera
celui où quelque im-mense chaudière chauffée à trois milliards
d'atmosphères fera sauter notre globe!

--Et j'ajoute, dit Joe, que les Américains n'auront pas été les
derniers à travailler à la machine!

--En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers!
Mais, sans nous laisser emporter à de semblables discussions,
contentons-nous d’admirer cette terre de la Lune, puisqu'il nous est
donné de la voir. »

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuages
amoncelés, ornait d'une crête d'or les moindres accidents du sol:
arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses à ras de terre,
tout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrain,
légèrement ondulé, ressautait ça et là en petites collines coniques;
pas de montagnes à l'horizon; d'immenses palissades broussaillées,
des haies impénétrables, des jungles épineux séparaient les
clairières où s'étalaient de nombreux villages; les euphorbes
gigantesques les entouraient de fortifications naturelles, en
s'entremêlant aux branches coralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, se mit
à serpenter sous les massifs de verdure; il donnait asile à ces
nombreux cours d'eau, nés de torrents gonflés à l'époque des crues,
ou d'étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pour
observateurs élevés, c'était un réseau de cascades jeté sur toute la
face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairie grasses et
disparaissaient sous les grandes herbes; les forêts, aux essences
magnifiques, s'offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais
dans ces bouquets, lions, léopards, hyènes, tigres, se réfugiaient
pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant
faisait ondoyer la cime des taillis, et l'on entendait le craquement
des arbres cédant à ses cornes d'ivoire.

« Quel pays de chasse! s'écria Kennedy enthousiasmé; une balle
laucée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait un gibier digne
d'elle! Est-ce qu'on ne pourrait pas en essayer un peu?

--Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaçante,
escortée d'un orage. Or les orages sont terribles dans cette
contrée, où le sol est disposé comme une immense batterie
électrique.

--Vous avez raison, Monsieur, dit Joe la chaleur est devenue
étouffante, le vent est complètement qu'il se prépare quelque chose.

--L'atmosphère est surchargée d'électricité, répondit le docteur;
tout être vivant est sensible à cet état de l'air qui précède la
lutte des éléments, et j'avoue que je n'en fus jamais imprégné à ce
point.


 


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