Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

Part 3 out of 6




--Eh bien! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de
descendre?

--Au contraire, Dick, j'aimerais mieux monter. Je crains seulement
d'être entraîné au delà de ma route pendant ces croisements de
courants atmosphériques.

--Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la
côte.

--Si cela m'est possible, répondit Fergusson, je me porterai plus
directement au nord pendant sept à huit degrés; j'essayerai de
remonter vers des latitudes présumées des sources du Nil; peut-être
apercevrons-nous quelques traces de l'expédition du capitaine Speke,
ou même la caravane de M. de Heuglin. Si mes calculs sont exacts,
nous nous trouvons par 32° 40' de longitude, et je voudrais monter
droit au delà de l'équateur.

--Vois donc! s'écria Kennedy en interrompant son compagnon, vois
donc ces hippopotames qui se glissent hors des étangs, ces masses de
chair sanguinolente, et ces crocodiles qui aspirent bruyamment l'air!

--Ils étouffent! fit Joe. Ah! quelle manière charmante de voyager,
et comme on méprise toute cette malfaisante vermine! Monsieur
Samuel! monsieur Kennedy! voyez donc ces bandes d'animaux qui
marchent en rangs pressés! Ils sont bien deux cents; ce sont des
loups.

--Non, Joe, mais des chiens sauvages; une fameuse race, qui ne
craint pas de s'attaquer aux lions. C'est la plus terrible rencontre
que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis en pièces.

--Bon! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une
muselière, répondit l'aimable garçon. Après ca, si c'est leur
naturel, il ne faut pas trop leur en vouloir. »;

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence de l'orage; il
semblait que l'air épaissi devint impropre à transmettre les sons;
l'atmosphère paraissait ouatée et, comme une salle tendue de
tapisseries, perdait toute sonorité. L'oiseau rameur, la grue
couronnée, les geais rouges et bleus, le moqueur, les moucherolles,
disparaissaient dans les grands arbres. La nature entière offrait
les symptômes d'un cataclysme prochain.

A neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobile au-dessus de
Mséné, vaste réunion de villages à peine distincts dans l'ombre;
parfois la réverbération d'un rayon égaré dans l'eau morne indiquait
des fossés distribués régulièrement, et, par une dernière éclaircie,
le regard put saisir la forme calme et sombre des palmiers, des
tamarins, des sycomores et des euphorbes gigantesques.

« J'étouffe! dit l’Écossais en aspirant à pleins poumons le plus
possible de cet air raréfié; nous ne bougeons plus!
Descendrons-nous?

--Mais l'orage? fit le docteur assez inquiet.

--Si tu crains d'être entraîné par le vent, il me semble que tu n'as
pas d'autre parti à prendre.

--L'orage n'éclatera peut-être cette nuit, reprit Joe; les nuages
sont très haut.

--C'est une raison qui me fait hésiter à les dépasser; il faudrait
monter à une grande élévation, perdre la terre de vue, et ne savoir
pendant toute la nuit si nous avançons et de quel côté nous
avançons.

--Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse.

--Il est fâcheux que le vent soit tombé, reprit Joe; il nous eut
entraînés loin de l'orage.

--Cela est regrettable, mes amis, car les nuages sont un danger pour
nous; ils renferment des courants opposés qui peuvent nous enlacer
dans leurs tourbillons, et des éclairs capables de nous incendier.
D'un autre côté, la force, de la rafale peut nous précipiter à
terre, si nous jetons l'ancre au sommet d'un arbre

--Alors que faire?

--Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenne entre les
périls de la terre et les périls du ciel. Nous avons de l’eau en
quantité suffisante pour le chalumeau, et nos deux cents livres de
lest sont intactes. Au besoin, je m'en servirais.

--Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur.

--Non, mes amis; mettez les provisions à l'abri et couchez-vous; je
vous réveillerai si cela est nécessaire.

--Mais, mon maître, ne feriez-vous pas bien de prendre du repos vous
même, puisque rien ne nous menace encore!

--Non, merci, mon garçon je préfère veiller. Nous sommes immobiles,
et si les circonstances ne changent pas, demain nous nous trouverons
exactement à la même place.

--Bonsoir, Monsieur.

--Bonne nuit, si c'est possible. »

Kennedy et Joe s'allongèrent sous leurs couvertures, et le docteur
demeura seul dans l'immensité. Cependant le dôme de nuages
s'abaissait insensiblement, et l'obscurité se faisait profonde. La
voûte noire s'arrondissait autour du globe terrestre comme pour
l'écraser.

Tout d'un coup un éclair violent, rapide, incisif, raya l'ombre; sa
déchirure n'était pas refermée qu'un effrayant éclat de tonnerre
ébranlait le profondeurs du ciel.

« Alerte!» s'écria Fergusson.

Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, se tenaient à
ses ordres.

« Descendons-nous? fit Kennedy.

--Non! le ballon n'y résisterait pas. Montons avant que ces nuages
se résolvent en eau et que le vent ne se déchaîne! »

Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du
serpentin.

Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable
à leur violence. Un second éclair déchira la nue, et fut suivi de
vin autres immédiats. Le ciel était zébré d'étincelles électriques
qui grésillaient sous les larges gouttes de la pluie.

« Nous nous sommes attardés, dit le docteur. Il nous faut maintenant
traverser une zone le feu avec notre ballon rempli d'air inflammable!

--Mais à terre! à terre! reprenait toujours Kennedy.

--Le risque d'être foudroyé serait presque le même, et nous serions
vite déchirés aux branches des arbres!

--Nous montons, monsieur Samuel!

--Plus vite! plus vite encore. »

Dans cette partie de l'Afrique, pendant les orages équatoriaux, il
n'est pas rare de compter de trente-cinq éclairs par minute Le ciel
est littéralement en feu, et les éclats du tonnerre ne discontinuent
pas.

Le vent se déchaînait avec une violence effrayante dans cette
atmosphère embrasée; il tordait les nuages incandescents; on eut dit
le souffle d'un ventilateur immense qui activait tout cet incendie.

Le docteur Fergusson maintenait son chalumeau à pleine chaleur; le
ballon se dilatait et montait; à genoux, au centre de la nacelle,
Kennedy retenait les rideaux de la tente Le ballon tourbillonnait à
donner le vertige, et les voyageurs subissaient d'inquiétantes
oscillations. Il se faisait de grandes cavités dans l'enveloppe de
l'aérostat; le vent s'y engouffrait avec violence, et le taffetas
détonait sous sa pression. Une sorte de grêle, précédée d'un bruit
tumultueux, sillonnait l'atmosphère et crépitait sur le Victoria.
Celui-ci, cependant, continuait sa marche ascensionnelle; les
éclairs dessinaient des tangentes enflammées à sa circonférence; il
était plein feu.

« A la garde de Dieu! dit le docteur Fergusson; nous sommes entre
ses mains lui seul peut nous sauver. Préparons-nous à tout
événement, même à un incendie; notre chute peut n'être pas rapide. »

La voix du docteur parvenait à peine à l'oreille de ses compagnons;
mais ils pouvaient voir sa figure calme au milieu du sillonnement
des éclairs; il regardait les phénomènes de phosphorescence produits
par le feu Saint-Elme qui voltigeait sur le filet de l'aérostat.

Celui-ci tournoyait, tourbillonnait, mais il montait toujours; au
bout d'un quart d'heure, il avait dépassé la zone des nuages
orageux, les effluences électriques se développaient au-dessous de
lui, comme une vaste couronne de feux d'artifices suspendus à sa
nacelle.

C'était là l'un des plus beaux spectacles que la nature put donner à
l’homme. En bas, l'orage. En haut le ciel étoilé, tranquille, muet,
impassible, avec la lune projetant ses paisibles rayons sur ces
nuages irrités.

Le docteur Fergusson consulta le baromètre; il donna douze mille
pieds d'élévation. Il était onze heures du soir.

« Grâce au ciel, tout danger est passé, dit-il; il nous suffit de
nous maintenir à cette hauteur.

C'était effrayant! répondit Kennedy.

--Bon, répliqua Joe, cela jette de la diversité dans le voyage, et
je ne suis pas fâché d'avoir vu un orage d'un peu haut. C'est un
joli spectacle! »






CHAPITRE XVII

Les montagnes de la Lune.--Un océan de verdure.





Vers six heures du matin, le lundi, le soleil s'élevait au-dessus de
l’horizon; les nuages se dissipèrent, et un joli vent rafraîchit ces
première lueurs matinales.

La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. Le ballon,
tournant sur place au milieu des courants opposés, avait à peine
dérivé; le docteur, laissant se contracter le gaz, descendit afin
de saisir une direction plus septentrionale. Longtemps ses
recherches furent vaines; le vent l'entraîna dans l'ouest, jusqu'en
vue des célèbres montagnes de la Lune, qui s'arrondissent en
demi-cercle autour de la pointe du lac Tanganayika; leur chaîne,
peu accidentée, se détachait sur l'horizon bleuâtre; on eut dit une
fortification naturelle, infranchissable aux explorateur du centre
de l'Afrique; quelques cônes isolés portaient la trace des neiges
éternelles.

Nous voilà, dit le docteur, dans un pays inexploré; le capitaine
Burton s'est avancé fort avant dans l’ouest; mais il n'a pu
atteindre ces montagnes célèbres; il en a même nié l'existence,
affirmée par Speke son compagnon; il prétend qu'elles sont nées dans
l'imagination de ce dernier; pour nous, mes amis, il n'y a plus de
doute possible.

--Est-ce que nous les franchirons! demanda Kennedy.

--Non pas, s'il plaît à Dieu; j'espère trouver un vent favorable qui
me ramènera à l'équateur; j'attendrai même, s'il le faut, et je
ferai du Victoria comme d'un navire qui jette l'ancre par les vents
contraires.

Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser.
Après avoir essayé différentes hauteurs, le Victoria fila dans le
nord-est avec une vitesse moyenne.

« Nous sommes dans la bonne direction, dit-il en consultant sa
boussole, et à peine à deux cents pieds de terre, toutes
circonstances heureuses pour reconnaître ces régions nouvelles; le
capitaine Speke, en allant à la découverte du lac Ukéréoué remontait
plus à l’est, en droite ligne au dessus de Kazeh.

--Irons-nous longtemps de la sorte? demanda Kennedy.

--Peut-être; notre but est de pousser une pointe du côté des sources
du Nil, et nous avons plus de six cents milles à parcourir, jusqu'à
la limite extrême atteinte par les explorateurs venus du Nord.

--Et nous ne mettrons pied à terre, fit Joe, histoire de se
dégourdir les jambes?

--Si vraiment; il faudra d'ailleurs ménager nos vivres, et, chemin
faisant, mon brave Dick, tu nous approvisionneras de viande fraîche.

--Dès que tu le voudras, ami Samuel.

--Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. Qui sait si
nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides. On ne saurait
donc prendre trop de précautions. »

A midi, le Victoria se trouvait par 29° 15, de longitude et 3° 15'
de latitude. Il dépassait le village d'Uyofu, dernière limite
septentrionale de l'Unyamwezi, par le travers du lac Ukéréoué, que
l'on ne pouvait encore apercevoir.

Les peuplades rapprochées de l'équateur semblent être un peu plus
civilisées, et sont gouvernées par des monarques absolus, dont le
despo-tisme est sans bornes; leur réunion la plus compacte constitue
la province de Karagwah.

Il fut décidé entre les trois voyageurs qu'ils accosteraient la
terre au premier emplacement favorable. On devait faire une halte
prolongée, et l'aérostat serait soigneusement passé en revue; la
flamme du chalumeau fut modérée; les ancres lancées au dehors de la
nacelle vinrent bientôt raser les hautes herbes d'une immense
prairie; d'une certaine hauteur, elle paraissait couverte d'un gazon
ras, mais en réalité ce gazon avait de sept à huit pieds
d'épaisseur.

Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber, comme un
papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C'était comme un océan
de verdure sans un seul brisant.

« Nous pourrons courir longtemps de la sorte, dit Kennedy; je
n'aperçois pas un arbre dont nous puissions nous approcher; la
chasse me parait compromise.

--Attends, mon cher Dick; tu ne pourrais pas chasser dans ces
herbes plus hautes que toi; nous finirons par trouver une place
favorable. »

C'était en vérité une promenade charmante, une véritable navigation
sur cette mer si verte, presque transparente, avec de douces
ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nom,
et semblait fendre des flots, à cela près qu'une volée d’oiseaux aux
splendides couleurs s'échappait parfois des hautes herbes avec mille
cris joyeux; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurs, et
traçaient un sillon qui se refermait derrière elles, comme le
sillage d'un vaisseau.

Tout à coup, le ballon éprouva une forte secousse; l'ancre avait
mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazon
gigantesque.

« Nous sommes pris, fit Joe.

--Eh bien! jette l'échelle, » répliqua le chasseur.

Ces paroles n'étaient pas achevées, qu'un cri aigu retentit dans
l'air, et les phrases suivantes, entrecoupées d'exclamations,
s'échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

« Qu'est cela?

--Un cri singulier!

--Tiens! nous marchons!

--L'ancre a dérapé.

--Mais non! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde.

--C'est le rocher qui marche!

Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientôt une forme
allongée et sinueuse s’éleva au-dessus d'elles.

« Un serpent! fit Joe.

--Un serpent! s'écria Kennedy en armant sa carabine.

--Eh non! dit le docteur, c'est une trompe d'éléphant.

--Un éléphant, Samuel! »

Et Kennedy, ce disant, épaula son arme.

« Attends, Dick, attends!

--Sans doute! L'animal nous remorque.

--Et du bon côté, Joe, du bon côté. »

L'éléphant s'avançait avec une certaine rapidité; il arriva bientôt
à une clairière, où l'on put le voir tout entier; à sa taille
gigantesque, le docteur reconnut un mâle d'une magnifique espèce;
il portait deux défenses blanchâtres, d'une courbure admirable, et
qui pouvaient avoir huit pieds de long; les pattes de l'ancre
étaient fortement prises entre elles.

L'animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe de la
corde qui le rattachait à la nacelle.

« En avant! hardi! s'écria Joe au comble de la joie, excitant de
son mieux cet étrange équipage. Voilà encore une nouvelle manière de
voyager! Plus que cela de cheval! un éléphant, s'il vous plaît.

--Mais où nous mène-t-il! demanda Kennedy, agitant sa carabine qui
lui brillait les mains.

--Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick! Un peu de
patience!

--« Wig a more! Wig a more! » comme disent les paysans d'Écosse,
s'écriait le joyeux Joe. En avant! en avant! »

L'animal prit un galop fort rapide; il projetait sa trompe de droite
et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait de violentes
secousses à la nacelle. Le docteur, la hache à la main, était prêt à
couper la corde s'il y avait lieu.

« Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu'au dernier
moment. »

Cette course, à la suite d'un éléphant, dura prés d'une heure et
demie; l'animal ne paraissait aucunement fatigué; ces énormes
pachydermes peuvent fournir des trottes considérables, et, d'un jour
à l'autre, on les retrouve à des distances immenses, comme les
baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

« Au fait, disait Joe, c'est une baleine que nous avons harponnée,
et nous ne faisons qu'imiter la manœuvre des baleiniers pendant
leurs pêches. »

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur à
modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et à
trois milles environ; il devenait dès lors nécessaire que le ballon
fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d'arrêter l'éléphant dans sa course; il
épaula sa carabine; mais sa position n'était pas favorable pour
atteindre l'animal avec succès; une première balle, tirée au crâne,
s'aplatit comme sur une plaque de tôle; l'animal n'en parut
aucunement troublé; au bruit de la décharge, son pas s'accéléra, et
sa vitesse fut celle d'un cheval lancé au galop.

« Diable! dit Kennedy.

--Quelle tête dure! fit Joe.

--Nous allons essayer de quelques balles coniques au défaut doré au
défaut de l’épaule, » reprit Dick en chargeant; sa carabine avec
soin, et il fit feu.

L'animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle.

« Voyons, dit Joe en s'armant de l'un des fusils, il faut que je
vous aide, Monsieur Dick, ou cela n'en finira pas. »

Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête.

L'éléphant s'arrêta, dressa sa trompe, et reprit à toute vitesse sa
course vers le bois; il secouait sa vaste tête, et le sang
commençait à couler à flots de ses blessures.

« Continuons notre feu, Monsieur Dick.

--Et un feu nourri, ajouta le docteur, nous ne sommes pas à vingt
toises du bois! »

Dix coups retentirent encore. L’éléphant fit un bond effrayant; la
nacelle et le ballon craquèrent à faire croire que tout était brisé;
la secousse fit tomber la hache des mains du docteur sur le sol.

La situation devenait terrible alors; le câble de l'ancre fortement
assujetti ne pouvait être ni détaché, ni entamé par les couteaux des
voyageurs; le ballon approchait rapidement du bois, quand l'animal
reçut une balle dans l'œil au moment où il relevait la tête; il
s'arrêta, hésita; ses genoux plièrent; il présenta son flanc au
chasseur.

« Une balle au cœur, » dit celui-ci, en déchargeant une dernière
fois la carabine.

L'éléphant poussa un rugissement de détresse et d'agonie; il se
redressa un instant en faisant tournoyer sa trompe, puis il retomba
de tout son poids sur une de ses défenses qu'il brisa net. Il était
mort.

« Sa défense est brisée! s'écria Kennedy. De l'ivoire qui en
Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les demi-livres!

--Tant que cela, fit Joe, en s'affalant jusqu'à terre par la corde
de l'ancre.

--A quoi servent tes regrets, mon cher Dick? répondit le docteur
Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d'ivoire?
Sommes-nous venus ici pour faire fortune? »

Joe visita l'ancre; elle était solidement retenue à la défense
demeurée intacte. Samuel et Dick sautèrent sur le sol, tandis que
l'aérostat à demi dégonflé se balançait au-dessus du corps de
l'animal.

La magnifique bête! s'écria Kennedy. Quelle masse! Je n'ai jamais
vu dans l'Inde un éléphant de cette taille!

--Cela n'a rien d'étonnant, mon cher Dick; les éléphants du centre
de L'Afrique sont les plus beaux. Les Anderson, les Cumming les ont
tellement chassés aux environs du Cap, qu'ils émigrent vers
l'équateur, où nous les rencontrerons souvent en troupes nombreuses.

--En attendant, répondit Joe, j'espère que nous goûterons un peu de
celui-là! Je m'engage à vous procurer un repas succulent aux dépens
de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heure ou deux, M.
Samuel va passer l'inspection du Victoria, et, pendant ce temps, je
vais faire la cuisine.

--Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. Fais à ta guise.

--Pour moi, dit le chasseur, Je vais prendre le deux heures de
liberté que Joe a daigné m'octroyer.

--Va, mon ami; mais pas d’imprudence. Ne t’éloigne pas.

--Sois tranquille. »

Et Dick, armé de son fusil, s'enfonça dans le bois.

Alors Joe s'occupa de ses fonctions. Il fit d'abord dans la terre un
trou profond de deux pieds; il le remplit de branches sèches qui
couvraient le sol, et provenaient des trouées faites dans le bois
par les éléphants dont on voyait les traces. Le trou rempli, il
entassa au-dessus du bûcher haut de deux pieds, et il y mit le feu.

Ensuite il retourna vers le cadavre de l'éléphant, tombé à dix
toises du bois à peine; il détacha adroitement la trompe qui
mesurait près de deux pieds de largeur à sa naissance; il en choisit
la partie la plus délicate, et y joignit un des pieds spongieux de
l'animal; ce sont en effet les morceaux par excellence, comme la
bosse du bison, la patte de l'ours ou la hure du sanglier.

Lorsque le bûcher fut entièrement consumé à l'intérieur et à
l'extérieur, le trou, débarrassé des cendres et des charbons, offrit
une température très élevée; les morceaux de l'éléphant, entourés de
feuilles aromatiques, furent déposés au fond de ce four improvisé,
et recouverts de cendres chaudes; puis, Joe éleva un second bûcher
sur le tout, et quand le bois fut consumé, la viande était cuite à
point.

Alors Joe retira le dîner de la fournaise; il déposa cette viande
appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu
d'une magnifique pelouse; il apporta des biscuits, de l'eau-de-vie,
du café, et puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir, et Joe pensait, sans
être trop fier, qu'il ferait encore plus de plaisir à manger.

Un voyage sans fatigue et sans danger! répétait-il. Un repas à ses
heures! un hamac perpétuel! qu'est-ce que l'on peut demander de
plus?

Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir! »

De son côté, le docteur Fergusson se livrait à un examen sérieux de
l’aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la
tourmente; le taffetas et la gutta-perca avaient merveilleusement
résisté; en prenant la hauteur actuelle du sol, et en calculant la
force ascensionnelle du ballon, il vit avec satisfaction que
l'hydrogène était en même quantité; l’enveloppe Jusque-là demeurait
entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quitté Zanzibar;
le pemmican n'était pas encore entamé; les provisions de biscuit et
de viande conservée suffisaient pour un long voyage; il n'y eut donc
que la réserve d'eau à renouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfait état; grâce
à leurs articulations de caoutchouc, ils s'étaient prêtés à toutes
les oscillations de l’aérostat.

Son examen terminé, le docteur s’occupa de mettre ses notes en
ordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagne environnante,
avec la longue prairie à perte de vue, la forêt de camaldores, et le
ballon immobile sur le corps du monstrueux éléphant.

Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet de
perdrix grasses, et un cuissot d'oryx, sorte de gemsbok, appartenant
à l'espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de préparer
ce surcroît de provisions.

« Le dîner est servi, » s'écria-t-il bientôt de sa plus belle voix.

Et les trois voyageurs n'eurent qu'à s'asseoir sur la pelouse verte;
les pieds et la trompe d'éléphant furent déclarés exquis; on but à
l'Angleterre comme toujours, et de délicieux havanes parfumèrent
pour la première fois cette contrée charmante.

Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre; il était enivré;
il proposa sérieusement à son ami le docteur de s'établir dans cette
forêt, d'y construire une: cabane de feuillage, et d'y commencer la
dynastie des Robinsons africains.

La proposition n'eut pas autrement de suite, bien que Joe se fût
proposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquille, si déserte, que le docteur
résolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feux,
barricade indispensable contre les bêtes féroces; les hyènes, les
couguars, les chacals, attirés par l'odeur de la chair d'éléphant,
rodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieurs reprises décharger
sa carabine sur des visiteurs trop audacieux; mais enfin la nuit
s'acheva sans incident fâcheux.






CHAPITRE XVIII

Le Karagwah.--Le lac Ukéréoué.--Une nuit dans une
île.--L'Équateur.--Traversée du lac.--Les cascades.--Vue du
pays.--Les sources du Nil.--L'île Benga.--La signature
d'Andres.--Debono.--Le pavillon aux armes d'Angleterre.





Le lendemain dès cinq heures, commençaient les préparatifs du
départ. Joe, avec la hache qu'il avait heureusement retrouvée, brisa
les défenses de l'éléphant. Le Victoria, rendu à la liberté,
entraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit
milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteur des
étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40' de
latitude au-dessous de l’équateur, soit à cent soixante milles
géographiques; il traversa de nombreux villages sans se préoccuper
des cris provoqués par son apparition; il prit note de la
conformation des lieux avec des vues sommaires; il franchit les
rampes du Rubemhé, presque aussi roides que les sommets de
l'Ousagara, et rencontra plus tard, à Tenga, les premiers ressauts
des chaînes de Karagwah, qui, selon lui, dérivent nécessairement des
montagnes de la Lune Or, la légende ancienne qui faisait de ces
montagnes le berceau du Nil s'approchait de la vérité, puisqu'elles
confinent au lac Ukéréoué, réservoir présumé des eaux du grand
fleuve.

De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperçut enfin à
l'horizon ce lac tant cherché, que le capitaine Speke entrevit le 3
août 1858.

Samuel Fergusson se sentait ému, il touchait presque à l’un des
points principaux de son exploration, et, la lunette à l'œil, il ne
perdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regard
détaillait ainsi:

Au-dessous de lui, une terre généralement effritée; à peine quelques
ravins cultivés; le terrain, parsemé de cônes d'une altitude
moyenne, se faisait plat aux approches du lac; les champs d'orge
remplaçaient les rizières; là croissaient ce plantain d'où se lire
le vin du pays, et le « mwani », plante sauvage qui sert de café. La
réunion d'une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d'un
chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah:

On apercevait facilement les figures ébahies d'une race assez belle,
au teint jaune brun. Des femmes d'une corpulence invraisemblable se
traînaient dans les plantations, et le docteur étonna bien ses
compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, très apprécié,
s'obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

A midi, le Victoria se trouvait par 1° 45' de latitude australe; à
une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyauza [Nyanza signifie lac] Victoria par le
capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix
milles de largeur; à son extrémité méridionale, le capitaine trouva
un groupe d'îles, qu'il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa
reconnaissance jusqu'à Muanza, sur la côte de l'est, où il fut bien
reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac,
mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour
visiter la grande île d’Ukéréoué; cette île, très populeuse, est
gouvernée par trois sultans, et ne forme qu'une presqu'île à marée
basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du
docteur, qui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les
bords, hérissés de boissons épineux et de broussailles enchevêtrées,
disparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d'un
brun clair; ce pays devait être inhabitable et inhabité; on voyait
des troupes d'hippopotames se vautrer dans des forêts de roseaux, ou
s'enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut offrait vers l'ouest un horizon si large qu'on
eut dit une mer; la distance est assez grande entre les deux rives
pour que des communications ne puissent s'établir; d'ailleurs les,
tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les vents font rage dans
ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger; il craignait d'être
entraîné vers l’est; mais heureusement un courant le porta
directement au nord, et, à six heures du soir, le Victoria s'établit
dans une petite île déserte, par 0° 30' de latitude, et 32° 52' de
longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s'accrocher à un arbre, et, le vent s'étant
calmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre.
On ne pouvait songer à prendre terre; ici, comme sur les bords du
Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d'un nuage épais
Joe même revint de l'arbre couvert de piqûres; mais il ne se fâcha
pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste; fila le plus de corde qu'il
put, afin d'échapper à ces impitoyables insectes qui s'élevaient
avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer,
telle que l'avait déterminée le capitaine Speke, soit trois mille
sept cent cinquante pieds.

« Nous voici donc dans une île! dit Joe, qui se grattait à se
rompre les poignets.

--Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf
ces aimables insectes, on n'y aperçoit pas un être vivant.

---Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson,
ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées; mais
nous sommes heureux d'y avoir rencontré un abri, car les rives du
lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez donc, puisque le
ciel nous prépare une nuit tranquille.

--Est-ce que tu n'en feras pas autant, Samuel?

--Non; je ne pourrais fermer l'œil. Mes pensées chasseraient tout
sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons
droit au nord, et nous découvrirons peut-être les sources du Nil, ce
secret demeuré impénétrable. Si prés des sources du grand fleuve, je
ne saurais dormir. »

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques ne troublaient
pas à ce point, ne tardèrent pas à s'endormir profondément sous la
garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatre heures du
matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux
du lac, qu'un épais brouillard enveloppait, mais bientôt un vent
violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant
quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le
nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

« Nous sommes en bon chemin! s'écria-t-il. Aujourd'hui ou jamais
nous verrons le Nil! Mes amis, voici que nous franchissons
l'Équateur! nous entrons dans notre hémisphère!

--Oh! fit Joe; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par
ici?

--Ici même mon brave garçon!

--Eh bien! sauf votre respect, il me paraît convenable de l'arroser
sans perdre de temps.

--Va pour un verre de grog! répondit le docteur en riant; tu as une
manière d'entendre la cosmographie qui n'est point sotte.

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du
Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l'ouest la côte basse
et peu accidentée; au fond, les plateaux plus élevés de l'Uganda et
de l'Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: près de trente
milles à l'heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les
vagues d'une mer. A certaines lames de fond qui se balançaient
longtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait
avoir une grande profondeur A peine une ou deux barques grossières
furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

« Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa position élevée, le
réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d'Afrique; le
ciel lui rend en pluie ce qu'il enlève en vapeurs à ses effluents Il
me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

--Nous verrons bien, » répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l'ouest se rapprocha; elle paraissait
déserte et boisée. Le vent s'éleva un peu vers l'est, et l'on put
entrevoir l'autre rive du lac. Elle se courbait de manière à
se terminer par un angle très ouvert, vers 2°40' de latitude
septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à
cette extrémité du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et
sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinait le
pays d'un regard avide.

« Voyez! s'écria-t-il, voyez, mes amis! les récits des Arabes
étaient exacts! Ils parlaient d'un fleuve par lequel le lac
Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous
le descendons, et il coule avec une rapidité comparable à notre
propre vitesse! Et cette goutte d'eau qui s'enfuit sous nos pieds
va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée!
C'est le Nil!

--C'est le Nil! répéta Kennedy, qui se laissait prendre à
l'enthousiasme de Samuel Fergusson.

--Vive le Nil! dit Joe, qui s'écriait volontiers vive quelque chose
quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette
mystérieuse rivière. L'eau écumait; il se faisait des rapides et
des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions. Des
montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrents,
écumants dans leur chute; l’œil les comptait par centaines. On
voyait sourdre du sol de minces filets d'eau éparpillés, se
croisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient à
cette rivière naissante, qui se faisait fleuve après les avoir
absorbés.

« Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. L'origine de
son nom a passionné les savants comme l'origine de ses eaux; on l'a
fait venir du grec, du copte, du sanscrit [Un savant byzantin voyait
dans Neilos un nom arithmétique. N représentait 50, E 5, I 10, L 30,
O 70, S 200: ce qui fait le nombre des jours de l'année]; peu
importe, après tout, puisqu'il a dû livrer enfin le secret de ses
sources!

--Mais, dit le chasseur, comment s'assurer de l'identité de cette
rivière et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue!

--Nous aurons des preuves certaines, irrécusables, infaillibles,
répondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore. »

Les montagnes se séparaient, faisant place à des villages nombreux,
à des champs cultivés de sésame, de dourrah, de cannes à sucre. Les
tribus de ces contrées se montraient agitées, hostiles; elles
semblaient plus près de la colère que de l'adoration; elles
pressentaient des étrangers, et non des dieux. Il semblait qu'en
remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose Le
Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets.

Aborder ici sera difficile, dit l'Ecossais.

--Eh bien! répliqua Joe, tant pis pour ces indigènes; nous les
priverons du charme de notre conversation.

--Il faut pourtant que je descende, répondit le docteur Fergusson,
ne fût-ce qu'un quart d'heure. Sans cela, je ne puis constater les
résultats de notre exploration.

--C'est donc indispensable, Samuel?

--Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire
le coup de fusil!

--La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine.

--Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat.

Ce ne sera pas la première fois, répondit le docteur, que l'on aura
fait de la science les armes à la main; pareille chose est arrivée à
un savant français, dans les montagnes d'Espagne, quand il mesurait
le méridien terrestre.

--Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardés du corps.

--Y sommes-nous, Monsieur?

--Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir la
configuration exacte du pays. »

L'hydrogène se dilata, et, en moins de dix minutes, le Victoria
planait à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du
sol.

On distinguait de là un inextricable réseau de rivières que le
fleuve recevait dans son lit; il en venait davantage de l'ouest,
entre les collines nombreuses, au milieu de campagnes fertiles.

« Nous ne sommes pas à quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, dit le
docteur en pointant sa tête, et à moins de cinq milles du point
atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de
terre avec précaution. »

Le Victoria s'abaissa de plus de deux mille pieds.

« Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard.

--Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe.

--Bien! »

Le Victoria marcha bientôt en suivant le lit du fleuve, et à cent
pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroit, et les
indigène s'agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient
ses rives. Au deuxième degré, il forme une cascade à pic de dix
pieds de hauteur environ, et par conséquent infranchissable.

« Voilà bien la cascade indiquée par M. Debono, » s'écria le
docteur.

Le bassin du fleuve s'élargissait, parsemé d'îles nombreuses que
Samuel Fergusson dévorait du regard; il semblait chercher un point
de repère qu'il n'apercevait pas encore.

Quelques nègres s'étant avancés dans une barque au-dessous du
ballon, Kennedy les salua d'un coup de fusil, qui, sans les
atteindre, les obligea à regagner la rive au plus vite.

« Bon voyage! leur souhaita Joe; à leur place, je ne me hasardera
pas à revenir! j'aurais singulièrement peur d'un monstre qui lance
la foudre à volonté. »

Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la
braqua vers une île couchée au milieu du fleuve.

Quatre arbres! s'écria-t-il; voyez, là-bas! »

En effet, quatre arbres isolés s'élevaient à son extrémité.

C'est l'île de Benga! c'est bien elle! ajouta-t-il.

--Eh bien, après? demanda Dick.

--C'est là que nous descendrons, s'il plaît à Dieu!

--Mais elle paraît habitée, Monsieur Samuel!

--Joe a raison; si je ne me trompe, voilà un rassemblement d'une
vingtaine d'indigènes.

--Nous les mettrons en fuite; cela ne sera pas difficile, répondit
Fergusson.

--Va comme il est dit, » répliqua le chasseur.

Le soleil était au zénith. Le Victoria se rapprocha de l'île.

Les nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent des cris
énergiques. L'un d'eux agitait en l'air son chapeau d'écorce.
Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola en
éclats.

Ce fut une déroute générale. Les indigènes se précipitèrent dans le
fleuve et le traversèrent à la nage; des deux rives, il vint une
grêle de balles et une pluie de flèches, mais sans danger pour
l'aérostat dont l'ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se
laissa couler à terre.

« L'échelle! s'écria le docteur. Suis-moi, Kennedy

--Que veux-tu faire?

--Descendons; il me faut un témoin.

--Me voici.

--Joe, fais bonne garde.

--Soyez tranquille, Monsieur, je réponds de tout.

« Viens, Dick! » dit le docteur en mettant pied à terre.

Il entraîna son compagnon vers un groupe de rochers qui se
dressaient à la pointe de l'île; là, il chercha quelque temps,
fureta dans les broussailles, et se mit les mains en sang.

Tout d'un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.

« Regarde, dit-il.

--Des lettres! » s'écria Kennedy.

En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute
leur netteté. On lisait distinctement:

A. D.

« A. D., reprit le docteur Fergusson! Andrea Debono! La signature
même du voyageur qui a remonté le plus avant le cours du Nil!

--Voilà qui est irrécusable, ami Samuel.

--Es-tu convaincu maintenant!

--C'est le Nil! nous n'en pouvons douter. »

Le docteur regarda une dernière fois ces précieuses initiales, dont
il prit exactement la forme et les dimensions.

« Et maintenant, dit-il, au ballon!

--Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent à
repasser le fleuve.

--Peu nous importe maintenant! Que le vent nous pousse dans le nord
pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro, et nous
presserons la main de nos compatriotes! »

Dix minutes après, le Victoria s'enlevait majestueusement, pendant
que le docteur Fergusson, en signe de succès, déployait le pavillon
aux armes d'Angleterre.






CHAPITRE XIX

Le Nil.--La Montagne tremblante.--Souvenir du pays.--Les récits des
Arahes.--Les Nyam-Nyam.--Réflexions sensées de Joe.--Le Victoria
court des bordées.--Les ascensions aérostatiques.--Madame Blanchard.





Quelle est notre direction? demanda Kennedy en voyant son ami
consulter la boussole.

--Nord-nord-ouest.

--Diable! mais ce n'est pas le nord, cela!

--Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine à gagner
Gondokoro; je le regrette, mais enfin nous avons relié les
explorations de l'est à celles du nord; il ne faut pas se plaindre.»

Le Victoria s'éloignait peu à peu du Nil.

« Un dernier regard, fit le docteur, à cette infranchissable
latitude que les plus intrépides voyageurs n'ont jamais pu dépasser!
Voilà bien ces intraitables tribus signalées par MM. Petherick,
d'Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean, auquel nous sommes
redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.

--Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d'accord avec les
pressentiments de la science?

--Tout à fait d'accord. Les sources du fleuve Blanc, du
Bahr-el-Abiad, sont immergées dans un lac grand comme une mer; c'est
là qu'il prend naissance; la poésie y perdra sans doute; on aimait à
supposer à ce roi des fleuves une origine céleste; les anciens
l'appelaient du nom d'Océan, et l'on n'était pas éloigné de croire
qu'il découlait directement du soleil! Mais il faut en rabattre et
accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne; il n'y
aura peut-être pas toujours des savants, il y aura toujours des
poètes.

--On aperçoit encore des cataractes, dit Joe.

--Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés de latitude.
Rien n'est plus exact! Que n'avons-nous pu suivre pendant quelques
heures le cours du Nil!

--Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j'aperçois le sommet
d'une montagne.

--C'est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes; toute
cette contrée a été visitée par M. Debono, qui la parcourait sous le
nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se
font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des périls,
qu'il a dû affronter. »

Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour éviter le
mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné.

« Mes amis, dit le docteur à ses deux compagnons, voici que nous
commençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu'ici nous
avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous
lancer dans l'inconnu désormais. Le courage ne nous fera pas défaut?

--Jamais, s'écrièrent d'une seule voix Dick et Joe.

--En route donc, et que le ciel nous soit en aide! »

A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forêts, des
villages dispersés, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne
tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.

En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche de quinze
heures, ils avaient, sous l'impulsion d'un vent rapide, parcouru une
distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent
vingt-cinq lieues].

Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une
impression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Le
docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes? Ses deux
compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions
inconnues? Il y avait de tout cela, sans doute, mêlé à de plus vifs
souvenirs de l'Angleterre et des amis éloignés. Joe seul montrait
une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne
fût pas là du moment qu'elle était absente; mais il respecta le
silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.

A dix heures du soir, le Victoria « mouillait » par le travers de la
Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble dès qu'un
musulman y pose le pied]; on prit un repas substantiel, et tous
s'endormirent successivement sous la garde de chacun.

Le lendemain, des idées plus sereines revinrent au réveil; il
faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon côté; un
déjeuner, fort égayé par Joe, acheva de remettre les esprits en
belle humeur.

La contrée parcourue en ce moment est immense; elle confiné aux
montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de
grand comme l'Europe.

Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l'on suppose
être le royaume d'Usoga; des géographes ont prétendu qu'il existait
au centre de l'Afrique une vaste dépression, un immense lac central.
Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité.

--Mais comment a-t-on pu faire cette supposition? demanda Kennedy.

--Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurs, trop
conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou aux
Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ils
les ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de ces
documents divers, et en ont déduit des systèmes. Au fond de tout
cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne
se trompait pas sur l'origine du Nil.

--Rien de plus juste, répondit Kennedy.

--C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été
tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elles, et la
rectifier au besoin.

--Est-ce que toute cette région est habitée? demanda Joe.

--Sans doute, et mal habitée.

--Je m'en doutais.

--Ces tribus éparses sont comprises sous la dénomination générale de
Nyam-Nyam, et ce nom n'est autre chose qu'une onomatopée; il
reproduit le bruit de la mastication.

--Parfait, dit Joe; nyam! nyam!

--Mon brave Joe, si tu étais la cause immédiate de cette onomatopée,
tu ne trouverais pas cela parfait.

--Que voulez-vous dire?

--Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.

--Cela est-il certain?

--Très certain; on avait aussi prétendu que ces indigènes étaient
pourvus d'une queue comme de simples quadrupèdes; mais on a bientôt
reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bête dont ils
sont revêtus.

--Tant pis! une queue est fort agréable pour chasser les
moustiques.

--C'est possible, Joe; mais il faut reléguer cela au rang des
fables, tout comme les têtes de chiens que le voyageur Brun-Rollet
attribuait à certaines peuplades.

--Des têtes de chiens? Commode pour aboyer et même pour être
anthropophage!

--Ce qui est malheureusement avéré, c'est la férocité de ces
peuples, très avides de la chair humaine qu'ils recherchent avec
passion.

--Je demande, dit Joe, qu'ils ne se passionnent pas trop pour mon
individu.

--Voyez-vous cela! dit le chasseur.

--C'est ainsi, Monsieur Dick. Si jamais je dois être mangé dans un
moment de disette, je veux que ce soit à votre profit et à celui de
mon maître! Mais nourrir ces moricauds, fi donc! j'en mourrais de
honte!

--Eh bien! mon brave Joe, fit Kennedy, voilà qui est entendu, nous
comptons sur toi à l'occasion.

--A votre service, Messieurs.

--Joe parle de la sorte, répliqua le docteur, pour que nous prenions
soin de lui, en l'engraissant bien.

--Peut-être! répondit Joe; l'homme est un animal si égoïste! »

Dans l'après-midi, le ciel se couvrit d'un brouillard chaud qui
suintait du sol; l'embrun permettait à peine de distinguer les
objets terrestres; aussi, craignant de se heurter contre quelque pic
imprévu, le docteur donna vers cinq heures le signal d'arrêt.

La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler de
vigilance par cette profonde obscurité.

La mousson souffla avec une violence extrême pendant la matinée du
lendemain; le vent s'engouffrait dans les cavités inférieures du
ballon; s’agitait violemment l'appendice par lequel pénétraient les
tuyaux de dilatation; on dut les assujettir par des cordes,
manœuvre dont Joe s'acquitta fort adroitement.

Il constata en même temps que l'orifice de l'aérostat demeurait
hermétiquement fermé.

« Ceci a un a double importance pour nous, dit le docteur Fergusson;
nous évitons d'abord la déperdition d'un gaz précieux; ensuite, nous
ne laissons point autour de nous une traînée inflammable, à laquelle
nous finirions par mettre le feu.

--Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe.

--Est-ce que nous serions précipités à terre? demanda Dick.

--Précipités, non! Le gaz brûlerait tranquillement, et nous
descendrions peu à peu. Pareil accident est arrivé à une aéronaute
française, madame Blanchard; elle mit le feu à son ballon en lançant
des pièces d'artifice, mais elle ne tomba pas, et elle ne se serait
pas tuée, sans doute, si sa nacelle ne se fût heurtée à une
cheminée, d'où elle fut jetée à terre.

--Espérons que rien de semblable ne nous arrivera, dit le chasseur;
jusqu'ici notre traversée ne me parait pas dangereuse, et je ne vois
pas de raison qui nous empêche d'arriver à notre but.

--Je n'en vois pas non plus, mon cher Dick; les accidents,
d'ailleurs, ont toujours été causés par l'imprudence des aéronautes
ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, sur
plusieurs milliers d'ascensions aérostatiques, on ne compte pas
vingt accidents ayant causé la mort. En général, ce sont les
attérissements et les départs qui offrent le plus de dangers. Aussi,
en pareil cas, ne devons-nous négliger aucune précaution.

--Voici l'heure du déjeuner, dit Joe; nous nous contenterons de
viande conservée et de café, jusqu'à ce que M. Kennedy ait trouvé
moyen de nous régaler d'un bon morceau de venaison.






CHAPITRE XX

La bouteille céleste.--Les figuiers-palmiers.--Les « mammoth trees.
» L'arbre de guerre.--L'attelage ailé.--Combats de deux
peuplades.--Massacre.--Intervention divine.





Le vent devenait violent et irrégulier. Le Victoria courait de
véritables bordées dans les airs. Rejeté tantôt dans le nord, tantôt
dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffle constant.

« Nous marchons très vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, en
remarquant les fréquentes oscillations de l'aiguille aimantée,

--Le Victoria file avec une vitesse d'au moins trente lieues à
l'heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyez comme la
campagne disparaît rapidement sous nos pieds. Tenez! cette forêt a
l'air de se précipiter au-devant de nous!

--La forêt est déjà devenue une clairière, répondit le chasseur.

--Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instants plus
tard. Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies!

--C'est bien naturel, répondit le docteur. Les paysans de France, à
la première apparition des ballons, ont tiré dessus, les prenant
pour de monstres aériens; il est donc permis à un nègre du Soudan
d'ouvrir de grands yeux.

--Ma foi! dit Joe, pendant que le Victoria rasait un village à cent
pied du sol, je m'en vais leur jeter une bouteille vide, avec votre
permission mon maître; si elle arrive saine et sauve, ils
l'adoreront; si elle se casse ils se feront des talismans avec les
morceaux! »

Et, ce disant, il lança une bouteille, qui ne manqua pas de se
briser en mille pièces, tandis que les indigènes se précipitaient
dans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.

Un peu plus loin, Kennedy s'écria:

« Regardez donc cet arbre singulier! il est d'une espèce par en
haut, et d'une autre par en bas.

--Bon! fit Joe; voilà un pays où les arbres poussent les uns sur
les autres.

--C'est tout simplement un tronc de figuier, répondit le docteur,
sur lequel il s'est répandu un peu de terre végétale. Le vent un
beau jour y a jeté une graine de palmier, et le palmier a poussé
comme en plein champ.

--Une fameuse mode, dit Joe, et que j'importerai en Angleterre; cela
fera bien dans les parcs de Londres; sans compter que ce serait un
moyen de multiplier les arbres à fruit; on aurait des jardins en
hauteur; voilà qui sera goûté de tous les petits propriétaires. »

En ce moment, il fallut élever le Victoria pour franchir une forêt
d'arbres hauts de plus de trois cents pieds, sortes de banians
séculaires.

« Voilà de magnifiques arbres, s'écria Kennedy; je ne connais rien
de beau comme l'aspect de ces vénérables forêts. Vois donc, Samuel.

--La hauteur de ces banians est vraiment merveilleuse, mon cher
Dick; et cependant elle n'aurait rien d'étonnant dans les forêts du
Nouveau-Monde.

--Comment! il existe des arbres plus élevés?

--Sans doute, parmi ceux que nous appelons les « mammouth trees. »

Ainsi, en Californie, on a trouvé un cèdre élevé de quatre cent
cinquante pieds, hauteur qui dépasse la tour du Parlement, et même
la grande pyramide d'Égypte. La base avait cent vingt pieds de tour,
et les couches concentriques de son bois lui donnaient plus de
quatre mille ans d'existence.

--Eh! Monsieur, cela n'a rien d'étonnant alors! Quand on vit
quatre mille ans, quoi de plus naturel que d'avoir une belle taille? »

Mais, pendant l'histoire du docteur et la réponse de Joe, la forêt
avait déjà fait place à une grande réunion de huttes circulairement
disposées autour d'une place. Au milieu croissait un arbre unique,
et Joe de s'écrier à sa vue:

Eh bien! s'il y a quatre mille ans que celui-là produit de
pareilles fleurs, je ne lui en fais pas mon compliment. »

Et il montrait un sycomore gigantesque dont le tronc disparaissait
en entier sous un amas d'ossements humains. Les fleurs dont parlait
Joe étaient des têtes fraîchement coupées, suspendues à des
poignards fixés dans l'écorce.

L'arbre de guerre des cannibales! dit le docteur. Les Indiens
enlèvent la peau du crâne, les Africains la tête entière.

--Affaire de mode, » dit Joe.

Mais déjà le village aux têtes sanglantes disparaissait à l'horizon;
un autre plus loin offrait un spectacle non moins repoussant; des
cadavres à demi dévorés, des squelettes tombant en poussière, des
membres humains épars çà et là, étaient laissés en pâture aux hyènes
et aux chacals.

« Ce sont sans doute les corps des criminels; ainsi que cela se
pratique dans l'Abyssinie, on les expose aux bêtes féroces, qui
achèvent de les dévorer à leur aise, après les avoir étranglés d'un
coup de dent.

--Ce n'est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l'Écossais.
C'est plus sale, voilà tout.

--Dans les régions du sud de l'Afrique, reprit le docteur, on se
contente de renfermer le criminel dans sa propre hutte, avec ses
bestiaux, et peut-être sa famille; on y met le feu, et tout brûle
en même temps. J'appelle cela de la cruauté, mais j'avoue avec
Kennedy que, si la potence est moins cruelle, elle est aussi
barbare. »

Joe, avec l'excellente vue dont il se servait si bien, signala
quelques bandes d'oiseaux carnassiers qui planaient à l'horizon.

« Ce sont des aigles, s'écria Kennedy, après les avoir reconnus avec
la lunette, de magnifiques oiseaux dont le vol est aussi rapide que
le notre.

--Le ciel nous préserve de leurs attaques! dit le docteur; ils sont
plutôt à craindre pour nous que les bêtes féroces ou les tribus
sauvages.

--Bah! répondit le chasseur, nous les écarterions à coups de fusil.

--J'aime autant, mon cher Dick, ne pas recourir à ton adresse; le
taffetas de notre ballon ne résisterait pas à un de leurs coups de
bec; heureusement, je crois ces redoutables oiseaux plus effrayés
qu'attirés par notre machine.

--Eh mais! une idée, dit Joe, car aujourd'hui les idées me
poussent par douzaines; si nous parvenions à prendre un attelage
d'aigles vivants, nous les attacherions à notre nacelle, et ils nous
traîneraient dans les airs!

--Le moyen a été sérieusement proposé, répondit le docteur; mais je
le crois peu praticable avec des animaux assez rétifs de leur
naturel.

--On les dresserait, reprit Joe; au lieu de mors, on les guiderait
avec des œillères qui leur intercepteraient la vue; borgnes, ils
iraient à droite ou à gauche; aveugles, ils s'arrêteraient.

--Permets-moi, mon brave Joe, de préférer un vent favorable à tes
aigles attelés; cela coûte moins cher à nourrir, et c'est plus sûr.

--Je vous le permets, Monsieur, mais je garde mon idée. »

Il était midi; le Victoria, depuis quelque temps, se tenait à une
allure plus modérée; le pays marchait au-dessous de lui, il ne
fuyait plus.

Tout d'un coup, des cris et des sifflements parvinrent aux oreilles
des voyageurs; ceux-ci se penchèrent et aperçurent dans une plaine
ouverte un spectacle fait pour les émouvoir

Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient
voler des nuées de flèches dans les airs. Les combattants, avides de
s'entre-tuer, ne s'apercevaient pas de l'arrivée du Victoria; ils
étaient environ trois cents, se choquant dans une inextricable
mêlée; la plupart d'entre eux, rouges du sang des blessés dans
lequel ils se vautraient, formaient un ensemble hideux à voir.

A l'apparition de l'aérostat, il y eut un temps d'arrêt; les
hurlements redoublèrent; quelques flèches furent lancées vers la
nacelle, et l'une d'elles assez près pour que Joe l'arrêtât de la
main.

« Montons hors de leur portée! s'écria le docteur Fergusson! Pas
d'imprudence! cela ne nous est pas permis »

Le massacre continuait de part et d'autre, à coups de haches et de
sagaies; dès qu'un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se
hâtait de lui couper la tête; les femmes, mêlées à cette cohue,
ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque
extrémité du champ de bataille; souvent elles se battaient pour
conquérir ce hideux trophée.

« L'affreuse scène! s'écria Kennedy avec un profond dégoût.

--Ce sont de vilains bonshommes! dit Joe Après cela, s'ils avaient
un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.

--J'ai une furieuse envie d'intervenir dans le combat, reprit le
chasseur en brandissant sa carabine.

--Non pas répondit vivement le docteur! non pas! mêlons-nous de ce
qui nous regarde? Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle
de la Providence? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant! Si
les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs
exploits, ils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des
conquêtes! »

Le chef de l'un de ces partis sauvages se distinguait par une taille
athlétique, jointe à une force d'hercule D'une main il plongeait sa
lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et de l'autre y
faisait de grandes trouées à coups de hache. A un moment, il rejeta
loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont
il trancha le bras d'un seul coup, prit ce bras d'une main, et, le
portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah! dit Kennedy, l’horrible bête! je n'y tiens plus! »

Et le guerrier, frappé d'une balle au front, tomba en arrière.

A sa chute, une profonde stupeur s'empara de ses guerriers; cette
mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l'ardeur de leurs
adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonné de
la moitié des combattants.

« Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le
docteur. Je suis écœuré de ce spectacle. »

Mais il ne partit pas si vite qu'il ne pût voir la tribu
victorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, se
disputer cette chair encore chaude, et s'en repaître avidement.

« Pouah! fit Joe, cela est repoussant! »

Le Victoria s'élevait en se dilatant; les hurlements de cette horde
en délire le poursuivirent pendant quelques instants; mais enfin,
ramené vers le sud, il s'éloigna de cette scène de carnage et de
cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreux
cours d'eau qui s'écoulaient vers l'est; ils se jetaient sans doute
dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, sur lequel
M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venue, le Victoria jeta l'ancre par 27° de longitude, et 4°
20' de latitude septentrionale, après une traversée de 150 milles.






CHAPITRE XXI

Rumeurs étranges.--Une attaque nocturne.--Kennedy et Joe dans
l'arbre.--Deux coups de feu.--A moi! à moi!--Réponse en
français.--Le matin.--Le missionnaire.--Le plan de sauvetage.





La nuit se faisait très obscure. Le docteur n'avait pu reconnaître
le pays; il s'était accroché à un arbre fort élevé, dont il
distinguait à peine la masse confuse dans l'ombre. Suivant son
habitude, il prit le quart de neuf heures, et à minuit Dick vint le
remplacer.

« Veille bien, Dick, veille avec grand soin.

--Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau

--Non! cependant j'ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous
de nous; je ne sais trop où le vent nous a portés; un excès de
prudence ne peut pas nuire.

--Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.

--Non! cela m'a semblé tout autre chose; enfin, à la moindre
alerte, ne manque pas de nous réveiller.

--Sois tranquille. »

Après avoir écouté attentivement une dernière fois, le docteur,
n'entendant rien, se jeta sur sa couverture et s'endormit bientôt.

Le ciel était couvert d'épais nuages, mais pas un souffle n'agitait
l'air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n'éprouvait aucune
oscillation.

Kennedy, accoudé sur la nacelle de manière à surveiller le chalumeau
en activité, considérait ce calme obscur; il interrogeait l'horizon,
et, comme il arrive aux esprits inquiets ou prévenus, son regard
croyait parfois surprendre de vagues lueurs.

Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux cents pas
de distance; mais ce ne fut qu'un éclair, après lequel il ne vit
plus rien.

C'était sans doute l’une de ces sensations lumineuses que l'œil
perçoit dans les profondes obscurités.

Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplation indécise,
quand un sifflement aigu traversa les airs.

Était-ce le cri d'un animal, d'un oiseau de nuit? Sortait-il de
lèvres humaines?

Kennedy, sachant toute la gravité de la situation, fut sur le point
d'éveiller ses compagnons; mais il se dit qu'en tout cas, hommes ou
bêtes se trouvaient hors de portée; il visita donc ses armes, et,
avec sa lunette de nuit, il plongea de nouveau son regard dans
l'espace.

Il crut bientôt entrevoir au-dessous de lui des formes vagues qui se
glissaient vers l’arbre; à un rayon de lune qui filtra comme un
éclair entre deux nuages, il reconnut distinctement un groupe
d'individus s'agitant dans l’ombre.

L'aventure des cynocéphales lui revint à l'esprit; il mit la main
sur l’épaule du docteur.

Celui-ci se réveilla aussitôt.

« Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse.

--Il y a quelque chose?

--Oui, réveillons Joe. »

Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu'il avait vu.

« Encore ces maudits singes? dit Joe.

--C'est possible; mais il faut prendre ses précautions.

--Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l'arbre par
l'échelle.

--Et pendant ce temps, répartit le docteur, je prendrai mes mesures
de manière à pouvoir nous enlever rapidement.

--C'est convenu.

--Descendons, dit Joe.

--Ne vous servez de vos armes qu'à la dernière extrémité, dit le
docteur; il est inutile de révéler notre présence dans ces parages.
»

Dick et Joe répondirent par un signe. Ils se laissèrent glisser sans
bruit vers l'arbre, et prirent position sur une fourche de fortes
branches que l'ancre avait mordue.

Depuis quelques minutés, ils écoutaient muets et immobiles dans le
feuillage. A un certain froissement d'écorce qui se produisit, Joe
saisit la main de l'Écossais.

« N'entendez-vous pas?

--Oui, cela approche.

--Si c'était un serpent? Ce sifflement que vous avez surpris...

--Non! il avait quelque chose d'humain.

--J’aime encore mieux des sauvages, se dit Joe. Ces reptiles me
répugnent.

--Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants après.

--Oui! on monte, on grimpe.

--Veille de ce côté, je me charge de l'autre.

--Bien. »

Ils se trouvaient tous les deux isolés au sommet d’une maîtresse
branche, poussée droit au milieu de cette forêt qu’on appelle un
baobab; l'obscurité accrue par l'épaisseur du feuillage était
profonde; cependant Joe, se penchant à l'oreille de Kennedy et lui
indiquant la partie inférieure de l'arbre, dit:

« Des nègres. »

Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu'aux deux
voyageurs.

Joe épaula son fusil.

« Attends, » dit Kennedy.

Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab; ils surgissaient
de toutes parts, se coulant sur les branches comme des reptiles,
gravissant lentement, mais sûrement; ils se trahissaient alors par
les émanations de leurs corps frottés d'une graisse infecte.

Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe, au
niveau même de la branche qu'ils occupaient.

« Attention, dit Kennedy, feu! »

La double détonation retentit comme un tonnerre, et s'éteignit au
milieu des cris de douleur. En un moment, toute la horde avait
disparu.

Mais, au milieu des hurlements, il s'était produit un cri étrange,
inattendu, impossible! Une voix humaine avait manifestement proféré
ces mots en français:

« A moi! à moi! »

Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plus vite.

Avez-vous entendu? leur dit le docteur.

--Sans doute! ce cri surnaturel: A moi! à moi!

--Un Français aux mains de ces barbares!

--Un voyageur!

--Un missionnaire, peut-être!

--Le malheureux, s'écria le chasseur? on l'assassine, on le
martyrise! »

Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion.

« On ne peut en douter, dit-il. Un malheureux Français est tombé
entre les mains de ces sauvages Mais nous ne partirons pas sans
avoir fait tout au monde pour le sauver. A nos coups de fusil, il
aura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle.
Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votre avis?

--C'est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t’obéir.

--Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nous chercherons à
l'enlever.

--Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres? Demanda
Kennedy.

--Il est évident pour moi, dit le docteur, à la manière dont ils ont
déguerpi, qu'ils ne connaissent pas les armes à feu; nous devrons
donc profiter de leur épouvante; mais il faut attendre le jour avant
d'agir, et nous formerons notre plan de sauvetage d'après la
disposition des lieux.

Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car...

--A moi! à moi! répéta la voix plus affaiblie.

--Les barbares! s'écria Joe palpitant. Mais s'ils le tuent cette
nuit?

--Entends-tu, Samuel, reprit Kennedy en saisissant la main du
docteur, s'ils le tuent cette nuit?

--Ce n'est pas probable, mes amis; ces peuplades sauvages font
mourir leurs prisonniers au grand jour; il leur faut du soleil!

--Si je profitais de la nuit, dit l'Écossais, pour me glisser vers
ce malheureux?

--Je vous accompagne, Monsieur Dick

--Arrêtez mes amis! arrêtez! Ce dessein fait honneur à votre cœur
et à votre courage; mais vous nous exposeriez tous, et vous nuiriez
plus encore à celui que nous voulons sauver.

--Pourquoi cela? reprit Kennedy. Ces sauvages sont effrayés,
dispersés! Ils ne reviendront pas.

Dick, je t'en supplie, obéis-moi; j'agis pour le salut commun; si,
par hasard, tu te laissais surprendre, tout serait perdu!

--Mais cet infortuné qui attend, qui espère! Rien ne lui répond!
Personne ne vient à son secours! Il doit croire que ses sens ont
été abusés, qu'il n'a rien entendu!...

--On peut le rassurer, » dit le docteur Fergusson.

Et debout, au milieu de l'obscurité, faisant de ses mains un
porte-voix, il s'écria avec énergie dans la langue de l'étranger:

« Qui que vous soyez, ayez confiance! Trois amis veillent sur vous! »

Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute la réponse
du prisonnier.

« On l'égorge! on va l'égorger! s'écria Kennedy. Notre
intervention n'aura servi qu'à hâter l'heure de son supplice! Il
faut agir!

--Mais comment, Dick! Que prétends-tu faire au milieu de cette
obscurité?

--Oh! s'il faisait jour! s'écria Joe.

--Eh bien, s'il faisait jour? demanda le docteur d'un ton
singulier.

--Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. Je descendrais
à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil.

--Et toi, Joe? demanda Fergusson.

--Moi, mon maître, j'agirais plus prudemment, en faisant savoir au
prisonnier de s'enfuir dans une direction convenue.

--Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis?

--Au moyen de cette flèche que j'ai ramassée au vol, et à laquelle
j'attacherais un billet, ou tout simplement en lui parlant à voix
haute, puisque ces nègres ne comprennent pas notre langue.

--Vos plans sont impraticables, mes amis; la difficulté la plus
grande serait pour cet infortuné de se sauver, en admettant qu'il
parvint à tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant à toi, mon
cher Dick, avec beaucoup d'audace, et en profitant de l'épouvante
jetée par nos armes à feu, ton projet réussirait peut-être; mais
s'il échouait, tu serais perdu, et nous au-rions deux personnes à
sauver au lieu d'une. Non, il faut mettre toutes les chances de
notre côté et agir autrement.

--Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur.

--Peut-être! répondit Samuel en insistant sur ce mot.

--Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres!

--Qui sait, Joe?

--Ah! si vous faites une chose pareille, je vous proclame le
premier savant du monde. »

Le docteur se tut pendant quelques instants; il réfléchissait. Ses
deux compagnons le considéraient avec émotion; ils étaient
surexcités par cette situation extraordinaire. Bientôt Fergusson
reprit la parole:

« Voici mon plan, dit-il. Il nous reste deux cents livres de lest,
puisque les sacs que nous avons emportés: sont encore intacts.
J'admets que ce prisonnier, un homme évidemment épuisé par les
souffrances, pèse autant que l'un de nous; il nous restera encore
une soixantaine de livres à jeter afin de monter plus rapidement

--Comment comptes-tu donc manœuvrer? demanda Kennedy.

--Voici, Dick: tu admets bien que si je parviens jusqu'au
prisonnier, et que je jette une quantité de lest égale à son poids,
je n'ai rien changé à l'équilibre du ballon; mais alors, si je veux
obtenir une ascension rapide pour échapper à cette tribu de nègres,
il me put employer des moyens plus énergiques que le chalumeau; or,
en précipitant cet excédant de lest au moment voulu, je suis certain
de m'enlever avec une grande rapidité.

--Cela est évident.

--Oui, mais il y a un inconvénient; c'est que, pour descendre plus
tard, je devrai perdre une quantité de gaz proportionnelle au
surcroît de lest que j'aurai jeté. Or, ce gaz est chose précieuse;
mais on ne peut en regretter la perte, quand il s'agit du salut d'un
homme.

--Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour le sauver!

--Agissons donc, et disposez ces sacs sur le bord de la nacelle, de
façon à ce qu'ils puissent être précipités d'un seul coup.

--Mais cette obscurité?

--Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu'ils
seront terminés Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de
notre main. Peut-être faudra-t-il faire le coup de feu; or nous
avons pour la carabine un coup, pour les deux fusils quatre, pour
les deux revolvers douze, en tout dix-sept, qui peuvent être tirés
en un quart de minute. Mais peut-être n'aurons-nous pas besoin de
recourir à tout ce fracas. Etes-vous prêts?

--Nous sommes prêts, » répondit Joe.

Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état.

« Bien; fit le docteur. Ayez l’œil à tout. Joe sera chargé de
précipiter le lest, et Dick d'enlever le prisonnier; mais que rien
ne se fasse avant mes ordres. Joe, va d'abord; détacher l'ancre, et
remonte promptement dans la nacelle. »

Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques
instants Le Victoria rendu libre flottait dans l'air, à peu près
immobile.

Pendant ce temps, le docteur s'assura de la présence d'une
suffisante quantité de gaz dans la caisse de mélange pour alimenter
au besoin le chalumeau sans qu'il fût nécessaire de recourir pendant
quelque temps à l'action de la pile de Bunzen; il enleva les deux
fils conducteurs parfaitement isolés qui servaient à la
décomposition de l'eau; puis, fouillant dans son sac de voyage, il
en retira deux morceaux de charbon taillés en pointe, qu'il fixa à
l'extrémité de chaque fil.

Ses deux amis le regardaient sans comprendre, mais ils se taisaient;
lorsque le docteur eut terminé son travail, il se tint debout au
milieu de la nacelle; il prit de chaque main les deux charbons, et
en rapprocha les deux pointes.

Soudain, une intense et éblouissante lueur fut produite avec un
insoutenable éclat entre les deux pointes de charbon; une gerbe
immense de lumière électrique brisait littéralement l'obscurité de
la nuit.

« Oh! fit Joe, mon maître!

--Pas un mot, » dit le docteur.






CHAPITRE XXII

La gerbe de lumière.--Le missionnaire.--Enlèvement dans un rayon
de lumière.--Le prêtre lazariste.--Peu d'espoir.--Soins du
docteur.--Une vie d'abnégation.--Passage d'un volcan.





Fergusson projeta vers les divers points de l'espace son puissant
rayon de lumière et l'arrêta sur un endroit où des cris d'épouvante
se firent entendre Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide.

Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoria presque
immobile s'élevait au centre d'une clairière; entre des champs de
sésame et de cannes à sucre, on distinguait une cinquantaine de
huttes basses et coniques autour desquelles fourmillait une tribu
nombreuse

A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau Au pied de
ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans
au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre,
ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine,
comme le Christ en croix.

Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore
la place d'une tonsure à demi effacée.

« Un missionnaire! un prêtre! s écria Joe.

--Pauvre malheureux! répondit le chasseur.

--Nous le sauverons, Dick! fit le docteur, nous le sauverons! »

La foule des nègres, en apercevant le ballon, semblable à une comète
énorme avec une queue de lumière éclatante, fut prise d'une
épouvante facile à concevoir. A ses cris, le prisonnier releva la
tête. Ses yeux brillèrent d’un rapide espoir, et sans trop
comprendre ce qui se passait, il tendit ses mains vers ces sauveurs
inespérés.

« Il vit! il vit! s'écria Fergusson; Dieu soit loué! Ces
sauvages sont plongés dans un magnifique effroi! Nous le sauverons!
Vous êtes prêts, mes amis.

--Nous sommes prêts Samuel.

--Joe, éteins le chalumeau. »

L'ordre du docteur fut exécuté. Une brise à peine saisissable
poussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnier, en même
temps qu'il s'abaissait insensiblement avec la contraction du gaz.
Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu des ondes
lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau étincelant
qui dessinait ça et là de rapides et vives plaques de lumière. La
tribu, sous l'empire d'une indescriptible crainte, disparut peu à
peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour du poteau. Le
docteur avait donc eu raison de compter sur l'apparition fantastique
du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense
obscurité.

La nacelle s'approcha du sol. Cependant quelques nègres, plus
audacieux, comprenant que leur victime allait leur échapper,
revinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusil, mais le
docteur lui ordonna de ne point tirer.

Le prêtre, agenouillé, n'ayant plus la force de se tenir debout,
n'était pas même lié à ce poteau, car sa faiblesse rendait des liens
inutiles. Au moment où la nacelle arriva près du sol, le chasseur,
jetant son arme et saisissant le prêtre à bras-le-corps, le déposa
dans la nacelle, à l'instant même où Joe précipitait brusquement les
deux cents livres de lest.

Le docteur s'attendait à monter avec une rapidité extrême; mais,
contrairement à ses prévisions, le ballon, après s'être élevé de
trois à quatre pieds au-dessus du sol, demeura immobile!

« Qui nous retient? » s’écria-t-il avec l'accent la terreur.

Quelques sauvages accouraient en poussant, des cris féroces.

« Oh! s'écria Joe en se penchant au dehors. Un de ces maudits noirs
s'est accroché au-dessous de la nacelle!

--Dick! Dick! s'écria le docteur, la caisse à eau! »

Dick comprit la pensée de son ami, et soulevant une des caisses à
eau qui pesait plus de cent livres, il la précipita par-dessus le
bord.

Le Victoria, subitement délesté, fit un bond de trois cents pieds
dans les airs, au milieu de. rugissements de la tribu, à laquelle le
prisonnier échappait dans un rayon d'une éblouissante lumière.

« Hurrah! » s'écrièrent les deux compagnons du docteur.

Soudain le ballon fit un nouveau bond, qui le porta à plus de mille
pieds d'élévation.

« Qu'est-ce donc? demanda Kennedy qui faillit perdre l'équilibre.

« Ce n'est rien! c'est ce gredin qui nous lâche, » répondit
tranquillement Samuel Fergusson.

Et Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir le sauvage,
les mains étendues, tournoyant dans l’espace, et bientôt se brisant
contre terre. Le docteur écarta alors les deux fils électriques, et
l'obscurité redevint profonde. Il était une heure du matin.

Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux.

« Vous êtes sauvé, lui dit le docteur.

--Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvé d'une
mort cruelle! Mes frères, je vous remercie; mais mes jours sont
comptés, mes heures même, et je n'ai plus beaucoup de temps à
vivre! »

Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement.

« Il se meurt, s'écria Dick.

--Non, non, répondit Fergusson en se penchant sur lui, mais il est
bien faible; couchons-le sous la tente. »

Ils étendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corps
amaigri, couvert de cicatrices et de blessures encore saignantes, où
le fer et le feu avaient laissé en vingt endroits leurs traces
douloureuses. Le docteur fit, avec un mouchoir, un peu de charpie
qu'il étendit sur les plaies après les avoir lavées; ces soins, il
les donna adroitement avec l'habileté d'un médecin; puis, prenant un
cordial dans sa pharmacie, il en versa quelques gouttes sur les
lèvres du prêtre.

Celui-ci pressa faiblement ses lèvres compatissantes et eut à peine
la force de dire: « Merci! merci! »

Le docteur comprit qu'il fallait lui laisser un repos absolu; il
ramena les rideaux de la tente, et revint prendre la direction du
ballon.

Celui-ci, en tenant compte du poids de son nouvel hôte, avait été
délesté de prés de cent quatre-vingts livres; il se maintenait donc
sans l'aide du chalumeau. Au premier rayon du jour, un courant le
poussait doucement vers l'ouest-nord-ouest. Fergusson alla
considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi.

« Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous a envoyé
dit le chasseur. As-tu quelque espoir?

--Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur.

--Comme cet homme a souffert! dit Joe avec émotion Savez-vous qu'il
faisait là des choses plus hardies que nous, en venant seul au
milieu de ces peuplades!

--Cela n'est pas douteux, » répondit le chasseur.

Pendant toute cette journée, le docteur ne voulut pas que le sommeil
du malheureux fut interrompu; c’était un long assoupissement,
entrecoupé de quelques murmures de souffrance qui ne laissaient pas
d'inquiéter Fergusson.

Vers le soir, le Victoria demeurait stationnaire au milieu de
l'obscurité, et pendant cette nuit, tandis que Joe et Kennedy se
relayaient aux côtés du malade, Fergusson veillait à la sûreté de
tous.

Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivé dans l'ouest
La journée s'annonçait pure et magnifique. Le malade put appeler ses


 


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