Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

Part 4 out of 6



nouveaux amis d'une voix meilleure. On releva les rideaux de la
tente, et il aspira avec bonheur l'air vif du matin.

« Comment vous trouvez-vous? lui demanda Fergusson .

--Mieux peut-être, répondit-il. Mais vous, mes amis, je ne vous ai
encore vus que dans un rêve! A peine puis-je me rendre compte de ce
qui s'est passé! Qui êtes-vous, afin que vos noms ne soient pas
oubliés dans ma dernière prière?

--Nous sommes des voyageurs anglais, répondit Samuel; nous avons
tenté de traverser l'Afrique en ballon, et, pendant notre passage,
nous avons eu le bonheur de vous sauver.

--La science a ses héros, dit le missionnaire

--Mais la religion a ses martyrs, répondit l'Écossais.

--Vous êtes missionnaire? demanda le docteur.

--Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous a
envoyés vers moi, le ciel en soit loué! Le sacrifice de ma vie
était fait! Mais vous venez d'Europe Parlez-moi de l'Europe, de la
France! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans?

--Cinq ans, seul, parmi ces sauvages! s'écria Kennedy.

--Ce sont des âmes à racheter, dit le jeune prêtre, des frères
ignorants et barbares, que la religion seule peut instruire et
civiliser. »

Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire, l'entretint
longuement de la France.

Celui-ci l'écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux.
Le pauvre jeune homme prenait tour à tour les mains de Kennedy et de
Joe dans les siennes, brûlantes de fièvre; le docteur lui prépara
quelques tasses de thé qu'il but avec plaisir; il eut alors la force
de se relever un peu et de sourire en se voyant emporté dans ce ciel
si pur!

« Vous êtes de hardis voyageurs, dit-il, et vous réussirez dans
votre audacieuse entreprise; vous reverrez vos parents, vos amis,
votre patrie, vous!... »

La faiblesse du jeune prêtre devint si grande alors, qu'il fallut le
coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures le tint comme
mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvait contenir son
émotion; il sentait cette existence s'enfuir. Allaient-ils donc
perdre si vite celui qu'ils avaient arraché au supplice? Il pansa
de nouveau les plaies horribles du martyr et dut sacrifier la plus
grande partie de sa provision d'eau pour rafraîchir ses membres
brûlants. Il l'entoura des soins les plus tendres et les plus
intelligents. Le malade renaissait peu à peu entre ses bras, et
reprenait le sentiment, sinon la vie.

Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées.

« Parlez votre langue maternelle, lui avait-il dit; je la
comprends, et cela vous fatiguera moins. »

Le missionnaire était un pauvre jeune du village d'Aradon, en
Bretagne, en plein Morbihan; ses premiers instincts l'entraînèrent
vers la carrière ecclésiastique; à cette vie d'abnégation il voulut
encore joindre la vie de danger, en entrant dans l'ordre des prêtres
de la Mission, dont saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur;
à vingt ans, il quittait son pays pour les plages inhospitalières de
l'Afrique. Et de là peu à peu, franchissant les obstacles, bravant
les privations, marchant et priant, il s'avança jusqu'au sein des
tribus qui habitent les affluents du Nil supérieur; pendant deux
ans, sa religion fut repoussée, son zèle fut méconnu, ses charités
furent malaisés; il demeura prisonnier de l'une des plus cruelles
peuplades du Nyambarra, en butte à mille mauvais traitements. Mais
toujours il enseignait, il instruisait, il priait. Cette tribu
dispersée et lui laissé pour mort après un de ces combats si
fréquents de peuplade à peuplade, au lieu de retourner sur ses pas,
il continua son pèlerinage évangélique. Son temps le plus paisible
fut celui où on le prit pour un fou il s'était familiarisé avec les
idiomes de ces contrées; il catéchisait. Enfin, pendant deux longues
années encore, il parcourut ces régions barbares, poussé par cette
force surhumaine qui vient de Dieu; depuis un an, il résidait dans
cette tribu des Nyam-Nyam, nommée Barafri, l'une des plus sauvages.
Le chef étant mort il y a quelques jours, ce fut à lui qu'on
attribua cette mort inattendue; on résolut de l'immoler; depuis
quarante heures déjà durait son supplice; ainsi que l'avait supposé
le docteur, il devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le
bruit des armes à feu, la nature l'emporta: « A moi! à moi! »
s'écria-t-il, et il crut avoir rêvé, lorsqu'une voix venue du ciel
lui lança des paroles de consolation.

« Je ne regrette pas, ajouta-t-il, cette existence qui s'en va, ma
vie est Dieu!

--Espérez encore, lui répondit le docteur; nous sommes près de vous;
nous vous sauverons de la mort comme nous vous avons arraché au
supplice.

--Je n'en demande pas tant au ciel, répondit le prêtre résigné!
Béni soit Dieu de m'avoir donné avant de mourir cette joie de
presser des mains amies, et d'entendre la langue de mon pays. »

Le missionnaire s’affaiblit de nouveau. La journée se passa ainsi
entre l’espoir et la crainte, Kennedy très ému et Joe s'essuyant les
yeux à l’écart.

Le Victoria faisait peu de chemin, et le vent semblait vouloir
ménager son précieux fardeau.

Joe signala vers le soir une lueur immense dans l'ouest. Sous des
latitudes plus élevées, on eût pu croire une vaste aurore boréale;
le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examiner attentivement ce
phénomène.

« Ce ne peut être qu'un volcan en activité, dit-il.

--Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy.

--Eh bien! nous le franchirons à une hauteur rassurante. »

Trois heures après le Victoria se trouvait en pleines montagnes; sa
position exacte était par 24° 15' de longitude et 4° 42' de latitude;
devant lui, un ciel embrasé déversait des torrents de lave en
fusion, et projetait des quartiers de roches à une grande élévation;
il y avait des coulées de feu liquide qui retombaient en cascades
éblouissantes. Magnifique et dangereux spectacle, car le vent, avec
une fixité constante, portait le ballon vers cette atmosphère
incendiée.

Cet obstacle que l'on ne pouvait tourner, il fallut le franchir; le
chalumeau fut développé à toute flamme, et le Victoria parvint à six
mille pieds, laissant entre le volcan et lui un espace de plus de
trois cents toises.

De son lit de douleur, le prêtre mourant put contempler ce cratère
en feu d'où s'échappaient avec fracas mille gerbes éblouissantes.

« Que c'est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu est infinie
jusque dans ses plus terribles manifestations! »

Cet épanchement de laves en ignition revêtait les flancs de la
montagne d'un véritable tapis de flammes; l'hémisphère inférieur du
ballon resplendissait dans la nuit; une chaleur torride montait
jusqu'à la nacelle, et le docteur Fergusson eut hâte de fuir cette
périlleuse situation.

Vers dix heures du soir, la montagne n'était plus qu'un point rouge
à l'horizon, et le Victoria poursuivait tranquillement son voyage
dans une zone moins élevée.






CHAPITRE XXIII

Colère de Joe.--La mort d’un juste.--La veillée du corps.--Aridité.
--L'ensevelissement.--Les blocs de quartz.--Hallucination de
Joe.--Un lest précieux.--Relèvement des montagnes
aurifères.--Commencement des désespoirs de Joe.





Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. Le prêtre s'endormit
dans une prostration paisible.

« Il n'en reviendra pas, dit Joe! Pauvre jeune homme! trente ans à
peine!

--Il s’éteindra dans nos bras! dit le docteur avec désespoir. Sa
respiration déjà si faible s'affaiblit encore, et je ne puis rien
pour le sauver!

--Les infâmes gueux! s'écriait Joe, que ces subites colères
prenaient de temps à autre. Et penser que ce digne prêtre a trouvé
encore des paroles pour les plaindre, pour les excuser, pour leur
pardonner!

--Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuit
peut-être. Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu'un
paisible sommeil. »

Le mourant prononça quelques paroles entrecoupées; le docteur
s'approcha; la respiration du malade devenait embarrassée; il
demandait de l'air; les rideaux furent entièrement retirés, et il
aspira avec délices les souffles légers de cette nuit transparente;
les étoiles lui adressaient leur tremblante lumière, et la lune
l'enveloppait dans le blanc linceul de ses rayons.

Mes amis, dit-il d'une voix affaiblie, Je m'en vais! Que le Dieu
qui récompense vous conduise au port! qu'il vous paye pour moi ma
dette de reconnaissance!

--Espérez encore, lui répondit Kennedy. Ce n'est qu'un
affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas! Peut-on mourir par
cette belle nuit d'été.

--La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais! Laissez-moi
la regarder en face! La mort, commencement des choses éternelles,
n'est que la fin des soucis terrestres. Mettez-moi à genoux, mes
frères, je vous en prie! »

Kennedy le souleva; ce fut pitié de voir ses membres sans forces se
replier sous lui.

« Mon Dieu! mon Dieu! s'écria l'apôtre mourant, ayez pitié de moi! »

Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n'avait jamais
connu les joies, au milieu de cette nuit qui lui jetait ses plus
douces clartés, sur le chemin de ce ciel vers lequel il s'élevait
comme dans une assomption miraculeuse, il semblait déjà revivre de
l'existence nouvelle.

Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’un jour.

Et il retomba dans les bras de Kennedy, dont le visage se baignait
de grosses larmes.

« Mort! dit le docteur en se penchant sur lui, mort! »

Et d'un commun accord les trois amis s'agenouillèrent pour prier en
silence.

« Demain matin, reprit bientôt Fergusson, nous l'ensevelirons dans
cette terre d'Afrique arrosée de son sang. »

Pendant le reste de la nuit, le corps fut veillé tour à tour par le
docteur, Kennedy, Joe, et pas une parole ne troubla ce religieux
silence; chacun pleurait.

Le lendemain, le vent venait du sud, et le Victoria marchait assez
lentement au-dessus d'un vaste plateau de montagnes; là des cratères
éteints, ici des ravins incultes; pas une goutte d'eau sur ces
crêtes desséchées; des rocs amoncelés, des blocs erratiques, des
marnières blanchâtres, tout dénotait une stérilité profonde.

Vers midi, le docteur, pour procéder à l’ensevelissement du corps,
résolut de descendre dans un ravin, au milieu de roches plutoniques
de formation primitive, les montagnes environnantes devaient
l’abriter et lui permettre d'amener sa nacelle jusqu'au sol, car il
n'existait aucun arbre qui pût lui offrir un point d'arrêt.

Mais, ainsi qu'il l'avait fait comprendre à Kennedy, par suite de sa
perte de lest lors de l'enlèvement du prêtre, il ne pouvait
descendre maintenant qu'à la condition de lâcher une quantité
proportionnelle de gaz; il ouvrit donc la soupape du ballon
extérieur. L'hydrogène fusa, et le Victoria s'abaissa tranquillement
vers le ravin.

Dès que la nacelle toucha à terre, le docteur ferma sa soupape; Joe
sauta sur le sol, tout en se retenant d'une main au bord extérieur,
et de l'autre, il ramassa un certain nombre de pierres qui bientôt
remplacèrent son propre poids; alors il put employer ses deux
mains, et il eut bientôt entassé dans la nacelle plus de cinq cents
livres de pierres; alors le docteur et Kennedy purent descendre à
leur tour. Le Victoria se trouvait équilibré, et sa force
ascensionnelle était impuissante à l'enlever.

D'ailleurs, il ne fallut pas employer une grande quantité de ces
pierres, car les blocs ramassés par Joe étaient d'une pesanteur
extrême, ce qui éveilla un instant l'attention de Fergusson. Le sol
était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses.

« Voilà une singulière découverte, » se dit mentalement le docteur.

Pendant ce temps, Kennedy et Joe allèrent à quelques pas choisir un
emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrême dans ce
ravin encaissé comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi y
versait d'aplomb ses rayons brûlants.

Il fallut d'abord déblayer le terrain des fragments de roc qui
l'encombraient; puis une fosse fut creusée assez profondément pour
que les animaux féroces ne pussent déterrer le cadavre.

Le corps du martyr y fut déposé avec respect.

La terre retomba sur ces dépouilles mortelles, et au-dessus de gros
fragments de roches furent disposés comme un tombeau.

Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses
réflexions. Il n'entendait pas l'appel de ses compagnons, il ne
revenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur du jour.

« A quoi penses-tu donc, Samuel? lui demanda Kennedy.

--A un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet du
hasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d'abnégation, ce
pauvre de cœur a été enseveli?

--Que veux-tu dire? Samuel, demanda l'Écossais.

--Ce prêtre, qui avait fait vœu de pauvreté, repose maintenant dans
une mine d'or!

--Une mine d'or! s'écrièrent Kennedy et Joe.

--Une mine d’or, répondit tranquillement le docteur. Ces blocs que
vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont du minerai
d'une grande pureté.

--Impossible! impossible! répéta Joe.

--Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schiste
ardoisé sans rencontrer des pépites importantes. »

Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. Kennedy
n'était pas loin de l’imiter.

Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître.

--Monsieur, vous en parlez à votre aise.

--Comment! un philosophe de ta trempe...

--Eh! Monsieur, il n'y a pas de philosophie qui tienne.

--Voyons! réfléchis un peu. A quoi nous servirait toute cette
richesse nous ne pouvons pas l'emporter.

--Nous ne pouvons pas l'emporter! par exemple!

--C'est un peu lourd pour notre nacelle! J'hésitais même à te faire
part de cette découverte, dans la crainte d'exciter tes regrets.

--Comment! dit Joe, abandonner ces trésors! Une fortune à nous!
bien à nous! la laisser!

--Prends garde, mon ami. Est-ce que la fièvre de l'or te prendrait?
est-ce que ce mort, que tu viens d'ensevelir, ne t’a pas enseigné la
vanité des choses humaines?

--Tout cela est vrai, répondit Joe; mais enfin, de l'or! Monsieur
Kennedy, est-ce que vous ne m'aiderez pas à ramasser un peu de ces
millions?

--Qu'en ferions-nous, mon pauvre Joe? dit le chasseur qui ne put
s'empêcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercher la
fortune, et nous ne devons pas la rapporter.

--C'est un peu lourd, les millions, reprit le docteur, et cela ne se
met pas aisément dans la poche.

--Mais enfin, répondit Joe, poussé dans ses derniers retranchements
ne peut-on, au lieu de sable, emporter ce minerai pour lest?

--Eh bien! J’y consens, dit Fergusson; mais tu ne feras pas trop la
grimace, quand nous jetterons quelques milliers de livres par-dessus
le bord.

--Des milliers de livres! reprenait Joe, est-il possible que tout
cela soit de l'or!

--Oui, mon ami; c'est un réservoir où la nature a entassé ses
trésors depuis des siècles; il y a là de quoi enrichir des pays tout
entiers! Une Australie et une Californie réunies au fond d'un
désert!

--Et tout cela demeurera inutile!

--Peut-être! En tout cas, voici ce que je ferai pour te consoler.

--Ce sera difficile, répliqua Joe d'un air contrit.

--Ecoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placer, je te la
donnerai, et, à ton retour en Angleterre, tu en feras part à tes
concitoyens, si tu crois que tant d'or puisse faire leur bonheur.

--Allons, mon maître, je vois bien que vous avez raison; je me
résigne, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Emplissons
notre nacelle de ce précieux minerai. Ce qui restera à la fin du
voyage sera toujours autant de gagné.

Et Joe se mit à l'ouvrage; il y allait de bon cœur; il eut bientôt
entassé près de mille livres de fragments de quartz, dans lequel
l'or se trouve renfermé comme dans une gangue d'une grande dureté.

Le docteur le regardait faire en souriant; pendant ce travail, il
prit ses hauteurs, et trouva pour le gisement de la tombe du
missionnaire 22° 23’ de longitude, et 4° 55'de latitude
septentrionale.

Puis, jetant un dernier regard sur ce renflement du sol sous lequel
reposait le corps du pauvre Français, il revint vers la nacelle.

Il eût voulu dresser une croix modeste et grossière sur ce tombeau
abandonné au milieu des déserts de l'Afrique; mais pas un arbre ne
croissait aux environs.

« Dieu la reconnaîtra, » dit-il.

Une préoccupation assez sérieuse se glissait aussi dans l'esprit de
Fergusson; il aurait donné beaucoup de cet or pour trouver un peu
d'eau; il voulait remplacer celle qu'il avait jetée avec la caisse
pendant l'enlèvement du nègre, mais c'était chose impossible dans
ces terrains arides; cela ne laissait pas de l'inquiéter; obligé
d'alimenter sans cesse son chalumeau, il commençait à se trouver à
court pour les besoins de la soif; il se promit donc de ne négliger
aucune occasion de renouveler sa réserve.

De retour à la nacelle, il la trouva encombrée par les pierres de
l'avide Joe; il y monta sans rien dire, Kennedy prit sa place
habituelle, et Joe les suivit tous deux, non sans jeter un regard de
convoitise sur les trésors du ravin.

Le docteur alluma son chalumeau; le serpentin s'échauffa, le courant
d'hydrogène se fit au bout de quelques minutes, le gaz se dilata,
mais le ballon ne bougea pas.

Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot.

« Joe, » fit le docteur.

Joe ne répondit pas.

« Joe, m'entends-tu? »

Joe fit signe qu'il entendait, mais qu'il ne voulait pas comprendre.

« Tu vas me faire le plaisir, reprit Fergusson, de jeter une
certaine quantité de ce minerai à terre.

--Mais, Monsieur, vous m'avez permis

--Je t'ai permis de remplacer le lest, voilà tout.

--Cependant.

--Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert! »

Il jeta un regard désespéré vers Kennedy; mais le chasseur prit
l'air d’un homme qui n'y pouvait rien.

« Eh bien, Joe?

--Votre chalumeau ne fonctionne donc pas? reprit l'entêté.

--Mon chalumeau est allumé, tu le vois bien! mais le ballon ne
s'enlèvera que lorsque tu l'auras délesté un peu. »

Joe se gratta l'oreille, prit un fragment de quartz, le plus petit
de tous, le pesa, le repesa, le fit sauter dans ses mains; c'était
un poids de trois ou quatre livres; il le jeta.

Le Victoria ne bougea pas.

« Hein! fit-il, nous ne montons pas encore

--Pas encore, répondit le docteur. Continue. »

Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon
demeurait toujours immobile. Joe pâlit.

« Mon pauvre garçon, dit Fergusson, Dick, toi et moi, nous pesons,
si je ne me trompe, environ quatre cents livres; il faut donc te
débarrasser d'un poids au moins égal au notre, puisqu'il nous
remplaçait.

--Quatre cents livres à jeter! s'écria Joe piteusement.

--Et quelque chose avec pour nous enlever. Allons, courage! »

Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délester le
ballon. De temps en temps il s'arrêtait:

Nous montons! disait-il.

--Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu.

--Il remue, dit-il enfin.

--Va encore, répétait Fergusson.

--Il monte! j'en suis sûr.

--Va toujours, » répliquait Kennedy.

Alors Joe, prenant un dernier bloc avec désespoir, le précipita en
dehors de la nacelle. Le Victoria s'éleva d'une centaine de pieds,
et, le chalumeau aidant, il dépassa bientôt les cimes environnantes.

« Maintenant, Joe, dit le docteur, il te reste encore une jolie
fortune, si nous parvenons à garder cette provision jusqu'à la fin
du voyage, et tu seras riche pour le reste de tes jours. »

Joe ne répondit rien et s'étendit moelleusement sur son lit de
minerai.

« Vois, mon cher Dick, reprit le docteur, ce que peut la puissance
de ce métal sur le meilleur garçon du monde. Que de passions, que
d'avidités, que de crimes enfanterait la connaissance d'une pareille
mine! Cela est attristant. »

Au soir, le Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix milles dans
l'ouest; il se trouvait alors en droite ligne à quatorze cents
milles de Zanzibar.






CHAPITRE XXIV

Le vent tombe.--Les approches du Désert.--Le décompte de la
provision d'eau.--Les nuits de l'Équateur.--Inquiétudes de Samuel
Fergusson.--La situation telle qu'elle est.--Énergique réponses de
Kennedy et de Joe.--Encore une nuit.





Le Victoria, accroché à un arbre solitaire et presque desséché,
passa la nuit dans une tranquillité parfaite; les voyageurs purent
goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin; les
émotions des journées précédentes leur avaient laissé de tristes
souvenirs.

Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur.
Le ballon s'éleva dans les airs; après plusieurs essais infructueux,
il rencontra un courant, peu rapide d'ailleurs, qui le porta vers le
nord-ouest.

« Nous n'avançons plus, dit le docteur; si je ne me trompe, nous
avons accompli la moitié de notre voyage à peu près en dix jours;
mais, au train dont nous marchons, il nous faudra des mois pour le
terminer. Cela est d'autant plus fâcheux que nous sommes menacés de
manquer d'eau.

--Mais nous en trouverons, répondit Dick; il est impossible de ne
pas rencontrer quelque rivière, quelque ruisseau, quelque étang,
dans cette vaste étendue de pays.

--Je le désire.

--Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche? »

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon; il le faisait
d'autant plus volontiers, qu'il avait un instant éprouvé les
hallucinations de Joe; mais, n'en ayant rien fait paraître, il se
posait en esprit fort; le tout en riant, du reste.

Joe lui lança un coup d'œil piteux. Mais le docteur ne répondit pas.
Il songeait, non sans de secrètes terreurs, aux vastes solitudes du
Sahara; là, des semaines se passant sans que les caravanes
rencontrent un puits où se désaltérer. Aussi surveillait-il avec la
plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblement
modifié la disposition d'esprit des trois voyageurs; ils parlaient
moins; ils s'absorbaient davantage dans leurs propres pensées.

Le digne Joe n'était plus le même depuis que ses regards avaient
plongé dans cet océan d'or; il se taisait; il considérait avec
avidité ces pierres entassées dans la nacelle. sans valeur
aujourd'hui, inestimables demain.

L'aspect de cette partie de l'Afrique était inquiétant d'ailleurs.
Le désert se faisait peu à peu. Plus un village, pas même une
réunion de quelques huttes; La végétation se retirait. A peine
quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreux de
l'Écosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierres de
feu, quelques lentisques et des boissons épineux. Au milieu de cette
stérilité, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arêtes
de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d'aridité donnaient à
penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu'une caravane eût jamais affronté cette contrée
déserte; elle aurait laissé des traces visibles de campement, les
ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes. Mais rien Et l'on
sentait que bientôt une immensité de sable s'emparerait de cette
région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer; il fallait aller en avant; le
docteur ne demandait pas mieux; il eut souhaité une tempête pour
l'entraînerait delà de ce pays. Et pas un nuage au ciel! A la fin
de cette journée, le Victoria n’avait pas franchi trente milles.

Si l'eau n'eut pas manqué! Mais il en restait en tout trois gallons
[Treize litres et demi environ]! Fergusson mit de côté un gallon
destiné à étancher la soif ardente qu'une chaleur de
quatre-vingt-dix degrés [50° centigrades] rendait intolérable; deux
gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau; ils ne
pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz;
or le chalumeau en dépensait neuf pieds cubes par heure environ; on
ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures.
Tout cela était rigoureusement mathématique.

« Cinquante-quatre heures! dit-il à ses compagnons. Or, comme je
suis bien décidé à ne pas voyager la nuit, de peur de manquer un
ruisseau, une source, une mare, c'est trois jours et demi de voyage
qu'il nous reste, et pendant lesquels il faut trouver de l'eau à
tout prix. J'ai cru devoir vous prévenir de cette situation grave,
mes amis, car je ne réserve qu'un seul gallon pour notre soif, et
nous devrons nous mettre à une ration sévère.

--Rationne-nous, répondit le chasseur; mais il n'est pas encore
temps de se désespérer; nous avons trois jours devant nous, dis-tu?

--Oui, mon cher Dick.

--Eh bien! comme nos regrets ne sauraient qu'y faire, dans trois
jours il sera temps de prendre un parti; jusque-là redoublons de
vigilance. »

Au repas du soir, l’eau fut donc strictement mesurée; la quantité
d'eau-de-vie s'accrut dans les grogs; mais il fallait se défier de
cette liqueur plus propre à altérer qu'à rafraîchir.

La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau qui
présentait une forte dépression. Sa hauteur était à peine de huit
cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstance rendit
quelque espoir au docteur; elle lui rappela les présomptions des
géographes sur l'existence d'une vaste étendue d'eau au centre de
l'Afrique. Mais, si ce lac existait, il y fallait parvenir; or, pas
un changement ne se faisait dans le ciel immobile.

A la nuit paisible, à sa magnificence étoilée, succédèrent le jour
immuable et les rayons ardents du soleil; dès ses premières lueurs,
la température devenait brûlante. A cinq heures du matin, le docteur
donna le signal du départ, et pendant un temps, assez long le
Victoria demeura sans mouvement dans une atmosphère de plomb.

Le docteur aurait pu échapper à cette chaleur intense en s'élevant
dans des zones supérieures; mais il fallait dépenser une plus grande
quantité d'eau, chose impossible alors. Il se contenta donc de
maintenir son aérostat à cent pieds du sol; là, un courant faible
le poussait vers l’horizon occidental.

Le déjeuner se composa d'un peu de viande séchée et de pemmican.
Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelques milles.

« Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. Nous ne
commandons pas, nous obéissons.

--Ah! mon cher Samuel, dit le chasseur, voilà une de ces occasions
où un propulseur ne serait pas à dédaigner.

--Sans doute, Dick, en admettant toutefois qu'il ne dépensât pas
d'eau pour se mettre en mouvement, car alors la situation serait
exactement la même; jusqu'ici, d'ailleurs, on n'a rien inventé qui
fût praticable. Les ballons en sont encore au point où se trouvaient
les navires avant l'invention de la vapeur On a mis six mille ans à
imaginer les aubes et les hélices; nous avons donc le temps
d'attendre.

--Maudite chaleur! fit Joe en essuyant son front ruisselant.

--Si nous avions de l'eau, cette chaleur nous rendrait quelque
service, car elle dilate l'hydrogène de l'aérostat et nécessite une:
flamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nous
n'étions pas à bout de liquide, nous n'aurions pas à l'économiser.
Ah! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse!

--Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel?

--Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une
mort horrible. Mais les cent livres d'eau que nous avons jetées nous
seraient bien utiles; c'étaient encore douze ou treize jours de
marche assurés, et de quoi traverser certainement ce désert.

--Nous avons fait au moins la moitié du voyage? demanda Joe.

--Comme distance, oui; comme durée, non, si le vent nous abandonne.
Or il a une tendance à diminuer tout à fait.

--Allons, Monsieur, reprit Joe, il ne faut pas nous plaindre; nous
nous en sommes assez bien tirés jusqu'ici, et, quoi que je fasse, il
m'est impossible de me désespérer. Nous trouverons de l'eau, c'est
moi qui vous le dis.

Le sol, cependant, se déprimait de mille en mille; les ondulations
des montagnes aurifères venaient mourir sur la plaine; c'étaient les
derniers ressauts d'une nature épuisée. Les herbes éparses
remplaçaient les beaux arbres de l'est; quelques bandes d'une
verdure altérée luttaient encore contre l'envahissement des sables;
les grandes roches tombées des sommets lointains, écrasées dans leur
chute, s'éparpillaient en cailloux aigus, qui bientôt se feraient
sable grossier, puis poussière impalpable.

« Voici l'Afrique, telle que tu te la représentais, Joe; j'avais
raison de te dire: Prends patience!

--Eh bien, Monsieur, répliqua Joe, voilà qui est naturel, au moins!
de la chaleur et du sable! il serait absurde de rechercher autre
chose dans un pareil pays. Voyez-vous, ajouta-t-il en riant, moi je
n'avais pas confiance dans vos forêts et vos prairies; c'est un
contre-sens! ce n'est pas la peine de venir si loin pour rencontrer
la campagne d'Angleterre. Voici la première fois que je me crois en
Afrique, et je ne suis pas fâché d'en goûter un peu. »

Vers le soir, le docteur constata que le Victoria n'avait pas gagné
vingt milles pendant cette journée brûlante. Une obscurité chaude
l'enveloppa dès que le soleil eut disparu derrière, un horizon tracé
avec la netteté d'une ligne droite.

Le lendemain était le ler mai, un jeudi; mais les jours se
succédaient avec une monotonie désespérante; le matin valait le
matin qui l'avait précédé; midi jetait à profusion ses mêmes rayons
toujours inépuisables, et la nuit condensait dans son ombre cette
chaleur éparse que le jour suivant devait léguer encore à la nuit
suivante. Le vent, à peine sensible, devenait plutôt une expiration
qu'un souffle, et l'on pouvait pressentir le moment où cette haleine
s'éteindrait elle-même.

Le docteur réagissait contre la tristesse de cette situation; il
conservait le calme et le sang-froid d'un cœur aguerri. Sa lunette à
la main, il interrogeait tous les points de l'horizon; il voyait
décroître insensiblement les dernières collines et s'effacer la
dernière végétation; devant lui s'étendait toute l'immensité du
désert.

La responsabilité qui pesait sur lui l'affectait beaucoup, bien
qu'il n'en laissât rien paraître. Ces deux hommes, Dick et Joe, deux
amis tous les deux, il les avait entraînés au loin, presque par la
force de l'amitié ou du devoir. Avait-il bien agit? N'était-ce pas
tenter les voies défendues? N'essayait-il pas dans ce voyage de
franchir les limites de l'impossible? Dieu n'avait-il pas réservé à
des siècles plus reculés la connaissance de ce continent ingrat!

Toutes ces pensées, comme il arrive aux heures de découragement, se
multiplièrent dans sa tête, et, par une irrésistible association
d'idées, Samuel s'emportait au-delà de la logique et du
raisonnement. Après avoir constaté ce qu'il n'eût pas dû faire. il
se demandait ce qu'il fallait faire alors. Serait-il impossible de
retourner sur ses pas? N'existait-il pas des courants supérieurs
qui le repousseraient vers des contrées moins arides. Sûr du pays
passé, il ignorait le pays à venir; aussi, sa conscience parlant
haut, il résolut de s'expliquer franchement avec ses deux
compagnons; il leur exposa nettement la situation; il leur montra ce
qui avait été fait et ce qui restait à faire; à la rigueur on
pouvait revenir, le tenter du moins; quelle était leur opinion?

Je n'ai d'autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe. Ce
qu'il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui où il ira,
j'irai.

--Et toi, Kennedy!

--Moi? mon cher Samuel, je ne suis pas homme à me désespérer;
personne n'ignorait moins que moi les périls de l'entreprise; mais
je n'ai plus voulu les voir du moment que tu les affrontais. Je suis
donc à toi corps et âme. Dans la situation présente, mon avis est
que nous devons persé-vérer, aller jusqu'au bout. Les dangers,
d'ailleurs, me paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi donc, en
avant, tu peux compter sur nous.

--Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému. Je
m'attendais à tant de dévouement; mais il me fallait ces
encourageantes paroles. Encore une fois, merci. »

Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion.

« Écoutez-moi, reprit Fergusson. D’après mes relèvements, nous ne
sommes pas à plus de trois cents milles du golfe de Guinée; le
désert ne peut donc s'étendre indéfiniment, puisque la côte est
habitée et reconnue jusqu'à une certaine profondeur dans les terres.
S'il le faut, nous nous dirigerons vers cette côte, et il est
impossible que nous ne rencontrions pas quelque oasis, quelque puits
où renouveler notre provision d'eau.

Mais ce qui nous manque, c'est le vent, et, sans lui, nous sommes
retenus en calme plat au milieu des airs.

--Attendons avec résignation, » dit le chasseur.

Mais chacun à son tour interrogea vainement l'espace pendant cette
interminable journée; rien n'apparut qui pût faire naître une
espérance. Les derniers mouvements du sol disparurent au soleil
couchant, dont les rayons horizontaux s'allongèrent en longues
lignes de feu sur cette plate immensité. C'était le désert.

Les voyageurs n'avaient pas franchi une distance de quinze milles,
ayant dépensé, ainsi que le jour précèdent, cent trente pieds cube
de gaz pour alimenter le chalumeau, et deux pintes d’eau sur huit
durent être sacrifiées à l'étanchement d'une soit ardente.

La nuit se passa tranquille, trop tranquille! Le docteur ne dormit
pas.






CHAPITRE XXV

Un peu de philosophie.--Un nuage à l'horizon.--Au milieu d'un
brouillard.--Le ballon inattendu.--Les signaux.--Vue exacte du
Victoria.--Les palmiers.--Traces d'une caravane.--Le puits au milieu
du désert.





Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité de l'atmosphère.
Le Victoria s'éleva jusqu'à une hauteur de cinq cents pieds; mais
c'est à peine s'il se déplaça sensiblement dans l'ouest.

« Nous sommes en plein désert, dit le docteur. Voici l'immensité de
sable! Quel étrange spectacle! Quelle singulière disposition de la
nature! Pourquoi là-bas cette végétation excessive, ici cette
extrême aridité, et cela, par la même latitude, sous les mêmes
rayons de soleil!

--Le pourquoi, mon cher Samuel, m'inquiète peu, répondit Kennedy; la
raison me préoccupe moins que le fait. Cela est ainsi, voilà
l'important.

--Il faut bien philosopher un peu, mon cher Dick; cela ne peut pas
faire de mal

--Philosophons, je le veux bien; nous en avons le temps; à peine si
nous marchons. Le vent a peur de souffler, il dort.

--Cela ne durera pas, dit Joe, il me semble apercevoir quelques
bandes de nuages dans l'est.

--Joe a raison, répondit le docteur.

--Bon, fit Kennedy, est-ce que nous tiendrions notre nuage; avec une
bonne pluie et un bon vent qu'il nous jetterait au visage!

--Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien.

--C'est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie des vendredis

--Eh bien! j'espère qu'aujourd'hui même tu reviendras de tes
prétentions.

--Je le désire, Monsieur. Ouf! fit-il en s'épongeant le visage, la
chaleur est une bonne chose, en hiver surtout; mais en été, il ne
faut pas en abuser.

--Est-ce que tu ne crains pas l'ardeur du soleil pour notre ballon
demanda Kennedy au docteur.

--Non; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des
températures beaucoup plus élevées. Celle à laquelle je l'ai soumise
intérieurement au moyen du serpentin a été quelquefois de cent
cinquante-huit degrés [70° centigrades] et l'enveloppe ne paraît pas
avoir souffert.

--Un nuage! un vrai nuage! » s'écria en ce moment Joe, dont la vue
perçante défiait toutes les lunettes.

En effet, une bande épaisse et maintenant distincte s'élevait
lentement au-dessus de l'horizon; elle paraissait profonde et comme
boursouflée; c'était un amoncellement de petits nuages qui
conservaient invariablement leur forme première, d'où le docteur
conclut qu'il n'existait aucun courant d'air dans leur
agglomération.

Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matin, et à onze
heures seulement, elle atteignait le disque du soleil, qui disparut
tout entier derrière cet épais rideau; à ce moment même, la bande
inférieure du nuage abandonnait la ligne de l'horizon qui éclatait
en pleine lumière.

« Ce n'est qu'un nuage isolé, dit le docteur, il ne faut pas trop
compter sur lui. Regarde, Dick, sa forme est encore exactement celle
qu'il avait ce matin.

--En effet, Samuel, il n'y a là ni pluie ni vent, pour nous du
moins.

--C'est à craindre, car il se maintient à une très grande hauteur.

--Eh bien! Samuel, si nous allions chercher ce nuage qui ne veut
pas crever sur nous?

--J'imagine que cela ne servira pas grand-chose, répondit le
docteur; ce sera une dépense de gaz et par conséquent d'eau plus
considérable. Mais, dans notre situation, il ne faut rien négliger;
nous allons monter. »

Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans les
spirales du serpentin; une violente chaleur se développa, et bientôt
le ballon s'éleva sous l'action de son hydrogène dilaté.

A quinze cents pieds environ du sol, il rencontra la masse opaque du
nuage, et entra dans un épais brouillard, se maintenant à cette
élévation; mais il n'y trouva pas le moindre souffle de vent; ce
brouillard paraissait même dépourvu d'humidité, et les objets
exposés à son contact furent à peine humectés. Le Victoria,
enveloppé dans cette vapeur, y gagna peut-être une marche plus
sensible, mais ce fut tout.

Le docteur constatait avec tristesse le médiocre résultat obtenu par
sa manœuvre, quand il entendit Joe s'écrier avec les accents de la
plus vive surprise:

« Ah! par exemple!

--Qu'est-ce donc, Joe?

--Mon maître! Monsieur Kennedy! voilà qui est étrange!

--Qu'y a-t-il donc?

--Nous ne sommes pas seuls ici! il y a des intrigants! On nous a
volé notre invention!

--Devient-il fou? » demanda Kennedy.

Joe représentait la statue de la stupéfaction! Il restait immobile

« Est-ce que le soleil aurait dérangé l'esprit de ca pauvre garçon?
dit le docteur en se tournant vers lui.

« Me diras-tu?... dit-il.

--Mais voyez, Monsieur, dit Joe en indiquant un point dans l'espace,

--Par saint Patrick! s'écria Kennedy à son tour, ceci n'est pas
croyable! Samuel, Samuel, vois donc!

--Je vois, répondit tranquillement le docteur.

--Un autre ballon! d’autres voyageurs comme nous! »

En effet, à deux cents pieds, un aérostat flottait dans l'air avec
sa nacelle et ses voyageurs; il suivait exactement la même route que
le Victoria.

« Eh bien! dit le docteur, il ne nous reste qu'à lui faire des
signaux; prends le pavillon, Kennedy, et montrons nos couleurs.

Il paraît que les voyageurs du second aérostat avaient eu au même
moment la même pensée, car le même drapeau répétait identiquement le
même salut dans une main qui l'agitait de la même façon.

« Qu'est-ce que cela signifie? demanda le chasseur.

--Ce sont des singes, s’écria Joe, ils se moquent de nous!

--Cela signifie, répondit Fergusson en riant, que c'est toi-même qui
te fais ce signal, mon cher Dick; cela veut dire que nous-mêmes nous
sommes dans cette seconde nacelle, et que ce ballon est tout
bonnement notre Victoria.

--Quant à cela, mon maître, sauf votre respect, dit Joe, vous ne me
le ferez jamais croire.

--Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. »

Joe obéit: il vit ses gestes exactement et instantanément
reproduits.

« Ce n'est qu'un effet de mirage, dit le docteur, et pas autre
chose; un simple phénomène d'optique; il est du à la réfraction
inégale des couches de l'air, et voilà tout.

--C'est merveilleux! répétait Joe, qui ne pouvait se rendre et
multipliait ses expériences à tour de bras.

--Quel curieux spectacle! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir
notre brave Victoria! Savez-vous qu'il a bon air et se tient
majestueusement!

--Vous avez beau expliquer la chose à votre façon, répliqua Joe,
c'est un singulier effet tout de même. »

Mais bientôt cette image s'effaça graduellement; les nuages
s'élevèrent à une plus grande hauteur abandonnant le Victoria, qui
n’essaya plus de les suivre, et, au bout d'une heure, ils
disparurent en plein ciel.

Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. Le docteur
désespéré se rapprocha du sol.

Les voyageurs, que cet incident avait arrachés à leurs
préoccupations retombèrent dans de tristes pensées, accablés par une
chaleur dévorante.

Vers quatre heures, Joe signala un objet en relief sur l'immense
plateau de sable et il put affirmer bientôt que deux palmiers
s'élevaient à une distance peu éloignée.

« Des palmiers! dit Fergusson, mais il y a donc une fontaine, un
puits? »

Il prit une lunette et s'assura que les yeux de Joe ne le trompaient
pas.

« Enfin, répéta-t-il, de l'eau! de l'eau! et nous sommes sauvés,
car, si peu que nous marchions, nous avançons toujours et nous
finirons par arriver!

--Eh bien, Monsieur! dit Joe, si nous buvions en attendant? L'air
est vraiment étouffant.

--Buvons, mon garçon. »

Personne ne se fit prier. Une pinte entière y passa, ce qui réduisit
la provision à trois pintes et demie seulement.

« Ah! cela fait du bien! fit Joe. Que c'est bon! Jamais bière de
Perkins ne m'a fait autant de plaisir

--Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur.

--Ils sont faibles, en somme, dit le chasseur, et quand je devrais
ne jamais éprouver de plaisir à boire de l'eau, j'y consentirais à
la condition de n'en être jamais privé »

A six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers.

C'étaient deux maigres arbres, chétifs, desséchés, deux spectres
d'arbres sans feuillage, plus morts que vivants. Fergusson les
considéra avec effroi.

A leur pied, on distinguait les pierres à demi rongées d'un puits;
mais ces pierres, effritées sous les ardeurs du soleil, semblaient
ne former qu'une impalpable poussière. Il n'y avait pas apparence
d'humidité. Le cœur de Samuel se serra, et il allait faire part de
ses craintes à ses compagnons, quand les exclamations de ceux-ci
attirèrent son attention.

A perte de vue dans l'ouest s'étendait une longue ligne d'ossements
blanchis; des fragments de squelettes entouraient la fontaine; une
caravane avait poussé jusque-là, marquant son passage par ce long
ossuaire; les plus faibles étaient tombés peu à peu sur le sable;
les plus forts, parvenus à cette source tant désirée, avaient trouvé
sur ses bords une mort horrible.

Les voyageurs se regardèrent en palissant.

Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideux spectacle! Il n'y
a pas là une goutte d'eau à recueillir.

--Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autant passer
la nuit ici qu'ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu'au fond; il
y a eu là une source; peut-être en reste-t-il quelque chose.

Le Victoria prit terre; Joe et Kennedy mirent dans la nacelle un
poids de sable équivalent au leur et ils descendirent. Ils coururent
au puits et pénétrèrent à l'intérieur par un escalier qui n'était
plus que poussière. La source paraissait tarie depuis de longues
années. Ils creusèrent dans un sable sec et friable, le plus aride
des sables; il n'y avait pas trace d'humidité.

Le docteur les vit remonter à la surface du désert, suants, défaits
couverts d'une poussière fine, abattus, découragés, désespérés.

Il comprit l'inutilité de leurs recherches; il s'y attendait, il ne
dit rien. Il sentait qu'à partir de ce moment il devrait avoir du
courage et de l'énergie pour trois.

Joe rapportait les fragments d'une outre racornie, qu'il jeta avec
colère au milieu des ossements dispersés sur le sol.

Pendant le souper, pas une parole ne fut échangée entre les
voyageurs; ils mangeaient avec répugnance.

Et pourtant, ils n'avaient pas encore véritablement enduré les
tourments de la soif, et ils ne se désespéraient que pour l'avenir.






CHAPITRE XXVI

Cent treize degrés.--Réflexions du docteur.--Recherche
désespérée.--Le chalumeau s'éteint.--Cent vingt-deux degrés.--La
contemplation du désert.--Une promenade dans la
nuit.--Solitude.--Défaillance.--Projets de Joe.--Il se donne un jour
encore.





La route parcourue par le Victoria pendant la journée précédente
n'excédait pas dix milles, et, pour se maintenir, on avait dépensé
cent soixante-deux pieds cubes de gaz.

Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ.

« Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. Si dans
six heures nous n'avons découvert ni un puits, ni une source, Dieu
seul sait ce que nous deviendrons.

--Peu de vent ce matin, maître! dit Joe, mais il se lèvera
peut-être, ajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulée de
Fergusson.

Vain espoir! Il faisait dans l'air un calme plat, un de ces calmes
qui dans les mers tropicales enchaînent obstinément les navires. La
chaleur devint intolérable, et le thermomètre à l'ombre, sous la
tente, marqua cent treize degrés [45° centigrades].

Joe et Kennedy, étendus l'un prés de l'autre, cherchaient sinon dans
le sommeil, au moins dans la torpeur, l'oubli de la situation. Une
inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs L'homme est plus
à plaindre qui ne peut s'arracher à sa pensée par un travail ou une
occupation matérielle; mais ici, rien à surveiller; à tenter, pas
davantage; il fallait subir la situation sans pouvoir l'améliorer.

Les souffrances de la soif commencèrent à se faire sentir
cruellement; l'eau-de-vie, loin d'apaiser ce besoin impérieux,
l'accroissait au contraire, et méritait bien ce nom de « lait de
tigres » que lui donnent les naturels de l'Afrique. Il restait à
peine deux pintes d'un liquide échauffé. Chacun couvait du regard
ces quelques gouttes si précieuses, et personne n'osai y tremper ses
lèvres. Deux pintes d'eau, au milieu d'un désert!

Alors le docteur Fergusson, plongé dans ses réflexions, se demanda
s'il avait prudemment agi N'aurait-il pas mieux valu conserver cette
eau qu'il avait décomposée en pure perte pour se maintenir dans
l'atmosphère?

Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en était-il plus
avancé! Quand il se trouverait de soixante milles en arrière sous
cette latitude, qu'importait puisque l'eau lui manquait en ce lieu?
Le vent, s'il se levait enfin, soufflerait là-bas comme ici, moins
vite ici même, s'il venait de l'est! Mais l'espoir poussait Samuel
en avant! Et cependant, ces deux gallons d'eau dépensés en vain,
c'était de quoi suffire à neuf jours de halte dans ce désert! Et
quels changements pouvaient se produire en neuf jours! Peut-être
aussi, tout en conservant cette eau, eut-il dû s'élever en jetant du
lest, quitte à perdre du gaz pour redescendre après! Mais le gaz de
son ballon, c'était son sang, c'était sa vie!

Ces mille réflexions se heurtaient dans sa tête qu'il prenait dans
ses mains, et pendant des heures entières il ne la relevait pas.

« Il faut faire un dernier effort! se dit-il vers dix heures du
matin. Il faut tenter une dernière fois. de découvrir un courant
atmosphérique qui nous emporte! Il faut risquer nos dernières
ressources. »

Et, pendant que ses compagnons sommeillaient, il porta à une haute
température l'hydrogène de l'aérostat; celui-ci s'arrondit sous la
dilatation du gaz et monta droit dans les rayons perpendiculaires du
soleil. Le docteur chercha vainement un souffle de vent depuis cent
pieds jusqu'à cinq milles; son point de départ demeura obstinément
au-dessous de lui; un calme absolu semblait régner jusqu’au,
dernières limites de l'air respirable.

Enfin l'eau d’alimentation s'épuisa; le chalumeau s'éteignit faute
de gaz; la pile de Bunzen cessa de fonctionner, et le Victoria, se
contractant, descendit doucement sur le sable à la place même que la
nacelle y avait creusée.

Il était midi; le relèvement donna 19° 35' de longitude et 6° 51’ de
latitude, à près de cinq cents milles du lac Tchad, à plus de quatre
cents milles des côtes occidentales de l'Afrique.

En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesante torpeur.

Nous nous arrêtons, dit l'Écossais.

--Il le faut, » répondit Samuel d'un ton grave.

Ses compagnons le comprirent Le niveau du sol se trouvait alors au
niveau de la mer, par suite de sa constante dépression; aussi le
ballon se maintint-il dans un équilibre parfait et une immobilité
absolue.

Le poids des voyageurs fut remplacé par une charge équivalente de
sable, et ils mirent pied à terre; chacun s'absorba dans ses
pensées, et, pendant plusieurs heures, ils ne parlèrent pas. Joe
prépara le souper, composé de biscuit et de pemmican, auquel on
toucha à peine; une gorgée d'eau brûlante compléta ce triste repas.

Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit La
chaleur fut étouffante. Le lendemain, il ne restait plus qu'une
demi-pinte d'eau; le docteur la mit en réserve, et on résolut de n’y
toucher qu'à la dernière extrémité.

« J'étouffe, s'écria bientôt Joe, la chaleur redouble! Cela ne
m'étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre, cent
quarante degrés [60° centigrades]!

--Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s’il sortait d'un
four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu! C'est à devenir fou!

--Ne nous désespérons pas, dit le docteur; à ces grandes chaleurs
succèdent inévitablement des tempêtes sous cette latitude, et elles
arrivent avec la rapidité de l'éclair; malgré l'accablante sérénité
du ciel, il peut s'y produire de grands changements en moins d'une
heure.

--Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice!

--Eh bien! dit le docteur, il me semble que le baromètre a une
légère tendance à baisser.

--Le ciel t’entende! Samuel, car nous voici cloués à ce sol comme
un oiseau dont les ailes sont brisées.

--Avec cette différence pourtant, mon cher Dick, que nos ailes sont
intactes, et j'espère bien nous en servir encore.

--Ah! du vent! du vent! s'écria Joe! De quoi nous rendre à un
ruisseau, à un puits, et il ne nous manquera rien; nos vivres sont
suffisants, et avec de l'eau nous attendrons un mois sans souffrir!
Mais la soif est une cruelle chose. »

La soif, mais aussi la contemplation incessante du désert fatiguait
l'esprit; il n'y avait pas un accident de terrain, pas un monticule
de sable, pas un caillou pour arrêter le regard. Cette planité
écœurait et donnait ce malaise qu'on appelle le mal du désert.
L’impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du
sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphère incendiée, la
chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d'un foyer incandescent;
l'esprit se désespérait à voir ce calme immense, et n'entrevoyait
aucune raison pour qu'un tel état de choses vint à cesser, car
l'immensité est une sorte d'éternité.

Aussi les malheureux, privés d'eau sous cette température torride,
commencèrent à ressentir des symptômes d'hallucination; leurs yeux
s'agrandissaient, leur regard devenait trouble.

Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cette
disposition inquiétante par une marche rapide; il voulut parcourir
cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher,
mais pour marcher. « Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi,
cela vous fera du bien.

--Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.

--J'aime encore mieux dormir, fit Joe.

--Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis.
Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. »

Le docteur ne put rien obtenir d'eux, et il partit seul au milieu de
la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent
pénibles, les pas d'un homme affaibli et déshabitué de la marche;
mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire; il
s'avança de plusieurs milles dans l'ouest, et son esprit se
réconfortait déjà, lorsque, tout d'un coup, il fut pris de vertige;
il se crut penché sur un abîme; il sentit ses genoux plier; cette
vaste solitude l'effraya; il était le point mathématique, le centre
d'une circonférence infinie, c'est-à-dire, rien! Le Victoria
disparaissait entièrement dans l'ombre. Le docteur fut envahi par un
insurmontable effroi, lui, l'impassible, l'audacieux voyageur! Il
voulut revenir sur ses pas, mais en vain; il appela, pas même un
écho pour lui répondre, et sa voix tomba dans l'espace comme une
pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le
sable, seul, au milieu des grands silences du désert.

A minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe;
celui-ci, inquiet de l'absence prolongée de son maître, s'était
lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine; il l'avait
trouvé évanoui.

« Qu'avez-vous eu, mon maître? demanda-t-il.

--Ce ne sera rien, mon brave Joe; un moment de faiblesse, voilà
tout.

--Ce ne sera rien, en effet, Monsieur; mais relevez-vous;
appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria.

Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu'il avait suivie.

« C'était imprudent, Monsieur, on ne s'aventure pas ainsi. Vous
auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, Monsieur,
parlons sérieusement.

--Parle, je t'écoute!

--Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas
durer plus de quelques jours encore, et si le vent n'arrive pas,
nous sommes perdus. »

Le docteur ne répondit pas.

« Eh bien! il faut que quelqu'un se dévoue au sort commun, et il
est tout naturel que ce soit moi!

--Que veux-tu dire? quel est ton projet?

--Un projet bien simple: prendre des vivres, et marcher toujours
devant moi jusqu'à ce que j'arrive quelque part, ce qui ne peut
manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable,
vous ne m'attendrez pas, vous partirez. De mon côté, si je parviens
à un village, je me tirerai d'affaire avec les quelques mots d'arabe
que vous me donnerez par écrit, et je vous ramènerai du secours, ou
j'y laisserai ma peau! Que dites-vous de mon dessein?

--Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est
impossible, tu ne nous quitteras pas.

--Enfin, Monsieur, il faut tenter quelque chose; cela ne peut vous
nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous ne m'attendrez pas,
et, à la rigueur, je puis réussir!

--Non, Joe! non! ne nous séparons pas! ce serait une douleur
ajoutée aux autres. Il était écrit qu'il en serait ainsi, et il est
très probablement écrit qu'il en sera autrement plus tard. Ainsi,
attendons avec résignation.

--Soit, Monsieur, mais je vous préviens d'une chose: je vous donne
encore un jour; je, n'attendrai pas davantage; c'est aujourd'hui
dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin; si mardi
nous ne partons pas, je tenterai l'aventure; c'est un projet
irrévocablement décidé. »

Le docteur ne répondit pas; bientôt il rejoignait la nacelle, et il
y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un
silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.






CHAPITRE XXVII

Chaleur effrayante.--Hallucinations.--Les dernières gouttes
d'eau.--Nuit de désespoir.--Tentative de suicide.--Le
simoun.--L'oasis.--Lion et lionne.





Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le
baromètre. C'est à peine si la colonne de mercure avait subi une
dépression appréciable.

« Rien! se dit-il, rien! »

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps; même chaleur,
même dureté, même implacabilité.

« Faut-il donc désespérer! » s'écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet
d'exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation
inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses
lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d'eau; chacun le savait,
chacun y pensait et se sentait attiré vers elles; mais personne
n'osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux
hagards, avec un sentiment d'avidité bestiale, qui se décelait
surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite
à ces intolérables privations; pendant toute la journée, il fut en
proie au délire; il allait et venait, poussant des cris rauques, se
mordant les poings, prêt à s'ouvrir les veines pour en boire le
sang.

« Ah! s'écria-t-il! pays de la soif! tu serais bien nommé pays du
désespoir! »

Puis il tomba dans une prostration profonde; on n'entendit plus que
le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d'un commencement de folie; ce
vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immense, avec des
eaux claires et limpides; plus d'une fois il se précipita sur ce sol
enflammé pour boire à même, et il se relevait la bouche pleine de
poussière.

« Malédiction! dit-il avec colère! c'est de l'eau salée! »

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans
mouvement, il fut saisi par l'invincible pensée d'épuiser les
quelques gouttes d'eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui;
il s'avança vers la nacelle en se traînant sur les genoux, il couva
des yeux la bouteille où s'agitait ce liquide, il y jeta un regard
démesuré, il la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce moment, ces mots: « A boire! à boire! » furent prononcés
avec un accent déchirant.

C'était Kennedy qui se traînait près de lui; le malheureux faisait
pitié, il demandait à genoux, il pleurait.

Joe, pleurant aussi, lui présenta la bouteille, et jusqu'à la
dernière goutte, Kennedy en épuisa le contenu.

« Merci, » fit-il.

Mais Joe ne l'entendit pas; il était comme lui retombé sur le sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l'ignore. Mais le
mardi matin, sous ces douches de feu que versait le soleil, les
infortunés sentirent leurs membres se dessécher peu à peu. Quand Joe
voulut se lever, cela lui fut impossible; il ne put mettre son
projet à exécution.

Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacelle, le docteur accablé,
les bras croisés sur la poitrine, regardait dans l'espace un point
imaginaire avec une fixité idiote. Kennedy était effrayant; il
balançait la tête de droite et de gauche comme une bête féroce en
cage.

Tout d'un coup, les regards du chasseur se portèrent sur sa carabine
dont la crosse dépassait le bord de la nacelle.

« Ah! » s'écria-t-il en se relevant par un effort surhumain.

Il se précipita sur l'arme, éperdu, fou, et il en dirigea le canon
vers sa bouche.

« Monsieur! Monsieur! fit Joe, se précipitant sur lui.

--Laisse-moi! va-t-en, » dit en râlant l'Écossais.

Tous les deux luttaient avec acharnement.

« Va-t-en, ou je te tue, » répéta Kennedy.

Mais Joe s'accrochait à lui avec force; ils se débattirent ainsi,
sans que le docteur parût les apercevoir, et pendant près d'une
minute; dans la lutte, la carabine partit soudain; au bruit de la
détonation, le docteur se releva droit comme un spectre; il regarda
autour de lui.

Mais, tout d'un coup. voici que son regard s'anime, sa main s'étend
vers l'horizon, et, d'une voix qui n'avait plus rien d'humain, il
s'écrie:

« Là! là! là-bas! »

Il y avait une telle énergie dans son geste, que Joe et Kennedy se
séparèrent, et tous deux regardèrent.

La plaine s'agitait comme une mer en fureur par un jour de tempête;
des vagues de sable déferlaient les unes sur les autres au milieu
d'une poussière intense; une immense colonne venait du sud-est en
tournoyant avec une extrême rapidité; le soleil disparaissait
derrière un nuage opaque dont l'ombre démesurée s'allongeait
jusqu’au Victoria; les grains de sable fin glissaient avec la
facilité de molécules liquides, et cette marée montante gagnait peu
à peu.

Un regard énergique d'espoir brilla dans les yeux de Fergusson.

« Le simoun! s'écria-t-il.

--Le simoun! répéta Joe sans trop comprendre.

--Tant mieux, s'écria Kennedy avec une rage désespérée! tant mieux!
nous allons mourir!

--Tant mieux! répliqua le docteur, nous allons vivre au contraire!

Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle.

Ses compagnons le comprirent enfin, se joignirent à lui, et prirent
place à ses côtés.

« Et maintenant, Joe, dit le docteur, jette-moi en dehors une
cinquantaine de livres de ton minerai! »

Joe n'hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme un
regret rapide. Le ballon s'enleva.

« Il était temps, » s'écria le docteur.

Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. Un peu
plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti. L'immense
trombe allait l'atteindre; il fut couvert d’une grêle de sable.

« Encore du lest! cria le docteur à Joe.

--Voilà, » répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de
quartz.

Le Victoria monta rapidement au-dessus de la trombe; mais, enveloppé
dans l'immense déplacement d'air, il fut entraîné avec une vitesse
incalculable au-dessus de cette mer écumante.

Samuel, Dick et Joe ne parlaient pas; ils regardaient, ils
espéraient, rafraîchis d'ailleurs par le vent de ce tourbillon.

A trois heures, la tourmente cessait; le sable, en retombant,
formait une innombrable quantité de monticules; le ciel reprenait sa
tranquillité première.

Le Victoria, redevenu immobile, planait en vue d'une oasis, île
couverte d'arbres verts et remontée à la surface de cet océan.

« L'eau! l'eau est là! s'écria le docteur.

Aussitôt, ouvrant la soupape supérieure, il donna passage à
l'hydrogène, et descendit doucement à deux cents pas de l'oasis.

En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace de deux
cent quarante milles [Cent lieues].

La nacelle fut aussitôt équilibrée, et Kennedy, suivi de Joe,
s'élança sur le sol.

« Vos fusils! s'écria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. »

Dick se précipita sur sa carabine, et Joe s'empara de l'un des
fusils. Ils s'avancèrent rapidement jusqu'aux arbres et pénétrèrent
sous cette fraîche verdure qui leur annonçait des sources
abondantes; ils ne prirent pas garde à de larges piétinements, à des
traces fraîches qui marquaient çà et là le sol humide.

Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d'eux.

« Le rugissement d'un lion! dit Joe.

--Tant mieux! répliqua le chasseur exaspéré, nous nous battrons!
On est fort quand il ne s'agit que de se battre.

--De la prudence, Monsieur Dick, de la prudence! de la vie de l'un
dépend la vie de tous. »

Mais Kennedy ne l'écoutait pas; il s'avançait, l’œil flamboyant, la
carabine armée, terrible dans son audace. Sous un palmier, un énorme
lion à crinière noire se tenait dans une posture d'attaque. A peine
eut-il aperçu le chasseur qu'il bondit; mais il n'avait pas touché
terre qu'une balle au cœur le foudroyait; il tomba mort.

« Hourra! hourra! » s'écria Joe.

Kennedy se précipita vers le puits, glissa sur les marches humides,
et s'étala devant une source fraîche, dans laquelle il trempa ses
lèvres avidement; Joe l'imita, et l'on n'entendit plus que ces
clappements de langue des animaux qui se désaltèrent.

« Prenons garde, Monsieur Dick, dit Joe en respirant. N'abusons pas! »

Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. Il plongeait sa tête et
ses mains dans cette eau bienfaisante; il s'enivrait.

« Et monsieur Fergusson? » dit Joe.

Ce seul mot rappela Kennedy à lui-même! il remplit une bouteille
qu'il avait apportée, et s'élança sur les marches du puits.

Mais quelle fut sa stupéfaction! Un corps opaque, énorme, en
fermait l'ouverture. Joe, qui suivait Dick, dut reculer avec lui.

« Nous sommes enfermés!

--C'est impossible! qu'est-ce que cela veut dire?... »

Dick n'acheva pas; un rugissement terrible lui fit comprendre à quel
nouvel ennemi il avait affaire.

« Un autre lion! s'écria Joe.

--Non pas, une lionne! Ah! maudite bête, attends, » dit le chasseur
en rechargeant prestement sa carabine.

Un instant après, il faisait feu, mais l'animal avait disparu.

« En avant! s'écria-t-il.

--Non, Monsieur Dick, non, vous ne l'avez pas tuée du coup; son
corps eut roulé jusqu'ici; elle est là prête à bondir sur le premier
d'entre nous qui paraîtra, et celui-là est perdu!

--Mais que faire? Il faut sortir! Et Samuel qui nous attend!

--Attirons l'animal; prenez mon fusil, et passez-moi votre carabine

--Quel est ton projet?

--Vous allez voir. »

Joe, retirant sa veste de toile, la disposa au bout de l'arme et la
présenta comme appât au-dessus de l'ouverture. La bête furieuse se
précipita dessus; Kennedy l'attendait au passage, et d'une balle il
lui fracassa l'épaule. La lionne rugissante roula sur l'escalier,
renversant Joe. Celui-ci croyait déjà sentir les énormes pattes de
l'animal s'abattre sur lui, quand une seconde détonation retentit,
et le docteur Fergusson apparut à l'ouverture, son fusil à la main
et fumant encore.

Joe se releva prestement, franchit le corps de la bête, et passa à
son maître la bouteille pleine d'eau.

La porter à ses lèvres, la vider à demi fut pour Fergusson l'affaire
d'un instant, et les trois voyageurs remercièrent du fond du cœur la
Providence qui les avait si miraculeusement sauvés.






CHAPITRE XXVIII

Soirée délicieuse.--La cuisine de Joe.--Dissertation sur la viande
crue.--Histoire de James Bruce.--Le bivouac.--Les rêves de Joe.--Le
baromètre baisse.--Le baromètre remonte.--Préparatifs de
départ.--L'ouragan.





La soirée fut charmante et se passa sous de frais ombrages de
mimosas, après un repas réconfortant; le thé et le grog n'y furent
pas ménagés.

Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sens, il en
avait fouillé les buissons; les voyageurs étaient les seuls êtres
animés de ce paradis terrestre; ils s'étendirent sur leurs
couvertures et passèrent une nuit paisible, qui leur apporta l'oubli
des douleurs passées.

Le lendemain, 7 mai, le soleil brillait de tout son éclat, mais ses
rayons ne pouvaient traverser l'épais rideau d'ombrage. Comme il
avait des vivres en suffisante quantité, le docteur résolut
d'attendre en cet endroit un vent favorable.

Joe y avait transporté sa cuisine portative, et il se livrait à une
foule de combinaisons culinaires, en dépensant l'eau avec une
insouciante prodigalité.

« Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs! s'écria
Kennedy; cette abondance après cette privation! ce luxe succédant à
cette misère! Ah! j'ai été bien près de devenir fou!

--Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais pas là
en train de discourir sur l'instabilité des choses humaines.

--Brave ami! fit Dick en tendant la main à Joe.

--Il n'y a pas de quoi, répondit celui-ci. A charge de revanche,
Monsieur Dick, en préférant toutefois que l'occasion ne se présente
pas de me rendre la pareille!

--C'est une pauvre nature que la notre! reprit Fergusson. Se
laisser abattre pour si peu!

--Pour si peu d'eau, voulez-vous dire, mon maître! Il faut que cet
élément soit bien nécessaire à la vie!

--Sans doute, Joe, et les gens privés de manger résistent plus
longtemps que les gens privés de boire.

--Je le crois; d'ailleurs, au besoin, on mange ce qui se rencontre,
même son semblable, quoique cela doive faire un repas à vous rester
longtemps sur le cœur!

--Les sauvages ne s'en font pas faute, cependant, dit Kennedy.

--Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habitués à manger de
la viande crue; voilà une coutume qui me répugnerait!

--Cela est assez répugnant, en effet, reprit le docteur, pour que
personne n'ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs en
Afrique; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades se
nourrissaient de viande crue, et on refusa généralement d'admettre
le fait. Ce fut dans ces circonstances qu'il arriva une singulière
aventure à James Bruce.

--Contez-nous cela, Monsieur; nous avons le temps de vous entendre,
dit Joe en s'étalant voluptueusement sur l'herbe fraîche.

--Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté de Stirling,
qui, de 1768 à 1772, parcourut toute l’Abyssinie jusqu'au lac Tyana,
à la recherche des sources du Nil; puis, il revint en Angleterre,
où il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses récits furent
accueillis avec une incrédulité extrême, incrédulité qui sans doute
est réservée aux nôtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si
différentes des us et coutumes anglais, que personne ne voulait y
croire. Entre autres détails, James Bruce avait avancé que les
peuples de l'Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait
souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler à son aise!
on n'irait point voir! Bruce était un homme très courageux et très
rageur. Ces doutes l'irritaient au suprême degré. Un jour, dans un
salon d’Édimbourg, un Écossais reprit en sa présence le thème des
plaisanteries quotidiennes, et à l'endroit de la viande crue, il
déclara nettement que la chose n'était ni possible ni vraie. Bruce
ne dit rien; il sortit, et rentra quelques instants après avec un
beefsteack cru, saupoudré de sel et de poivre à là mode africaine. «
Monsieur, dit-il à l'Écossais, en doutant d'une chose que j'ai
avancée, vous m'avez fait une injure grave; en la croyant
impraticable, vous vous êtes complètement trompé. Et, pour le
prouver à tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteack cru,
ou vous me rendrez raison de vos paroles. »

L'Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. Alors,
avec le plus grand sang-froid, James Bruce ajouta: « En admettant
même que la chose ne soit pas vraie, Monsieur, vous ne soutiendrez
plus, du moins, qu'elle est impossible. »

--Bien riposté, fit Joe Si l'Écossais a pu attraper une indigestion,
il n'a eu que ce qu'il méritait. Et si, à notre retour en
Angleterre, on met notre voyage en doute...

--Eh bien! que feras-tu? Joe.

--Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel
et sans poivre! »

Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa de la
sorte, en agréables propos; avec la force revenait l'espoir; avec
l'espoir, l'audace. Le passé s'effaçait devant l'avenir avec une
providentielle rapidité.

Joe n'aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur; c'était le
royaume de ses rêves; il se sentait chez lui; il fallut que son
maître lui en donnât le relèvement exact, et ce fut avec un grand
sérieux qu’il inscrivit sur ses tablettes de voyage: 15° 43' de
longitude et 8° 32' de latitude.

Kennedy ne regrettait qu'une seule chose, de ne pouvoir chasser dans
cette forêt en miniature; selon lui, la situation manquait un peu de
bêtes féroces.

« Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oublies
promptement. Et ce lion, et cette lionne?

--Ça! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l'animal abattu!
Mais, au fait leur présence dans cette oasis peut faire supposer
que nous ne sommes pas très éloignés de contrées plus fertiles.

--Preuve médiocre, Dick; ces animaux-là, pressés par la faim ou la
soif, franchissent souvent des distances considérables pendant la
nuit prochaine, nous ferons même bien de veiller avec plus de
vigilance et d'allumer des feux.

--Par cette température, fit Joe! Enfin, si cela est nécessaire, on
le fera. Mais j'éprouverai une véritable peine à brûler ce joli
bois, qui nous a été si utile.

--Nous ferons surtout attention à ne pas l'incendier, répondit le
docteur, afin que d'autres puissent y trouver quelque jour un refuge
au milieu du désert!

--On y veillera, Monsieur; mais pensez-vous que cette oasis soit
connue?

--Certainement. C'est un lieu de halte pour les caravanes qui
fréquentent le centre de l'Afrique, et leur visite pourrait bien ne
pas te plaire, Joe.

--Est-ce qu'il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam?

--Sans doute, c'est le nom général de toutes ces populations, et,
sous le même climat, les mêmes races doivent avoir des habitudes
pareilles.

--Pouah! fit Joe! Après tout, cela est bien naturel! Si des
sauvages avaient les goûts des gentlemen, où serait la différence?
Par exemple, voilà des braves gens qui ne se seraient pas fait prier
pour avaler le beefsteak de l'Écossais, et même l'Écossais
par-dessus le marché. »

Sur cette réflexion très sensée, Joe alla dresser ses bûchers pour
la nuit, les faisant aussi minces que possible. Ces précautions
furent heureusement inutiles, et chacun s'endormit tour à tour dans
un profond sommeil.

Le lendemain, le temps ne changea pas encore; il se maintenait au
beau avec obstination. Le ballon demeurait immobile, sans qu'aucune
oscillation ne vînt trahir un souffle de vent.

Le docteur recommençait à s'inquiéter: si le voyage devait ainsi se
prolonger, les vivres seraient insuffisants. Après avoir failli
succomber faute d'eau, en serait-on réduit à mourir de faim?

Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser très
sensiblement dans le baromètre; il y avait des signes évidents d'un
changement prochain dans l'atmosphère; il résolut donc de faire ses
préparatifs de départ pour profiter de la première occasion; la
caisse d'alimentation et la caisse à eau furent entièrement remplies
toutes les deux.

Fergusson dut rétablir ensuite l'équilibre de l'aérostat, et Joe fut
obligé de sacrifier une notable partie de son précieux minerai. Avec
la santé, les idées d'ambition lui étaient revenues; il fit plus
d'une grimace avant d'obéir à son maître; mais celui-ci lui
démontra qu'il ne pouvait enlever un poids aussi considérable; il
lui donna à choisir entre l'eau ou l'or; Joe n'hésita plus, et il
jeta sur le sable une forte quantité de ses précieux cailloux

« Voilà pour ceux qui viendront après nous, dit-il; ils seront bien
étonnés de trouver la fortune en pareil lieu.

--Eh! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient à rencontrer
ces échantillons?...

--Ne doute pas, mon cher Dick, qu'il n'en soit fort surpris et qu'il
ne publie sa surprise en nombreux in-folios! Nous entendrons parler
quelque jour d'un merveilleux gisement de quartz aurifère au milieu
des sables de l'Afrique.

--Et c'est Joe qui en sera la cause. »

L'idée de mystifier peut-être quelque savant consola le brave garçon
et le fit sourire.

Pendant le reste de la journée, le docteur attendit vainement un
changement dans l'atmosphère. La température s'éleva et, sans les
ombrages de l'oasis, elle eut été insoutenable. Le thermomètre
marqua au soleil cent quarante-neuf degrés [50]. Une véritable pluie
de feu traversait l'air. Ce fut la plus haute chaleur qui eut encore
été observée.

Joe disposa comme la veille le bivouac du soir, et, pendant les
quarts du docteur et de Kennedy, il ne se produisit aucun incident
nouveau.

Mais, vers trois heures du matin, Joe veillant, la température
s'abaissa subitement, le ciel se couvrit de nuages, et l'obscurité
augmenta.

« Alerte! s'écria Joe en réveillant ses deux compagnons! alerte!
voici le vent.

--Enfin! dit le docteur en considérant le ciel, c'est une tempête!
Au Victoria! au Victoria! »

Il était temps d'y arriver. Le Victoria se courbait sous l'effort de
l'ouragan et entraînait la nacelle qui rayait le sable. Si, par
hasard, une partie du lest eut été précipitée à terre, le ballon
serait parti, et tout espoir de le retrouver eut été à jamais perdu.

Mais le rapide Joe courut à toutes jambes et arrêta la nacelle,
tandis que l'aérostat se couchait sur le sable au risque de se
déchirer. Le docteur prit sa place habituelle, alluma son chalumeau,
et jeta l'excès de poids.

Les voyageurs regardèrent une dernière fois les arbres de l'oasis
qui pliaient sous la tempête, et bientôt, ramassant le vent d’est à
deux cents pieds du sol, ils disparurent dans la nuit.






CHAPITRE XXIX

Symptômes de végétation.--Idée fantaisiste d’un auteur
français.--Pays magnifique.--Royaume d'Adamova.--Les explorations de
Speke et Burton reliées à celles de Barth.--Les monts Atlantika.--Le
fleuve Benoué.--La ville d'Yola.--Le Bagélé.--Le mont Mendif.





Depuis le moment de leur départ, les voyageurs marchèrent avec une
grande rapidité; il leur tardait de quitter ce désert qui avait
failli leur être si funeste.

Vers neuf heures un quart du matin, quelques symptômes de végétation
furent entrevus, herbes flottant sur cette mer de sable, et leur
annonçant, comme à Christophe Colomb, la proximité de la terre; des
pousses vertes pointaient timidement entre des cailloux qui allaient
eux-mêmes redevenir les rochers de cet Océan.

Des collines encore peu élevées ondulaient à l’horizon; leur profil,
estompé par la brume, se dessinait vaguement; la monotonie
disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contrée nouvelle,
et, comme un marin en vigie, il était sur le point de s'écrier:

« Terre! terre! »

Une heure plus tard, le continent s'étalait sous ses yeux, d'un
aspect encore sauvage, mais moins plat, moins nu, quelques arbres se
profilaient sur le ciel gris.

Nous sommes donc en pays civilisé? dit le chasseur.

--Civilisé? Monsieur Dick; c'est une manière de parler; on ne voit
pas encore d'habitants.

--Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nous
marchons.

--Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègres, Monsieur
Samuel?

--Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes.

--Des Arabes, Monsieur, de vrais Arabes, avec leurs chameaux?

--Non, sans chameaux; ces animaux sont rares, pour ne pas dire
inconnus dans ces contrées; il faut remonter quelques degrés au nord
pour les rencontrer.

--C'est fâcheux.

--Et pourquoi, Joe

--Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nous
servir.

--Comment?

--Monsieur, c'est une idée qui me vient: on pourrait les atteler à
la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu'en dites-vous?

--Mon pauvre Joe, cette idée, un autre l'a eue avant toi; elle a été
exploitée par un très spirituel auteur français [M. Méry] ... dans
un roman, il est vrai. Des voyageurs se font traîner en ballon par
des chameaux; arrive un lion qui dévore les chameaux, avale la
remorque, et traîne à leur place; ainsi de suite. Tu vois que tout
ceci est de la haute fantaisie, et n'a rien de commun avec notre
genre de locomotion.

Joe, un peu humilié à la pensée que son idée avait déjà servi,
chercha quel animal aurait pu dévorer le lion; mais il ne trouva pas
et se remit à examiner le pays.

Un lac d'une moyenne étendue s'étendait sous ses regards, avec un
amphithéâtre de collines qui n'avaient pas encore le droit de
s'appeler des montagnes; là, serpentaient des vallées nombreuses et
fécondes, et leurs inextricables fouillis d'arbres les plus variés;
l'élaïs dominait cette masse, portant des feuilles de quinze pieds
de longueur sur sa tige hérissée d'épines aiguës; le bombax
chargeait le vent à son passage du fin duvet de ses semences; les
parfums actifs du pendanus, ce « kenda » des Arabes, embaumaient les
airs jusqu'à la zone que traversait le Victoria; le papayer aux
feuilles palmées, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le
baobab et les bananiers complétaient cette flore luxuriante des
régions intertropicales.

« Le pays est superbe, dit le docteur.

--Voici les animaux, fit Joe; les hommes ne sont pas loin.

--Ah! les magnifiques éléphants! s'écria Kennedy. Est-ce qu'il n'y
aurait pas moyen de chasser un peu?

--Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette
violence? Non, goûte un peu le supplice de Tantale! Tu te
dédommageras plus tard. »

Il y avait de quoi, en effet, exciter l'imagination d'un chasseur;
le cœur de Dick bondissait dans sa poitrine, et ses doigts se
crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage se vautrait
dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait tout entier;
des éléphants gris, noirs ou jaunes, de la plus grande taille,
passaient comme une trombe au milieu des forêts, brisant, rongeant,
saccageant, marquant leur passage par une dévastation; sur le
versant boisé des collines suintaient des cascades et des cours
d'eau entraînés vers le nord; là, les hippopotames se baignaient à
grand bruit, et des lamentins de douze pieds de long, au corps
pisciforme, s'étalaient sur les rives, en dressant vers le ciel
leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C'était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuse, où des
oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à travers les
plantes arborescentes.

A cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe
royaume d'Adamova.

« Nous empiétons, dit-il, sur les découvertes modernes; j'ai repris
la piste interrompue des voyageurs; c'est une heureuse fatalité,
mes amis; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines
Burton et Speke aux explorations du docteur Barth; nous avons
quitté des Anglais pour retrouver un Hambourgeois, et bientôt nous
arriverons au point extrême atteint par ce savant audacieux.

--Il me semble, dit Kennedy, qu'entre ces deux explorations, il y a
une vaste étendue de pays, si j'en juge par le chemin que nous avons
fait.

--C'est facile à calculer; prends la carte et vois quelle est la
longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteinte par
Speke.

--Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

--Et la ville d'Yola, que nous relèverons ce soir, et à laquelle
Barth parvint, comment est-elle située?

--Sur le douzième degré de longitude environ.

--Cela fait donc vingt-cinq degrés; à soixante milles chaque, soit
quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].

--Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à
pied.

--Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours
vers l'intérieur; le Nyassa, qu'ils ont découvert, n'est pas très
éloigné du lac Tanganayka, reconnu par Burton; avant la fin du
siècle, ces contrées immenses seront certainement explorées Mais,
ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette que le vent
nous porte tant à l'ouest; j'aurais voulu remonter au nord. »

Après douze heures de marche, le Victoria se trouva sur les confins
de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes
Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des
monts Atlantika passaient par-dessus l'horizon, montagnes que nul
pied européen n'a encore foulées, et dont l'altitude est estimée à


 


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