Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

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treize cents toises environ. Leur pente occidentale détermine
l'écoulement de toutes les eaux de cette partie de l'Afrique vers
l'Océan; ce sont les montagnes de la Lune de cette région.

Enfin, un vrai fleuve apparut aux yeux des voyageurs, et, aux
immenses fourmilières qui l'avoisinaient, le docteur reconnut le
Bénoué, l'un des grands affluents du Niger, celui que les Indigènes
ont nommé la « Source des eaux. »

Ce fleuve, dit le docteur à ses compagnons, deviendra un jour la
voie naturelle de communication avec l'intérieur de la Nigritie;
sous le commandement de l'un de nos braves capitaines, le steamboat
la Pléiade l’a déjà remonté jusqu'à la ville d'Yola; vous voyez que
nous sommes en pays de connaissance. »

De nombreux esclaves s'occupaient des champs, cultivant le sorgho,
sorte de millet qui forme la base de leur alimentation; les plus
stupides étonnements se succédaient au passage du Victoria, qui
filait comme un météore. Le soir, il s'arrêtait à quarante milles
d'Yola, et devant lui, mais au loin, se dressaient les deux cônes
aigus du mont Mendif.

Le docteur fit jeter les ancres, et s'accrocha au sommet d'un arbre
élevé; mais un vent très dur ballottait le Victoria jusqu’à le
coucher horizontalement, et rendait parfois la position de la
nacelle extrêmement dangereuse. Fergusson ne ferma pas l'œil de la
nuit, souvent il fut sur le point de couper le câble d'attache et de
fuir devant la tourmente. Enfin la tempête se calma, et les
oscillations de l'aérostat n'eurent plus rien d'inquiétant.

Le lendemain, le vent se montra plus modéré, mais il éloignait les
voyageurs de la ville d'Yola, qui, nouvellement reconstruite par les
Foullannes, excitait la cutiosité de Fergusson; néanmoins il fallut
se résigner à s'élever dans le nord, et même un peu dans l’est.

Kennedy proposa dé faire une halte dans ce pays de chasse; Joe
prétendait que le besoin de viande fraîche se faisait sentir; mais
les mœurs sauvages de ce pays, l'attitude de là population, quelques
coups de fusil tirés dans la direction du Victoria, engagèrent le
docteur à continuer son voyage. On traversait alors une contrée,
théâtre de massacres et d'incendies, où les luttes guerrières sont
incessantes, et dans lesquelles les sultans jouent leur royaume au
milieu des plus atroces carnages.

Des villages nombreux, populeux, à longues cases, s'étendaient entre
les grands pâturages, dont l'herbe épaisse était semée de fleurs
violettes; les huttes, semblables à de vastes ruches, s'abritaient
derrière des palissades hérissées. Les versants sauvages des
collines rappelaient les « glen » des hautes terres d'Écosse, et
Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.

En dépit de ses efforts, le docteur portait en plein dans le
nord-est, vers le mont Mendif, qui disparaissait au milieu des
nuages; les hauts sommets de ces montagnes séparent le bassin du
Niger du bassin du lac Tchad.

Bientôt apparut le Bagelé, avec ses dix-huit villages accrochés à
ses flancs, comme toute une nichée d'enfants au sein de leur mère,
magnifique spectacle pour des regards qui dominaient et saisissaient
cet ensemble; les ravins, se montraient couverts de champs de riz et
d'arachides.

A trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. On
n'avait pu l'éviter, il fallut le franchir. Le docteur, au moyen
d'une température qu'il accrut de cent quatre-vingts degrés [100°
centigrades], donna au ballon une nouvelle force ascensionnelle de
près de seize cents livres; il s'éleva à plus de huit mille pieds.
Ce fut la plus grande élévation obtenue pendant le voyage, et la
température s'abaissa tellement que le docteur et ses compagnons
durent recourir à leurs couvertures.

Fergusson eut hâte de descendre, car l'enveloppe de l'aérostat se
tendait à rompre; il eut le temps de constater cependant l'origine
volcanique de la montagne, dont les cratères éteints ne sont plus
que de profonds abîmes. De grandes agglomérations de fientes
d'oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l'apparence de roches
calcaires, et il y avait là de quoi fumer les terres de tout le
Royaume-Uni.

A cinq heures, le Victoria, abrité des vents du sud, longeait
doucement les pentes de la montagne, et s’arrêtait dans une vaste
clairière éloignée de toute habitation; dès qu'il eut touché le sol,
les précautions furent prises pour l'y retenir fortement, et
Kennedy, son fusil à la main, s'élança dans la plaine inclinée; il
ne tarda pas à revenir avec une demi-douzaine de canards sauvages et
une sorte de bécassine, que Joe accom-moda de son mieux. Le repas
fut agréable, et la nuit se; passa dans un repos profond






CHAPITRE XXX

Mosfeia.--Le cheik.--Denham, Clapperton, Oudney.--Vogel.--La
capitale du Loggoum.--Toole.--Calme au-dessus du Kernak.--Le
gouverneur et sa cour.--L'attaque.--Les pigeons incendiaires.





Le lendemain, ler mai, le Victoria reprit sa course aventureuse;
les voyageurs avaient en lui la confiance d'un marin pour son
navire.

D'ouragans terribles, de chaleurs tropicales, de départs dangereux,
de descentes plus dangereuses encore, il s'était partout et toujours
tiré avec bonheur. On peut dire que Fergusson le guidait d'un geste;
aussi, sans connaître le point d'arrivée, le docteur n'avait plus de
craintes sur l'issue du voyage. Seulement, dans ce pays de barbares
et de fanatiques, la prudence l'obligeait à prendre les plus sévères
précautions; il recommanda donc à ses compagnons d'avoir l'œil
ouvert à tout venant et à toute heure.

Le vent les ramenait un peu plus au nord, et vers neuf heures, ils
entrevirent la grande ville de Mosfeia, bâtie sur une éminence
encaissée elle-même entre deux hautes montagnes; elle était située
dans une position inexpugnable; une route étroite entre un marais
et un bois y donnait seule accès.

En ce moment, un cheik, accompagné d'une escorte à cheval, revêtu de
vêtements aux couleurs vives, précédé de joueurs de trompette et de
coureurs qui écartaient les branches sur son passage, faisait son
entrée dans la ville.

Le docteur descendit, afin de contempler ces indigènes de plus prés;
mais, à mesure que le ballon grossissait à leurs yeux, les signes
d'une profonde terreur se manifestèrent, et ils ne tardèrent pas à
détaler de toute la vitesse de leurs jambes ou de celles de leurs
chevaux.

Seul, le cheik ne bougea pas; il prit son long mousquet, l’arma et
attendit fièrement. Le docteur s'approcha à cent cinquante pieds à
peine, et, de sa plus belle voix, il lui adressa le salut en arabe.

Mais, à ces paroles descendues du ciel, le cheik mit pied à terre,
se prosterna sur la poussière du chemin, et le docteur ne put le
distraire de son adoration.

« Il est impossible, dit-il, que ces gens-là ne nous prennent pas
pour des êtres surnaturels, puisque, à l'arrivée des premiers
Européens parmi eux, ils les crurent d'une race surhumaine. Et quand
ce cheik parlera de cette rencontre, il ne manquera pas d'amplifier
le fait avec toutes les ressources d'une imagination arabe. Jugez
donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour.

--Ce sera peut-être fâcheux, répondit le chasseur; au point de vue
de la civilisation, il vaudrait mieux passer pour de simples hommes;
cela donnerait à ces nègres une bien autre idée de la puissance
européenne.

--D'accord, mon cher Dick; mais que pouvons-nous y faire? Tu
expliquerais longuement aux savants du pays le mécanisme d'un
aérostat, qu'ils ne sauraient te comprendre, et admettraient
toujours là une intervention surnaturelle.

--Monsieur, demanda Joe, vous avez parlé des premiers Européens qui
ont exploré ce pays; quels sont-ils donc, s'il vous plaît?

--Mon cher garçon, nous sommes précisément sur la route du major
Denham; c'est à Mosfeia même qu’il fut reçu par le sultan du
Mandara; il avait quitté le Bornou, il accompagnait le cheik dans
une expédition contre les Fellatahs, il assista à l'attaque de la
ville, qui résista bravement avec ses flèches aux balles arabes et
mit en fuite les troupes du cheik; tout cela n’était que prétexte à
meurtres, à pillages, à razzias; le major fut complètement
dépouillé, mis à nu, et sans un cheval sous le ventre duquel il se
glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs par son galop
effréné, il ne fût jamais rentré dans Kouka, la capitale du Bornou.

--Mais quel était ce major Denham?

--Un intrépide Anglais, qui de 1822 à 1821 commanda une expédition
dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton et du docteur
Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de mars, parvinrent à
Mourzouk, la capitale du Fezzan, et, suivant le chemin que plus tard
devait prendre le docteur Barth pour revenir en Europe, ils
arrivèrent le 16 février 1823 à Kouka, prés du lac Tchad. Denham fit
diverses explorations dans le Bornou, dans le Mandara, et aux rives
orientales du lac; pendant ce temps, le 15 décembre 1823, le
capitaine Clapperton et le docteur Oudney s'enfonçaient dans le
Soudan jusqu'à Sackatou, et Oudney mourait de fatigue et
d'épuisement dans la ville de Murmur.

--Cette partie de l'Afrique, demanda Kennedy, a donc payé un large
tribut de victimes à la science!

--Oui, cette contrée est fatale! Nous marchons directement vers le
royaume de Barghimi, que Vogel traversa en 1856 pour pénétrer dans
le Wadaï, où il a disparu. Ce jeune homme, à vingt-trois ans, était
envoyé pour coopérer aux travaux du docteur Barth; ils se
rencontrèrent tous deux le ler décembre 1854; puis Vogel commença
les explorations du pays; vers 1856, il annonça dans ses dernières
lettres son intention de reconnaître le royaume du Wadaï, dans
lequel aucun Européen n'avait encore pénétré; il parait qu'il
parvint jusqu'à Wara, la capitale, où il fut fait prisonnier suivant
les uns, mis à mort suivant les autres, pour avoir tenté l'ascension
d'une montagne sacrée des environs; mais il ne faut pas admettre
légèrement la mort des voyageurs, car cela dispense d'aller à leur
recherche; ainsi, que de fois la mort du docteur Barth n'a-t-elle
pas été officiellement répandue, ce qui lui a causé souvent une
légitime irritation! Il est donc fort possible que Vogel soit
retenu prisonnier par le sultan du Wadaï, qui espère le rançonner.
Le baron de Neimans se mettait en route pour le Wadaï, quand il
mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant que M. de Heuglin,
avec l'expédition envoyée de Leipzig, s'est lancé sur les traces de
Vogel. Ainsi nous devrons être prochainement fixés sur le sort de ce
jeune et intéressant voyageur [ Depuis le départ du docteur, des
lettres adressées d'El'Obeid par M. Munzinger, le nouveau chef de
l’expédition, ne, laissent malheureusement plus de doute sur la mort
de Vogel]. »

Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l'horizon. Le Mandara
développait sous les regards des voyageurs son étonnante fertilité
avec les forêts d'acacias, de locustes aux fleurs rouges, et les
plantes herbacées des champs de cotonniers et d'indigotiers; le
Shari, qui va se jeter quatre-vingts milles plus loin dans le Tchad,
roulait son cours impétueux.

Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth.

« Vous voyez, dit-il, que les travaux de ce savant sont d'une
extrême précision; nous nous dirigeons droit sur le district au
Loggoum, et peut-être même sur Kernak, sa capitale. C'est là que
mourut le pauvre Toole, à peine Agé de vingt-deux ans: c'était un
jeune Anglais, enseigne au 80e régiment, qui avait depuis quelques
semaines rejoint le major Denham en Afrique, et il ne tarda pas à y
rencontrer la mort. Ah! l'on peut appeler justement cette immense
contrée le cimetière des Européens! »

Quelques canots, longs de cinquante pieds, descendaient le cours du
Shari; le Victoria, à l,000 pieds de terre, attirait peu l'attention
des indigènes; mais le vent, qui jusque-là soufflait avec une
certaine force, tendit à diminuer.

« Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat? dit le
docteur.

--Bon, mon maître! nous n'aurons toujours ni le manque d'eau ni le
désert à craindre.

--Non, mais des populations plus redoutables encore.

--Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville.

--C'est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portent, et, si
cela nous convient, nous pourrons en lever le plan exact.

--Ne nous rapprocherons-nous pas? demanda Kennedy.

--Rien n'est plus facile, Dick; nous sommes droit au-dessus de la
ville; permets-moi de tourner un peu le robinet du chalumeau, et
nous ne tarderons pas à descendre. »

Le Victoria, une demi-heure après, se maintenait immobile à deux
cents pieds du sol.

« Nous voici plus près de Kernak, dit le docteur, que ne le serait
de Londres un homme juché dans la boule de Saint-Paul. Ainsi nous
pouvons voir à notre aise.

--Quel est donc ce bruit de maillets que l'on entend de tous côtés?
»

Joe regarda attentivement, et vit que ce bruit était produit par les
nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toiles tendues
sur de vastes troncs d'arbres.

La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son
ensemble, comme sur un plan déroulé; c'était une véritable ville,
avec des maisons alignées et des rues assez larges; au milieu d'une
vaste place se tenait un marché d'esclaves; il y avait grande
affluence de chalands, car les mandaraines, aux pieds et aux mains
d'une extrême petitesse, sont fort recherchées et se placent
avantageusement.

A la vue du Victoria, l'effet si souvent produit se reproduisit
encore: d'abord des cris, puis une stupéfaction profonde; les
affaires furent abandonnées, les travaux suspendus, le bruit cessa.
Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne
perdaient pas un détail de cette populeuse cité; ils descendirent
même à soixante pieds du sol.

Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, déployant son
étendard vert, et accompagné de ses musiciens qui soufflaient à tout
rompre, excepté leurs poumons, dans de rauques cornes de buffle. La
foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se
faire entendre; il ne put y parvenir.

Cette population au front haut, aux cheveux bouclés, au nez presque
aquilin, paraissait fière et intelligente; mais la présence du
Victoria la troublait singulièrement; on voyait des cavaliers
courir dans toutes les directions; bientôt il devint évident que
les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi
si extraordinaire Joe eut beau déployer des mouchoirs de toutes les
couleurs, il n'obtint aucun résultat.

Cependant le cheik, entouré de sa cour, réclama le silence et
prononça un discours auquel le docteur ne put rien comprendre; de
l'arabe mêlé de baghirmi; seulement il reconnut, à la langue
universelle des gestes, une invitation expresse de s'en aller; il
n'eut pas mieux demandé, mais, faute de vent, cela devenait
impossible Son immobilité exaspéra le gouverneur, et ses courtisans
se prirent à hurler pour obliger le monstre à s'enfuir.

C'étaient de singuliers personnages que ces courtisans, avec leurs
cinq ou six chemises bariolées sur le corps; ils avaient des
ventres énormes, dont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur
étonna ses compagnons en leur apprenant que c'était la manière de
faire sa cour au sultan. La rotondité de l'abdomen indiquait
l'ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaient, un
d'entre eux surtout, qui devait être premier ministre, si son
ampleur trouvait ici-bas sa récompense. La foule des nègres unissait
ses hurlements aux cris de la cour, répétant ses gesticulations à la
manière des singes, ce qui produisait un mouvement unique et
instantané de dix mille bras

A ces moyens d'intimidation qui furent jugés insuffisants, s'en
joignirent d'autres plus redoutables. Des soldats armés d'arcs et de
flèches se rangèrent en ordre de bataille; mais déjà le Victoria se
gonflait et s'élevait tranquillement hors de leur portée. Le
gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon.
Mais Kennedy le surveillait, et, d'une balle de sa carabine, il
brisa l'arme dans la main du cheik.

A ce coup inattendu, ce fut une déroute générale; chacun rentra au
plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville
demeura absolument déserte.

La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à
rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait
dans l'ombre; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de
prudence; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville
parut comme embrasée; des centaines de raies de feu se croisaient
comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes de flamme.

« Voilà qui est singulier! fit le docteur.

--Mais, Dieu me pardonne! répliqua Kennedy, on dirait que
l'incendie monte et s'approche de nous. »

En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des
mousquets, cette masse de feu s'élevait vers le Victoria. Joe se
prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir
l'explication de ce phénomène.

Des milliers de pigeons, la queue garnie de matières combustibles,
avaient été lancés contre le Victoria; effrayés, ils montaient en
traçant dans l'atmosphère leurs zigzags de feu. Kennedy se mit à
faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse;
mais que pouvait-il contre une innombrable armée! Déjà les pigeons
environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, réfléchissant
cette lumière, semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n'hésita pas, et précipitant un fragment de quartz, il se
tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux
heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit; puis peu à peu
leur nombre diminua, et ils s'éteignirent

Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.

--Pas mal imaginé pour des sauvages! fit Joe.

--Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pour incendier
les chaumes des villages; mais cette fois, le village volait encore
plus haut que leurs volatiles incendiaires!

Décidément un ballon n'a pas d’ennemis à craindre, dit Kennedy.

--Si fait, répliqua le docteur.

--Lesquels, donc?

--Les imprudents qu'il porte dans sa nacelle; ainsi, mes amis, de la
vigilance partout, de la vigilance toujours. »






CHAPITRE XXXI

Départ dans la nuit.--Tous les trois.--Les instincts de
Kennedy.--Précautions.--Le cours du Shari.--Le lac Tchad.--L'eau du
lac.--L'hippopotame.--Une balle perdue.





Vers trois heures du matin, Joe, étant de quart, vit enfin la ville
se déplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait sa marche. Kennedy
et le docteur se réveillèrent.

Ce dernier consulta la boussole, et reconnut avec satisfaction que
le vent les portait vers le nord-nord-est.

« Nous jouons de bonheur, dit-il; tout nous réussit; nous
découvrirons le lac Tchad aujourd'hui même.

--Est-ce une grande étendue d'eau! demanda Kennedy.

--Considérable, mon cher Dick; dans sa plus grande longueur et sa
plus grande largeur, ce lac peut mesurer cent vingt milles.

--Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe
liquide.

--Mais il me semble que nous n'avons pas à nous plaindre; il est
très varié, et surtout il se passe dans les meilleures conditions
possibles.

--Sans doute, Samuel; sauf les privations du désert, nous n'auront
couru aucun danger sérieux.

--Il est certain que notre brave Victoria s'est toujours
merveilleusement comporté. C'est aujourd'hui le 12 mai; nous sommes
partis le 18 avril; c'est donc vingt-cinq jours de marche. Encore
une dizaine de jours, et nous serons arrivés.

--Où!

--Je n'en sais rien; mais que nous importe?

--Tu as raison, Samuel; fions-nous à la Providence du soin de nous
diriger et de nous maintenir en bonne santé, comme nous voilà! On
n'a pas l'air d'avoir traversé les pays les plus pestilentiels du
monde!

--Nous étions à même de nous élever, et c'est ce que nous avons
fait.

--Vivent les voyages aériens! s'écria Joe. Nous voici, après
vingt-cinq Jours, bien portants, bien nourris, bien reposés, trop
reposés peut-être, car mes jambes commencent à se rouiller, et je ne
serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine de milles

--Tu te donneras. ce plaisir-là dans les rues de Londres, Joe; mais,
pour conclure, nous sommes partis trois comme Denham, Clapperton,
Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et, plus heureux que nos
devanciers, tous trois nous nous retrouvons encore! Mais il est
bien important de ne pas nous séparer. Si pendant que l'un de nous
est à terre, le Victoria devait s'enlever pour éviter un danger
subit, imprévu, qui sait si nous le reverrions jamais! Aussi, je le
dis franchement à Kennedy, je n'aime pas qu'il s'éloigne sous
prétexte de chasse.

--Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passer encore
cette fantaisie; il n'y a pas de mal à renouveler nos provisions;
d'ailleurs, avant notre départ, tu m’as fait entrevoir toute une
série de chasses superbes, et jusqu'ici j'ai peu fait dans la voie
des Anderson et des Cumming.

--Mais, mon cher Dick, la mémoire te fait défaut, ou ta modestie
t'engage à oublier tes prouesses; il me semble que, sans parler du
menu gibier, tu as déjà une antilope, un éléphant et deux lions sur
la conscience.

--Bon! qu'est-ce que cela pour un chasseur africain qui voit passer
tous les animaux de la création au bout de son fusil? Tiens! tiens!
regarde cette troupe de girafes!

--Ça, des girafes! fit Joe. elles sont grosses comme le poing!

--Parce que nous sommes à mille pieds au-dessus d'elles; mais, de
près, tu verrais qu'elles ont trois fois ta hauteur.

--Et que dis-tu de ce troupeau de gazelles? reprit Kennedy, et ces
autruches qui fuient avec la rapidité du vent?

--Ça! des autruches! fit Joe, ce sont des poules, tout ce qu'il y
a de plus poules!

--Voyons, Samuel, ne peut-on s'approcher?

--On peut s'approcher, Dick, mais non prendre terre A quoi bon, dès
lors, frapper ces animaux qui ne te seront d'aucune utilité? S'il
s'agissait de détruire un lion, un chat-tigre, une hyène, je le
comprendrais; ce serait toujours une bête dangereuse de moins; mais
une antilope, une gazelle, sans autre profit que la vaine
satisfaction de tes instincts de chasseur, cela n'en vaut vraiment
pas la peine. Après tout, mon ami, nous allons nous maintenir à cent
pieds du sol, et si tu distingues quelque animal féroce, tu nous
feras plaisir en lui envoyant une balle dans le cœur. »

Le Victoria descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une
hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il
fallait se défier de périls inattendus.

Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari; les
bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages
d'arbres aux nuances variées; des lianes et des plantes grimpantes
serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux
enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s'ébattaient en plein
soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité de lézard; en
se jouant, ils accostaient les nombreuses îles vertes qui rompaient
le courant du fleuve.

Ce fut ainsi, au milieu d'une nature riche et verdoyante, que passa
le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, le docteur
Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive méridionale du lac
Tchad.

C'était donc là cette Caspienne de l'Afrique, dont l'existence fut
si longtemps reléguée au rang des fables, cette mer intérieure à
laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et de Barth.

Le docteur essaya d'en fixer la configuration actuelle, bien
différente déjà de celle de 1847; en effet, la carte de ce lac est
impossible à tracer; il est entouré de marais fangeux et presque
infranchissables, dans lesquels Barth pensa périr; d'une année à
l'autre, ces marais, couverts de roseaux et de papyrus de quinze
pieds, deviennent le lac lui-même; souvent aussi, les villes
étalées sur ses bords sont à demi submergées, comme il arriva à
Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotames et les alligators
plongent aux lieux mêmes où s'élevaient les habitations du Bornou.

Le soleil versait ses rayons éblouissants sur cette eau tranquille,
et au nord les deux éléments se confondaient dans un même horizon.

Le docteur voulut constater la nature de l'eau, que longtemps on
crut salée; il n'y avait aucun danger à s'approcher de la surface
du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinq pieds de
distance.

Joe plongea une bouteille, et la ramena à demi pleine; cette eau fut
goûtée et trouvée peu potable, avec un certain goût de natron.

Tandis que le docteur inscrivait le résultat de son expérience, un
coup de fusil éclata à ses côtés Kennedy n'avait pu résister au
désir d'envoyer une balle à un monstrueux hippopotame; celui-ci,
qui respirait tranquillement, disparut au bruit de la détonation, et
la balle conique du chasseur ne parut pas le troubler autrement.

« Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe.

--Et comment!

--Avec une de nos ancres. C'eût été un hameçon convenable pour un
pareil animal.

--Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée..

--Que je vous prie de ne pas mettre à exécution! répliqua le
docteur. L'animal nous aurait vite entraînés où nous n'avons que
faire.

--Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau
du Tchad. Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, Monsieur
Fergusson?

--Ton poisson, Joe, est tout bonnement un mammifère du genre des
pachydermes; sa chair est excellente, dit-on, et fait l'objet d'un
grand commerce entre les tribus riveraines du lac.

--Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n'ait pas mieux
réussi.

--Cet animal n'est vulnérable qu'au ventre et entre les cuisses; la
balle de Dick ne l'aura pas même entamé. Mais, si le terrain me
parait propice, nous nous arrêterons à l'extrémité septentrionale du
lac; là, Kennedy se trouvera en pleine ménagerie, et il pourra se
dédommager à son aise.

--Eh bien! dit Joe, que Monsieur Dick chasse un peu à l'hippopotame!
Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. Il n'est vraiment pas
naturel de pénétrer jusqu'au centre de l'Afrique pour y vivre de
bécassines et de perdrix comme en Angleterre! »






CHAPITRE XXXII

La capitale du Bornou.--Les îles des Biddiomahs.--Les gypaètes.--Les
inquiétudes du docteur.--Ses précautions.--Une attaque au milieu
des airs.--L'enveloppe déchirée.--La chute.--Dévouement sublime.--La
côte septentrionale du lac.





Depuis son arrivée au lac Tchad, le Victoria avait rencontré un
courant qui s'inclinait plus à l'ouest; quelques nuages tempéraient
alors la chaleur du jour; on sentait d'ailleurs un peu d'air sur
cette vaste étendue d'eau; mais, vers une heure, le ballon, ayant
coupé de biais cette partie du lac, s'avança de nouveau dans les
terres pendant l'espace de sept ou huit milles.

Le docteur, un peu fâché d'abord de cette direction, ne pensa plus à
s'en plaindre quand il aperçut la ville de Kouka, la célèbre
capitale du Bornou; il put l'entrevoir un instant, ceinte de ses
murailles d'argile blanche; quelques mosquées assez grossières
s'élevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dés à jouer
qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur
les places publiques poussaient des palmiers et des arbres à
caoutchouc, couronnés par un dôme de feuillage large de plus de cent
pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols étaient en rapport
avec l'ardeur des rayons solaires, et il en tira des conclusions
fort aimables pour la Providence.

Kouka se compose réellement de deux villes distinctes, séparées par
le « dendal, » large boulevard de trois cents toises, alors encombré
de piétons et de cavaliers. D'un côté se carre la ville riche avec
ses cases hautes et aérées; de l'autre se presse la ville pauvre,
triste assemblage de huttes basses et coniques, où végète une
indigente population, car Kouka n'est ni commerçante ni
industrielle.

Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un Édimbourg qui
s'étalerait dans une plaine, avec ses deux villes parfaitement
déterminées.

Mais à peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d'œil, car,
avec la mobilité qui caractérise les courants de cette contrée, un
vent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant une
quarantaine de milles sur le Tchad.

Ce fut alors un nouveau spectacle; ils pouvaient compter les îles
nombreuses du lac, habitées par les Biddiomahs, pirates sanguinaires
très redoutés, et dont le voisinage est aussi craint que celui des
Touareg du Sahara. Ces sauvages se préparaient à recevoir
courageusement le Victoria à coups de flèches et de pierres, mais
celui-ci eut bientôt fait de dépasser ces îles, sur lesquelles il
semblait papillonner comme un scarabée gigantesque.

En ce moment, Joe regardait l'horizon, et, s'adressant à Kennedy, il
lui dit:

« A la foi, Monsieur Dick, vous qui êtes toujours à rêver chasse,
voilà justement votre affaire.

--Qu'est-ce donc, Joe?

--Et, cette fois, mon maître ne s'opposera pas à vos coups de fusil.

--Mais qu'y a-t-il?

--Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur
nous?

--Des oiseaux! fit le docteur en saisissant sa lunette.

--Je les vois, répliqua Kennedy; ils sont au moins une douzaine

--Quatorze, si vous voulez bien, répondit Joe.

--Fasse le ciel qu'ils soient d'une espèce assez malfaisante pour
que le tendre Samuel n'ait rien à m'objecter!

--Je n'aurai rien à dire, répondit Fergusson, mais j'aimerais mieux
voir ces oiseaux-là loin de nous!

Vous avez peur de ces volatiles! fit Joe.

--Ce sont des gypaètes, Joe, et de la plus grande taille; et s'ils
nous attaquent...

--Eh bien! nous nous défendrons, Samuel! Nous avons un arsenal
pour les recevoir! je ne pense pas que ces animaux-là soient bien
redoutables!

--Qui sait? » répondit le docteur.

Dix minutes après, la troupe s'était approchée à portée de fusil;
ces quatorze oiseaux faisaient retentir l'air de leurs cris rauques;
ils s'avançaient vers le Victoria, plus irrités qu'effrayés de sa
présence.

« Comme ils crient! fit Joe; quel tapage! Cela ne leur convient
probablement pas qu'on empiète sur leurs domaines, et `que l'on se
permette de voler comme eux?

--A la vérité, dit le chasseur, ils ont un air assez terrible, et je
les croirais assez redoutables s'ils étaient armés d'une carabine de
Purdey Moore!

--Ils n'en ont pas besoin, » répondit Fergusson qui devenait très
sérieux.

Les gypaètes volaient en traçant d'immenses cercles, et leurs orbes
se rétrécissaient peu à peu autour du Victoria; ils rayaient le
ciel dans une fantastique rapidité, se précipitant parfois avec la
vitesse d'un boulet, et brisant leur ligne de projection par un
angle brusque et hardi. Le docteur, inquiet, résolut de s'élever
dans l'atmosphère pour échapper à ce dangereux voisinage; il dilata
l'hydrogène du ballon, qui ne tarda pas à monter.

Mais les gypaètes montèrent avec lui, peu disposés à l'abandonner.

« Ils ont l'air de nous en vouloir, » dit le chasseur en armant sa
carabine.

En effet, ces oiseaux s'approchaient, et plus d'un, arrivant à
cinquante pieds à peine, semblait braver les armes de Kennedy.

« J'ai une furieuse envie de tirer dessus, dit celui-ci.

--Non, Dick, non pas! Ne les rendons point furieux sans raison! Ce
serait les exciter à nous attaquer.

--Mais j'en viendrai facilement à bout.

--Tu te trompes, Dick.

--Nous avons une balle pour chacun d'eux.

--Et s'ils s'élancent vers la partie supérieure du ballon, comment
les atteindras-tu? Figure-toi donc que tu te trouves en présence
d'une troupe de lions sur terre, ou de requins en plein Océan! Pour
des aéronautes, la situation est aussi dangereuse.

--Parles-tu sérieusement, Samuel?

--Très sérieusement, Dick.

--Attendons alors.

--Attends. Tiens-toi prêt en cas d'attaque, mais ne fais pas feu
sans mon ordre.

Les oiseaux se massaient alors à une faible distance; on distinguait
parfaitement leur gorge pelée tendue sous l'effort de leurs cris,
leur crête cartilagineuse, garnie de papilles violettes, qui se
dressait avec fureur. Ils étaient de la plus forte taille; leur
corps dépassait trois pieds en longueur, et le dessous de leurs
ailes blanches resplendissait au soleil; on eut dit des requins
ailés, avec lesquels ils avaient une formidable ressemblance.

« Ils nous suivent, dit le docteur en les voyant s'élever avec lui,
et nous aurions beau monter, leur vol les porterait plus haut que
nous encore!

--Eh bien, que faire? » demanda Kennedy.

Le docteur ne répondit pas.

« Écoute, Samuel, reprit le chasseur: ces oiseaux sont quatorze;
nous avons dix-sept coups à notre disposition, en faisant feu de
toutes nos armes. N'y a-t-il pas moyen de les détruire ou de les
disperser? Je me charge d'un certain nombre d'entre eux.

--Je ne doute pas de ton adresse, Dick; je regarde volontiers comme
morts ceux qui passeront devant ta carabine; mais, je te le répète,
pour peu qu'ils s'attaquent à l'hémisphère supérieur du ballon, tu
ne pourras plus les voir; ils crèveront cette enveloppe qui nous
soutient, et nous sommes à trois mille pieds de hauteur! »

En cet instant, l'un des plus farouches oiseaux piqua droit sur le
Victoria, le bec et les serres ouvertes, prêt à mordre, prêt à
déchirer.

« Feu! feu! » s'écria le docteur.

Il avait à peine achevé, que l'oiseau, frappé à mort, tombait en
tournoyant dans l'espace.

Kennedy avait saisi l'un des fusils à deux coups. Joe épaulait
l'autre.

Effrayés de la détonation, les gypaètes s'écartèrent un instant;
mais ils revinrent presque aussitôt à la charge avec une rage
extrême. Kennedy d'une première balle coupa net le cou du plus
rapproché. Joe fracassa l'aile de l'autre.

« Plus que onze, » dit-il.

Mais alors les oiseaux changèrent de tactique, et d'un commun accord
ils s'élevèrent au-dessus du Victoria, Kennedy regarda Fergusson.

Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pale. Il y
eut un moment de silence effrayant. Puis un déchirement strident se
fit entendre comme celui de la soie qu'on arrache, et la nacelle
manqua sous les pieds des trois voyageurs.

« Nous sommes perdus, s'écria Fergusson en portant les yeux sur le
baromètre qui montait avec rapidité. »

Puis il ajouta: « Dehors le lest, dehors! »

En quelques secondes tous les fragments de quartz avaient disparu.

« Nous tombons toujours!.. Videz les caisses à eau!.. Joe
entends-tu?.. Nous sommes précipités dans le lac! »

Joe obéit. Le docteur se pencha. Le lac semblait venir à lui comme
une marée montante; les objets grossissaient à vue d'œil; la
nacelle n'était pas à deux cents pieds de la surface du Tchad.

« Les provisions! les provisions! » s'écria le docteur.

Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l'espace.

La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaient toujours!

« Jetez! jetez encore! s'écria une dernière fois le docteur.

--Il n'y a plus rien, dit Kennedy.

--Si! » répondit laconiquement Joe en se signant d'une main rapide.

Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle

« Joe! Joe! » fit le docteur terrifié.

Mais Joe ne pouvait plus l'entendre. Le Victoria délesté reprenait
sa marche ascensionnelle, remontait à mille pieds dans les airs, et
le vent s'engouffrant dans l'enveloppe dégonflée l'entraînait vers
les côtes septentrionales du lac.

« Perdu! dit le chasseur avec un geste de désespoir.

--Perdu pour nous sauver! » répondit Fergusson.

Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes couler de
leurs yeux. Ils se penchèrent, en cherchant à distinguer quelque
trace du malheureux Joe, mais ils étaient déjà loin.

« Quel parti prendre! demanda Kennedy.

--Descendre à terre, dès que cela sera possible, Dick, et puis
attendre. »

Après une marche de soixante milles, le Victoria s'abattit sur une
côte déserte, au nord du lac. Les ancres s'accrochèrent dans un
arbre peu élevé, et le chasseur les assujettit fortement.

La nuit vint, mais ni Fergusson ni Kennedy ne purent trouver un
instant de sommeil.






CHAPITRE XXXIII

Conjectures.--Rétablissement de l’équilibre du Victoria.--Nouveaux
calculs du docteur Fergusson.--Chasse de Kennedy.--Exploration
complète du lac Tchad.--Tangalia.--Retour.--Lari.





Le lendemain, 13 mai, les voyageurs reconnurent tout d'abord la
partie de la côte qu'ils occupaient. C'était une sorte d'île de
terre ferme au milieu d'un immense marais Autour de ce morceau de
terrain solide s'élevaient des roseaux grands comme des arbres
d'Europe et qui s'étendaient à perte de vue.

Ces marécages infranchissables rendaient sûre la position du
Victoria; il fallait seulement surveiller le côté du lac; la vaste
nappe d'eau allait s'élargissant, surtout dans l'est, et rien ne
paraissait à l'horizon, ni continent ni îles.

Les deux amis n'avaient pas encore osé parler de leur infortuné
compagnon. Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au
docteur.

« Joe n'est peut-être pas perdu, dit-il. C'est un garçon adroit, un
nageur comme il en existe peu. Il n'était pas embarrassé de
traverser le Frith of Forth à Édimbourg. Nous le reverrons, quand et
comment, je l'ignore; mais, de notre côté, ne négligeons rien pour
lui donner l'occasion de nous rejoindre.

--Dieu t'entende, Dick, répondit le docteur d'une voix émue. Nous
ferons tout au monde pour retrouver notre ami! Orientons-nous
d'abord. Mais, avant tout, débarrassons le Victoria de cette
enveloppe extérieure, qui n'est plus utile; ce sera nous délivrer
d'un poids considérable, six cent cinquante livres, ce qui en vaut
la peine. »

Le docteur et Kennedy se mirent à l’ouvrage; ils éprouvèrent de
grandes difficultés; il fallut arracher morceau par morceau ce
taffetas très résistant, et le découper en minces bandes pour le
dégager des mailles du filet. La déchirure produite par le bec des
oiseaux de proie s'étendait sur une longueur de plusieurs pieds.

Cette opération prit quatre heures au moins; mais enfin le ballon
intérieur, entièrement dégagé, parut n'avoir aucunement souffert. Le
Victoria était alors diminué d'un cinquième. Cette différence fut
assez sensible pour étonner Kennedy.

« Sera-t-il suffisant? demanda-t-il au docteur.

--Ne crains rien à cet égard, Dick; je rétablirai l'équilibre, et si
notre pauvre Joe revient, nous saurons bien reprendre avec lui notre
route accoutumée.

--Au moment de notre chute, Samuel, si mes souvenirs sont exacts,
nous ne devions pas être éloignés d'une île.

--Je me le rappelle en effet; mais cette île, comme toutes celles du
Tchad, est sans doute habitée par une race de pirates et de
meurtriers; ces sauvages auront été certainement témoins de notre
catastrophe, et si Joe tombe entre leurs mains, à moins que la
superstition ne le protège, que deviendra-t-il?

--Il est homme à se tirer d'affaire, je te le répète; j'ai confiance
dans son adresse et son intelligence.

--Je l'espère. Maintenant, Dick, tu vas chasser aux environs, sans
t’éloigner toutefois; il devient urgent de renouveler nos vivres,
dont la plus grande partie a été sacrifiée.

--Bien, Samuel; je ne serai pas longtemps absent. »

Kennedy prit un fusil à deux coups et s'avança dans les grandes
herbes vers un taillis assez rapproché; de fréquentes détonations
apprirent bientôt au docteur que sa chasse serait fructueuse.

Pendant ce temps, celui-ci s'occupa de faire le relevé des objets
conservés dans la nacelle et d'établir l'équilibre du second
aérostat; il restait une trentaine de livres de pemmican, quelques
provisions de thé et de café, environ un gallon et demi
d'eau-de-vie, une caisse à eau parfaitement vide; toute la viande
sèche avait disparu.

Le docteur savait que; par la perte de l'hydrogène du premier
ballon, sa force ascensionnelle se trouvait réduite de neuf cents
livres environ; il dut donc se baser sur cette différence pour
reconstituer son équilibre. Le nouveau Victoria cubait soixante-sept
mille pieds et renfermait trente. trois mille quatre cent
quatre-vingts pieds cubes de gaz; l'appareil de dilatation
paraissait être en bon état; ni la pile ni le serpentin n'avaient
été endommagés.

La force ascensionnelle du nouveau ballon était donc de trois mille
livres environ; en réunissant les poids de l'appareil, des
voyageurs, de la provision d'eau, de la nacelle et de ses
accessoires, en embarquant cinquante gallons d'eau et cent livres de
viande fraîche, le docteur arrivait à un total de deux mille huit
cent trente livres. Il pouvait donc emporter cent soixante-dix
livres de lest pour les cas imprévus, et l'aérostat se trouverait
alors équilibré avec l'air ambiant

Ses dispositions furent prises en conséquence, et il remplaça le
poids de Joe par un supplément de lest. Il employa la journée
entière à ces divers préparatifs, et ceux-ci se terminaient au
retour de Kennedy Le chasseur avait fait bonne chasse; il apportait
une véritable charge d'oies, de canards sauvages, de bécassines, de
sarcelles et de pluviers. Il s'occupa de préparer ce gibier et de le
fumer. Chaque pièce, embrochée par une mince baguette, fut suspendue
au-dessus d'un foyer de bois vert. Quand la préparation parut
convenable à Kennedy, qui s'y entendait d'ailleurs, le tout fut
emmagasiné dans la nacelle.

Le lendemain, le chasseur devait compléter ses approvisionnements.

Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. Leur souper
se composa de pemmican, de biscuits et de thé. La fatigue après leur
avoir donné l'appétit, leur donna le sommeil. Chacun pendant son
quart interrogea les ténèbres, croyant parfois saisir la voix de Joe;
mais, hélas, elle était bien loin, cette voix qu'ils eussent voulu
entendre!

Aux premiers rayons du jour, le docteur réveilla Kennedy

« J'ai longuement médité, lui dit-il, sur ce qu'il convient de faire
pour retrouver notre compagnon.

--Quel que soit ton projet, Samuel, il me va; parle.

--Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles.

--Sans doute! Si ce digne garçon allait se figurer que nous
l'abandonnons!

--Lui! il nous connaît trop! Jamais pareille idée ne lui viendrait
l'esprit; mais il faut qu'il apprenne où nous sommes.

--Comment cela?

--Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous élever
dans l'air.

--Mais si le vent nous entraîne?

--Il n'en sera rien, heureusement. Vois, Dick; la brise nous ramène
sur le lac, et cette circonstance, qui eut été fâcheuse hier, est
propice aujourd'hui. Nos efforts se borneront donc à nous maintenir
sur cette vaste étendue d'eau pendant toute la journée. Joe ne
pourra manquer de nous voir là où ses regards doivent se diriger
sans cesse. Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu
de sa retraite.

--S'il est seul et libre, il le fera certainement.

--Et s'il est prisonnier, reprit le docteur, l'habitude des
indigènes n'étant pas d'enfermer leurs captifs, il nous verra et
comprendra le but de nos recherches.

--Mais enfin, reprit Kennedy,--car il faut prévoir tous les cas,
--si nous ne trouvons aucun indice, s'il n'a pas laissé une trace
de son passage, que ferons-nous?

--Nous essayerons de regagner la partie septentrionale du lac, en
nous maintenant le plus en vue possible; là, nous attendrons, nous
explorerons les rives, nous fouillerons ces bords, auxquels Joe
tentera certainement de parvenir, et nous ne quitterons pas la place
sans avoir tout fait pour le retrouver.

--Partons donc, » répondit le chasseur.

Le docteur prit le relèvement exact de ce morceau de terre ferme
qu'il allait quitter; il estima, d'après sa carte et son point,
qu'il se trouvait au nord du Tchad, entre la ville de Lari et le
village d'Ingemini, visités tous deux par le major Denham. Pendant
ce temps, Kennedy compléta ses approvisionnements de viande fraîche.
Bien que les marais environnants portaient des marques de
rhinocéros, de lamentins et d'hippopotames, il n'eut pas l'occasion
de rencontrer un seul de ces énormes animaux.

A sept heures du matin, non sans de grandes difficultés dont le
pauvre Joe savait se tirer à merveille, l'ancre fut détachée de
l'arbre. Le gaz se dilata et le nouveau Victoria parvint à deux
cents pieds dans l'air. Il hésita d'abord en tournant sur lui-même;
mais enfin, pris dans un courant assez vif, il s'avança sur le lac
et bientôt fut emporté avec une vitesse de vingt milles à l'heure.

Le docteur se maintint constamment à une hauteur qui variait entre
deux cents et cinq cents pieds. Kennedy déchargeait souvent sa
carabine. Au-dessus des îles, les voyageurs se rapprochaient même
imprudemment, fouillant du regard les taillis, les buissons, les
halliers, partout où quelque ombrage, quelque anfractuosité de roc
eût pu donner asile à leur compagnon. Ils descendaient près des
longues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pécheurs, à leur vue,
se précipitaient à l'eau et regagnaient leur île avec les
démonstrations de crainte les moins dissimulées.

« Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches.

--Attendons, Dick, et ne perdons pas courage; nous ne devons pas
être éloignés du lieu de l'accident. »

A onze heures, le Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix
milles; il rencontra alors un nouveau courant qui, sous un angle
presque droit, le poussa vers l'est pendant une soixantaine de
milles. Il planait au-dessus d'une île très vaste et très peuplée
que le docteur jugea devoir être Farram, où se trouve la capitale
des Biddiomahs. Il s'attendait à voir Joe surgir de chaque buisson,
s'échappant, l'appelant. Libre, on l'eut enlevé sans difficulté;
prisonnier, en renouvelant la manœuvre employée pour le
missionnaire, il aurait bientôt rejoint ses amis; mais rien ne
parut, rien ne bougea! C'était à se désespérer.

Le Victoria arrivait à deux heures et demie en vue de Tangalia,
village situé sur la rive orientale du Tchad, et qui marqua le point
extrême atteint par Denham à l'époque de son exploration.

Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. Il
se sentait rejeté vers l'est, repoussé dans le centre de l'Afrique,
vers d'interminables déserts.

« Il faut absolument nous arrêter, dit-il, et même prendre terre;
dans l'intérêt de Joe surtout, nous devons revenir sur le lac; mais,
auparavant, tâchons de trouver un courant opposé. »

Pendant plus d'une heure, il chercha à différentes zones. Le
Victoria dérivait toujours sur la terre ferme; mais, heureusement, à
mille pieds un souffle très violent le ramena dans le nord-ouest.

Il n'était pas possible que Joe fût retenu sur une des îles du lac;
il et certainement trouvé moyen de manifester sa présence;
peut-être l'avait-on entraîné sur terre. Ce fut ainsi que raisonna
le docteur, quand il revit la rive septentrionale du Tchad.

Quant à penser que Joe se fût noyé, c'était inadmissible. Il y eut
bien une idée horrible qui traversa l'esprit de Fergusson et de
Kennedy: les caïmans sont nombreux dans ces parages! Mais ni l'un
ni l'autre n'eut le courage de formuler cette appréhension.
Cependant elle vint si manifestement à leur pensée, que le docteur
dit sans autre préambule:

« Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des îles ou du
lac; Joe aura assez d'adresse pour les éviter; d'ailleurs, ils sont
peu dangereux, et les Africains se baignent impunément sans craindre
leurs attaques »

Kennedy ne répondit pas; il préférait se taire à discuter cette
terrible possibilité.

Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir.
Les habitants travaillaient à la récolte du coton devant des cabanes
de roseaux tressés, au milieu d'enclos propres et soigneusement
entretenus.

Cette réunion d'une cinquantaine de cases occupait une légère
dépression de terrain dans une vallée étendue entre de basses
montagnes. La violence du vent portait plus avant qu'il ne convenait
au docteur; mais il changea une seconde fois et le ramena
précisément à son point de départ, dans cette sorte d'île ferme où
il avait passé la nuit précédente. L'ancre, au lieu de rencontrer
les branches de l'arbre, se prit dans des paquets de roseaux mêlés à
la vase épaisse du marais et d'une résistance considérable

Le docteur eut beaucoup de peine à contenir l'aérostat; mais enfin
le vent tomba avec la nuit, et les deux amis veillèrent ensemble,
presque désespérés.






CHAPITRE XXXIV

L'ouragan.--Départ forcé.--Perte d’une ancre.--Tristes
réflexions.--Résolution prise.--La trombe.--La caravane
engloutie.--Vent contraire et favorable.--Retour au sud.--Kennedy à
son poste.





A trois heures du matin, le vent faisait rage, et soufflait avec une
violence telle que le Victoria ne pouvait demeurer près de terre
sans danger; les roseaux froissaient son enveloppe, qu'ils
menaçaient de déchirer.

« Il faut partir, Dick, fit le docteur; nous ne pouvons rester dans
cette situation.

--Mais Joe, Samuel?

--Je ne l'abandonne pas! non certes! et dut l'ouragan m'emporter à
cent milles dans le nord, je reviendrai! Mais ici nous
compromettons la sûreté de tous.

--Partir sans lui! s'écria l'Écossais avec l'accent d'une profonde
douleur.

--Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pas
comme à toi? Est-ce que je n'obéis pas à une impérieuse nécessité?

--Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. Partons. »

Mais le départ présentait de grandes difficultés. L'ancre,
profondément engagée, résistait à tous les efforts, et le ballon,
tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne put
parvenir à l'arracher; d'ailleurs, dans la position actuelle, sa
manœuvre devenait fort périlleuse, car le Victoria risquait de
s'enlever avant qu'il ne l'eut rejoint.

Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fit rentrer
l'Écossais dans la nacelle, et se résigna à couper la corde de
l'ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents pieds dans l’air, et
prit directement la route du nord.

Fergusson ne pouvait qu'obéir à cette tourmente; il se croisa les
bras et s'absorba dans ses tristes réflexions.

Après quelques instants d'un profond silence, il se retourna vers
Kennedy non moins taciturne.

« Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. Il n'appartenait pas à
des hommes d'entreprendre un pareil voyage! »

Et un soupir de douleur s'échappa de sa poitrine.

« Il y a quelques jours à peine, répondit le chasseur, nous nous
félicitions d'avoir échappé à bien des dangers! Nous nous serrions
la main tous les trois!

--Pauvre Joe! bonne et excellente nature! cœur brave et franc! Un
moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice
de ses trésors! Le voilà maintenant loin de nous! Et le vent nous
emporte avec une irrésistible vitesse!

--Voyons, Samuel, en admettant qu'il ait trouvé asile parmi les
tribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont
visitées avant nous, comme Denham, comme Barth? Ceux là ont revu
leur pays.

--Eh! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue! Il est
seul et sans ressources! Les voyageurs dont tu parles ne
s'avançaient qu'en envoyant aux chefs de nombreux présents, au
milieu d'une escorte, armés et préparés pour ces expéditions. Et
encore, ils ne pouvaient éviter des souffrances et des tribulations
de la pire espèce! Que veux-tu que devienne notre infortuné
compagnon? C'est horrible à penser, et voilà l'un des plus grands
chagrins qu'il m'ait été donné de ressentir!

--Mais nous reviendrons, Samuel.

--Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner le Victoria,
quand il nous faudrait regagner à pied le lac Tchad, et nous mettre
en communication avec le sultan du Bornou! Les Arabes ne peuvent
avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens.

--Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux
compter sur moi! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage! Joe
s'est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui! »

Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes.
Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre
pour se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du
Tchad; mais c'était impossible alors, et la descente même devenait
impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette
violence.

Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous; il franchit le
Belad el Djérid, désert épineux qui forme la lisière du Soudan, et
pénétra dans le désert de sable, sillonné par de longues traces de
caravanes; la dernière ligne de végétation se confondit bientôt avec
le ciel à l'horizon méridional, non loin de la principale oasis de
cette partie de l'Afrique, dont les cinquante puits sont ombragés
par des arbres magnifiques; mais il fut impossible de s'arrêter. Un
campement arabe, des tentes d'étoffes rayées, quelques chameaux
allongeant sur le sable leur tête de vipère, animaient cette
solitude; mais le Victoria passa comme une étoile filante, et
parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heures,
sans que Fergusson parvînt à maîtriser sa course.

« Nous ne pouvons faire halte! dit-il, nous ne pouvons descendre!
pas un arbre! pas une saillie de terrain! allons-nous donc
franchir le Sahara? Décidément le ciel est contre nous! »

Il parlait ainsi avec une rage de désespéré, quand il vit dans le
nord les sables du désert se soulever au milieu d'une épaisse
poussière, et tournoyer sous l'impulsion des courants opposés.

Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravane
entière disparaissait sous l'avalanche de sable; les chameaux
pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables; des
cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant.
Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vives
dans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scène
de destruction.

Bientôt le sable s'accumula en masses compactes, et là où naguère
s'étendait la plaine unie, s'élevait une colline encore agitée,
tombe immense d'une caravane engloutie.

Le docteur et Kennedy, pales, assistaient à ce terrible spectacle;
ils ne pouvaient plus manœuvrer leur ballon, qui tournoyait au
milieu des courants contraires et n'obéissait plus aux différentes
dilatations du gaz. Enlacé dans ces remous de l'air, il
tourbillonnait avec une rapidité vertigineuse; la nacelle décrivait
de larges oscillations; les instruments suspendus sous la tente
s'entrechoquaient à se briser, les tuyaux du serpentin se courbaient
à se rompre, les caisses à eau se déplaçaient avec fracas; à deux
pieds l'un de l'autre, les voyageurs ne pouvaient s'entendre, et
d'une main crispée s'accrochant aux cordages; ils essayaient de se
maintenir contre la fureur de l'ouragan.

Kennedy, les cheveux épars, regardait sans parler; le docteur avait
repris son audace au milieu du danger, et rien ne parut sur ses
traits de ses violentes émotions, pas même quand, après un dernier
tournoiement, le Victoria se trouva subitement arrêté dans un calme
inattendu; le vent du nord avait pris le dessus et le chassait en
sens inverse sur la route du matin avec une rapidité non moins
égale.

« Où allons-nous? s'écria Kennedy.

--Laissons faire la Providence, mon cher Dick; j'ai eu tort de
douter d'elle; ce qui convient, elle le sait mieux que nous, et
nous voici retournant vers les lieux que nous n'espérions plus
revoir. »

Le sol si plat, si égal pendant l'aller, était alors bouleversé
comme les flots après la tempête; une suite de petits monticules à
peine fixés jalonnaient le désert; le vent soufflait avec violence,
et le Victoria volait dans l'espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de celle
qu'ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heures, au lieu
de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le désert
s'étendre devant eux.

Kennedy en fit l'observation.

Peu importe, répondit le docteur; l'important est de revenir au sud;
nous rencontrerons les villes de Bornou, Wouddie ou Kouka, et je
n'hésiterai pas à m'y arrêter.

--Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur; mais fasse
le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme
ces malheureux Arabes! Ce que nous avons vu est horrible.

--Et se reproduit fréquemment? Dick. Les traversées du désert sont
autrement dangereuses que celles de l'Océan; le désert a tous les
périls de la mer, même l'engloutissement, et de plus, des fatigues
et des privations insoutenables.

--Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer; la
poussière des sables est moins compacte, leurs ondulations
diminuent, l'horizon s'éclaircit

--Tant mieux, il faut l'examiner attentivement avec la lunette, et
que pas un point n'échappe à notre vue!

--Je m'en charge, Samuel, et le premier arbre n'apparaîtra pas sans
que tu n'en sois prévenu. »

Et Kennedy, la lunette à la main, se plaça sur le devant de la
nacelle.






CHAPITRE XXXV

L'histoire de Joe.--L'île des Biddiomahs.--L'adoration.--L’île
engloutie.--Les rives du lac.--L'arbre aux serpents.--Voyage à
pied.--Souffrances.--Moustiques et fourmis.--La faim.--Passage du
Victoria.--Disparition du Victoria.--Désespoir.--Le marais.--Un
dernier cri.





Qu'était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître?

Lorsqu'il se fut précipité dans le lac, son premier mouvement à la
surface fut de lever les yeux en l'air; il vit le Victoria, déjà
fort élevé au-dessus du lac, remonter avec rapidité, diminuer peu à
peu, et, pris bientôt par un courant rapide, disparaître vers le
nord. Son maître, ses amis étaient sauvés.

« Il est heureux, se dit-il, que j'aie eu cette pensée de me jeter
dans le Tchad; elle n'eût pas manqué de venir à l'esprit de M.
Kennedy, et certes il n'aurait pas hésité à faire comme moi, car il
est bien naturel qu'un homme se sacrifie pour en sauver deux autres.
C'est mathématique.»

Rassuré sur ce point, Joe se mit à songer à lui; il était au milieu
d'un lac immense, entouré de peuplades inconnues, et probablement
féroces. Raison de plus pour se tirer d'affaire en ne comptant que
sur lui; il ne s'effraya donc pas autrement.

Avant l'attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s'étaient
conduits comme de vrais gypaètes, il avait avisé une île à l'horizon;
il résolut donc de se diriger vers elle, et se mit à déployer
toutes ses connaissances dans l'art de la natation, après s'être
débarrassé de la partie la plus gênante de ses vêtements; il ne
s'embarrassait guère d'une promenade de cinq ou six milles; aussi,
tant qu'il fut en plein lac, il ne songea qu'à nager vigoureusement
et directement.

Au bout d'une heure et demie, la distance quile séparait de l'île
se trouvait fort diminuée.

Mais à mesure qu'il s'approchait de terre, une pensée d'abord
fugitive, tenace alors, s'empara de son esprit. Il savait que les
rives du lac sont hantées par d'énormes alligators, et il
connaissait la voracité de ces animaux.

Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce monde, le
digne garçon se sentait invinciblement ému; il craignait que la
chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodiles, et il
ne s'avança donc qu'avec une extrême précaution, l'œil aux aguets.
Il n'était plus qu'à une centaine de brasses d'un rivage ombragé
d'arbres verts, quand une bouffée d'air chargé de l'odeur pénétrante
du musc arriva jusqu'à lui.

« Bon, se dit-il! voilà ce que je craignais! le caïman n'est pas
loin. »

Et il plongea rapidement, mais pas assez pour éviter le contact d'un
corps énorme dont l'épiderme écailleux l'écorcha au passage; il se
crut perdu, et se mit à nager avec une vitesse désespérée; il
revint à la surface de l'eau, respira et disparut de nouveau. Il eut
là un quart d heure d'une indicible angoisse que toute sa
philosophie ne put surmonter, et croyait entendre derrière lui le
bruit de cette vaste mâchoire prête à le happer. Il filait alors
entre deux eaux, le plus doucement possible, quand il se sentit
saisir par un bras, puis par le milieu du corps.

Pauvre Joe! il eut une dernière pensée pour son maître, et se prit
à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers le fond du
lac, ainsi que les crocodiles ont l'habitude de faire pour dévorer
leur proie, mais à la surface même.

A peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu'il se vit entre
deux nègres d'un noir d’ébène; ces Africains le tenaient
vigoureusement et poussaient des cris étranges.

« Tiens! ne put s'empêcher de s’écrier Joe! des nègres au lieu de
caïmans! Ma foi, j'aime encore mieux cela! Mais comment ces
gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages! »

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoup de
noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d'alligators,
sans se préoccuper de leur présence; les amphibies de ce lac ont
particulièrement une réputation assez mérité de sauriens
inoffensifs.

Mais Joe n'avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre?
C'est ce qu'il donna aux événements à décider, et puisqu’il ne
pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu'au rivage sans
montrer aucune crainte.

« Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu le Victoria raser les
eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont été les témoins
éloignés de ma chute, et ils ne peuvent manquer d'avoir des égards
pour un homme tombé du ciel! Laissons-les faire! »

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieu
d'une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes
couleurs. Il se trouvait au milieu d'une tribu de Biddiomahs d'un
noir superbe. Il n'eut même pas à rougir de la légèreté de son
costume; il se trouvait « déshabillé » à la dernière mode du pays.

Mais avant qu'il eut le temps de se rendre compte de sa situation,
il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l'objet. Cela
ne laissa pas de le rassurer, bien que l'histoire de Kazeh lui
revint à la mémoire.

« Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune
quelconque! Eh bien, autant ce métier-là qu'un autre quand on n'a
pas le choix. Ce qu'il importe, c'est de gagner du temps. Si le
Victoria vient à repasser, je profiterai de ma nouvelle position
pour donner à mes adorateurs le spectacle d'une ascension
miraculeuse. »

Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, là foule se resserrait
autour de lui; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait,
elle devenait familière; mais, au moins, elle eut la pensée de lui
offrir un festin magnifique, composé de lait aigre avec du riz pilé
dans du miel, le digne garçon, prenant son parti de toutes choses,
fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une
haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes
occasions.

Lorsque le soir fut arrivé, les sorciers de l'île le prirent
respectueusement par la main, et le conduisirent à une espèce de
case entourée de talismans; avant d'y pénétrer, Joe jeta un regard
assez inquiet sur des monceaux d'ossements qui s'élevaient autour de
ce sanctuaire; il eut d'ailleurs tout le temps de réfléchir à sa
position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuit, il entendit des chants
de fête, les retentissements d'une espèce de tambour et un bruit de
ferraille bien doux pour des oreilles africaines; des chœurs hurlés
accompagnèrent d'interminables danses qui enlaçaient la cabane
sacrée de leurs contorsions et de leurs grimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers les
murailles de boue et de roseau de la case; peut-être, en toute autre
circonstance, eût-il pris un plaisir assez vif à ces étranges
cérémonies; mais son esprit fut bientôt tourmenté d'une idée fort
déplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon côté, il
trouvait stupide et même triste d'être perdu dans cette contrée
sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient
revu leur patrie, de ceux qui osèrent s'aventurer jusqu'à ces
contrées. D'ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se
voyait l'objet! Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité
des grandeurs humaines! Il se demanda si, dans ce pays, l'adoration
n'allait pas jusqu'à manger l'adoré!

Malgré cette fâcheuse perspective, après quelques heures de
réflexion, la fatigue l'emporta sur les idées noires, et Joe tomba
dans un sommeil assez profond, qui se fût prolongé sans doute
jusqu'au lever du jour, si une humidité inattendue n'eût réveillé le
dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bien que
Joe en eut jusqu'à mi-corps.

« Qu'est-ce là? dit-il, une inondation! une trombe! un nouveau
supplice de ces nègres! Ma foi, je n'attendrai pas d'en avoir
jusqu'au cou! »

Et ce disant, il enfonça la muraille d'un coup d'épaule et se trouva
où? en plein lac! D'île, il n'y en avait plus! Submergée pendant
la nuit! A sa place l'immensité du Tchad!

« Triste pays pour les propriétaires! » se dit Joe, et il reprit
avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avait délivré
le brave garçon; plus d'une île a disparu ainsi, qui paraissait
avoir la solidité du roc, et souvent les populations riveraines
durent recueillir les malheureux échappés à ces terribles
catastrophes.

Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d'en
profiter. Il avisa une barque errante et l'accosta rapidement.
C'était une sorte de tronc d'arbre grossièrement creusé une paire de
pagaies s'y trouvait heureusement, et Joe, profitant d'un courant
assez rapide, se laissa dériver.

« Orientons-nous, dit-il. L'étoile polaire, qui fait honnêtement son
métier d'indiquer la route du nord à tout le monde, voudra bien me
venir en aide. »

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive
septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deux heures du
matin, il prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux épineux
qui parurent fort importuns, même à un philosophe; mais un arbre
poussait là tout exprès pour lui offrir un lit dans ses branches.
Joe y grimpa pour plus de sûreté, et attendit là, sans trop dormir,
les premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régions
équatoriales, Joe jeta un coup d'œil sur l'arbre qui l'avait abrité
pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les
branches de cet arbre étaient littéralement couvertes de serpents et
de caméléons; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements;
on eût dit un arbre d'une nouvelle espèce qui produisait des
reptiles; sous les premiers rayons du soleil, tout cela rampait et
se tordait. Joe éprouva un vif sentiment de terreur mêlé de dégoût,
et s'élança à terre au milieu des sifflements de la bande.

« Voilà une chose qu'on ne voudra jamais croire, » dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient
fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où les reptiles
sont plus nombreux qu'en aucun pays du monde. Après ce qu'il venait
de voir, Joe résolut d'être plus circonspect à l'avenir, et,
s'orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers
le nord-est. Il évitait avec le plus grand soin cabanes, cases,
huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à
la race humaine.

Que de fois ses regards se portèrent en l'air! Il espérait
apercevoir le Victoria, et bien qu'il l'eut vainement cherché
pendant toute cette journée de marche, cela ne diminua pas sa
confiance en son maître; il lui fallait une grande énergie de
caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se
joignait à la fatigue, car à le nourrir de racines, de moelle
d'arbustes, tels que le « mélé, » ou des fruits du palmier doum, on
ne refait pas un homme; et cependant, suivant son estime, il
s'avança d'une trentaine de milles vers l'ouest. Son corps portait
en vingt endroits les traces des milliers d'épines dont les roseaux
du lac, les acacias et les mimosas sont hérissés, et ses pieds
ensanglantés rendaient sa marche extrêmement douloureuse. Mais enfin
il put réagir contre ses souffrances, et, le soir venu, il résolut
de passer la nuit sur les rives du Tchad.

Là, il eut à subir les atroces piqûres de myriades d'insectes:
mouches, moustiques, fourmis longues d'un demi-pouce y couvrent
littéralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas à
Joe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient; les insectes
avaient tout dévoré! Ce fut une nuit terrible, qui ne donna pas une
heure de sommeil au voyageur fatigué; pendant ce temps, les
sangliers, les buffles sauvages, l'ajoub, sorte de lamentin assez
dangereux faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac;
le concert des bêtes féroces retentissait au milieu de la nuit. Joe
n'osa remuer. Sa résignation et sa patience eurent de la peine à
tenir contre une pareille situation.

Enfin le jour revint; Joe se releva précipitamment, et que l'on juge
du dégoût qu'il ressentit en voyant quel animal immonde avait
partagé sa couche: un crapaud! mais un crapaud de cinq pouces de
large, une bête monstrueuse, repoussante, qui le regardait avec des
yeux ronds. Joe sentit son cœur se soulever, et, reprenant quelque
force dans sa répugnance, il courut à grands pas se plonger dans les
eaux du lac. Ce bain calma un peu les démangeaisons qui le
torturaient, et, après avoir mâché quelques feuilles, il reprit sa
route avec une obstination, un entêtement dont il ne pouvait se
rendre compte; il n'avait plus le sentiment de ses actes, et
néanmoins il sentait. en lui une puissance supérieure au désespoir.

Cependant une faim terrible le torturait; son estomac, moins
résigné que lui, se plaignait; il fut obligé de serrer fortement
une liane autour de son corps; heureusement, sa soif pouvait
s'étancher à chaque pas, et, en se rappelant les souffrances du
désert, il trouvait un bonheur relatif à ne pas subir les tourments
de cet impérieux besoin.

« Où peut être le Victoria? se demandait-il... Le vent souffle du
nord! Il devrait revenir sur le lac! Sans doute M. Samuel aura
procédé à une nouvelle installation pour rétablir l'équilibre; mais
la journée d'hier a dû suffire à ces travaux; il ne serait donc pas
impossible qu'aujourd'hui... Mais agissons comme si je ne devais
jamais le revoir. Après tout, si je parvenais à gagner une des
grandes villes du lac, je me trouverais dans la position des
voyageurs dont mon maître nous a parlé. Pourquoi ne me tirerais-je
pas d'affaire comme eux? Il y en a qui en sont revenus, que diable!...
Allons! courage! »

Or, en parlant ainsi et en marchant toujours, l'intrépide Joe tomba
en pleine forêt au milieu d'un attroupement de sauvages; il
s'arrêta à temps et ne fut pas vu. Les nègres s'occupaient à
empoisonner leurs flèches avec le suc de l'euphorbe, grande
occupation des peuplades de ces contrées, et qui se fait avec une
sorte de cérémonie solennelle.

Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d'un
fourré, lorsqu'en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage,
il aperçut le Victoria, le Victoria lui-même, se dirigeant vers le
lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire
entendre! impossible de se faire voir!

Une larme lui vint aux yeux, non de désespoir, mais de
reconnaissance: son maître était à sa recherche! son maître ne
l'abandonnait pas! Il lui fallut attendre le départ des noirs; il
put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe résolut
de l'attendre: il repasserait certainement! Il repassa, en effet,
mais plus à l'est. Joe courut, gesticula, cria... Ce fut en vain!
Un vent violent en-traînait le ballon avec une irrésistible vitesse!

Pour la première fois, l'énergie, l'espérance manquèrent au cœur de
l'infortuné; il se vit perdu; il crut son maître parti sans retour;
il n'osait plus penser, il ne voulait plus réfléchir.

Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marcha pendant
toute cette journée et une partie de la nuit. Il se traînait, tantôt
sur les genoux, tantôt sur les mains; il voyait venir le moment où
la force lui manquerait et où il faudrait mourir.

En avançant ainsi, il finit par se trouver en face d'un marais, ou
plutôt de ce qu'il sut bientôt être un marais, car la nuit était
venue depuis quelques heures; il tomba inopinément dans une boue
tenace; malgré ses efforts, malgré sa résistance désespérée, il se
sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrain vaseux; quelques
minutes plus tard il en avait jusqu'à mi-corps.

« Voilà donc la mort! se dit-il; et quelle mort!... »

Il se débattit avec rage; mais ces efforts ne servaient qu'à
l'ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait
lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l'arrêter, pas un roseau
pour le retenir!.. Il comprit que c'en était fait de lui!... Ses
yeux se fermèrent.

« Mon maître! mon maître! à moi!... » s'écria-t-il.

Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la
nuit.






CHAPITRE XXXVI

Un rassemblement à l’horizon.--Une troupe d’arabes.--La
poursuite.--C’est lui!--Chute de cheval.--L'Arabe étranglé.--Une
balle de Kennedy.--Manœuvre.--Enlèvement au vol.--Joe sauvé.





Depuis que Kennedy avait repris son poste d'observation sur le
devant de la nacelle, il ne cessait d’observer l'horizon avec une
grande attention.

Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit:

« Si je ne me trompe, voici là-bas une troupe en mouvement, hommes
ou animaux; il est encore impossible de les distinguer. En tout cas,
ils s'agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière.

--Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, une trombe
qui viendrait nous repousser au nord? »

Il se leva pour examiner l'horizon.

« Je ne crois pas, Samuel, répondit Kennedy; c'est un troupeau de
gazelles ou de bœufs sauvages.

--Peut-être, Dick; mais ce rassemblement est au moins à neuf ou dix
milles de nous, et pour mon compte, même avec la lunette, je n'y
puis rien reconnaître.

--En tout cas, je ne le perdrai pas de vue; il y a là quelque chose
d’extraordinaire qui m'intrigue; on dirait parfois comme une
manœuvre de cavalerie. Eh! je ne me trompe pas! ce sont bien des
cavaliers! regarde! »

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

« Je crois que tu as raison, dit-il, c'est un détachement d'Arabes
ou de Tibbous; ils s'enfuient dans la même direction que nous; mais
nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une
demi-heure, nous serons à portée de voir et de juger ce qu'il faudra
faire. »

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse
des cavaliers se faisait plus visible; quelques-uns d’entre eux
s'isolaient.

« C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse.

--On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais
bien savoir ce qui en est.

--Patience, Dick. Dans peu de temps nous les rattraperons et nous
les dépasserons même, s'ils continuent de suivre cette route; nous
marchons avec une rapidité de vingt milles à l'heure, et il n'y a
pas de chevaux qui puissent soutenir un pareil train. »

Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes après, il dit:

« Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingue
parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui
se gonflent contre le vent. C'est un exercice de cavalerie; leur
chef les précède à cent pas, et ils se précipitent sur ses traces.

--Quels qu'ils soient, Dick, ils ne sont pas à redouter, et, si cela
est nécessaire, je m'élèverai.

--Attends! attends encore, Samuel!

--C'est singulier, ajouta Dick après un nouvel examen, il y a
quelque chose dont je ne me rends pas compte; à leurs efforts et à
l'irrégularité de leur ligne, ces Arabes ont plutôt l'air de
poursuivre que de suivre.

--En es-tu certain, Dick,

--Evidemment. Je ne me trompe pas! C'est une chasse, mais une
chasse à l'homme! Ce n'est point un chef qui les précède, mais un
fugitif.

--Un fugitif! dit Samuel avec émotion.

--Oui!

--Ne le perdons pas de vue et attendons. »

Trois ou quatre milles furent promptement gagnés sur ces cavaliers
qui filaient cependant avec une prodigieuse vélocité.

« Samuel! Samuel! s'écria Kennedy d'une voix tremblante.

--Qu'as-tu, Dick?

--Est-ce une hallucination? est-ce possible?

--Que veux-tu dire?

--Attends.

Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et se prit
à regarder.

« Eh bien? fit le docteur.

--C'est lui, Samuel!

--Lui! » s'écria ce dernier.

« Lui » disait tout! Il n'y avait pas besoin de le nommer!

« C'est lui à cheval! à cent pas à peine de ses ennemis! il fuit!

--C'est bien Joe! dit le docteur en palissant.

--Il ne peut nous voir dans sa fuite!

--Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme de son
chalumeau.

--Mais comment?

--Dans cinq minutes nous serons à cinquante pieds du sol; dans
quinze, nous serons au-dessus de lui.

--Il faut le prévenir par un coup de fusil!

--Non! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé.

--Que faire alors?

--Attendre.

--Attendre! Et ces Arabes?

--Nous les atteindrons! Nous les dépasserons! Nous ne sommes pas
éloignés de deux milles, et pourvu que le cheval de Joe tienne
encore

--Grand Dieu! fit Kennedy.

--Qu'y-a-t-il? »

Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à
terre. Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait de s'abattre.

« Il nous a vus, s'écria le docteur; en se relevant il nous a fait
signe!

--Mais les Arabes vont l'atteindre! qu'attend-il! Ah! le
courageux garçon! Hourra! » fit le chasseur qui ne se contenait
plus.

Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l'instant où l'un des
plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait comme une
panthère, l’évitait par un écart, se jetait en croupe, saisissait
l'Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de ses doigts de fer, il
l'étranglait, le renversait sur le sable, et continuait sa course
effrayante.

Un immense cri des Arabes s'éleva dans l'air; mais, tout entiers à
leur poursuite, ils n'avaient pas vu le Victoria à cinq cents pas
derrière eux, et à trente pieds du sol à peine; eux-mêmes, ils
n'étaient pas à vingt longueurs de cheval du fugitif.

L'un d'eux se rapprocha sensiblement de Joe, et il allait le percer
de sa lance, quand Kennedy, l'œil fixe, la main ferme, l'arrêta net
d'une balle et le précipita à terre.

Joe ne se retourna pas même au bruit. Une partie de la troupe
suspendit sa course, et tomba la face dans la poussière à la vue du
Victoria; l'autre continua sa poursuite.

« Mais que fait Joe? s'écria Kennedy, il ne s'arrête pas!

--Il fait mieux que cela, Dick; je l'ai compris! il se maintient
dans la direction de l'aérostat. Il compte sur notre intelligence!
Ah! le brave garçon! Nous l'enlèverons à la barbe de ces Arabes!
Nous ne sommes plus qu'à deux cents pas.

--Que faut-il faire? demanda Kennedy.

--Laisse ton fusil de côté.

--Voilà, fit le chasseur en déposant son arme.

--Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest?

--Plus encore.

--Non, cela suffira. »

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre les bras de
Kennedy.

« Tiens-toi à l'arrière de la nacelle, et sois prêt à jeter ce lest
d'un seul coup. Mais, sur ta vie! ne le fais pas avant mon ordre!

--Sois tranquille!

--Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu!

--Compte sur moi! »

Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui
s'élançaient bride abattue sur les pas de Joe Le docteur, à l'avant
de la nacelle, tenait l'échelle déployée, prêt à la lancer au moment
voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui,
cinquante pieds environ. Le Victoria les dépassa.

« Attention! dit Samuel à Kennedy.

--Je suis prêt.

--Joe! garde à toi!... » cria le docteur de sa voix retentissante en
jetant l'échelle, dont les premiers échelons soulevèrent la
poussière du sol.

A l'appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s'était retourné;
l'échelle arriva près de lui, et au moment où il s'y accrochait

« Jette, cria le docteur à Kennedy.

--C'est fait »

Et le Victoria, délesté d’un poids supérieur à celui de Joe, s'éleva
à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l'échelle pendant les vastes
oscillations qu'elle eut à décrire; puis faisant un geste
indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l'agilité d'un clown, il
arriva jusqu'à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif
venait de leur être enlevé au vol, et le Victoria s'éloignait
rapidement.

« Mon maître! Monsieur Dick! » avait dit Joe.

Et succombant à l’émotion, à la fatigue, il s'était évanoui, pendant
que Kennedy, presque en délire, s'écriait:

« Sauvé! sauvé!

--Parbleu! » fit le docteur, qui avait repris sa tranquille
impassibilité.

Joe était presque nu; ses bras ensanglantés, son corps couvert de
meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa
ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verre
d'eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe
n'étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu,
il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à
raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retomba dans
un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l'ouest. Sous les
efforts d'un vent excessif, il revit la lisière du désert épineux,
au-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête; et après
avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis
l'enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir le dixième degré de
longitude.






CHAPITRE XXXVII

La route de l’ouest.--Le réveil de Joe.--Son entêtement.--Fin de
l'histoire de Joe.--Tagelel.--Inquiétudes de Kennedy.--Route au
nord.--Une nuit prés d’Agbadès.





Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, et le
Victoria demeura paisiblement au sommet d'un grand sycomore; le
docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôle, et Joe en profita pour
dormir vigoureusement et tout d'un somme pendant vingt-quatre
heures.

Voilà le remède qu’il lui faut, dit Fergusson; la nature se
chargera de sa guérison. »

Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux; il se jetait
brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le
Victoria fut entraîné vers; l'ouest.

Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume du Damerghou,
terrain onduleux d'une grande fertilité, avec les huttes de ses
villages faites de longs roseaux entremêlés des branchages de
l'asclepia; les meules de grains s'élevaient, dans les champs
cultivés, sur de petits échafaudages destinés à les préserver de
l'invasion des souris et des termites.

Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à sa vaste
place des exécutions; au centre se dresse l’arbre de mort; le
bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est
immédiatement pendu!

En consultant la boussole, Kennedy ne put s'empêcher de dire:

« Voilà que nous reprenons encore la route du nord!

--Qu'importe? Si elle nous mène à Tombouctou, nous ne nous en
plaindrons pas! Jamais plus beau voyage n'aura été accompli en de
meilleures circonstances!...

--Ni en meilleure santé, riposta Joe, qui passait sa bonne figure
toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

--Voilà notre brave ami! s'écria le chasseur, notre sauveur!
Comment cela va-t-il?

--Mais très naturellement, Monsieur Kennedy, très naturellement!
Jamais je ne me suis si bien porté! Rien qui vous rapproche un
homme comme un petit voyage d'agrément précédé d'un bain dans le
Tchad! n'est-ce pas, mon maître?

--Digne cœur! répondit Fergusson en lui serrant la main. Que
d'angoisses et d'inquiétudes tu nous a causées!

--Eh bien, et vous donc! Croyez-vous que j'étais tranquille sur
votre sort? Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une fière peur!

--Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de
cette façon.

--Je vois que sa chute ne l'a pas changé, ajouta Kennedy.

--Ton dévouement a été sublime, mon garçon, et il nous a sauvés; car
le Victoria tombait dans le lac, et une fois là, personne n'eût pu
l'en tirer.

--Mais si mon dévouement, comme il vous plaît d'appeler ma culbute,
vous a sauvés, est-ce qu'il ne m'a pas sauvé aussi, puisque nous
voilà tous les trois en bonne santé? Par conséquent, dans tout
cela, nous n'avons rien à nous reprocher.

--On ne s'entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur.

--Le meilleur moyen de s'entendre, répliqua Joe, c'est de ne plus
parler de cela. Ce qui est fait est fait! Bon ou mauvais, il n'y a
pas à y revenir.

--Entêté! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous
raconter ton histoire?



 


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