Cinq Semaines En Ballon
by
Jules Verne

Part 6 out of 6



--Si vous y tenez beaucoup! Mais, auparavant, je vais mettre cette
oie grasse en état de parfaite cuisson, car je vois que Dick n'a pas
perdu son temps

--Comme tu dis, Joe.

--Eh bien! nous allons voir comment ce gibier d'Afrique se comporte
dans un estomac européen. »

L'oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après,
dévorée. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n'a pas mangé
depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogs, il mit ses
compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine
émotion, tout en envisageant les événements avec sa philosophie
habituelle Le docteur ne put s'empêcher de lui presser plusieurs
fois la main, quand il vit ce digne serviteur plus préoccupé du
salut de son maître que du sien; à propos de la submersion de l'île
des Biddiomahs, il lui expliqua la fréquence de ce phénomène sur le
lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongé
dans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.

« Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées
s'adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment? je ne vous
le dirai pas; j'étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans
discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue, quoi? un bout
de corde fraîchement coupée; je me permets de faire un dernier
effort, et, tant bien que mal, j'arrive au câble; je tire; cela
résiste; je me hale, et finalement me voilà en terre ferme! Au bout
de la corde je trouve une ancre!... Ah! mon maître! j'ai bien le
droit de l'appeler l'ancre du salut, si toutefois vous n'y voyez pas
d'inconvénient. Je la reconnais! une ancre du Victoria! vous aviez
pris terre en cet endroit! Je suis la direction de la corde qui me
donne votre direction, et, après de nouveaux efforts, je me tire de
la fondrière. J'avais repris mes forces avec mon courage, et je
marchai pendant une partie de la nuit, en m'éloignant du lac.
J'arrivai enfin à la lisière d'une immense forêt. Là dans un enclos
des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a des moments dans
l'existence où tout le monde sait monter à cheval, n'est-il pas vrai?
Je ne perds pas une minute à réfléchir, je saute sur le dos de
l'un de ces quadrupèdes, et nous voilà filant vers le nord à toute
vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n'ai pas vues,
ni des villages que j'ai évités. Non. Je traverse les champs
ensemencés, je franchis les halliers, j'escalade les palissades, je
pousse ma bête, je l'excite, je l'enlève! J'arrive à la limite des
terres cultivées. Bon! le désert! cela me va; je verrai mieux
devant moi, et de plus loin. J'espérais toujours apercevoir le
Victoria m'attendant en courant des bordées. Mais rien. Au bout de
trois heures, je tombai comme un sot dans un campement d'Arabes! Ah!
quelle chasse!... Voyez-vous, Monsieur Kennedy, un chasseur ne
sait pas ce qu'est une chasse, s'il n'a été chassé lui-même! Et
cependant, s'il le peut, je lui donne le conseil de ne pas en
essayer! Mon cheval tombait de lassitude; on me serre de prés; je
m'abats; je saute en croupe d'un Arabe! Je ne lui en voulais pas,
et j'espère bien qu'il ne me garde pas rancune de l'avoir étranglé!
Mais je vous avais vus!.. et vous savez le reste. Le Victoria court
sur mes traces, et vous me ramassez au vol, comme un cavalier fait
d’une bague. N'avais-je pas raison de compter sur vous? Eh bien!
Monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de
plus naturel au monde! Je suis prêt à recommencer, si cela peut
vous rendre service encore! et, d'ailleurs, comme je vous le
disais, mon maître, cela ne vaut pas la peine d'en parler.

--Mon brave Joe! répondit le docteur avec émotion. Nous n'avions
donc pas tort de nous fier à ton intelligence et à ton adresse!

--Bah! Monsieur, il n'y a qu'à suivre les événements, et on se tire
d'affaire! Le plus sûr, voyez-vous, c'est encore d'accepter les
choses comme elles se présentent. »

Pendant cette histoire de Joe, le ballon avait rapidement franchi
une longue étendue de pays. Kennedy fit bientôt remarquer à
l'horizon un amas de cases qui se présentait avec l'apparence d'une
ville. Le docteur consulta sa carte, et reconnut la bourgade de
Tagelel dans le Damerghou.

« Nous retrouvons ici, dit-il, la route de Barth. C'est là qu'il se
sépara de ses deux compagnons Richardson et Overweg. Le premier
devait suivre la route de Zinder, le second celle de Maradi, et vous
vous rappelez que, de ces trois voyageurs, Barth est le seul qui
revit l'Europe.

--Ainsi, dit le chasseur, en suivant sur la carte la direction du
Victoria, nous remontons directement vers le nord?

--Directement, mon cher Dick.

--Et cela ne t'inquiète pas un peu?

--Pourquoi?

--C'est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus du grand
désert.

--Oh! nous n'irons pas si loin, mon ami; du moins, je l'espère.

--Mais où prétends-tu t'arrêter?

--Voyons, Dick, ne serais-tu pas curieux de visiter Tembouctou.

--Tembouctou?

--Sans doute, reprit Joe. On ne peut pas se permettre de faire un
voyage en Afrique sans visiter Tembouctou!

--Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville
mystérieuse!

--Va pour Tembouctou!

--Alors laisse-nous arriver entre le dix-septième et le dix-huitième
degré de latitude, et là nous chercherons un vent favorable qui
puisse nous chasser vers l'ouest.

--Bien, répondit le chasseur, mais avons-nous encore une longue
route à parcourir dans le nord?

--Cent cinquante milles au moins.

--Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu.

--Dormez, Monsieur, répondit Joe; vous-même, mon maître, imitez M.
Kennedy; vous devez avoir besoin de repos, car je vous ai fait
veiller d'une façon indiscrète. »

Le chasseur s'étendit sous la tente; mais Fergusson, sur qui la
fatigue avait peu de prise, demeura à son poste d'observation.

Au bout de trois heures, le Victoria franchissait avec une extrême
rapidité un terrain caillouteux, avec des rangées de hautes
montagnes nues à base granitique; certains pics isolés atteignaient
même quatre mille pieds de hauteur; les girafes, les antilopes, les
autruches bondissaient avec une merveilleuse agilité au milieu des
forêts d'acacias, de mimosas, de souahs et de dattiers; après
l'aridité du désert, la végétation reprenait son empire. C'était le
pays des Kailouas qui se voilent le visage au moyen d'une bande de
coton, ainsi que leurs dangereux voisins les Touareg.

A dix heures du soir, après une superbe traversée de deux cent
cinquante milles, le Victoria s'arrêta au-dessus d'une ville
importante; la lune en laissait entrevoir une partie à demi ruinée;
quelques pointes de mosquées s'élançaient çà et là frappées d'un
blanc rayon de lumière; le docteur prit la hauteur des étoiles, et
reconnut qu'il se trouvait sous la latitude d'Aghadés.

Cette ville, autrefois le centre d'un immense commerce, tombait déjà
en ruines à l'époque où la visita le docteur Barth.

Le Victoria, n'étant pas aperçu dans l'ombre, prit terre à deux
milles au-dessus d'Agbadès, dans un vaste champ de millet. La nuit
fut assez tranquille et disparut vers les cinq heures du matin,
pendant qu'un vent léger sollicitait le ballon vers l'ouest, et même
un peu au sud.

Fergusson s'empressa de saisir cette bonne fortune. Il s'enleva
rapidement et s'enfuit dans une longue traînée des rayons du soleil.






CHAPITRE XXXVIII

Traversée rapide.--Résolutions prudentes.--Caravanes.--Averses
continuelles.--Gao.--Le Niger.--Golberry, Geoffroy,
Gray.--Mungo-Park.--Laing.--René Caillié.--Clapperton.--John
et Richard Lander.





La journée du 17 mai fut tranquille et exempte de tout incident; le
désert recommençait; un vent moyen ramenait le Victoria dans le
sud-ouest; il ne déviait ni à droite ni à gauche; son ombre traçait
sur le sable une ligne rigoureusement droite.

Avant son départ, le docteur avait renouvelé prudemment sa provision
d'eau; il craignait de ne pouvoir prendre terre sur ces contrées
infestées par les Touareg Aouelimminien. Le plateau, élevé de
dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer, se déprimait
vers le sud. Les voyageurs, ayant coupé la route d'Aghadès à
Mourzouk, souvent battue par le pied des chameaux, arrivèrent au
soir par 16° de latitude et 4° 55' de longitude, après avoir franchi
cent quatre-vingts milles d'une longue monotonie.

Pendant cette journée, Joe apprêta les dernières pièces de gibier,
qui n'avaient reçu qu'une préparation sommaire; il servit au souper
des brochette de bécassines fort appétissantes. Le vent étant bon,
le docteur résolut de continuer sa route pendant une nuit que la
lune, presque pleine encore, faisait resplendissante. Le Victoria
s'éleva à une hauteur de cinq cents pieds, et, pendant cette
traversée nocturne de soixante milles environ, le léger sommeil d'un
enfant n'eût même pas été troublé.

Le dimanche matin, nouveau changement dans la direction du vent; il
porta vers le nord-ouest; quelques corbeaux volaient dans les airs,
et, vers l'horizon, une troupe de vautours, qui se tint fort
heureusement éloignée.

La vue de ces oiseaux amena Joe à complimenter son maître sur son
idée des deux ballons.

« Où en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe? Ce second
ballon, c'est comme la chaloupe d'un navire; en cas de naufrage, on
peut toujours la prendre pour se sauver.

--Tu as raison, mon ami; seulement ma chaloupe m'inquiète un peu;
elle ne vaut pas le bâtiment.

--Que veux-tu dire? demanda Kennedy.

--Je veux dire que le nouveau Victoria ne vaut pas l'ancien; soit
que le tissu en ait été trop éprouvé, soit que la gutta-percha se
soit fondue à la chaleur du serpentin, je constate une certaine
déperdition de gaz; ce n'est pas grand’chose jusqu'ici, mais enfin
c'est appréciable; nous avons une tendance à baisser, et, pour me
maintenir, je suis forcé de donner plus de dilatation à l'hydrogène.

--Diable! fit Kennedy, je ne vois guère de remède à cela.

--Il n'y en a pas, mon cher Dick; c'est pourquoi nous ferions bien
de nous presser, en évitant même les haltes de nuit.

--Sommes-nous encore loin de la côte? demanda Joe.

--Quelle côte, mon garçon? Savons-nous donc où le hasard nous
conduira; tout ce que je puis te dire, c'est que Tembouctou se
trouve encore à quatre cents milles dans l'ouest.

--Et quel temps mettrons-nous à y parvenir?

--Si le vent ne nous écarte pas trop, je compte rencontrer cette
ville mardi vers le soir.

--Alors, fit Joe en indiquant une longue file de bêtes et d'hommes
qui serpentait en plein désert, nous arriverons plus vite que cette
caravane.»

Fergusson et Kennedy se penchèrent et aperçurent une vaste
agglomération d'êtres de toute espèce; il y avait là plus de cent
cinquante chameaux, de ceux qui pour douze mutkals d'or [Cent
vingt-cinq francs.] vont de Tembouctou à Tafilet avec une charge de
cinq cents livres sur le dos; tous portaient sous la queue un petit
sac destiné à recevoir leurs excréments, seul combustible sur lequel
on puisse compter dans le désert.

Ces chameaux des Touaregs sont de la meilleure espèce; ils peuvent
rester de trois à sept jours sans boire, et deux jours sans manger;
leur vitesse est supérieure à celle des chevaux, et ils obéissent
avec intelligence à la voix du khabir, le guide de la caravane. On
les connaît dans le pays sous le nom de « mehari. »

Tels furent les détails donnés par le docteur, pendant que ses
compagnons considéraient cette multitude d'hommes, de femmes,
d'enfants, marchant avec peine sur un sable à demi mouvant, à peine
contenu par quelques chardons, des herbes flétries et des buissons
chétifs. Le vent effaçait la trace de leurs pas presque
instantanément.

Joe demanda comment les Arabes parvenaient à se diriger dans le
désert, et à gagner les puits épars dans cette immense solitude.

« Les Arabes, répondit Fergusson, ont reçu de la nature un
merveilleux instinct pour reconnaître leur route; là où un Européen
serait désorienté, ils n'hésitent jamais; une pierre insignifiante,
un caillou, une touffe d'herbe, la nuance différente des sables,
leur suffit pour marcher sûrement; pendant la nuit, ils se guident
sur l'étoile polaire; ils ne font pas plus de deux milles à
l'heure, et se reposent pendant les grandes chaleurs de midi; ainsi
jugez du temps qu'ils mettent à traverser le Sahara, un désert de
plus de neuf cents milles. »

Mais le Victoria avait déjà disparu aux yeux étonnés des Arabes, qui
devaient envier sa rapidité. Au soir, il passait par 2° 20' de
longitude [Le zéro du méridien de Paris.], et, pendant la nuit, il
franchissait encore plus d'un degré.

Le lundi, le temps changea complètement; la pluie se mit à tomber
avec une grande violence; il fallut résister à ce déluge et à
l'accroissement de poids dont il chargeait le ballon et la nacelle;
cette perpétuelle averse expliquait les marais et les marécages qui
composaient uniquement la surface du pays; la végétation y
reparaissait avec les mimosas, les baobabs et les tamarins.

Tel était le Sonray avec ses villages coiffés de toits renversés
comme des bonnets arméniens; il y avait peu de montagnes, mais
seulement ce qu’il fallait de collines pour faire des ravins et des
réservoirs, que les pintades et les bécassines sillonnaient de leur
vol; çà et là un torrent impétueux coupait les routes; les
indigènes le traversaient en se cramponnant à une liane tendue d'un
arbre à un autre; les forêts faisaient place aux jungles dans
lesquels remuaient alligators, hippopotames et rhinocéros.

« Nous ne tarderons pas à voir le Niger, dit le docteur; la contrée
se métamorphose aux approches des grands fleuves. Ces chemins qui
marchent, suivant une juste expression, ont d'abord apporté la
végétation avec eux, comme ils apporteront la civilisation plus
tard. Ainsi, dans son parcours de deux mille cinq cents milles? le
Niger a semé sur ses bords les plus importantes cités de l'Afrique.

--Tiens, dit Joe, cela me rappelle l'histoire de ce grand admirateur
de la Providence; qui la louait du soin qu'elle avait eu de faire
passer les fleuves au milieu des grandes villes! »

A midi, le Victoria passa au-dessus d'une bourgade, d'une réunion de
huttes assez misérables, qui fut autrefois une grande capitale.

« C'est là, dit le docteur, Barth traversa le Niger à son retour de
Tembouctou: voici le fleuve fameux dans l'antiquité, le rival du
Nil, auquel la superstition païenne donna une origine céleste;
comme lui, il préoccupa l’attention des géographes de tous les
temps; comme celle du Nil, et plus encore, son exploration a coûté
de nombreuses victimes.

Le Niger coulait entre deux rives largement séparées; ses eaux
roulaient vers le sud avec une certaine violence; mais les
voyageurs entraînés purent à peine en saisir les curieux contours.

« Je veux vous parler de ce fleuve, dit Fergusson, et il est déjà
loin de nous! Sous les noms de Dhiouleba, de Mayo, d'Egghirreou, de
Quorra, et autres encore, il parcourt une étendue immense de pays,
et lutterait presque de longueur avec le Nil. Ces noms signifient
tout simplement « le fleuve », suivant les contrées qu'il traverse.

--Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route? demanda Kennedy.

--Non, Dick; en quittant le lac Tchad, il traversa les villes
principales du Bornou et vint couper le Niger à Say, quatre degrés
au-dessous de Gao; puis il pénétra au sein de ces contrées
inexplorées que le Niger renferme dans son coude, et, après huit
mois de nouvelles fatigues, il parvint à Tembouctou; ce que nous
ferons en trois jours à peine, avec un vent aussi rapide.

--Est-ce qu'on a découvert les sources du Niger? demanda Joe.

--Il y a longtemps, répondit le docteur. La reconnaissance du Niger
et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et je puis
vous indiquer les principales. De 1749 à 1758, Adamson reconnaît le
fleuve et visite Gorée; de 1785 à 1788, Golberry et Geoffroy
parcourent les déserts de la Sénégambie et remontent jusqu'au pays
des Maures, qui assassinèrent Saugnier, Brisson, Adam, Riley,
Cochelet, et tant d'autres infortunés. Vient alors l'illustre
Mungo-Park, l'ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. Envoyé en
1795 par la Société africaine de Londres, il atteint Bambarra, voit
le Niger, fait cinq cents milles avec un marchand d'esclaves,
reconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797, il
repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le
dessinateur et une troupe d’ouvriers; il arrive à Gorée; s'adjoint
un détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août;
mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais
traitements, des inclémences du ciel, de l'insalubrité du pays, il
ne reste plus que onze vivants de quarante Européens; le 16
novembre, les dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa
femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays
qu'arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre l’infortuné
voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et
que lui-même fut massacré par les indigènes.

--Et cette fin terrible n'arrêta pas les explorateurs?

--Au contraire, Dick; car alors on avait non seulement à reconnaître
le fleuve, mais à retrouver les papier du voyageur. Dès 1816, une
expédition s'organise à Londres, à laquelle prend part le major Gray;
elle arrive au Sénégal, pénètre dans le Fouta-Djallon, visite les
populations foullahs et mandingues, et revient en Angleterre sans
autre résultat. En 1822, le major Laing explore toute la partie de
l'Afrique occidentale voisine des possessions anglaises, et ce fut
lui qui arriva le premier aux sources du Niger; d'après ses
documents, la source de ce fleuve immense n'aurait pas deux pieds de
largeur.

--Facile à sauter, dit Joe.

--Eh! eh! facile! répliqua le docteur. Si l'on s'en rapporte à la
tradition, quiconque essaye de franchir cette source en la sautant
est immédiatement englouti; qui veut y puiser de l'eau se sent
repoussé par une main invisible.

--Et il est permis de ne pas en croire un mot? demanda Joe.

--Cela est permis. Cinq ans plus tard, le major Laing devait
s'élancer au travers du Sahara, pénétrer jusqu'à Tembouctou, et
mourir étranglé à quelques milles au-dessus par les Oulad-Shiman,
qui voulaient l'obliger à se faire musulman.

--Encore une victime! dit le chasseur.

--C'est alors qu'un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles
ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes; je
veux parler du Français René Caillié Après diverses tentatives en
1819 et en 1824, il partit à nouveau, le 19 avril 1827, du Rio-Nunez;
le 3 août, il arriva tellement épuisé et malade à Timé, qu'il ne
put reprendre son voyage qu'en janvier 1828, six mois après; il se
joignit alors à une caravane, protégé par son vêtement oriental,
atteignit le Niger le 10 mars, pénétra dans la ville de Jenné,
s'embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu'à Tembouctou, où il
arriva le 30 avril. Un autre Français, Imbert, en 1670, un Anglais,
Robert Adams, en 1810, avaient peut-être vu cette ville curieuse;
mais René Caillié devait être le premier Européen qui en ait
rapporté des données exactes; le 4 mai, il quitta cette reine du
désert; le 9, il reconnut l'endroit même où fut assassiné le major
Laing; le 19, il arriva à El-Araouan et quitta cette ville
commerçante pour franchir, à travers mille dangers, les vastes
solitudes comprises entre le Soudan et les régions septentrionales
de l'Afrique; enfin il entra à Tanger, et, le 28 septembre, il
s'embarqua pour Toulon; en dix-neuf mois, malgré cent quatre-vingts
jours de maladie, il avait traversé l'Afrique de l'ouest au nord. Ah!
si Caillié fût né en Angleterre, on l'eut honoré comme le plus
intrépide voyageur des temps modernes; à l'égal de Mungo-Park.
Mais, en France, il n'est pas apprécié à sa valeur [Le docteur
Fergusson, en sa qualité d'Anglais, exagère peut-être; néanmoins,
nous devons reconnaître que René Caillié ne jouit pas en France,
parmi les voyageurs, d'une célébrité digne de son dévouement et de
son courage].

--C'était un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu'est-il devenu?

--Il est mort à trente-neuf ans, des suites de ses fatigues; on crut
avoir assez fait en lui décernant le prix de la Société de
géographie en 1828; les plus grands honneurs lui eussent été rendus
en Angleterre! Au reste, tandis qu'il accomplissait ce merveilleux
voyage, un Anglais concevait la même entreprise et la tentait avec
autant de courage, sinon autant de bonheur. C'est le capitaine
Clapperton, le compagnon de Denham. En 1829, il rentra en Afrique
par la côte ouest dans le golfe de Bénin; il reprit les traces de
Mungo-Park et de Laing, retrouva dans Boussa les documents relatifs
à la mort du premier, arriva le 20 août à Sakcatou où, retenu
prisonnier, il rendit le dernier soupir entre les mains de son
fidèle domestique Richard Lander.

--Et que devint ce Lander? demanda Joe fort intéressé.

--Il parvint à regagner la côte et revint à Londres, rapportant les
papiers du capitaine et une relation exacte de son propre voyage;
il offrit alors ses services au gouvernement pour compléter la
reconnaissance du Niger; il s'adjoignit son frère John, second
enfant de pauvres gens des Cornouailles, et tous les deux, de 1829 à
1831, ils redescendirent le fleuve depuis Boussa jusqu'à son
embouchure, le décrivant village par village, mille par mille.

--Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun? demanda
Kennedy.

--Oui, pendant cette exploration du moins, car en 1833 Richard
entreprit un troisième voyage au Niger, et périt frappé d'une balle
inconnue prés de l'embouchure du fleuve. Vous le voyez donc, mes
amis, ce pays, que nous traversons, a été témoin de nobles
dévouements, qui n'ont eu trop souvent que la mort pour récompense!
»






CHAPITRE XXXIX

Le pays dans le coude du Niger.--Vue fantastique des monts
Hombori.--Kabra.--Tembouctou.--Plan du docteur
Barth.--Décadence.--Où le Ciel voudra.





Pendant cette maussade journée du lundi, le docteur Fergusson se
plut à donner à ses compagnons mille détails sur la contrée qu'ils
traversaient. Le sol assez plat n'offrait aucun obstacle à leur
marche. Le seul souci du docteur était causé par ce maudit vent du
nord-est qui soufflait avec rage et l'éloignait de la latitude de
Tembouctou.

Le Niger, après avoir remonté au nord jusqu'à cette ville,
s'arrondit comme un immense jet d'eau et retombe dans l'océan
Atlantique en gerbe largement épanouie; dans ce coude, le pays est
très varié, tantôt d'une fertilité luxuriante, tantôt d'une extrême
aridité; les plaines incultes succèdent aux champs de maïs, qui
sont remplacés par de vastes terrains couverts de genêts; toutes les
espèces d'oiseaux d'humeur aquatique, pélicans, sarcelles
martins-pêcheurs, vivent en troupes nombreuses sur les bords des
torrents et des marigots.

De temps en temps apparaissait un camp de Touareg, abrités sous
leurs tentes de cuir, tandis que les femmes vaquaient aux travaux
extérieurs, trayant leurs chamelles et fumant leurs pipes à gros
foyer.

Le Victoria, vers huit heures du soir, s'était avancé de plus de
doux cents milles à l'ouest, et les voyageurs furent alors témoins
d'un magnifique spectacle.

Quelques rayons de lune se frayèrent un chemin par une fissure des
nuages, et, glissant entre les raies de pluie, tombèrent sur la
chaîne des monts Hombori. Rien de plus étrange que ces crêtes
d'apparence basaltique; elles se profilaient en silhouettes
fantastiques sur le ciel assombri; on eut dit les ruines
légendaires d'une immense ville du moyen âge, telles que, par les
nuits sombres, les banquises des mers glaciales en présentent au
regard étonné.

« Voilà un site des Mystères d'Udolphe, dit le docteur; Ann Radcliff
n'aurait pas découpé ces montagnes sous un plus effrayant aspect.

--Ma foi! répondit Joe, je n'aimerais pas à me promener seul le
soir dans ce pays de fantômes. Voyez-vous, mon maître, si ce n'était
pas si lourd, j'emporterais tout ce paysage en Écosse. Cela ferait
bien sur les bords du lac Lomond, et les touristes y courraient en
foule.

--Notre ballon n'est pas assez grand pour te permettre cette
fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon! les
lutins de l'endroit sont fort aimables; ils nous soufflent un petit
vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin. »

En effet, le Victoria reprenait une route plus au nord, et le 20, au
matin, il passait au-dessus d'un inextricable réseau de canaux, de
torrents, de rivières, tout l'enchevêtrement complet des affluents
du Niger. Plusieurs de ces canaux, recouverts d'une herbe épaisse,
ressemblaient à de grasses prairies. Là, le docteur retrouva la
route de Barth, quand celui-ci s'embarqua sur le fleuve pour le
descendre jusqu’à Tembouctou. Large de huit cents toises, le Niger
coulait ici entre deux rives riches en crucifères et en tamarins;
les troupeaux bondissants des gazelles mêlaient leurs cornes
annelées aux grandes herbes, entre lesquelles l'alligator les
guettait en silence.

De longues files d'ânes et de chameaux, chargés des marchandises de
Jenné, s'enfonçaient sous les beaux arbres; bientôt un amphithéâtre
de maisons basses apparut à un détour du fleuve; sur les terrasses
et les toits était amoncelé tout le fourrage recueilli dans les
contrées environnantes.

« C'est Kabra, s'écria joyeusement le docteur; c'est le port de
Tembouctou; la ville n'est pas à cinq milles d'ici!

Alors vous êtes satisfait, Monsieur? demanda Joe.

--Enchanté, mon garçon.

--Bon, tout est pour le mieux, »

En effet, à deux heures, la reine du désert, la mystérieuse
Tembouctou, qui eut, comme Athènes et Rome, ses écoles de savants et
ses chaires de philosophie, se déploya sous les regards des
voyageurs.

Fergusson en suivait les moindres détails sur le plan tracé par
Barth lui-même, il en reconnut l'extrême exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plaine de
sable blanc; sa pointe se dirige vers le nord et perce un coin du
désert; rien aux alentours; à peine quelques graminées, des mimosas
nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant à l'aspect de Tembouctou, que l'on se figure un entassement
de billes et de dés à jour; voilà l'effet produit à vol d'oiseau;
les rues, assez étroites, sont bordées de maisons qui n'ont qu'un
rez-de-chaussée, construites en briques cuites au soleil, et de
huttes de paille et de roseaux, celles-ci coniques, celles-là
carrées; sur les terrasses sont nonchalamment étendus quelques
habitants drapés dans leur robe éclatante, la lance ou le mousquet à
la main; de femmes point, à cette heure du jour.

« Mais on les dit belles, ajouta le docteur. Vous voyez les trois
tours des trois mosquées, restées seules entre un grand nombre. La
ville est bien déchue de son ancienne splendeur! Au sommet du
triangle s'élève la mosquée de Sankore avec ses rangées de galeries
soutenues par des arcades d'un dessin assez pur; plus loin, près du
quartier de Sane-Gungu, la mosquée de Sidi-Yahia et quelques maisons
à deux étages. Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un
simple trafiquant, et sa demeure royale un comptoir.

--Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demi
renversés.

--Ils ont été détruits par les Foullannes en 1826; alors la ville
était plus grande d'un tiers, car Tembouctou, depuis le XIe siècle,
objet de convoitise générale, a successivement appartenu aux
Touareg, aux Sourayens, aux Marocains, aux Foullannes; et ce grand
centre de civilisation, où un savant comme Ahmed-Baba possédait au
XVIe siècle une bibliothèque de seize cents manuscrits, n'est plus
qu'un entrepôt de commerce de l'Afrique centrale. »

La ville paraissait livrée, en effet, à une grande incurie; elle
accusait la nonchalance épidémique des cités qui s'en vont;
d'immenses décombres s'amoncelaient dans les faubourgs et formaient
avec la colline du marché les seuls accidents du terrain.

Au passage du Victoria, il se fit bien quelque mouvement, le tambour
fut battu; mais à peine si le dernier savant de l'endroit eut le
temps d’observer ce nouveau phénomène; les voyageurs; repoussés par
le vent du désert, reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientôt
Tembouctou ne fut plus qu'un des souvenirs rapides de leur voyage.

« Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui
plaira!

--Pourvu que ce soit dans l'ouest! répliqua Kennedy!

--Bah! fit Joe, il s'agirait de revenir à Zanzibar par le même
chemin, et de traverser l'Océan jusqu'en Amérique, cela ne
m'effrayerait guère!

--Il faudrait d'abord le pouvoir, Joe.

--Et que nous manque-t-il pour cela!

--Du gaz, mon garçon; la force ascensionnelle du ballon diminue
sensiblement, et il faudra de grands ménagements pour qu'il nous
porte jusqu'à la côte. Je vais même être forcé de jeter du lest.
Nous sommes trop lourds.

--Voilà ce que c'est que de ne rien faire, mon maître! A rester
toute la journée étendu comme un fainéant dans son hamac, on
engraisse et l'on devient pesant. C'est un voyage de paresseux que
le notre, et, au retour, on nous trouvera affreusement gros et gras.

--Voilà bien des réflexions dignes de Joe, répondit le chasseur;
mais attends donc la fin; sais-tu ce que le ciel nous réserve?
Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. Où crois-tu
rencontrer la côte d'Afrique, Samuel?

--Je serais fort empêché de te répondre, Dick; nous sommes à la
merci de vents très variables; mais enfin je m'estimerai heureux si
j'arrive entre Sierra-Leone et Portendick; il y a là une certaine
étendue le pays où nous rencontrerons des amis.

--Et ce sera plaisir de leur serrer la main; mais suivons-nous, au
moins, la direction voulue!

--Pas trop, Dick, pas trop; regarde l'aiguille aimantée nous
portons au sud, et nous remontons le Niger vers ses sources.

--Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si elles
n'étaient déjà connues. Est-ce qu'à la rigueur on ne pourrait pas
lui en trouver d'autres?

--Non, Joe; mais sois tranquille, j'espère bien ne pas aller
jusque-là. »

A la nuit tombante, le docteur jeta les derniers sacs de lest; le
Victoria se releva, le chalumeau, quoique fonctionnant à pleine
flamme, pouvait à peine le maintenir; il se trouvait alors à
soixante milles dans le sud de Tembouctou, et, le lendemain, il se
réveillait sur les bords du Niger, non loin du lac Debo.






CHAPITRE XL

Inquiétudes du docteur Fergusson.--Direction persistante vers le
sud.--Un nuage de sauterelles.--Vue de Jenné.--Vue de
Ségo.--Changement de vent.--Regrets de Joe.





Le lit du fleuve était alors partagé par de grandes îles en branches
étroites d'un courant fort rapide. Sur l'une d'entre elles
s'élevaient quelques cases de bergers; mais il fut impossible d'en
faire un relèvement exact, car la vitesse du Victoria s'accroissait
toujours. Malheureusement, il inclinait encore plus au sud et
franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha à diverses élévations, en forçant extrêmement sa
dilatation, d'autres courants dans l'atmosphère, mais en vain. Il
abandonna promptement cette manœuvre, qui augmentait encore la
déperdition de son gaz, en le pressant contre les parois fatiguées
de l'aérostat.

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstination du
vent à le rejeter vers la partie méridionale de l'Afrique déjouait
ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S'il
n'atteignait pas les territoires anglais ou français, que devenir au
milieu des barbares qui infestaient les côtes de Guinée? Comment y
attendre un navire pour retourner en Angleterre? Et la direction
actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomey, parmi les
peuplades les plus sauvages, à la merci d'un roi qui, dans les fêtes
publiques, sacrifiait des milliers de victimes humaines! Là, on
serait perdu.

D'un autre côté, le ballon se fatiguait visiblement, et le docteur
le sentait lui manquer! Cependant, le temps se levant un peu, il
espéra que la fin de la pluie amènerait un changement dans les
courants atmosphériques.

Il fut donc désagréablement ramené au sentiment de la situation par
cette réflexion de Joe:

« Bon! disait celui-ci, voici la pluie qui va redoubler, et cette
fois, ce sera le déluge, s'il faut en juger par ce nuage qui
s'avance!

--Encore un nuage! dit Fergusson.

--Et un fameux! répondit Kennedy.

--Comme je n'en ai jamais vu, répliqua Joe, avec des arêtes tirées
au cordeau.

--Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n'est pas un
nuage

--Par exemple! fit Joe.

--Non! c’est une nuée!

--Eh bien?

--Mais une nuée de sauterelles.

--Ça, des sauterelles!

--Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays comme une
trombe, et malheur à lui, car si elles s'abattent, il sera dévasté!

--Je voudrais bien voir cela!

--Attends un peu, Joe; dans dix minutes, ce nuage nous aura atteints
et tu en jugeras par tes propres yeux. »

Fergusson disait vrai; ce nuage épais, opaque, d'une étendue de
plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant, promenant
sur le sol son ombre immense, c'était une innombrable légion de ces
sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets. A cent pas du
Victoria, elles s'abattirent sur un pays verdoyant; un quart d'heure
plus tard, la masse reprenait son vol, et les voyageurs pouvaient
encore apercevoir de loin les arbres, les buissons entièrement
dénudés, les prairies comme fauchées. On eut dit qu'un subit hiver
venait de plonger la campagne dans la plus profonde stérilité.

« Eh bien, Joe!

--Eh bien! Monsieur, c'est fort curieux, mais fort naturel. Ce
qu'une sauterelle ferait en petit, des milliards le font en grand.

--C'est une effrayante pluie, dit le chasseur, et plus terrible
encore que la grêle par ses dévastations.

--Et il est impossible de s'en préserver, répondit Fergusson;
quelque. fois les habitants ont eu l'idée d'incendier des forêts,
des moissons même pour arrêter le vol de ces insectes; mais les
premiers rangs, se précipitant dans les flammes, les éteignaient
sous leur masse, et le reste de la bande passait irrésistiblement.
Heureusement, dans ces contrées, il y a une sorte de compensation à
leurs ravages; les indigènes recueillent ces insectes en grand
nombre et les mangent avec plaisir.

--Ce sont les crevettes de l'air, » dit Joe, qui, « pour
s'instruire,» ajouta-t-il, regretta de n'avoir pu en goûter.

Le pays devint plus marécageux vers le soir; les forêts firent place
des bouquets d'arbres isolés; sur les bords du fleuve, on
distinguait quelques plantations de tabac et des marais gras de
fourrages. Dans une grande île apparut alors la ville de Jenné, avec
les deux tours de sa mosquée de terre, et l'odeur infecte qui
s'échappait de millions de nids d'hirondelles accumulés sur ses
murs. Quelques cimes de baobabs, de mimoras et de dattiers perçaient
entre les maisons; même à la nuit, l'activité paraissait très
grande. Jenné est en effet une ville fort commerçante; elle fournit
à tous les besoins de Tembouctou; ses barques sur le fleuve, ses
caravanes par les chemins ombragés, y transportent les diverses
productions de son industrie.

« Si cela n'eût pas dû prolonger notre voyage, dit le docteur,
j'aurais tenté de descendre dans cette ville; il doit s'y trouver
plus d'un Arabe qui a voyagé en France ou en Angleterre, et auquel
notre genre de locomo-tion n'est peut-être pas étranger. Mais ce ne
serait pas prudent.

--Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en
riant,

--D'ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une légère
tendance à souffler de l'est; il ne faut pas perdre une pareille
occasion. » Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des
bouteilles vides et une caisse de viande qui n'était plus d'aucun
usage; il réussit à maintenir le Victoria dans une zone plus
favorable à ses projets. A quatre heures du matin, les premiers
rayons du soleil éclairaient Sego, la capitale du Bambarra,
parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, à
ses mosquées mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs qui
transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les
voyageurs ne furent pas plus vus qu'ils ne virent; ils fuyaient
rapidement et directement dans le nord-ouest, et les inquiétudes du
docteur se calmaient peu à peu.

« Encore deux jours dans cette direction, et avec cette vitesse nous
atteindrons le fleuve du Sénégal.

--Et nous serons en pays ami? demanda le chasseur.

--Pas tout à fait encore; à la rigueur, si le Victoria venait à
nous manquer, nous pourrions gagner des établissements français!
Mais puisse-t-il tenir pendant quelques centaines de milles, et nous
arriverons sans fatigues, sans craintes, sans dangers, jusqu'à la
côte occidentale.

--Et ce sera fini! fit Joe. Eh bien, tant pis! Si ce n'était le
plaisir de raconter, je ne voudrais plus jamais mettre pied à terre!
Pensez-vous qu'on ajoute foi à nos récits, mon maître?

--Qui sait, mon brave Joe? Enfin, il y aura toujours un fait
incontestable; mille témoins nous auront vu partir d'un côté de
l'Afrique; mille témoins nous verront arriver à l'autre côté.

--En ce cas, répondit Kennedy, il me paraît difficile de dire que
nous n'avons pas traversé!

--Ah! Monsieur Samuel! reprit Joe avec un gros soupir, je
regretterai plus d'une fois mes cailloux en or massif! Voilà qui
aurait donné du poids à nos histoires et de la vraisemblance à nos
récits. A un gramme d'or par auditeur, je me serais composé une
jolie foule pour m'entendre et même pour m'admirer!






CHAPITRE XLI

Les approches du Sénégal.--Le Victoria baisse de plus en plus.--On
jette, on jette toujours.--Le marabout El-Hadji.--MM. Pascal,
Vincent, Lambert.--Un rival de Mahomet.--Les montagnes
difficiles.--Les armes de Kennedy.--Une manœuvre de Joe.--Halte
au-dessus d'un forêt.





Le 27 mai, vers neuf heures du matin, le pays se présenta sous un
nouvel aspect: les rampes longuement étendues se changeaient en
collines qui faisaient présager de prochaines montagnes; on aurait à
franchir la chaîne qui sépare le bassin du Niger du bassin du
Sénegal et détermine l'écoulement des eaux soit au golfe de Guinée,
soit à la baie du cap Vert.

Jusqu'au Sénégal, cette partie de l'Afrique est signalée comme
dangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les récits de ses
devanciers; ils avaient souffert mille privations et couru mille
dangers au milieu de ces nègres barbares; ce climat funeste dévora
la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park. Fergusson fut
donc plus que jamais décidé à ne pas prendre pied sur cette contrée
inhospitalière.

Mais il n'eut pas un moment de repos; le Victoria baissait d'une
manière sensible; il fallut jeter encore une foule d'objets plus ou
moins inutiles, surtout au moment de franchir une crête. Et ce fut
ainsi pendant plus de cent vingt milles; on se fatigua à monter et
à descendre; le ballon, ce nouveau rocher de Sisyphe, retombait
incessamment; les formes de l'aérostat peu gonflé s'efflanquaient
déjà; il s'allongeait, et le vent creusait de vastes poches dans
son enveloppe détendue.

Kennedy ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

« Est-ce que le ballon aurait une fissure? dit-il.

--Non, répondit le docteur; mais la gutta-percha s'est évidemment
ramollie ou fondue sous la chaleur, et l'hydrogène fuit à travers le
taffetas.

--Comment empêcher cette fuite

--C'est impossible. Allégeons-nous; c’est le seul moyen; jetons
tout ce qu'on peut jeter.

--Mais quoi? fit le chasseur en regardant la nacelle déjà fort
dégarnie.

--Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez
considérable.»

Joe, que cet ordre concernait, monta au-dessus du cercle qui
réunissait les cordes du filet; de là, il vint facilement à bout de
détacher les épais rideaux de la tente, et il les précipita au
dehors.

« Voilà qui fera le bonheur de toute une tribu de nègres, dit-il; il
y a là de quoi habiller un millier d'indigènes, car ils sont assez
discrets sur l'étoffe. »

Le ballon s'était relevé un peu, mais bientôt il devint évident
qu'il se rapprochait encore du sol.

Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l'on peut faire à cette
enveloppe.

--Je te le répète, Dick, nous n'avons aucun moyen de la réparer.

--Alors comment ferons-nous?

--Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètement
indispensable; je veux à tout prix éviter une halte dans ces
parages; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont
rien moins que sûres.

--Quoi! des lions, des hyènes? fit Joe avec mépris.

--Mieux que cela, mon garçon, des hommes, et des plus cruels qui
soient en Afrique.

--Comment le sait-on?

--Par les voyageurs qui nous ont précédés; puis les Français, qui
occupent la colonie du Sénégal, ont eu forcément des rapports avec
les peuplades environnantes; sous le gouvernement du colonel
Faidherbe, des reconnaissances ont été poussées fort avant dans le
pays; des officiers, tels que MM. Pascal, Vincent, Lambert, ont
rapporté des documents précieux de leurs expéditions. Ils ont
exploré ces contrées formées par le coude du Sénégal, là où la
guerre et le pillage n'ont plus laissé que des ruines.

--Que s'est-il donc passé?

--Le voici. En 1854, un marabout du Fouta sénégalais, Al-Hadji, se
disant inspiré comme Mahomet, poussa toutes les tribus à la guerre
contre les infidèles, c'est-à-dire les Européens. Il porta la
destruction et la désolation entre le fleuve Sénégal et son affluent
la Falémé. Trois hordes de fanatiques guidées par lui sillonnèrent
le pays de façon à n'épargner ni un village ni une hutte, pillant et
massacrant; il s'avança même dans la vallée du Niger, jusqu'à la
ville de Sego, qui fut longtemps menacée. En 1857, il remontait plus
au nord et investissait le fort de Médine, bâti par les Français sur
les bords du fleuve; cet établissement fut défendu par un héros,
Paul Holl, qui pendant plusieurs mois, sans nourriture, sans
munitions presque, tint jusqu'au moment où le colonel Faidherbe vint
le délivrer. Al-Hadji et ses bandes repassèrent alors le Sénégal, et
revinrent dans le Kaarta continuer leurs rapines et leurs massacres;
or, voici les contrées dans lesquelles il s'est enfui et réfugié
avec ses hordes de bandits, et je vous affirme qu'il ne ferait pas
bon tomber entre ses mains.

--Nous n'y tomberons pas, dit Joe, quand nous devrions sacrifier
jusqu'à nos chaussures pour relever le Victoria.

--Nous ne sommes pas éloignés du fleuve, dit le docteur; mais je
prévois que notre ballon ne pourra nous porter au-delà.

--Arrivons toujours sur les bords, répliqua le chasseur, ce sera
cela de gagné.

--C'est ce que nous essayons de faire, dit le docteur; seulement,
une chose m'inquiète.

--Laquelle?

--Nous aurons des montagnes à dépasser, et ce sera difficile,
puisque je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l'aérostat,
même en produisant la plus grande chaleur possible.

--Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors.

--Pauvre Victoria! fit Joe, je m'y suis attaché comme le marin à
son navire; je ne m'en séparerai pas sans peine! Il n'est plus ce
qu'il était au départ, soit! mais il ne faut pas en dire du mal!
Il nous a rendu de fiers services, et ce sera pour moi un crève-cœur
de l'abandonner.

--Sois tranquille, Joe; si nous l'abandonnons, ce sera malgré nous.
Il nous servira jusqu'à ce qu'il soit au bout de ses forces. Je lui
demande encore vingt-quatre heures.

--Il s'épuise, fit Joe en le considérant, il maigrit, sa vie s'en
va. Pauvre ballon!

--Si je ne me trompe, dit Kennedy, voici à l'horizon les montagnes
dont tu parlais, Samuel.

--Ce sont bien elles, dit le docteur après les avoir examinées avec
sa lunette; elles me paraissent fort élevées, nous aurons du mal à
les franchir.

--Ne pourrait-on les éviter?

--Je ne pense pas, Dick; vois l'immense espace qu’elles occupent:
près de la moitié de l'horizon!

--Elles ont même l'air de se resserrer autour de nous, dit Joe;
elles gagnent sur la droite et sur la gauche.

--Il faut absolument passer par-dessus. »

Ces obstacles si dangereux paraissaient approcher avec une rapidité
extrême, ou, pour mieux dire, le vent très fort précipitait le
Victoria vers des pics aigus. Il fallait s'élever à tout prix, sous
peine de les heurter.

« Vidons notre caisse à eau, dit Fergusson; ne réservons que le
nécessaire pour un jour.

--Voilà! dit Joe

--Le ballon se relève-t-il? demanda Kennedy.

--Un peu, d'une cinquantaine de pieds, répondit le docteur, qui ne
quittait pas le baromètre des yeux. Mais ce n'est pas assez. »

En effet, les hautes cimes arrivaient sur les voyageurs à faire
croire qu'elles se précipitaient sur eux; ils étaient loin de les
dominer; il s'en fallait de plus de cinq cents pieds encore.

La provision d'eau du chalumeau fut également jetée au dehors; on
n'en conserva que quelques pintes; mais cela fut encore
insuffisant.

« Il faut pourtant passer, dit le docteur.

--Jetons les caisses, puisque nous les avons vidées, dit Kennedy.

--Jetez-les.

--Voilà! fit Joe. C'est triste de s'en aller morceau par morceau.

--Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l'autre jour!
Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne pas nous quitter.

--Soyez tranquille, mon maître, nous ne nous quitterons pas. »

Le Victoria avait regagné en hauteur une vingtaine de toises, mais
la crête de la montagne le dominait toujours. C'était une arête
assez droite qui terminait une véritable muraille coupée à pic. Elle
s'élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des
voyageurs.

« Dans dix minutes, se dit le docteur, notre nacelle sera brisée
contre ces roches, si nous ne parvenons pas à les dépasser!

--Eh bien, Monsieur Samuel? fit Joe.

--Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toute cette
viande qui pèse. »

Le ballon fut encore délesté d’une cinquantaine de livres; il
s'éleva très sensiblement, mais peu importait, s'il n'arrivait pas
au-dessus de la ligne des montagnes. La situation était effrayante;
le Victoria courait avec une grande rapidité; on sentait qu'il
allait se mettre en pièces; le choc serait terrible en effet.

Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle.

Elle était presque vide.

« S'il le faut, Dicks, tu te tiendras prêt à sacrifier tes armes.

--Sacrifier mes armes! répondit le chasseur avec émotion.

--Mon ami, si je te le demande, c'est que ce sera nécessaire.

--Samuel! Samuel!

--Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nous
coûter la vie.

--Nous approchons! s'écria Joe, nous approchons! »

Dix toises! La montagne dépassait le Victoria de dix toises encore.

Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. Sans en rien
dire à Kennedy, il lança également plusieurs sacs de balles et de
plomb.

Le ballon remonta, il dépassa la cime dangereuse, et son pôle
supérieur s'éclaira des rayons du soleil. Mais la nacelle se
trouvait encore un peu au-dessous des quartiers de rocs, contre
lesquels elle allait inévitablement se briser.

« Kennedy! Kennedy! s'écria le docteur, jette tes armes, ou nous
sommes perdus.

--Attendez, Monsieur Dick! fit Joe, attendez! »

Et Kennedy, se retournant, le vit disparaître au dehors de la
nacelle.

« Joe! Joe! cria-t-il.

--Le malheureux! » fit le docteur.

La crête de la montagne pouvait avoir en cet endroit une vingtaine
de pieds de largeur, et de l'autre côté, la pente présentait une
moindre déclivité. La nacelle arriva juste au niveau de ce plateau
assez uni; elle glissa sur un sol composé de cailloux aigus qui
criaient sous son passage,

« Nous passons! nous passons! nous sommes passés! » cria une voix
qui fit bondir le cœur de Fergusson.

L'intrépide garçon se soutenait par les mains au bord inférieur de
la nacelle; il courait à pied sur la crête, délestant ainsi le
ballon de la totalité de son poids; il était même obligé de le
retenir fortement, car il tendait à lui échapper.

Lorsqu'il fut arrivé au versant opposé, et que l'abîme se présenta
devant lui, Joe, par un vigoureux effort du poignet, se releva, et
s'accrochant aux cordages, il remonta auprès de ses compagnons.

« Pas plus difficile que cela, fit-il.

--Mon brave Joe! mon ami! dit le docteur avec effusion.

--Oh! ce que j'en ai fait; répondit celui-ci, ce n'est pas pour
vous; c'est pour la carabine de M. Dick! Je lui devais bien cela
depuis l'affaire de l'Arabe! J'aime à payer mes dettes, et
maintenant nous sommes quittes, ajouta-t-il en présentant au
chasseur son arme de prédilection. J'aurais eu trop de peine à vous
voir vous en séparer. »

Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire un mot.

Le Victoria n'avait plus qu'à descendre; cela lui était facile; il
se retrouva bientôt à deux cents pieds du sol, et fut alors en
équilibre. Le terrain semblait convulsionné; il présentait de
nombreux accidents fort difficiles à éviter pendant la nuit avec un
ballon qui n'obéissait plus. Le soir arrivait rapidement, et, malgré
ses répugnances, le docteur dut se résoudre à faire halte jusqu'au
lendemain.

« Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêter, dit-il.

--Ah! répondit Kennedy, tu te décides enfin?

--Oui, j'ai médité longuement un projet que nous allons mettre à
exécution; il n'est encore que six heures du soir, nous aurons le
temps. Jette les ancres, Joe. »

Joe obéit, et les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle.

« J'aperçois de vastes forêts, dit le docteur; nous allons courir
au-dessus de leurs cimes, et nous nous accrocherons à quelque arbre.
Pour rien au monde, je ne consentirais à passer la nuit à terre.

--Pourrons-nous descendre? demanda Kennedy.

--A quoi bon? Je vous répète qu’il serait dangereux de nous
séparer. D'ailleurs, je réclame votre aide pour un travail
difficile. »

Le Victoria, qui rasait le sommet de forêts immenses, ne tarda pas à
s'arrêter brusquement; ses ancres étaient prises; le vent tomba
avec le soir, et il demeura presque immobile au-dessus de ce vaste
champ de verdure formé par la cime d'une forêt de sycomores.






CHAPITRE XLII

Combat de générosité.--Dernier sacrifice.--L'appareil de
dilatation.--Adresse de Joe.--Minuit.--Le quart du docteur.--Le
quart de Kennedy.--Il s'endort.--L'incendie.--Les hurlements.--Hors
de portée.





Le docteur Fergusson commença par relever sa position d'après la
hauteur des étoiles; il se trouvait à vingt-cinq milles à peine du
Sénégal.

« Tout ce que nous pouvons faire, mes amis, dit-il après avoir
pointé sa carte, c'est de passer le fleuve; mais comme il n'y a ni
pont ni barques, il faut à tout prix le passer en ballon; pour
cela, nous devons nous alléger encore.

--Mais je ne vois pas trop comment nous y parviendrons, répondit le
chasseur qui craignait pour ses armes; à moins que l'un de nous se
décide à se sacrifier, de rester en arrière... et, à mon tour, je
réclame cet honneur.

--Par exemple! répondit Joe; est-ce que je n'ai pas l'habitude...

--Il ne s'agit pas de se jeter, mon ami, mais de regagner à pied la
côte d'Afrique; je suis bon marcheur, bon chasseur...

--Je ne consentirai jamais! répliqua Joe.

--Votre combat de générosité est inutile, mes braves amis, dit
Fergusson; j'espère que nous n'en arriverons pas à cette extrémité;
d'ailleurs, s'il le fallait, loin de nous séparer, nous resterions
ensemble pour traverser ce pays.

--Voilà qui est parlé, fit Joe; une petite promenade ne nous fera
pas de mal.

--Mais auparavant, reprit le docteur, nous allons employer un
dernier moyen pour alléger notre Victoria.

--Lequel? fit Kennedy; je serais assez curieux de le connaître.

--Il faut nous débarrasser des caisses du chalumeau, de la pile de
bunzen et du serpentin; nous avons là près de neuf cents livres
bien lourdes à traîner par les airs.

--Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz?

--Je ne l’obtiendrai pas; nous nous en passerons.

--Mais enfin...

--Écoutez-moi, mes amis; j'ai calculé fort exactement ce qui nous
reste de force ascensionnelle; elle est suffisante pour nous
transporter tous les trois avec le peu d'objets qui nous restent;
nous ferons à peine un poids de cinq cents livres, en y comprenant
nos deux ancres que je tiens à conserver.

--Mon cher Samuel, répondit le chasseur, tu es plus compétent que
nous en pareille matière; tu es le seul juge de la situation;
dis-nous ce que nous devons faire, et nous le ferons.

--A vos ordres, mon maître.

--Je vous répète, mes amis, quelque grave que soit cette
détermination, il faut sacrifier notre appareil.

--Sacrifions le! répliqua Kennedy.

--A l'ouvrage! » fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail; il fallut démonter l'appareil pièce
par pièce; on enleva d'abord la caisse de mélange, puis celle du
chalumeau, et enfin la caisse où s'opérait la décomposition de l'eau;
il ne fallut pas moins de la force réunie des trois voyageurs pour
arracher les récipients du fond de la nacelle dans laquelle ils
étaient fortement encastrés; mais Kennedy était si vigoureux, Joe
si adroit, Samuel si ingénieux, qu'ils en vinrent à bout; ces
diverses pièces furent successivement jetées au dehors, et elles
disparurent en faisant de vastes trouées dans le feuillage des
sycomores.

« Les nègres seront bien étonnés, dit Joe, de rencontrer de pareils
objets dans les bois; ils sont capables d'en faire des idoles! »

On dut ensuite s'occuper des tuyaux engagés dans le ballon, et qui
se rattachaient au serpentin. Joe parvint à couper à quelques pieds
au-dessus de la nacelle les articulations de caoutchouc; mais quant
aux tuyaux, ce fut plus difficile, car ils étaient retenus par leur
extrémité supérieure et fixés par des fils de laiton au cercle même
de la soupape.

Ce fut alors que Joe déploya une merveilleuse adresse; les pieds
nus, pour ne pas érailler l'enveloppe, il parvint à l'aide du filet,
et malgré les oscillations, à grimper jusqu'au sommet extérieur de
l'aérostat; et là, après mille difficultés, accroché d'une main à
cette surface glissante, il détacha les écrous extérieurs qui
retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors se détachèrent aisément, et
furent retirés par l'appendice inférieur, qui fut hermétiquement
refermé au moyen d'une forte ligature.

Le Victoria, délivré de ce poids considérable, se redressa dans
l'air et tendit fortement la corde de l’ancre.

A minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, au prix de
bien des fatigues; on prit rapidement un repas fait de pemmican et
de grog froid, car le docteur n'avait plus de chaleur à mettre à la
disposition de Joe.

Celui-ci, d'ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.

« Couchez-vous et dormez, mes amis, leur dit Fergusson; je vais
prendre le premier quart; à deux heures, je réveillerai Kennedy; à
quatre heures, Kennedy réveillera Joe; à six heures, nous
partirons, et que le ciel veille encore sur nous pendant cette
dernière journée! »

Sans se faire prier davantage, les deux compagnons du docteur
s'étendirent au fond de la nacelle, et s'endormirent d'un sommeil
aussi rapide que profond.

La nuit était paisible; quelques nuages s'écrasaient contre le
dernier quartier de la lune, dont les rayons indécis rompaient à
peine l'obscurité. Fergusson, accoudé sur le bord de la nacelle,
promenait ses regards autour de lui; il surveillait avec attention
le sombre rideau de feuillage qui s'étendait sous ses pieds en lui
dérobant la vue du sol; le moindre bruit lui semblait suspect, et il
cherchait à s'expliquer jusqu'au léger frémissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d'esprit que la solitude rend
plus sensible encore, et pendant laquelle de vagues terreurs vous
montent au cerveau. A la fin d'un pareil voyage, après avoir
surmonté tant d'obstacles, au moment de toucher le but, les craintes
sont plus vives, les émotions plus fortes, le point d'arrivée semble
fuir devant les yeux.

D'ailleurs, la situation actuelle n'offrait rien de rassurant, au
milieu d'un pays barbare, et avec un moyen de transport qui, en
définitive, pouvait faire défaut d'un moment à l'autre. Le docteur
ne comptait plus sur son ballon d'une façon absolue; le temps était
passé où il le manœuvrait avec audace parce qu'il était sûr de lui.

Sous ces impressions, le docteur put saisir parfois quelques rumeurs
indéterminées dans ces vastes forêts; il crut même voir un feu
rapide briller entre les arbres; il regarda vivement, et porta sa
lunette de nuit dans cette direction; mais rien n'apparut, et il se
fit même comme un silence plus profond.

Fergusson avait sans doute éprouvé une hallucination; il écouta sans
surprendre le moindre bruit; le temps de son quart étant alors
écoulé, il réveilla Kennedy, lui recommanda une vigilance extrême,
et prit place aux côtés de Joe qui dormait de toutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant ses yeux,
qu'il avait de la peine à tenir ouverts; il s'accouda dans un coin,
et se mit à fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.

Le silence le plus absolu régnait autour de loi; un vent léger
agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelle,
invitant le chasseur a ce sommeil qui l'envahissait malgré lui; il
voulut y résister, ouvrit plusieurs fois les paupières, plongea dans
la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient pas, et enfin,
succombant à la fatigue, il s'endormit.

Combien de temps fut-il plongé dans cet état d'inertie? Il ne put
s'en rendre compte à son réveil, qui fut brusquement provoqué par un
pétillement inattendu.

Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense se projetait
sur sa figure. La forêt était en flammes.

« Au feu! au feu! s'écria-t-il, » sans trop comprendre
l'événement.

Ses deux compagnons se relevèrent.

« Qu'est-ce donc! demanda Samuel.

--L'incendie! fit Joe... Mais qui peut... »

En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment
illuminé.

« Ah! les sauvages! s'écria Joe. Ils ont mis le feu à la forêt
pour nous incendier plus sûrement!

--Les Talibas! les marabouts d'Al-Hadji, sans doute! » dit le
docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria; les craquements du bois
mort se mêlaient aux gémissements des branches vertes; les lianes,
les feuilles, toute la partie vivante de cette végétation se tordait
dans l'élément destructeur; le regard ne saisissait qu'un océan de
flammes; les grands arbres se dessinaient en noir dans la
fournaise, avec leurs branches couvertes de charbons incandescents;
cet amas enflammé, cet embrasement se réfléchissait dans les nuages,
et les voyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.

« Fuyons! s'écria Kennedy! à terre! c'est notre seule chance de
salut! »

Mais Fergusson l'arrêta d'une main ferme, et, se précipitant sur la
corde de l'ancre, il la trancha d'un coup de hache. Les flammes,
s'allongeant vers le ballon, léchaient déjà ses parois illuminées;
mais le Victoria, débarrassé de ses liens, monta de plus de mille
pieds dans les airs.

Des cris épouvantables éclatèrent sous la forêt, avec de violentes
détonations d'armes à feu; le ballon, pris par un courant qui se
levait avec le jour, se porta vers l'ouest

Il était quatre heures du matin.






CHAPITRE XLIII

Les Talibas.--La poursuite.--Un pays dévasté.--Vent modéré.--Le
Victoria baisse--Les dernières provisions.--Les bonds du
Victoria.--Défense à coups de fusil.--Le vent fraîchit,--Le fleuve
du Sénégal.--Les cataractes de Gouina.--L'air chaud.--Traversée du
fleuve.





« Si nous n'avions pas pris la précaution de nous alléger hier soir,
dit le docteur, nous étions perdus sans ressources.

Voilà ce que c'est que de faire les choses à temps, répliqua Joe;
on se sauve alors, et rien n’est plus naturel.

--Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson.

--Que crains-tu donc? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas
descendre sans ta permission, et quand il descendrait?

--Quand il descendrait! Dick, regarde! »

La lisière de la forêt venait d'être dépassée, et les voyageurs
purent apercevoir une trentaine de cavaliers, revêtus du large
pantalon et du burnous flottant; ils étaient armés, les uns de
lances, les autres de longs mousquets; ils suivaient au petit galop
de leurs chevaux vifs et ardents la direction du Victoria, qui
marchait avec une vitesse modérée.

A la vue des voyageurs, ils poussèrent des cris sauvages, en
brandissant leurs armes; la colère et les menaces se lisaient sur
leurs figures basanées, rendues plus féroces par une barbe rare,
mais hérissée; ils traversaient sans peine ces plateaux abaissés et
ces rampes adoucies qui descendent an Sénégal.

« Ce sont bien eux! dit le docteur, les cruels Talibas, les
farouches marabouts d'Al-Eladji! J'aimerais mieux me trouver en
pleine forêt, au milieu d'un cercle de bêtes fauves, que de tomber
entre les mains de ces bandits.

--Ils n'ont pas l'air accommodant! fit Kennedy, et ce sont de
vigoureux gaillards!

--Heureusement, ces bêtes-là, ça ne vole pas, répondit Joe; c'est
toujours quelque chose

--Voyez, dit Fergusson, ces villages en ruines, ces huttes
incendiées! voilà leur ouvrage; et là où s'étendaient de vastes
cultures, ils ont apporté l'aridité et la dévastation.

--Enfin, ils ne peuvent nous atteindre, répliqua Kennedy, et si nous
parvenons à mettre le fleuve entre eux et nous, nous serons en
sûreté.

--Parfaitement, Dick; mais il ne faut pas tomber, répondit Le
docteur en portant ses yeux sur le baromètre

--En tout cas, Joe, reprit Kennedy, nous ne ferons pas mal de
préparer nos armes.

--Cela ne peut pas nuire, Monsieur Dick; nous nous trouverons bien
de ne pas les avoir semées sur notre route.

--Ma carabine! s'écria le chasseur, j'espère ne m'en séparer
jamais. »

Et Kennedy la chargea avec le plus grand soin; il lui restait de la
poudre et des balles en quantité suffisante.

« A quelle hauteur nous maintenons-nous? demanda-t-il à Fergusson.

--A sept cent cinquante pieds environ; mais nous n'avons plus la
faculté de chercher des courants favorables, en montant ou en
descendant; nous sommes à la merci du ballon.

--Cela est fâcheux, reprit Kennedy; le vent est assez médiocre, et
si nous avions rencontré un ouragan pareil à celui des jours
précédents, depuis longtemps ces affreux bandits seraient hors de
vue.

--Ces coquins-là nous suivent sans se gêner, dit Joe, au petit galop;
une vraie promenade.

--Si nous étions à bonne portée, dit le chasseur, je m'amuserais à
les démonter les uns après les autres.

--Oui-da! répondit Fergusson; mais ils seraient à bonne portée
aussi, et notre Victoria offrirait un but trop facile aux balles de
leurs longs mousquets; or, s'ils le déchiraient, je te laisse à
juger quelle serait notre situation. »

La poursuite des Talibas continua toute la matinée. Vers onze heures
du matin, les voyageurs avaient à peine gagné une quinzaine de
milles dans l'ouest.

Le docteur épiait les moindres nuages à l'horizon. Il craignait
toujours un changement dans l'atmosphère. S'il venait à être rejeté
vers le Niger, que deviendrait-il! D'ailleurs, il constatait que le
ballon tendait à baisser sensiblement; depuis son départ, il avait
déjà perdu plus de trois cents pieds, et le Sénégal devait être
éloigné d'une douzaine de milles; avec la vitesse actuelle, il lui
fallait compter encore trois heures de voyage.

En ce moment, son attention fut attirée par de nouveaux cri; les
Talibas s'agitaient en pressant leurs chevaux.

Le docteur consulta le baromètre, et comprit la cause de ces
hurlements:

« Nous descendons, fit Kennedy.

--Oui, répondit Fergusson.

--Diable! » pensa Joe.

Au bout d'un quart d'heure, la nacelle n'était pas à cent cinquante
pieds du sol, mais le vent soufflait avec plus de force.

Les Talibas enlevèrent leurs chevaux, et bientôt une décharge de
mousquets éclata dans les airs.

« Trop loin, imbéciles! s'écria Joe; il me paraît bon de tenir ces
gredins-là à distance. »

Et, visant l'un des cavaliers les plus avancés, il fit feu; le
Talibas roula à terre; ses compagnons s'arrêtèrent et le Victoria
gagna sur eux.

« Ils sont prudents; dit Kennedy.

--Parce qu'ils se croient assurés de nous prendre, répondit le
docteur; et ils y réussiront, si nous descendons encore! Il faut
absolument nous relever!

--Que jeter! demanda Joe.

--Tout ce qui reste de provision de pemmican! C'est encore une
trentaine de livres dont nous nous débarrasserons!

--Voilà, Monsieur! » fit Joe en obéissant aux ordres de son maître.

La nacelle, qui touchait presque le sol, se releva au milieu des
cris des Talibas; mais, une demi-heure plus tard, le Victoria
redescendait avec rapidité; le gaz fuyait par les pores de
l'enveloppe.

Bientôt la nacelle vint raser le sol; les nègres d'Al-Hadji se
précipitèrent vers elle; mais, comme il arrive en pareille
circonstance, à peine eut-il touché terre, que le Victoria se releva
d'un bond pour s'abattre de nouveau un mille plus loin.

« Nous n'échapperons donc pas! fit Kennedy avec rage.

--Jette notre réserve d'eau-de-vie, Joe, s'écria le docteur, nos
instruments, tout ce qui peut avoir une pesanteur quelconque, et
notre dernière ancre, puisqu'il le faut! »

Joe arracha les baromètres, les thermomètres; mais tout cela était
peu de chose, et le ballon, qui remonta un instant, retomba bientôt
vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traces et n'étaient qu'à
deux cents pas de lui.

« Jette les deux fusils! s'écria le docteur.

Pas avant de les avoir déchargés, du moins, » répondit le chasseur.

Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse des cavaliers;
quatre Talibas tombèrent au milieu des cris frénétiques de la bande.
Le Victoria se releva de nouveau; il faisait des bonds d'une énorme
étendue, comme une immense balle élastique rebondissant sur le sol.

Étrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par
des enjambées gigantesques, et qui, semblables à Antée, paraissaient
reprendre une force nouvelle dès qu'ils touchaient terre! Mais il
fallait que cette situation eut une fin. Il était près de midi. Le
Victoria s'épuisait, se vidait, s’allongeait; son enveloppe
devenait flasque et flottante; les plis du taffetas distendu
grinçaient les uns sur les autres.

« Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber! »

Joe ne répondit pas, il regardait son maître.

« Non! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante
livres à jeter.

--Quoi donc? demanda Kennedy, pensant que le docteur devenait fou.

--La nacelle! répondit celui-ci. Accrochons-nous au filet! Nous
pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve! Vite! vite!

Et ces hommes audacieux n'hésitèrent pas à tenter un pareil moyen de
salut. Ils se suspendirent aux mailles du filet, ainsi que l'avait
indiqué le docteur, et Joe, se retenant d'une main, coupa les cordes
de la nacelle; elle tomba au moment où l'aérostat allait
définitivement s'abattre.

« Hourra! hourra! » s'écria-t-il, pendant que le ballon délesté
remontait à trois cents pieds dans l'air.

Les Talibas excitaient leurs chevaux; ils couraient ventre à terre;
mais le Victoria, rencontrant un vent plus actif, les devança et
fila rapidement vers une colline qui barrait l'horizon de l'ouest.
Ce fut une circonstance favorable pour les voyageurs, car ils purent
la dépasser, tandis que la horde d'Al Hadji était forcée de prendre
par le nord pour tourner ce dernier obstacle.

Les trois amis se tenaient accrochés au filet; ils avaient pu le
rattacher au-dessous d'eux, et il formait comme une poche flottante.

Soudain, après avoir franchi la colline, le docteur s'écria:

« Le fleuve! le fleuve! le Sénégal! »

A deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d'eau fort
étendue; la rive opposée, basse et fertile, offrait une sûre
retraite et un endroit favorable pour opérer la descente.

« Encore un quart d'heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvés! »

Mais il ne devait pas en être ainsi; le ballon vide retombait peu à
peu sur un terrain presque entièrement dépourvu de végétation.
C'étaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; à peine
quelques buissons, une herbe épaisse et desséchée sous l'ardeur du
soleil.

Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva; ses bonds
diminuaient de hauteur et d'étendue; au dernier, il s'accrocha par
la partie supérieure du filet aux branches élevées d'un baobab, seul
arbre isolé au milieu de ce pays désert.

« C'est fini, fit le chasseur.

--Et à cent pas du fleuve, » dit Joe.

Les trois infortunés mirent pied à terre, et le docteur entraîna ses
deux compagnons vers le Sénégal.

En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissement prolongé;
arrivé sur les bords, Fergusson reconnut les chutes de Gouina! Pas
une barque sur la rive; pas un être animé.

Sur une largeur de deux mille pieds, le Sénégal se précipitait d'une
hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de
l'est à l'ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours
s'étendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des
rochers aux formes étranges, comme d'immenses animaux antédiluviens
pétrifiés au milieu des eaux.

L'impossibilité de traverser ce gouffre était évidente; Kennedy ne
put retenir un geste de désespoir.

Mais le docteur Fergusson, avec un énergique accent d'audace,
s'écria:

« Tout n'est pas fini!

--Je le savais bien, » fit Joe avec cette confiance en son maître
qu'il ne pouvait jamais perdre.

La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée
hardie. C'était la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses
compagnons vers l'enveloppe de l'aérostat.

« Nous avons au moins une heure d'avance sur ces bandits, dit-il;
ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez une grande quantité de
cette herbe sèche; il m'en faut cent livres au moins.

--Pourquoi faire? demanda Kennedy.

--Je n'ai plus de gaz; eh bien! je traverserai le fleuve avec de
l'air chaud!

--Ah! mon brave! Samuel! s'écria Kennedy, tu es vraiment un grand
homme!

Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientôt une énorme meule fut
empilée prés du baobab.

Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l'orifice de l'aérostat
en le coupant dans sa partie inférieure; il eut soin préalablement
de chasser ce qui pouvait rester d'hydrogène par la soupape; puis il
empila une certaine quantité d'herbe sèche sous l'enveloppe, et il y
mit le feu.

Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l'air chaud;
une chaleur de cent quatre-vingts degrés [100° centigrades,] suffit
à diminuer de moitié la pesanteur de l'air qu'il renferme en le
raréfiant; aussi le Victoria commença à reprendre sensiblement sa
forme arrondie; l'herbe ne manquait pas; le feu s'activait par les
soins du docteur, et l'aérostat grossissait à vue d'œil.

Il était alors une heure moins le quart.

En ce moment, à deux milles dans le nord, apparut la bande des
Talibas; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancés à
toute vitesse.

« Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.

--De l'herbe! de l'herbe! Joe. Dans dix minutes nous serons en
plein air!

--Voilà, Monsieur. »

Le Victoria était aux deux tiers gonflé.

« Mes amis! accrochons-nous au filet, comme nous l'avons fait déjà.

--C'est fait, » répondit le chasseur. »

Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquèrent sa
tendance à s'enlever. Les Talibas approchaient; ils étaient à peine
à cinq cents pas.

« Tenez-vous bien, s'écria Fergusson.

--N'ayez pas peur, mon maître! n'ayez pas peur! »

Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité
d'herbe.

Le ballon, entièrement dilaté par l'accroissement de température,
s'envola en frôlant les branches du baobab.

« En route! » cria Joe.

Une décharge de mousquets lui répondit; une balle même lui laboura
l'épaule; mais Kennedy, se penchant et déchargeant sa carabine d'une
main, jeta un ennemi de plus à terre.

Des cris de rage impossibles à rendre accueillirent l'enlèvement de
l'aérostat, qui monta à plus de huit cents pieds. Un vent rapide le
saisit, et il décrivit d'inquiétantes oscillations, pendant que
l'intrépide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des
cataractes ouvert sous leurs yeux.

Dix minutes après, sans avoir échangé une parole, les intrépides
voyageurs descendaient peu à peu vers l'autre rive du fleuve.

Là, surpris, émerveillé, effrayé, se tenait un groupe d'une dizaine
d'hommes qui portaient l'uniforme français. Qu'on juge de leur
étonnement quand ils virent ce ballon s'élever de la rive droite du
fleuve. Ils n'étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste.
Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et un enseigne de
vaisseau, connaissaient par les journaux d'Europe l'audacieuse
tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirent tout de suite
compte de l'événement.

Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardis
aéronautes retenus à son filet; mais il était douteux qu'il put
atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans le
fleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment où
le Victoria s'abattait à quelques toises de la rive gauche du
Sénégal.

« Le docteur Fergusson! s'écria le lieutenant.

--Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. »

Les Français emportèrent les voyageurs au delà du fleuve, tandis que
le ballon à demi dégonflé, entraîné par un courant rapide, s'en alla
comme une bulle immense s'engloutir avec les eaux du Sénégal dans
les cataractes de Gouina.

« Pauvre Victoria! » fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses
deux amis s'y précipitèrent sous l'empire d'une grande émotion






CHAPITRE XLIV

Conclusion.--Le procès-verbal.--Les établissements français.--Le
poste de Médine.--Le Basilic.--Saint-Louis.--La frégate
anglaise.--Retour à Londres.





L'expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée
par le gouverneur du Sénégal; elle se composait de deux officiers,
MM. Dufraisse, lieutenant d'infanterie de marine, et Rodamel,
enseigne de vaisseau; d'un sergent et de sept soldats. Depuis deux
jours, ils s'occupaient de reconnaître la situation la plus
favorable pour l'établissement d'un poste à Gouina, lorsqu'ils
furent témoins de l'arrivée du docteur Fergusson.

On se figure aisément les félicitations et les embrassements dont
furent accablés les trois voyageurs. Les Français, ayant pu
contrôler par eux mêmes l'accomplissement de cet audacieux projet,
devenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d'abord de constater
officiellement son arrivée aux cataractes de Gouina.

« Vous ne refuserez pas de signer un procès-verbal? demanda-t-il au
lieutenant Dufraisse.

--A vos ordres, » répondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur le bord
du fleuve; ils y trouvèrent les soins les plus attentifs et des
provisions en abondance. Et c'est là que fut rédigé en ces termes le
procès-verbal qui figure aujourd'hui dans les archives de la Société
Géographique de Londres:

« Nous, soussignés, déclarons que ledit jour nous avons vu arriver
suspendus au filet d'un ballon le docteur Fergusson et ses deux
compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif
de Richard, et Joe celui de Joseph.]; lequel ballon est tombé à
quelques pas de nous dans le lit même du fleuve, et, entraîné par le
courant, s'est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi
nous avons signé le présent procès-verbal, contradictoirement avec
les sus nommés, pour valoir ce que de droit. Fait aux cataractes de
Gouina, le 24 mai 1862.

« SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON DUFRAISSE,
lieutenant d'infanterie de marine; RODAMEL, enseigne de vaisseau;
DUFAYS, sergent; FLIPPEAU, MAYOR, PÉLISSIER, LOROIS, RASCAGNET,
GUILLON, LEBEL, soldats. »

Ici finit l’étonnante traversée du docteur Fergusson et de ses
braves compagnons, constatée par d'irrécusables témoignages; ils se
trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitalières et
dont les rapports sont fréquents avec les établissements français.

Ils étaient arrivés au Sénégal le samedi 24 mai, et, le 27 du même
mois, ils atteignaient le poste de Médine, situé un peu plus au nord
sur le fleuve.

Là les français les reçurent à bras ouverts, et déployèrent envers
eux toutes les ressources de leur hospitalité; le docteur et ses
compagnons purent s'embarquer presque immédiatement sur le petit
bateau à vapeur le Basilic, qui descendait le Sénégal jusqu'à son
embouchure.

Quatorze jours après, le 10 juin, ils arrivèrent à Saint-Louis, où
le gouverneur les reçut magnifiquement; ils étaient complètement
remis de leurs émotions et de leurs fatigues. D'ailleurs Joe disait
à qui voulait l'entendre:

« C'est un piètre voyage que le notre, après tout, et si quelqu'un
est avide d'émotions, je ne lui conseille pas de l'entreprendre;
cela devient fastidieux à la fin, et, sans les aventures du lac
Tchad et du Sénégal, je crois véritablement que nous serions morts
d'ennui! »

Une frégate anglaise était en partance; les trois voyageurs prirent
passage à bord; le 26 juin, ils arrivaient à Portsmouth, et le
lendemain à Londres.

Nous ne décrirons pas l'accueil qu'ils reçurent à la Société Royale
de Géographie, ni l'empressement dont ils furent l'objet; Kennedy
repartit aussitôt pour Édimbourg avec sa fameuse carabine; il avait
hâte de rassurer sa vieille gouvernante.

Le docteur Fergusson et son fidèle Joe demeurèrent les mêmes hommes
que nous avons connus. Cependant il s'était fait en eux un
changement à leur insu.

Ils étaient devenus deux amis.

Les journaux de l'Europe entière ne tarirent pas en éloges sur les
audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit un tirage de neuf
cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour où il publia un
extrait du voyage.

Le docteur Fergusson fit en séance publique à la Société Royale de
Géographie le récit de son expédition aéronautique, et il obtint
pour lui et ses deux compagnons la médaille d'or destinée à
récompenser la plus remarquable exploration de l'année 1862.

________


Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d'abord pour résultat de
constater de la manière la plus précise les faits et les relèvements
géographiques reconnus par MM. Barth, Burton, Speke et autres. Grâce
aux expéditions actuelles de MM. Speke et Grant, de Heuglin et
Munzinger, qui remontent aux sources du Nil ou se dirigent vers le
centre de .l’Afrique, nous pourrons avant peu contrôler les propres
découvertes du docteur Fergusson dans cette immense contrée comprise
entre les quatorzième et trente-troisième degrés de longitude.




 


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