Contes Francais
by
Douglas Labaree Buffum

Part 3 out of 10




Mais la mere Toine devint bientot insupportable. Elle
ne pouvait point tolerer que son gros faignant d'homme
[30]continuat a se distraire, en jouant aux dominos dans son
lit; et chaque fois qu'elle voyait une partie commencee,
elle s'elancait avec fureur, culbutait la planche,

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saisissait le jeu, le rapportait dans le cafe et declarait que
c'etait assez de nourrir ce gros suiffeux a ne rien faire
sans le voir encore se divertir comme pour narguer le
pauvre monde qui travaillait toute la journee.

[5]Celestin Maloisel et Cesaire Paumelle courbaient la
tete, mais Prosper Horslaville excitait la vieille, s'amusait
de ses coleres.

La voyant un jour plus exasperee que de coutume, il
lui dit:

[10]--He! la me, savez-vous c'que j'f'rais, me, si j'etais de
vous?

Elle attendit qu'il s'expliquat, fixant sur lui son oeil de
chouette.

Il reprit:

[15]--Il est chaud comme un four, vot'homme, qui n'sort
point d'son lit. Eh ben, me, j'li f'rais couver des oeufs.

Elle demeura stupefaite, pensant qu'on se moquait
d'elle, considerant la figure mince et rusee du paysan qui
continua:

[20]--J'y en mettrais cinq sous un bras, cinq sous l'autre,
l'meme jour que je donnerais la couvee a une poule. Ca
naitrait d'meme. Quand ils seraient eclos j'porterais a
vot' poule les poussins de vot' homme pour qu'a les eleve.
Ca vous en f'rait de la volaille, la me!

[25]La vieille interdite demanda:

--Ca se peut-il?

L'homme reprit:

--Si ca s'peut! Pourque que ca n'se pourrait point!
Pisqu'on fait ben couver des oeufs dans une boite chaude,
[30]on peut en mett' couver dans un lit.

Elle fut frappee par ce raisonnement et s'en alla, songeuse
et calmee.

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Huit jours plus tard elle entra dans la chambre de Toine
avec son tablier plein d'oeufs. Et elle dit:

--J'viens d'mett' la jaune au nid avec dix oeufs. En
v'la dix pour te. Tache de n'point les casser.

[5]Toine eperdu, demanda:

--Que que tu veux?

Elle repondit:

--J'veux qu'tu les couves, propre a rien.

Il rit d'abord; puis, comme elle insistait, il se facha, il
[10]resista, il refusa resolument de laisser mettre sous ses gros
bras cette graine de volaille que sa chaleur ferait eclore.

Mais la vieille, furieuse, declara:

--Tu n'auras point d'fricot tant que tu n'les prendras
point. J'verrons ben c'qu'arrivera.

[15]Toine, inquiet, ne repondit rien.

Quand il entendit sonner midi, il appela:

--He! la me, la soupe est-elle cuite?

La vieille cria de sa cuisine:

--Y a point de soupe pour te, gros faigniant.

[20]Il crut qu'elle plaisantait et attendit, puis il pria,
supplia, jura, fit des "va-t-au nord et des va-t-au sud"
desesperes, tapa la muraille a coups de poing, mais il dut se
resigner a laisser introduire dans sa couche cinq oeufs
contre son flanc gauche. Apres quoi il eut sa soupe.

[25]Quand ses amis arriverent, ils le crurent tout a fait
mal, tant il paraissait drole et gene.

Puis on fit la partie de tous les jours. Mais Toine semblait
n'y prendre aucun plaisir et n'avancait la main
qu'avec des lenteurs et des precautions infinies.

[30]--T'as donc l'bras noue, demandait Horslaville.

Toine repondit:

--J'ai quasiment t'une lourdeur dans l'epaule.

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Soudain, on entendit entrer dans le cafe, les joueurs se
turent.

C'etait le maire avec l'adjoint. Ils demanderent deux
verres de fine et se mirent a causer des affaires du pays.
[5]Comme ils parlaient a voix basse, Toine Brulot voulut
coller son oreille contre le mur, et, oubliant ses oeufs, il
fit un brusque "va-t-au nord" qui le coucha sur une
omelette.

Au juron qu'il poussa, la mere Toine accourut, et
[10]devinant le desastre, le decouvrit d'une secousse. Elle
demeura d'abord immobile, indignee, trop suffoquee pour
parler devant le cataplasme jaune colle sur le flanc de son
homme.

Puis, fremissant de fureur, elle se rua sur le paralytique
[15]et se mit a lui taper de grands coups sur le ventre, comme
lorsqu'elle lavait son linge au bord de la mare. Ses mains
tombaient l'une apres l'autre avec un bruit sourd, rapides
comme les pattes d'un lapin qui bat du tambour.

Les trois amis de Toine riaient a suffoquer, toussant,
[20]eternuant, poussant des cris, et le gros homme effare
parait les attaques de sa femme avec prudence, pour ne
point casser encore les cinq oeufs qu'il avait de l'autre cote.

III

Toine fut vaincu. Il dut couver, il dut renoncer aux
parties de domino, renoncer a tout mouvement, car la
[25]vieille le privait de nourriture avec ferocite chaque fois
qu'il cassait un oeuf.

Il demeurait sur le dos, l'oeil au plafond, immobile, les
bras souleves comme des ailes, echauffant contre lui les
germes de volailles enfermes dans les coques blanches.

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Il ne parlait plus qu'a voix basse comme s'il eut craint
le bruit autant que le mouvement, et il s'inquietait de la
couveuse jaune qui accomplissait dans le poulailler la
meme besogne que lui.

[5]Il demandait a sa femme:

--La jaune a-t-elle mange la nuit?

Et la vieille allait de ses poules a son homme, et de son
homme a ses poules, obsedee, possedee par la preoccupation
des petits poulets qui murissaient dans le lit et dans
[10]le nid.

Les gens du pays qui savaient l'histoire s'en venaient,
curieux et serieux, prendre des nouvelles de Toine. Ils
entraient a pas legers comme on entre chez les malades et
demandaient avec interet:

[15]-~Eh bien! ca va-t-il?

Toine repondait:

--Pour aller, ca va, mais j'ai maujeure tant que ca
m'echauffe. J'ai des fremis qui me galopent sur la peau.
Or, un matin, sa femme entra tres emue et declara:

[20]--La jaune en a sept. Y avait trois oeufs de mauvais.
Toine sentit battre son coeur. -Combien en aurait-il,
lui?

Il demanda:

--Ce sera tantot?--avec une angoisse de femme qui
[25]va devenir mere.

La vieille repondit d'un air furieux, torturee par la
crainte d'un insucces:

--Faut croire!

Ils attendirent. Les amis prevenus que les temps
[30]etaient proches arriverent bientot inquiets eux-memes.

On en jasait dans les maisons. On allait s'informer aux
portes voisines.

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Vers trois heures, Toine s'assoupit. Il dormait maintenant
la moitie des jours. Il fut reveille soudain par
un chatouillement inusite sous le bras droit. Il y porta
aussitot la main gauche et saisit une bete couverte de
[5]duvet jaune, qui remuait dans ses doigts.

Son emotion fut telle, qu'il se mit a pousser des cris, et
il lacha le poussin qui courut sur sa poitrine. Le cafe
etait plein de monde. Les buveurs se precipiterent, envahirent
la chambre, firent cercle comme autour d'un
[10]saltimbanque, et la vieille etant arrivee cueillit avec
precaution la bestiole blottie sous la barbe de son mari.

Personne ne parlait plus. C'etait par un jour chaud
d'avril. On entendait par la fenetre ouverte glousser la
poule jaune appelant ses nouveau-nes.

[15]Toine, qui suait d'emotion, d'angoisse, d'inquietude,
murmura:

--J'en ai encore un sous le bras gauche, a c't'heure.

Sa femme plongea dans le lit sa grande main maigre, et
ramena un second poussin, avec des mouvements
[20]soigneux de sage-femme.

Les voisins voulurent le voir. On se le repassa en le considerant
attentivement comme s'il eut ete un phenomene.
Pendant vingt minutes, il n'en naquit pas, puis quatre
sortirent en meme temps de leurs coquilles.

[25]Ce fut une grande rumeur parmi les assistants. Et
Toine sourit, content de son succes, commencant a
s'enorgueillir de cette paternite singuliere. On n'en avait
pas souvent vu comme lui, tout de meme! C'etait un
drole d'homme, vraiment!

[30]Il declara:

--Ca fait six. Nom de nom que bapteme!

Et un grand rire s'eleva dans le public. D'autres

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personnes emplissaient le cafe. D'autres encore attendaient
devant la porte. On se demandait:

--Combien qu'i en a?

--Yen a six.

[5]--La mere Toine portait a la poule cette famille nouvelle,
et la poule gloussait eperdument, herissait ses plumes,
ouvrait les ailes toutes grandes pour abriter la troupe
grossissante de ses petits.

--En v'la encore un! cria Toine.

[10]Il s'etait trompe, il y en avait trois! Ce fut un
triomphe! Le dernier creva son enveloppe a sept heures
du soir. Tous les oeufs etaient bons! Et Toine affole de
joie, delivre, glorieux, baisa sur le dos le frele animal,
faillit l'etouffer avec ses levres. Il voulut le garder dans
[15]son lit, celui-la, jusqu'au lendemain, saisi par une
tendresse de mere pour cet etre si petiot qu'il avait donne
a la vie; mais la vieille l'emporta comme les autres sans
ecouter les supplications de son homme.

Les assistants, ravis, s'en allerent en devisant de
[20]l'evenement, et Horslaville reste le dernier, demanda:

--Dis donc, pe Toine, tu m'invites a fricasser l'premier,
pas vrai?

A cette idee de fricassee, le visage de Toine s'illumina,
et le gros homme repondit:

[25]--Pour sur que je t'invite, mon gendre.

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LE PERE MILON

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa
flamme cuisante. La vie radieuse eclot sous cette averse
de feu; la terre est verte a perte de vue. Jusqu'aux bords
de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes
[5]semees par la plaine semblent, de loin, de petits bois,
enfermees dans leur ceinture de hetres elances. De pres,
quand on ouvre la barriere vermoulue, on croit voir un
jardin geant, car tous les antiques pommiers, osseux
comme les paysans, sont en fleur. Les vieux troncs noirs,
[10]crochus, tortus, alignes par la cour, etalent sous le ciel
leurs domes eclatants, blancs et roses. Le doux parfum
de leur epanouissement se mele aux grasses senteurs des
tables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente,
couvert de poules.

[15]Il est midi. La famille dine a l'ombre du poirier plante
devant la porte: le pere, la mere; les quatre enfants, les
deux servantes et les trois valets. On ne parle guere. On
mange la soupe, puis on decouvre le plat de fricot plein
de pommes de terre au lard.

[20]De temps en temps, une servante se leve et va remplir
au cellier la cruche au cidre.

L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple,
contre sa maison, une vigne restee nue, et courant, tordue
comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.

[25]Il dit enfin: "La vigne au pere bourgeonne de bonne
heure c't'annee. P't-etre qu'a donnera."

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La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantee juste a la place ou le pere a ete
fusille.

*
* *

C'etait pendant la guerre de 1870. Les Prussiens
[5]occupaient tout le pays. Le general Faidherbe, avec l'armee
du Nord, leur tenait tete.

Or l'etat-major prussien s'etait poste dans cette ferme.
Le vieux paysan qui la possedait, le pere Milon, Pierre,
les avait recus et installes de son mieux.

[10]Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en
observation dans le village. Les Francais demeuraient
immobiles, a dix lieues de la; et cependant, chaque nuit,
des uhlans disparaissaient.

Tous les eclaireurs isoles, ceux qu'on envoyait faire des
[15]rondes, alors qu'ils partaient a deux ou trois seulement,
ne rentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au
bord d'une cour, dans un fosse. Leurs chevaux eux-memes
gisaient le long des routes, egorges d'un coup de
[20]sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les memes
hommes, qu'on ne pouvait decouvrir.

Le pays fut terrorise. On fusilla des paysans sur une
simple denonciation, on emprisonna des femmes; on voulut
[25]obtenir, par la peur, des revelations des enfants. On ne
decouvrit rien.

Mais voila qu'un matin, on apercut le pere Milon etendu
dans son ecurie, la figure coupee d'une balafre.

Deux uhlans eventres furent retrouves a trois kilometres
[30]de la ferme. Un d'eux tenait encore a la main son
arme ensanglantee. Il s'etait battu, defendu.

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Un conseil de guerre ayant ete aussitot constitue, en
plein air, devant la ferme, le vieux fut amene.

Il avait soixante-huit ans. Il etait petit, maigre, un peu
tors, avec de grandes mains pareilles a des pinces de crabe.
[5]Ses cheveux ternes, rares et legers comme un duvet de
jeune canard, laissaient voir partout la chair du crane.
La peau brune et plissee du cou montrait de grosses veines
qui s'enfoncaient sous les machoires et reparaissaient aux
tempes. Il passait dans la contree pour avare et difficile
[10]en affaires.

On le placa debout, entre quatre soldats, devant la
table de cuisine tiree dehors. Cinq officiers et le colonel
s'assirent en face de lui.

Le colonel prit la parole en francais.

[15]--Pere Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons
eu qu'a nous louer de vous. Vous avez toujours ete complaisant
et meme attentionne pour nous. Mais aujourd'hui
une accusation terrible pese sur vous, et il faut que la
lumiere se fasse. Comment avez-vous recu la blessure que
[20]vous portez sur la figure?

Le paysan ne repondit rien.

Le colonel reprit:

--Votre silence vous condamne, pere Milon. Mais je
veux que vous me repondiez, entendez-vous? Savez-vous
[25]qui a tue les deux uhlans qu'on a trouves ce matin pres du
Calvaire?

Le vieux articula nettement:

--C'est me.

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant
[30]fixement le prisonnier. Le pere Milon demeurait impassible,
avec son air abruti de paysan, les yeux baisses comme s'il
eut parle a son cure. Une seule chose pouvait reveler un

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trouble interieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa
salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eut ete
tout a fait etranglee.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux
[5]petits enfants se tenaient a dix pas en arriere, effares et
consternes.

Le colonel reprit:

--Savez-vous aussi qui a tue tous les eclaireurs de notre
armee qu'on retrouve chaque matin, par la campagne,
[10]depuis un mois?

Le vieux repondit avec la meme impassibilite de brute:

--C'est me.

~-C'est vous qui les avez tues tous?

--Tretous, oui, c'est me.

[15]--Vous seul?

--Me seul.

--Dites-moi comment vous vous y preniez.

Cette fois l'homme parut emu; la necessite de parler
longtemps le genait visiblement. Il balbutia:

[20]-Je sais-ti, me? J'ai fait ca comme ca s'trouvait.

Le colonel reprit:

--Je vous previens qu'il faudra que vous me disiez
tout. Vous ferez donc bien de vous decider immediatement.
Comment avez-vous commence?

[25]L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive
derriere lui. Il hesita un instant encore, puis, tout a coup,
se decida.

--Je r'venais un soir, qu'il etait p't-etre dix heures, le
lend'main que vous etiez ici. Vous, et pi vos soldats,
vous m'aviez pris pour pu de chinquante ecus de fourrage
avec une vaque et deux moutons. Je me dis: Tant qu'i
me prendront de fois vingt ecus, tant que je leur y revaudrai

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ca. Et pi j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que
j'vous dirai. V'la qu'j'en apercois un d'vos cavaliers qui
fumait sa pipe su mon fosse, derriere ma grange. J'allai
decrocher ma faux et je r'vins a p'tits pas par derriere,
[5]qu'il n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tete
d'un coup, d'un seul, comme un epi, qu'il n'a pas seulement
dit "ouf!" Vous n'auriez qu'a chercher au fond d'la mare;
vous le trouveriez dans un sac a charbon, avec une pierre
de la barriere.

[10]"J'avais mon idee. J'pris tous ses effets d'puis les
bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four a
platre du bois Martin, derriere la cour."

Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.
L'interrogatoire recommenca; et voici ce qu'ils apprirent:

* * *

[15]Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vecu avec
cette pensee: "Tuer des Prussiens!" Il les haissait d'une
haine sournoise et acharnee de paysan cupide et patriote
aussi. Il avait son idee, comme il disait. Il attendit
quelques jours.

[20]On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de
sortir a sa guise, tant il s'etait montre humble envers les
vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque
soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant
entendu le nom du village ou se rendaient les cavaliers, et
[25]ayant appris, dans la frequentation des soldats, les quelques
mots d'allemand qu'il lui fallait.

Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four
a platre, penetra au fond de la longue galerie et, ayant
retrouve par terre les vetements du mort, il s'en vetit.

[30]Alors il se mit a roder par les champs, rampant, suivant

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les talus pour se cacher, ecoutant les moindres bruits,
inquiet comme un braconnier.

Lorsqu'il crut l'heure arrivee, il se rapprocha de la route
et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore.
[5]Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre
dure du chemin. L'homme mit l'oreille a terre pour
s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il
s'appreta.

Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des depeches.
[10]Il allait, l'oeil en eveil, l'oreille tendue. Des qu'il ne fut
plus qu'a dix pas, le pere Milon se traina en travers de la
route en gemissant: "_Hilfe! Hilfe!_ A l'aide, a l'aide!"
Le cavalier s'arreta, reconnut un Allemand demonte, le
crut blesse, descendit de cheval, s'approcha sans soupconner
[15]rien, et, comme il se penchait sur l'inconnu, il recut au
milieu du ventre la longue lame courbee du sabre. Il
s'abattit, sans agonie, secoue seulement par quelques frissons
supremes.

Alors le Normand, radieux, d'une joie muette de vieux
[20]paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du
cadavre. Puis, il le traina jusqu'au fosse et l'y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maitre. Le pere
Milon se mit en selle, et il partit au galop a travers les
plaines.

[25]Au bout d'une heure, il apercut encore deux uhlans
cote a cote qui rentraient au quartier. Il alla droit sur
eux, criant encore: "_Hilfe! Hilfe!_" Les Prussiens le
laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans mefiance.
aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les
[30]deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un
revolver.

Puis il egorgea les chevaux, des chevaux allemands!

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Puis il rentra doucement au four a platre et cacha un
cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme,
reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit,
dormit jusqu'au matin.

[5]Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin
de l'enquete ouverte; mais, le cinquieme jour, il repartit,
et tua encore deux soldats par le meme stratageme. Des
lors, il ne s'arreta plus. Chaque nuit, il errait, il rodait a
l'aventure, abattant des Prussiens tantot ici, tantot la,
[10]galopant par les champs deserts, sous la lune, uhlan perdu,
chasseur d'hommes. Puis, sa tache finie, laissant derriere
lui des cadavres couches le long des routes, le vieux cavalier
rentrait cacher au fond du tour a platre son cheval et son
uniforme.

[15]Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine
et de l'eau a sa monture restee au fond du souterrain, et
il la nourrissait a profusion, exigeant d'elle un grand
travail.

Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaques se tenait
[20]sur ses gardes et avait coupe d'un coup de sabre la figure
du vieux paysan.

Il les avait tues cependant tous les deux! Il etait
revenu encore, avait cache le cheval et repris ses humbles
habits; mais, en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il
[25]s'etait traine jusqu'a l'ecurie, ne pouvant plus gagner la
maison.

On l'avait trouve la tout sanglant, sur la paille. ..

* * *

Quand il eut fini son recit, il releva soudain la tete et
regarda fierement les officiers prussiens.

[30]Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda:

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--Vous n'avez plus rien a dire?

--Non, pu rien; l'compte est juste: j'en ai tue seize, pas
un de pus, pas un de moins.

--Vous savez que vous allez mourir?

[5]--J'vous ai pas d'mande de grace.

--Avez-vous ete soldat?

--Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,
c'est vous qu'avez tue mon pere, qu'etait soldat de
l'Empereur premier. Sans compter que vous avez tue mon
[10]fils cadet, Francois, le mois dernier, aupres d'Evreux. Je
vous en devais, j'ai paye. Je sommes quittes.

Les officiers se regardaient.

Le vieux reprit:

--Huit pour mon pere, huit pour mon fieu, je sommes
[15]quittes. J'ai pas ete vous chercher querelle, me! J'vous
connais point! J'sais pas seulement d'ou qu'vous v'nez.
Vous v'la chez me, que vous y commandez comme si
c'etait chez vous. Je m'suis venge su l's autres. J'm'en
r'pens point.

[20]Et, redressant son torse ankylose, le vieux croisa ses
bras dans une pose d'humble heros.

Les Prussiens se parlerent bas longtemps. Un capitaine,
qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, defendait ce
gueux magnanime.

[25]Alors le colonel se leva et, s'approchant du pere Milon,
baissant la voix:

--Ecoutez, le vieux, il y a peut-etre un moyen de vous
sauver la vie, c'est de...

Mais le bonhomme n'ecoutait point, et, les yeux plantes
[30]droit sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les
poils follets de son crane, il fit une grimace affreuse qui
crispa sa maigre face toute coupee par la balafre, et,

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gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine
figure du Prussien.

Le colonel, affole, leva la main, et l'homme, pour la
seconde fois, lui cracha par la figure.

[5]Tous les officiers s'etaient dresses et hurlaient des ordres
en meme temps.

En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible,
fut colle contre le mur et fusille, alors qu'il envoyait
des sourires a Jean, son fils aine; a sa bru et aux deux petits,
[10]qui regardaient, eperdus.


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DAUDET

LE CURE DE CUCUGNAN

Tous les ans, a la Chandeleur, les poetes provencaux
publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux
bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette
annee m'arrive a l'instant, et j'y trouve un adorable
[5]fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abregeant
un peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la
fine fleur de farine provencale qu'on va vous servir cette
fois...

........................................................

L'abbe Martin etait cure... de Cucugnan.

[10]Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait
paternellement ses Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait
ete le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient
donne un peu plus de satisfaction. Mais, helas! les
araignees filaient dans son confessionnal, et, le beau jour
[15]de Paques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire.
Le bon pretre en avait le coeur meurtri, et toujours
il demandait a Dieu la grace de ne pas mourir avant
d'avoir ramene au bercail son troupeau disperse.

Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.

[20]Un dimanche, apres l'Evangile, M. Martin monta en
chaire.

......................................................

--Mes freres, dit-il, vous me croirez si vous voulez:
l'autre nuit, je me suis trouve, moi miserable pecheur, a
la porte du paradis.

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"Je frappai: saint Pierre m'ouvrit!

"-- Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me
fit-il; quel bon vent...? et qu'y a-t-il pour votre service?

"-- Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et
[5]la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux,
combien vous avez de Cucugnanais en paradis?

"--Je n'ai rien a vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous,
nous allons voir la chose ensemble.

"Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses
[10]besicles:

"- Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu...
Cu. ..Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon
brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas
une ame. ..Pas plus de Cucugnanais que d'aretes dans
[15]une dinde.

"--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne?
Ce n'est pas possible! Regardez mieux...

"--Personne, saint homme. Regardez vous-meme, si
vous croyez que je plaisante.

[20]"Moi, pecaire! je frappais des pieds, et, les mains jointes,
je criais misericorde. Alors, saint Pierre:

"--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi
vous mettre le coeur a l'envers, car vous pourriez en avoir
quelque mauvais-coup de sang. Ce n'est pas votre faute,
[25]apres tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire
a coup sur leur petite quarantaine en purgatoire.

"-Ah! par charite, grand saint Pierre! faites que je
puisse au moins les voir et les consoler.

"- Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces
[30]sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste...
Voila qui est bien... Maintenant, cheminez droit devant
vous. Voyez~vous la-bas, au fond, en tournant? Vous

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trouverez une porte d'argent toute constellee de croix
noires... a main droite... Vous frapperez, on vous
ouvrira... Adessias! Tenez-vous sain et gaillardet.

...................................................

"Et je cheminai... je cheminai! Quelle battue! j'ai
[5]la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier,
plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents
qui sifflaient, m'amena jusqu'a la porte d'argent.

"--Pan! pan!

"--Qui frappe? me fait une voix rauque et dolente.

[10]"--Le cure de Cucugnan.

"--De...?

"--De Cucugnan.

"--Ah!... Entrez.

"J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres
[15]comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le
jour, avec une clef de diamant pendue a sa ceinture, ecrivait,
cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de
saint Pierre...

"--Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous?
[20]dit l'ange.

"--Bel ange de Dieu, je veux savoir,--je suis bien
curieux peut-etre,--si vous avez ici les Cucugnanais.

"--Les...?

"--Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que
[25]c'est moi qui suis leur prieur.

"--Ah! l'abbe Martin, n'est-ce pas?

"--Pour vous servir, monsieur l'ange.

"--Vous dites donc Cucugnan...

"Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre,

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mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse
mieux...

"--Cucugnan, dit-il poussant un long soupir... Monsieur
Martin, nous n'avons en purgatoire personne de
[5]Cucugnan.

"--Jesus! Marie! Joseph! personne de Cucugnan en
purgatoire! O grand Dieu! ou sont-ils donc?

"--Eh! saint homme, ils sont en paradis. Ou diantre
voulez-vous qu'ils soient?

[10]"--Mais j'en viens, du paradis...

"--Vous en venez!!... Eh bien?

"--Eh bien! ils n'y sont pas!... Ah! bonne mere des
anges!...

"--Que voulez-vous, monsieur le cure? s'ils ne sont ni
[15]en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils
sont....

"--Sainte croix! Jesus, fils de David! Ai! ai! ai! est-il
possible?... Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre?
...Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq!... Ai
[20]pauvres nous! comment irai-je en paradis si mes
Cucugnanais n'y sont pas?

"--Ecoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque
vous voulez, coute que coute, etre sur de tout ceci, et voir
de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez
[25]en courant, si vous savez courir... Vous trouverez, a
gauche, un grand portail. La, vous vous renseignerez sur
tout. Dieu vous le donne!

"Et l'ange ferma la porte.

"C'etait un long sentier tout pave de braise rouge. Je
[30]chancelais comme si j'avais bu; a chaque pas, je

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trebuchais; j'etais tout en eau, chaque poil de mon corps avait
sa goutte de sueur, et je haletais de soif... Mais, ma foi,
grace aux sandales que le bon saint Pierre m'avait pretees,
je ne me brulai pas les pieds.

[5]"Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je
vis a ma main gauche une porte... non, un portail, un
enorme portail, tout baillant, comme la porte d'un grand
four. Oh! mes enfants, quel spectacle! La on ne demande
pas mon nom; la, point de registre. Par fournees et a
[10]pleine porte, on entra la, mes freres, comme le dimanche
vous entrez au cabaret.

"Je suais a grosses gouttes, et pourtant j'etais transi,
j'avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais
le brule, la chair rotie, quelque chose comme l'odeur qui
[15]se repand dans notre Cucugnan quand Eloy, le marechal,
brule pour la ferrer la botte d'un vieil ane. Je perdais
haleine dans cet air puant et embrase; j'entendais une
clameur horrible, des gemissements, des hurlements et des
jurements.

[20]"--Eh bien! entres-tu ou n'entres~tu pas, toi?
me fait, en me piquant de sa fourche, un demon
cornu.

"--Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu.

"--Tu es un ami de Dieu... Eh! b... de teigneux!
[25]que viens-tu faire ici?...

"--Je viens... Ah! ne m'en parlez pas, que je ne puis
plus me tenir sur mes jambes... Je viens... je viens de
loin... humblement vous demander... si... si, par
coup de hasard... vous n'auriez pas ici... quelqu'un
[30]...quelqu'un de Cucugnan...

"--Ah! feu de Dieu! tu fais la bete, toi, comme si tu
ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid

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corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici,
tes fameux Cucugnanais...

..........................................................

"Et je vis, au milieu d'un epouvantable tourbillon de
flamme:

[5]"Le long Coq-Galine,--vous l'avez tous connu, mes
freres,--Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent
secouait les puces a sa pauvre Clairon.

"Je vis Catarinet... cette petite gueuse... avec son
nez en l'air... qui couchait toute seule a la grange... Il
[10]vous en souvient, mes droles!... Mais passons, j'en ai
trop dit.

"Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec
les olives de M. Julien.

"Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir
[15]plus vite noue sa gerbe, puisait a poignees aux gerbiers.

"Je vis maitre Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa
brouette.

"Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son
puits.

[20]"Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant
le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tete et la
pipe au bec... et fier comme Artaban... comme s'il
avait rencontre un chien.

"Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et
[25]Toni...

...........................................................

Emu, bleme de peur, l'auditoire gemit, en voyant, dans
l'enfer tout ouvert, qui son pere et qui sa mere, qui sa
grand'mere et qui sa soeur...

--Vous sentez bien, mes freres, reprit le bon abbe,

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Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai
charge d'ames, et je veux, je veux vous sauver de l'abime
ou vous etes tous en train de rouler tete premiere. Demain
je me mets a l'ouvrage, pas plus tard que demain.
[5]Et l'ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m'y
prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire
avec ordre. Nous irons rang par rang, comme a Jonquieres
quand on danse.

"Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles.
[10]Ce n'est rien.

"Mardi, les enfants. J'aurai bientot fait.

"Mercredi, les garcons et les filles. Cela pourra etre
long.

"Jeudi, les hommes. Nous couperons court.

[15]"Vendredi, les femmes. Je dirai: Pas d'histoires!

"Samedi, le meunier!... Ce n'est pas trop d'un jour
pour lui tout seul...

"Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien
heureux.

[20]"Voyez-vous, mes enfants, quand le ble est mur, il faut
le couper; quand le vin est tire, il faut le boire. Voila
assez de linge sale, il s'agit de le laver, et de le bien laver.

"C'est la grace que je vous souhaite. _Amen!_

......................................................

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.

[25]Depuis ce dimanche memorable, le parfum des vertus
de Cucugnan se respire a dix lieues a l'entour.

Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allegresse,
a reve l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau,
il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des
[30]cierges allumes, d'un nuage d'encens qui embaumait et

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des enfants de choeur qui chantaient _Te Deum_, le chemin
eclaire de la cite de Dieu.

Et voila l'histoire du cure de Cucugnan, telle que m'a
ordonne de vous le dire ce grand gueusard de Roumanille,
[5]qui la tenait lui-meme d'un autre bon compagnon.

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LE SOUS-PREFET AUX CHAMPS

M. le sous-prefet est en tournee. Cocher devant, laquais
derriere, la caleche de la sous-prefecture l'emporte
majestueusement au concours regional de la Combe-aux-Fees.
Pour cette journee memorable, M. le sous-prefet a
[5]mis son bel habit brode, son petit claque, sa culotte
collante a bandes d'argent et son epee de gala a poignee de
nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en
chagrin gaufre qu'il regarde tristement.

M. le sous-prefet regarde tristement sa serviette en
[10]chagrin gaufre; il songe au fameux discours qu'il va falloir
prononcer tout a l'heure devant les habitants de la
Combe-aux-Fees:

--Messieurs et chers administres...

Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et
[15]repeter vingt fois de suite:

--Messieurs et chers administres... la suite du discours
ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud
dans cette caleche!... A perte de vue, la route de la
[20]Combe-aux-Fees poudroie sous le soleil du Midi...
L'air est embrase... et sur les ormeaux du bord du
chemin, tout couverts de poussiere blanche, des milliers
de cigales se repondent d'un arbre a l'autre... Tout a
coup M. le sous-prefet tressaille. La-bas, au pied d'un
[25]coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chenes verts
qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chenes verts semble lui faire signe:

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--Venez donc par ici, monsieur le sous-prefet; pour
composer votre discours, vous serez beaucoup mieux sous
mes arbres...

M. le sous-prefet est seduit; il saute a bas de sa caleche
[5]et dit a ses gens de l'attendre, qu'il va composer son
discours dans le petit bois de chenes verts.

Dans le petit bois de chenes verts il y a des oiseaux, des
violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils
ont apercu M. le sous-prefet avec sa belle culotte et sa
[10]serviette en chagrin gaufre, les oiseaux ont eu peur et se
sont arretes de chanter, les sources n'ont plus ose faire de
bruit, et les violettes se sont cachees dans le gazon.
Tout ce petit monde-la n'a jamais vu de sous-prefet, et se
demande a voix basse quel est ce beau seigneur qui se
[15]promene en culotte d'argent.

A voix basse, sous la feuillee, on se demande quel est
ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce
temps-la, M. le sous-prefet, ravi du silence et de la fraicheur
du bois, releve les pans de son habit, pose son claque
[20]sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune
chene; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de
chagrin gaufre et en tire une large feuille de papier
ministre.

--C'est un artiste! dit la fauvette.

[25]--Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il
a une culotte en argent; c'est plutot un prince.

--C'est plutot un prince, dit le bouvreuil.

~-Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol,
qui a chante toute une saison dans les jardins de
[30]la sous-prefecture... Je sais ce que c'est: c'est un
sous-prefet!

Et tout le petit bois va chuchotant:

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--C'est un sous-prefet! c'est un sous-prefet!

--Comme il est chauve! remarque une alouette a grande
huppe.

Les violettes demandent:

[5]--Est-ce que c'est mechant?

--Est-ce que c'est mechant? demandent les violettes.

Le vieux rossignol repond:

--Pas du tout!

Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent a
[10]chanter, les sources a courir, les violettes a embaumer,
comme si le monsieur n'etait pas la... Impassible au
milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-prefet invoque
dans son coeur la Muse des comices agricoles, et, le crayon
leve, commence a declamer de sa voix de ceremonie:

[15]--Messieurs et chers administres...

--Messieurs et chers administres, dit le sous-prefet de
sa voix de ceremonie...

Un eclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit
rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perche sur
[20]son claque. Le sous-prefet hausse les epaules et veut
continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore
et lui crie de loin:

--A quoi bon?

--Comment! a quoi bon? dit le sous-prefet, qui devient
[25]tout rouge; et, chassant d'un geste cette bete
effrontee, il reprend de plus belle:

--Messieurs et chers administres...

--Messieurs et chers administres..., a repris le sous-prefet
de plus belle.

[30]Mais alors, voila, les petites violettes qui se haussent
vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent
doucement:

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--Monsieur le sous-prefet, sentez-vous comme nous
sentons bon?

Et les sources lui font sous la mousse une musique divine;
et dans les branches, au-dessus de sa tete, des tas
[5]de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs; et
tout le petit bois conspire pour l'empecher de composer
son discours.

Tout le petit bois conspire pour l'empecher de composer
son discours... M. le sous-prefet, grise de parfums, ivre
[10]de musique, essaye vainement de resister au nouveau
charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, degrafe
son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois:

--Messieurs et chers administres... Messieurs et
chers admi... Messieurs et chers...

[15]Puis il envoie les administres au diable; et la Muse des
comices agricoles n'a plus qu'a se voiler la face.

Voile-toi la face, o Muse des comices agricoles!... Lorsque,
au bout d'une heure, les gens de la sous-prefecture,
inquiets de leur maitre sont entres dans le petit bois, ils
[20]ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur...
M. le sous-prefet etait couche sur le ventre, dans l'herbe,
debraille comme un boheme. Il avait mis son habit bas;
...et, tout en machonnant des violettes, M. le sous-prefet
faisait des vers.

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LE PAPE EST MORT

J'ai passe mon enfance dans une grande ville de province
coupee en deux par une riviere tres-encombree, tres-remuante,
ou j'ai pris de bonne heure le gout des voyages
et la passion de la vie sur l'eau. Il y a surtout un coin de
[5]quai, pres d'une certaine passerelle Saint-Vincent, auquel
je ne pense jamais, meme aujourd'hui, sans emotion.
Je revois l'ecriteau cloue au bout d'une vergue: _Cornet_,
bateaux de louage, le petit escalier qui s'enfoncait dans
l'eau, tout glissant et noirci de mouillure, la flottille de
[10]petits canots fraichement peints de couleurs vives s'alignant
au bas de l'echelle, se balancant doucement bord a
bord, comme alleges par les jolis noms qu'ils portaient a
leur arriere en lettres blanches: _l'Oiseau-Mouche,
l'Hirondelle_.

[15]Puis, parmi les longs avirons reluisants de ceruse qui
etaient en train de secher contre le talus, le pere Cornet
s'en allant avec son seau a peinture, ses grands pinceaux,
sa figure tannee, crevassee, ridee de mille petites fossettes
comme la riviere un soir de vent frais... Oh! ce pere
[20]Cornet. C'a ete le satan de mon enfance, ma passion
douloureuse, mon peche, mon remords. M'en a-t-il fait
commettre des crimes avec ses canots! Je manquais
l'ecole, je vendais mes livres. Qu'est-ce que je n'aurais
pas vendu pour une apres-midi de canotage!

[25]Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste
a bas, le chapeau en arriere, et dans les cheveux le bon
coup d'eventail de la brise d'eau, je tirais ferme sur mes
rames, en froncant les sourcils pour bien me donner la

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tournure d'un vieux loup de mer. Tant que j'etais en
ville, je tenais le milieu de la riviere, a egale distance des
deux rives, ou le vieux loup de mer aurait pu etre reconnu.
Quel triomphe de me meler a ce grand mouvement de
[5]barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches a
vapeur qui se cotoyaient, s'evitaient, separes seulement
par un mince lisere d'ecume! Il y avait de lourds bateaux
qui tournaient pour prendre le courant, et cela en
deplacait une foule d'autres.

[10]Tout a coup les roues d'un vapeur battaient l'eau pres
de moi; ou bien une ombre lourde m'arrivait dessus,
c'etait l'avant d'un bateau de pommes.

"Gare donc, moucheron!" me criait une voix enrouee;
et je suais, je me debattais, empetre dans le va-et-vient
[15]de cette vie du fleuve que la vie de la rue traversait
incessamment par tous ces ponts, toutes ces passerelles qui
mettaient des reflets d'omnibus sous la coupe des avirons.
Et le courant si dur a la pointe des arches, et les remous,
les tourbillons, le fameux trou de la Mort-gui-trompe!
[20]Pensez que ce n'etait pas une petite affaire de se guider
la-dedans avec des bras de douze ans et personne pour
tenir la barre.

Quelquefois j'avais la chance de rencontrer la chaine.
Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de
[25]bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles,
etendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller a
cette vitesse silencieuse qui coupait la riviere en longs
rubans d'ecume et faisait filer des deux cotes les arbres,
les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais
[30]le battement monotone de l'helice, un chien qui
aboyait sur un des bateaux de la remorque, ou montait
d'une cheminee basse un petit filet de fumee; et tout cela

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me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie
de bord.

Malheureusement, ces rencontres de la chaine etaient
rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures
[5]de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la
riviere, il me semble qu'ils me brillent encore. Tout
flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphere aveuglante
et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre a
tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames,
[10]les cordes des haleurs soulevees de l'eau toutes ruisselantes
faisaient passer des lumieres vives d'argent poli.
Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, a la
vigueur de mes efforts, a l'elan de l'eau sous ma barque,
je me figurais que j'allais tres-vite; mais en relevant la
[15]tete, je voyais toujours le meme arbre, le meme mur en
face de moi sur la rive.

Enfin, a force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur,
je parvenais a sortir de la ville. Le vacarme des bains
froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons
[20]d'embarquement diminuait. Les ponts s'espacaient sur la
rive elargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminee
d'usine, s'y refletaient de loin en loin. A l'horizon
tremblaient des iles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais
me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout
[25]bourdonnants; et la, abasourdi par le soleil, la fatigue,
cette chaleur lourde qui montait de l'eau etoilee de larges
fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait a saigner du
nez pendant des heures. Jamais mes voyages n'avaient
un autre denoument. Mais que voulez-vous? Je trouvais
[30]cela delicieux.

Le terrible, par exemple, c'etait le retour, la rentree.
J'avais beau revenir a toutes rames, j'arrivais toujours

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trop tard, longtemps apres la sortie des classes. L'impression
du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans
le brouillard, la retraite, tout augmentait mes transes,
mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux
[5]bien tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tete
lourde, pleine de soleil et d'eau, avec des ronflements de
coquillages au fond des oreilles, et deja sur la figure le
rouge du mensonge que j'allais dire.

Car il en fallait un chaque fois pour faire tete a ce
[10]terrible "d'ou viens-tu?" qui m'attendait en travers de la
porte. C'est cet interrogatoire de l'arrivee qui m'epouvantait
le plus. Je devais repondre la, sur le palier, au
pied leve, avoir toujours une histoire prete, quelque
chose a dire, et de si etonnant, de si renversant, que la
[15]surprise coupat court a toutes les questions. Cela me
donnait le temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en
arriver la, rien ne me coutait. J'inventais des sinistres, des
revolutions, des choses terribles, tout un cote de la ville
qui brulait, le pont du chemin de fer s'ecroulant dans la
[20]riviere. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici:

Ce soir-la, j'arrivai tres en retard. Ma mere, qui m'attendait
depuis une grande heure, guettait, debout, en haut
de l'escalier.

"D'ou viens-tu?" me cria-t-elle.

[25]Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tete
d'enfant. Je n'avais rien trouve, rien prepare. J'etais
venu trop vite... Tout a coup il me passa une idee folle.
Je savais la chere femme tres-pieuse, catholique enragee
comme une Romaine, et je lui repondis dans tout
[30]l'essoufflement d'une grande emotion:

"O maman... Si vous saviez!...

--Quoi donc?...Qu'est-ce qu'il y a encore?...

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--Le pape est mort.

--Le pape est mort!..." fit la pauvre mere, et elle
s'appuya toute pale contre la muraille. Je passai vite
dans ma chambre, un peu effraye de mon succes et de
[5]l'enormite du mensonge; pourtant, j'eus le courage de le
soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soiree funebre
et douce; le pere tres-grave, la mere atterree. ..On
causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux;
mais mon escapade s'etait si bien perdue dans la desolation
[10]generale que personne n'y pensait plus.

Chacun citait a l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre
Pie IX; puis, peu a peu, la conversation s'egarait a
travers l'histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII,
qu'elle se souvenait tres-bien d'avoir vu passer dans le
[15]Midi, au fond d'une chaise de poste, entre des gendarmes.
On rappela la fameuse scene avec l'empereur: _Comediante!
...tragediante_!... C'etait bien la centieme fois que je
l'entendais raconter, cette terrible scene, toujours avec
les memes intonations, les memes gestes, et ce stereotype
[20]des traditions de famille qu'on se legue et qui restent la,
pueriles et locales, comme des histoires de couvent.

C'est egal, jamais elle ne m'avait paru si interessante.

Je l'ecoutais avec des soupirs hypocrites, des questions,
un air de faux interet, et tout le temps je me disais:

[25]"Demain matin, en apprenant que le pape n'est pas
mort, ils seront si contents que personne n'aura le courage
de me gronder."

Tout en pensant a cela, mes yeux se fermaient malgre
moi, et j'avais des visions de petits bateaux peints en
[30]bleu, avec des coins de Saone alourdis par la chaleur, et
de grandes pattes d'argyronetes courant dans tous les sens
et rayant l'eau vitreuse, comme des pointes de diamant.

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UN REVEILLON DANS LE MARAIS
CONTE DE NOEL

M. Majeste, fabricant d'eau de Seltz dans le Marais,
vient de faire un petit reveillon chez des amis de la place
Royale, et regagne son logis en fredonnant... Deux
heures sonnent a Saint-Paul. "Comme il est tard!" se
[5]dit le brave homme, et il se depeche; mais le pave glisse,
les rues sont noires, et puis dans ce diable de vieux quartier,
qui date du temps ou les voitures etaient rares, il y a
un tas de tournants, d'encoignures, de bornes devant les
portes a l'usage des cavaliers. Tout cela empeche d'aller
[10]vite, surtout quand on a deja les jambes un peu lourdes,
et les yeux embrouilles par les toasts du reveillon...
Enfin M. Majeste arrive chez lui. Il s'arrete devant un
grand portail orne, ou brille au clair de lune un ecusson,
dore de neuf, d'anciennes armoiries repeintes dont il a fait
[15]marque de fabrique:

HOTEL CI-DEVANT DE NESMOND
MAJESTE JEUNE
FABRICANT D'EAU DE SELTZ

Sur tous les siphons de la fabrique, sur les bordereaux,
[20]les tetes de lettres, s'etalent ainsi et resplendissent les
vieilles armes des Nesmond.

Apres le portail, c'est la cour, une large cour aeree et
claire, qui dans le jour en s'ouvrant fait de la lumiere a
toute la rue. Au fond de la cour, une grande batisse tres
[25]ancienne, des murailles noires, brodees, ouvragees, des
balcons de fer arrondis, des balcons de pierre a pilastres,

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d'immenses fenetres tres-hautes, surmontees de frontons,
de chapiteaux qui s'elevent aux derniers etages comme
autant de petits toits dans le toit, et enfin sur le faite, au
milieu des ardoises, les lucarnes des mansardes, rondes,
[5]coquettes, encadrees de guirlandes comme des miroirs.
Avec cela un grand perron de pierre, ronge et verdi par
la pluie, une vigne maigre qui s'accroche aux murs, aussi
noire, aussi tordue que la corde qui se balance la-haut a
la poulie du grenier, je ne sais quel grand air de vetuste et
[10]de tristesse... C'est l'ancien hotel de Nesmond.

En plein jour, l'aspect de l'hotel n'est pas le meme. Les
mots: Caisse, Magasin, Entree des ateliers eclatent partout
en or sur les vieilles murailles, les font vivre, les
rajeunissent. Les camions des chemins de fer ebranlent
[15]le portail; les commis s'avancent au perron la plume a
l'oreille pour recevoir les marchandises. La cour est
encombree de caisses, de paniers, de paille, de toile
d'emballage. On se sent bien dans une fabrique... Mais avec
la nuit, le grand silence, cette lune d'hiver qui, dans le
[20]fouillis des toits compliques, jette et entremele des ombres,
l'antique maison des Nesmond reprend ses allures seigneuriales.
Les balcons sont en dentelle; la cour d'honneur
s'agrandit, et le vieil escalier, qu'eclairent des jours
inegaux, vous a des recoins de cathedrale, avec des niches
[25]vides et des marches perdues qui ressemblent a des autels.

Cette nuit-la surtout, M. Majeste trouve a sa maison
un aspect singulierement grandiose. En traversant la
cour deserte, le bruit de ses pas l'impressionne. L'escalier
lui parait immense, surtout tres lourd a monter. C'est le
[30]reveillon sans doute... Arrive au premier etage, il
s'arrete pour respirer, et s'approche d'une fenetre. Ce
que c'est que d'habiter une maison historique! M. Majeste

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n'est pas poete, oh! non; et pourtant, en regardant cette
belle cour aristocratique, ou la lune etend une nappe de
lumiere bleue, ce vieux logis de grand seigneur qui a si
bien l'air de dormir avec ses toits engourdis sous leur
[5]capuchon de neige, il lui vient des idees de l'autre monde:

"Hein?... tout de meme, si les Nesmond revenaient..."

A ce moment, un grand coup de sonnette retentit. Le
portail s'ouvre a deux battants, si vite, si brusquement,
que le reverbere s'eteint; et pendant quelques minutes il
[10]se fait la-bas, dans l'ombre de la porte, un bruit confus de
frolements, de chuchotements. On se dispute, on se
presse pour entrer. Voici des valets, beaucoup de valets,
des carrosses tout en glaces miroitant au clair de lune,
des chaises a porteurs balancees entre deux torches qui
[15]s'avivent au courant d'air du portail. En rien de temps,
la cour est encombree. Mais au pied du perron, la confusion
cesse. Des gens descendent des voitures, se saluent,
entrent en causant comme s'ils connaissaient la
maison. Il y a la, sur ce perron, un froissement de soie,
[20]cliquetis d'epees. Rien que des chevelures blanches,
alourdies et mates de poudre; rien que des petites voix
claires, un peu tremblantes, des petits rires sans timbre,
des pas legers. Tous ces gens ont l'air d'etre vieux, vieux.
Ce sont des yeux effaces, des bijoux endormis, d'anciennes
[25]soies brochees, adoucies de nuances changeantes, que la
lumiere des torches fait briller d'un eclat doux; et sur
tout cela flotte un petit nuage de poudre, qui monte des
cheveux echafaudes, roules en boucles, a chacune de ces
jolies reverences, un peu guindees par les epees et les
[30]grands paniers... Bientot toute la maison a l'air d'etre
hantee. Les torches brillent de fenetre en fenetre, montent
et descendent dans le tournoiement des escaliers, jusqu'aux

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lucarnes des mansardes qui ont leur etincelle de fete et
de vie. Tout l'hotel de Nesmond s'illumine, comme si un
grand coup de soleil couchant avait allume ses vitres.
"Ah! mon Dieu! ils vont mettre le feu!..." se dit M.
[5]Majeste. Et, revenu de sa stupeur, il tache de secouer
l'engourdissement de ses jambes et descend vite dans la
cour, ou les laquais viennent d'allumer un grand feu clair.
M. Majeste s'approche; il leur parle. Les laquais ne lui
repondent pas, et continuent de causer tout bas entre eux,
[10]sans que la moindre vapeur s'echappe de leurs levres dans
l'ombre glaciale de la nuit, M. Majeste n'est pas content,
cependant une chose le rassure, c'est que ce grand feu qui
flambe si haut et si droit est un feu singulier, une flamme
sans chaleur, qui brille et ne brule pas. Tranquillise de
[15]ce cote, le bonhomme franchit le perron et entre dans ses
magasins.

Ces magasins du rez-de-chaussee devaient faire autrefois
de beaux salons de reception. Des parcelles d'or terni
brillent encore a tous les angles. Des peintures
[20]mythologiques tournent au plafond, entourent les glaces, flottent
au-dessus des portes dans des teintes vagues, un peu
ternes, comme le souvenir des annees ecoulees. Malheureusement
il n'y a plus de rideaux, plus de meubles.
Rien que des paniers, de grandes caisses pleines de siphons
[25]a tetes d'etain, et les branches dessechees d'un vieux lilas
qui montent toutes noires derriere les vitres. M. Majeste,
en entrant, trouve son magasin plein de lumiere et de
monde. Il salue, mais personne ne fait attention a lui.
Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent a
[30]minauder ceremonieusement sous leurs pelisses de satin. On
se promene, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces
vieux marquis ont l'air d'etre chez eux. Devant un

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trumeau peint, une petite ombre s'arrete, toute tremblante:
"Dire que c'est moi, et que me voila!" et elle regarde en
souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie,--mince
et rose, avec un croissant au front.

[5]"Nesmond, viens donc voir tes armes!" et tout le monde
rit en regardant le blason des Nesmond qui s'etale sur une
toile d'emballage, avec le nom de Majeste au-dessous.

"Ah! ah! ah!... Majeste!... Il y en a donc encore des
Majestes en France?"

[10]Et ce sont des gaietes sans fin, de petits rires a son de
flute, des doigts en l'air, des bouches qui minaudent...

Tout a coup quelqu'un crie:

"Du champagne! du champagne!

--Mais non...

[15]--Mais si!... si, c'est du champagne... Allons,
comtesse, vite un petit reveillon."

C'est de l'eau de Seltz de M. Majeste qu'ils ont prise
pour du champagne. On le trouve bien un peu evente;
mais bah! on le boit tout de meme; et comme ces pauvres
[20]petites ombres n'ont pas la tete bien solide, peu a peu
cette mousse d'eau~de Seltz les anime, les excite, leur donne
envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins
violons que Nesmond a fait venir commencent un air de
Rameau, tout en triolets, menu et melancolique dans sa
[25]vivacite. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner
lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours
en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits broches,
les souliers a boucles de diamants. Les panneaux eux-memes
semblent revivre en entendant ces anciens airs.
[30]La vieille glace, enfermee dans le mur depuis deux cents
ans, les reconnait aussi, et tout, eraflee, noircie aux angles,
elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur

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image, un peu effacee, comme attendrie d'un regret. Au
milieu de toutes ces elegances, M. Majeste se sent gene.
Il s'est blotti derriere une caisse et regarde...

Petit a petit cependant le jour arrive. Par les portes
[5]vitrees du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut
des fenetres, puis tout un cote du salon. A mesure que
la lumiere vient, les figures s'effacent, se confondent.
Bientot M. Majeste ne voit plus que deux petits violons
attardes dans un coin, et que le jour evapore en les
[10]touchant. Dans la cour, il apercoit encore, mais si vague, la
forme d'une chaise a porteurs, une tete poudree semee
d'emeraudes, les dernieres etincelles d'une torche que les
laquais ont jetee sur le pave, et qui se melent avec le feu
des roues d'une voiture de roulage entrant a grand bruit
par le portail ouvert...

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LA VISION DU JUGE DE COLMAR

Avant qu'il eut prete serment a l'empereur Guillaume,
il n'y avait pas d'homme plus heureux que le petit juge
Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu'il arrivait a
l'audience avec sa toque sur l'oreille, son gros ventre, sa
[5]levre en fleur et ses trois mentons bien poses sur un ruban
de mousseline.

--"Ah! le bon petit somme que je vais faire," avait-il
l'air de se dire en s'asseyant, et c'etait plaisir de le voir
allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son
[10]grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel
il devait d'avoir encore l'humeur egale et le teint clair,
apres trente ans de magistrature assise.

Infortune Dollinger!

C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si
[15]bien dessus, sa place etait si bien faite sur ce coussinet de
moleskine, qu'il a mieux aime devenir Prussien que de
bouger de la. L'empereur Guillaume lui a dit: "Restez
assis, monsieur Dollinger!" et Dollinger est reste assis;
et aujourd'hui le voila conseiller a la cour de Colmar,
[20]rendant bravement la justice au nom de Sa Majeste
berlinoise.

Autour de lui, rien n'est change: c'est toujours le meme
tribunal fane et monotone, la meme salle de catechisme
avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement
[25]d'avocats, le meme demi-jour tombant des hautes fenetres
a rideaux de serge, le meme grand christ poudreux qui

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penche la tete, les bras etendus. En passant a la Prusse,
la cour de Colmar n'a pas deroge: il y a toujours un buste
d'empereur au fond du pretoire... Mais c'est egal!
Dollinger se sent depayse. Il a beau se rouler dans son
[5]fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve plus les
bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui
arrive encore de s'endormir a l'audience, c'est pour faire
des reves epouvantables...

Dollinger reve qu'il est sur une haute montagne, quelque
[10]chose comme le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce
qu'il fait la, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand
fauteuil a ces hauteurs immenses ou l'on ne voit plus rien
que des arbres rabougris et des tourbillons de petites
mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout
[15]frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar.
Un grand soleil rouge se leve de l'autre cote du
Rhin, derriere les sapins de la foret Noire, et, a mesure
que le soleil monte, en bas, dans les vallees de Thann, de
Munster, d'un bout a l'autre de l'Alsace, c'est un roulement
[20]confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et
cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le coeur
serre! Bientot, par la longue route tournante qui grimpe
aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir a
lui un cortege lugubre et interminable, tout le peuple
[25]d'Alsace qui s'est donne rendez-vous a cette passe des
Vosges pour emigrer solennellement.

En avant montent de longs chariots atteles de quatre
boeufs, ces longs chariots a claire-voie que l'on rencontre
tout debordants de gerbes au temps des moissons, et qui
[30]maintenant s'en vont charges de meubles, de hardes,
d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes
armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,

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les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancetres,
vieilles reliques entassees, tirees de leurs coins, dispersant
au vent de la route la sainte poussiere des foyers. Des
maisons entieres partent dans ces chariots. Aussi
[5]n'avancent-ils qu'en gemissant, et les boeufs les tirent avec
peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces
parcelles de terre seche restees aux herses, aux charrues,
aux pioches, aux rateaux, rendant la charge encore plus
lourde, faisaient de ce depart un deracinement. Derriere
[10]se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout age,
depuis les grands vieux a tricorne qui s'appuient en
tremblant sur des batons, jusqu'aux petits blondins frises,
vetus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis
l'aieule paralytique que de fiers garcons portent sur leurs
[15]epaules, jusqu'aux enfants de lait que les meres serrent
contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes,
ceux qui seront les soldats de l'annee prochaine et ceux
qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputes
qui se trainent sur des bequilles, des artilleurs haves,
[20]extenues, ayant encore dans leurs uniformes en loque la
moisissure des casemates de Spandau; tout cela defile
fierement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar
est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se
detourne avec une terrible expression de colere et de
[25]degout...

Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir;
mais impossible. Son fauteuil est incruste dans la
montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans
son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est la comme au
[30]pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte
se vit de plus loin... Et le defile continue, village par
village, ceux de la frontiere suisse menant d'immenses

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troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de
fer dans des wagons a minerais. Puis les villes arrivent,
tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands,
les ourdisseurs, les bourgeois, les pretres, les rabbins, les
[5]magistrats, des robes noires, des robes rouges. ..Voila le
tribunal de Colmar, son vieux president en tete. Et
Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure,
mais ses mains sont paralysees; de fermer les yeux,
mais ses paupieres restent immobiles et droites. Il faut
[10]qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des
regards de mepris que ses collegues lui jettent en
passant...

Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais
ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens
[15]dans cette foule, et que pas un n'a l'air de le reconnaitre.
Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant
la tete. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'a
son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours
sans seulement le regarder. Seul, son vieux president
[20]s'est arrete une minute pour lui dire a voix basse:

"Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas la, mon
ami..."

Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle,
et le cortege defile pendant des heures; et lorsqu'il
[25]s'eloigne au jour tombant, toutes ces belles vallees pleines
de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace
entiere est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar
qui reste la-haut, cloue sur son pilori, assis et
inamovible...

[30]...Soudain la scene change. Des ifs, des croix noires,
des rangees de tombes, une foule en deuil. C'est le

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cimetiere de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes
les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger
vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu
faire, la mort s'en est chargee. Elle a devisse de son rond
[5]de cuir le magistrat inamovible, et couche tout de son
long l'homme qui s'entetait a rester assis...

Rever qu'on est mort et se pleurer soi-meme, il n'y a
pas de sensation plus horrible. Le coeur navre, Dollinger
assiste a ses propres funerailles; et ce qui le desespere
[10]encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense
qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas
un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens!
Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des
magistrats prussiens qui menent le deuil, et les discours
[15]qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens,
et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide
est de la terre prussienne, helas!

Tout a coup la foule s'ecarte, respectueuse; un magnifique
cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau
[20]quelque chose qui a l'air d'une grande couronne
d'immortelles. Tout autour on dit:

"Voila Bismarck...voila Bismarck..." Et le juge de
Colmar pense avec tristesse:

"C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur
[25]le comte, mais si j'avais la mon petit Michel..."

Un immense eclat de rire l'empeche d'achever, un rire
fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.

"Qu'est-ce qu'ils ont donc?" se demande le juge epouvante.
Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond
[30]de cuir que M. de Bismarck vient de deposer religieusement
sur sa tombe avec cette inscription en entourage
dans la moleskine:

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AU JUGE DOLLINGER
HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE
SOUVENIRS ET REGRETS

D'un bout a l'autre du cimetiere, tout le monde rit, tout
[5]le monde se tord, et cette grosse gaiete prussienne resonne
jusqu'au fond du caveau, ou le mort pleure de honte,
ecrase sous un ridicule eternel...

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ERCKMANN-CHATRIAN

LA MONTRE DU DOYEN

I
Le jour d'avant la Noel 1832, mon ami Wilfrid, sa
contre-basse en sautoir, et moi mon violon sous le bras,
nous allions de la Foret Noire a Heidelberg. Il faisait un
temps de neige extraordinaire; aussi loin que s'etendaient
[5]nos regards sur l'immense plaine deserte, nous ne decouvrions
plus de trace de route, de chemin, ni de sentier.
La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance
monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre echine,
ses longues jambes de heron etendues, la visiere de sa
[10]petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant
moi, fredonnant je ne sais quelle joyeuse chanson. J'emboitais
le pas, ayant de la neige jusqu'aux genoux, et je
sentais la melancolie me gagner insensiblement.

Les hauteurs de Heidelberg commencaient a poindre
[15]tout au bout de l'horizon, et nous esperions arriver avant
la nuit close, lorsque nous entendimes un cheval galoper
derriere nous. Il etait alors environ cinq heures du soir,
et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air
grisatre. Bientot le cavalier fut a vingt pas. Il ralentit
[20]sa marche, nous observant du coin de l'oeil; de notre part,
nous l'observions aussi.

Figurez-vous un gros homme roux de barbe et de
cheveux, coiffe d'un superbe tricorne, la capote brune,
recouverte d'une pelisse de renard flottante, les mains

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enfoncees dans des gants fourres remontant jusqu'aux
coudes: quelque echevin ou bourgmestre a large panse,
une belle valise etablie sur la croupe de son vigoureux
roussin. Bref, un veritable personnage.

[5]"He! he! mes garcons, fit-il en sortant une de ses grosses
mains des moufles suspendues a sa rhingrave, nous allons
a Heidelberg, sans doute, pour faire de la musique?"

Wilfrid regarda le voyageur de travers et repondit
brusquement:

[10]"Cela vous interesse, monsieur?

--Eh! oui... J'aurais un bon conseil a vous donner.

--Un conseil?

--Mon Dieu... Si vous le voulez bien."

Wilfrid allongea le pas sans repondre, et, de mon cote,
[15]je m'apercus que le voyageur avait exactement la mine
d'un gros chat: les oreilles ecartees de la tete, les paupieres
demi-closes, les moustaches ebouriffees, l'air tendre et
paterne.

"Mon cher ami, reprit-il en s'adressant a moi, franchement,
[20]vous feriez bien de reprendre la route d'ou vous
venez.

--Pourquoi, monsieur?

--L'illustre maestro Pimenti, de Novare, vient d'annoncer
un grand concert a Heidelberg pour Noel; toute
[25]la ville y sera, vous ne gagnerez pas un kreutzer."

Mais Wilfrid, se retournant de mauvaise humeur, lui
repliqua:

"Nous nous moquons de votre maestro et de tous les
Pimenti du monde. Regardez ce jeune homme, regardez-le
[30]bien! Ca n'a pas encore un brin de barbe au menton; ca
n'a jamais joue que dans les petits _bouchons_ de la Foret
Noire pour faire danser les _bourengredel_ et les

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charbonnieres. Eh bien, ce petit bonhomme, avec ses longues
boucles blondes et ses grands yeux bleus, defie tous vos
charlatans italiens; sa main gauche renferme des tresors
de melodie, de grace et de souplesse... Sa droite a le plus
[5]magnifique coup d'archet que le Seigneur-Dieu daigne
accorder parfois aux pauvres mortels, dans ses moments
de bonne humeur.

--Eh! eh! fit l'autre, en verite?

--C'est comme je vous le dis," s'ecria Wilfrid, se
[10]remettant a courir, en soufflant dans ses doigts rouges.

Je crus qu'il voulait se moquer du voyageur, qui nous
suivait toujours au petit trot.

Nous fimes ainsi plus d'une demi-lieue en silence. Tout
a coup l'inconnu, d'une voix brusque, nous dit:

[15]"Quoi qu'il en soit de votre merite, retournez dans la
Foret Noire; nous avons assez de vagabonds a Heidelberg,
sans que vous veniez en grossir le nombre... Je vous
donne un bon conseil, surtout dans les circonstances
presentes... Profitez-en!"

[20]Wilfrid indigne allait lui repondre, mais il avait pris le
galop et traversait deja la grande avenue de l'Electeur.
Une immense file de corbeaux: venaient de s'elever dans la
plaine, et semblaient suivre le gros homme, en remplissant
le ciel de leurs clameurs.

[25]Nous arrivames a Heidelberg vers sept heures du soir,
et nous vimes, en effet, l'affiche magnifique de Pimenti sur
toutes les murailles de la ville: "Grand concerto, solo, etc."

Dans la soiree meme, en parcourant les brasseries des
theologiens et des philosophes, nous rencontrames plusieurs
[30]musiciens de la Foret Noire, de vieux camarades, qui nous
engagerent dans leur troupe. Il y avait le vieux Bremer,
le violoncelliste; ses deux fils Ludwig et Karl, deux bons

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seconds violons; Heinrich Siebel, la clarinette; la grande
Berthe avec sa harpe; puis Wilfrid et sa contre-basse, et
moi comme premier violon.

Il fut arrete que nous irions ensemble, et qu'apres la
[5]Noel, nous partagerions en freres. Wilfrid avait deja
loue, pour nous deux, une chambre au sixieme etage de
la petite auberge du _Pied-de-Mouton_, a quatre kreutzers
la nuit. A proprement parler, ce n'etait qu'un grenier;
mais heureusement il y avait un fourneau de tole, et nous
[10]y fimes du feu pour nous secher.

Comme nous etions assis tranquillement a rotir des
marrons et a boire une cruche de vin, voila que la petite
Annette, la fille d'auberge, en petite jupe coquelicot et
cornette de velours noir, les joues vermeilles, les levres roses
[15]comme un bouquet de cerises... Annette monte l'escalier
quatre a quatre, frappe a la porte, et vient se jeter dans,
mes bras, toute rejouie.

Je connaissais cette jolie petite depuis longtemps, nous
etions du meme village, et puisqu'il faut tout vous dire, ses
[20]yeux petillants, son air espiegle m'avaient captive le coeur.

"Je viens causer un instant avec toi, me dit-elle, en
s'asseyant sur un escabeau. Je t'ai vu monter tout a
l'heure, et me voila!"

Elle se mit alors a babiller, me demandant des nouvelles
[25]de celui-ci, de celui-la, enfin de tout le village: c'etait a
peine si j'avais le temps de lui repondre. Parfois elle
s'arretait et me regardait avec une tendresse inexprimable.
Nous serions restes la jusqu'au lendemain, si la mere Gredel
Dick ne s'etait mise a crier dans l'escalier:

[30]"Annette! Annette! viendras-tu?

--Me voila, madame, me voila!" fit la pauvre enfant, se
levant toute surprise. Elle me donna une petite tape sur

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la joue et s'elanca vers la porte; mais au moment de sortir
elle s'arreta:

"Ah! s'ecria-t-elle en revenant, j'oubliais de vous dire;
avez-vous appris?

[5]--Quoi donc?

--La mort de notre pro-recteur Zahn!

--Et que nous importe cela?

--Oui, mais prenez garde, prenez garde, si vos papiers
ne sont pas en regle. Demain a huit heures, on viendra
[10]vous les demander. On arrete tant de monde, tant de
monde depuis quinze jours! Le pro-recteur a ete assassine
dans la bibliotheque du cloitre Saint-Christophe hier
soir. La semaine derniere on a pareillement assassine le
vieux sacrificateur Ulmet Elias, de la rue des Juifs!
[15]Quelques jours avant, on a tue la vieille Christina Haas et le
marchand d'agates Seligmann! Ainsi, mon pauvre Kasper,
fit-elle tendrement, veille bien sur toi, et que tous vos
papiers soient en ordre."

Tandis qu'elle parlait, on criait toujours d'en bas:
[20]"Annette! Annette! viendras-tu? Oh! la malheureuse,
qui me laisse toute seule!"

Et les cris des buveurs s'entendaient aussi, demandant
du vin, de la biere, du jambon, des saucisses. Il fallut
bien partir. Annette descendit en courant comme elle
[25]etait venue, et repondant de sa voix douce:

"Mon Dieu!... mon Dieu!... qu'y a-t-il donc, madame,
pour crier de la sorte?... Ne croirait-on pas que le feu est
dans la maison!..."

Wilfrid alla refermer la porte, et, ayant repris sa place,
[30]nous nous regardames, non sans quelque inquietude.

"Voila de singulieres nouvelles, dit-il... Au moins tes
papiers sont-ils en regle?

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--Sans doute."

Et je lui fis voir mon livret.

"Bon, le mien est la... Je l'ai fait viser avant de partir
...Mais c'est egal, tous ces meurtres ne nous annoncent
[5]rien de bon... Je crains que nous ne fassions pas nos
affaires ici... Bien des familles sont dans le deuil... et
d'ailleurs les ennuis, les inquietudes...

--Bah! tu vois tout en noir," lui dis-je.

Nous continuames a causer de ces evenements etranges
[10]jusque passe minuit. Le feu de notre petit poele eclairait
toute la chambre. De temps en temps une souris attiree
par la chaleur glissait comme une fleche le long du mur.
On entendait le vent s'engouffrer dans les hautes cheminees
et balayer la poussiere de neige des gouttieres. Je songeais
[15]a Annette. Le silence s'etait retabli.

Tout a coup Wilfrid, otant sa veste, s'ecria:

"Il est temps de dormir... Mets encore une buche au
fourneau et couchons-nous.

--Oui, c'est ce que nous avons de mieux a faire."

[20]Ce disant, je tirai mes bottes, et deux minutes apres
nous etions etendus sur la paillasse, la couverture tiree
jusqu'au menton, un gros rondin sous la tete pour oreiller.
Wilfrid ne tarda point a s'endormir. La lumiere du petit
poele allait et venait... Le vent redoublait au dehors...
[25]et, tout en revant, je m'endormis a mon tour comme un
bienheureux.

Vers deux heures du matin je fus eveille par un bruit
inexplicable; je crus d'abord que c'etait un chat courant
sur les gouttieres; mais ayant mis l'oreille contre les
[30]bardeaux, mon incertitude ne fut pas longue: quelqu'un
marchait sur le toit.

Je poussai Wilfrid du coude pour l'eveiller.

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"Chut!" fit-il en me serrant la main.

Il avait entendu comme moi. La flamme jetait alors
ses dernieres lueurs, qui se debattaient contre la muraille


 


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