De la Terre  la Lune
by
Jules Verne

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Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de
chasse  syst
me et  balles explosives; de plus, de la
poudre et du plomb en tr
s grande quantit.

.On ne sait pas  qui on aura affaire, disait Michel Ardan.
Hommes ou btes peuvent trouver mauvais que nous allions
leur rendre visite! Il faut donc prendre ses prcautions./

Du reste, les instruments de dfense personnelle taient
accompagns de pics, de pioches, de scies  main et autres
outils indispensables, sans parler des vtements convenables
 toutes les tempratures, depuis le froid des rgions
polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expdition un
certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les
esp
ces, car il ne voyait pas la ncessit d'acclimater dans
la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres
btes malfaisantes.

.Non, disait-il  Barbicane, mais quelques btes de somme,
boeuf ou vache, ne ou cheval, feraient bien dans le paysage
et nous seraient d'une grande utilit./

.J'en conviens, mon cher Ardan, rpondait le prsident du
Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de
No. Il n'en a ni la capacit ni la destination. Ainsi
restons dans les limites du possible./

Enfin, apr
s de longues discussions, il fut convenu que les
voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne
de chasse appartenant  Nicholl et un vigoureux terre-neuve
d'une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les
plus utiles furent mises au nombre des objets
indispensables. Si l'on et laiss faire Michel Ardan, il
aurait emport aussi quelques sacs de terre pour les y
semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui
furent soigneusement envelopps d'un tui de paille et
placs dans un coin du projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il
fallait prvoir le cas o l'on accosterait une portion de la
Lune absolument strile. Barbicane fit si bien qu'il
parvint  en prendre pour une anne. Mais il faut ajouter,
pour n'tonner personne, que ces vivres consist
rent en
conserves de viandes et de lgumes rduits  leur plus
simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et
qu'ils renfermaient une grande quantit d'lments
nutritifs; ils n'taient pas tr
s varis, mais il ne fallait
pas se montrer difficile dans une pareille expdition. Il y
avait aussi une rserve d'eau-de-vie pouvant s'lever 
cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet,  la suite des derni
res
observations des astronomes, personne ne mettait en doute la
prsence d'une certaine quantit d'eau  la surface de la
Lune. Quant aux vivres, il et t insens de croire que
des habitants de la Terre ne trouveraient pas  se nourrir
l-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute  cet
gard. S'il en avait eu, il ne se serait pas dcid 
partir.

.D'ailleurs, dit-il un jour  ses amis, nous ne serons pas
compl
tement abandonns de nos camarades de la Terre, et ils
auront soin de ne pas nous oublier./

.Non, certes,/ rpondit J.-T. Maston.

.Comment l'entendez-vous?/ demanda Nicholl.

.Rien de plus simple, rpondit Ardan. Est-ce que la
Columbiad ne sera pas toujours l? Eh bien! toutes les
fois que la Lune se prsentera dans des conditions
favorables de znith, sinon de prige, c'est--dire une
fois par an  peu pr
s, ne pourra-t-on pas nous envoyer des
obus chargs de vivres, que nous attendrons  jour fixe? /

.Hurrah! hurrah! s'cria J.-T. Maston en homme qui avait
son ide; voil qui est bien dit! Certainement, mes braves
amis, nous ne vous oublierons pas!/

.J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons
rguli
rement des nouvelles du globe, et, pour notre compte,
nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de
communiquer avec nos bons amis de la Terre!/

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel
Ardan, avec son air dtermin, son aplomb superbe, et
entra n tout le Gun-Club  sa suite. Ce qu'il disait
paraissait simple, lmentaire, facile, d'un succ
s assur,
et il aurait fallu vritablement tenir d'une faon mesquine
 ce misrable globe terraqu pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur expdition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent t disposs dans le
projectile, l'eau destine  faire ressort fut introduite
entre ses cloisons, et le gaz d'clairage refoul dans son
rcipient. Quant au chlorate de potasse et  la potasse
caustique, Barbicane, craignant des retards imprvus en
route, en emporta une quantit suffisante pour renouveler
l'oxyg
ne et absorber l'acide carbonique pendant deux mois.
Un appareil extrmement ingnieux et fonctionnant
automatiquement se chargeait de rendre  l'air ses qualits
vivifiantes et de le purifier d'une faon compl
te. Le
projectile tait donc prt, et il n'y avait plus qu' le
descendre dans la Columbiad. Opration, d'ailleurs, pleine
de difficults et de prils.

L'norme obus fut amen au sommet de Stone's-Hill. L, des
grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu
au-dessus du puits de mtal.

Ce fut un moment palpitant. Que les cha nes vinssent 
casser sous ce poids norme, et la chute d'une pareille
masse et certainement dtermin l'inflammation du
fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures apr
s, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'me du canon,
reposait sur sa couche de pyroxyle, un vritable dredon
fulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer
plus fortement la charge de la Columbiad.

.J'ai perdu /, dit le capitaine en remettant au prsident
Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un
compagnon de voyage; mais il dut cder devant l'obstination
de Nicholl, que tenait  remplir tous ses engagements avant
de quitter la Terre.

.Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose  vous
souhaiter, mon brave capitaine./

.Laquelle?/ demanda Nicholl.

.C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette
faon, nous serons srs de ne pas rester en route./




XXVI

FEU!


Le premier jour de dcembre tait arriv, jour fatal, car si
le dpart du projectile ne s'effectuait pas le soir mme, 
dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, plus de dix-huit ans s'couleraient avant que la Lune
se reprsentt dans ces mmes conditions simultanes de
znith et de prige.

Le temps tait magnifique; malgr les approches de l'hiver,
le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve
cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner
pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui prcda ce
jour si impatiemment dsir! Que de poitrines furent
oppresses par le pesant fardeau de l'attente! Tous les
coeurs palpit
rent d'inquitude, sauf le coeur de Michel
Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son
affairement habituel, mais rien ne dnonait en lui une
proccupation inaccoutume. Son sommeil avait t paisible,
le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'afft d'un
canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies
qui s'tendent  perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous
les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de
nouveaux curieux; cette immigration prit bientt des
proportions fabuleuses, et, suivant les relevs du
_Tampa-Town Observer_, pendant cette mmorable journe, cinq
millions de spectateurs foul
rent du pied le sol de la
Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule
bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements
d'une ville qui s'est appele depuis Ardan's-Town. Des
baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes
hrissaient la plaine, et ces habitations phm
res
abritaient une population assez nombreuse pour faire envie
aux plus grandes cits de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des reprsentants;
tous les dialectes du monde s'y parlaient  la fois. On et
dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de
la tour de Babel. L, les diverses classes de la socit
amricaine se confondaient dans une galit absolue.
Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, ngociants, bateliers,
magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gne primitif. Les
croles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de
l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les
Virginiens lgants et hautains donnaient la rplique aux
trappeurs  demi sauvages des Lacs et aux marchands de
boeufs de Cincinnati. Coiffs du chapeau de castor blanc 
larges bord, ou du panama classique, vtus de pantalons en
cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, draps dans leurs
blouses lgantes de toile crue, chausss de bottines aux
couleurs clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de
batiste et faisaient tinceler  leur chemise,  leurs
manchettes,  leurs cravates,  leurs dix doigts, voire mme
 leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'pingles,
de brillants, de cha nes, de boucles, de breloques, dont le
haut prix galait le mauvais got. Femmes, enfants,
serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes,
accompagnaient, suivaient, prcdaient, entouraient ces
maris, ces p
res, ces ma tres, qui ressemblaient  des chefs
de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se
prcipiter sur les mets particuliers aux tats du Sud et
dvorer, avec un apptit menaant pour l'approvisionnement
de la Floride, ces aliments qui rpugneraient  un estomac
europen, tels que grenouilles fricasses, singes 
l'touffe, .fish-chowder [Mets compos de poissons
divers.]/, sarigue rtie, opossum saignant, ou grillades de
racoon.

Mais aussi quelle srie varie de liqueurs ou de boissons
venait en aide  cette alimentation indigeste! Quels cris
excitants, quelles vocifrations engageantes retentissaient
dans les bar-rooms ou les tavernes ornes de verres, de
chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes
invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de
paquets de paille!

.Voil le julep  la menthe!/ criait l'un de ces dbitants
d'une voix retentissante.

.Voici le sangaree au vin de Bordeaux!/ rpliquait un autre
d'un ton glapissant.

.Et du gin-sling!/ rptait celui-ci.

.Et le cocktail! le brandy-smash!/ criait celui-l.

.Qui veut goter le vritable mint-julep,  la derni
re
mode?/ s'criaient ces adroits marchands en faisant passer
rapidement d'un verre  l'autre, comme un escamoteur fait
d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la
glace pile, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui
composent cette boisson rafra chissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adresses aux gosiers
altrs sous l'action brlante des pices se rptaient, se
croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant
tapage. Mais ce jour-l, ce premier dcembre, ces cris
taient rares. Les dbitants se fussent vainement enrous 
provoquer les chalands. Personne ne songeait ni  manger ni
 boire, et,  quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur
lunch accoutum! Symptme plus significatif encore, la
passion violente de l'Amricain pour les jeux tait vaincue
par l'motion. A voir les quilles du tempins couches sur
le flanc, les ds du creps dormant dans leurs cornets, la
roulette immobile, le cribbage abandonn, les cartes du
whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enfermes dans leurs enveloppes
intactes, on comprenait que l'vnement du jour absorbait
tout autre besoin et ne laissait place  aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme
celle qui prc
de les grandes catastrophes, courut parmi
cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise rgnait
dans les esprits, une torpeur pnible, un sentiment
indfinissable qui serrait le coeur. Chacun aurait voulu
.que ce ft fini/.

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa
brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs
millions de hurrahs salu
rent son apparition. Elle tait
exacte au rendez-vous. Les clameurs mont
rent jusqu'au
ciel; les applaudissements clat
rent de toutes parts,
tandis que la blonde Phoeb brillait paisiblement dans un
ciel admirable et caressait cette foule enivre de ses
rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrpides voyageurs. A
leur aspect les cris redoubl
rent d'intensit. Unanimement,
instantanment, le chant national des tats-Unis s'chappa
de toutes les poitrines haletantes, et le _Yankee doodle_,
repris en choeur par cinq millions d'excutants, s'leva
comme une tempte sonore jusqu'aux derni
res limites de
l'atmosph
re.

Puis, apr
s cet irrsistible lan, l'hymne se tut, les
derni
res harmonies s'teignirent peu  peu, les bruits se
dissip
rent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de
cette foule si profondment impressionne. Cependant, le
Franais et les deux Amricains avaient franchi l'enceinte
rserve autour de laquelle se pressait l'immense foule.
Ils taient accompagns des membres du Gun-Club et des
dputations envoyes par les observatoires europens.
Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses
derniers ordres. Nicholl, les l
vres serres, les mains
croises derri
re le dos, marchait d'un pas ferme et mesur.
Michel Ardan, toujours dgag, vtu en parfait voyageur, les
gutres de cuir aux pieds, la gibeci
re au ct, flottant
dans ses vastes vtements de velours marron, le cigare  la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignes
de main avec une prodigalit princi
re. Il tait
intarissable de verve, de gaiet, riant, plaisantant,
faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot
.Franais/, et, qui pis est, .Parisien/ jusqu' la derni
re
seconde.

Dix heures sonn
rent. Le moment tait venu de prendre place
dans le projectile; la manoeuvre ncessaire pour y
descendre, la plaque de fermeture  visser, le dgagement
des grues et des chafaudages penchs sur la gueule de la
Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait rgl son chronom
tre  un dixi
me de
seconde pr
s sur celui de l'ingnieur Murchison, charg de
mettre le feu aux poudres au moyen de l'tincelle
lectrique; les voyageurs enferms dans le projectile
pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant prcis de leur dpart.

Le moment des adieux tait donc arriv. La sc
ne fut
touchante; en dpit de sa gaiet fbrile, Michel Ardan se
sentit mu. J.-T. Maston avait retrouv sous ses paupi
res
s
ches une vieille larme qu'il rservait sans doute pour
cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et
brave prsident.

.Si je partais? dit-il, il est encore temps!/

.Impossible, mon vieux Maston/, rpondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route
taient installs dans le projectile, dont ils avaient viss
intrieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la
Columbiad, enti
rement dgage, s'ouvrait librement vers le
ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan taient dfinitivement
murs dans leur wagon de mtal.

Qui pourrait peindre l'motion universelle, arrive alors 
son paroxysme?

La lune s'avanait sur un firmament d'une puret limpide,
teignant sur son passage les feux scintillants des toiles;
elle parcourait alors la constellation des Gmeaux et se
trouvait presque  mi-chemin de l'horizon et du znith.
Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en
avant du but, comme le chasseur vise en avant du li
vre
qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette sc
ne. Pas un
souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les
poitrines! Les coeurs n'osaient plus battre. Tous les
regards effars fixaient la gueule bante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronom
tre.
Il s'en fallait  peine de quarante secondes que l'instant
du dpart ne sonnt, et chacune d'elles durait un si
cle.

A la vingti
me, il y eut un frmissement universel, et il
vint  la pense de cette foule que les audacieux voyageurs
enferms dans le projectile comptaient aussi ces terribles
secondes! Des cris isols s'chapp
rent:

.Trente-cinq! -- trente-six! -- trente-sept! --
trente-huit! -- trente-neuf! -- quarante! Feu!!!/

Aussitt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de
l'appareil, rtablit le courant et lana l'tincelle
lectrique au fond de la Columbiad.

Une dtonation pouvantable, inou e, surhumaine, dont rien
ne saurait donner une ide, ni les clats de la foudre, ni
le fracas des ruptions, se produisit instantanment. Une
immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme
d'un crat
re. La terre se souleva, et c'est  peine si
quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile
fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs
flamboyantes.




XXVII

TEMPS COUVERT


Au moment o la gerbe incandescente s'leva vers le ciel 
une prodigieuse hauteur, cet panouissement de flammes
claira la Floride enti
re, et, pendant un instant
incalculable, le jour se substitua  la nuit sur une tendue
considrable de pays. Cet immense panache de feu fut aperu
de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et
plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce mtore gigantesque.

La dtonation de la Columbiad fut accompagne d'un vritable
tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque
dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilats par la
chaleur, repouss
rent avec une incomparable violence les
couches atmosphriques, et cet ouragan artificiel, cent fois
plus rapide que l'ouragan des temptes, passa comme une
trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'tait rest debout; hommes, femmes,
enfants, tous furent couchs comme des pis sous l'orage; il
y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes
gravement blesses, et J.-T. Maston, qui, contre toute
prudence, se tenait trop en avant, se vit rejet  vingt
toises en arri
re et passa comme un boulet au-dessus de la
tte de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
demeur
rent momentanment sourdes et comme frappes de
stupeur.

Le courant atmosphrique, apr
s avoir renvers les
baraquements, culbut les cabanes, dracin les arbres dans
un rayon de vingt milles, chass les trains du railway
jusqu' Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche,
et dtruisit une centaine de maisons, entre autres l'glise
Saint-Mary, et le nouvel difice de la Bourse, qui se
lzarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des btiments
du port, choqus les uns contre les autres, coul
rent  pic,
et une dizaine de navires, mouills en rade, vinrent  la
cte, apr
s avoir cass leurs cha nes comme des fils de
coton.

Mais le cercle de ces dvastations s'tendit plus loin
encore, et au-del des limites des tats-Unis. L'effet du
contrecoup, aid des vents d'ouest, fut ressenti sur
l'Atlantique  plus de trois cents milles des rivages
amricains. Une tempte factice, une tempte inattendue,
que n'avait pu prvoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inou e; plusieurs btiments,
saisis dans ces tourbillons pouvantables sans avoir le
temps d'amener, sombr
rent sous voiles, entre autres le
_Childe-Harold_, de Liverpool, regrettable catastrophe qui
devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives
rcriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre
garantie que l'affirmation de quelques indig
nes, une
demi-heure apr
s le dpart du projectile, des habitants de
Gore et de Sierra Leone prtendirent avoir entendu une
commotion sourde, dernier dplacement des ondes sonores,
qui, apr
s avoir travers l'Atlantique, venait mourir sur la
cte africaine.

Mais il faut revenir  la Floride. Le premier instant du
tumulte pass, les blesss, les sourds, enfin la foule
enti
re se rveilla, et des cris frntiques: .Hurrah pour
Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!/
s'lev
rent jusqu'aux cieux. Plusieurs million d'hommes, le
nez en l'air, arms de tlescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions
et les motions, pour ne se proccuper que du projectile.
Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus
l'apercevoir, et il fallait se rsoudre  attendre les
tlgrammes de Long's-Peak. Le directeur de l'Observatoire
de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait  son poste dans les
montagnes Rocheuses, et c'tait  lui, astronome habile et
persvrant, que les observations avaient t confies.

Mais un phnom
ne imprvu, quoique facile  prvoir, et
contre lequel on ne pouvait rien, vint bientt mettre
l'impatience publique  une rude preuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel
assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en tre
autrement, apr
s le terrible dplacement des couches
atmosphriques, et cette dispersion de l'norme quantit de
vapeurs qui provenaient de la dflagration de quatre cent
mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait t
troubl. Cela ne saurait tonner, puisque, dans les combats
sur mer, on a souvent vu l'tat atmosphrique brutalement
modifi par les dcharges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg de
nuages pais, lourd et impntrable rideau jet entre le
ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'tendit
jusqu'aux rgions des montagnes Rocheuses. Ce fut une
fatalit. Un concert de rclamations s'leva de toutes les
parties du globe. Mais la nature s'en mut peu, et
dcidment, puisque les hommes avaient troubl l'atmosph
re
par leur dtonation, ils devaient en subir les consquences.

Pendant cette premi
re journe, chacun chercha  pntrer le
voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines,
et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers
le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le
projectile filait ncessairement alors par la ligne des
antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la
Terre, nuit impntrable et profonde, quand la Lune fut
remonte sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir;
on et dit qu'elle se drobait  dessein aux regards des
tmraires qui avaient tir sur elle. Il n'y eut donc pas
d'observation possible, et les dpches de Long's-Peak
confirm
rent ce fcheux contretemps.

Cependant, si l'exprience avait russi, les voyageurs,
partis le 1er dcembre  dix heures quarante-six minutes et
quarante secondes du soir, devaient arriver le 4  minuit.
Donc, jusqu' cette poque, et comme apr
s tout il et t
bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi
petit que l'obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 dcembre, de huit heures du soir  minuit, il et t
possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu
comme un point noir sur le disque clatant de la Lune. Mais
le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au
paroxysme l'exaspration publique. On en vint  injurier la
Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses
d'ici-bas!

J.-T. Maston, dsespr, partit pour Long's-Peak. Il
voulait observer lui-mme. Il ne mettait pas en doute que
ses amis ne fussent arrivs au terme de leur voyage. On
n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile ft
retomb sur un point quelconque des les et des continents
terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une
chute possible dans les ocans dont le globe est aux trois
quarts couvert.

Le 5, mme temps. Les grands tlescopes du Vieux Monde,
ceux d'Herschell, de Rosse, de Foucault, taient
invariablement braqus sur l'astre des nuits, car le temps
tait prcisment magnifique en Europe; mais la faiblesse
relative de ces instruments empchait toute observation
utile.

Le 6, mme temps. L'impatience rongeait les trois quarts du
globe. On en vint  proposer les moyens les plus insenss
pour dissiper les nuages accumuls dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espra, mais
l'espoir ne fut pas de longue dure, et le soir, les nuages
paissis dfendirent la vote toile contre tous les
regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11,  neuf heures
onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son
dernier quartier. Apr
s ce dlai, elle irait en dclinant,
et, quand mme le ciel serait rassrn, les chances de
l'observation seraient singuli
rement amoindries; en effet,
la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours
dcroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est--dire qu'elle se coucherait et se l
verait avec le
soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible.
Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier,  midi
quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et
commencer les observations.

Les journaux publiaient ces rflexions avec mille
commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il
devait s'armer d'une patience anglique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour
narguer les Amricains. Il fut couvert de hues, et, bless
sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de
ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou,
et l'on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme,
si bien conserv jusqu'alors sous son crne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces pouvantables temptes des rgions
intertropicales se dcha na dans l'atmosph
re. De grands
vents d'est balay
rent les nuages amoncels depuis si
longtemps, et le soir, le disque  demi rong de l'astre des
nuits passa majestueusement au milieu des limpides
constellations du ciel.




XXVIII

UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit mme, la palpitante nouvelle si impatiemment
attendue clata comme un coup de foudre dans les tats de
l'Union, et, de l, s'lanant  travers l'Ocan, elle
courut sur tous les fils tlgraphiques du globe. Le
projectile avait t aperu, grce au gigantesque rflecteur
de Long's-Peak.

Voici la note rdige par le directeur de l'Observatoire de
Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette
grande exprience du Gun-Club.

_Longs's-Peak, 12 dcembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lanc par la Columbiad de Stone's-Hill a t
aperu par MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 dcembre, 
huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune tant
entre dans son dernier quartier.

Ce projectile n'est point arriv  son but. Il a pass 
ct, mais assez pr
s, cependant, pour tre retenu par
l'attraction lunaire.

L, son mouvement rectiligne s'est chang en un mouvement
circulaire d'une rapidit vertigineuse, et il a t entra n
suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est
devenu le vritable satellite.

Les lments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu tre
dtermins. On ne conna t ni sa vitesse de translation, ni
sa vitesse de rotation. La distance qui le spare de la
surface de la Lune peut tre value  deux mille huit cent
trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypoth
ses peuvent se produire et amener
une modification dans l'tat des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les
voyageurs atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile
gravitera autour du disque lunaire jusqu' la fin des
si
cles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais
jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre rsultat
que de doter d'un nouvel astre notre syst
me solaire._

J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce dnouement inattendu! Quelle
situation grosse de myst
res l'avenir rservait aux
investigations de la science! Grce au courage et au
dvouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile
en apparence, d'envoyer un boulet  la Lune, venait d'avoir
un rsultat immense, et dont les consquences sont
incalculables. Les voyageurs, emprisonns dans un nouveau
satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient
du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de
l'astre des nuits, et, pour le premi
re fois, l'oeil pouvait
en pntrer tous les myst
res. Les noms de Nicholl, de
Barbicane, de Michel Ardan, devront donc tre  jamais
cl
bres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances
humaines, se sont audacieusement lancs  travers l'espace,
et ont jou leur vie dans la plus trange tentative des
temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue,
il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et
d'effroi. tait-il possible de venir en aide  ces hardis
habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s'taient
mis en dehors de l'humanit en franchissant les limites
imposes par Dieu aux cratures terrestres. Ils pouvaient
se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
vivres pour un an. Mais apr
s?... Les coeurs les plus
insensibles palpitaient  cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation ft
dsespre. Un seul avait confiance, et c'tait leur ami
dvou, audacieux et solu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile
fut dsormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le
miroir de l'immense rflecteur. D
s que la lune se levait 
l'horizon, il l'encadrait dans le champ du tlescope, il ne
la perdait pas un instant du regard et la suivait assidment
dans sa marche  travers les espaces stellaires; il
observait avec une ternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et vritablement le
digne homme restait en perptuelle communication avec ses
trois amis, qu'il ne dsesprait pas de revoir un jour.

.Nous correspondrons avec eux, disait-il  qui voulait
l'entendre, d
s que les circonstances le permettront. Nous
aurons de leurs nouvelles et ils auront des ntres!
D'ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingnieux. A
eux trois ils emportent dans l'espace toutes les ressources
de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront
d'affaire!/







 


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