De la Terre … la Lune
by
Jules Verne

Part 2 out of 4




"Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars
(--928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez
rien, mes amis, l'argent ne fera pas d‚faut … notre
entreprise, je vous en r‚ponds."

"Il pleuvra dans nos caisses," r‚pliqua J.-T. Maston.

"Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium?" demanda le
pr‚sident.

"Adopt‚," r‚pondirent les trois membres du Comit‚.

"Quant … la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe
peu, puisque, l'atmosphŠre une fois d‚pass‚e, le projectile
se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond,
qui tournera sur lui-mˆme, si cela lui plaŒt, et se
comportera … sa fantaisie."

Ainsi se termina la premiŠre s‚ance du Comit‚; la question
du projectile ‚tait d‚finitivement r‚solue, et J.-T. Maston
se r‚jouit fort de la pens‚e d'envoyer un boulet d'aluminium
aux S‚l‚nites, "ce qui leur donnerait une crƒne id‚e des
habitants de la Terre"!




VIII


L'HISTOIRE DU CANON


Les r‚solutions prises dans cette s‚ance produisirent un
grand effet au-dehors. Quelques gens timor‚s s'effrayaient
un peu … l'id‚e d'un boulet, pesant vingt mille livres,
lanc‚ … travers l'espace. On se demandait quel canon
pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante
… une pareille masse. Le procŠs verbal de la seconde s‚ance
du Comit‚ devait r‚pondre victorieusement … ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club
s'attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et
au bord d'un v‚ritable oc‚an de th‚. La discussion reprit
aussit“t son cours, et, cette fois, sans pr‚ambule.

"Mes chers collŠgues, dit Barbicane, nous allons nous
occuper de l'engin … construire, de sa longueur, de sa
forme, de sa composition et de son poids. Il est probable
que nous arriverons … lui donner des dimensions
gigantesques; mais si grandes que soient les difficult‚s,
notre g‚nie industriel en aura facilement raison. Veuillez
donc m'‚couter, et ne m'‚pargnez pas les objections … bout
portant. Je ne les crains pas!"

Un grognement approbateur accueillit cette d‚claration.

"N'oublions pas, reprit Barbicane, … quel point notre
discussion nous a conduits hier; le problŠme se pr‚sente
maintenant sous cette forme: imprimer une vitesse initiale
de douze mille yards par seconde … un obus de cent huit
pouces de diamŠtre et d'un poids de vingt mille livres.

"Voil… bien le problŠme, en effet," r‚pondit le major
Elphiston.

"Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est
lanc‚ dans l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicit‚
par trois forces ind‚pendantes, la r‚sistance du milieu,
l'attraction de la Terre et la force d'impulsion dont il est
anim‚. Examinons ces trois forces. La r‚sistance du
milieu, c'est-…-dire la r‚sistance de l'air, sera peu
importante. En effet, l'atmosphŠre terrestre n'a que
quarante milles (-- 16 lieues environ). Or, avec une
rapidit‚ de douze mille yards, le projectile l'aura
travers‚e en cinq secondes, et ce temps est assez court pour
que la r‚sistance du milieu soit regard‚e comme
insignifiante. Passons alors … l'attraction de la Terre,
c'est-…-dire … la pesanteur de l'obus. Nous savons que
cette pesanteur diminuera en raison inverse du carr‚ des
distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend:
quand un corps abandonn‚ … lui-mˆme tombe … la surface de la
Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mŠtres 90
centimŠtres dans la premiŠre seconde; … la distance o— se
trouve la Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1"3, ou
590 milliŠmes de ligne.] dans la premiŠre seconde, et si ce
mˆme corps ‚tait transport‚ … deux cent cinquante-sept mille
cent quarante-deux milles, autrement dit, … la distance o—
se trouve la Lune, sa chute serait r‚duite … une demi-ligne
environ dans la premiŠre seconde. C'est presque
l'immobilit‚. Il s'agit donc de vaincre progressivement
cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous?
Par la force d'impulsion."

"Voil… la difficult‚," r‚pondit le major.

"La voil…, en effet, reprit le pr‚sident, mais nous en
triompherons, car cette force d'impulsion qui nous est
n‚cessaire r‚sultera de la longueur de l'engin et de la
quantit‚ de poudre employ‚e, celle-ci n'‚tant limit‚e que
par la r‚sistance de celui-l…. Occupons-nous donc
aujourd'hui des dimensions … donner au canon. Il est bien
entendu que nous pouvons l'‚tablir dans des conditions de
r‚sistance pour ainsi dire infinie, puisqu'il n'est pas
destin‚ … ˆtre manoeuvr‚."

"Tout ceci est ‚vident," r‚pondit le g‚n‚ral.

"Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos
‚normes Columbiads, n'ont pas d‚pass‚ vingt-cinq pieds en
longueur; nous allons donc ‚tonner bien des gens par les
dimensions que nous serons forc‚s d'adopter."

"Eh! sans doute, s'‚cria J.-T. Maston. Pour mon compte, je
demande un canon d'un demi-mille au moins!"

"Un demi-mille!" s'‚criŠrent le major et le g‚n‚ral.

"Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de
moiti‚."

"Allons, Maston, r‚pondit Morgan, vous exag‚rez.

"Non pas! r‚pliqua le bouillant secr‚taire, et je ne sais
vraiment pourquoi vous me taxez d'exag‚ration."

"Parce que vous allez trop loin!"

"Sachez, monsieur, r‚pondit J.-T. Maston en prenant ses
grands airs, sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il
ne peut jamais aller trop loin!"

La discussion tournait aux personnalit‚s, mais le pr‚sident
intervint.

"Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut ‚videmment un
canon d'une grande vol‚e, puisque la longueur de la piŠce
accroŒtra la d‚tente des gaz accumul‚s sous le projectile,
mais il est inutile de d‚passer certaines limites.

"Parfaitement", dit le major.

"Quelles sont les rŠgles usit‚es en pareil cas?
Ordinairement la longueur d'un canon est vingt … vingt-cinq
fois le diamŠtre du boulet, et il pŠse deux cent trente-cinq
… deux cent quarante fois son poids."

"Ce n'est pas assez", s'‚cria J.-T. Maston avec imp‚tuosit‚.

"J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant
cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds
pesant vingt mille livres, l'engin n'aurait qu'une longueur
de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions
deux cent mille livres."

"C'est ridicule, r‚partit J.-T. Maston. Autant prendre un
pistolet!"

"Je le pense aussi, r‚pondit Barbicane, c'est pourquoi je me
propose de quadrupler cette longueur et de construire un
canon de neuf cents pieds."

Le g‚n‚ral et le major firent quelques objections; mais
n‚anmoins cette proposition, vivement soutenue par le
secr‚taire du Gun-Club, fut d‚finitivement adopt‚e.

"Maintenant, dit Elphiston, quelle ‚paisseur donner … ses
parois."

"Une ‚paisseur de six pieds," r‚pondit Barbicane.

"Vous ne pensez sans doute pas … dresser une pareille masse
sur un aff–t?" demanda le major.

"Ce serait pourtant superbe!" dit J.-T. Maston.

"Mais impraticable, r‚pondit Barbicane. Non, je songe …
couler cet engin dans le sol mˆme, … le fretter avec des
cercles de fer forg‚, et enfin … l'entourer d'un ‚pais
massif de ma‡onnerie … pierre et … chaux, de telle fa‡on
qu'il participe de toute la r‚sistance du terrain
environnant. Une fois la piŠce fondue, l'ƒme sera
soigneusement al‚s‚e et calibr‚e, de maniŠre … empˆcher le
vent [C'est l'espace qui existe quelquefois entre le
projectile et l'ƒme de la piŠce.] du boulet; ainsi il n'y
aura aucune d‚perdition de gaz, et toute la force expansive
de la poudre sera employ‚e … l'impulsion.

"Hurrah! hurrah!" dit J.-T. Maston, "nous tenons notre
canon."

"Pas encore!" r‚pondit Barbicane en calmant de la main son
impatient ami.

"Et pourquoi?"

"Parce que nous n'avons pas discut‚ sa forme. Sera-ce un
canon, un obusier ou un mortier?"

"Un canon," r‚pliqua Morgan.

"Un obusier," repartit le major.

"Un mortier!" s'‚cria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
pr‚conisant son arme favorite, lorsque le pr‚sident l'arrˆta
net.

"Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre
Columbiad tiendra de ces trois bouches … feu … la fois. Ce
sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le mˆme
diamŠtre que l'ƒme. Ce sera un obusier, puisqu'il lancera
un obus. Enfin, ce sera un mortier, puisqu'il sera braqu‚
sous un angle de quatre-vingt-dix degr‚s, et que, sans recul
possible, in‚branlablement fix‚ au sol, il communiquera au
projectile toute la puissance d'impulsion accumul‚e dans ses
flancs.

"Adopt‚, adopt‚," r‚pondirent les membres du Comit‚.

"Une simple r‚flexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier
sera-t-il ray‚?"

"Non, r‚pondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse
initiale ‚norme, et vous savez bien que le boulet sort moins
rapidement des canons ray‚s que des canons … ƒme lisse."

"C'est juste."

"Enfin, nous le tenons, cette fois!" r‚p‚ta J.-T. Maston.

"Pas tout … fait encore," r‚pliqua le pr‚sident.

"Et pourquoi?"

"Parce que nous ne savons pas encore de quel m‚tal il sera
fait."

"D‚cidons-le sans retard."

"J'allais vous le proposer."

Les quatre membres du Comit‚ avalŠrent chacun une douzaine
de sandwiches suivis d'un bol de th‚, et la discussion
recommen‡a.

"Mes braves collŠgues, dit Barbicane, notre canon doit ˆtre
d'une grande t‚nacit‚, d'une grande duret‚, infusible … la
chaleur, indissoluble et inoxydable … l'action corrosive des
acides."

"Il n'y a pas de doute … cet ‚gard, r‚pondit le major, et
comme il faudra employer une quantit‚ consid‚rable de m‚tal,
nous n'aurons pas l'embarras du choix."

"Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication
de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici,
c'est-…-dire cent parties de cuivre, douze parties d'‚tain
et six parties de laiton."

"Mes amis, r‚pondit le pr‚sident, j'avoue que cette
composition a donn‚ des r‚sultats excellents; mais, dans
l'espŠce, elle co–terait trop cher et serait d'un emploi
fort difficile. Je pense donc qu'il faut adopter une
matiŠre excellente, mais … bas prix, telle que la fonte de
fer. N'est-ce pas votre avis, major?"

"Parfaitement," r‚pondit Elphiston.

"En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer co–te dix fois
moins que le bronze; elle est facile … fondre, elle se coule
simplement dans des moules de sable, elle est d'une
manipulation rapide; c'est donc … la fois ‚conomie d'argent
et de temps. D'ailleurs, cette matiŠre est excellente, et
je me
rappelle que pendant la guerre, au siŠge d'Atlanta, des
piŠces en fonte ont tir‚ mille coups chacune de vingt
minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert."

"Cependant, la fonte est trŠs cassante," r‚pondit Morgan.

"Oui, mais trŠs r‚sistante aussi; d'ailleurs, nous
n'‚claterons pas, je vous en r‚ponds."

"On peut ‚clater et ˆtre honnˆte," r‚pliqua sentencieusement
J.-T. Maston.

"videmment, r‚pondit Barbicane. Je vais donc prier notre
digne secr‚taire de calculer le poids d'un canon de fonte
long de neuf cents pieds, d'un diamŠtre int‚rieur de neuf
pieds, avec parois de six pieds d'‚paisseur."

"A l'instant", r‚pondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules
avec une merveilleuse facilit‚, et dit au bout d'une minute:

"Ce canon pŠsera soixante-huit mille quarante tonnes
(--68,040,000 kg).

"Et … deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il
co–tera?..."

"Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars
(--13,608,000 francs)."

J.-T. Maston, le major et le g‚n‚ral regardŠrent Barbicane
d'un air inquiet.

"Eh bien! messieurs, dit le pr‚sident, je vous r‚p‚terai ce
que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne
nous manqueront pas!"

Sur cette assurance de son pr‚sident, le Comit‚ se s‚para,
aprŠs avoir remis au lendemain soir sa troisiŠme s‚ance.



IX


LA QUESTION DES POUDRES


Restait … traiter la question des poudres. Le public
attendait avec anxi‚t‚ cette derniŠre d‚cision. La grosseur
du projectile, la longueur du canon ‚tant donn‚es, quelle
serait la quantit‚ de poudre n‚cessaire pour produire
l'impulsion? Cet agent terrible, dont l'homme a cependant
maŒtris‚ les effets, allait ˆtre appel‚ … jouer son r“le
dans des proportions inaccoutum‚es.

On sait g‚n‚ralement et l'on r‚pŠte volontiers que la poudre
fut invent‚e au XIVe siŠcle par le moine Schwartz, qui paya
de sa vie sa grande d‚couverte. Mais il est … peu prŠs
prouv‚ maintenant que cette histoire doit ˆtre rang‚e parmi
les l‚gendes du Moyen Age. La poudre n'a ‚t‚ invent‚e par
personne; elle d‚rive directement des feux gr‚geois,
compos‚s comme elle de soufre et de salpˆtre. Seulement,
depuis cette ‚poque, ces m‚langes, qui n'‚taient que des
m‚langes fusants, se sont transform‚s en m‚langes d‚tonants.

Mais si les ‚rudits savent parfaitement la fausse histoire
de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance
m‚canique. Or, c'est ce qu'il faut connaŒtre pour
comprendre l'importance de la question soumise au Comit‚.

Ainsi un litre de poudre pŠse environ deux livres (-- 900
grammes [La livre am‚ricaine est de 453 g.]); il produit en
s'enflammant quatre cents litres de gaz, ces gaz rendus
libres, et sous l'action d'une temp‚rature port‚e … deux
mille quatre cents degr‚s, occupent l'espace de quatre mille
litres.
Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits
par sa d‚flagration comme un est … quatre mille. Que l'on
juge alors de l'effrayante pouss‚e de ces gaz lorsqu'ils
sont comprim‚s dans un espace quatre mille fois trop
resserr‚.

Voil… ce que savaient parfaitement les membres du Comit‚
quand le lendemain ils entrŠrent en s‚ance. Barbicane donna
la parole au major Elphiston, qui avait ‚t‚ directeur des
poudres pendant la guerre.

"Mes chers camarades, dit ce chimiste distingu‚, je vais
commencer par des chiffres irr‚cusables qui nous serviront
de base. Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait
avant-hier l'honorable J.-T. Maston en termes si po‚tiques,
n'est chass‚ de la bouche … feu que par seize livres de
poudre seulement."

"Vous ˆtes certain du chiffre?" demanda Barbicane.

"Absolument certain, r‚pondit le major. Le canon Armstrong
n'emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un
projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne
d‚pense que cent soixante livres de poudre pour envoyer …
six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces faits ne
peuvent ˆtre mis en doute, car je les ai relev‚s moi-mˆme
dans les procŠs-verbaux du Comit‚ d'artillerie."

"Parfaitement," r‚pondit le g‚n‚ral.

"Eh bien! reprit le major, voici la cons‚quence … tirer de
ces chiffres, c'est que la quantit‚ de poudre n'augmente pas
avec le poids du boulet: en effet, s'il fallait seize livres
de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d'autres
termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une
quantit‚ de poudre pesant les deux tiers du poids du
projectile, cette proportionnalit‚ n'est pas constante.
Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une
demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de
poudre, cette quantit‚ a ‚t‚ r‚duite … cent soixante livres
seulement.

"O— voulez-vous en venir?" demanda le pr‚sident.

"Si vous poussez votre th‚orie … l'extrˆme, mon cher major,
dit J.-T. Maston, vous arriverez … ceci, que, lorsque votre
boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de
poudre du tout."

"Mon ami Maston est folƒtre jusque dans les choses
s‚rieuses, r‚pliqua le major, mais qu'il se rassure; je
proposerai bient“t des quantit‚s de poudre qui satisferont
son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens … constater
que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le
poids de la poudre a ‚t‚ r‚duit, aprŠs exp‚rience, au
dixiŠme du poids du boulet. "

"Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de d‚cider
la quantit‚ de poudre n‚cessaire pour donner l'impulsion, je
pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature."

"Nous emploierons de la poudre … gros grains, r‚pondit le
major; sa d‚flagration est plus rapide que celle du
pulv‚rin."

"Sans doute, r‚pliqua Morgan, mais elle est trŠs brisante et
finit par alt‚rer l'ƒme des piŠces."

"Bon! ce qui est un inconv‚nient pour un canon destin‚ …
faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad.
Nous ne courons aucun danger d'explosion, il faut que la
poudre s'enflamme instantan‚ment, afin que son effet
m‚canique soit complet."

"On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumiŠres,
de fa‡on … mettre le feu sur divers points … la fois."

"Sans doute, r‚pondit Elphiston, mais cela rendrait la
manoeuvre plus difficile. J'en reviens donc … ma poudre …
gros grains, qui supprime ces difficult‚s."

"Soit," r‚pondit le g‚n‚ral.

"Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman
employait une poudre … grains gros comme des chƒtaignes,
faite avec du charbon de saule simplement torr‚fi‚ dans des
chaudiŠres de fonte. Cette poudre ‚tait dure et luisante,
ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une
grande proportion de l'hydrogŠne et de l'oxygŠne, d‚flagrait
instantan‚ment, et, quoique trŠs brisante, ne d‚t‚riorait
pas sensiblement les bouches … feu."

"Eh bien! il me semble, r‚pondit J.-T. Maston, que nous
n'avons pas … h‚siter, et que notre choix est tout fait."

"A moins que vous ne pr‚f‚riez de la poudre d'or", r‚pliqua
le major en riant, ce qui lui valut un geste mena‡ant du
crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'‚tait tenu en dehors de la
discussion. Il laissait parler, il ‚coutait. Il avait
‚videmment une id‚e. Aussi se contenta-t-il simplement de
dire:

"Maintenant, mes amis, quelle quantit‚ de poudre
proposez-vous?"

Les trois membres du Gun-Club entre-regardŠrent un instant.

"Deux cent mille livres," dit enfin Morgan.

"Cinq cent mille," r‚pliqua le major.

"Huit cent mille livres! " s'‚cria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collŠgue
d'exag‚ration. En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'… la
Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui
donner une force initiale de douze mille yards par seconde.
Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite
par les trois collŠgues.

Il fut enfin rompu par le pr‚sident Barbicane.

"Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars
de ce principe que la r‚sistance de notre canon construit
dans des conditions voulues est illimit‚e. Je vais donc
surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a
‚t‚ timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses
huit cent mille livres de poudre."

"Seize cent mille livres?" fit J.-T. Maston en sautant sur
sa chaise.

"Tout autant."

"Mais alors il faudra en revenir … mon canon d'un demi-mille
de longueur."

"C'est ‚vident," dit le major.

"Seize cent mille livres de poudre, reprit le secr‚taire du
Comit‚, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes
[Un peu moins de 800 mŠtres cubes.] environ; or, comme votre
canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds
cubes [Deux mille mŠtres cubes.], il sera … moiti‚ rempli,
et l'ƒme ne sera plus assez longue pour que la d‚tente des
gaz imprime au projectile une suffisante impulsion."

Il n'y avait rien … r‚pondre. J.-T. Maston disait vrai. On
regarda Barbicane.

"Cependant, reprit le pr‚sident, je tiens … cette quantit‚
de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre
donneront naissance … six milliards de litres de gaz. Six
milliards! Vous entendez bien?"

"Mais alors comment faire?" demanda le g‚n‚ral.

"C'est trŠs simple; il faut r‚duire cette ‚norme quantit‚ de
poudre, tout en lui conservant cette puissance m‚canique."

"Bon! mais par quel moyen?"

"Je vais vous le dire", r‚pondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le d‚vorŠrent des yeux.

"Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener
cette masse de poudre … un volume quatre fois moins
consid‚rable. Vous connaissez tous cette matiŠre curieuse
qui constitue les tissus ‚l‚mentaires des v‚g‚taux, et qu'on
nomme cellulose."

"Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane."

"Cette matiŠre, dit le pr‚sident, s'obtient … l'‚tat de
puret‚ parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton,
qui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier.
Or, le coton, combin‚ avec l'acide azotique … froid, se
transforme en une substance ‚minemment insoluble, ‚minemment
combustible, ‚minemment explosive. Il y a quelques ann‚es,
en 1832, un chimiste fran‡ais, Braconnot, d‚couvrit cette
substance, qu'il appela xylo‹dine. En 1838, un autre
Fran‡ais, Pelouze, en ‚tudia les diverses propri‚t‚s, et
enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie … Bƒle, la
proposa comme poudre de guerre. Cette poudre, c'est le
coton azotique..."

"Ou pyroxyle," r‚pondit Elphiston.

"Ou fulmi-coton," r‚pliqua Morgan.

"Il n'y a donc pas un nom d'Am‚ricain … mettre au bas de
cette d‚couverte?" s'‚cria J.-T. Maston, pouss‚ par un vif
sentiment d'amour-propre national.

"Pas un, malheureusement," r‚pondit le major.

"Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le pr‚sident, je
lui dirai que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent
ˆtre rattach‚s … l'‚tude de la cellulose, car le collodion,
qui est un des principaux agents de la photographie, est
tout simplement du pyroxyle dissous dans l'‚ther additionn‚
d'alcool, et il a ‚t‚ d‚couvert par Maynard, alors ‚tudiant
en m‚decine … Boston."

"Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton!"
s'‚cria le bruyant secr‚taire du Gun-Club.

"Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez
ses propri‚t‚s, qui vont nous le rendre si pr‚cieux; il se
pr‚pare avec la plus grande facilit‚; du coton plong‚ dans
de l'acide azotique fumant [Ainsi nomm‚, parce que, au
contact de l'air humide, il r‚pand d'‚paisses fum‚es
blanchƒtres.], pendant quinze minutes, puis lav‚ … grande
eau, puis s‚ch‚, et voil… tout."

"Rien de plus simple, en effet," dit Morgan.

"De plus, le pyroxyle est inalt‚rable … l'humidit‚, qualit‚
pr‚cieuse … nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour
charger le canon; son inflammabilit‚ a lieu … cent
soixante-dix degr‚s au lieu de deux cent quarante, et sa
d‚flagration est si subite, qu'on peut l'enflammer sur de la
poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre
feu."

"Parfait," r‚pondit le major.

"Seulement il est plus co–teux."

"Qu'importe?" fit J.-T. Maston.

"Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
sup‚rieure … celle de la poudre. J'ajouterai mˆme que, si
l'on y mˆle les huit dixiŠmes de son poids de nitrate de
potasse, sa puissance expansive est encore augment‚e dans
une grande proportion."

"Sera-ce n‚cessaire?" demanda le major.

"Je ne le pense pas, r‚pondit Barbicane. Ainsi donc, au
lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que
quatre cent mille livres de fulmi-coton, et comme on peut
sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans
vingt-sept pieds cubes, cette matiŠre n'occupera qu'une
hauteur de trente toises dans la Columbiad. De cette fa‡on,
le boulet aura plus de sept cents pieds d'ƒme … parcourir
sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de
prendre son vol vers l'astre des nuits!"

A cette p‚riode, J.-T. Maston ne put contenir son ‚motion;
il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un
projectile, et il l'aurait d‚fonc‚, si Barbicane n'e–t ‚t‚
bƒti … l'‚preuve de la bombe.

Cet incident termina la troisiŠme s‚ance du Comit‚.
Barbicane et ses audacieux collŠgues, auxquels rien ne
semblait impossible, venaient de r‚soudre la question si
complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan
‚tant fait, il n'y avait qu'… l'ex‚cuter.

"Un simple d‚tail, une bagatelle", disait J.-T. Maston.

[NOTA -- Dans cette discussion le pr‚sident Barbicane
revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du
collodion. C'est une erreur, n'en d‚plaise au brave J.-T.
Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.

En 1847, Maynard, ‚tudiant en m‚decine … Boston, a bien eu
l'id‚e d'employer le collodion au traitement des plaies,
mais le collodion ‚tait connu en 1846. C'est … un Fran‡ais,
un esprit trŠs distingu‚, un savant tout … la fois peintre,
poŠte, philosophe, hell‚niste et chimiste, M. Louis M‚nard,
que revient l'honneur de cette grande d‚couverte. -- J. V.]



X


UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS


Le public am‚ricain trouvait un puissant int‚rˆt dans les
moindres d‚tails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait
jour par jour les discussions du Comit‚. Les plus simples
pr‚paratifs de cette grande exp‚rience, les questions de
chiffres qu'elle soulevait, les difficult‚s m‚caniques …
r‚soudre, en un mot, "sa mise en train", voil… ce qui le
passionnait au plus haut degr‚.

Plus d'un an allait s'‚couler entre le commencement des
travaux et leur achŠvement; mais ce laps de temps ne devait
pas ˆtre vide d'‚motions; l'emplacement … choisir pour le
forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad,
son chargement trŠs p‚rilleux, c'‚tait l… plus qu'il ne
fallait pour exciter la curiosit‚ publique. Le projectile,
une fois lanc‚, ‚chapperait aux regards en quelques dixiŠmes
de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
comporterait dans l'espace, de quelle fa‡on il atteindrait
la Lune, c'est ce qu'un petit nombre de privil‚gi‚s
verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les
pr‚paratifs de l'exp‚rience, les d‚tails pr‚cis de
l'ex‚cution en constituaient alors le v‚ritable int‚rˆt.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise
fut tout d'un coup surexcit‚ par un incident.

On sait quelles nombreuses l‚gions d'admirateurs et d'amis
le projet Barbicane avait ralli‚es … son auteur. Pourtant,
si honorable, si extraordinaire qu'elle f–t, cette majorit‚
ne devait pas ˆtre l'unanimit‚. Un seul homme, un seul dans
tous les tats de l'Union, protesta contre la tentative du
Gun-Club; il l'attaqua avec violence, … chaque occasion; et
la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible …
cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous
les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'o—
venait cette inimiti‚ solitaire, pourquoi elle ‚tait
personnelle et d'ancienne date, enfin dans quelle rivalit‚
d'amour-propre elle avait pris naissance.

Cet ennemi pers‚v‚rant, le pr‚sident du Gun-Club ne l'avait
jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes
e–t certainement entraŒn‚ de fƒcheuses cons‚quences. Ce
rival ‚tait un savant comme Barbicane, une nature fiŠre,
audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le
nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'‚tablit pendant la
guerre f‚d‚rale entre le projectile et la cuirasse des
navires blind‚s; celui-l… destin‚ … percer celle-ci;
celle-ci d‚cid‚e … ne point se laisser percer. De l… une
transformation radicale de la marine dans les tats des deux
continents. Le boulet et la plaque luttŠrent avec un
acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre
s'‚paississant dans une proportion constante. Les navires,
arm‚s de piŠces formidables, marchaient au feu sous l'abri
de leur invuln‚rable carapace. Les _Merrimac_, les
_Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les _Weckausen_ [Navires de la
marine am‚ricaine.] lan‡aient des projectiles ‚normes, aprŠs
s'ˆtre cuirass‚s contre les projectiles des autres. Ils
faisaient … autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
fŒt, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la
guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles,
Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit
et jour … Baltimore, et l'autre forgeait jour et nuit …
Philadelphie. Chacun suivait un courant d'id‚es
essentiellement oppos‚.

Aussit“t que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl
inventait une nouvelle plaque. Le pr‚sident du Gun-Club
passait sa vie … percer des trous, le capitaine … l'en
empˆcher. De l… une rivalit‚ de tous les instants qui
allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait dans les
rˆves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse imp‚n‚trable
contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les
songes de Nicholl, comme un projectile qui le per‡ait de
part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes,
ces savants auraient fini par se rencontrer, en d‚pit de
tous les axiomes de g‚om‚trie; mais alors c'e–t ‚t‚ sur le
terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si
utiles … leur pays, une distance de cinquante … soixante
milles les s‚parait l'un de l'autre, et leurs amis
h‚rissŠrent la route de tels obstacles qu'ils ne se
rencontrŠrent jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emport‚ sur
l'autre, on ne savait trop; les r‚sultats obtenus rendaient
difficile une juste appr‚ciation. Il semblait cependant, en
fin de compte, que la cuirasse devait finir par c‚der au
boulet.

N‚anmoins, il y avait doute pour les hommes comp‚tents. Aux
derniŠres exp‚riences, les projectiles cylindro-coniques de
Barbicane vinrent se ficher comme des ‚pingles sur les
plaques de Nicholl; ce jour-l…, le forgeur de Philadelphie
se crut victorieux et n'eut plus assez de m‚pris pour son
rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets
coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine
dut en rabattre. En effet ces projectiles, quoique anim‚s
d'une vitesse m‚diocre [Le poids de la poudre employ‚e
n'‚tait que l"12 du poids de l'obus.], brisŠrent, trouŠrent,
firent voler en morceaux les plaques du meilleur m‚tal.

Or, les choses en ‚taient … ce point, la victoire semblait
devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour mˆme
o— Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forg‚!
C'‚tait un chef-d'oeuvre dans son genre; elle d‚fiait tous
les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter
au polygone de Washington, en provoquant le pr‚sident du
Gun-Club … la briser. Barbicane, la paix ‚tant faite, ne
voulut pas tenter l'exp‚rience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc
des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds
ou coniques. Refus du pr‚sident qui, d‚cid‚ment, ne voulait
pas compromettre son dernier succŠs.

Nicholl, surexcit‚ par cet entˆtement inqualifiable, voulut
tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il
proposa de mettre sa plaque … deux cents yards du canon.
Barbicane de s'obstiner dans son refus. A cent yards? Pas
mˆme … soixante-quinze.

"A cinquante alors, s'‚cria le capitaine par la voix des
journaux, … vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai
derriŠre!"

Barbicane fit r‚pondre que, quand mˆme le capitaine Nicholl
se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, … cette r‚plique, ne se contint plus; il en vint
aux personnalit‚s; il insinua que la poltronnerie ‚tait
indivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de
canon est bien prŠs d'en avoir peur; qu'en somme, ces
artilleurs qui se battent maintenant … six milles de
distance ont prudemment remplac‚ le courage individuel par
les formules math‚matiques, et qu'au surplus il y a autant
de bravoure … attendre tranquillement un boulet derriŠre une
plaque, qu'… l'envoyer dans toutes les rŠgles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne r‚pondit rien; peut-ˆtre
mˆme ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa
grande entreprise l'absorbaient entiŠrement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la
colŠre du capitaine Nicholl fut port‚e … son paroxysme. Il
s'y mˆlait une suprˆme jalousie et un sentiment absolu
d'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que
cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse
r‚sisterait jamais … un projectile de vingt mille livres!
Nicholl demeura d'abord atterr‚, an‚anti, bris‚ sous ce
"coup de canon" puis il se releva, et r‚solut d'‚craser la
proposition du poids de ses arguments.

Il attaqua donc trŠs violemment les travaux du Gun-Club; il
publia nombre de lettres que les journaux ne se refusŠrent
pas … reproduire. Il essaya de d‚molir scientifiquement
l'oeuvre de Barbicane. Une fois la guerre entam‚e, il
appela … son aide des raisons de tout ordre, et, … vrai
dire, trop souvent sp‚cieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut trŠs violemment attaqu‚ dans ses
chiffres; Nicholl chercha … prouver par A + B la fausset‚ de
ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes
rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et
suivant ses calculs … lui, Nicholl, il ‚tait absolument
impossible d'imprimer … un corps quelconque une vitesse de
douze mille yards par seconde; il soutint, l'algŠbre … la
main, que, mˆme avec cette vitesse, jamais un projectile
aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosphŠre
terrestre! Il n'irait seulement pas … huit lieues! Mieux
encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant
pour suffisante, l'obus ne r‚sisterait pas … la pression des
gaz d‚velopp‚s par l'inflammation de seize cents mille
livres de poudre, et r‚sistƒt-il … cette pression, du moins
il ne supporterait pas une pareille temp‚rature, il fondrait
… sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie
bouillante sur le crƒne des imprudents spectateurs.

Barbicane, … ces attaques, ne sourcilla pas et continua son
oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans
parler de son inutilit‚ … tous les points de vue, il regarda
l'exp‚rience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui
autoriseraient de leur pr‚sence un aussi condamnable
spectacle, et pour les villes voisines de ce d‚plorable
canon; il fit ‚galement remarquer que si le projectile
n'atteignait pas son but, r‚sultat absolument impossible, il
retomberait ‚videmment sur la Terre, et que la chute d'une
pareille masse, multipli‚e par le carr‚ de sa vitesse,
compromettrait singuliŠrement quelque point du globe. Donc,
en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits
de citoyens libres, il ‚tait des cas o— l'intervention du
gouvernement devenait n‚cessaire, et il ne fallait pas
engager la s–ret‚ de tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit … quelle exag‚ration se laissait entraŒner le
capitaine Nicholl. Il ‚tait seul de son opinion. Aussi
personne ne tint compte de ses malencontreuses proph‚ties.
On le laissa donc crier … son aise, et jusqu'… s'‚poumoner,
puisque cela lui convenait. Il se faisait le d‚fenseur
d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne
l'‚coutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
pr‚sident du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit mˆme
pas la peine de r‚torquer les arguments de son rival.

Nicholl, accul‚ dans ses derniers retranchements, et ne
pouvant mˆme pas payer de sa personne dans sa cause, r‚solut
de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans
l'_Enquirer_ de Richmond une s‚rie de paris con‡us en ces
termes et suivant une proportion croissante.

Il paria:

1x Que les fonds n‚cessaires … l'entreprise du Gun-Club ne
seraient pas faits, ci... 1000 dollars

2x Que l'op‚ration de la fonte d'un canon de neuf cents
pieds ‚tait impraticable et ne r‚ussirait pas,
ci.............. 2000 --

3x Qu'il serait impossible de charger la Columbiad, et que
le pyroxyle prendrait feu de lui-mˆme sous la pression du
projectile, ci......................3000 --

4x Que la Columbiad ‚claterait au premier coup,
ci...............................4000 --

5x Que le boulet n'irait pas seulement … six milles et
retomberait quelques secondes aprŠs avoir ‚t‚ lanc‚,
si......5000 --

On le voit c'‚tait une somme importante que risquait le
capitaine dans son invincible entˆtement. Il ne s'agissait
pas moins de quinze mille dollars [Quatre-vingt-un mille
trois cents francs.].

Malgr‚ l'importance du pari, le 19 mai, il re‡ut un pli
cachet‚, d'un laconisme superbe et con‡u en ces termes:

_Baltimore, 18 octobre_.


_Tenu_.

BARBICANE.



XI


FLORIDE ET TEXAS


Cependant, une question restait encore … d‚cider: il fallait
choisir un endroit favorable … l'exp‚rience. Suivant la
recommandation de l'Observatoire de Cambridge, le tir devait
ˆtre dirig‚ perpendiculairement au plan de l'horizon,
c'est-…-dire vers le z‚nith; or, la Lune ne monte au z‚nith
que dans les lieux situ‚s entre 0x et 28x de latitude, en
d'autres termes, sa d‚clinaison n'est que de 28x [La
d‚clinaison d'un astre est sa latitude dans la sphŠre
c‚leste; l'ascension droite en est la longitude.]. Il
s'agissait donc de d‚terminer exactement le point du globe
o— serait fondue l'immense Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club ‚tant r‚uni en s‚ance g‚n‚rale,
Barbicane apporta une magnifique carte des tats-Unis de Z.
Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la d‚ployer,
J.-T. Maston avait demand‚ la parole avec sa v‚h‚mence
habituelle, et parl‚ en ces termes:

"Honorables collŠgues, la question qui va se traiter
aujourd'hui a une v‚ritable importance nationale, et elle va
nous fournir l'occasion de faire un grand acte de
patriotisme."

Les membres du Gun-Club se regardŠrent sans comprendre o—
l'orateur voulait en venir.

"Aucun de vous, reprit-il, n'a la pens‚e de transiger avec
la gloire de son pays, et s'il est un droit que l'Union
puisse revendiquer, c'est celui de receler dans ses flancs
le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances
actuelles..."

"Brave Maston..." dit le pr‚sident.

"Permettez-moi de d‚velopper ma pens‚e, reprit l'orateur.
Dans les circonstances actuelles, nous sommes forc‚s de
choisir un lieu assez rapproch‚ de l'‚quateur, pour que
l'exp‚rience se fasse dans de bonnes conditions..."

"Si vous voulez bien..." dit Barbicane.

"Je demande la libre discussion des id‚es, r‚pliqua le
bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire
duquel s'‚lancera notre glorieux projectile doit appartenir
… l'Union."

"Sans doute!" r‚pondirent quelques membres.

"Eh bien! puisque nos frontiŠres ne sont pas assez
‚tendues, puisque au sud l'Oc‚an nous oppose une barriŠre
infranchissable, puisqu'il nous faut chercher au-del… des
tats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitiŠme
parallŠle, c'est l… un _casus belli_ l‚gitime, et je demande
que l'on d‚clare la guerre au Mexique!"

"Mais non! mais non!" s'‚cria-t-on de toutes parts.

"Non! r‚pliqua J.-T. Maston. Voil… un mot que je m'‚tonne
d'entendre dans cette enceinte!"

"Mais ‚coutez donc!..."

"Jamais! jamais! s'‚cria le fougueux orateur. T“t ou tard
cette guerre se fera, et je demande qu'elle ‚clate
aujourd'hui mˆme."

"Maston, dit Barbicane en faisant d‚tonner son timbre avec
fracas, je vous retire la parole!"

Maston voulut r‚pliquer, mais quelques-uns de ses collŠgues
parvinrent … le contenir.

"Je conviens, dit Barbicane, que l'exp‚rience ne peut et ne
doit ˆtre tent‚e que sur le sol de l'Union, mais si mon
impatient ami m'e–t laiss‚ parler, s'il e–t jet‚ les yeux
sur une carte, il saurait qu'il est parfaitement inutile de
d‚clarer la guerre … nos voisins, car certaines frontiŠres
des tats-Unis s'‚tendent au-del… du vingt-huitiŠme
parallŠle. Voyez, nous avons … notre disposition toute la
partie m‚ridionale du Texas et des Florides."

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce n‚ fut pas sans
regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc
d‚cid‚ que la Columbiad serait coul‚e, soit dans le sol du
Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette d‚cision
devait cr‚er une rivalit‚ sans exemple entre les villes de
ces deux tats.

Le vingt-huitiŠme parallŠle, … sa rencontre avec la c“te
am‚ricaine, traverse la p‚ninsule de la Floride et la divise
en deux parties … peu prŠs ‚gales. Puis, se jetant dans le
golfe du Mexique, il sous-tend l'arc form‚ par les c“tes de
l'Alabama, du Mississippi et de la Louisiane. Alors,
abordant
le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge … travers
le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il
n'y avait donc que les portions du Texas et de la Floride,
situ‚es au-dessous de ce parallŠle, qui fussent dans les
conditions de latitude recommand‚es par l'Observatoire de
Cambridge.

La Floride, dans sa partie m‚ridionale, ne compte pas de
cit‚s importantes. Elle est seulement h‚riss‚e de forts
‚lev‚s contre les Indiens errants. Une seule ville,
Tampa-Town, pouvait r‚clamer en faveur de sa situation et se
pr‚senter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et
plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces,
et toutes les cit‚s situ‚es sur le Rio-Bravo, Laredo,
Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City,
dans le Starr, Edinburg, dans l'Hidalgo, Santa-Rita, el
Panda, Brownsville, dans le Cam‚ron, formŠrent une ligue
imposante contre les pr‚tentions de la Floride.

Aussi, la d‚cision … peine connue, les d‚put‚s texiens et
floridiens arrivŠrent … Baltimore par le plus court; …
partir de ce moment, le pr‚sident Barbicane et les membres
influents du Gun-Club furent assi‚g‚s jour et nuit de
r‚clamations formidables. Si sept villes de la GrŠce se
disputŠrent l'honneur d'avoir vu naŒtre HomŠre, deux tats
tout entiers mena‡aient d'en venir aux mains … propos d'un
canon.

On vit alors ces "frŠres f‚roces" se promener en armes dans
les rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit
‚tait … craindre, qui aurait eu des cons‚quences
d‚sastreuses. Heureusement la prudence et l'adresse du
pr‚sident Barbicane conjurŠrent ce danger. Les
d‚monstrations personnelles trouvŠrent un d‚rivatif dans les
journaux des divers tats. Ce fut ainsi que le _New York
Herald_ et la _Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le
_Times_ et l'_American Review_ prirent fait et cause pour
les d‚put‚s floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient
plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fiŠrement avec ses vingt-six comt‚s, qu'il
semblait mettre en batterie; mais la Floride r‚pondait que
douze comt‚s ouvaient plus que vingt-six, dans un pays six
fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille
indigŠnes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d'ˆtre
plus peupl‚e avec cinquante-six mille. D'ailleurs elle
accusait le Texas d'avoir une sp‚cialit‚ de fiŠvres
palud‚ennes qui lui co–taient, bon an mal an, plusieurs
milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas r‚pliquait qu'en fait de fiŠvres la
Floride n'avait rien … lui envier, et qu'il ‚tait au moins
imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on
avait l'honneur de poss‚der le "vomito negro" … l'‚tat
chronique. Et il avait raison.

"D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New
York Herald_, on doit des ‚gards … un tat o— pousse le plus
beau coton de toute l'Am‚rique, un tat qui produit le
meilleur chˆne vert pour la construction des navires, un
tat qui renferme de la houille superbe et des mines de fer
dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai
pur."

A cela l'_American Review_ r‚pondait que le sol de la
Floride, sans ˆtre aussi riche, offrait de meilleures
conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car
il ‚tait compos‚ de sable et de terre argileuse.

"Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce
soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les
communications avec la Floride sont difficiles, tandis que
la c“te du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze
lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde
entier.

"Bon! r‚p‚taient les journaux d‚vou‚s aux Floridiens, vous
nous la donnez belle avec votre baie de Galveston situ‚e
au-dessus du vingt-neuviŠme parallŠle. N'avons-nous pas la
baie d'Espiritu-Santo, ouverte pr‚cis‚ment sur le
vingt-huitiŠme degr‚ de latitude, et par laquelle les
navires arrivent directement … Tampa-Town?"

"Jolie baie! r‚pondait le Texas, elle est … demi ensabl‚e!"

"Ensabl‚s vous-mˆmes! s'‚criait la Floride. Ne dirait-on
pas que je suis un pays de sauvages?"

"Ma foi, les S‚minoles courent encore vos prairies!"

"Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc
civilis‚s!"

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la
Floride essaya d'entraŒner son adversaire sur un autre
terrain, et un matin le _Times_ insinua que, l'entreprise
‚tant "essentiellement am‚ricaine", elle ne pouvait ˆtre
tent‚e que sur un territoire "essentiellement am‚ricain"!

A ces mots le Texas bondit: "Am‚ricains! s'‚cria-t-il, ne
le sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride
n'ont-ils pas ‚t‚ incorpor‚s tous les deux … l'Union en
1845?"

"Sans doute, r‚pondit le _Times_, mais nous appartenons aux
Am‚ricains depuis 1820."

"Je le crois bien, r‚pliqua la _Tribune_; aprŠs avoir ‚t‚
Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a
vendus aux tats-Unis pour cinq millions de dollars!"

"Et qu'importe! r‚pliquŠrent les Floridiens, devons-nous en
rougir? En 1803, n'a-t-on pas achet‚ la Louisiane …
Napol‚on au prix de seize millions de dollars
[Quatre-vingt-deux millions de francs.]?"

"C'est une honte! s'‚criŠrent alors les d‚put‚s du Texas.
Un mis‚rable morceau de terre comme la Floride, oser se
comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait
ind‚pendant lui-mˆme, qui a chass‚ les Mexicains le 2 mars
1836, qui s'est d‚clar‚ r‚publique f‚d‚rative aprŠs la
victoire remport‚e par Samuel Houston aux bords du
San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin
qui s'est adjoint volontairement aux tats-Unis d'Am‚rique!

"Parce qu'il avait peur des Mexicains!" r‚pondit la Floride.

Peur! Du jour o— ce mot, vraiment trop vif, fut prononc‚,
la position devint intol‚rable. On s'attendit … un
‚gorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On
fut oblig‚ de garder les d‚put‚s … vue.

Le pr‚sident Barbicane ne savait o— donner de la tˆte. Les
notes, les documents, les lettres grosses de menaces
pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au
point de vue de l'appropriation du sol, de la facilit‚ des
communications, de la rapidit‚ des transports, les droits
des deux tats ‚taient v‚ritablement ‚gaux. Quant aux
personnalit‚s politiques, elles n'avaient que faire dans la
question.

Or, cette h‚sitation, cet embarras durait d‚j… depuis
longtemps, quand Barbicane r‚solut d'en sortir; il r‚unit
ses collŠgues, et la solution qu'il leur proposa fut
profond‚ment sage, comme on va le voir.

"En consid‚rant bien, dit-il, ce qui vient de se passer
entre la Floride et le Texas, il est ‚vident que les mˆmes
difficult‚s se reproduiront entre les villes de l'tat
favoris‚. La rivalit‚ descendra du genre … l'espŠce, de
l'tat … la Cit‚, et voil… tout. Or, le Texas possŠde onze
villes dans les conditions voulues, qui se disputeront
l'honneur de l'entreprise et nous cr‚eront de nouveaux
ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour
la Floride et pour Tampa-Town!"

Cette d‚cision, rendue publique, atterra les d‚put‚s du
Texas. Ils entrŠrent dans une indescriptible fureur et
adressŠrent des provocations nominales aux divers membres du
Gun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un
parti … prendre, et ils le prirent. On fit chauffer un
train
sp‚cial, on y embarqua les Texiens bon gr‚ mal gr‚, et ils
quittŠrent la ville avec une rapidit‚ de trente milles …
l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emport‚s, ils eurent le temps
de jeter un dernier et mena‡ant sarcasme … leurs
adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple
presqu'Œle resserr‚e entre deux mers, ils pr‚tendirent
qu'elle ne r‚sisterait pas … la secousse du tir et qu'elle
sauterait au premier coup de canon.

"Eh bien! qu'elle saute!" r‚pondirent les Floridiens avec
un laconisme digne des temps antiques.




XII


URBI ET ORBI


Les difficult‚s astronomiques, m‚caniques, topographiques
une fois r‚solues, vint la question d'argent. Il s'agissait
de se procurer une somme ‚norme pour l'ex‚cution du projet.
Nul particulier, nul tat mˆme n'aurait pu disposer des
millions n‚cessaires.

Le pr‚sident Barbicane prit donc le parti, bien que
l'entreprise f–t am‚ricaine, d'en faire une affaire d'un
int‚rˆt universel et de demander … chaque peuple sa
coop‚ration financiŠre. C'‚tait … la fois le droit et le
devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de
son satellite. La souscription ouverte dans ce but
s'‚tendit de Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.

Cette souscription devait r‚ussir au-del… de toute
esp‚rance. Il s'agissait cependant de sommes … donner, non
… prˆter. L'op‚ration ‚tait purement d‚sint‚ress‚e dans le
sens litt‚ral du mot, et n'offrait aucune chance de
b‚n‚fice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'‚tait pas
arrˆt‚ aux frontiŠres des tats-Unis; il avait franchi
l'Atlantique et le Pacifique, envahissant … la fois l'Asie
et l'Europe, l'Afrique et l'Oc‚anie. Les observatoires de
l'Union se mirent en rapport imm‚diat avec les observatoires
des pays ‚trangers; les uns, ceux de Paris, de P‚tersbourg,
du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de
Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de
B‚narŠs, de Madras, de P‚king, firent parvenir leurs
compliments au Gun-Club; les autres gardŠrent une prudente
expectative.

Quant … l'observatoire de Greenwich, approuv‚ par les
vingt-deux autres ‚tablissements astronomiques de la
Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilit‚
du succŠs, et se rangea aux th‚ories du capitaine Nicholl.
Aussi, tandis que diverses soci‚t‚s savantes promettaient
d'envoyer des d‚l‚gu‚s … Tampa-Town, le bureau de Greenwich,
r‚uni en s‚ance, passa brutalement … l'ordre du jour sur la
proposition Barbicane. C'‚tait l… de la belle et bonne
jalousie anglaise. Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique,
et de l… il passa parmi les masses, qui, en g‚n‚ral, se
passionnŠrent pour la question. Fait d'une haute
importance, puisque ces masses allaient ˆtre appel‚es …
souscrire un capital consid‚rable.

Le pr‚sident Barbicane, le 8 octobre, avait lanc‚ un
manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait
appel .… tous les hommes de bonne volont‚ sur la Terre". Ce
document, traduit en toutes langues, r‚ussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales
villes de l'Union pour se centraliser … la banque de
Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les
diff‚rents tats des deux continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A P‚tersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Cr‚dit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A GenŠve, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, … la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Cr‚dit N‚erlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, … la Banque priv‚e;

A Buenos Aires, … la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, mˆme maison;

A Montevideo, mˆme maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours aprŠs le manifeste du pr‚sident Barbicane,
quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs
(21,680,000).] ‚taient vers‚s dans les diff‚rentes villes de
l'Union. Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait d‚j…
marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les d‚pˆches apprenaient …
l'Am‚rique que les souscriptions ‚trangŠres se couvraient
avec un v‚ritable empressement. Certains pays se
distinguaient par leur g‚n‚rosit‚; d'autres se desserraient
moins facilement. Affaire de temp‚rament. Du reste, les
chiffres sont plus ‚loquents que les paroles, et voici
l'‚tat officiel des sommes qui furent port‚es … l'actif du
Gun-Club, aprŠs souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'‚norme somme de trois
cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un
million quatre cent soixante-quinze mille francs.]. Pour
s'en ‚tonner, il faudrait m‚connaŒtre le go–t scientifique
des Russes et le progrŠs qu'ils impriment aux ‚tudes
astronomiques, grƒce … leurs nombreux observatoires, dont le
principal a co–t‚ deux millions de roubles.

La France commen‡a par rire de la pr‚tention des Am‚ricains.
La Lune servit de pr‚texte … mille calembours us‚s et … une
vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais go–t le
disputait … l'ignorance. Mais, de mˆme que les Fran‡ais
payŠrent jadis aprŠs avoir chant‚, ils payŠrent, cette fois,
aprŠs avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze
cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce
prix-l…, ils avaient bien le droit de s'‚gayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment g‚n‚reuse au milieu de ses
tracas financiers. Sa part s'‚leva dans la contribution
publique … la somme de deux cent seize mille florins [Cinq
cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent
quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel
fut l'appoint de la SuŠde et de la NorvŠge. Le chiffre
‚tait consid‚rable relativement au pays; mais il e–t ‚t‚
certainement plus ‚lev‚, si la souscription avait eu lieu …
Christiania en mˆme temps qu'… Stockholm. Pour une raison
ou pour une autre, les Norv‚giens n'aiment pas … envoyer
leur argent en SuŠde.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers
[Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], t‚moigna
de sa haute approbation pour l'entreprise. Ses diff‚rents
observatoires contribuŠrent avec empressement pour une somme
importante et furent les plus ardents … encourager le
pr‚sident Barbicane.

La Turquie se conduisit g‚n‚reusement; mais elle ‚tait
personnellement int‚ress‚e dans l'affaire; la Lune, en
effet, rŠgle le cours de ses ann‚es et son je–ne du Ramadan.
Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois
cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois
cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle
les donna avec une ardeur qui d‚non‡ait, cependant, une
certaine pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les tats de second
ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ
douze centimes par habitant.

La Hollande et ses colonies s'int‚ressŠrent dans l'op‚ration
pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille
quatre cents francs.], demandant seulement qu'il leur f–t
fait une bonification de cinq pour cent d'escompte,
puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna
cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre
cent quatorze francs.], ce qui prouve l'amour des Danois
pour les exp‚ditions scientifiques.

La Conf‚d‚ration germanique s'engagea pour trente-quatre
mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze
mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus;
d'ailleurs, elle n'e–t pas donn‚ davantage.

Quoique trŠs gˆn‚e, l'Italie trouva deux cent mille lires
dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien.
Si elle avait eu la V‚n‚tie, elle aurait fait mieux; mais
enfin elle n'avait pas la V‚n‚tie.

Les tats de l'glise ne crurent pas devoir envoyer moins de
sept mille quarante ‚cus romains [Trente-huit mille seize
francs.], et le Portugal poussa son d‚vouement … la science
jusqu'… trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents
francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve,
quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept
francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un
peu gˆn‚s.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de
la Suisse dans l'oeuvre am‚ricaine. Il faut le dire
franchement, la Suisse ne voyait point le c“t‚ pratique de
l'op‚ration; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer
un boulet dans la Lune f–t de nature … ‚tablir des relations
d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu
prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
al‚atoire. AprŠs tout, la Suisse avait peut-ˆtre raison.

Quant … l'Espagne, il lui fut impossible de r‚unir plus de
cent dix r‚aux [Cinquante-neuf francs quarante-huit
centimes.]. Elle donna pour pr‚texte qu'elle avait ses
chemins de fer … terminer. La v‚rit‚ est que la science
n'est pas trŠs bien vue dans ce pays-l…. Il est encore un
peu arri‚r‚. Et puis certains Espagnols, non des moins
instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse
du projectile compar‚e … celle de la Lune; ils craignaient
qu'il ne vŒnt … d‚ranger son orbite, … la troubler dans son
r“le de satellite et … provoquer sa chute … la surface du
globe terrestre. Dans ce cas-l…, il valait mieux
s'abstenir. Ce qu'ils firent, … quelques r‚aux prŠs.

Restait l'Angleterre. On connaŒt la m‚prisante antipathie
avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les
Anglais n'ont qu'une seule et mˆme ƒme pour les vingt-cinq
millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils
donnŠrent … entendre que l'entreprise du Gun-Club ‚tait
contraire "au principe de non-intervention", et ils ne
souscrivirent mˆme pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les
‚paules et revint … sa grande affaire. Quand l'Am‚rique du
Sud, c'est-…-dire le P‚rou, le Chili, le Br‚sil, les
provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur
quote-part vers‚ entre ses mains la somme de trois cent
mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.],
il se trouva … la tˆte d'un capital consid‚rable, dont voici
le d‚compte:

Souscription des tats-Unis.... 4,000,000 dollars

Souscriptions ‚trangŠres....... 1,446,675 dollars

Total.......................... 5,446,675 dollars


C'‚tait donc cinq millions quatre cent quarante-six mille
six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq
cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs
quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du
Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme.
Les travaux de la fonte, du forage, de la ma‡onnerie, le
transport des ouvriers, leur installation dans un pays
presque inhabit‚, les constructions de fours et de
bƒtiments, l'outillage des usines, la poudre, le projectile,
les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber …
peu prŠs tout entiŠre. Certains coups de canon de la guerre
f‚d‚rale sont revenus … mille dollars; celui du pr‚sident
Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait
bien co–ter cinq mille fois plus.

Le 20 octobre, un trait‚ fut conclu avec l'usine de
Goldspring, prŠs New York, qui, pendant la guerre, avait
fourni … Parrott ses meilleurs canons de fonte.

Il fut stipul‚, entre les parties contractantes, que l'usine
de Goldspring s'engageait … transporter … Tampa-Town, dans
la Floride m‚ridionale, le mat‚riel n‚cessaire pour la fonte
de la Columbiad. Cette op‚ration devait ˆtre termin‚e, au
plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livr‚ en bon
‚tat, sous peine d'une indemnit‚ de cent dollars [Cinq cent
quarante-deux francs.] par jour jusqu'au moment o— la Lune
se pr‚senterait dans les mˆmes conditions, c'est-…-dire dans
dix-huit ans et onze jours. L'engagement des ouvriers, leur
paie, les am‚nagements n‚cessaires incombaient … la
compagnie du Goldspring.

Ce trait‚, fait double et de bonne foi, fut sign‚ par I.
Barbicane, pr‚sident du Gun-Club, et J. Murchison, directeur
de l'usine de Goldspring, qui approuvŠrent l'‚criture de
part et d'autre.




XIII


STONE'S-HILL


Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au
d‚triment du Texas, chacun en Am‚rique, o— tout le monde
sait lire, se fit un devoir d'‚tudier la g‚ographie de la
Floride. Jamais les libraires ne vendirent tant de
_Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural history
of East and West Florida_, de _William's territory of
Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in
East Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles ‚ditions.
C'‚tait une fureur.

Barbicane avait mieux … faire qu'… lire; il voulait voir de
ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad.
Aussi, sans perdre un instant, il mit … la disposition de
l'Observatoire de Cambridge les fonds n‚cessaires … la
construction d'un t‚lescope, et traita avec la maison
Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection du projectile
en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagn‚ de J.-T.
Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivŠrent … La
Nouvelle-Orl‚ans. L… ils s'embarquŠrent imm‚diatement sur
le _Tampico_, aviso de la marine f‚d‚rale, que le
gouvernement mettait … leur disposition, et, les feux ‚tant
pouss‚s, les rivages de la Louisiane disparurent bient“t …
leurs yeux.


La travers‚e ne fut pas longue; deux jours aprŠs son d‚part,
le _Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles
[Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la c“te
floridienne. En approchant, Barbicane se vit en pr‚sence
d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile.
AprŠs avoir rang‚ une suite d'anses riches en huŒtres et en
homards, le _Tampico_ donna dans la baie d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allong‚es, la rade de
Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit
bient“t le goulet. Peu de temps aprŠs, le fort Brooke
dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la
ville de Tampa apparut, n‚gligemment couch‚e au fond du
petit port naturel form‚ par l'embouchure de la riviŠre
Hillisboro.

Ce fut l… que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, … sept
heures du soir; les quatre passagers d‚barquŠrent
imm‚diatement.

Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il
foula le sol floridien; il semblait le tƒter du pied, comme
fait un architecte d'une maison dont il ‚prouve la solidit‚.
J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.

"Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps …
perdre, et dŠs demain nous monterons … cheval pour
reconnaŒtre le pays."

Au moment o— Barbicane avait atterri, les trois mille
habitants de Tampa-Town s'‚taient port‚s … sa rencontre,
honneur bien d– au pr‚sident du Gun-Club qui les avait
favoris‚s de son choix. Ils le re‡urent au milieu
d'acclamations formidables; mais Barbicane se d‚roba … toute
ovation, gagna une chambre de l'h“tel Franklin et ne voulut
recevoir personne. Le m‚tier d'homme c‚lŠbre ne lui allait
d‚cid‚ment pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race
espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses
fenˆtres. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante,
avec leurs cavaliers. Barbicane descendit, accompagn‚ de
ses trois compagnons, et s'‚tonna tout d'abord de se trouver
au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua en outre
que chaque cavalier portait une carabine en bandouliŠre et
des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel
d‚ploiement de forces lui fut aussit“t donn‚e par un jeune
Floridien, qui lui dit:

"Monsieur, il y a les S‚minoles."

"Quels S‚minoles?"

"Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru
prudent de vous faire escorte."

"Peuh!" fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

"Enfin, reprit le Floridien, c'est plus s–r."

"Messieurs, r‚pondit Barbicane, je vous remercie de votre
attention, et maintenant, en route!"

La petite troupe s'‚branla aussit“t et disparut dans un
nuage de poussiŠre. Il ‚tait cinq heures du matin; le
soleil resplendissait d‚j… et le thermomŠtre marquait 84x
[Du thermomŠtre Fahrenheit. Cela fait 28 degr‚s
centigrades.]; mais de fraŒches brises de mer mod‚raient
cette excessive temp‚rature.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et
suivit la c“te, de maniŠre … gagner le creek [Petit cours
d'eau.] d'Alifia. Cette petite riviŠre se jette dans la
baie Hillisboro, … douze milles au-dessous de Tampa-Town.
Barbicane et son escorte c“toyŠrent sa rive droite en
remontant vers l'est. Bient“t les flots de la baie
disparurent derriŠre un pli de terrain, et la campagne
floridienne s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus
populeuse, moins abandonn‚e, a Tallahassee pour capitale et
Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des
tats-Unis; l'autre, press‚e entre l'Atlantique et le golfe
du Mexique, qui l'‚treignent de leurs eaux, n'est qu'une
mince presqu'Œle rong‚e par le courant du Gulf-Stream,
pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que
doublent incessamment les nombreux navires du canal de
Bahama. C'est la sentinelle avanc‚e du golfe des grandes
tempˆtes. La superficie de cet tat est de trente-huit
millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres
[Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent
quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un
situ‚ en de‡… du vingt-huitiŠme parallŠle et convenable …
l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait
attentivement la configuration du sol et sa distribution
particuliŠre.

La Floride, d‚couverte par Juan Ponce de Leon, en 1512, le
jour des Rameaux, fut d'abord nomm‚e Pƒques-Fleuries. Elle
m‚ritait peu cette appellation charmante sur ses c“tes
arides et br–l‚es. Mais, … quelques milles du rivage, la
nature du terrain changea peu … peu, et le pays se montra
digne de son nom; le sol ‚tait entrecoup‚ d'un r‚seau de
creeks, de rios, de cours d'eau, d'‚tangs, de petits lacs;
on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la
campagne s'‚leva sensiblement et montra bient“t ses plaines
cultiv‚es, o— r‚ussissaient toutes les productions v‚g‚tales
du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des
tropiques et les eaux conserv‚es dans l'argile du sol
faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies
d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne
… sucre, qui s'‚tendaient … perte de vue, en ‚talant leurs
richesses avec une insouciante prodigalit‚.

Barbicane parut trŠs satisfait de constater l'‚l‚vation
progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston
l'interrogea … ce sujet:

"Mon digne ami, lui r‚pondit-il, nous avons un int‚rˆt de
premier ordre … couler notre Columbiad dans les hautes
terres."

"Pour ˆtre plus prŠs de la Lune?" s'‚cria le secr‚taire du
Gun-Club.

"Non! r‚pondit Barbicane en souriant. Qu'importent
quelques toises de plus ou de moins? Non, mais au milieu de
terrains ‚lev‚s, nos travaux marcheront plus facilement;
nous n'aurons pas … lutter avec les eaux, ce qui nous
‚vitera des tubages longs et co–teux, et c'est consid‚rer,
lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
profondeur."

"Vous avez raison, dit alors l'ing‚nieur Murchison; il faut,
autant que possible, ‚viter les cours d'eau pendant le
forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'… cela ne
tienne, nous les ‚puiserons avec nos machines, ou nous les
d‚tournerons. Il ne s'agit pas ici d'un puits art‚sien [On
a mis neuf ans … forer le puits de Grenelle; il a cinq cent
quarante-sept mŠtres de profondeur.], ‚troit et obscur, o—
le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils
du foreur, travaillent en aveugles. Non. Nous op‚rerons …
ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic … la main,
et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne."

"Cependant, reprit Barbicane, si par l'‚l‚vation du sol ou
sa nature nous pouvons ‚viter une lutte avec les eaux
souterraines, le travail en sera plus rapide et plus
parfait; cherchons donc … ouvrir notre tranch‚e dans un
terrain situ‚ … quelques centaines de toises au-dessus du
niveau de la mer."

"Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me
trompe, nous trouverons avant peu un emplacement
convenable."

"Ah! je voudrais ˆtre au premier coup de pioche," dit le
pr‚sident.

"Et moi au dernier!" s'‚cria J.-T. Maston.

"Nous y arriverons, messieurs, r‚pondit l'ing‚nieur, et,
croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas … vous
payer d'indemnit‚ de retard."

"Par sainte Barbe! vous aurez raison! r‚pliqua J.-T.
Maston; cent dollars par jour jusqu'… ce que la Lune se
repr‚sente dans les mˆmes conditions, c'est-…-dire pendant
dix-huit ans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait
six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions
cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]?"

"Non, monsieur, nous ne le savons pas, r‚pondit l'ing‚nieur,
et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre."

Vers dix heures du matin. la petite troupe avait franchi
une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succ‚dait
alors la r‚gion des forˆts. L…, croissaient les essences
les plus vari‚es avec une profusion tropicale. Ces forˆts
presque imp‚n‚trables ‚taient faites de grenadiers,
d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont
les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de
parfums. A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques
chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes
couleurs, au milieu desquels on distinguait plus
particuliŠrement des crabiers, dont le nid devait ˆtre un
‚crin, pour ˆtre digne de ces bijoux emplum‚s.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en pr‚sence
de cette opulente nature sans en admirer les splendides
beaut‚s. Mais le pr‚sident Barbicane, peu sensible … ces
merveilles, avait hƒte d'aller en avant; ce pays si fertile
lui d‚plaisait par sa fertilit‚ mˆme; sans ˆtre autrement
hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais
en vain, les signes d'une incontestable aridit‚.

Cependant on avan‡ait; il fallut passer … gu‚ plusieurs
riviŠres, et non sans quelque danger, car elles ‚taient
infest‚es de ca‹mans longs de quinze … dix-huit pieds.
J.-T. Maston les mena‡a hardiment de son redoutable crochet,
mais il ne parvint … effrayer que les p‚licans, les
sarcelles, les pha‚tons, sauvages habitants de ces rives,
tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air
stupide.

Enfin ces h“tes des pays humides disparurent … leur tour;
les arbres moins gros s'‚parpillŠrent dans les bois moins
‚pais; quelques groupes isol‚s se d‚tachŠrent au milieu de
plaines infinies o— passaient des troupeaux de daims
effarouch‚s.

Enfin! s'‚cria Barbicane en se dressant sur ses ‚triers,
voici la r‚gion des pins!"

"Et celle des sauvages", r‚pondit le major.

En effet, quelques S‚minoles apparaissaient … l'horizon; ils
s'agitaient, ils couraient de l'un … l'autre sur leurs
chevaux rapides, brandissant de longues lances ou
d‚chargeant leurs fusils … d‚tonation sourde; d'ailleurs ils
se bornŠrent … ces d‚monstrations hostiles, sans inqui‚ter
Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse,
vaste espace d‚couvert d'une ‚tendue de plusieurs acres, que
le soleil inondait de rayons br–lants. Elle ‚tait form‚e
par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir
aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour
l'‚tablissement de leur Columbiad.

"Halte! dit Barbicane en s'arrˆtant. Cet endroit a-t-il un
nom dans le pays?"

"Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]", r‚pondit
un des Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied … terre, prit ses
instruments et commen‡a … relever sa position avec une
extrˆme pr‚cision; la petite troupe, rang‚e autour de lui,
l'examinait en gardant un profond silence.

En ce moment le soleil passait au m‚ridien. Barbicane,
aprŠs quelques instants, chiffra rapidement le r‚sultat de
ses observations et dit:

"Cet emplacement est situ‚ … trois cents toises au-dessus du
niveau de la mer par 27x7' de latitude et 5x7' de longitude
ouest [Au m‚ridien de Washington. La diff‚rence avec le
m‚ridien de Paris est de 79x22'. Cette longitude est donc en
mesure fran‡aise 83x25'.]; il me paraŒt offrir par sa nature
aride et rocailleuse toutes les conditions favorables …
l'exp‚rience; c'est donc dans cette plaine que s'‚lŠveront
nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos
ouvriers, et c'est d'ici, d'ici mˆme, r‚p‚ta-t-il en
frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre
projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire!"




XIV


PIOCHE ET TRUELLE


Le soir mˆme, Barbicane et ses compagnons rentraient …
Tampa-Town, et l'ing‚nieur Murchison se r‚embarquait sur le
_Tampico_ pour La Nouvelle-Orl‚ans. Il devait embaucher une
arm‚e d'ouvriers et ramener la plus grande partie du
mat‚riel. Les membres du Gun-Club demeurŠrent … Tampa-Town,
afin d'organiser les premiers travaux en s'aidant des gens
du pays.

Huit jours aprŠs son d‚part, le _Tampico_ revenait dans la
baie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux …
vapeur. Murchison avait r‚uni quinze cents travailleurs.
Aux mauvais jours de l'esclavage, il e–t perdu son temps et
ses peines. Mais depuis que l'Am‚rique, la terre de la
libert‚, ne comptait plus que des hommes libres dans son
sein, ceux-ci accouraient partout o— les appelait une
main-d'oeuvre largement r‚tribu‚e. Or, l'argent ne manquait
pas au Gun-Club; il offrait … ses hommes une haute paie,
avec gratifications consid‚rables et proportionnelles.
L'ouvrier embauch‚ pour la Floride pouvait compter, aprŠs
l'achŠvement des travaux, sur un capital d‚pos‚ en son nom …
la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que l'embarras
du choix, et il put se montrer s‚vŠre sur l'intelligence et
l'habilet‚ de ses travailleurs. On est autoris‚ … croire
qu'il enr“la dans sa laborieuse l‚gion l'‚lite des
m‚caniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des
chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction
de couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille.
C'‚tait une v‚ritable ‚migration.

Le 31 octobre, … dix heures du matin, cette troupe d‚barqua
sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et
l'activit‚ qui r‚gnŠrent dans cette petite ville dont on
doublait en un jour la population. En effet, Tampa-Town
devait gagner ‚norm‚ment … cette initiative du Gun-Club, non
par le nombre des ouvriers, qui furent dirig‚s imm‚diatement
sur Stone's-Hill, mais grƒce … cette affluence de curieux
qui convergŠrent peu … peu de tous les points du globe vers
la presqu'Œle floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de d‚charger
l'outillage apport‚ par la flottille, les machines, les
vivres, ainsi qu'un assez grand nombre de maisons de t“les
faites de piŠces d‚mont‚es et num‚rot‚es. En mˆme temps,
Barbicane plantait les premiers jalons d'un railway long de
quinze milles et destin‚ … relier Stone's-Hill … Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer
am‚ricain; capricieux dans ses d‚tours, hardi dans ses
pentes, m‚prisant les garde-fous et les ouvrages d'art,
escaladant les collines, d‚gringolant les vall‚es, le
rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite;
il n'est pas co–teux, il n'est point gˆnant; seulement, on y
d‚raille et l'on y saute en toute libert‚. Le chemin de
Tampa-Town … Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et
ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s'‚tablir.

Du reste, Barbicane ‚tait l'ƒme de ce monde accouru … sa
voix; il l'animait, il lui communiquait son souffle, son
enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux,
comme s'il e–t ‚t‚ dou‚ du don d'ubiquit‚ et toujours suivi
de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit
pratique s'ing‚niait … mille inventions. Avec lui point
d'obstacles, nulle difficult‚, jamais d'embarras; il ‚tait
mineur, ma‡on, m‚canicien autant qu'artilleur, ayant des
r‚ponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous
les problŠmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club
ou l'usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allum‚s,
la vapeur maintenue en pression, le _Tampico_ attendait ses
ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un
d‚tachement de travailleurs, et dŠs le lendemain une ville
de maisons m‚caniques s'‚leva autour de Stone's-Hill; on
l'entoura de palissades, et … son mouvement, … son ardeur,
on l'e–t bient“t prise pour une des grandes cit‚s de
l'Union. La vie y fut r‚gl‚e disciplinairement, et les
travaux commencŠrent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqu‚s avaient permis de
reconnaŒtre la nature du terrain, et le creusement put ˆtre
entrepris dŠs le 4 novembre. Ce jour-l…, Barbicane r‚unit
ses chefs d'atelier et leur dit:

"Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai r‚unis dans
cette partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un
canon mesurant neuf pieds de diamŠtre int‚rieur, six pieds
d'‚paisseur … ses parois et dix-neuf pieds et demi … son
revˆtement de pierre; c'est donc au total un puits large de
soixante pieds qu'il faut creuser … une profondeur de neuf
cents. Cet ouvrage consid‚rable doit ˆtre termin‚ en huit
mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
mille quatre cents pieds cubes de terrain … extraire en deux
cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix
mille pieds cubes par jour. Ce qui n'offrirait aucune
difficult‚ pour mille ouvriers travaillant … coud‚es
franches sera plus p‚nible dans un espace relativement
restreint. N‚anmoins, puisque ce travail doit se faire, il
se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
habilet‚."

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donn‚
dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil
ne resta plus oisif un seul instant dans la main des
mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journ‚e.

D'ailleurs, quelque colossale que f–t l'op‚ration, elle ne
d‚passait point la limite des forces humaines. Loin de l….
Que de travaux d'une difficult‚ plus r‚elle et dans lesquels
les ‚l‚ments durent ˆtre directement combattus, qui furent
men‚s … bonne fin! Et, pour ne parler que d'ouvrages
semblables, il suffira de citer ce _Puits du PŠre Joseph_,
construit auprŠs du Caire par le sultan Saladin, … une
‚poque o— les machines n'‚taient pas encore venues centupler
la force de l'homme, et qui descend au niveau mˆme du Nil, …
une profondeur de trois cents pieds! Et cet autre puits
creus‚ … Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu'… six
cents pieds dans le sol! Eh bien! de quoi s'agissait-il, en
somme? De tripler cette profondeur et sur une largeur
d‚cuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il
n'‚tait pas un contremaŒtre, pas un ouvrier qui doutƒt du
succŠs de l'op‚ration.

Une d‚cision importante, prise par l'ing‚nieur Murchison,
d'accord avec le pr‚sident Barbicane, vint encore permettre
d'acc‚l‚rer la marche des travaux. Un article du trait‚
portait que la Columbiad serait frett‚e avec des cercles de
fer forg‚ plac‚s … chaud. Luxe de pr‚cautions inutiles, car
l'engin pouvait ‚videmment se passer de ces anneaux
compresseurs. On renon‡a donc … cette clause.

De l… une grande ‚conomie de temps, car on put alors
employer ce nouveau systŠme de creusement adopt‚ maintenant
dans la construction des puits, par lequel la ma‡onnerie se
fait en mˆme temps que le forage. Grƒce … ce proc‚d‚ trŠs
simple, il n'est plus n‚cessaire d'‚tayer les terres au
moyen d'‚tr‚sillons; la muraille les contient avec une
in‚branlable puissance et descend d'elle-mˆme par son propre
poids.

Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment o— la
pioche aurait atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusŠrent au centre mˆme
de l'enceinte palissad‚e, c'est-…-dire … la partie
sup‚rieure de Stone's-Hill, un trou circulaire large de
soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, ‚pais
de six pouces, dont elle eut facilement raison. A ce
terreau succ‚dŠrent deux pieds d'un sable fin qui fut
soigneusement retir‚, car il devait servir … la confection
du moule int‚rieur.

AprŠs ce sable apparut une argile blanche assez compacte,
semblable … la marne d'Angleterre, et qui s'‚tageait sur une
‚paisseur de quatre pieds.

Puis le fer des pics ‚tincela sur la couche dure du sol, sur
une espŠce de roche form‚e de coquillages p‚trifi‚s, trŠs
sŠche, trŠs solide, et que les outils ne devaient plus
quitter. A ce point, le trou pr‚sentait une profondeur de
six pieds et demi, et les travaux de ma‡onnerie furent
commenc‚s.

Au fond de cette excavation, on construisit un "rouet" en
bois de chˆne, sorte de disque fortement boulonn‚ et d'une
solidit‚ … toute ‚preuve; il ‚tait perc‚ … son centre d'un
trou offrant un diamŠtre ‚gal au diamŠtre ext‚rieur da la
Columbiad. Ce fut sur ce rouet que reposŠrent les premiŠres
assises de la ma‡onnerie, dont le ciment hydraulique
enchaŒnait les pierres avec une inflexible t‚nacit‚. Les
ouvriers, aprŠs avoir ma‡onn‚ de la circonf‚rence au centre,
se trouvaient renferm‚s dans un puits large de vingt et un
pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achev‚, les mineurs reprirent le pic
et la pioche, et ils entamŠrent la roche sous le rouet mˆme,
en ayant soin de le supporter au fur et … mesure sur des
"tins" [Sorte de chevalets.] d'une extrˆme solidit‚; toutes
les fois que le trou avait gagn‚ deux pieds en profondeur,
on retirait successivement ces tins; le rouet s'abaissait
peu … peu, et avec lui le massif annulaire de ma‡onnerie, …
la couche sup‚rieure duquel les ma‡ons travaillaient
incessamment, tout en r‚servant des .‚vents", qui devaient
permettre aux gaz de s'‚chapper pendant l'op‚ration de la
fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une
habilet‚ extrˆme et une attention de tous les instants; plus
d'un, en creusant sous le rouet, fut bless‚ dangereusement
par les ‚clats de pierre, et mˆme mortellement; mais
l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et
nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degr‚s [Quarante
degr‚s centigrades.] de chaleur … ces plaines calcin‚es; la
nuit, sous les blanches nappes de la lumiŠre ‚lectrique, le
bruit des pics sur la roche, la d‚tonation des mines, le
grincement des machines, le tourbillon des fum‚es ‚parses
dans les airs tracŠrent autour de Stone's-Hill un cercle
d'‚pouvante que les troupeaux de bisons ou les d‚tachements
de S‚minoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avan‡aient r‚guliŠrement; des grues …
vapeur activaient l'enlŠvement des mat‚riaux; d'obstacles
inattendus il fut peu question, mais seulement de
difficult‚s pr‚vues, et l'on s'en tirait avec habilet‚.

Le premier mois ‚coul‚, le puits avait atteint la profondeur
assign‚e pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En
d‚cembre, cette profondeur fut doubl‚e, et tripl‚e en
janvier. Pendant le mois de f‚vrier, les travailleurs
eurent … lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour …
travers l'‚corce terrestre. Il fallut employer des pompes
puissantes et des appareils … air comprim‚ pour l'‚puiser
afin de b‚tonner l'orifice des sources, comme on aveugle une
voie d'eau … bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces
courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilit‚
du terrain, le rouet c‚da en partie, et il y eut un
d‚bordement partiel. Que l'on juge de l'‚pouvantable
pouss‚e de ce disque de ma‡onnerie haut de soixante-quinze
toises! Cet accident co–ta la vie … plusieurs ouvriers.

Trois semaines durent ˆtre employ‚es … ‚tayer le revˆtement
de pierre, … le reprendre en sous-oeuvre et … r‚tablir le
rouet dans ses conditions premiŠres de solidit‚. Mais,
grƒce … l'habilet‚ de l'ing‚nieur, … la puissance des
machines employ‚es, l'‚difice, un instant compromis,


 


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