De la Terre … la Lune
by
Jules Verne

Part 4 out of 4



rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches
du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer …
son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil … terre, oubliant
les dangers de sa situation, s'occupait … d‚livrer le plus
d‚licatement possible la victime prise dans les filets de la
monstrueuse araign‚e. Quand il eut fini, il donna la vol‚e
au petit oiseau, qui battit joyeusement de l'aile et
disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir … travers les branches,
quand il entendit ces paroles prononc‚es d'une voix ‚mue:

"Vous ˆtes un brave homme, vous!"

Il se retourna. Michel Ardan ‚tait devant lui, r‚p‚tant sur
tous les tons:

"Et un aimable homme!"

"Michel Ardan! s'‚cria le capitaine. Que venez-vous faire
ici, monsieur?"

"Vous serrer la main, Nicholl, et vous empˆcher de tuer
Barbicane ou d'ˆtre tu‚ par lui."

"Barbicane! s'‚cria le capitaine, que je cherche depuis
deux heures sans le trouver! O— se cache-t-il?..."

"Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut
toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si
Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d'autant plus
facilement que, s'il ne s'est pas amus‚ comme vous …
secourir des oiseaux opprim‚s, il doit vous chercher aussi.
Mais quand nous l'aurons trouv‚, c'est Michel Ardan qui vous
le dit, il ne sera plus question de duel entre vous."

"Entre le pr‚sident Barbicane et moi, r‚pondit gravement
Nicholl, il y a une rivalit‚ telle, que la mort de l'un de
nous..."

"Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves
gens comme vous, cela a pu se d‚tester, mais cela s'estime.
Vous ne vous battrez pas."

"Je me battrai, monsieur!"

"Point."

"Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur,
je suis l'ami du pr‚sident, son _alter ego_, un autre
lui-mˆme; si vous voulez absolument tuer quelqu'un, tirez
sur moi, ce sera exactement la mˆme chose."

"Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main
convulsive, ces plaisanteries..."

"L'ami Maston ne plaisante pas, r‚pondit Michel Ardan, et je
comprends son id‚e de se faire tuer pour l'homme qu'il aime!
Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du
capitaine Nicholl, car j'ai … faire aux deux rivaux une
proposition si s‚duisante qu'ils s'empresseront de
l'accepter."

"Et laquelle?" demanda Nicholl avec une visible
incr‚dulit‚.

"Patience, r‚pondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en
pr‚sence de Barbicane."

"Cherchons-le donc", s'‚cria le capitaine.

Aussit“t ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine,
aprŠs avoir d‚sarm‚ son rifle, le jeta sur son ‚paule et
s'avan‡a d'un pas saccad‚, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent
inutiles. Maston se sentait pris d'un sinistre
pressentiment. Il observait s‚vŠrement Nicholl, se
demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
malheureux Barbicane, d‚j… frapp‚ d'une balle, ne gisait pas
sans vie au fond de quelque taillis ensanglant‚. Michel
Ardan semblait avoir la mˆme pens‚e, et tous deux
interrogeaient d‚j… du regard le capitaine Nicholl, quand
Maston s'arrˆta soudain.

Le buste immobile d'un homme adoss‚ au pied d'un gigantesque
catalpa apparaissait … vingt pas, … moiti‚ perdu dans les
herbes.

"C'est lui!" fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans
les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan
fit quelques pas en criant:

"Barbicane! Barbicane!"

Nulle r‚ponse. Ardan se pr‚cipita vers son ami; mais, au
moment o— il allait lui saisir le bras, il s'arrˆta court en
poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon … la main, tra‡ait des formules et des
figures g‚om‚triques sur un carnet, tandis que son fusil
d‚sarm‚ gisait … terre.

Absorb‚ dans son travail, le savant, oubliant … son tour son
duel et sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se
leva et le consid‚ra d'un oeil ‚tonn‚.

"Ah! s'‚cria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouv‚, mon ami!
J'ai trouv‚!"

"Quoi?"

"Mon moyen!"

"Quel moyen?"

"-Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au d‚part du
projectile!"

"Vraiment?" dit Michel en regardant le capitaine du coin de
l'oeil.

"Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah!
Maston! s'‚cria Barbicane, vous aussi!"

"Lui-mˆme, r‚pondit Michel Ardan, et permets que je te
pr‚sente en mˆme temps le digne capitaine Nicholl!"

"Nicholl! s'‚cria Barbicane, qui fut debout en un instant.
Pardon, capitaine, dit-il, j'avais oubli‚... je suis
prˆt..."

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le
temps de s'interpeller.

"Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme
vous ne se soient pas rencontr‚s plus t“t! Nous aurions
maintenant … pleurer l'un ou l'autre. Mais, grƒce … Dieu
qui s'en est mˆl‚, il n'y a plus rien … craindre. Quand on
oublie sa haine pour se plonger dans des problŠmes de
m‚canique ou jouer des tours aux araign‚es, c'est que cette
haine n'est dangereuse pour personne."

Et Michel Ardan raconta au pr‚sident l'histoire du
capitaine.

"Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons
ˆtres comme vous sont faits pour se casser r‚ciproquement la
tˆte … coups de carabine?"

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque
chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient
trop quelle contenance garder l'un vis-…-vis de l'autre.
Michel Ardan le sentit bien, et il r‚solut de brusquer la
r‚conciliation.

"Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lŠvres
son meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un
malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que
tout est fini entre vous, et puisque vous ˆtes gens …
risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que
je vais vous faire.

"Parlez," dit Nicholl.

"L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit …
la Lune."

"Oui, certes," r‚pliqua le pr‚sident.

"Et l'ami Nicholl est persuad‚ qu'il retombera sur la
terre."

"J'en suis certain," s'‚cria le capitaine.

"Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la pr‚tention de
vous mettre d'accord; mais je vous dis tout bonnement:
Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route."

"Hein!" fit J.-T. Maston stup‚fait.

Les deux rivaux, … cette proposition subite, avaient lev‚
les yeux l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec
attention. Barbicane attendait la r‚ponse du capitaine.
Nicholl guettait les paroles du pr‚sident.

"Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant.
Puisqu'il n'y a plus de contrecoup … craindre!"

"Accept‚!" s'‚cria Barbicane.

Mais, si vite qu'il e–t prononc‚ ce mot, Nicholl l'avait
achev‚ en mˆme temps que lui.

"Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'‚cria Michel
Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et
maintenant que l'affaire est arrang‚e, mes amis,
permettez-moi de vous traiter … la fran‡aise. Allons
d‚jeuner."




XXII


LE NOUVEAU CITOYEN DES TATS-UNIS


Ce jour-l… toute l'Am‚rique apprit en mˆme temps l'affaire
du capitaine Nicholl et du pr‚sident Barbicane, ainsi que
son singulier d‚nouement. Le r“le jou‚ dans cette rencontre
par le chevaleresque Europ‚en, sa proposition inattendue qui
tranchait la difficult‚,l'acceptation simultan‚e des deux
rivaux, cette conquˆte du continent lunaire … laquelle la
France et les tats-Unis allaient marcher d'accord, tout se
r‚unit pour accroŒtre encore la popularit‚ de Michel Ardan.

On sait avec quelle fr‚n‚sie les Yankees se passionnent pour
un individu. Dans un pays o— de graves magistrats
s'attellent … la voiture d'une danseuse et la traŒnent
triomphalement, que l'on juge de la passion d‚chaŒn‚e par
l'audacieux Fran‡ais! Si l'on ne d‚tela pas ses chevaux,
c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes
les autres marques d'enthousiasme lui furent prodigu‚es.
Pas un citoyen qui ne s'unŒt … lui d'esprit et de coeur!
_Ex pluribus unum_, suivant la devise des tats-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de
repos. Des d‚putations venues de tous les coins de l'Union
le harcelŠrent sans fin ni trˆve. Il dut les recevoir bon
gr‚ mal gr‚. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de
gens ne peut se compter; il fut bient“t sur les dents; sa
voix, enrou‚e dans des speechs innombrables, ne s'‚chappait
plus de ses lŠvres qu'en sons inintelligibles, et il faillit
gagner une gastro-ent‚rite … la suite des toasts qu'il dut
porter … tous les comt‚s de l'Union. Ce succŠs e–t gris‚ un
autre dŠs le premier jour, mais lui sut se contenir dans une
demi-‚bri‚t‚ spirituelle et charmante.

Parmi les d‚putations de toute espŠce qui l'assaillirent,
celle des "lunatiques" n'eut garde d'oublier ce qu'elle
devait au futur conqu‚rant de la Lune. Un jour,
quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en
Am‚rique, vinrent le trouver et demandŠrent … retourner avec
lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux pr‚tendaient
parler "le s‚l‚nite" et voulurent l'apprendre … Michel
Ardan. Celui-ci se prˆta de bon coeur … leur innocente
manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la
Lune.

"SinguliŠre folie! dit-il … Barbicane aprŠs les avoir
cong‚di‚s, et folie qui frappe souvent les vives
intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me
disait que beaucoup de gens trŠs sages et trŠs r‚serv‚s dans
leurs conceptions se laissaient aller … une grande
exaltation, … d'incroyables singularit‚s, toutes les fois
que la Lune les occupait. Tu ne crois pas … l'influence de
la Lune sur les maladies?"

"Peu," r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club.

"Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a
enregistr‚ des faits au moins ‚tonnants. Ainsi, en 1693,
pendant une ‚pid‚mie, les personnes p‚rirent en plus grand
nombre le 21 janvier, au moment d'une ‚clipse. Le c‚lŠbre
Bacon s'‚vanouissait pendant les ‚clipses de la Lune et ne
revenait … la vie qu'aprŠs l'entiŠre ‚mersion de l'astre. Le
roi Charles VI retomba six fois en d‚mence pendant l'ann‚e
1399, soit … la nouvelle, soit … la pleine Lune. Des
m‚decins ont class‚ le mal caduc parmi ceux qui suivent les
phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir
souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait
en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall
avait remarqu‚ que l'exaltation des personnes faibles
s'accroissait deux fois par mois, aux ‚poques de la nouvelle
et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille
observations de ce genre sur les vertiges, les fiŠvres
malignes, les somnambulismes, tendant … prouver que l'astre
des nuits a une myst‚rieuse influence sur les maladies
terrestres.

"Mais comment? pourquoi?" demanda Barbicane.

"Pourquoi? r‚pondit Ardan. Ma foi, je te ferai la mˆme
r‚ponse qu'Arago r‚p‚tait dix-neuf siŠcles aprŠs Plutarque :
"C'est peut-ˆtre parce que ‡a n'est pas vrai!""

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put ‚chapper …
aucune des corv‚es inh‚rentes … l'‚tat d'homme c‚lŠbre. Les
entrepreneurs de succŠs voulurent l'exhiber. Barnum lui
offrit un million pour le promener de ville en ville dans
tous les tats-Unis et le montrer comme un animal curieux.
Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener
lui-mˆme.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosit‚
publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier
et occupŠrent la place d'honneur dans les albums; on en fit
des ‚preuves de toutes dimensions, depuis la grandeur
naturelle jusqu'aux r‚ductions microscopiques des
timbres-poste. Chacun pouvait poss‚der son h‚ros dans toutes
les poses imaginables, en tˆte, en buste, en pied, de face,
de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de
quinze cent mille exemplaires, et il avait l… une belle
occasion de se d‚biter en reliques, mais il n'en profita
pas. Rien qu'… vendre ses cheveux un dollar la piŠce, il
lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularit‚ ne lui d‚plaisait pas. Au
contraire. Il se mettait … la disposition du public et
correspondait avec l'univers entier. On r‚p‚tait ses bons
mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas.
On lui en prˆtait, suivant l'habitude, car il ‚tait riche de
ce c“t‚.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les
femmes. Quel nombre infini de "beaux mariages" il aurait
faits, pour peu que la fantaisie l'e–t pris de "se fixer"!
Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans
s‚chaient sur pied, rˆvaient nuit et jour devant ses
photographies.

Il est certain qu'il e–t trouv‚ des compagnes par centaines,
mˆme s'il leur avait impos‚ la condition de le suivre dans
les airs. Les femmes sont intr‚pides quand elles n'ont pas
peur de tout. Mais son intention n'‚tait pas de faire
souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une
race crois‚e de Fran‡ais et d'Am‚ricains. Il refusa donc.

"Aller jouer l…-haut, disait-il, le r“le d'Adam avec une
fille d'Eve, merci! Je n'aurais qu'… rencontrer des
serpents!..."

DŠs qu'il put se soustraire enfin aux joies trop r‚p‚t‚es du
triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite … la
Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il ‚tait
devenu trŠs fort en balistique, depuis qu'il vivait avec
Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. Son plus grand
plaisir consistait … r‚p‚ter … ces braves artilleurs qu'ils
n'‚taient que des meurtriers aimables et savants. Il ne
tarissait pas en plaisanteries … cet ‚gard. Le jour o— il
visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au
fond de l'ƒme de ce gigantesque mortier qui devait bient“t
le lancer vers l'astre des nuits.

"Au moins, dit-il, ce canon-l… ne fera de mal … personne, ce
qui est d‚j… assez ‚tonnant de la part d'un canon. Mais
quant … vos engins qui d‚truisent, qui incendient, qui
brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez
jamais me dire qu'ils ont "une ƒme", je ne vous croirais
pas!"

Il faut rapporter ici une proposition relative … J.-T.
Maston. Quand le secr‚taire du Gun-Club entendit Barbicane
et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il
r‚solut de se joindre … eux et de faire "la partie …
quatre". Un jour il demanda … ˆtre du voyage. Barbicane,
d‚sol‚ de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T.
Maston, d‚sesp‚r‚, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita …
se r‚signer et fit valoir des arguments _ad hominem_.

"Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas
prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment l…,
entre nous, tu es trop incomplet pour te pr‚senter dans la
Lune! "

"Incomplet!" s'‚cria le vaillant invalide.

"Oui! mon brave ami! Songe au cas o— nous rencontrerions
des habitants l…-haut. Voudrais-tu donc leur donner une
aussi triste id‚e de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre
ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le
meilleur de son temps … se d‚vorer, … se manger, … se casser
bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir
cent milliards d'habitants, et o— il y en a douze cents
millions … peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous
ferais mettre … la porte!"

"Mais si vous arrivez en morceaux, r‚pliqua J.-T. Maston,
vous serez aussi incomplets que moi!"

"Sans doute, r‚pondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons
pas en morceaux!"

En effet, une exp‚rience pr‚paratoire, tent‚e le 18 octobre,
avait donn‚ les meilleurs r‚sultats et fait concevoir les
plus l‚gitimes esp‚rances. Barbicane, d‚sirant se rendre
compte de l'effet de contrecoup au moment du d‚part d'un
projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (--
0.75cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le
rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombƒt
dans la mer et que sa chute f–t amortie. Il ne s'agissait
que d'exp‚rimenter la secousse au d‚part et non le choc …
l'arriv‚e. Un projectile creux fut pr‚par‚ avec le plus
grand soin pour cette curieuse exp‚rience. Un ‚pais
capitonnage, appliqu‚ sur un r‚seau de ressorts faits du
meilleur acier, doublait ses parois int‚rieures. C'‚tait
un v‚ritable nid soigneusement ouat‚.

"Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!" disait J.-T.
Maston en regrettant que sa taille ne lui permŒt pas de
tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un
couvercle … vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis
un ‚cureuil appartenant au secr‚taire perp‚tuel du Gun-Club,
et auquel J.-T. Maston tenait particuliŠrement. Mais on
voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au
vertige, supporterait ce voyage exp‚rimental.

Le mortier fut charg‚ avec cent soixante livres de poudre et
la bombe plac‚e dans la piŠce. On fit feu.

Aussit“t le projectile s'enleva avec rapidit‚, d‚crivit
majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille
pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abŒmer au
milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le
lieu de sa chute; des plongeurs habiles se pr‚cipitŠrent
sous les eaux, et attachŠrent des cƒbles aux oreillettes de
la bombe, qui fut rapidement hiss‚e … bord. Cinq minutes ne
s'‚taient pas ‚coul‚es entre le moment o— les animaux furent
enferm‚s et le moment o— l'on d‚vissa le couvercle de leur
prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur
l'embarcation, et ils assistŠrent … l'op‚ration avec un
sentiment d'int‚rˆt facile … comprendre. A peine la bombe
fut-elle ouverte, que le chat s'‚lan‡a au-dehors, un peu
froiss‚, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir
d'une exp‚dition a‚rienne. Mais d'‚cureuil point. On
chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaŒtre la
v‚rit‚. Le chat avait mang‚ son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut trŠs attrist‚ de la perte de son pauvre
‚cureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la
science.

Quoi qu'il en soit, aprŠs cette exp‚rience, toute
h‚sitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans
de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et
an‚antir presque entiŠrement les effets de contrecoup. Il
n'y avait donc plus qu'… partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan re‡ut un message du
pr‚sident de l'Union, honneur auquel il se montra
particuliŠrement sensible. A l'exemple de son chevaleresque
compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui
d‚cernait le titre de citoyen des tats-Unis d'Am‚rique.




XXIII

LE WAGON-PROJECTILE


AprŠs l'achŠvement de la c‚lŠbre Columbiad, l'int‚rˆt public
se rejeta imm‚diatement sur le projectile, ce nouveau
v‚hicule destin‚ … transporter … travers l'espace les trois
hardis aventuriers. Personne n'avait oubli‚ que, par sa
d‚pˆche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une
modification aux plans arrˆt‚s par les membres du Comit‚.

Le pr‚sident Barbicane pensait alors avec raison que la
forme du projectile importait peu, car, aprŠs avoir travers‚
l'atmosphŠre en quelques secondes, son parcours devait
s'effectuer dans le vide absolu. Le Comit‚ avait donc
adopt‚ la forme ronde, afin que le boulet p–t tourner sur
lui-mˆme et se comporter … sa fantaisie. Mais, dŠs
l'instant qu'on le transformait en v‚hicule, c'‚tait une
autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager …
la fa‡on des ‚cureuils; il voulait monter la tˆte en haut,
les pieds en bas, ayant autant de dignit‚ que dans la
nacelle d'un ballon, plus vite sans doute, mais sans se
livrer … une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoy‚s … la maison Breadwill
and Co. d'Albany, avec recommandation de les ex‚cuter sans
retard. Le projectile, ainsi modifi‚, fut fondu le 2
novembre et exp‚di‚ imm‚diatement … Stone's-Hill par les
railways de l'Est. Le 10, il arriva sans accident au lieu
de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl
attendaient avec la plus vive impatience ce
"wagon-projectile" dans lequel ils devaient prendre passage
pour voler … la d‚couverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'‚tait une magnifique piŠce de m‚tal,
un produit m‚tallurgique qui faisait le plus grand honneur
au g‚nie industriel des Am‚ricains. On venait d'obtenir
pour la premiŠre fois l'aluminium en masse aussi
consid‚rable, ce qui pouvait ˆtre justement regard‚ comme un
r‚sultat prodigieux. Ce pr‚cieux projectile ‚tincelait aux
rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et
coiff‚ de son chapeau conique, on l'e–t pris volontiers pour
une de ces ‚paisses tourelles en fa‡on de poivriŠres, que
les architectes du Moyen Age suspendaient … l'angle des
chƒteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtriŠres et
une girouette.

"Je m'attends, s'‚criait Michel Ardan, … ce qu'il en sorte
un homme d'armes portant la haquebutte et le corselet
d'acier. Nous serons l…-dedans comme des seigneurs f‚odaux,
et, avec un peu d'artillerie, on y tiendrait tˆte … toutes
les arm‚es s‚l‚nites, si toutefois il y en a dans la Lune!"

"Ainsi le v‚hicule te plaŒt?" demanda Barbicane … son ami.

"Oui! oui! sans doute, r‚pondit Michel Ardan qui
l'examinait en artiste. Je regrette seulement que ses
formes ne soient pas plus effil‚es, son c“ne plus gracieux;
on aurait d– le terminer par une touffe d'ornements en m‚tal
guilloch‚, avec une chimŠre, par exemple, une gargouille,
une salamandre sortant du feu les ailes d‚ploy‚es et la
gueule ouverte..."

"A quoi bon?" dit Barbicane, dont l'esprit positif ‚tait
peu sensible aux beaut‚s de l'art.

"A quoi bon, ami Barbicane! H‚las! puisque tu me le
demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!"

"Dis toujours, mon brave compagnon."

"Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art
dans ce que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une
piŠce indienne qu'on appelle _Le Chariot de l'Enfant_?"

"Pas mˆme de nom, "r‚pondit Barbicane.

"Cela ne m'‚tonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc
que, dans cette piŠce, il y a un voleur qui, au moment de
percer le mur d'une maison, se demande s'il donnera … son
trou la forme d'une lyre, d'une fleur, d'un oiseau ou d'une
amphore. Eh bien! dis-moi, ami Barbicane, si … cette
‚poque tu avais ‚t‚ membre du jury, est-ce que tu aurais
condamn‚ ce voleur-l…?"

"Sans h‚siter, r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club, et avec la
circonstance aggravante d'effraction."

"Et moi je l'aurais acquitt‚, ami Barbicane! Voil… pourquoi
tu ne pourras jamais me comprendre!"

"Je n'essaierai mˆme pas, mon vaillant artiste."

"Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'ext‚rieur de
notre wagon-projectile laisse … d‚sirer, on me permettra de
le meubler … mon aise, et avec tout le luxe qui convient …
des ambassadeurs de la Terre!"

"A cet ‚gard, mon brave Michel, r‚pondit Barbicane, tu
agiras … ta fantaisie, et nous te laisserons faire … ta
guise."

Mais, avant de passer … l'agr‚able, le pr‚sident du Gun-Club
avait song‚ … l'utile, et les moyens invent‚s par lui pour
amoindrir les effets du contrecoup furent appliqu‚s avec une
intelligence parfaite.

Barbicane s'‚tait dit, non sans raison, que nul ressort ne
serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa
fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini
par r‚soudre cette grande difficult‚ d'une ing‚nieuse fa‡on.
C'est … l'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce
service signal‚. Voici comment.

Le projectile devait ˆtre rempli … la hauteur de trois pieds
d'une couche d'eau destin‚e … supporter un disque en bois
parfaitement ‚tanche, qui glissait … frottement sur les
parois int‚rieures du projectile. C'est sur ce v‚ritable
radeau que les voyageurs prenaient place. Quant … la masse
liquide, elle ‚tait divis‚e par des cloisons horizontales
que le choc au d‚part devait briser successivement. Alors
chaque nappe d'eau, de la plus basse … la plus haute,
s'‚chappant par des tuyaux de d‚gagement vers la partie
sup‚rieure du projectile, arrivait ainsi … faire ressort, et
le disque, muni lui-mˆme de tampons extrˆmement puissants,
ne pouvait heurter le culot inf‚rieur qu'aprŠs l'‚crasement
successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs
‚prouveraient encore un contrecoup violent aprŠs le complet
‚chappement de la masse liquide, mais le premier choc devait
ˆtre presque entiŠrement amorti par ce ressort d'une grande
puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de
cinquante-quatre pieds carr‚s devaient peser prŠs de onze
mille cinq cents livres; mais la d‚tente des gaz accumul‚s
dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, … vaincre
cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc devait
chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voil… ce qu'avait imagin‚ le pr‚sident du Gun-Club et de
quelle fa‡on il pensait avoir r‚solu la grave question du
contrecoup. Du reste, ce travail, intelligemment compris
par les ing‚nieurs de la maison Breadwill, fut
merveilleusement ex‚cut‚; l'effet une fois produit et l'eau
chass‚e au-dehors, les voyageurs pouvaient se d‚barrasser
facilement des cloisons bris‚es et d‚monter le disque mobile
qui les supportait au moment du d‚part.

Quant aux parois sup‚rieures du projectile, elles ‚taient
revˆtues d'un ‚pais capitonnage de cuir, appliqu‚ sur des
spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des
ressorts de montre. Les tuyaux d'‚chappement dissimul‚s
sous ce capitonnage ne laissaient pas mˆme soup‡onner leur
existence.

Ainsi donc toutes les pr‚cautions imaginables pour amortir
le premier choc avaient ‚t‚ prises, et pour se laisser
‚craser, disait Michel Ardan, il faudrait ˆtre "de bien
mauvaise composition".

Le projectile mesurait neuf pieds de large ext‚rieurement
sur douze pieds de haut. Afin de ne pas d‚passer le poids
assign‚, on avait un peu diminu‚ l'‚paisseur de ses parois
et renforc‚ sa partie inf‚rieure, qui devait supporter toute
la violence des gaz d‚velopp‚s par la d‚flagration du
pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans les bombes et
les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus
‚pais.

On p‚n‚trait dans cette tour de m‚tal par une ‚troite
ouverture m‚nag‚e sur les parois du c“ne, et semblable … ces
"trous d'homme" des chaudiŠres … vapeur. Elle se fermait
herm‚tiquement au moyen d'une plaque d'aluminium, retenue …
l'int‚rieur par de puissantes vis de pression. Les
voyageurs pourraient donc sortir … volont‚ de leur prison
mobile, dŠs qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route.
Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se
trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d'une forte
‚paisseur, deux perc‚s dans la paroi circulaire du
projectile; un troisiŠme … sa partie inf‚rieure et un
quatriŠme dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient
donc … mˆme d'observer, pendant leur parcours, la Terre
qu'ils abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les
espaces constell‚s du ciel. Seulement, ces hublots ‚taient
prot‚g‚s contre les chocs du d‚part par des plaques
solidement encastr‚es, qu'il ‚tait facile de rejeter
au-dehors en d‚vissant des ‚crous int‚rieurs. De cette
fa‡on, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
s'‚chapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces m‚canismes, admirablement ‚tablis, fonctionnaient
avec la plus grande facilit‚, et les ing‚nieurs ne s'‚taient
pas montr‚s moins intelligents dans les am‚nagements du
wagon-projectile.

Des r‚cipients solidement assujettis ‚taient destin‚s …
contenir l'eau et les vivres n‚cessaires aux trois
voyageurs; ceux-ci pouvaient mˆme se procurer le feu et la
lumiŠre au moyen de gaz emmagasin‚ dans un r‚cipient sp‚cial
sous une pression de plusieurs atmosphŠres. Il suffisait de
tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
‚clairer et chauffer ce confortable v‚hicule. On le voit,
rien ne manquait des choses essentielles … la vie et mˆme au
bien-ˆtre. De plus, grƒce aux instincts de Michel Ardan,
l'agr‚able vint se joindre … l'utile sous la forme d'objets
d'art; il e–t fait de son projectile un v‚ritable atelier
d'artiste, si l'espace ne lui e–t pas manqu‚. Du reste, on
se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
trouver … l'‚troit dans cette tour de m‚tal. Elle avait une
surface de cinquante-quatre pieds carr‚s … peu prŠs sur dix
pieds de hauteur, ce qui permettait … ses h“tes une certaine
libert‚ de mouvement. Ils n'eussent pas ‚t‚ aussi … leur
aise dans le plus confortable wagon des tats-Unis.

La question des vivres et de l'‚clairage ‚tant r‚solue,
restait la question de l'air. Il ‚tait ‚vident que l'air
enferm‚ dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre
jours … la respiration des voyageurs; chaque homme, en
effet, consomme dans une heure environ tout l'oxygŠne
contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux
compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient
consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents
litres d'oxygŠne, ou, en poids, … peu prŠs sept livres. Il
fallait donc renouveler l'air du projectile. Comment? Par
un proc‚d‚ bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault,
indiqu‚ par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

"On sait que l'air se compose principalement de vingt et une
parties d'oxygŠne et de soixante-dix-neuf parties d'azote.
Or, que se passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un
ph‚nomŠne fort simple. L'homme absorbe l'oxygŠne de l'air,
‚minemment propre … entretenir la vie, et rejette l'azote
intact. L'air expir‚ a perdu prŠs de cinq pour cent de son
oxygŠne et contient alors un volume … peu prŠs ‚gal d'acide
carbonique, produit d‚finitif de la combustion des ‚l‚ments
du sang par l'oxygŠne inspir‚. Il arrive donc que dans un
milieu clos, et aprŠs un certain temps, tout l'oxygŠne de
l'air est remplac‚ par l'acide carbonique, gaz
essentiellement d‚l‚tŠre.

La question se r‚duisait dŠs lors … ceci: l'azote s'‚tant
conserv‚ intact, 1x refaire l'oxygŠne absorb‚; 2x d‚truire
l'acide carbonique expir‚. Rien de plus facile au moyen du
chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se pr‚sente sous la
forme de paillettes blanches; lorsqu'on le porte … une
temp‚rature sup‚rieure … quatre cents degr‚s, il se
transforme en chlorure de potassium, et l'oxygŠne qu'il
contient se d‚gage entiŠrement. Or, dix-huit livres de
chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygŠne,
c'est-…-dire la quantit‚ n‚cessaire aux voyageurs pendant
vingt-quatre heures. Voil… pour refaire l'oxygŠne.

Quant … la potasse caustique, c'est une matiŠre trŠs avide
de l'acide carbonique mˆl‚ … l'air, et il suffit de l'agiter
pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse.
Voil… pour absorber l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on ‚tait certain de rendre …
l'air vici‚ toutes ses qualit‚s vivifiantes. C'est ce que
les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient
exp‚riment‚ avec succŠs. Mais, il faut le dire,
l'exp‚rience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_.
Quelle que f–t sa pr‚cision scientifique, on ignorait
absolument comment des hommes la supporteraient."

Telle fut l'observation faite … la s‚ance o— se traita cette
grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute
la possibilit‚ de vivre au moyen de cet air factice, et il
offrit d'en faire l'essai avant le d‚part. Mais l'honneur
de tenter cette ‚preuve fut r‚clam‚ ‚nergiquement par J.-T.
Maston.

"Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien
le moins que j'habite le projectile pendant une huitaine de
jours."

Il y aurait eu mauvaise grƒce … lui refuser. On se rendit …
ses voeux. Une quantit‚ suffisante de chlorate de potasse
et de potasse caustique fut mise … sa disposition avec des
vivres pour huit jours; puis, ayant serr‚ la main de ses
amis, le 12 novembre, … six heures du matin, aprŠs avoir
express‚ment recommand‚ de ne pas ouvrir sa prison avant le
20, … six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
dont la plaque fut herm‚tiquement ferm‚e. Que se passa-t-il
pendant cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte.
L'‚paisseur des parois du projectile empˆchait tout bruit
int‚rieur d'arriver au-dehors.

Le 20 novembre, … six heures pr‚cises, la plaque fut
retir‚e; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'ˆtre
un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassur‚s en
entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah
formidable.

Bient“t le secr‚taire du Gun-Club apparut au sommet du c“ne
dans une attitude triomphante. Il avait engraiss‚!




XXIV


LE TLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES


Le 20 octobre de l'ann‚e pr‚c‚dente, aprŠs la souscription
close, le pr‚sident du Gun-Club avait cr‚dit‚ l'Observatoire
de Cambridge des sommes n‚cessaires … la construction d'un
vaste instrument d'optique. Cet ppareil, lunette ou
t‚lescope, devait ˆtre assez puissant pour rendre visible …
la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de
largeur.

Il y a une diff‚rence importante entre la lunette et le
t‚lescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se
compose d'un tube qui porte … son extr‚mit‚ sup‚rieure une
lentille convexe appel‚e objectif, et … son extr‚mit‚
inf‚rieure une seconde lentille nomm‚e oculaire, … laquelle
s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons ‚manant de
l'objet lumineux traversent la premiŠre lentille et vont,
par r‚fraction, former une image renvers‚e … son foyer
[C'est le point o— les rayons lumineux se r‚unissent aprŠs
avoir ‚t‚ r‚fract‚s.]. Cette image, on l'observe avec
l'oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une
loupe. Le tube de la lunette est donc ferm‚ … chaque
extr‚mit‚ par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du t‚lescope est ouvert … son
extr‚mit‚ sup‚rieure. Les rayons partis de l'objet observ‚
y p‚nŠtrent librement et vont frapper un miroir m‚tallique
concave, c'est-…-dire convergent. De l… ces rayons
r‚fl‚chis rencontrent un petit miroir qui les renvoie …
l'oculaire, dispos‚ de fa‡on … grossir l'image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la r‚fraction joue le r“le
principal, et dans les t‚lescopes, la r‚flexion. De l… le
nom de r‚fracteurs donn‚ aux premiŠres, et celui de
r‚flecteurs attribu‚ aux seconds. Toute la difficult‚
d'ex‚cution de ces appareils d'optique gŒt dans la
confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles
ou de miroirs m‚talliques.

Cependant, … l'‚poque o— le Gun-Club tenta sa grande
exp‚rience, ces instruments ‚taient singuliŠrement
perfectionn‚s et donnaient des r‚sultats magnifiques. Le
temps ‚tait loin o— Galil‚e observa les astres avec sa
pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le
XVIe siŠcle, les appareils d'optique s'‚largirent et
s'allongŠrent dans des proportions consid‚rables, et ils
permirent de jauger les espaces stellaires … une profondeur
inconnue jusqu'alors. Parmi les instruments r‚fracteurs
fonctionnant … cette ‚poque, on citait la lunette de
l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l'objectif
mesure quinze pouces (-- 38 centimŠtres de largeur [Elle a
co–t‚ 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de
l'opticien fran‡ais Lerebours, pourvue d'un objectif ‚gal au
pr‚c‚dent, et enfin la lunette de l'Observatoire de
Cambridge, munie d'un objectif qui a dix-neuf pouces de
diamŠtre (48 cm).

Parmi les t‚lescopes, on en connaissait deux d'une puissance
remarquable et de dimension gigantesque. Le premier,
construit par Herschell, ‚tait long de trente-six pieds et
poss‚dait un miroir large de quatre pieds et demi; il
permettait d'obtenir des grossissements de six mille fois.
Le second s'‚levait en Irlande, … Birrcastle, dans le parc
de Parsonstown, et appartenait … Lord Rosse. La longueur de
son tube ‚tait de quarante-huit pieds, la largeur de son
miroir de six pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de
lunettes ayant une longueur bien plus consid‚rable; une,
entre autres, de 300 pieds de foyer, fut ‚tablie par les
soins de Dominique Cassini … l'Observatoire de Paris; mais
il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
L'objectif ‚tait suspendu en l'air au moyen de mƒts, et
l'observateur, tenant son oculaire … la main, venait se
placer au foyer de l'objectif le plus exactement possible.
On comprend combien ces instruments ‚taient d'un emploi peu
ais‚ et la difficult‚ qu'il y avait de centrer deux
lentilles plac‚es dans ces conditions.]); il grossissait six
mille quatre cents fois, et il avait fallu bƒtir une immense
construction en ma‡onnerie pour disposer les appareils
n‚cessaires … la manoeuvre de l'instrument, qui pesait
vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgr‚ ces dimensions colossales, les
grossissements obtenus ne d‚passaient pas six mille fois en
nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne
ramŠne la Lune qu'… trente-neuf milles (-- 16 lieues), et il
laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds
de diamŠtre, … moins que ces objets ne soient trŠs allong‚s.

Or, dans l'espŠce, il s'agissait d'un projectile large de
neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la
Lune … cinq milles (-- 2 lieues) au moins, et, pour cela,
produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle ‚tait la question pos‚e … l'Observatoire de Cambridge.
Il ne devait pas ˆtre arrˆt‚ par les difficult‚s
financiŠres; restaient donc les difficult‚s mat‚rielles.

Et d'abord il fallut opter entre les t‚lescopes et les
lunettes. Les lunettes pr‚sentent des avantages sur les
t‚lescopes. A ‚galit‚ d'objectifs, elles permettent
d'obtenir des grossissements plus consid‚rables, parce que
les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent
moins par l'absorption que par la r‚flexion sur le miroir
m‚tallique des t‚lescopes. Mais l'‚paisseur que l'on peut
donner … une lentille est limit‚e, car, trop ‚paisse, elle
ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la
construction de ces vastes lentilles est excessivement
difficile et demande un temps consid‚rable, qui se mesure
par ann‚es.

Donc, bien que les images fussent mieux ‚clair‚es dans les
lunettes, avantage inappr‚ciable quand il s'agit d'observer
la Lune, dont la lumiŠre est simplement r‚fl‚chie, on se
d‚cida … employer le t‚lescope, qui est d'une ex‚cution plus
prompte et permet d'obtenir de plus forts grossissements.
Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande
partie de leur intensit‚ en traversant l'atmosphŠre, le
Gun-Club r‚solut d'‚tablir l'instrument sur l'une des plus
hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'‚paisseur
des couches a‚riennes.

Dans les t‚lescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-…-dire la
loupe plac‚e … l'oeil de l'observateur, produit le
grossissement, et l'objectif qui supporte les plus forts
grossissements est celui dont le diamŠtre est le plus
consid‚rable et la distance focale plus grande. Pour
grossir quarante-huit mille fois, il fallait d‚passer
singuliŠrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de
Lord Rosse. L… ‚tait la difficult‚, car la fonte de ces
miroirs est une op‚ration trŠs d‚licate.

Heureusement, quelques ann‚es auparavant, un savant de
l'Institut de France, L‚on Foucault, venait d'inventer un
proc‚d‚ qui rendait trŠs facile et trŠs prompt le polissage
des objectifs, en rempla‡ant le miroir m‚tallique par des
miroirs argent‚s. Il suffisait de couler un morceau de
verre de la grandeur voulue et de le m‚talliser ensuite avec
un sel d'argent. Ce fut ce proc‚d‚, dont les r‚sultats sont
excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la m‚thode imagin‚e par
Herschell pour ses t‚lescopes. Dans le grand appareil de
l'astronome de Slough, l'image des objets, r‚fl‚chie par le
miroir inclin‚ au fond du tube, venait se former … son autre
extr‚mit‚ o— se trouvait situ‚ l'oculaire. Ainsi
l'observateur, au lieu d'ˆtre plac‚ … la partie inf‚rieure
du tube, se hissait … sa partie sup‚rieure, et l…, muni de
sa loupe, il plongeait dans l'‚norme cylindre. Cette
combinaison avait l'avantage de supprimer le petit miroir
destin‚ … renvoyer l'image … l'oculaire. Celle-ci ne
subissait plus qu'une r‚flexion au lieu de deux. Donc il y
avait un moins grand nombre de rayons lumineux ‚teints. Donc
l'image ‚tait moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus
de clart‚, avantage pr‚cieux dans l'observation qui devait
ˆtre faite [Ces r‚flecteurs sont nomm‚s "front view
telescope".].

Ces r‚solutions prises, les travaux commencŠrent. D'aprŠs
les calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le
tube du nouveau r‚flecteur devait avoir deux cent
quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds
de diamŠtre. Quelque colossal que f–t un pareil instrument,
il n'‚tait pas comparable … ce t‚lescope long de dix mille
pieds (-- 3 kilomŠtres et demi) que l'astronome Hooke
proposait de construire il y a quelques ann‚es. N‚anmoins
l'‚tablissement d'un semblable appareil pr‚sentait de
grandes difficult‚s.

Quant … la question d'emplacement, elle fut promptement
r‚solue. Il s'agissait de choisir une haute montagne, et
les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les tats.

En effet, le systŠme orographique de ce grand pays se r‚duit
… deux chaŒnes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce
magnifique Mississippi que les Am‚ricains appelleraient "le
roi des fleuves", s'ils admettaient une royaut‚ quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet,
dans le New-Hampshire, ne d‚passe pas cinq mille six cents
pieds, ce qui est fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes
Rocheuses, immense chaŒne qui commence au d‚troit de
Magellan, suit la c“te occidentale de l'Am‚rique du Sud sous
le nom d'Andes ou de CordillŠres, franchit l'isthme de
Panama et court … travers l'Am‚rique du Nord jusqu'aux
rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas trŠs ‚lev‚es, et les Alpes ou
l'Himalaya les regarderaient avec un suprˆme d‚dain du haut
de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n'a que
dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en
mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le
Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau
de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait … ce que le t‚lescope,
aussi bien que la Columbiad, f–t ‚tabli dans les tats de
l'Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et
tout le mat‚riel n‚cessaire fut dirig‚ sur le sommet de
Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri. Dire les
difficult‚s de tout genre que les ing‚nieurs am‚ricains
eurent … vaincre, les prodiges d'audace et d'habilet‚ qu'ils
accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce
fut un v‚ritable tour de force. Il fallut monter des
pierres ‚normes, de lourdes piŠces forg‚es, des corniŠres
d'un poids consid‚rable, les vastes morceaux du cylindre,
l'objectif pesant lui seul prŠs de trente mille livres,
au-dessus de la limite des neiges perp‚tuelles, … plus de
dix mille pieds de hauteur, aprŠs avoir franchi des prairies
d‚sertes, des forˆts imp‚n‚trables, des "rapides"
effrayants, loin des centres de populations, au milieu de
r‚gions sauvages dans lesquelles chaque d‚tail de
l'existence devenait un problŠme presque insoluble. Et
n‚anmoins, ces mille obstacles, le g‚nie des Am‚ricains en
triompha. Moins d'un an aprŠs le commencement des travaux,
dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque
r‚flecteur dressait dans les airs son tube de deux cent
quatre-vingts pieds. Il ‚tait suspendu … une ‚norme
charpente en fer; un m‚canisme ing‚nieux permettait de le
manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et de
suivre les astres d'un horizon … l'autre pendant leur marche
… travers l'espace.

Il avait co–t‚ plus de quatre cent mille dollars [Un million
six cent mille francs.]. La premiŠre fois qu'il fut braqu‚
sur la Lune, les observateurs ‚prouvŠrent une ‚motion … la
fois curieuse et inquiŠte. Qu'allaient-ils d‚couvrir dans
le champ de ce t‚lescope qui grossissait quarante-huit mille
fois les objets observ‚s? Des populations, des troupeaux
d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des oc‚ans? Non,
rien que la science ne conn–t d‚j…, et sur tous les points
de son disque la nature volcanique de la Lune put ˆtre
d‚termin‚e avec une pr‚cision absolue.

Mais le t‚lescope des montagnes Rocheuses, avant de servir
au Gun-Club, rendit d'immenses services … l'astronomie.
Grƒce … sa puissance de p‚n‚tration, les profondeurs du ciel
furent sond‚es jusqu'aux derniŠres limites, le diamŠtre
apparent d'un grand nombre d'‚toiles put ˆtre rigoureusement
mesur‚, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, d‚composa le
_crab nebula_ [N‚buleuse qui apparaŒt sous la forme d'une
‚crevisse.] du Taureau, que le r‚flecteur de Lord Rosse
n'avait jamais pu r‚duire.




XXV

DERNIERS DTAILS


On ‚tait au 22 novembre. Le d‚part suprˆme devait avoir
lieu dix jours plus tard. Une seule op‚ration restait
encore … mener … bonne fin, op‚ration d‚licate, p‚rilleuse,
exigeant des pr‚cautions infinies, et contre le succŠs de
laquelle le capitaine Nicholl avait engag‚ son troisiŠme
pari. Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et
d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton.
Nicholl avait pens‚, non sans raison peut-ˆtre, que la
manipulation d'une aussi formidable quantit‚ de pyroxyle
entraŒnerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette
masse ‚minemment explosive s'enflammerait d'elle-mˆme sous
la pression du projectile. l y avait l… de graves dangers
encore accrus par l'insouciance et la l‚gŠret‚ des
Am‚ricains, qui ne se gˆnaient pas, pendant la guerre
f‚d‚rale, pour charger leurs bombes le cigare … la bouche.
Mais Barbicane avait … coeur de r‚ussir et de ne pas ‚chouer
au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit
op‚rer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du
regard, et, … force de prudence et de pr‚cautions, il sut
mettre de son c“t‚ toutes les chances de succŠs.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement …
l'enceinte de Stone's-Hill. Il le fit venir peu … peu dans
des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille
livres de pyroxyle avaient ‚t‚ divis‚es en paquets de cinq
cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses
confectionn‚es avec soin par les plus habiles artificiers de
Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et
arrivait l'un aprŠs l'autre par le rail-road de Tampa-Town;
de cette fa‡on il n'y avait jamais plus de cinq mille livres
de pyroxyle … la fois dans l'enceinte. Aussit“t arriv‚,
chaque caisson ‚tait d‚charg‚ par des ouvriers marchant
pieds nus, et chaque gargousse transport‚e … l'orifice de la
Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues
manoeuvr‚es … bras d'hommes. Toute machine … vapeur avait
‚t‚ ‚cart‚e, et les moindres feux ‚teints … deux milles … la
ronde. C'‚tait d‚j… trop d'avoir … pr‚server ces masses de
fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, mˆme en novembre.
Aussi travaillait-on de pr‚f‚rence pendant la nuit, sous
l'‚clat d'une lumiŠre produite dans le vide et qui, au moyen
des appareils de Ruhmkorff, cr‚ait un jour artificiel
jusqu'au fond de la Columbiad. L…, les gargousses ‚taient
rang‚es avec une parfaite r‚gularit‚ et reli‚es entre elles
au moyen d'un fil m‚tallique destin‚ … porter simultan‚ment
l'‚tincelle ‚lectrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait ˆtre
communiqu‚ … cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils,
entour‚s d'une matiŠre isolante, venaient se r‚unir en un
seul … une ‚troite lumiŠre perc‚e … la hauteur o— devait
ˆtre maintenu le projectile, l… ils traversaient l'‚paisse
paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des ‚vents
du revˆtement de pierre conserv‚ dans ce but. Une fois
arriv‚ au sommet de Stone's-Hill, le fil, support‚ sur des
poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une
puissante pile de Bunzen en passant par un appareil
interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le
bouton de l'appareil pour que le courant f–t instantan‚ment
r‚tabli et mŒt le feu aux quatre cent mille livres de
fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer
en activit‚ qu'au dernier moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses ‚taient dispos‚es
au fond de la Columbiad. Cette partie de l'op‚ration avait
r‚ussi. Mais que de tracas, que d'inqui‚tudes, de luttes,
avait subis le pr‚sident Barbicane! Vainement il avait
d‚fendu l'entr‚e de Stone's-Hill; chaque jour les curieux
escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant
l'imprudence jusqu'… la folie, venaient fumer au milieu des
balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des
fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son
mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur
et ramassant les bouts de cigares encore allum‚s que les
Yankees jetaient ‡… et l…. Rude tƒche, car plus de trois
cent mille personnes se pressaient autour des palissades.
Michel Ardan s'‚tait bien offert pour escorter les caissons
jusqu'… la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
lui-mˆme un ‚norme cigare … la bouche, tandis qu'il
pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste
exemple, le pr‚sident du Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait
pas compter sur cet intr‚pide fumeur, et il fut r‚duit … le
faire surveiller tout sp‚cialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne
sauta, et le chargement fut men‚ … bonne fin. Le troisiŠme
pari du capitaine Nicholl ‚tait donc fort aventur‚. Restait
… introduire le projectile dans la Columbiad et … le placer
sur l'‚paisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de proc‚der … cette op‚ration, les objets
n‚cessaires au voyage furent dispos‚s avec ordre dans le
wagon-projectile. Ils ‚taient en assez grand nombre, et si
l'on avait laiss‚ faire Michel Ardan, ils auraient bient“t
occup‚ toute la place r‚serv‚e aux voyageurs. On ne se
figure pas ce que cet aimable Fran‡ais voulait emporter dans
la Lune. Une v‚ritable pacotille d'inutilit‚s. Mais
Barbicane intervint, et l'on dut se r‚duire au strict
n‚cessaire. Plusieurs thermomŠtres, baromŠtres et lunettes
furent dispos‚s dans le coffre aux instruments.

Les voyageurs ‚taient curieux d'examiner la Lune pendant le
trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde
nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et
Moedler, la _Mappa selenographica_, publi‚e en quatre
planches, qui passe … bon droit pour un v‚ritable
chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle
reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres
d‚tails de cette portion de l'astre tourn‚e vers la Terre;
montagnes, vall‚es, cirques, cratŠres, pitons, rainures s'y
voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation
fidŠle, leur d‚nomination, depuis les monts Doerfel et
Leibniz dont le haut sommet se dresse … la partie orientale
du disque, jusqu'… la _Mare frigoris_, qui s'‚tend dans les
r‚gions circumpolaires du Nord. C'‚tait donc un pr‚cieux
document pour les voyageurs, car ils pouvaient d‚j… ‚tudier
le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de
chasse … systŠme et … balles explosives; de plus, de la
poudre et du plomb en trŠs grande quantit‚.

"On ne sait pas … qui on aura affaire, disait Michel Ardan.
Hommes ou bˆtes peuvent trouver mauvais que nous allions
leur rendre visite! Il faut donc prendre ses pr‚cautions."

Du reste, les instruments de d‚fense personnelle ‚taient
accompagn‚s de pics, de pioches, de scies … main et autres
outils indispensables, sans parler des vˆtements convenables
… toutes les temp‚ratures, depuis le froid des r‚gions
polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son exp‚dition un
certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les
espŠces, car il ne voyait pas la n‚cessit‚ d'acclimater dans
la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres
bˆtes malfaisantes.

"Non, disait-il … Barbicane, mais quelques bˆtes de somme,
boeuf ou vache, ƒne ou cheval, feraient bien dans le paysage
et nous seraient d'une grande utilit‚."

"J'en conviens, mon cher Ardan, r‚pondait le pr‚sident du
Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de
No‚. Il n'en a ni la capacit‚ ni la destination. Ainsi
restons dans les limites du possible."

Enfin, aprŠs de longues discussions, il fut convenu que les
voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne
de chasse appartenant … Nicholl et un vigoureux terre-neuve
d'une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les
plus utiles furent mises au nombre des objets
indispensables. Si l'on e–t laiss‚ faire Michel Ardan, il
aurait emport‚ aussi quelques sacs de terre pour les y
semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui
furent soigneusement envelopp‚s d'un ‚tui de paille et
plac‚s dans un coin du projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il
fallait pr‚voir le cas o— l'on accosterait une portion de la
Lune absolument st‚rile. Barbicane fit si bien qu'il
parvint … en prendre pour une ann‚e. Mais il faut ajouter,
pour n'‚tonner personne, que ces vivres consistŠrent en
conserves de viandes et de l‚gumes r‚duits … leur plus
simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et
qu'ils renfermaient une grande quantit‚ d'‚l‚ments
nutritifs; ils n'‚taient pas trŠs vari‚s, mais il ne fallait
pas se montrer difficile dans une pareille exp‚dition. Il y
avait aussi une r‚serve d'eau-de-vie pouvant s'‚lever …
cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet, … la suite des derniŠres
observations des astronomes, personne ne mettait en doute la
pr‚sence d'une certaine quantit‚ d'eau … la surface de la
Lune. Quant aux vivres, il e–t ‚t‚ insens‚ de croire que
des habitants de la Terre ne trouveraient pas … se nourrir
l…-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute … cet
‚gard. S'il en avait eu, il ne se serait pas d‚cid‚ …
partir.

"D'ailleurs, dit-il un jour … ses amis, nous ne serons pas
complŠtement abandonn‚s de nos camarades de la Terre, et ils
auront soin de ne pas nous oublier."

"Non, certes," r‚pondit J.-T. Maston.

"Comment l'entendez-vous?" demanda Nicholl.

"Rien de plus simple, r‚pondit Ardan. Est-ce que la
Columbiad ne sera pas toujours l…? Eh bien! toutes les
fois que la Lune se pr‚sentera dans des conditions
favorables de z‚nith, sinon de p‚rig‚e, c'est-…-dire une
fois par an … peu prŠs, ne pourra-t-on pas nous envoyer des
obus charg‚s de vivres, que nous attendrons … jour fixe? "

"Hurrah! hurrah! s'‚cria J.-T. Maston en homme qui avait
son id‚e; voil… qui est bien dit! Certainement, mes braves
amis, nous ne vous oublierons pas!"

"J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons
r‚guliŠrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte,
nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de
communiquer avec nos bons amis de la Terre!"

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel
Ardan, avec son air d‚termin‚, son aplomb superbe, e–t
entraŒn‚ tout le Gun-Club … sa suite. Ce qu'il disait
paraissait simple, ‚l‚mentaire, facile, d'un succŠs assur‚,
et il aurait fallu v‚ritablement tenir d'une fa‡on mesquine
… ce mis‚rable globe terraqu‚ pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur exp‚dition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent ‚t‚ dispos‚s dans le
projectile, l'eau destin‚e … faire ressort fut introduite
entre ses cloisons, et le gaz d'‚clairage refoul‚ dans son
r‚cipient. Quant au chlorate de potasse et … la potasse
caustique, Barbicane, craignant des retards impr‚vus en
route, en emporta une quantit‚ suffisante pour renouveler
l'oxygŠne et absorber l'acide carbonique pendant deux mois.
Un appareil extrˆmement ing‚nieux et fonctionnant
automatiquement se chargeait de rendre … l'air ses qualit‚s
vivifiantes et de le purifier d'une fa‡on complŠte. Le
projectile ‚tait donc prˆt, et il n'y avait plus qu'… le
descendre dans la Columbiad. Op‚ration, d'ailleurs, pleine
de difficult‚s et de p‚rils.

L'‚norme obus fut amen‚ au sommet de Stone's-Hill. L…, des
grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu
au-dessus du puits de m‚tal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaŒnes vinssent …
casser sous ce poids ‚norme, et la chute d'une pareille
masse e–t certainement d‚termin‚ l'inflammation du
fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures aprŠs, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'ƒme du canon,
reposait sur sa couche de pyroxyle, un v‚ritable ‚dredon
fulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer
plus fortement la charge de la Columbiad.

"J'ai perdu", dit le capitaine en remettant au pr‚sident
Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un
compagnon de voyage; mais il dut c‚der devant l'obstination
de Nicholl, que tenait … remplir tous ses engagements avant
de quitter la Terre.

"Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose … vous
souhaiter, mon brave capitaine."

"Laquelle?" demanda Nicholl.

"C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette
fa‡on, nous serons s–rs de ne pas rester en route."




XXVI

FEU!


Le premier jour de d‚cembre ‚tait arriv‚, jour fatal, car si
le d‚part du projectile ne s'effectuait pas le soir mˆme, …
dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, plus de dix-huit ans s'‚couleraient avant que la Lune
se repr‚sentƒt dans ces mˆmes conditions simultan‚es de
z‚nith et de p‚rig‚e.

Le temps ‚tait magnifique; malgr‚ les approches de l'hiver,
le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve
cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner
pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui pr‚c‚da ce
jour si impatiemment d‚sir‚! Que de poitrines furent
oppress‚es par le pesant fardeau de l'attente! Tous les
coeurs palpitŠrent d'inqui‚tude, sauf le coeur de Michel
Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son
affairement habituel, mais rien ne d‚non‡ait en lui une
pr‚occupation inaccoutum‚e. Son sommeil avait ‚t‚ paisible,
le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'aff–t d'un
canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies
qui s'‚tendent … perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous
les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de
nouveaux curieux; cette immigration prit bient“t des
proportions fabuleuses, et, suivant les relev‚s du
_Tampa-Town Observer_, pendant cette m‚morable journ‚e, cinq
millions de spectateurs foulŠrent du pied le sol de la
Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule
bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements
d'une ville qui s'est appel‚e depuis Ardan's-Town. Des
baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes
h‚rissaient la plaine, et ces habitations ‚ph‚mŠres
abritaient une population assez nombreuse pour faire envie
aux plus grandes cit‚s de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des repr‚sentants;
tous les dialectes du monde s'y parlaient … la fois. On e–t
dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de
la tour de Babel. L…, les diverses classes de la soci‚t‚
am‚ricaine se confondaient dans une ‚galit‚ absolue.
Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, n‚gociants, bateliers,
magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gˆne primitif. Les
cr‚oles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de
l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les
Virginiens ‚l‚gants et hautains donnaient la r‚plique aux
trappeurs … demi sauvages des Lacs et aux marchands de
boeufs de Cincinnati. Coiff‚s du chapeau de castor blanc …
larges bord, ou du panama classique, vˆtus de pantalons en
cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drap‚s dans leurs
blouses ‚l‚gantes de toile ‚crue, chauss‚s de bottines aux
couleurs ‚clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de
batiste et faisaient ‚tinceler … leur chemise, … leurs
manchettes, … leurs cravates, … leurs dix doigts, voire mˆme
… leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'‚pingles,
de brillants, de chaŒnes, de boucles, de breloques, dont le
haut prix ‚galait le mauvais go–t. Femmes, enfants,
serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes,
accompagnaient, suivaient, pr‚c‚daient, entouraient ces
maris, ces pŠres, ces maŒtres, qui ressemblaient … des chefs
de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se
pr‚cipiter sur les mets particuliers aux tats du Sud et
d‚vorer, avec un app‚tit mena‡ant pour l'approvisionnement
de la Floride, ces aliments qui r‚pugneraient … un estomac
europ‚en, tels que grenouilles fricass‚es, singes …
l'‚touff‚e, "fish-chowder [Mets compos‚ de poissons
divers.]", sarigue r“tie, opossum saignant, ou grillades de
racoon.

Mais aussi quelle s‚rie vari‚e de liqueurs ou de boissons
venait en aide … cette alimentation indigeste! Quels cris
excitants, quelles vocif‚rations engageantes retentissaient
dans les bar-rooms ou les tavernes orn‚es de verres, de
chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes
invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de
paquets de paille!

"Voil… le julep … la menthe!" criait l'un de ces d‚bitants
d'une voix retentissante.

"Voici le sangaree au vin de Bordeaux!" r‚pliquait un autre
d'un ton glapissant.

"Et du gin-sling!" r‚p‚tait celui-ci.

"Et le cocktail! le brandy-smash!" criait celui-l….

"Qui veut go–ter le v‚ritable mint-julep, … la derniŠre
mode?" s'‚criaient ces adroits marchands en faisant passer
rapidement d'un verre … l'autre, comme un escamoteur fait
d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la
glace pil‚e, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui
composent cette boisson rafraŒchissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adress‚es aux gosiers
alt‚r‚s sous l'action br–lante des ‚pices se r‚p‚taient, se
croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant
tapage. Mais ce jour-l…, ce premier d‚cembre, ces cris
‚taient rares. Les d‚bitants se fussent vainement enrou‚s …
provoquer les chalands. Personne ne songeait ni … manger ni
… boire, et, … quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur
lunch accoutum‚! Sympt“me plus significatif encore, la
passion violente de l'Am‚ricain pour les jeux ‚tait vaincue
par l'‚motion. A voir les quilles du tempins couch‚es sur
le flanc, les d‚s du creps dormant dans leurs cornets, la
roulette immobile, le cribbage abandonn‚, les cartes du
whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enferm‚es dans leurs enveloppes
intactes, on comprenait que l'‚v‚nement du jour absorbait
tout autre besoin et ne laissait place … aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme
celle qui pr‚cŠde les grandes catastrophes, courut parmi
cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise r‚gnait
dans les esprits, une torpeur p‚nible, un sentiment
ind‚finissable qui serrait le coeur. Chacun aurait voulu
"que ce f–t fini".

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa
brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs
millions de hurrahs saluŠrent son apparition. Elle ‚tait
exacte au rendez-vous. Les clameurs montŠrent jusqu'au
ciel; les applaudissements ‚clatŠrent de toutes parts,
tandis que la blonde Phoeb‚ brillait paisiblement dans un
ciel admirable et caressait cette foule enivr‚e de ses
rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intr‚pides voyageurs. A
leur aspect les cris redoublŠrent d'intensit‚. Unanimement,
instantan‚ment, le chant national des tats-Unis s'‚chappa
de toutes les poitrines haletantes, et le _Yankee doodle_,
repris en choeur par cinq millions d'ex‚cutants, s'‚leva
comme une tempˆte sonore jusqu'aux derniŠres limites de
l'atmosphŠre.

Puis, aprŠs cet irr‚sistible ‚lan, l'hymne se tut, les
derniŠres harmonies s'‚teignirent peu … peu, les bruits se
dissipŠrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de
cette foule si profond‚ment impressionn‚e. Cependant, le
Fran‡ais et les deux Am‚ricains avaient franchi l'enceinte
r‚serv‚e autour de laquelle se pressait l'immense foule.
Ils ‚taient accompagn‚s des membres du Gun-Club et des
d‚putations envoy‚es par les observatoires europ‚ens.
Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses
derniers ordres. Nicholl, les lŠvres serr‚es, les mains
crois‚es derriŠre le dos, marchait d'un pas ferme et mesur‚.
Michel Ardan, toujours d‚gag‚, vˆtu en parfait voyageur, les
guˆtres de cuir aux pieds, la gibeciŠre au c“t‚, flottant
dans ses vastes vˆtements de velours marron, le cigare … la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poign‚es
de main avec une prodigalit‚ princiŠre. Il ‚tait
intarissable de verve, de gaiet‚, riant, plaisantant,
faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot
"Fran‡ais", et, qui pis est, "Parisien" jusqu'… la derniŠre
seconde.

Dix heures sonnŠrent. Le moment ‚tait venu de prendre place
dans le projectile; la manoeuvre n‚cessaire pour y
descendre, la plaque de fermeture … visser, le d‚gagement
des grues et des ‚chafaudages pench‚s sur la gueule de la
Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait r‚gl‚ son chronomŠtre … un dixiŠme de
seconde prŠs sur celui de l'ing‚nieur Murchison, charg‚ de
mettre le feu aux poudres au moyen de l'‚tincelle
‚lectrique; les voyageurs enferm‚s dans le projectile
pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant pr‚cis de leur d‚part.

Le moment des adieux ‚tait donc arriv‚. La scŠne fut
touchante; en d‚pit de sa gaiet‚ f‚brile, Michel Ardan se
sentit ‚mu. J.-T. Maston avait retrouv‚ sous ses paupiŠres
sŠches une vieille larme qu'il r‚servait sans doute pour
cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et
brave pr‚sident.

"Si je partais? dit-il, il est encore temps!"

"Impossible, mon vieux Maston", r‚pondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route
‚taient install‚s dans le projectile, dont ils avaient viss‚
int‚rieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la
Columbiad, entiŠrement d‚gag‚e, s'ouvrait librement vers le
ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan ‚taient d‚finitivement
mur‚s dans leur wagon de m‚tal.

Qui pourrait peindre l'‚motion universelle, arriv‚e alors …
son paroxysme?

La lune s'avan‡ait sur un firmament d'une puret‚ limpide,
‚teignant sur son passage les feux scintillants des ‚toiles;
elle parcourait alors la constellation des G‚meaux et se
trouvait presque … mi-chemin de l'horizon et du z‚nith.
Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en
avant du but, comme le chasseur vise en avant du liŠvre
qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scŠne. Pas un
souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les
poitrines! Les coeurs n'osaient plus battre. Tous les
regards effar‚s fixaient la gueule b‚ante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomŠtre.
Il s'en fallait … peine de quarante secondes que l'instant
du d‚part ne sonnƒt, et chacune d'elles durait un siŠcle.

A la vingtiŠme, il y eut un fr‚missement universel, et il
vint … la pens‚e de cette foule que les audacieux voyageurs
enferm‚s dans le projectile comptaient aussi ces terribles
secondes! Des cris isol‚s s'‚chappŠrent:

"Trente-cinq! -- trente-six! -- trente-sept! --
trente-huit! -- trente-neuf! -- quarante! Feu!!!"

Aussit“t Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de
l'appareil, r‚tablit le courant et lan‡a l'‚tincelle
‚lectrique au fond de la Columbiad.

Une d‚tonation ‚pouvantable, inou‹e, surhumaine, dont rien
ne saurait donner une id‚e, ni les ‚clats de la foudre, ni
le fracas des ‚ruptions, se produisit instantan‚ment. Une
immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme
d'un cratŠre. La terre se souleva, et c'est … peine si
quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile
fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs
flamboyantes.




XXVII

TEMPS COUVERT


Au moment o— la gerbe incandescente s'‚leva vers le ciel …
une prodigieuse hauteur, cet ‚panouissement de flammes
‚claira la Floride entiŠre, et, pendant un instant
incalculable, le jour se substitua … la nuit sur une ‚tendue
consid‚rable de pays. Cet immense panache de feu fut aper‡u
de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et
plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce m‚t‚ore gigantesque.

La d‚tonation de la Columbiad fut accompagn‚e d'un v‚ritable
tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque
dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilat‚s par la
chaleur, repoussŠrent avec une incomparable violence les
couches atmosph‚riques, et cet ouragan artificiel, cent fois
plus rapide que l'ouragan des tempˆtes, passa comme une
trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'‚tait rest‚ debout; hommes, femmes,
enfants, tous furent couch‚s comme des ‚pis sous l'orage; il
y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes
gravement bless‚es, et J.-T. Maston, qui, contre toute
prudence, se tenait trop en avant, se vit rejet‚ … vingt
toises en arriŠre et passa comme un boulet au-dessus de la
tˆte de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
demeurŠrent momentan‚ment sourdes et comme frapp‚es de
stupeur.

Le courant atmosph‚rique, aprŠs avoir renvers‚ les
baraquements, culbut‚ les cabanes, d‚racin‚ les arbres dans
un rayon de vingt milles, chass‚ les trains du railway
jusqu'… Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche,
et d‚truisit une centaine de maisons, entre autres l'‚glise
Saint-Mary, et le nouvel ‚difice de la Bourse, qui se
l‚zarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bƒtiments
du port, choqu‚s les uns contre les autres, coulŠrent … pic,
et une dizaine de navires, mouill‚s en rade, vinrent … la
c“te, aprŠs avoir cass‚ leurs chaŒnes comme des fils de
coton.

Mais le cercle de ces d‚vastations s'‚tendit plus loin
encore, et au-del… des limites des tats-Unis. L'effet du
contrecoup, aid‚ des vents d'ouest, fut ressenti sur
l'Atlantique … plus de trois cents milles des rivages
am‚ricains. Une tempˆte factice, une tempˆte inattendue,
que n'avait pu pr‚voir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inou‹e; plusieurs bƒtiments,
saisis dans ces tourbillons ‚pouvantables sans avoir le
temps d'amener, sombrŠrent sous voiles, entre autres le
_Childe-Harold_, de Liverpool, regrettable catastrophe qui
devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives
r‚criminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre
garantie que l'affirmation de quelques indigŠnes, une
demi-heure aprŠs le d‚part du projectile, des habitants de
Gor‚e et de Sierra Leone pr‚tendirent avoir entendu une
commotion sourde, dernier d‚placement des ondes sonores,
qui, aprŠs avoir travers‚ l'Atlantique, venait mourir sur la
c“te africaine.

Mais il faut revenir … la Floride. Le premier instant du
tumulte pass‚, les bless‚s, les sourds, enfin la foule
entiŠre se r‚veilla, et des cris fr‚n‚tiques: "Hurrah pour
Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!"
s'‚levŠrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million d'hommes, le
nez en l'air, arm‚s de t‚lescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions
et les ‚motions, pour ne se pr‚occuper que du projectile.
Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus
l'apercevoir, et il fallait se r‚soudre … attendre les
t‚l‚grammes de Long's-Peak. Le directeur de l'Observatoire
de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait … son poste dans les
montagnes Rocheuses, et c'‚tait … lui, astronome habile et
pers‚v‚rant, que les observations avaient ‚t‚ confi‚es.

Mais un ph‚nomŠne impr‚vu, quoique facile … pr‚voir, et
contre lequel on ne pouvait rien, vint bient“t mettre
l'impatience publique … une rude ‚preuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel
assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en ˆtre
autrement, aprŠs le terrible d‚placement des couches
atmosph‚riques, et cette dispersion de l'‚norme quantit‚ de
vapeurs qui provenaient de la d‚flagration de quatre cent
mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait ‚t‚
troubl‚. Cela ne saurait ‚tonner, puisque, dans les combats
sur mer, on a souvent vu l'‚tat atmosph‚rique brutalement
modifi‚ par les d‚charges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg‚ de
nuages ‚pais, lourd et imp‚n‚trable rideau jet‚ entre le
ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'‚tendit
jusqu'aux r‚gions des montagnes Rocheuses. Ce fut une
fatalit‚. Un concert de r‚clamations s'‚leva de toutes les
parties du globe. Mais la nature s'en ‚mut peu, et
d‚cid‚ment, puisque les hommes avaient troubl‚ l'atmosphŠre
par leur d‚tonation, ils devaient en subir les cons‚quences.

Pendant cette premiŠre journ‚e, chacun chercha … p‚n‚trer le
voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines,
et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers
le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le
projectile filait n‚cessairement alors par la ligne des
antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la
Terre, nuit imp‚n‚trable et profonde, quand la Lune fut
remont‚e sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir;
on e–t dit qu'elle se d‚robait … dessein aux regards des
t‚m‚raires qui avaient tir‚ sur elle. Il n'y eut donc pas
d'observation possible, et les d‚pˆches de Long's-Peak
confirmŠrent ce fƒcheux contretemps.

Cependant, si l'exp‚rience avait r‚ussi, les voyageurs,
partis le 1er d‚cembre … dix heures quarante-six minutes et
quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 … minuit.
Donc, jusqu'… cette ‚poque, et comme aprŠs tout il e–t ‚t‚
bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi
petit que l'obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 d‚cembre, de huit heures du soir … minuit, il e–t ‚t‚
possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu
comme un point noir sur le disque ‚clatant de la Lune. Mais
le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au
paroxysme l'exasp‚ration publique. On en vint … injurier la
Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses
d'ici-bas!

J.-T. Maston, d‚sesp‚r‚, partit pour Long's-Peak. Il
voulait observer lui-mˆme. Il ne mettait pas en doute que
ses amis ne fussent arriv‚s au terme de leur voyage. On
n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile f–t
retomb‚ sur un point quelconque des Œles et des continents
terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une
chute possible dans les oc‚ans dont le globe est aux trois
quarts couvert.

Le 5, mˆme temps. Les grands t‚lescopes du Vieux Monde,
ceux d'Herschell, de Rosse, de Foucault, ‚taient
invariablement braqu‚s sur l'astre des nuits, car le temps
‚tait pr‚cis‚ment magnifique en Europe; mais la faiblesse
relative de ces instruments empˆchait toute observation
utile.

Le 6, mˆme temps. L'impatience rongeait les trois quarts du
globe. On en vint … proposer les moyens les plus insens‚s
pour dissiper les nuages accumul‚s dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On esp‚ra, mais
l'espoir ne fut pas de longue dur‚e, et le soir, les nuages
‚paissis d‚fendirent la vo–te ‚toil‚e contre tous les
regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11, … neuf heures
onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son
dernier quartier. AprŠs ce d‚lai, elle irait en d‚clinant,
et, quand mˆme le ciel serait rass‚r‚n‚, les chances de
l'observation seraient singuliŠrement amoindries; en effet,
la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours
d‚croissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est-…-dire qu'elle se coucherait et se lŠverait avec le
soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible.
Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier, … midi
quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et
commencer les observations.

Les journaux publiaient ces r‚flexions avec mille
commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il
devait s'armer d'une patience ang‚lique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour
narguer les Am‚ricains. Il fut couvert de hu‚es, et, bless‚
sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de
ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou,
et l'on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme,
si bien conserv‚ jusqu'alors sous son crƒne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces ‚pouvantables tempˆtes des r‚gions
intertropicales se d‚chaŒna dans l'atmosphŠre. De grands
vents d'est balayŠrent les nuages amoncel‚s depuis si
longtemps, et le soir, le disque … demi rong‚ de l'astre des
nuits passa majestueusement au milieu des limpides
constellations du ciel.




XXVIII

UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit mˆme, la palpitante nouvelle si impatiemment
attendue ‚clata comme un coup de foudre dans les tats de
l'Union, et, de l…, s'‚lan‡ant … travers l'Oc‚an, elle
courut sur tous les fils t‚l‚graphiques du globe. Le
projectile avait ‚t‚ aper‡u, grƒce au gigantesque r‚flecteur
de Long's-Peak.

Voici la note r‚dig‚e par le directeur de l'Observatoire de
Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette
grande exp‚rience du Gun-Club.

_Longs's-Peak, 12 d‚cembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lanc‚ par la Columbiad de Stone's-Hill a ‚t‚
aper‡u par MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 d‚cembre, …
huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune ‚tant
entr‚e dans son dernier quartier.

Ce projectile n'est point arriv‚ … son but. Il a pass‚ …
c“t‚, mais assez prŠs, cependant, pour ˆtre retenu par
l'attraction lunaire.

L…, son mouvement rectiligne s'est chang‚ en un mouvement
circulaire d'une rapidit‚ vertigineuse, et il a ‚t‚ entraŒn‚
suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est
devenu le v‚ritable satellite.

Les ‚l‚ments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu ˆtre
d‚termin‚s. On ne connaŒt ni sa vitesse de translation, ni
sa vitesse de rotation. La distance qui le s‚pare de la
surface de la Lune peut ˆtre ‚valu‚e … deux mille huit cent
trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypothŠses peuvent se produire et amener
une modification dans l'‚tat des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les
voyageurs atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile
gravitera autour du disque lunaire jusqu'… la fin des
siŠcles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais
jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre r‚sultat
que de doter d'un nouvel astre notre systŠme solaire._

J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce d‚nouement inattendu! Quelle
situation grosse de mystŠres l'avenir r‚servait aux
investigations de la science! Grƒce au courage et au
d‚vouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile
en apparence, d'envoyer un boulet … la Lune, venait d'avoir
un r‚sultat immense, et dont les cons‚quences sont
incalculables. Les voyageurs, emprisonn‚s dans un nouveau
satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient
du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de
l'astre des nuits, et, pour le premiŠre fois, l'oeil pouvait
en p‚n‚trer tous les mystŠres. Les noms de Nicholl, de
Barbicane, de Michel Ardan, devront donc ˆtre … jamais
c‚lŠbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances
humaines, se sont audacieusement lanc‚s … travers l'espace,
et ont jou‚ leur vie dans la plus ‚trange tentative des
temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue,
il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et
d'effroi. tait-il possible de venir en aide … ces hardis
habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s'‚taient
mis en dehors de l'humanit‚ en franchissant les limites
impos‚es par Dieu aux cr‚atures terrestres. Ils pouvaient
se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
vivres pour un an. Mais aprŠs?... Les coeurs les plus
insensibles palpitaient … cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation f–t
d‚sesp‚r‚e. Un seul avait confiance, et c'‚tait leur ami
d‚vou‚, audacieux et ‚solu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile
fut d‚sormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le
miroir de l'immense r‚flecteur. DŠs que la lune se levait …
l'horizon, il l'encadrait dans le champ du t‚lescope, il ne
la perdait pas un instant du regard et la suivait assid–ment
dans sa marche … travers les espaces stellaires; il
observait avec une ‚ternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et v‚ritablement le
digne homme restait en perp‚tuelle communication avec ses
trois amis, qu'il ne d‚sesp‚rait pas de revoir un jour.

"Nous correspondrons avec eux, disait-il … qui voulait
l'entendre, dŠs que les circonstances le permettront. Nous
aurons de leurs nouvelles et ils auront des n“tres!
D'ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ing‚nieux. A
eux trois ils emportent dans l'espace toutes les ressources
de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront
d'affaire!"







 


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