De la Terre à la Lune
by
Jules Verne

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De la Terre à la Lune
Trajet Direct en 97 Heures 20 Minutes

par Jules Verne



I
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LE GUN-CLUB

Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très
influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On
sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce
peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples
négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de
West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt
dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme
eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets,
les millions et les hommes.

Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens,
ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes
atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent
des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées
inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de
plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs
canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.

Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens
du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
Allemands métaphysiciens, -- de naissance. Rien de plus naturel, dès
lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins
utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus
admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de
Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux
d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union
célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince
marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la
tête à calculer des trajectoires insensées.

Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui
la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux
secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club
est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa
un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement
«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent
trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
soixante-quinze membres correspondants.

Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui
voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou,
tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme
feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers
quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les
primaient en toute circonstance.

«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en
raison directe du carré des distances» atteintes par leurs
projectiles!

Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle
transportée dans l'ordre moral.

Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre
le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des
proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des
limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes
ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments
de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de
trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les
projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept
milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près
de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et
trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une
épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter
l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et
chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux.
Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui,
Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou
d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu
bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un
projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent
soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet
Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment
meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable
inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du
Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque,
son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes, --en
éclatant, il est vrai!

Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi
admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous
les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois
cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique
préoccupation de cette société savante fut la destruction de
l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.

C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en
tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur
personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui
débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur
leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms
figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité.
Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires
en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la
collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le
Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes,
et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils
se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille
relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles
dépensés.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par
les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les
mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons,
la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans
les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers
poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les
vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le
Gun-Club demeura plongé dans un désoeuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien
encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes
gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique,
pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes,
les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient
dans les rêveries de l'artillerie platonique!

«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien
faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le
temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses
détonations?

--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant
se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors!
On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer
devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les
généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe!
l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!

--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard,
il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.

Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de
donner une pareille marque de son désoeuvrement, et cependant, ce
n'étaient pas les poches qui lui manquaient.

«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston,
en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un
nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science
de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une
épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer
les lois de la guerre!

--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.

--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études
menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas
travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent
s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_
[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive
pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement
scandaleux des populations!

--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
en Europe pour soutenir le principe des nationalités!

--Eh bien?

--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si
l'on acceptait nos services...

--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit
des étrangers!

--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
colonel.

--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
même pas songer à cet expédient.

--Et pourquoi cela? demanda le colonel.

--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne
s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir
servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne
saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même!
Or, c'est tout simplement...

--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque
les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou
à distiller de l'huile de baleine!

--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se
rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère
ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas
une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre
à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un
seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du
droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!

--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se
produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilit
américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!

--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.

--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.

--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une
nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au
profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si
loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
autrefois aux Anglais?

--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
béquille.

--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
n'appartiendrait-elle pas aux Américains?

--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T.
Maston, et vous verrez comme il vous recevra!

--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
avait sauvées de la bataille.

--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a
que faire de compter sur ma voix!

--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
invalides.

--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de
l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en
plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un
événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.

Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
recevait une circulaire libellée en ces termes:

_Baltimore, 3 octobre._

_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'
la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les
intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire
cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la
présente._

_Très cordialement leur_
IMPEY BARBICANE, P. G.-C.

II
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COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE

Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait
dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du
cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur
président. Quant aux membres correspondants, les express les
débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait
le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant
gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante
communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant,
s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées
dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].

Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas
obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci
était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants;
nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les
magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus
par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs
administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.

Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle.
Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De
hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers
servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte,
véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des
panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les
murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme
d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des
girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en
faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de
canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les
plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
l'artilleur surprenaient l'oeil par leur étonnante disposition et
laissaient à penser que leur véritable destination était plus
décorative que meurtrière.

A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un
morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre,
précieux débris du canon de J.-T. Maston.

A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un
affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de
quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte
que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs
[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort
agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de
tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût
exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre
détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les
discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait
peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.

Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût
pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.

Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère,
d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un
chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère
inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;
l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux
Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul
bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua
puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses
expérimentales un incomparable élan.

C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués
semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
l'énergie, de l'audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme,
cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.

Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions,
ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager
l'X de son imperturbable physionomie.

Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande
salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa
subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un
peu emphatique, prit la parole en ces termes:

«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est
venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
désoeuvrement. Après une période de quelques années, si pleine
d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur
la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix,
toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien
venue...

--Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.

--Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.

--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable
interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos
canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son
parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activit
qui nous dévore!

L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat.
Elle redoubla d'attention.

«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me
suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne
pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe
siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas
de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de
mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans
une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce
projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il
est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer
de faire du bruit dans le monde!

--Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné.

--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.

--N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix.

--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
m'accorder toute votre attention.

Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste
rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une
voix calme:

«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou
tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je
viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être
réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi,
secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et
son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
pays de l'Union!

--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.

--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa
densité, son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa
distance, son rôle dans le monde solaire, sont parfaitement
déterminés; on a dressé des cartes sélénographiques [De
\(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), mot grec qui signifie
Lune.] avec une perfection qui égale, si même elle ne surpasse pas,
celle des cartes terrestres; la photographie a donné de notre
satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir les magnifiques
clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un mot, on
sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, l'astronomie,
la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais jusqu'ici il n'a
jamais été établi de communication directe avec elle.

Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.

Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires,
prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe
siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le
_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier
espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette
expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un
autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nomm
Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'oeuvre en son
temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'oeuvre!
Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir
John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des
études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par
un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors
il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des
moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette
brochure, oeuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut
publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut
que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les
premiers à en rire.

--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus
belli_!...

--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire,
avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce
rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et
trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après
dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives
précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un
écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif.
J'ai nommé Poe!

--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les
paroles de son président.

--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois
ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en
communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un
géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir
d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs
lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appel
le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait
le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette
figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
répondront par une figure semblable, et la communication une fois
établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de
s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre
allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici
aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il
est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.

Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il
n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlev
par les paroles de l'orateur.

«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.

Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave
son discours interrompu:

«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis
quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient
parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus
que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la
puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant
de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil
suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne
serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.

A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre
éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne
le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint
se faire entendre.

«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question
sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse
initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et
dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc
l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette
petite expérience!

III
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EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE

Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles
de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle
succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de
toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine!
C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches
criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des
salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois,
n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut
surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues,
car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant
s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas.
Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains
de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
surexcitée.

Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot
«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de
dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant
aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées.
Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee
ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose
dite, chose faite.

La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une
véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français,
Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population
du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.

Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la
Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son
intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees
dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la
saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de
huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady
de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de
propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces
audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et
pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon
assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort
en usage parmi les nations civilisées.

Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le
magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les
hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout
fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués
dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise
nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par
les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins
regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms
devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange,
de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur
jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se
grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les
sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président
Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un
hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule
abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de
l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins
des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.

Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée
mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les
grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston,
la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille
correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président,
et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication
du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles
s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils
télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de
deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On
peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les
États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un
seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonflés d'orgueil,
battirent de la même pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils
l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques,
économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique
ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde
achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation.
Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas
encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde
terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet
l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série
d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les
derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même
semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement
l'équilibre européen.

Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les
recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par
les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir
les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la
Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Sociét
géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique
américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de
Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au
Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre
d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même
pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée
d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur
auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants
le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on
ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc,
partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque
chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un
homme.

Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une
troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de
_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des
comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans
ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane,
envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit,
s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse
comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de
Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
phénoménales.


IV
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RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE

Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues
dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de
consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette
grande expérience.

Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc
rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le
Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des
États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se
trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la
puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse
d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet
établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance
du Gun-Club.

Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,
arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en
ces termes:

_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club,
à Baltimore._

«Cambridge, 7 octobre.

«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de
Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte
le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de
répondre comme suit:

«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:

«1° Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«2° Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son
satellite?

«3° Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura ét
imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel
moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
déterminé?

«4° A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la
position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?

«5° Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destin
lancer le projectile?

«6° Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment o
partira le projectile?

«Sur la première question: -- Est-il possible d'envoyer un projectile
dans la Lune?

«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est
suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la
pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,
c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du
boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au
moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre,
c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce
moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il
tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La
possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée;
quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin
employé.

«Sur la deuxième question: --Quelle est la distance exacte qui sépare
la Terre de son satellite?

«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien
une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette
conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre,
et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son
apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus
grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans
l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son
apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent
cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son
périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit
mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus
du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune
qui doit servir de base aux calculs.

«Sur la troisième question: --Quelle sera la durée du trajet du
projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante,
et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
rencontre la Lune en un point déterminé?

«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze
mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne
mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais
comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se
trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font
équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.

«Sur la quatrième question: -- A quel moment précis la Lune se
présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
atteinte par le projectile?

«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment
où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent
quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues).
Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve
pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux
conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la
coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse
circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces
deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire
sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au
zénith.

«Sur la cinquième question: --Quel point du ciel devra-t-on viser avec
le canon destiné à lancer le projectile?

«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être
braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situ
verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la
sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction
terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut
que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de
cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de
latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe
comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans
lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e
degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance
vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être
nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.

«Sur la sixième question: --Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
le ciel au moment où partira le projectile?

«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui
avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois
ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt
secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir
compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de
rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après
avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui,
comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit
ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déj
mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc,
au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la
verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.

«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de
Cambridge par les membres du Gun-Club.

«En résumé:

«1° Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de
latitude nord ou sud.

«2° Il devra être braqué sur le zénith du lieu.

«3° Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze
mille yards par seconde.

«4° Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze
heures moins treize minutes et vingt secondes.

«5° Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.

«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer
au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de
périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.

«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur
disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par
la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.

«Pour le bureau:

«J.-M. BELFAST,
«_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._

V
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LE ROMAN DE LA LUNE

Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce
centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu
à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi
d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants
jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs
affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont
sont parsemées les profondeurs du ciel.

Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de
leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit
tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs,
suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume
diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait,
et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale,
centre de l'amas nébuleux.

En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres
molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser
à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et
graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La
nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille
actuellement, était formée.

Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont
nommée la Voie lactée [Du mot grec \(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\),
gén. \(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\), qui
signifie lait.], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles, dont
chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit
millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du
Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle
qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels
est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
à ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules
mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail
de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se
fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arriv
où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui
tend à repousser les molécules vers le centre.

Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur,
s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se
briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces
anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités
secondaires, c'est-à-dire en planètes.

Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule
l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse
l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la
planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des
transformations subies par les corps célestes depuis les premiers
jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science,
la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il
paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car
sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de
lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux
premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de
ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter,
Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent
régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris
errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le
télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour.
[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en
faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas
gymnastique.]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur
tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
génie audacieux des Américains prétendait conquérir.

L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partag
avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses
contemplateurs à baisser les yeux.

La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'oeil, peu ambitieuse,
et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux
Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont
compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la
Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours
et demi environ.].

Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste
déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient
Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone
et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites
mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende
mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune
avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par
Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable
Séléné.

Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en
un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique,
les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en
sélénographie.

Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent
certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si
les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la
Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit
un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si
d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la
Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur
lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut
d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui
régissent l'astre des nuits.

Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune
était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable
explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une
lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son
mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de
révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente
toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère
chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents
du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent
aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa,
au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que
subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action
du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le
système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps
célestes.

A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de
sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que
Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines
phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
moyenne de quatre mille cinq cents toises.

Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli
les reporta à sept mille.

Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope,
réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf
cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des
différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell
se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour
résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation
des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM.
Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille
huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre
apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement
volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction
dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que
l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence
d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les
Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la
Terre.

Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus
perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un
point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux
mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume
du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper
à l'oeil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin
encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque
apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et
pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus
grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la
nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés
entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des
cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent
des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits
desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une
manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un
jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de
reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface
de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
considéra comme un système de fortifications élevées par les
ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien
d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après
une communication directe avec la Lune.

Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre
à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable
sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière
cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque
lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant
dans ses première et dernière phases.

Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la
Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de
vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.

VI
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CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS

La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre
l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des
nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune
apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût
encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la
lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les
«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les
vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un
rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des
premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils
eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de
sélénomanie.

De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement
les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et
approuvée sans réserve.

Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,
d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus
bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les
formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible
d'être un âne...en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la
circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les
étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes
droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune.
Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait
immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de
deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune,
les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux
mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée
de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met
revenir à une même étoile.].

Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la
surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la
face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une
intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face,
toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clart
qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette
particularité que les mouvements de rotation et de révolution
s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun,
suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très
probablement à tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient
pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face
à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de
temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait:
«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de
manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade
circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même,
puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la
salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la
comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre;
cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un
certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appel
«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son
disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de
la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinit
d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la
Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la
Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses
différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont
sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle
quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle
se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence,
que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de
conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En
conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses
n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit,
sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit
cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour
lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer
directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont
nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et
l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter
l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi
plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition
essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
préoccuper vivement l'opinion publique.

Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la
Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux
ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes
aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle
prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était
bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de
la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.

Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que
personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se
vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
illusoires, furent moins faciles à déraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée
autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue
dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient
expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont
ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait
observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que
peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.

D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient
certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils
en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une
accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la
distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant
l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de
mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc,
l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles
à venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son
disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres
prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent
cinquante avaient amené des changements notables, tels que
cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils
croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les
destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre
poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était
rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est
entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons
naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces
vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,
dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains
courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés,
l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils
n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon
étoilé des États-Unis d'Amérique.


VII
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L'HYMNE DU BOULET

L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7
octobre, traité la question au point de vue astronomique; il
s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que
les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein
du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances
élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces
matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le
général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T.
Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3,
Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas
troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre
membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches
et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume
son crochet de fer, et la séance commença.

Barbicane prit la parole:

«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus
importants problèmes de la balistique, cette science par excellence,
qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés
dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés
eux-mêmes.

--Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une
voix émue.

--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
cette première séance à la discussion de l'engin...

--En effet, répondit le général Morgan.

--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a sembl
que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.

--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son pass
magnifique.

«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison
de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres!
Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager,
notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer
un point de vue purement moral.

Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la
curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive
attention aux paroles de J.-T. Maston.

«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus
éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus
rapproché du Créateur!

--Très bien! dit le major Elphiston.

--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les
planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses
terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne
sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de
l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la
vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des
satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la
vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des
chevaux les plus rapides!

J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques
en chantant cet hymne sacré du boulet.

«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez
simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant
vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière,
soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il
dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de
la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait
deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes,
quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles
l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le
mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc
onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil,
trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde
solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet
superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu
là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!

Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses
collègues.

«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la
poésie, attaquons directement la question.

--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant
chacun une demi-douzaine de sandwiches.

--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il
s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par
seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce
moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan
pourra nous édifier à cet égard.

--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai
donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille
cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale
de cinq cents yards à la seconde.

--Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad
à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président.

--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York,
lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles,
avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont
jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
l'est son redoutable crochet.

--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
vitesse maximum atteinte jusqu'ici?

--Oui, répondit Morgan.

--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
n'eût pas éclaté...

--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit
cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une
autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il
ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

--Pourquoi pas? demanda le major.

--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
existe toutefois.

--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
encore.

--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.

--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
jusqu'au moment où il atteindra le but.

--Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la
proposition.

--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou
notre expérience ne produira aucun résultat.

--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des
dimensions énormes?

--Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments
d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes
on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et
à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues). Or,
cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont
parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance
de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on
puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.

--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous
à votre projectile un diamètre de soixante pieds?

--Non pas!

--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

--Parfaitement.

--Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.

--Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens
diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la
Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?

--Évidemment.

--Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un
télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.

--Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de
simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir
ainsi?

--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune
cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront
plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.

--Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
pieds de diamètre?

--Précisément.

--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
qu'il sera encore d'un poids tel, que...

--Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids,
laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce
genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas
progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on
obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
que les nôtres.

--Par exemple! répliqua Morgan.

--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.

--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples
l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par
Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient
dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.

--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
chiffre!

--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
livres.

--Pas possible!

--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier
lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages,
allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.

--Très bien! dit J.-T. Maston.

--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des
boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en
portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts
de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science,
décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
Malte.

--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc
employer pour le projectile?

--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.

--Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain,
c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.

--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte
suffira.

--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!

--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

--Creux! ce sera donc un obus?

--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des
échantillons de nos productions terrestres!

--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres,
poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver
une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un
poids de cinq mille livres.

--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.

--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
moins.

--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il
ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira
donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression
des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit
avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance
tenante.

--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.

Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on
vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la
deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une
certaine racine cubique, et dit:

«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.

--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.

--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.

--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez
embarrassé.

--Employer un autre métal que la fonte.

--Du cuivre? dit Morgan.

--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous
proposer.

--Quoi donc? dit le major.

--De l'aluminium, répondit Barbicane.

--De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.

--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français,
Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir
l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur
de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la
fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille
facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque
l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour
nous fournir la matière de notre projectile!

--Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours
très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?

--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte,
la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent
quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée
à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
dollars (-- 48.75 F).

--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas
facilement, c'est encore un prix énorme!

--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

--Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.

--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet
de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente
centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur
pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit
dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

--Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.

--Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'
dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...

--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (--
928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en
réponds.

--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.

--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.

--Adopté, répondirent les trois membres du Comité.

--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera
dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.

Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile
était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la
pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur
donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!

VIII
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L'HISTOIRE DU CANON

Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet
au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un
boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se
demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde
séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan
de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans
préambule.

«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des
dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés,
notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc
m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne
les crains pas!

Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.

«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous
a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme:
imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un
obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille
livres.

--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.

--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans
l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces
indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La
résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu
importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles
(-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards,
le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez
court pour que la résistance du milieu soit regardée comme
insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire
à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera
en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la
physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la
surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90
centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la
Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de
ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transport
à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une
demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque
l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force
d'impulsion.

--Voilà la difficulté, répondit le major.

--La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons,
car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la
longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci
n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc
aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que
nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi
dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manoeuvré.

--Tout ceci est évident, répondit le général.

--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes
Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous
allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons
forcés d'adopter.

--Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande
un canon d'un demi-mille au moins!

--Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.

--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.

--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.

--Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment
pourquoi vous me taxez d'exagération.

--Parce que vous allez trop loin!

--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
trop loin!

La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.

«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une
grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des
gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser
certaines limites.

--Parfaitement, dit le major.

--Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la
longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet,
et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.

--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.

--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
et un poids de sept millions deux cent mille livres.

--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!

--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
pieds.

Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins
cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club,
fut définitivement adoptée.

«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.

--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.

--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un
affût? demanda le major.

--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.

--Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet
engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et
enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et
chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du
terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera
soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est
l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la
pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et
toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.

--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.

--Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient
ami.

--Et pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un
obusier ou un mortier?

--Un canon, répliqua Morgan.

--Un obusier, repartit le major.

--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.

«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon,
puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce
sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un
mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix
degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il
communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée
dans ses flancs.

--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.

--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
rayé?

--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
canons rayés que des canons à âme lisse.

--C'est juste.

--Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.

--Pas tout à fait encore, répliqua le président.

--Et pourquoi?

--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.

--Décidons-le sans retard.

--J'allais vous le proposer.

Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de
sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.

«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une
grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur,
indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.

--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il
faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas
l'embarras du choix.

--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent
parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.

--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a
donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait
trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il
faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la
fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?

--Parfaitement, répondit Elphiston.

--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que
le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des
moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la
fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est
excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège
d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt
minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.

--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.

--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas,
je vous en réponds.

--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T.
Maston.

--Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne


 


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