De la Terre à la Lune
by
Jules Verne

Part 3 out of 4




Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont
peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents
Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou
moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le
texte laconique.

«Pas possible! -- C'est invraisemblable! -- Pure plaisanterie! --
On s'est moqué de nous! -- Ridicule! -- Absurde!» Toute la série des
expressions qui servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la
sottise, la folie, se déroula pendant quelques minutes, avec
accompagnement des gestes usités en pareille circonstance. Chacun
souriait, riait, haussait les épaules ou éclatait de rire, suivant sa
disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe.

«C'est une idée, cela! s'écria-t-il.

--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer
les mettre à exécution.

--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt
à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de
Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient,
s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen, -- un mythe,
un individu chimérique, -- mais J.-T. Maston, qui avait pu croire
l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa
d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise
naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un
être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de
tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste,
une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage
familier, un «humbug [Mystification.]»!

Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère
habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers
des prôneurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées
nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela
dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas song
cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étranget
même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain
a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait
être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de
troubler toute une population par ses billevesées ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question!
Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il
appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses.
Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique,
cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris
passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces
circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de
vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientôt les
individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent
sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de
l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule
compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il
avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent
paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent,
tous les ennuis de la célébrité.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans
la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
l'Amérique, oui ou non?

--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.

--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.

--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.

--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi
que le demande le télégramme?

--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi
s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra
bien compléter ses renseignements.

--Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule.

Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se
dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des
courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux
questions suivantes:

«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_? -- Quand a-t-il quitt
l'Europe? -- Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?

Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une
précision qui ne laissait plus place au moindre doute.

«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2 octobre, --
faisant voile pour Tampa-Town, -- ayant à son bord un Français, port
au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.

A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président
brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et
on l'entendit murmurer:

«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans
quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!...
Jamais je ne consentirai...

Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co.,
en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière;
comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce
que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la
nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du
vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun
vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession
fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique;
montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux
arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant
affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_,
les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les
packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en
quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des
forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.

Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de
Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus
tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de
reconnaissance. Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédi
Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade
Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris
d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:

«Michel Ardan! s'écria-t-il.

--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.

Barbicane, les bras croisés, l'oeil interrogateur, la bouche muette,
regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.

C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà,
comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa
tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une
chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face
courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme
les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés
en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope,
complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était
d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut,
intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche.
Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues
jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une
allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti,
«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions
l'art métallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine
sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes
indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le
danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la
bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains
tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et
d'acquérir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient
de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son
pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan
se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de
chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses
manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles
s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort
des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid, -- pas
même aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme
disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que
le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
aussitôt le moule.

En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large
champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans
une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore
dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine
de son oeil avec des dimensions démesurées; de là une association
d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et
les hommes.

C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux
de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il
avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en
pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il
aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.

Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme
Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens,
disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et
merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses
vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire
casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par
retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de
l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la
belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de
ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua
souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un
tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il
faisait autant de coups de coeur que de coups de tête; secourable,
chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel
ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas
dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable
collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés,
blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
trouée dans la foule.

Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté.
C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou
laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies
entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si
imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui
prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par
ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se
douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours
bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce
qu'il venait faire en Amérique -- il n'y pensait même pas --, mais par
l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent
un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le
Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
audacieux à leur manière.

La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en
présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite
interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris
devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes
tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier
de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
réfugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.

«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent
seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.

--Oui, répondit le président du Gun-Club.

--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien?
Allons tant mieux! tant mieux!

--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décid
à partir?

--Absolument décidé.

--Rien ne vous arrêtera?

--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma
dépêche?

--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de
nouveau, vous avez bien réfléchi?...

--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion
d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il
me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.

Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si
parfaite absence d'inquiétudes.

«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?

--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire
une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois,
tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des
redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues,
toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et
demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux
objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les
attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?

--Cela me va», répondit Barbicane.

Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la
proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des
trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute
difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le
héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne
voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit
bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la
lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
arracher.

«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous
ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!

Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il
rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment o
la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement
la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.

XIX
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UN MEETING

Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience
publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer
une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes
pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit
nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer
d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser
son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La
nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions
colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion
projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en
quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil;
les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange,
en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction
d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur
la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent
mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures
une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De
cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il
ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas
le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des
principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président
Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le
Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une
estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de
chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait
pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs
qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la
main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
s'exprima fort correctement en ces termes:

«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos
moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi
avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
l'auteur.

Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent
leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas,
vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose
simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et
quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du
progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un
beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le
projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes
ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la
main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de
vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée
est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation
autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici
quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de
m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très
familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.
L'orateur reprit son discours:

«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis
obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement
ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues
l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus,
trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans
leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés,
notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi
s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque
jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou
l'électricité seront probablement les agents mécaniques?

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits bornés
-- c'est le qualificatif qui leur convient --, l'humanité serait
renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans
les espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on
ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de
Liverpool à New York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan
atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune! La
distance n'est qu'un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.

L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un
peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le
comprendre.

«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un
aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps
il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents
jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour
de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il
faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que
diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze
cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que
peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par
kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard,
n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
millions, il resterait en route!

Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;
d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu
avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit
avec une admirable assurance:

«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer
l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération
éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette
question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez!
Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga
cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards,
Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept
mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les
autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de
milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui
sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette
distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous
ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit
Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple!
Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes
qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace
existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du
métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le
droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera
tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!

--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée
électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
de ses conceptions.

--Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la
distance n'existe pas!

Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps
qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade
sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita
une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas
un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son
cours.

«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et
il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi
qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son
satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un
esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni
choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le
but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour
parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la
Terre aura visité la Lune!

--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même
les moins convaincus.

--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
accueilli par d'unanimes applaudissements.

«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme
comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.

Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait
de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces
théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa
vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc
l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût
moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole,
et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
planètes fussent habitées.

«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président,
répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour
l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie
naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien
d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une
autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.

--Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont
l'opinion avait force de loi pour les derniers.

--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le
président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les
mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.

--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.

--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que
les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que
des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les
autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.

--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître
personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont
l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je
dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes
éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et
rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés
comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après
beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être
écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers
insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la
fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de
l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une
diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non
moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais
chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment
formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces
indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'
des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach,
elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais
théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant
saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les
mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni
naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des
grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne
sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je
vais y voir!

L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de
la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le
silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le
triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:

«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est
peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une
autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la
laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux
gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut
répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est
le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est
point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu
confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De l
l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des
saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud
ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète
aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la
surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu inclin
[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3
5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y
a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la
zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la
température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de
Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze
ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices
et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus
savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y
sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que
manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de
chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.

--Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts,
inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!

Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont
l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable
que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts
d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le
dire -- car c'est la vérité --, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris,
et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par
Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de
soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui,
voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.

Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la
discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la
proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du
Gun-Club.

XX
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ATTAQUE ET RIPOSTE

CET incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot
de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand
l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une
voix forte et sévère:

«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie,
voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et
discuter la partie pratique de son expédition?

Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.
C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe
taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur
des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu
gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'oeil
brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting.
Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir
des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant
attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et
précis, puis il ajouta:

«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion
s'est égarée. Revenons à la Lune.

--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est
habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup
sûr, vivent sans respirer, car -- je vous en préviens dans votre
intérêt -- il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la
Lune.

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que
la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
Il le regarda fixement à son tour, et dit:

«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous
plaît?

--Les savants.

--Vraiment?

--Vraiment.

--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une
profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain
pour les savants qui ne savent pas.

--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?

--Particulièrement. En France, il y en a
un qui soutient que «mathématiquement
l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
théories démontrent que le poisson n'est pas
fait pour vivre dans l'eau.

--Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer
l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!

--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.

--Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours
brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai,
mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.

--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de
mauvaise humeur.

--Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la
Lune!

Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait
si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le
connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une
discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une
certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement
inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention
sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.

«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère
autour de la Lune. Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère
a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime
mieux vous opposer des faits irrécusables.

--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie
parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!

--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne
droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh
bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs
rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre
déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette
conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une
atmosphère.

On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les
conséquences en étaient rigoureuses.

«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour
ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y
répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune
parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi,
mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la
surface de la Lune.

--Des volcans éteints, oui; enflammés, non.

--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la
logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine
période!

--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes
l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne
prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.

--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre
d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous
préviens que je vais mettre des noms en avant.

--Mettez.

--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature
bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent
attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère
de la Lune.

--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres,
tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que
je réponds avec eux.

--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte.
Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points
lumineux à la surface de la Lune?

--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la
nécessité d'une atmosphère lunaire.

--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
vois que vous êtes très fort en sélénographie.

--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM.
Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa
surface.

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des
arguments de ce singulier personnage.

«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome
français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860,
constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et
tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation
des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas
d'autre explication possible.

--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.

--Absolument certain!

Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont
l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer
vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc
bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon
absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune;
cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais
aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.

--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui
n'en voulait pas démordre.

--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur
quelques centaines de pieds.

--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet
air sera terriblement raréfié.

--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser
de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!

Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant
avec fierté.

«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes
d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés
d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une
conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon
aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et
s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
y en ait beaucoup sur la face opposée.

--Et pour quelle raison?

--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette
conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est
situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les
masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre
satellite aux premiers jours de sa création.

--Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.

--Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la
mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle
donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si
la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface
de la Lune?

Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition.
L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
la grêle.

«Assez! assez! disaient les uns.

--Chassez cet intrus! répétaient les autres.

--A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.

Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait
passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel
Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour
abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.

«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus
gracieux.

--Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt,
non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous
soyez...

--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demand
un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
en route à la façon des écureuils?

--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au
départ!

--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion
du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront
pas à la résoudre!

--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en
traversant les couches d'air?

--Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi
l'atmosphère!

--Mais des vivres? de l'eau?

--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée
durera quatre jours!

--Mais de l'air pour respirer en route?

--J'en ferai par des procédés chimiques.

--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.

--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées
convenablement disposées et enflammées en temps utile?

--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues,
tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre
faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
comment reviendrez-vous?

--Je ne reviendrai pas!

A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,
l'assemblée demeura muette Mais son silence fut plus éloquent que
n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour
protester une dernière fois.

«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui
n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!

--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez
d'une façon fort agréable.

--Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!
Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous
qu'il faut s'en prendre!

--Oh! ne vous gênez pas!

--Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!

--Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix
impérieuse.

--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que
ridicule!

L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de
l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler
sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si
outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher
l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement sépar
de lui.

L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans
cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette
manifestation l'appui de ses épaules.

Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la
place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensit
pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec
un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade
semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne
bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux
dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit
l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous
ses fenêtres.

Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre
le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.

«Venez!» dit-il d'une voix brève.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent
seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.

«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.

--Le capitaine Nicholl.

--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur
mon chemin...

--Je suis venu m'y mettre!

--Vous m'avez insulté!

--Publiquement.

--Et vous me rendrez raison de cette insulte.

--A l'instant.

--Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un
bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le
connaissez?

--Je le connais.

--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un
côté?...

--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.

--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.

--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le
capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu
de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les
moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce
difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du
meeting.

XXI
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COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE

Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le
président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une
expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la
dureté avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une
couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa
porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De
formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop
matinal.

«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment
posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle
allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du
Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas
entrée avec moins de cérémonie.

«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a ét
insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son
adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent
ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de
Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il
faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir
assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel
Ardan!

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant
l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de
deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les
faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de
Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date,
pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le
capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il
s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et
qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps
cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant
lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se
guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme
des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces,
leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas
peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font
souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier,
ils se relancent pendant des heures entières.

«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son
compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en
scène.

--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais
hâtons-nous.

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine
encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks,
couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière
depuis une demi-heure.

Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres
abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:

«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane,
le président... mon meilleur ami?...

Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président
devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de
le comprendre.

«Un chasseur, dit alors Ardan.

--Un chasseur? oui, répondit le bushman.

--Il y a longtemps?

--Une heure à peu près.

--Trop tard! s'écria Maston.

--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.

--Non.

--Pas un seul?

--Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!

--Que faire? dit Maston.

--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
pas destinée.

--Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans
la tête de Barbicane.

--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de
sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de
magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un
inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin.
Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant
silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et
attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux
traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le
bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient
en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien
eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.

Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons
s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.

«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme
Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqu
de manoeuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en
avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!

--Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous
bois, nous aurions entendu!...

--Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent
de désespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent
leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands
cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses
volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les
branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment
travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande
partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des
combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance
inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.

«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!

--Quelqu'un? répondit Michel Ardan.

--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses
mains. Que fait-il donc?

--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse
servait fort mal en pareille circonstance.

--Oui! oui Il se retourne, répondit Maston.

--Et c'est?...

--Le capitaine Nicholl!

--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
de coeur.

Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son
adversaire?

«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils
s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa
vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.

Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers
gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes
enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur
qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain,
mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme
un oeuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au
moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et
chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
redoutable venait le menacer à son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les
dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement
possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée.
Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit
joyeusement de l'aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches? quand il
entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:

«Vous êtes un brave homme, vous!

Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les
tons:

«Et un aimable homme!

--Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici,
monsieur?

--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou
d'être tué par lui.

--Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
sans le trouver! Où se cache-t-il?...

Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours
respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous
chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan
qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il
y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...

--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens
comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous
battrez pas.

--Je me battrai, monsieur!

--Point.

--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis
l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez
absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même
chose.

--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
ces plaisanteries...

--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je
comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni
lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils
s'empresseront de l'accepter.

--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence
de Barbicane.

--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après
avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas
saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston
se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement
Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie
au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir
la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le
capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.

Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa
apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.

«C'est lui!» fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du
capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en
criant:

«Barbicane! Barbicane!

Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il
allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de
surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures
géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait
terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et
sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
considéra d'un oeil étonné.

«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai
trouvé!

--Quoi?

--Mon moyen!

--Quel moyen?

--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!

--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil.

--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston!
s'écria Barbicane, vous aussi!

--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en
même temps le digne capitaine Nicholl!

--Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon,
capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
s'interpeller.

«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer
l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus
rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que
cette haine n'est dangereuse pour personne.

Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.

«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme
vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de
carabine?

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il
résolut de brusquer la réconciliation.

«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son
meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas
autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et
puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la
proposition que je vais vous faire.

--Parlez, dit Nicholl.

--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

--Oui, certes, répliqua le président.

--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.

--J'en suis certain, s'écria le capitaine.

--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre
d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
voir si nous resterons en route.

--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux
l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane
attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du
président.

«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a
plus de contrecoup à craindre!

--Accepté!» s'écria Barbicane.

Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en
même temps que lui.

«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en
tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est
arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française.
Allons déjeuner.

XXII
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LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS

Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du
capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier
dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque
Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté,
l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent
lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher
d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel
Ardan.

On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un
individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la
voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de
la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas
ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas
un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de coeur! _Ex pluribus
unum_, suivant la devise des États-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des
députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans
fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de
mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur
les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne
s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il
faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut
porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès
le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriét
spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des
«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent
retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux
prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel
Ardan. Celui-ci se prêta de bon coeur à leur innocente manie et se
chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et
folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus
illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et
très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande
exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune
les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les
maladies?

--Peu, répondit le président du Gun-Club.

--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des
faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les
personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la
Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre.
Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399,
soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le
mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies
nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un
enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles
s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la
pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant
prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les
maladies terrestres.

--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

--Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse
qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque : «C'est peut-être
parce que ça n'est pas vrai!

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des
corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de
succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le
promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer
comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
promener lui-même.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses
portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place
d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes
dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions
microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros
dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de
face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze
cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se
débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses
cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire
fortune!

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire.
Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec
l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait,
surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant
l'habitude, car il était riche de ce côté.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel
nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la
fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout,
celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et
jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il
leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes
sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son
intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa
donc.

«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève,
merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...

Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe,
il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui
devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique,
depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_.
Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs
qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne
tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la
Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce
gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des
nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est
déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins
qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne
vous croirais pas!

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand
le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de
faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage.
Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston,
désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et
fit valoir des arguments _ad hominem_.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop
incomplet pour te présenter dans la Lune!

--Incomplet! s'écria le vaillant invalide.

--Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des
habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée
de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se
manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents
millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre
la porte!

--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez
aussi incomplets que moi!

--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
morceaux!

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait
donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes
espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de
contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier
de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On
l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait
que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.
Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette
curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de
ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures.
C'était un véritable nid soigneusement ouaté.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en
regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle
vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant
au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe
placée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit
majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des
flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et
attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment
où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le
couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile
comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança
au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha.
Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat
avait mangé son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et
se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute
crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets
de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de
l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis
d'Amérique.

XXIII
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LE WAGON-PROJECTILE

Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta
immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destin
transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne
n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan
demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du
Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en
quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le
boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais,
dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre
affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des
écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant
autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu
convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co.
d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le
projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédi
immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il
arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan,
Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
à la découverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit
métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel
des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium
en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regard
comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux
rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de
son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses
tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age
suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des
meurtrières et une girouette.

«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme
d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons
là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie,
on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y
en a dans la Lune!

--Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.

--Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en
artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une
touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple,
une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et
la gueule ouverte...

--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible
aux beautés de l'art.

--A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je
crains bien que tu ne le comprennes jamais!

--Dis toujours, mon brave compagnon.

--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on
appelle _Le Chariot de l'Enfant_?

--Pas même de nom, répondit Barbicane.

--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans
cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une
fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami
Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que
tu aurais condamné ce voleur-là?

--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la
circonstance aggravante d'effraction.

--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne
pourras jamais me comprendre!

--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.

--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre
wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon
aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la
Terre!

--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta
fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.

Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait
songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les
effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.

Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande
difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait
demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une
couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement
étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du
projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient
place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons
horizontales que le choc au départ devait briser successivement.
Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute,
s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du
projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni
lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot
inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans
doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après
le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc
devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande
puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais
la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant
Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon
il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce
travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison
Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et
l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser
facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les
supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues
d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur
acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux
d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même
soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier
choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel
Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze
pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un
peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie
inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés
par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture
ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des
chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une
plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de
pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur
prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne
fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans
la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure
et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc
à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre
les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était
facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De
cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
s'échapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la
plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins
intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau
et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même
se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un
récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il
suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne
manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De
plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre
à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile
un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du
reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface
de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,
ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils
n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des
États-Unis.

La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la
question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le
projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des
voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux
compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou,
en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du
projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM.
Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du
meeting.

On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se
passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple.
L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la
vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq
pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal
d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du
sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos,
et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par
l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conserv
intact, 1° refaire l'oxygène absorbé; 2° détruire l'acide carbonique
expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de
paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure
quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et
l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres
de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la
quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voil
pour refaire l'oxygène.

Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide
carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber
l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vici
toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM.
Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le
dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle
que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des
hommes la supporteraient.

Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave
question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilit
de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclam
énergiquement par J.-T. Maston.

«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses
voeux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse
caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours;
puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du
matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison
avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant
cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des
parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver
au-dehors.

Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis
de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils
furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait
un hurrah formidable.

Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une
attitude triomphante. Il avait engraissé!

XXIV
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LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES

Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le
président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des
sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique.
Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour
rendre visible à la surface. de la Lune un objet ayant au plus neuf
pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il
est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte
à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et
son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire,
laquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons émanant de
l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par
réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point o
les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette
image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque
extrémité par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémit
supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent
librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire
convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir
qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image
produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et
dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donn
aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la
difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la
confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
miroirs métalliques.

Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces
instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des
résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les
astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et
s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de
jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors.
Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on
citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a
coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin
la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance
remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par
Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large
de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le
parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son
tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six


 


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