De la Terre à la Lune
by
Jules Verne

Part 4 out of 4



pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de
foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire
de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur,
tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif
le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments
étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer
deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six
mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense
construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires
la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements
obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf
milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient
très allongés.

Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2
lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne
devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc
les difficultés matérielles.

Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les
lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalit
d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le
miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut
donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse
plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces
vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
considérable, qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes,
avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le
télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de
plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux
perdent une grande partie de leur intensité en traversant
l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des
plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des
couches aériennes.

Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe
placée à l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et
l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus
grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser
singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération
très délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de
France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très
facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le
miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un
morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite
avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont
excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode
imaginée par Herschell pour ses télescopes.
Dans le grand appareil de l'astronome de
Slough, l'image des objets, réfléchie par le
miroir incliné au fond du tube, venait se former
à son autre extrémité où se trouvait situ
l'oculaire. Ainsi l'observateur, au lieu d'être
placé à la partie inférieure du tube, se hissait
à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe,
il plongeait dans l'énorme cylindre. Cette
combinaison avait l'avantage de supprimer le
petit miroir destiné à renvoyer l'image
l'oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu'une
réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un
moins grand nombre de rayons lumineux
éteints. Donc l'image était moins affaiblie.
Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage
précieux dans l'observation qui devait être faite
[Ces réflecteurs sont nommés «front view telescope».].

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs
du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un
pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de
dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke
proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins
l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes
difficultés.

Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il
s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux
chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves»,
s'ils admettaient une royauté quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale
de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit
l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux
rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les
regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En
effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que
la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se
contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut
dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains
eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils
accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un
véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de
lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les
vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente
mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus
de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies
désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des
centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles
chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble.
Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en
triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les
derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur
dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il
était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux
permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et
de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche
travers l'espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les
observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète.
Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui
grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des
populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les
points de son disque la nature volcanique de la Lune put être
déterminée avec une précision absolue.

Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa
puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées
jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre
d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de
Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la
forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse
n'avait jamais pu réduire.

XXV
--------------------
DERNIERS DÉTAILS

On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix
jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne
fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions
infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait
engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la
Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la
manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait
de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment
explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.

Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre
fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais
Barbicane avait à coeur de réussir et de ne pas échouer au port; il
choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux,
il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et
de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de
succès.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte
de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons
parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles
artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et
arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la
fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était décharg
par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée
l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
grues manoeuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait ét
écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.
C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre
les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de
préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans
le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour
artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient
rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen
d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle
électrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqu
à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière
isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée
la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient
l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents
du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au
sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une
longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du
doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément
rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il
va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier
moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de
la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de
tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président
Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill;
chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des
balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs
quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche,
car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les
caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les
imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du
Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide
fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine
Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile
dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au
voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils
étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel
Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux
voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait
emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais
Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.

Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le
coffre aux instruments.

Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa
selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit
pour un véritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle
reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de
cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées,
cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts
Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale
du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions
circumpolaires du Nord.

C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils
pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse
système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
très grande quantité.

«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou
bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il
faut donc prendre ses précautions.

Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés
de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables,
sans parler des vêtements convenables à toutes les températures,
depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain
nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne
voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les
tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.

«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, boeuf ou
vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
d'une grande utilité.

--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la
capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du
possible.

Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire
Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les
y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du
projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir
le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile.
Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais
il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent
en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple
volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très
variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant
s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations
des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une
certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il
eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne
trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait
aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décid
à partir.

«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas
complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront
soin de ne pas nous oublier.

--Non, certes, répondit J.-T. Maston.

--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.

--Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne
sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se
présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée,
c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous
envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?

--Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;
voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous
oublierons pas!

--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des
nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
Terre!

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club
sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile,
d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon
mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile,
l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de
potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler
l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un
appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se
chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier
d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait
plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs,
pleine de difficultés et de périls.

L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues
puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
métal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce
poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement
déterminé l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur
sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression
n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
Columbiad.

«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane
une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que
tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter,
mon brave capitaine.

--Laquelle? demanda Nicholl.

--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous
serons sûrs de ne pas rester en route.

XXVI
--------------------
FEU!

Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ
du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures
quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes
conditions simultanées de zénith et de périgée.

Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil
resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si
impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant
fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpitèrent d'inquiétude, sauf
le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait
avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une
préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le
sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts
d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les
relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée,
cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée
depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient
une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités
de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les
dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion
des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les
diverses classes de la société américaine se confondaient dans une
égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y
coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane
fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains
donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux
marchands de boeufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc
à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade
bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes
de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils
exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler
leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix
doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont
le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs,
dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui
ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles
innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur
les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit
menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées,
singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons
divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en
aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles
vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
sucre et de paquets de paille!

«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix
retentissante.

--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton
glapissant.

--Et du gin-sling! répétait celui-ci.

--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.

--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?
s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas
frais qui composent cette boisson rafraîchissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous
l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air
et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier
décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement
enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni
à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de
l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les
quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant
dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les
cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on
comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne
laissait place à aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur
pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le coeur. Chacun
aurait voulu «que ce fût fini».

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs
saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les
clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de
toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans
un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les
plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect
les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le
chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines
haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en choeur par cinq millions
d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières
limites de l'atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières
harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une
rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément
impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient
franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense
foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des
députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane,
froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl,
les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un
pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait
voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté,
flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main
avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de
gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la
dernière seconde.

Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le
projectile; la manoeuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de
fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages
penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur
celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au
moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le
projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant précis de leur départ.

Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en
dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston
avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il
réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de
son cher et brave président.

«Si je partais? dit-il, il est encore temps!

--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient
installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la
plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée,
s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans
leur wagon de métal.

Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son
paroxysme?

La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant
sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait
alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin
de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre
que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
lièvre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de
vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs
n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule
béante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en
fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne
sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.

A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la
pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le
projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés
s'échappèrent:

«Trente-cinq! -- trente-six! -- trente-sept! -- trente-huit! --
trente-neuf! -- quarante! Feu!!!

Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la
Columbiad.

Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait
donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des
éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu
jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se
souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant
entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
vapeurs flamboyantes.

XXVII
--------------------
TEMPS COUVERT

Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une
prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride
entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua
la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de
feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce météore gigantesque.

La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable
tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses
entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,
repoussèrent avec une incomparable violence les couches
atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous
furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte
inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et
J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet
au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.

Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,
culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt
milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette
ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre
autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se
lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port,
choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de
navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs
chaînes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et
au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des
vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents
milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête
inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces
tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent
sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool,
regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
des plus vives récriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du
projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent
avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes
sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la
côte africaine.

Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte
passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et
des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane!
Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million
d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le
cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur
de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste
dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et
persévérant, que les observations avaient été confiées.

Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel
on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une
rude épreuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible
déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de
l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de
quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait ét
troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer,
on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les
décharges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais,
lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui,
malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses.
Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les
parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément,
puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation,
ils devaient en subir les conséquences.

Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile
opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
nécessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il
fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait
dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y
eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak
confirmèrent ce fâcheux contretemps.

Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er
décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et
comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces
conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
crier.

Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de
suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura
impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération
publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point.
Triste retour des choses d'ici-bas!

J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait
observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et
des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts
couvert.

Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux
d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur
l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en
Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute
observation utile.

Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les
nuages accumulés dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne
fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent
la voûte étoilée contre tous les regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes
du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce
délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait
rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement
amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont
les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc
attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la
retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne
dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
angélique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un
pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conserv
jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions
intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est
balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le
disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au
milieu des limpides constellations du ciel.

XXVIII
--------------------
UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là,
s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils
télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au
gigantesque réflecteur de Long's-Peak.

Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du
Gun-Club.

_Longs's-Peak, 12 décembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par
MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 décembre, à huit heures
quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier
quartier.

Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais
assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.

Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire
d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite
elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable
satellite.

Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés.
On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée
deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une
modification dans l'état des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel
astre notre système solaire._

J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation
grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la
science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette
entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune,
venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont
incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite,
s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
le première fois, l'oeil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les
noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être
jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie
dans la plus étrange tentative des temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il
possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non,
sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en
franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres.
Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
vivres pour un an. Mais après?... Les coeurs les plus insensibles
palpitaient à cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.
Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et
résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut
désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait
dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard
et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces
stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme
restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
désespérait pas de revoir un jour.

«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès
que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles
et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des
hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!





 


Back to Full Books