Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

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richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux
yeux de tous sa servante; et qu’elle, Françoise, était insigne et
glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les
nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du
curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.
Elle n’était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa fortune,
ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas
trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à
des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des
cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause
d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de
fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à
des personnes «de même rang» que ma tante et qui «allaient bien
ensemble», ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de
cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se
donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant.
Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité
de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait «des gens comme
moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui étaient ceux
qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame
Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». Et
quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa
tête et jetait l’argent—Françoise le croyait du moins—pour des
créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que
ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées
à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si
conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement
l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est
vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et
cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la
haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était
là, à lui faire «bon visage». Elle se rattrapait après son départ,
sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles
sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de
l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante.
Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la
porte: «Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par
un beau jour», disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de
Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:


Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.


Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable
avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre
derrière Eulalie et disait:

—«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup
fatiguée.»

Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait
devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine
Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus
grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur
son lit, criait:

—«Est-ce qu’Eulalie est déjà partie? Croyez-vous que j’ai oublié de
lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation!
Courez vite après elle!»

Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.

—«C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule
chose importante que j’avais à lui demander!»

Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la
douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une
tendresse profonde, son «petit traintrain». Préservé par tout le
monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité
de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à
le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous,
l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise
si ma tante ne «reposait pas»,—ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à
maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme
à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à
Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put
reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que
très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la
matinée: «Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien.» J’entrai
dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée
sur le côté, qui dormait; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais
m’en aller doucement mais sans doute le bruit que j’avais fait était
intervenu dans son sommeil et en avait «changé la vitesse», comme on
dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit
une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à
demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux; elle ne
pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là
ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer; mais déjà elle
semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le
mensonge des visions qui l’avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins
cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand
elle se croyait seule, elle murmura: «Dieu soit loué! nous n’avons
comme tracas que le fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que
je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me
faire faire une promenade tous les jours!» Sa main se tendit vers son
chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant
ne lui laissa pas la force de l’atteindre: elle se rendormit,
tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle
ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.

Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que
tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché
de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une
heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette
dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette
habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien «routinée»,
comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre
pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant «dérangée» que si
elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du
samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour
nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique.
Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente
du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir
arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck
immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits
événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies
tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national
et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries,
des récits exagérés à plaisir: il eût été le noyau tout prêt pour un
cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le
matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver
la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne
humeur, avec cordialité, avec patriotisme: «Il n’y a pas de temps à
perdre, n’oublions pas que c’est samedi!» cependant que ma tante,
conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue
que d’habitude, disait: «Si vous leur faisiez un beau morceau de veau,
comme c’est samedi.» Si à dix heures et demie un distrait tirait sa
montre en disant: «Allons, encore une heure et demie avant le
déjeuner», chacun était enchanté d’avoir à lui dire: «Mais voyons, à
quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi!»; on en riait encore
un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet
oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait
changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi,
flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant
qu’on était en retard pour la promenade, disait: «Comment, seulement
deux heures?» en voyant passer les deux coups du clocher de
Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne
dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le
long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée,
et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques
nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui
vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien
que c’est samedi!» La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous
les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi)
qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait
trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le
plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur
interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle
trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur
avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que
ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à
son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: «Mais voyons,
c’est samedi!» Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des
larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle
prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à
qui ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de
ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions:
«Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus
long la première fois quand vous l’avez raconté.» Ma grand’tante
elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus
son lorgnon.

Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le
mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au «mois de
Marie».

Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour «le
genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque
actuelle», ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue,
puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me
souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement
dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer,
posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration
desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement
les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore
les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion,
comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une
blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je
sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la
nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en
ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette
décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire
et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et
là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un
dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en
essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je
l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et
rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune
fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se
placer à côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur
de piano des sœurs de ma grand’mère et quand, après la mort de sa
femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de
Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d’une pudibonderie
excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait
fait ce qu’il appelait «un mariage déplacé, dans le goût du jour». Ma
mère, ayant appris qu’il composait, lui avait dit par amabilité que,
quand elle irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque
chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il
poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se
mettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et
de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner
son désir. Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je
les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester dehors et,
comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d’un
monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de
plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de
la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j’avais vu
M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un morceau de
musique. Mais une fois mes parents entrés, il l’avait retiré et mis
dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer
qu’il n’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses
compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au
cours de la visite, il avait répété plusieurs fois «Mais je ne sais
qui a mis cela sur le piano, ce n’est pas sa place», et avait détourné
la conversation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là
l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et
celle-ci qui avait l’air d’un garçon paraissait si robuste qu’on ne
pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son père
prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui
jeter sur les épaules. Ma grand’mère faisait remarquer quelle
expression douce délicate, presque timide passait souvent dans les
regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches
de son. Quand elle venait de prononcer une parole elle l’entendait
avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des
malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par
transparence, sous la figure hommasse du «bon diable», les traits plus
fins d’une jeune fille éplorée.

Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel,
je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une
odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs
de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que
devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le
goût d’une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues
de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines,
cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense
dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes
antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque
rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le
pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.

Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant
de l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur
la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux
grands. Si sa fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait
été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu’en elle-même une
sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui
avait pu nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez
nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient
dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deux
retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemain
dimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand’messe, s’il faisait
clair de lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer
directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par
le calvaire une longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à
s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer
comme la prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions
jusqu’au viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare
et me représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé
parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de
faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser
passer la station, d’être prêts d’avance car le train repartait au
bout de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays
chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables
villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme
Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets
d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau
du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée,
mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la
jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait
m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au
prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De
grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par
nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive
encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir
(quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se
réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils
commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses
tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: «Où
sommes-nous?» Epuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui
avouait tendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait
les épaules et riait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de
son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite
porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la
rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma
mère lui disait avec admiration: «Tu es extraordinaire!» Et à partir
de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait
pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé
d’être accompagnés d’attention volontaire: l’Habitude venait de me
prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit
enfant.

Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle
était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma
tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la
distraction que fût encore capable de supporter son corps affaibli et
maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois à
quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces heures d’exception
où l’on a soif de quelque chose d’autre que ce qui est, et où ceux que
le manque d’énergie ou d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un
principe de rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur
qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion,
une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une
harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elle
en être brisée; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit
d’être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter
les rênes entre les mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels.
Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fatigue,
ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le
réservoir était très long à remplir, et il se passait des mois avant
qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité
et dont elle était incapable de savoir et de décider comment user. Je
ne doute pas qu’alors—comme le désir de la remplacer par des pommes de
terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont elle
ne se «fatiguait» pas,—elle ne tirât de l’accumulation de ces jours
monotones auxquels elle tenait tant, l’attente d’un cataclysme
domestique limité à la durée d’un moment mais qui la forcerait
d’accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle
reconnaissait qu’ils lui seraient salutaires et auxquels elle ne
pouvait d’elle-même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle
aurait eu plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se
sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était
la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait
plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel
elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition
de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long
regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde
debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon moment, sans
temps à perdre, sans possibilité d’hésitation énervante, à aller
passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une
chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre,
dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule
absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût
désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces
petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle
et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte
l’empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité
logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps
sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires
qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un
coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule
des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son
adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de
Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de
nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux
étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve.
Françoise entendit peut-être parfois dans la chambre voisine de
mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût
pas soulagé suffisamment ma tante, s’ils étaient restés à l’état
purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût
donné plus de réalité. Quelquefois, ce «spectacle dans un lit» ne
suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces.
Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement fermées, elle
confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son
intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à Françoise ses
soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte serait bientôt
fermée; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de
la veille et racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la
prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les
soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu
de paille et tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas
la maison. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient
Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le même toit
qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son
lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient
fondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de
chercher à deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à
lui cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir
qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait
démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que ma tante
semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie,—comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un champ
insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans
l’ornière,—prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions
bien au-dessous de la vérité. «Mais Françoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donné une voiture».—«Que je lui ai donné
une voiture!» s’écriait ma tante.—«Ah! mais je ne sais pas, moi, je
croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme
Artaban, pour aller au marché de Roussainville. J’avais cru que
c’était Mme Octave qui lui avait donné.» Peu à peu Françoise et ma
tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de
prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se
développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui
l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise
attachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes de
ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose
à lui demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle
devait s’y prendre. Et quand elle avait proféré sa requête, elle
observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de
sa figure ce que celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi—tandis
que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se
fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famille
historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains
actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de
chercher sous des formes identiques et par conséquent mortes,—une
vieille dame de province qui ne faisait qu’obéir sincèrement à
d’irrésistibles manies et à une méchanceté née de l’oisiveté, voyait
sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son
repos, prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de
ce que Saint-Simon appelait la «mécanique» de la vie à Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou
de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise
l’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient
le silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou
même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au
détour d’une allée, à Versailles.

Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et
d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui
dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise
chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même heure:

—«Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie,
lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois.»

Ce que ma grand’tante interrompit par: «Abondance de biens...» car
depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en
lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la
parole:

—«Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour
vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai
peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m’a à peine dit
bonjour ce matin.»

Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M.
Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui
tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un
journal et m’excitait à la façon d’un programme de fête. Comme M.
Legrandin avait passé près de nous en sortant de l’église, marchant à
côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de
vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans
que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d’un air
étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et avec cette
perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas
être aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont
l’air de vous apercevoir comme au bout d’une route interminable et à
une si grande distance qu’elles se contentent de vous adresser un
signe de tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de
marionnette.

Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et
considérée; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et
gêné d’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu
mécontenter Legrandin. «Je regretterais d’autant plus de le savoir
fâché, dit mon père, qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a,
avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu
apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout
à fait sympathique.» Mais le conseil de famille fut unanimement d’avis
que mon père s’était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment-là,
était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte de mon père
fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande
promenade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui à cause
des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main
tendue: «Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers
de Paul Desjardins:


Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.


N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci? Vous n’avez peut-être
jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant; aujourd’hui il se
mue, me dit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un
aquarelliste limpide...


Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...


Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à
l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs,
où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant
du côté du ciel.» Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps
les yeux à l’horizon, «Adieu, les camarades», nous dit-il tout à coup,
et il nous quitta.

A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà
commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues
ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de
terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre
culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramiste qui
allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux
terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème
en passant par une collection complète de casserole de toutes
dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine
venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des
billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les
asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement
pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au
pied,—encore souillé pourtant du sol de leur plant,—par des irisations
qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes
trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se
métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur
chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs
naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette
extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je
reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en
avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières
comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un
vase de parfum.

La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par
Françoise de les «plumer», les avait près d’elle dans une corbeille,
son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs
de la terre; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les
asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement
dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs
bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de
Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces
poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans
Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous les
servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception
spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait
rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour moi que le propre parfum
d’une de ses vertus.

Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille
sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de
ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent,
ne pouvait se lever; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard.
Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui
donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance
désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors
d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille,
des cris de «sale bête! sale bête!», mettait la sainte douceur et
l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait,
au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et
son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise
recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un
sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une
dernière fois: «Sale bête!» Je remontai tout tremblant; j’aurais voulu
qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des
boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces
poulets?... Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à
le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait,—ce que j’ignorais
encore,—que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait
donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté
singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle
connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu
à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise
cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre
que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains
jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents
sanglants. Je me rendis compte que, en dehors de ceux de sa parenté,
les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle
versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se
tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en
était l’objet d’une façon un peu précise. Une de ces nuits qui
suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise
d’atroces coliques; maman l’entendit se plaindre, se leva et réveilla
Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris étaient une
comédie, qu’elle voulait «faire la maîtresse». Le médecin, qui
craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine
que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait
dit de nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à
donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant
de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise
n’était pas revenue; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée
et me dit d’aller voir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai
Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait
la description clinique de la crise et poussait des sanglots
maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’elle ne connaissait
pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité,
elle s’écriait: «Hé là! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu
veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la
pauvre!»

Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la
Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler; elle ne
put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et
d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la lecture des
journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille,
dans l’ennui et dans l’irritation de s’être levée au milieu de la nuit
pour la fille de cuisine; et à la vue des mêmes souffrances dont la
description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que des
ronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant,
quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre:
«Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait
plaisir! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de
même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça.
Ah! c’est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:

«Qui du cul d’un chien s’amourose

«Il lui paraît une rose.»

Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait
la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait
besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être
rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son
désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa
politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante
qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante,
qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher
par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour
lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de la
chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet
hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses
petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle
l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons
et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux
le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les
autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près
duquel elle dépose ses oeufs, fournisse aux larves, quand elles
écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de
résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa
volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique,
des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus
tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous
les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la
pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme
d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.

Hélas! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un
des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle
mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et
qu’avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré
entrait dans l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les
personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient
restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu
croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds
n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner
ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de
sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous
vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du
marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions
dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d’un
autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin
exprimait une animation, un zèle extraordinaires; il fit un profond
salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena
brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû
lui apprendre le mari de sa sœur, Mme De Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe
de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais
pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans
expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse
fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la
possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous
connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher,
et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide
et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y
persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il
revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il
n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de
gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait
entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et
mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions
passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête,
mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un
point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à
nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et
droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un
luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place
continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier
isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à
la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le Saint-Honoré et
demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on
l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin
qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il
passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine et nous
fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur
aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put
passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais, cherchant à
compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en
circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était
affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa
l’enjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de
l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux
sous-entendus, aux mystères de la complicité; et finalement exalta les
assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la
déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueur
secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un
visage de glace.

Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer
dîner ce soir-là avec lui: «Venez tenir compagnie à votre vieil ami,
m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays
où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre
adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y
a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le
bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection
de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la
pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer
dans les allées de votre grand’tante quand ne sont pas encore fondues
les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la
glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail
polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche
encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux
papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose
de Jérusalem.»

On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner
avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été
impoli. «Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue
toute simple qui n’est guère celle d’un mondain.» Elle déclarait qu’en
tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne
pas avoir l’air de s’en être aperçu. A vrai dire mon père lui-même,
qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue
Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle
comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le
caractère profond et caché de quelqu’un: elle ne se relie pas à ses
paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le
témoignage du coupable qui n’avouera pas; nous en sommes réduits à
celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé
et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion; de sorte
que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous
laissent souvent quelques doutes.

Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: «Il
y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs
blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard,
prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et
voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes
bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière,
celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec
l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que
celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence.» J’écoutais
les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables;
mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue
dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je
savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci,
prenant mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous connaissez,
monsieur, la... les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en
prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul
fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective
et sonore.

Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre
ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être
percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle
réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière
noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaissant
plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui
d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches: «Non, je ne les
connais pas», dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi
simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant
qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant,
en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour
être cru, à une affirmation invraisemblable,—comme si ce fait qu’il ne
connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard
singulier—et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas
taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour
donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun
embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation
elle-même—l’absence de relations avec les Guermantes,—pourrait bien
avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque
tradition de famille, principe de morale ou voeu mystique lui
interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. «Non,
reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne
les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à
sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis une tête jacobine,
vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me
disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me
donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation
qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie! Au fond, je n’aime
plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine
davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre
jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles
prunelles ne distinguent plus.» Je ne comprenais pas bien que pour ne
pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de
tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air
d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que
Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer
que les églises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup
les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande
peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait
pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change,
préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son
absence, loin de lui et «par défaut»; il était snob. Sans doute il ne
disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et
moi-même nous aimions tant. Et si je demandais: «Connaissez-vous les
Guermantes?», Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais
voulu les connaître.» Malheureusement il ne le répondait qu’en second,
car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui,
qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre,
sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin
avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la
bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille
flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et
alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me
faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la
grande douleur de ma vie.» Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce
Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de
l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on
appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer
silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler
de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient
dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier.

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère
quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins
par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les
passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres,
ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles
n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue
aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents.
Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir
souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui
faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces.
Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet
attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs.
Seuls les autres savaient qu’il en était un; car, grâce à l’incapacité
où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son
imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine
de Legrandin et sa cause première.

Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman
s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant
délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le
péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à
prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté;
et quand on pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à
Balbec avec ma grand’mère, il dit: «Il faut absolument que j’annonce à
Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous
mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir
dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là.» Ma grand’mère qui
trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la
plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que
les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin,
demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin,
voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment
où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à
rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes,
pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que
Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa
sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut
lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais
l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir
où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.

—«Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,
n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus
floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et
ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou
d’hydrangéa? Il n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et
Bretagne, que j’ai pu faire de plus riches observations sur cette
sorte de règne végétal de l’atmosphère. Là-bas, près de Balbec, près
de ces lieux sauvages, il y a une petite baie d’une douceur charmante
où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge et
or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère,
insignifiant; mais dans cette atmosphère humide et douce
s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes,
bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des
heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de suite et c’est alors
plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion
d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite
d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour être
attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des
côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où
tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer.
Balbec! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment
Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole
France,—un enchanteur que devrait lire notre petit ami—a si bien
peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des
Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se
construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent
pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives
et si belles.»

—«Ah! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec? dit mon père.
Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère
et peut-être avec ma femme.»

Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux
étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant
de seconde en seconde avec plus d’intensité—et tout en souriant
tristement—sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et
de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla
lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente,
et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement
coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir
qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à
Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question.
Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur: «A quoi
pensez-vous donc?» Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:

—«Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si
bien Balbec?»

Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin
atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de
distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à
répondre, il nous dit:

—«J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais
non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une
obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.

—«Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi
obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais
pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle
aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y
connaissez du monde?»

—«Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais
personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup
les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y
semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et
que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez
sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter
son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les
barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la
flamme et portent les couleurs; parfois c’est une simple maison
solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à
tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de
désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse
machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour
un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et
recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour
son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret
inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi,
reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié
bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable,
sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la
lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées àvotre âge,
petit garçon. Bonne nuit, voisins», ajouta-t-il en nous quittant avec
cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant
vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation:
«Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l’état du
cœur», nous cria-t-il.

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de
questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc érudit qui employait
à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la
centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative,
mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait
fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie
céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux
kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous
offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel
sujet d’effroi s’il avait été absolument certain,—comme il aurait dû
l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma
grand’mère—que nous n’en aurions pas profité.

...

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir
faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de
la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres
de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui
se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent
d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du
feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi
au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été, au contraire,
quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant
la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui
s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands
rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de
petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait
obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y
avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang
au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà
couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant
et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout
entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une
forme sur le pas de la porte et maman me disait:

—«Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète;
aussi nous rentrons trop tard.»

Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite
chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que,
contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien
arrivé, mais que nous étions allés «du côté de Guermantes» et, dame,
quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien
qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait
rentré.

—«Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils
seraient allés du côté de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une
faim! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a
attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous êtes allés
du côté de Guermantes!»

—«Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais
que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.»

Car il y avait autour de Combray deux «côtés» pour les promenades, et
si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même
porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre: le côté de
Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce
qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le
côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai
jamais connu que le «côté» et des gens étrangers qui venaient le
dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante
elle-même et nous tous ne «connaissions point» et qu’à ce signe on
tenait pour «des gens qui seront venus de Méséglise». Quant à
Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était
pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la
vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait
déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme
le terme plutôt idéal que réel de son propre «côté», une sorte
d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur,
comme le pôle, comme l’orient. Alors, «prendre par Guermantes» pour
aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi
dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon
père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue
de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de
paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux
entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux
créations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun d’eux me
semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis
qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de
l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient
posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de
rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le
spectateur épris d’art dramatique, les petites rues qui avoisinent un
théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs
distances kilométriques la distance qu’il y avait entre les deux
parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans
l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un
autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore
parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les
deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du
côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour
ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans
les vases clos et sans communication entre eux, d’après-midi
différents.

Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt
et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas
bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où,
par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du
Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à
la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise,
qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville
par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M.
Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des
étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs
verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de
la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que
lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné.
Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée
maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon
gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé
vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon
désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles
étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes
parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et,
pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre
le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs,
nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et
nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon
père:

—«Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer
vingt-quatre heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque
ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant.»

Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres
mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des
parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine,
leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume
creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en
quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait
changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de
la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.

Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil
vers le château. A droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain
plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une
pièce d’eau avait été creusée par les parents de Swann; mais dans ses
créations les plus factices, c’est sur la nature que l’homme
travaille; certains lieux font toujours régner autour d’eux leur
empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un
parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans
une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités
de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au
pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur
deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la
couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur
des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un
abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied
mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son
sceptre lacustre.

Le départ de Mlle Swann qui,—en m’ôtant la chance terrible de la voir
apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille
privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des
cathédrales—, me rendait la contemplation de Tansonville indifférente
la première fois où elle m’était permise, semblait au contraire
ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père,
des commodités, un agrément passager, et, comme fait pour une
excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette
journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté;
j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît
apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous
n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa
connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe,
comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à côté d’une
ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner
d’un autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père.
D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter,
car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait
appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans
les allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible
oiseau s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une
note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d’elle une
réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et
d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours
l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière
tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se
soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des
insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de
quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la
vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur
les étendues silencieuses du ciel reflété; presque vertical il
paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais, si, sans tenir
compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je
n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson
mordait,—quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon
grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis
dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient
engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La
haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la
jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir; au-dessous d’elles, le
soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de
traverser une verrière; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi
délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge,
et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou
les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de
fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison
sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient
elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie
de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter
devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à
retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait
leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des
intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles
m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion
inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces
mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder
ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs,
quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en
arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure
d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera
sur le panneau; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui
annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense
étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue
d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler
au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me
faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre
basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie,
avant de l’avoir encore vue: «La Mer!»

Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre
dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de
les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour
n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en
moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir
adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je
ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors, me
donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre
peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions,
ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu
jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement
au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon
grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit:
«Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose;
est-elle jolie!» En effet c’était une épine, mais rose, plus belle
encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête,—de ces
seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice
contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour
quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien
d’essentiellement férié,—mais une parure plus riche encore, car les
fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de
manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des
pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient «en couleur»,
par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray
si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le «magasin» de la
Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui
étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose,
celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces
fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de
tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce
qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles
qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à
cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et
de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris
qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été
choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti,
comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, que
ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,
qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que
c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté
d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en
surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un
pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits
rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux
grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées,
pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en
s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre
rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs,
l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle
bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose.
Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille
en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la
maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie
déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose,
l’arbuste catholique et délicieux.

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de
jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées
ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir
ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage
peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était
percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail
vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup,
je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision
ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une
fillette d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et
tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son
visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne
savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments
objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit,
assez «d’esprit d’observation» pour dégager la notion de leur couleur,
pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de
leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur,
puisqu’elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n’avait pas
eu des yeux aussi noirs,—ce qui frappait tant la première fois qu’on
la voyait—je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement
amoureux, en elle, de ses yeux bleus.

Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les
sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer,
emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui; puis, tant j’avais
peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père,
apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de
courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment
supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me
connaître! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre
connaissance de mon grand’père et de mon père, et sans doute l’idée
qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se
détourna et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour
épargner à son visage d’être dans leur champ visuel; et tandis que
continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé,
elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma
direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir,
mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais
interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne
éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris; et sa main
esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était
adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit
dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul
sens, celui d’une intention insolente.

—«Allons, Gilberte, viens; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix
perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à
quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je
ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la
tête; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche
et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile,
impénétrable et sournois.

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman
qui me permettait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait
de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image
incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des
giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert;
imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée—et qu’il
isolait,—du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant sous
l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur
familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa
vie où je n’entrerais pas.

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père
murmurait: «Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer: on le fait
partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je
l’ai reconnu! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie!»)
l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère
de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant
comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout,
calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon
amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une
réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec
Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne
pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire
mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que
j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant
les épaules: «Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me
répugnez!» Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme
premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de
par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une
petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une
bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois
et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette
place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle
et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui
l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable
bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le
douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.

«Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec
nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je
t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant.»
Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit
pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à
la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et
d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle
avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et
de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle
était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir),
elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le
laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là:
«Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du
parc.» C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann
et Tansonville; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui
restait de forces; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le
beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait;
la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et
elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle—plus tôt
seulement que cela n’arrive d’habitude,—c’est ce grand renoncement de
la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa
chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se
prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus
aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à
partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie
nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne
communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir
qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la
maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez
aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus
douloureuse: c’est que cette réclusion lui était imposée par la
diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et
qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue,
sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement,
au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.

Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments
je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle
allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents
et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des
Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand
je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur
entendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les
entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui
la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle; et je
contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire par
exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans
notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante
Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à
me dire, comme malgré moi, comme de lui-même: «Mais non, cette
charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de
Swann.» Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se
posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à
m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me paraissait plus
plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où,
d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que
j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir
était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il
n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation
par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières
que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès
qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes
parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient
placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour,
absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je
les avais vaincus et dépravés.

Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents
eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on
m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un
chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de
velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes
dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu
aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme
une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat
envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin
sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes
papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée
par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe
défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas: «O mes
pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous
qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne
m’avez jamais fait de peine! Aussi je vous aimerai toujours.» Et,
essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne
pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les
jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.

Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le
reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient
perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le
vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année,
le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je
montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir
à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de
Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne
rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait
souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs
lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout
obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle,
venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se
propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se
coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes
pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous
rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès
d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans
que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. A gauche
était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le
curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés, les deux
clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes
effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et
grumeleux, comme deux épis.

A intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de
leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre
arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin
blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants
boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première
fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et
aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous
les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans
les faire jamais dévier.

Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme une
nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure
de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment
ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à
elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des
livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes—du moins
pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux
et ma pensée à des harmonies plus subtiles—de celles où la lune me
paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors.
C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre
où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces
œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et
que les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles
pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve
de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on
admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les
mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne
peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir
lentement des équivalents dans son propre cœur.

C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’une
grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M.
Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant
un buggy à toute allure. A partir d’une certaine année on ne la
rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise
réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à
Montjouvain. On disait: «Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit
aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte,
et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée,
de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une
femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions
extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut
être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille.»
M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une
personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez
les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations
charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement
tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de
bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de
l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses
gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de
perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa
réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait
faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton
rude: «Hé bien! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie,
Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le
père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le
droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour
contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à
ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie
de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là.
Mais qu’est-ce que vous avez à rire; mais ils font trop de musique ces
gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière.
Il ne tenait pas sur ses jambes.»

Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les
personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait,
vieillir en quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir
incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa
fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa
femme,—il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train
de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte
des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y
ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que
soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à
vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus
formellement,—sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous
le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en
contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude
inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant
de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait
entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à
une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du
monde de la bohème: elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se
réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que
la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en
mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses
yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de
sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été
diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos
croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent
pas; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les
affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant
sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté
de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil
songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point
de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au
rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement
d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant
de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille
dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu
cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de
lui et qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui
jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est
une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que
nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui
débouchait d’une autre, s’était trouvé trop brusquement en face de
nous pour avoir le temps de nous éviter; et Swann avec cette
orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la
dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie
d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les
témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les
donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait
longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n’adressait pas
la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait
pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui,
il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé
par eux, à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de
Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si
honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux
ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le
conserver.

—«Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec
la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies
bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle
laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un
mariage tout à fait déplacé.»

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et
dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle
et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec
M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances
auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en
braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il
n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa
fille chez Swann. Et celui-ci fût le premier à le regretter. Car
chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il
avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur
quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents,
croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier
ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à
Tansonville.

Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux
que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la
réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise
était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des
bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous
mettre à couvert.

Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale
et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était
enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le
petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses
arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de
vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et,
contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus
bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des
anciennes demeures.

Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait
menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture; les gouttes
d’eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous
ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent
point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée,
mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le
ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous
réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini,
quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous
ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages,
et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à
jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe,
reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de
toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et
les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs.
Que cette église était française! Au-dessus de la porte, les Saints,
les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et
de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans
l’âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes
relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la
cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l’avait
personnellement connu, et généralement pour faire honte par la
comparaison à mes grands-parents moins «justes». On sentait que les
notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au
XlXe siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se
distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les
tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et
directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.
Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi,
virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de
Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez
Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un
contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que
Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans
son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se
faire «bien voir» de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon
qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement
rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux «pauvres
malades», à «sa pauvre maîtresse», qu’il avait pour soulever la tête
de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges
des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la
Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres
et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un
ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de
Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée
à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une
stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui
lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les
joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une
grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et
mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux
des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la
statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent
certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à
couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages
pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait
destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger
de la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais
pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour
nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes
les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait
descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un
ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et
rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que
l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons
isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et
dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs
voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais
qu’importait la pluie, qu’importait l’orage! L’été, le mauvais temps
n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps
sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide
de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est
solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter
sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour
toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons
et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans
le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais
l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne
faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer
là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la
continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus
de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses,
de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que
j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage
des supplications et des salutations désespérées; c’est sans tristesse
que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre
roucouler dans les lilas.

Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la
promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude
d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse,
dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma
tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois
ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la
tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle
souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à
l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se
rendre quand elle y aurait succombé; et ne causant par sa mort de
grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant
les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise
ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne
lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut
enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise
avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma
tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour
de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable
maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à
déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux
et tout-puissant monarque n’était plus. A côté d’elle nous comptions
pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions
commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant
de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout
occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et
avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des
sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé
dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais
d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses
rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien
à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions
de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné
de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix
spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis
sûr que dans un livre—et en cela j’étais bien moi-même comme
Françoise—cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le
portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que
Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter
qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire
que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré
ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût
pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune
peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.

Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de
ne pas savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne sais pas
m’esprimer», je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était
tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit
à la parentèse», je haussais les épaules et je me disais: «Je suis
bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils»,
adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes
dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une
des scènes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je
les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon
plaid sur mes épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps
de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation
et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on
lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,
les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de
parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les
uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui
n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un
lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus
aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions
de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en
le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous
apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce
que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût
le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que
c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus
broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la
première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le
jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse
reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la
cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les
herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes
de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer
au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans
la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure
rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du
ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie
refermé: «Zut, zut, zut, zut.» Mais en même temps je sentis que mon
devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de
voir plus clair dans mon ravissement.

Et c’est à ce moment-là encore,—grâce à un paysan qui passait, l’air
déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il
faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans
chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,—que
j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément,
dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le
camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se
livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le
laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec
tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus
propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à
apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient
sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.

Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une
autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le
désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer
dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le
rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très
différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un
degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite
de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville
où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait
seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était
eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers
eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante,
inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait
pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les
charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des
arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son
baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au
contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les
domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est
qu’aussi,—comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde,
à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous
trouvons—la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui
n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux,
plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît
aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville,
d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de
Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins
vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise
les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une
paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je
n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée
dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon
imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une
paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor
caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de
feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale
d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une
sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par
une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où on ne
l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes
différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à
une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les
instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il
n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le
but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du
trouble préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme à un
plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne
pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu,
immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,
les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît
surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits,
au bonheur dont elle nous comble.

Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que
je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers
désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau
de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques
du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se
suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et
que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme
celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,
tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes
regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la
paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec
mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle.
Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière
lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait
désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention
s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient
recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus
d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de
Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que
s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand,
ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans
mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de
reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de
moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et
s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? Il me
semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire
partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les
désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient
pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors
perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie
qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.

C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure
alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du
sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le
souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû
s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard
que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où
j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à
l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là
où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir
M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me
lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître,
car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle
était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune
fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien
et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était
entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements
sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les
buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je
m’étais caché là pour l’épier.

Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous
n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste
fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère
et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causées; elle revoyait le visage
torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait
qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son
œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de
piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne
méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient
été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui
pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire,
quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore
auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute
cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle
éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords
d’avoir à peu près tué son père. «Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère,
il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire.
Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui
venir que d’elle.»

Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit
portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où
retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle
se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur
laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents.
Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses


 


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