Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

Part 4 out of 9



deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa
comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin
d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de
son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma
les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était
la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la
familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques
scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer
les volets et de n’y pas réussir.

—«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.

—«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit
ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres
qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion
elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard
que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait
tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement:

—«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est
assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des
yeux vous voient.»

Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la
pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même
une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un
soudard fruste et vainqueur.

—«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux
malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un
texte, qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle
s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n’en est
que meilleur.»

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la
scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle
pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la
fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait
que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa
bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé
où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et
s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as
pas envie d’être seule et de lire?»

—«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir»,
finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait
entendue autrefois dans la bouche de son amie.

Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur
laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:

—«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa
place.»

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon
père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques:

—«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent
dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu
lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait
du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant
à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit
la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.

—«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur?»
dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.

—«Oh! tu n’oserais pas.»

—«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça?» dit l’amie avec une
brutalité voulue.

Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce
qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.

Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon
cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer
réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la
lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père
mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal,
ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne
lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait même pas d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de
l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque
chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants
qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce
qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie,
une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le
connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le
mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable;
c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle
s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.
Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si
extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms
qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.

S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était
longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise
désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres
récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la
surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne dirait-on
pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur
la mer»; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner:
«Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes.» On
partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes
passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me
semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité
revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où
sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur
roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au XIIe
siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement
les restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les
dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à
être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon
enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes,—si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions—comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus
aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.

On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau
flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe
siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque
contestation avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On
gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de
Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute
la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle
rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il
contenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse
d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement—pour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y
avait lentement et naturellement amassées—de presser, au moment voulu,
la plénitude du silence.

Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de
notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui
se promenait déjà en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,
accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu
laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle
tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de
halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un
noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris
racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal
ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du
suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule
personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait
connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous
passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe
de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans
le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs
pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient
semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au Moyen âge avait de ce côté le cours de la
Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et
des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de
tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où
jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait
Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était
enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de
l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux
récréations;—passé presque descendu dans la terre, couché au bord de
l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à
songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville
d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son
visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient
choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune d’oeuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir
que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée,
jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile
beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage
je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur
joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a
bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau,
fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité
populaire, un poétique éclat d’orient.

Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux
flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un
plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image
de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite
dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard
avec des lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions
du goûter; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient
suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se
solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards
inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution,
invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.

Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a
d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel
il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que
comme un bac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour
retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la
double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait,
s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension
jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait
sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant
mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde
sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la
retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation,
faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon
grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement
au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se
croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours;
pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne
font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur
diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar,
pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de
Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile,
s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont
l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui
s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant
fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui
était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous
rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu
d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée
et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords.
Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins
lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme
après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses
mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé
aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la
julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis
qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins
qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et
glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce
parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur
plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes;
et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas
le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il
s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a
de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,—avec ce qu’il y
a d’infini,—dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein
ciel.

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai
vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos,
la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la
dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de
lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel
férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par
l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration
anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions
longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où
parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et
métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si
longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs
lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.

Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le
visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui
sans doute était venue, selon l’expression populaire «s’enterrer» là,
goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui
dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans
la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque
amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont
avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que
jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien
dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir
n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son
renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait
pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne
l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains
résignées de longs gants d’une grâce inutile.

Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter
jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que
j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient
dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray,
que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de
la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais
non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient
des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils
étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en
tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le
«Couronnement d’Esther» de notre église, tantôt de nuances changeantes
comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert
chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite
ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme
l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes,
que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond,—enfin toujours enveloppés du mystère des
temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la
lumière orangée qui émane de cette syllabe: «antes». Mais si malgré
cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres
réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se
distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce «côté de
Guermantes» ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses
grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne
portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes,
mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de
vaincre leurs anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des
mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas.
Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur
personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et
pieuse tristesse qui était spéciale à Combray; propriétaires de la
ville, mais non d’une maison particulière, demeurant sans doute
dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de
Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire
que l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais
chercher du sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant
de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres.
Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me
semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile,
que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par
un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol
imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes,
changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le
docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives
qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes
m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice; tout le jour
elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main,
en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait
le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui
dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces
rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain,
il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me
le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une
signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de
fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention,
je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie
cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour
arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en
place qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise
m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la
vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule
de tout le quartier, les travaux de «ravalement», à obtenir du
ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans
la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu
d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si
j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop
d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles
lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou
ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans
danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison;
peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs,
n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle
par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain
de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes parents
s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma
vie actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon
père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire
comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre
laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais
pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me semblait
alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais
seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire.
Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les
encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime,
immédiat, que j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes
les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un
méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.

Un jour ma mère me dit: «Puisque tu parles toujours de Mme de
Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a
quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa
fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie.» C’était du reste par
le docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mme de
Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d’une revue
illustrée où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à
un bal travesti chez la princesse de Léon.

Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le
suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une
dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton
au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,
comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine
perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait
montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en
elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans
les mêmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le
docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de
Guermantes, je me dis: cette dame ressemble à Mme de Guermantes; or la
chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais,
sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des
alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je
me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la famille de
Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à
Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour
où elle devait justement venir, dans cette chapelle: c’était elle! Ma
déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais
pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la
représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans
un autre siècle, d’une autre matière que le reste des personnes
vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une figure
rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues me
fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que
le soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que
cette dame en son principe générateur, en toutes ses molécules,
n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes,
mais que son corps, ignorant du nom qu’on lui appliquait, appartenait
à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins
et de commerçants. «C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes!»
disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette
image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui sous le
même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres
arbitrairement formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux
pour la première fois il y a un moment seulement, dans l’église; qui
n’était pas de la même nature, n’était pas colorable à volonté comme
elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe,
mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui
s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois
de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la
robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la
présence matérielle d’une actrice vivante, là où nous étions
incertains si nous n’avions pas devant les yeux une simple projection
lumineuse.

Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux
perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’était eux
qui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première
encoche, au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la
femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur
cette image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer
l’idée: «C’est Mme de Guermantes» sans parvenir qu’à la faire
manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés par un
intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de
Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des
personnes qui sont ici.»

Et—ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage
par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se
promener seuls loin de lui—pendant que Mme de Guermantes était assise
dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards
flânaient çà et là, montaient je long des piliers, s’arrêtaient même
sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de
soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient.
Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle restait immobile,
assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et
les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent
des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fût impossible de savoir
si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le
vagabondage de ses regards.

Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la
regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je
considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas
mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement
emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent,
des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient
autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son
visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées
que j’y rapportais—et peut-être surtout, forme de l’instinct de
conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a
toujours de ne pas avoir été déçu,—la replaçant (puisque c’était une
seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais
évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue
pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je
m’irritais en entendant dire autour de moi: «Elle est mieux que Mme
Sazerat, que Mlle Vinteuil», comme si elle leur eût été comparable. Et
mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à
l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler
d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement
incomplet: «Qu’elle est belle! Quelle noblesse! Comme c’est bien une
fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai
devant moi!» Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage
l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie,
il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y
assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand
je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle,
je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie
qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et
d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de
tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais
dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne
ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste
elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de
simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés
d’une signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît,
mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment
devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir,
elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites
gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le
doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le
destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un
sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de
ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la
quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait
laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de
soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me
dis: «Mais sans doute elle fait attention à moi.» Je crus que je lui
plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté
l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à
Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire
pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme
j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne
pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire
qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient
comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m’eût
dédiée; et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute
sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de
géranium aux tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la
solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et
ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette
sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie
qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de
Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au
son de la trompette l’épithète de délicieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il
me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de
dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un
écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je
restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que
pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition
devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux
vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent
m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un
coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin
me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient,
et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au delà de ce que je
voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré
mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela
se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à
tâcher d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et
s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je
cherchais à les retrouver, en fermant les yeux; je m’attachais à me
rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans
que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à
s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle.
Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me
rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain
et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné,
l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de
l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque
fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que
m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur—de
tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne
tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de
me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur
mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement
la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et
qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et
ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus
de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum,
bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le
revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui
préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre
chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre
les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets
qu’on m’avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son
de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous
lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je
n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois
pourtant,—où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa
durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à
mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus
et fait monter avec lui,—j’eus une impression de ce genre et ne
l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait monter
près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait
encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec
chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous
l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce
plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les
deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant
et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé
d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus
élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.

En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de
leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je
n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était
derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils
semblaient contenir et dérober à la fois.

Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu
nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants
après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne
savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à
l’horizon et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me
semblait bien pénible; j’avais envie de garder en réserve dans ma tête
ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il
est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés
à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que
j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils
m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes,
je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore
les clochers qu’un peu plus tard, j’aperçus une dernière fois au
tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer,
ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre
compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus
une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula
en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure
éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte
d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme
nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les
aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà
couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis
ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase,
puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que
cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience
et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai
retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subir que peu de
changements:

«Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.
Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face d’eux par une
volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les
trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois
oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les
clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du
couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer
et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je
pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout
d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et
ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le
temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes
notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de
temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs
cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà
près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une
dernière fois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs
peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis
que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles
silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un
derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule
forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit.» Je ne
repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du
siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus
fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait
si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je
venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à tue-tête.

Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de
pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de
se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur
le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez
distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et
à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à
prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant
chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui
y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à
battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me
coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table
comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment
encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par
une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau
voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux,
j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,
je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui
n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la
pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au
lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma
fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma
mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à
distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines
périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant
chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si
extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication
entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter
dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.

Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour
moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses
vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de
péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous
ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la
découverte; mais c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous
que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les
fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil,
tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner
leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand
ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet
enfant qui rêvait,—comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans
la foule,—ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que
ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine
qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront
bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une
bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et
qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur
faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les
chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le
souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage
amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je
puisse dire de quel pays, de quel temps—peut-être tout simplement de
quel rêve—il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds
de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je
m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de
Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis
que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait
connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me
donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on
me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de
vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa
rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à
tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où
j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en
canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les
aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer
encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur,
au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon
cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les
lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne
le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait
d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus
que le soir en rentrant,—à l’heure où s’éveillait en moi cette
angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui—, je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une
mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que
ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette
paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis
puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et
qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser
celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrère-pensée,
sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,—c’est que ce
fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et
que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est
le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu
éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée
de l’allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les
rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des
pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves,
l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et
que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien
que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté
de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à
bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu
revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce
qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à
croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de
mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils
leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus
qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification
qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux
gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté
de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à
travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
persistants lilas.

...

C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de
Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi
dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur—ce qu’on
aurait appelé à Combray le «parfum»—d’une tasse de thé, et par
association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté
cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann
avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails
plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une
autre—tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été
tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient
plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre
eux,—entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum,
puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui
je les avais appris— sinon des fissures, des failles véritables, du
moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines
roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine,
d’âge, de «formation».

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était
dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle
chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour
de moi dans l’obscurité, et,—soit en m’orientant par la seule mémoire,
soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au
pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée—, je l’avais
reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un
tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux
portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place
habituelle. Mais à peine le jour—et non plus le reflet d’une dernière
braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui—traçait-il
dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et
rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire
place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se
sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant
le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à l’endroit où il y a
un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que
j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures
entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle
signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.





DEUXIÈME PARTIE

UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan»
des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était
nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des
articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette
année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir
jouer Wagner comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et
que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
«nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que
les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses
comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet
égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine
et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres
salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen
et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à
l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter
successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque
uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même
vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche
et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé
volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde,
Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait
avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de
qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan
et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux
pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les
faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la
cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert
mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste
jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait
personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les
camarades!» Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie
ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop
d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine? Vous savez
bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui
m’attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!»
S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur
peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une
grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme Verdurin
surtout, à qui,—tant elle avait l’habitude de prendre au propre les
expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,—le docteur
Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour
ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste
et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement
possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire
connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des
charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun
étranger au petit «noyau».

Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place
dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout
ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois
d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la
maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur
Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner
auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela
lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le
déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin
vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le
commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles
«lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du
pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère
à elle:

—«Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme
Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en
province!»

Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:

—«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement
le vendredi saint comme un autre jour?» dit-elle à Cottard la première
année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse.
Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il
n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.

—«Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous
allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.»

—«En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,
grand bien vous fasse!»

Et après un silence:

—«Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser
cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.»

De même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui
serait capable de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne
s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez
eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient: «Eh bien!
amenez-le votre ami.» Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il
était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était
susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était pas on
prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait
fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il
serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il
séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis
qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à
exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de
grandes ressources d’ingéniosité.)

—Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait
te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu?

—«Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite
perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,
je vous dis que vous êtes une perfection.»

—«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage,
et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas «fishing for
compliments».

—«Eh bien! amenez-le votre ami, s’il est agréable.»

Certes le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où
fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était
pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les
femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles
de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre,
il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des
titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain,
que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée
de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une
situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de
Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.
Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont
il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût
lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière
mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller
les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour
l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller,
aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le
nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout
si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un
autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître
bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un
homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts
des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués
depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et
négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand
il était devant une femme de chambre.

Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment
résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché
à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur
présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés
jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute
de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les
divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme.
Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il
passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait
d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez
vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en
rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui
rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres
qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression,
glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair
saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de
ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se
présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore
connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir qu’elle avait
fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu
connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le
rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un
aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de
visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des
vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations,
mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de
nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui
n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau,
il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que
de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé
depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en
avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en
réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation
télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait
un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même,
après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de
rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à
cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et
qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que
cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes
d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient
des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les
romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus
affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu’il
s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui
arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il
avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la sœur
d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous
les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu
complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le
conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.

Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il
était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à
lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de
recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de
recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté
diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les
prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les
maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis
souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à
m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout
autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon
grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma
naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit
longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe
l’écriture de son ami, s’écriait: «Voilà Swann qui va demander quelque
chose: à la garde!» Et soit méfiance, soit par le sentiment
inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux
gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il
leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait
tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois
que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors
que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien
inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de
faire signe à celui qui en eût été si heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là
s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec
satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il
était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les
quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir
mais regardait ma grand’mère en fredonnant:

«Quel est donc ce mystère

Je ne puis rien comprendre.»

ou:

«Vision fugitive...»

ou:

«Dans ces affaires

Le mieux est de ne rien voir.»

Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de
Swann: «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup?» la figure de
l’interlocuteur s’allongeait: «Ne prononcez jamais son nom devant
moi!»—«Mais je croyais que vous étiez si liés...» Il avait été ainsi
pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant
presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans
avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère
allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle trouva
une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de
la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter
Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au
moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.

Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine
ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une
situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le
monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite
particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée.
«Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que
c’est le jour d’Opéra de son Américaine.» Il la faisait inviter dans
les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses
dîners hebdomadaires, son poker; chaque soir, après qu’un léger
crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de
quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une
fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à
dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie; et alors,
pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode pour qui
il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui
prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à
cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la
matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé
un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts,
avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue
d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y
efforcer, trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il
fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui
avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait
peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus
difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle
était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de
beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir,
lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme
tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont
l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un
profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop
saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si
grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le
reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise
mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette
présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir
ses collections qui l’intéressaient tant, «elle, ignorante qui avait
le goût des jolies choses», disant qu’il lui semblait qu’elle le
connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans «son home» où elle
l’imaginait «si confortable avec son thé et ses livres», quoiqu’elle
ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait
être si triste et «qui était si peu smart pour lui qui l’était tant».
Et après qu’il l’eut laissée venir, en le quittant elle lui avait dit
son regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été
heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été pour elle
quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle connaissait et
semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union
romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu désabusé
dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux
pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce
rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première
jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni
en revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en
devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de
posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard sentir
qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout
dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté
d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître—l’amour
le plus physique—sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A
cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par
l’amour; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et
fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide,
nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant
un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les
autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière,
nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début—rempli par
l’admiration qu’inspire la beauté—, pour en trouver la suite. Et si
elle commence au milieu,—là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle
de n’exister plus que l’un pour l’autre—, nous avons assez l’habitude
de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au
passage où elle nous attend.

Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et
sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il
éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié
les particularités dans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni
si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il regrettait, pendant
qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût
pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut
d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus
proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie
et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait,
alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en
mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était
admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité
(à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de
Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en
saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en
pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des
doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces
différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés,
les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la
fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne
qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés
de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais
ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que
l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop
de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.

Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui
avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de
revenir; il se rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle
l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les
regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une
imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet
de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de
paille blanche, à brides de velours noir. «Et vous, avait-elle dit,
vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé?» Il avait
allégué des travaux en train, une étude—en réalité abandonnée depuis
des années—sur Ver Meer de Delft. «Je comprends que je ne peux rien
faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage.
Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme
cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux
papiers, avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que
prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer
sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la
cuisine en «mettant elle-même les mains à la pâte». «Vous allez vous
moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait
parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui; vit-il
encore? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je
puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a
sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent
toujours en train de réfléchir, me dire: voilà, c’est à cela qu’il est
en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux!»
Il s’était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait
appelé, par galanterie, sa peur d’être malheureux. «Vous avez peur
d’une affection? comme c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui
donnerais ma vie pour en trouver une, avait-elle dit d’une voix si
naturelle, si convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû
souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle.
Elle n’a pas su vous comprendre; vous êtes un être si à part. C’est
cela que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez
pas comme tout le monde.»—«Et puis d’ailleurs vous aussi, lui avait-il
dit, je sais bien ce que c’est que les femmes, vous devez avoir des
tas d’occupations, être peu libre.»—«Moi, je n’ai jamais rien à faire!
Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A n’importe
quelle heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de
me voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d’accourir. Le
ferez-vous? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire
présenter à Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous!
si on s’y retrouvait et si je pensais que c’est un peu pour moi que
vous y êtes!»

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant
ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image
entre beaucoup d’autres images de femmes dans des rêveries
romanesques; mais si, grâce à une circonstance quelconque (ou même
peut-être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui se
présente au moment où un état, latent jusque-là, se déclare, pouvant
n’avoir influé en rien sur lui) l’image d’Odette de Crécy venait à
absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparables
de son souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus
aucune importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps,
selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait,
il serait désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et
des tourments.

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire
d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il
avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le «jeune
Verdurin» et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé—tout en
gardant de nombreux millions—dans la bohème et la racaille. Un jour il
reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre
en rapport avec les Verdurin: «A la garde! à la garde! s’était écrié
mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que
devait finir Swann. Joli milieu! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il
me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et puis ça doit
cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah
bien! nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits
Verdurin.»

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avait
amené elle-même Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le
docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre
qui avait alors leur faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée
quelques autres fidèles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton
il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou
était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions
de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la
finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le
propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais
comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce
sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter
perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait
pas poser: «Dites-vous cela pour de bon?» Il n’était pas plus assuré
de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en
général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux
passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait
d’avance à son attitude toute impropriété puisqu’il prouvait, si elle
n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté
celle-là, c’était par plaisanterie.

Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait
permise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer de
restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.

C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui avait
donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer
soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans
tâcher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur
supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré
savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il entendait le
plus souvent employer: la beauté du diable, du sang bleu, une vie de
bâtons de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le prince des
élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans
quels cas déterminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses
propos. A leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris.
Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on prononçait devant lui il se
contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatif qu’il
pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait pas
l’air de demander.

Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui faisait
complètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à
affirmer, à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en être cru, que
c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue avec lui, il
prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l’aveuglement de Mme
Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver
très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une
avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de
grâce: «Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que
je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et
puis nous sommes peut-être trop près de la scène», le docteur Cottard
qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât
sur la valeur du spectacle, lui répondait: «En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous
m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des
ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne
ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne!» Et il
ajoutait: «Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas? On
écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression
bizarre, n’est-ce pas?» dans l’espoir de commentaires qui ne venaient
point.

«Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons
fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au
docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il
ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à
ce que nous lui en disons.»—«Je n’avais pas osé te le dire, mais je
l’avais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant,
au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en
lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour
trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on
pouvait difficilement en voir d’aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M.
Swann: «Swann?» s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par
la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu
que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout.
Et voyant qu’on ne lui répondait pas: «Swann? Qui ça, Swann!»
hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme
Verdurin eut dit: «Mais l’ami dont Odette nous avait parlé.»—«Ah! bon,
bon, ça va bien», répondit le docteur apaisé. Quant au peintre il se
réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il
le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les
liaisons. «Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il,
dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même
entre femmes!»

En disant aux Verdurin que Swann était très «smart», Odette leur avait
fait craindre un «ennuyeux». Il leur fit au contraire une excellente
impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante
était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même
intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des
supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le
transfigurer par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à
l’imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur
amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop
aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des
mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce
qu’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste
du corps. La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde
tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui
présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le
présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute
l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu
inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances,
dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de
froideur qu’avec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de l’œil
et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé
(mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le
docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en
quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu,
n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de
mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une
mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit
qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa
qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa
femme à des divertissements de ce genre; et il cessa de donner à l’air
entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita
tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva
gentil. «Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme
Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera
le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez
bien, «monsieur» Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une
plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le
petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ce que je veux
surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est le
portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs
invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit
d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance
de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa
timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la
considération que lui avaient value sa science d’archiviste, sa grosse
fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la
bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on
sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité
de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer
figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En
demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin
l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en
insistant sur la différence: «Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la
bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette»), mais
excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin
ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils
ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les
toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la
connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours,
parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce
qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge
comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant
Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n’avait
aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle
prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si elle lâchait
un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un
graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les
rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer
légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut
piqué.

—«C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle
n’est pas étourdissante; mais je vous assure qu’elle est agréable
quand on cause seul avec elle. «Je n’en doute pas, s’empressa de
concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas «éminente»
ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment!» «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit
d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu? c’est
admirable, n’est-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de
jouer quelque chose, Monsieur Swann?»

—«Mais ce sera un bonheur..., commençait à répondre Swann, quand le
docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet ayant retenu que dans
la conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était
suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme
venait de l’être le mot «bonheur», il croyait que celui qui l’avait
prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se
trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si
courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu
commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer,
alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.

—«Un bonheur pour la France!» s’écria-t-il malicieusement en levant
les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.

—«Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de
ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria
Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule
en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.

Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré,
qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait
quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux
meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence
les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître
quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt
aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n’y
réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds,
de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches,
dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des
fidèles et s’égayait de leurs «fumisteries», mais depuis l’accident
qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine
de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique
conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle,
qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre
un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des
ennuyeux,—et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui
riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu
par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité—, elle poussait un
petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie
commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le
temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel,
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en
laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer,
d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à
l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de
camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur
son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet
dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.

Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission
d’allumer sa pipe («ici on ne se gêne pas, on est entre camarades»),
priait le jeune artiste de se mettre au piano.

—«Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être
tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente
moi!»

—«Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne
connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte,
il va nous jouer l’arrangement pour piano.»

—«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à
force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies
faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à
recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas
vous qui garderez le lit huit jours!»

Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste
allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été
nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la
«Patronne» et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle
faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes,
de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant, comme
on fait au Reichstag dans les moments intéressants: «Écoutez,
écoutez.» Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient
pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus
amusante que d’habitude.

—Eh bien! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que
l’andante.

—«Que l’andante, comme tu y vas» s’écria Mme Verdurin. «C’est
justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment
superbe le Patron! C’est comme si dans la «Neuvième» il disait: nous
n’entendrons que le finale, ou dans «les Maîtres» que l’ouverture.»

Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le
pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui
donnait—il y reconnaissait certains états neurasthéniques—mais par
cette habitude qu’ont beaucoup de médecins, de faire fléchir
immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu,
chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion
mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils
conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un
des facteurs essentiels.

—Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en
cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous
vous soignerons.

—Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’une
telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi à force
de dire qu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se
rappelait plus que c’était un mensonge et prenait une âme de malade.
Or ceux-ci, fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur
sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire
qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait
mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être
puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou
d’une pilule, les remettra sur pied.

Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était
près du piano:

—Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:

—«Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette,
n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann?»

—«Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à
être aimable.»

—«Ah! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme
Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau,
vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de
pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure
vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit
sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge
de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites,
je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez
appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les
fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous
à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.

—Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous
n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

—«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela!
Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi—allons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été...—»

—«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à
témoin: est-ce que j’ai dit quelque chose?»

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de
suite.

—Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va
caresser, qu’on va caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense;
voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui
qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre
musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme
la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété
de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour
ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,—si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à
peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus
insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne
pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme
un amour inconnu.

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la
suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de
direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique,
incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une
troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la
vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire
entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité
une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.

Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal
et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir
non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se
réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de
laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation
il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui
fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il
s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque
sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un
jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas
tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez
qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent,
quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie
toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer,
pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces
réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il
souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé
à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette
soirée et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là pendant
qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et
d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une
œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.

Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète,
bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et
elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,
essayer d’apprendre son langage et son secret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme
Verdurin.

—Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois
j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau
que l’orchestre, plus complet.

Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme
s’il avait fait un trait d’esprit:

—«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.

Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de
l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il
avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est en train de vous
dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles»
et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où
il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui
la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme
Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est belle! Mais
on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas
le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah!
c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas
si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est
la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne
s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y
répondre.

Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase
préférée:

—«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous
dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer
dans des pointes d’aiguille; on ne perd pas son temps à couper les
cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions
toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît
du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a
puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la
musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses


 


Back to Full Books