Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

Part 5 out of 9



toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de
l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans
la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche
n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes
n’ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y
avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se
jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas
trop de monde pour le voir:

—Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello!
s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de
tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand
public.

—Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.

—C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.

—Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.

—Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.

—Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille
bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne
m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la
sonate: d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit
être affreux.

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

—Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!

—Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de
mes maîtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.

—Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!

—Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science... C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne.»

—Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça... Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.

—Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.

—Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?

—Mais non, il ne veut pas.

—Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!

A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:

—Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.

—Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.

—Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.

Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:

—Ça vous prend souvent?

Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.

Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.

—Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.

—Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.

—«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.

—«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts.»

—«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes?»
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman?»
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.

—«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts.»

Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.

—«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.

—«Et Mme Verdurin?»

—«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.

—«Vous êtes gentille.»

Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter De Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,—en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles—, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau.» Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme
en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme
aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et
d’un être particulier.

Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure
qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit
hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la
voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de
ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait
d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.

Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore
mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le
négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées
en entrant.

Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur
quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute
sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une
serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs
réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’orangér
et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui
s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près
d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés
dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux
qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur
des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,—faisant peut-être rêver dans
la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que
décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées—, elle avait
surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les
posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une
seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été
détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de
cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait
passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer
elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de
près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous
ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées,
aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs
préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à
des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être
découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si
«chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui
donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu
décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un
bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés
de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et
d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le
crapaud qu’elle appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient
avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice,
guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème?» et comme
il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage!» Et comme il le
trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez.» Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même
et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet
qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thé.» Une heure après, il reçut un mot d’Odette,
et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être
pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance
de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait
oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre.»

Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En
se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir
d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve
que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle
le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait
dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle
regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et
maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres
non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations
mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent
pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre,
de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il
éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature
d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les
apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait
plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en
soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait
depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse
qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la
plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur
purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y
retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement
à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que
parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se
reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir
Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il
se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne
s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru
jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus
raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme
selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été
orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où
elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette
femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son
visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour
base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration
d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.

Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît
plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une
fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la
spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec
l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.

Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le
délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce
qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une
femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se
félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous
regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le
corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui
qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.

Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il
s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle
semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les
façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle
voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé,
d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères
simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle
allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,
jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus
tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait
fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de
Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces
mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire»,
et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et
lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité
sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché
jusque-là de son cœur.

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant
qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres
des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les
lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient
d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça
chauffe.» Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette
maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une
sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le
petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à
la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la
journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour
ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour
retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En
voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il
mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.

—«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était
pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est
pincé!»

—«La tête qu’il a fait?» demanda avec violence le docteur Cottard qui,
étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.

—«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des
Swann»?

—«Non. M. Swann est venu»?

—Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très
nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.

—«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a
fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec
prudence le sens de ces expressions.

—«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle
a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle
est du reste.»

—«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a
rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas.»

—«A moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je
vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher
avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort
béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à
son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est
un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il
lui faut.»

—«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient qu’à demi ce monsieur; je le trouve poseur.»

Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle
était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air
d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus
qu’eux».

—«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne
peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate
de Vinteuil; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard!»

—«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant
l’enfant. Elle est charmante.»

—«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du
mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce
qu’elle soit vertueuse? Elle serait peut-être beaucoup moins
charmante, qui sait?»

Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se
trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par
Odette de lui dire,—mais il y avait bien une heure déjà,—au cas où il
viendrait encore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez
Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas
sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui
traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si
le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le
passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait
quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les
avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande
qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver
encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir
et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait
sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en
lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui
avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté
de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement
comme s’il venait de s’éveiller. Quoi? toute cette agitation parce
qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait
souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut
bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait
chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul,
qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel
il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être
obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne
s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.
C’est à peine s’il se disait que cette rencontre possible chez Prévost
(de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui
la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir
derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable
pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort
peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant
furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de
peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à
trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de
suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la
retrouverait le lendemain chez les Verdurin: c’est-à-dire de prolonger
pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la
torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il
approchait sans oser l’étreindre.

Elle n’était pas chez Prévost; il voulut chercher dans tous les
restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il
visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge
Loredan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite—n’ayant rien trouvé
lui-même—à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait
pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme
celui où Rémi lui dirait: «Cette dame est là», et comme celui où Rémi
lui dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés.» Et ainsi il
voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative,
précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse,
soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation
de rentrer chez lui sans l’avoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann,
celui-ci ne lui dit pas: «Avez-vous trouvé cette dame?» mais:
«Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la
provision doit commencer à s’épuiser.» Peut-être se disait-il que si
Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de
la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de
la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se
presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne
s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie; il avait
dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le
corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme
de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,
commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient
auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans
doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant: «Cette dame est
là», il eut répondu: «Ah! oui, c’est vrai, la course que je vous avais
donnée, tiens je n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler
provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se
laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se
donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et
ajouta son avis, en vieux serviteur:

—Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.

Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait
plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit
essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:

—«Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette
dame; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement
ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu.»

—«Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit
Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur,
qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas,»

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des
boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares
erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui
s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant
de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces
corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume
sombre, il eût cherché Eurydice.

De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de
dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce
grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être
avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est
lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût
jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est
que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est
réalisée quand—à ce moment où il nous fait défaut—à la recherche des
plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en
nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin
absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et
difficile à guérir—le besoin insensé et douloureux de le posséder.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c’est la seule
hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme; il ne cachait
plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette
rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher,
comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter
à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où
elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un
restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux
fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir
du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre
sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il
heurta une personne qui venait en sens contraire: c’était Odette; elle
lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost,
elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne
l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.

Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi.
Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de
la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais
cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir,
irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il
n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui
restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour
la lui fournir,—c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui
projetait vers lui—cette vérité qui rayonnait au point de dissiper
comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un
voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée,
incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse
éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons
qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de
suivre.

Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa
fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de
cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle
était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un
rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de
faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille
blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées
d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur
que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au
cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et
restait toute palpitante, sans respiration.

—«Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur.»

Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir;
puis il lui dit:

—Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas
vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette
droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc.
J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de
façons avec elle, dit en souriant:

—«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air
d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même,
commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria:

—«Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,
vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien.
Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu... je pense que
c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je
l’essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop
brutal? Je vous chatouille peut-être un peu? mais c’est que je ne
voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.
Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils
seraient tombés; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même...
Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant
pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais
senti, je peux? dites la vérité.»?

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous
êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette; elle le regarda
fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître
florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance;
amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces,
comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes.
Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les
scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces
moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre,
elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,
comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann,
qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses
lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux
mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de
reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à
sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part
du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann
attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même
encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce
regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage
qu’on va quitter pour toujours.

Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce
soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la
froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit
manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là
(qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fiché Odette la
première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle
avait des catleyas à son corsage, il disait: «C’est malheureux, ce
soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été
déplacés comme l’autre soir; il me semble pourtant que celui-ci n’est
pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les
autres?» Ou bien, si elle n’en avait pas: «Oh! pas de catleyas ce
soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements.» De sorte que,
pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le
premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres
sur la gorge d’Odette et que ce fut par eux encore que commençaient
chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand l’arrangement (ou
le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé
en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple vocable
qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte
de la possession physique—où d’ailleurs l’on ne possède rien,—survécut
dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et
peut-être cette manière particulière de dire «faire l’amour» ne
signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a
beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus
différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles—ou
crues telles par nous—pour que nous soyons obligés de la faire naître
de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait
été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas. Il
espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle
était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la
possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges
pétales mauves; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne
tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas
reconnu, lui semblait, à cause de cela—comme il put paraître au
premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre—un
plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un
plaisir—ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la
trace—entièrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il
fallait qu’il entrât et souvent elle ressortait en robe de chambre et
le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux yeux du cocher,
disant: «Qu’est-ce que cela peut me faire, que me font les autres?»
Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait
parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en
plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir
chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le
printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait
dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait
aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient de
revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même
côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux
s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait
plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il
ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les
endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il
avait l’attitude inversée de celle à quoi, hier encore, on l’eût
reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une
passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se
substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par
lesquels il s’exprimait! En revanche ce qui était invariable
maintenant, c’était que où que Swann se trouvât, il ne manquât pas
d’aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d’elle était celui
qu’il parcourait inévitablement et comme la pente même irrésistible et
rapide de sa vie. A vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il
aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue
course et ne la voir que le lendemain; mais le fait même de se
déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les
amis qui le quittaient se disaient: «Il est très tenu, il y a
certainement une femme qui le force à aller chez elle à n’importe
quelle heure», lui faisait sentir qu’il menait la vie des hommes qui
ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice
qu’ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie
voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sans qu’il s’en
rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était
pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue,
neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître
qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin
et dont l’apaisement actuel était si doux que cela pouvait s’appeler
du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu’il était redevable
de l’importance qu’Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont
d’habitude si indifférents, que quand nous avons mis dans l’un d’eux
de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous
semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait
de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins
rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce
qu’Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir.
Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la
lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues
désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée
comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensée et,
depuis projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il
le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses
domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il
allait d’abord dans la rue, où donnait au rez-de-chaussée, entre les
fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la
fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et
elle, avertie, répondait et allait l’attendre de l’autre côté, à la
porte d’entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des
morceaux qu’elle préférait: la Valse des Roses ou Pauvre fou de
Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à
son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite
phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle
qui s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles,
d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour
Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet
amour, c’était quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur,
de constatable par d’autres que lui; il se rendait compte que les
qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux
moments passés auprès d’elle. Et souvent, quand c’était l’intelligence
positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier
tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais
la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui
l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de
Swann s’en trouvaient changées; une marge y était réservée à une
jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur
et qui pourtant au lieu d’être purement individuelle comme celle de
l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses
concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase
l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour
l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite
phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les
considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées
vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette.
Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et
décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence
mystérieuse. A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la
phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique
qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui
donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable
besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il
aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un
monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme
parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce
qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un
seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann,—pour lui
dont les yeux quoique délicats amateurs de peinture, dont l’esprit
quoique fin observateur de mœurs, portaient à jamais la trace
indélébile de la sécheresse de sa vie—de se sentir transformé en une
créature étrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de facultés
logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne
percevant le monde que par l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il
cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre,
quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus
intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer
seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il commençait à
se rendre compte de tout ce qu’il y avait de douloureux, peut-être
même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase,
mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît que
l’amour est fragile, le sien était si fort! Il jouait avec la
tristesse qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme
une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il
avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à
Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser.
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps où
l’on aime, les baisers naissent si naturellement! Ils foisonnent si
pressés les uns contre les autres; et l’on aurait autant de peine à
compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les
fleurs d’un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine de
s’arrêter, disant: «Comment veux-tu que je joue comme cela si tu me
tiens, je ne peux tout faire à la fois, sache au moins ce que tu veux,
est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caresses», lui
se fâchait et elle éclatait d’un rire qui se changeait et retombait
sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait d’un air
maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse
de Botticelli, il l’y situait, il donnait au cou d’Odette
l’inclinaison nécessaire; et quand il l’avait bien peinte à la
détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine, l’idée qu’elle
était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prête
à être embrassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie
venait l’enivrer avec une telle force que, l’œil égaré, les mâchoires
tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de
Botticelli et se mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu’il
l’avait quittée, non sans être rentré pour l’embrasser encore parce
qu’il avait oublié d’emporter dans son souvenir quelque particularité
de son odeur ou de ses traits, tandis qu’il revenait dans sa victoria,
bénissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il
sentait qu’elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande
joie, mais qui en le preservant de devenir jaloux,—en lui ôtant
l’occasion de souffrir de nouveau du mal qui s’était déclaré en lui le
soir où il ne l’avait pas trouvée chez les Verdurin—l’aideraient à
arriver, sans avoir plus d’autres de ces crises dont la première avait
été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures
singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon de celles
où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce
retour, que l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et
presque au bout de l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui
aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette
période où il était entré durerait encore longtemps, si bientôt sa
pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant une position
lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme. Car
Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme au
temps où, adolescent, il se croyait artiste; mais ce n’était plus le
même charme, celui-ci c’est Odette seule qui le leur conférait. Il
sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie
frivole avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la
marque d’un être particulier; et, dans les longues heures qu’il
prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son
âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, mais à une
autre.

Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de
son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il
lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous
permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne
envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce qu’elle pouvait
faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois
en pensant qu’il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas,
on lui avait parlé d’une femme, qui, s’il se rappelait bien, devait
certainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entretenue, une
de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu
dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les
dota longtemps l’imagination de certains romanciers. Il se disait
qu’il n’y a souvent qu’à prendre le contre-pied des réputations que
fait le monde pour juger exactement une personne, quand, à un tel
caractère, il opposait celui d’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal,
presque si incapable de ne pas dire la vérité, que, l’ayant un jour
priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrire aux Verdurin
qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue, devant Mme
Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et
refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela
lui était de mentir, et, tandis qu’elle multipliait dans sa réponse
les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille,
avoir l’air de faire demander pardon par ses regards suppliants et sa
voix désolée de la fausseté de ses paroles.

Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans
l’après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à
laquelle il s’était remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de
Crécy était dans son petit salon. Il allait l’y retrouver, et quand il
ouvrait la porte, au visage rosé d’Odette, dès qu’elle avait aperçu
Swann, venait—, changeant la forme de sa bouche, le regard de ses
yeux, le modelé de ses joues—se mélanger un sourire. Une fois seul, il
revoyait ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille, un autre dont
elle l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa
réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était
désagréable en redressant les catleyas; et la vie d’Odette pendant le
reste du temps, comme il n’en connaissait rien, lui apparaissait avec
son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles d’études de
Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens,
dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, d’innombrables
sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait
toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas,
parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant
qu’ils s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que
d’insignifiant, lui décrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait
aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une
«visite» garnie de skunks, sous un chapeau «à la Rembrandt» et un
bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis bouleversait
Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coup apercevoir qu’Odette
avait une vie qui n’était pas tout entière à lui; il voulait savoir à
qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui
connaissait pas; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce
moment-là, comme si dans toute la vie incolore,—presque inexistante,
parce qu’elle lui était invisible—, de sa maîtresse, il n’y avait
qu’une seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui: sa
démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes
au corsage.

Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse
des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt des choses
qu’il aimât, et pas plus en musique qu’en littérature, à corriger son
mauvais goût. Il se rendait bien compte qu’elle n’était pas
intelligente. En lui disant qu’elle aimerait tant qu’il lui parlât des
grands poètes, elle s’était imaginé qu’elle allait connaître tout de
suite des couplets héroïques et romanesques dans le genre de ceux du
vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft,
elle lui demanda s’il avait souffert par une femme, si c’était une
femme qui l’avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu’on n’en savait
rien, elle s’était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent:
«Je crois bien, la poésie, naturellement, il n’y aurait rien de plus
beau si c’était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu’ils disent.
Mais bien souvent, il n’y a pas plus intéressé que ces gens-là. J’en
sais quelque chose, j’avais une amie qui a aimé une espèce de poète.
Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des étoiles. Ah!
ce qu’elle a été refaite! Il lui a croqué plus de trois cent mille
francs.» Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait
la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les
tableaux, au bout d’un instant, elle cessait d’écouter, disant:
«Oui... je ne me figurais pas que c’était comme cela.» Et il sentait
qu’elle éprouvait une telle déception qu’il préférait mentir en lui
disant que tout cela n’était rien, que ce n’était encore que des
bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y
avait autre chose. Mais elle lui disait vivement: «Autre chose?
quoi?... Dis-le alors», mais il ne le disait pas, sachant combien cela
lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espérait, moins
sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de
l’art, elle ne le fût en même temps de l’amour.

Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, inférieur à ce
qu’elle aurait cru. «Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te
définir.» Elle s’émerveillait davantage de son indifférence à
l’argent, de sa gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il
arrive en effet souvent pour de plus grands que n’était Swann, pour un
savant, pour un artiste, quand il n’est pas méconnu par ceux qui
l’entourent, que celui de leurs sentiments qui prouve que la
supériorité de son intelligence s’est imposée à eux, ce n’est pas leur
admiration pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect
pour sa bonté. C’est aussi du respect qu’inspirait à Odette la
situation qu’avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas
qu’il cherchât à l’y faire recevoir. Peut-être sentait-elle qu’il ne
pourrait pas y réussir, et même craignait-elle, que rien qu’en parlant
d’elle, il ne provoquât des révélations qu’elle redoutait. Toujours
est-il qu’elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son
nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde,
lui avait-elle dit, était une brouille qu’elle avait eue autrefois
avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d’elle.
Swann objectait: «Mais tout le monde n’a pas connu ton amie.»—«Mais
si, ça fait la tache d’huile, le monde est si méchant.» D’une part
Swann ne comprit pas cette histoire, mais d’autre part il savait que
ces propositions: «Le monde est si méchant», «un propos calomnieux
fait la tache d’huile», sont généralement tenues pour vraies; il
devait y avoir des cas auxquels elles s’appliquaient. Celui d’Odette
était-il l’un de ceux-là? Il se le demandait, mais pas longtemps, car
il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d’esprit qui
s’appesantissait sur son père, quand il se posait un problème
difficile. D’ailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui
inspirait peut-être pas de grands désirs, car pour qu’elle se le
représentât bien nettement, il était trop éloigné de celui qu’elle
connaissait. Pourtant, tout en étant restée à certains égards vraiment
simple (elle avait par exemple gardé pour amie une petite couturière
retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalier raide,
obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas
la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une
émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent
jusqu’à un degré assez éloigné

—et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant du
centre de leur intimité—, dans le cercle de leurs amis ou des amis de
leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du
monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une
érudition d’où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que
Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir
mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes qui se
trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de
ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d’une phrase, apprécie
exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait
partie des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu’en pensent les
gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la
société), qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout
autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles
appartiennent, mais a pour caractère particulier,—que ce soit celui
dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s’inclinait Mme
Cottard,—d’être directement accessible à tous. L’autre, celui des gens
du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai.
Odette disait de quelqu’un:

—«Il ne va jamais que dans les endroits chics.»

Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui
répondait avec un peu de mépris:

—«Mais les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut t’apprendre
ce que c’est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi,
par exemple, le dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq
heures le tour du Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi
l’Hippodrome, les bals...»

—Mais quels bals?

—«Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire.
Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si,
tu dois savoir, c’est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand
jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la
boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce
vieux tableau qu’il promène à toutes les premières. Eh bien! il a
donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y a de chic à
Paris. Ce que j’aurais aimé y aller! mais il fallait présenter sa
carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond
j’aime autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais
rien vu. C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et
tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent
qui racontent qu’elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n’est
pas vrai... Mais ça m’étonne que toi, un homme si «pschutt», tu n’y
étais pas.»

Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette
conception du chic; pensant que la sienne n’était pas plus vraie,
était aussi sotte, dénuée d’importance, il ne trouvait aucun intérêt à
en instruire sa maîtresse, si bien qu’après des mois elle ne
s’intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de
pesage, de concours hippique, les billets de première qu’il pouvait
avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si
utiles mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic,
depuis qu’elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis
en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.

—Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling!
Ça, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer
bien cher pour me faire sortir nippée comme ça!

Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans
que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.

Certes, elle avait la prétention d’aimer les «antiquités» et prenait
un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée
à «bibeloter», à chercher «du bric-à-brac», des choses «du temps».
Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte de point d’honneur (et semblât
pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux
questions et en ne «rendant pas de comptes» sur l’emploi de ses
journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée
et chez qui tout était «de l’époque». Mais Swann ne put arriver à lui
faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi,
elle répondit que c’était «moyenâgeux». Elle entendait par là qu’il y
avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie
et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite
quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer
comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura
bien de qui vous voulez parler: «Elle a une salle à manger... du...
dix-huitième!» Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la
maison n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la
mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla
et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à
manger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de
l’argent pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes
une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que, malheureusement, les
dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts
dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château
de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle
pensait de son habitation du quai d’Orléans; comme il avait critiqué
que l’amie d’Odette donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,
bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le
faux ancien: «Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de
meubles cassés et de tapis usés», lui dit-elle, le respect humain de
la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la
cocotte.

De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient
les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite
supérieure au reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût
réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât; d’un homme qui lui
avait avoué à dîner qu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans
les vieilles boutiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle
commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts et qu’il était
pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant: «Mais c’est une
âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée!» et elle se
sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche
ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne
tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur: «Mais lui,
ça n’est pas la même chose»; et en effet, ce qui parlait à son
imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en
était le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il
cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas
contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en
toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui venait
d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits
particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait,
devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle
devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux,
inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des
fleurs ou simplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au «Thé
de la Rue Royale» où elle croyait que l’assiduité était indispensable
pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté
comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un
portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l’âme de
sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir
l’y toucher avec ses lèvres. «Ah! elle veut qu’on la mène à la fête
des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on
l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner.» Comme la vue de Swann
était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour
travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le
monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit
un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie: «Je trouve que pour un
homme, il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre!»
ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût
ainsi, de même que, s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été
heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle croyait
aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d’hommes chez qui leur goût
pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, une
disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait
à l’un et à l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en
plus grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées,
emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la
représentation d’une pièce décadente qu’il avait envie d’entendre ou à
une exposition de peinture impressionniste, et persuadé d’ailleurs
qu’une femme du monde cultivée n’y eut pas compris davantage, mais
n’aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis
qu’il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une
âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux
choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond
non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions,
que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence,
elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait
préférées. S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les
occasions d’aller voir conduire Olivier Métra, c’était pour la douceur
d’être initié dans toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de
moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle,
qu’avaient les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait, lui semblait plus
mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne
la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir les
croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme
du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du
moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les
objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout
est affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus
vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et
comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à avoir des
cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chose de plus
ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le
prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle
professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable
que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait
laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il
d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il
voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que
le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait
la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les
divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de
campagne, parties de théâtre, même les rares «grandes soirées» données
pour les «ennuyeux», il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette,
la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en
l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout
ailleurs dans le «petit noyau», et cherchait à lui attribuer des
mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le
fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire, par peur de ne
pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant á
supposer qu’il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a
priori, soulevait moins d’objections de principe de la part de son
intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant à rencontrer
chaque soir Odette; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même
que l’aimer toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait,
croire qu’il ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il
demandait. «Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la
vraie vie qu’on mène là! Comme on y est plus intelligent, plus artiste
que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations
un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique!
quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux
artistes! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde; mais avec
cela que le monde n’en a pas une plus fausse encore des milieux
artistes! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec
Cottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre,
si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en
revanche c’est une des plus belles intelligences que j’aie connues. Et
puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu’on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-là! Décidément, sauf quelques rares exceptions,
je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de plus
en plus mes habitudes et ma vie.»

Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin
n’étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l’étaient aussi. Comme Mme
Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avec un autre, et où,
irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanément: «Odette, vous allez ramener M.
Swann, n’est-ce pas»? comme cet été qui venait et où il s’était
d’abord demandé avec inquiétude si Odette ne s’absenterait pas sans
lui, s’il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne,—Swann laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt
s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait
jusqu’à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques
gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du
Louvre lui parlât: «Je préfère cent fois les Verdurin, lui
répondait-il.» Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: «Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux
classes d’êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut
aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour
réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter
jusqu’à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on
éprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non
parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on
l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de
nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes
si Mme Verdurin est véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle
m’a donné les preuves d’une noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où,
que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes
elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas
là qu’elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle
géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une
compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités de
philosophie.»

Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient
pas souciés de la rapprocher de lui.

Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un
seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,
non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné
celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection
trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en
était autre. C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace
réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement
pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que
les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que
jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre
leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir
entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux
(auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille
fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le
bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une
abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher.

Quelle différence avec un «nouveau» qu’Odette leur avait demandé
d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville! (Il
se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui
remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des
manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social
inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il
appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans
doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était
pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des
Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette
délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens
qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le
peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur
que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et
l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage
et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un
niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé
par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux
autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses
qualités et précipita la disgrâce de Swann.

Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et
si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs
études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce
qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il
s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait
connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que,
s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect
de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,
que parce qu’il l’était resté.

Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le «nouveau» de grands
frais de toilette, lui disait: «C’est original, cette robe blanche»,
le docteur qui n’avait cessé de l’observer, tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu’il appelait un «de», et qui cherchait
une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son
assiette, dit: «blanche? Blanche de Castille?», puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l’effort douloureux et vain qu’il
fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et
qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté
dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.

—Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela? avait-elle demandé à
Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je
demande à m’y faire admettre.

—Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris
étouffés.

«Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s’il y en a autour de cette table, sub rosa... Je reconnais d’ailleurs
que notre ineffable république athénienne—ô combien!—pourrait honorer
en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien
timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester
la sûreté d’information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne
pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat
laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs
voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.

—Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l’air
d’être de première force.

—Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre
dans toute l’Europe.

—Ah! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu,
vous m’en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme
célèbre des yeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec
un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-là avec des
convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous.

—Oh! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils
veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce
soir, ce n’est rien: je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à
se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n’est plus le
même homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il
est même ennuyeux.

—C’est curieux! dit Forcheville étonné.

Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien
qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l’intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à
chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la
singulière idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:

—Comment trouvez-vous mon invité?

Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: «Immonde!» Certes, il n’avait pas l’idée
d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de
la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite
par Swann en lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann?» sur le ton
martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût
bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de
Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les
précédentes.

—A ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne semblait
pas d’un art, comme on dit, très «élevé», dit Swann en souriant.

—Élevé... à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en
levant les bras avec une gravité simulée.

Toute la table éclata de rire.

—Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui,
dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins,
il vous sort une calembredaine.

Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il
n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon
intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul
avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau
sur l’habileté du maître disparu.

—Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis
le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c’est fait
avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec
du soleil, avec du caca!

—Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne
comprit l’interruption.

—«Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure.»

Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils
puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de
murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été
dérisoire à force de beauté:

—«Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration,
ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est
fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): c’en est malhonnête!» En s’arrêtant,
redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il
tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et c’est si loyal!»

Sauf au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la
Ronde» pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec «la Neuvième»
et «la Samothrace», et à: «fait avec du caca» qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l’admiration.

—«Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il
parle bien; on dirait que c’est la première fois qu’il vous entend. Si
vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.»

—Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est
du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!

—Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.

Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour
briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne
laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer
Mme Verdurin.

—Ce n’est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.

Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un rire charmant
d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu’elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette dame? elle a de
l’esprit», dit Forcheville.

—«Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.»

—Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j’avoue que je n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette
jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais comme nous avons
des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre
et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies», par
«distinction», sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en
valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus
tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois
pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les
salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette
malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu
fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi
intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut
avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez
amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique
très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a
fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre
tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité
quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des
élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son jour; il paraît que
c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,
tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann
gardait un air grave.

Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas
Francillon:

—Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que
cela vaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du
reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de
Forges que je préférerais encore à Serge Panine.

—«Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon
manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre.»

—«Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste? D’ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver
détestable ce que j’aime le mieux.»

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le
petit «speech» du peintre.

—Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prédicateur. On peut dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là
deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus
naturellement, c’est moins recherché. Quoiqu’il ait chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour, je n’ai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme
nous disions au régiment, où pourtant j’avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. A propos de n’importe quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser
pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n’auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment; il
a dû le connaître.»

—Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.

—Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus
aisément d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir
cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations,
mais d’en parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et
n’avoir pas l’air de l’en féliciter comme d’un succès inespéré:
«N’est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D’ailleurs, comment
faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça!...» Imputation d’autant plus
fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allait plus guère que chez
les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient
pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin,
craignant la pénible impression que ces noms d’«ennuyeux», surtout
lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû
produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein
d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait
de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d’avoir
été sourde comme nous l’affectons, quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air
d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour que son
silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant
des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie,
de toute motilité; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours
fourré Swann, n’avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé laissait
voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa
bouche entr’ouverte allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue,
qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste
pour le Palais de l’Industrie devant lequel le public s’arrêterait
certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant
l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La
Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale
à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par
s’animer et fit entendre qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller
chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si
ignorant qu’il disait collidor pour corridor.

—«On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez
moi», conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux.

Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la
sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier:

—Voyez-vous ça? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore des
personnes qui consentent à leur causer; il me semble que j’aurais
peur: un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du
peuple assez brute pour leur courir après.

Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: «Dame, c’est une
duchesse; il y a des gens que ça impressionne encore», ce qui avait
permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: «Grand bien leur fasse!»
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait
qu’il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille
extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards
furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien qu’elle
éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne parvient pas à
extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener Swann à une rétractation,
comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une
lâcheté aux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin
l’interpella:

—Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur
répéter.

A quoi Swann répondit:

—Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La
Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit «profonde» (il
prononça profonde, comme si ç’avait été un mot ridicule, car son
langage gardait la trace d’habitudes d’esprit qu’une certaine
rénovation, marquée par l’amour de la musique, lui avait momentanément
fait perdre—il exprimait parfois ses opinions avec chaleur—) mais,
très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable
lettré. Ce sont des gens charmants.

Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle
serait empêchée de réaliser l’unité morale du petit noyau, ne put pas
s’empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:

—Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.

—Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui
voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par
intelligence?

—Voilà! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande
de me parler, mais il ne veut jamais.

—Mais si... protesta Swann.

—Cette blague! dit Odette.

—Blague à tabac? demanda le docteur.

—Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du
monde, les personnes qui savent s’insinuer?

—Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mme
Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans
des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du
ton qu’elle avait pris: «Cela ne fait rien, vous avez votre temps,
mais, si je vous le dis, c’est pour les autres, parce que cela empêche
de servir.»

—Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien
curieuse de l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon...

—Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous
dire la définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant,
on n’a pas toujours l’occasion d’apprendre cela.

Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne
répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme
Verdurin se réjouissait d’offrir à Forcheville.

—Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je
ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve
pas à la hauteur.

—Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu
recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force,
descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait
être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses
paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui
pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle
faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle
envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mme de la Trémouaille, bien
documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique
étrangère.

—Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout
hasard Mme Verdurin.

Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au maître
d’hôtel son assiette encore pleine, s’était replongé dans un silence
méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l’histoire d’un
dîner qu’il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d’où il
résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le
pseudonyme d’une femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette
crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant
qu’une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement
impossible; mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre
que Saniette n’avait pas besoin de ces preuves et savait que
l’histoire était fausse pour la raison qu’il venait de l’inventer il y
avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être trouvé si
ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience d’avoir été plus terne
encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait voulu le laisser finir
sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air si
malheureux de voir manqué l’effet sur lequel il avait compté et
répondit d’un ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas
à une réfutation désormais inutile: «C’est bon, c’est bon; en tous
cas, même si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense» que Swann
aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et délicieuse. Le
docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était le cas de dire:
«Se non e vero», mais il n’était pas assez sûr des mots et craignit de
s’embrouiller.

Après le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.

—«Elle n’a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c’est une femme avec
qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à
avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme
qui a l’air intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite
qu’elle a l’œil américain, celle-là! Nous parlons de Mme de Crécy,
dit-il à M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me
figure que comme corps de femme...»

—«J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre», dit
précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain
que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie
dont il craignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation
changeait de cours, et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et
d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables
d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en
amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il
avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui
dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine
avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaules de
quelqu’un qui s’esclaffle qu’aussitôt il se mettait à tousser comme
si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la
gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le
simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui
en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait
les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air
de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.

M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe
de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant
fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il
renouvelait chaque fois qu’il avait à aller au même endroit: «Il faut
que j’aille entretenir un instant le duc d’Aumale», de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommença.

—Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas
t’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui
venait offrir des liqueurs.

—«Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre,
déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier
comme moi, ça ne refuse jamais la goutte.»

—«M. de Forcheville trouve Odette charmante», dit M. Verdurin à sa
femme.

—Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons
combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il
met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner,
naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle
saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous
ennuie pas les petits dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil.
Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau
de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son
pouvoir tyrannique sur les fidèles.

—M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme
Cottard à son mari quand il rentra au salon.

Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui
l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit:

—«Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus
étaient aux Croisades, n’est-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui
est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme
Verdurin, je crois.

Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après,
seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait
porté sur son mari:

—Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça
sait tant de choses, les médecins.

—Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.


 


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