Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

Part 6 out of 9




—Ah! bigre! ce n’est pas au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M.
de Forcheville pour faire de l’effet.

Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne
le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il
s’approcha vivement pour la rectifier:

—«Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à
sonnettes», dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

—Avouez qu’il est drôle, docteur?

—Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.

Mais ils se turent; sous l’agitation des trémolos de violon qui la
protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là—et comme
dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et
vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la
forme minuscule d’une promeneuse—la petite phrase venait d’apparaître,
lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à
elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette
qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.

—Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait
invité qu’en «cure-dents», «nous avons eu «un» Brichot incomparable,
d’une éloquence! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann? Je
crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui,
dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de
le connaître. «N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot?»

Swann s’inclina poliment.

—Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.

—«Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu
péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un
peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de
choses et il a l’air d’un bien brave homme.

Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa
femme furent:

—J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.

—Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un
demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir
avec lui.

Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir
avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en
haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent
partis, Mme Verdurin dit à son mari:

—As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons
parlé de Mme La Trémoïlle?»

Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient
plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour
montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait
d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme
grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler
l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore
les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les
paroles des chansons de café-concert et les légendes des
caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle
se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle.» «La Duchesse, comme
dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait
qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une
dénomination aussi naïve et ridicule.

—Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.

Et M. Verdurin lui répondit:

—Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le
zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit
carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas.
Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui
donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire à l’homme
du monde, au champion des duchesses, au moins l’autre a son titre; il
est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il d’un air délicat, comme
si, au courant de l’histoire de ce comté, il en soupesait
minutieusement la valeur particulière.

—Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre
Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules.
Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison,
c’était une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent
le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.

—Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit
individu envieux de tout ce qui est un peu grand.

En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que
Swann; mais tous ils avaient la précaution d’assaisonner leurs
médisances de plaisanteries connues, d’une petite pointe d’émotion et
de cordialité; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann,
dépouillée des formules de convention telles que: «Ce n’est pas du mal
que nous disons» et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, paraissait
une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse
révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flatté les goûts du public et
ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; c’est
de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme
pour eux, c’était la nouveauté de son langage qui faisait croire à là
noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les
Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de
son amour.

Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que
le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez
elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d’occuper sa pensée, et à
tous moments il cherchait à trouver une occasion d’y intervenir, mais
d’une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou
d’un joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait,
aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir
qu’ils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la
tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement
rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où, comme elle
recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près
d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût avant de sortir pour que
la reconnaissance qu’elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre
quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait, si le
fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui
enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en
une visite supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il
expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit, il
cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles
intimes de sentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore.

Souvent elle avait des embarras d’argent et, pressée par une dette, le
priait de lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui
pouvait donner à Odette une grande idée de l’amour qu’il avait pour
elle, ou simplement une grande idée de son influence, de l’utilité
dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui avait dit au début:
«c’est ta situation qui lui plaît», et maintenant: «c’est pour ta
fortune qu’elle t’aime», il ne l’aurait pas cru, et n’aurait pas été
d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui,—qu’on les
sentît unis l’un à l’autre—par quelque chose d’aussi fort que le
snobisme ou l’argent. Mais, même s’il avait pensé que c’était vrai,
peut-être n’eût-il pas souffert de découvrir à l’amour d’Odette pour
lui cet état plus durable que l’agrément ou les qualités qu’elle
pouvait lui trouver: l’intérêt, l’intérêt qui empêcherait de venir
jamais le jour où elle aurait pu être tentée de cesser de le voir.
Pour l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des
services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa
personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par
lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour,
de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il
la payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en
augmentait la valeur,—comme on voit des gens incertains si le
spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en
convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés,
en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de
les goûter.

Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au
souvenir du temps où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme
entretenue, et où une fois de plus il s’amusait à opposer cette
personnification étrange: la femme entretenue,—chatoyant amalgame
d’éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de
Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux
précieux,—et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les
mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une
injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver
autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont les
propos avaient si souvent trait aux choses qu’il connaissait le mieux
lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au
banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière
image du banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En
effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette dans
ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois dernier où il
lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait pas une
rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle
cette admiration qu’elle avait pour sa générosité, cette
reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de
lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les
manifestations devenir moins grandes, avait diminué. Alors, tout d’un
coup, il se demanda si cela, ce n’était pas précisément l’«entretenir»
(comme si, en effet, cette notion d’entretenir pouvait être extraite
d’éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond
quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs,
domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre,
après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans
le tiroir du vieux bureau où Swann l’avait repris pour l’envoyer avec
quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette,
depuis qu’il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant
qu’elle eût jamais pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot
qu’il avait cru si inconciliable avec elle, de «femme entretenue». Il
ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit,
qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint
à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi
brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage
électrique, on put couper l’électricité dans une maison. Sa pensée
tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya
les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que
quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir
qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille
francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie
que cela lui causerait.

Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l’heure de
retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants
d’été qu’ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il
allait dîner dans quelqu’une de ces maisons élégantes dont il était
jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des
gens qui—savait-on? pourraient peut-être un jour être utiles à Odette,
et grâce auxquels en attendant il réussissait souvent à lui être
agréable. Puis l’habitude qu’il avait eue longtemps du monde, du luxe,
lui en avait donné, en même temps que le dédain, le besoin, de sorte
qu’à partir du moment où les réduits les plus modestes lui étaient
apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures,
ses sens étaient tellement accoutumés aux secondes qu’il eût éprouvé
quelque malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même
considération—à un degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire—pour
des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquième étage d’un
escalier D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme qui
donnait les plus belles fêtes de Paris; mais il n’avait pas la
sensation d’être au bal en se tenant avec les pères dans la chambre à
coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts
de serviettes, des lits transformés en vestiaires, sur le couvre-pied
desquels s’entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la
même sensation d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens
habitués à vingt ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne
ou d’une veilleuse qui file.

Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et
demie; il s’habillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se
trouvait pas seul, car la pensée constante d’Odette donnait aux
moments où il était loin d’elle le même charme particulier qu’à ceux
où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette
pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux
comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui
à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à
elle, et éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger
frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez
lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d’ancolies. Se sentant
souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis qu’Odette
avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se
reposer un peu à la campagne. Mais il n’aurait pas eu le courage de
quitter Paris un seul jour pendant qu’Odette y était. L’air était
chaud; c’étaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau
traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel clos, ce
qui était sans cesse devant ses yeux, c’était un parc qu’il possédait
près de Combray, où, dès quatre heures, avant d’arriver au plant
d’asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise, on
pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu’au bord de
l’étang cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait,
enlacées par son jardinier, couraient autour de la table les
groseilles et les roses.

Après dîner, si le rendez-vous au bois ou à Saint-Cloud était de bonne
heure, il partait si vite en sortant de table,—surtout si la pluie
menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les «fidèles»,—qu’une
fois la princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann
avait quittée avant qu’on servît le café pour rejoindre les Verdurin
dans l’île du Bois) dit:

—«Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la
vessie, on l’excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se moque
du monde.»

Il se disait que le charme du printemps qu’il ne pouvait pas aller
goûter à Combray, il le trouverait du moins dans l’île des Cygnes ou à
Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu’à Odette, il ne savait
même pas, s’il avait senti l’odeur des feuilles, s’il y avait eu du
clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la Sonate
jouée dans le jardin sur le piano du restaurant. S’il n’y en avait pas
là, les Verdurin prenaient une grande peine pour en faire descendre un
d’une chambre ou d’une salle à manger: ce n’est pas que Swann fût
rentré en faveur auprès d’eux, au contraire. Mais l’idée d’organiser
un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même pour quelqu’un qu’ils
n’aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires
à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de
sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c’était un
nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait à
faire attention aux arbres, au ciel. Mais l’agitation où le mettait la
présence d’Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le
quittait guère depuis quelque temps, le privait du calme et du
bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut
donner la nature.

Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme
pendant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un
banquet d’anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table,
devant Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le
peintre, devant Cottard:

—«Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que
chez moi, mais ne venez pas trop tard.»

Bien que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de
l’amitié d’Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur
profonde à l’entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille
impudeur, leurs rendez-vous quotidiens du soir, la situation
privilégiée qu’il avait chez elle et la préférence pour lui qui y
était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé qu’Odette n’était à
aucun degré une femme remarquable; et la suprématie qu’il exerçait sur
un être qui lui était si inférieur n’avait rien qui dût lui paraître
si flatteur à voir proclamer à la face des «fidèles», mais depuis
qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblait une femme
ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corps avait
éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans
les moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d’attacher un
prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il
l’asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu’elle pensait d’une
chose, d’une autre, où il recensait les seuls biens à la possession
desquels il tînt maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la
prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion,
cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu’il
lui témoignait, l’échelle des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et
dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour
durerait et l’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il
n’avait à sa disposition que sa victoria; un ami lui proposa de le
reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui
avait demandé de venir, lui avait donné la certitude qu’elle
n’attendait personne, c’est l’esprit tranquille et le cœur content
que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez
lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu’il n’avait pas l’air
de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de
la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où
il l’aurait particulièrement désiré.

Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de
n’avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien
tard, l’orage l’avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête
et le prévint qu’elle ne le garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à
minuit, elle le renverrait; et, peu après, elle se sentit fatiguée et
désira s’endormir.

—Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit-il, moi qui espérais un bon
petit catleya.

Et d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit:

—«Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je
suis souffrante!»

—«Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas.»

Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma
lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez
lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait
quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et
qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle
allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle l’avait
rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès
d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie
qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter
tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle
sur laquelle donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois
frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui
ouvrir; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce
quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque
devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes
depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où
débordait,—entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et
dorée,—la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres
soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue le
réjouissait et lui annonçait: «elle est là qui t’attend» et qui
maintenant, le torturait en lui disant: «elle est là avec celui
qu’elle attendait». Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur
jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne
pouvait rien voir; il entendait seulement dans le silence de la nuit
le murmure d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette
lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le
châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui
révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la
fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec
lui.

Et pourtant il était content d’être venu: le tourment qui l’avait
forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de
son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce
moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée
en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre
où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer;
ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand
il venait très tard; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il avait
su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui,
tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de ses
illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait, confiants dans leur
erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et
qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être,
ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre
chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur: un plaisir
de l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient
repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait
autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le
souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa
studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité,
mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse,
ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait
pour objet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté
désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son
passé. A toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes
quotidiens d’une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann:
si on lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et,
tandis qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui
y était intéressée; c’était pour lui un des moments où il se sentait
le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l’amour,
l’individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité
qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations
d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire.
Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une
fenêtre, qui sait, demain, peut-être faire parler habilement les
indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui
semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la
comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des
méthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur
intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité.

Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte
en pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il
était revenu, qu’il s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit
souvent l’horreur qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent.
Ce qu’il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester
désormais, tandis qu’en ce moment encore, tant qu’il n’avait pas
frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs
possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience d’un
plaisir immédiat. Mais le désir de connaître la vérité était plus fort
et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances
qu’il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible
derrière cette fenêtre striée de lumière, comme sous la couverture
enluminée d’or d’un de ces manuscrits précieux à la richesse
artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut
rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître la vérité qui
le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d’une
matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il
se sentait,—qu’il avait tant besoin de se sentir,—sur eux, était
peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu’il savait.
Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On n’avait pas
entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. Une voix
d’homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d’Odette
qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda:

—«Qui est là?»

Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On
ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus
moyen de reculer, et, puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas
avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de
crier d’un air négligent et gai:

—«Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai
voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante.»

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre,
l’un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre
inconnue. Ayant l’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de
reconnaître sa fenêtre à ce que c’était la seule éclairée entre les
fenêtres toutes pareilles, il s’était trompé et avait frappé à la
fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine. Il s’éloigna en
s’excusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa
curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoir simulé depuis
si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne lui
eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui,
entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui
la reçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y
songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en
rencontrer le souvenir qu’elle n’avait pas aperçu, le heurtait,
l’enfonçait plus avant et Swann avait ressenti une douleur brusque et
profonde. Comme si ç’avait été une douleur physique, les pensées de
Swann ne pouvaient pas l’amoindrir; mais du moins la douleur physique,
parce qu’elle est indépendante de la pensée, la pensée peut s’arrêter
sur elle, constater qu’elle a diminué, qu’elle a momentanément cessé!
Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la
recréait. Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir
encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout
d’un coup un mot qu’on lui disait le faisait changer de visage, comme
un blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre
douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait
calme, il se rappelait les sourires qu’elle avait eus, railleurs, en
parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa
tête qu’elle avait détachée de son axe pour l’incliner, la laisser
tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la
première fois en voiture, les regards mourants qu’elle lui avait jetés
pendant qu’elle était dans ses bras, tout en contractant frileusement
contre l’épaule sa tête inclinée.

Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l’ombre de son amour,
se complétait du double de ce nouveau sourire qu’elle lui avait
adressé le soir même—et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se
chargeait d’amour pour un autre—, de cette inclinaison de sa tête mais
renversée vers d’autres lèvres, et, données à un autre, de toutes les
marques de tendresse qu’elle avait eues pour lui. Et tous les
souvenirs voluptueux qu’il emportait de chez elle, étaient comme
autant d’esquisses, de «projets» pareils à ceux que vous soumet un
décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des
attitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait avoir avec d’autres. De
sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir qu’il goûtait près
d’elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu l’imprudence de
lui signaler la douceur, chaque grâce qu’il lui découvrait, car il
savait qu’un instant après, elles allaient enrichir d’instruments
nouveaux son supplice.

Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le
souvenir d’un bref regard qu’il avait surpris, il y avait quelques
jours, et pour la première fois, dans les yeux d’Odette. C’était après
dîner, chez les Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette,
son beau-frère, n’était pas en faveur chez eux, eût voulu le prendre
comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût
été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et
qui, d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient
pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le
gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’il
cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la
maison quelqu’un qui le connaissait trop bien et qu’il savait trop
délicat pour qu’il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que
de sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette
avec une telle grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant,
au fur et à mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des
supplications de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme
Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de réponse, s’était
retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté
impassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur
Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans
l’expression habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la
bassesse, de plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses
prunelles d’un sourire sournois de félicitations pour l’audace qu’il
avait eue, d’ironie pour celui qui en avait été victime; elle lui
avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien
dire: «voilà une exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-vous vu son
air penaud, il en pleurait», que Forcheville, quand ses yeux
rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la
simulation de colère dont il était encore chaud, sourit et répondit:

—«Il n’avait qu’à être aimable, il serait encore ici, une bonne
correction peut être utile à tout âge.»

Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi pour faire une
visite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il voulait rencontrer, il
eut l’idée d’entrer chez Odette à cette heure où il n’allait jamais
chez elle, mais où il savait qu’elle était toujours à la maison à
faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l’heure du thé, et où il
aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit
qu’il croyait qu’elle était là; il sonna, crut entendre du bruit,
entendre marcher, mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans
la petite rue où donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la
fenêtre de la chambre d’Odette; les rideaux l’empêchaient de rien
voir, il frappa avec force aux carreaux, appela; personne n’ouvrit. Il
vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant qu’après tout,
il s’était peut-être trompé en croyant entendre des pas; mais il en
resta si préoccupé qu’il ne pouvait penser à autre chose. Une heure
après, il revint. Il la trouva; elle lui dit qu’elle était chez elle
tantôt quand il avait sonné, mais dormait; la sonnette l’avait
éveillée, elle avait deviné que c’était Swann, elle avait couru après
lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien entendu frapper aux
carreaux. Swann reconnut tout de suite dans ce dire un de ces
fragments d’un fait exact que les menteurs pris de court se consolent
de faire entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent,
croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité.
Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu’elle ne voulait
pas révéler, elle le cachait bien au fond d’elle-même. Mais dès
qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un
trouble la prenait, toutes ses idées s’effondraient, ses facultés
d’invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait
plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose
et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elle avait
voulu dissimuler et qui étant vraie, était restée là. Elle en
détachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se disant
qu’après tout c’était mieux ainsi puisque c’était un détail véritable
qui n’offrait pas les mêmes dangers qu’un détail faux. «Ça du moins,
c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours autant de gagné, il peut
s’informer, il reconnaîtra que c’est vrai, ce n’est toujours pas ça
qui me trahira.» Elle se trompait, c’était cela qui la trahissait,
elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui
ne pouvaient s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai
dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les
détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient
toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce
n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. «Elle avoue qu’elle m’avait
entendu sonner, puis frapper, et qu’elle avait cru que c’était moi,
qu’elle avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne
s’arrange pas avec le fait qu’elle n’ait pas fait ouvrir.»

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait
que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge
qui serait un faible indice de la vérité; elle parlait; il ne
l’interrompait pas, il recueillait avec une piété avide et douloureuse
ces mots qu’elle lui disait et qu’il sentait (justement, parce qu’elle
la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme
le voile sacré, l’empreinte, dessiner l’incertain modelé, de cette
réalité infiniment précieuse et hélas introuvable:—ce qu’elle faisait
tantôt à trois heures, quand il était venu,—de laquelle il ne
posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges,
et qui n’existait plus que dans le souvenir receleur de cet être qui
la contemplait sans savoir l’apprécier, mais ne la lui livrerait pas.
Certes il se doutait bien par moments qu’en elles-mêmes les actions
quotidiennes d’Odette n’étaient pas passionnément intéressantes, et
que les relations qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes
n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle et pour tout
être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre du
suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse
n’existaient qu’en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait
guérie, les actes d’Odette, les baisers qu’elle aurait pu donner
redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d’autres femmes. Mais
que la curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n’eût sa
cause qu’en lui, n’était pas pour lui faire trouver déraisonnable de
considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en œuvre
pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivait à un âge dont
la philosophie—favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du
milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse
des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où
on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que
les goûts de chacun—n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une
philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui au lieu
d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de
leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de passions
qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et
permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le
genre d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann
trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il
éprouvait à ignorer ce qu’avait fait Odette, aussi bien que la part de
la recrudescence qu’un climat humide causait à son eczéma; de prévoir
dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l’emploi
des journées d’Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait
malheureux, aussi bien qu’il en réservait pour d’autres goûts dont il
savait qu’il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu’il fût
amoureux, comme celui des collections et de la bonne cuisine.

Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de
rester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au
moment où il allait ouvrir là porte pour sortir. Mais il n’y prit pas
garde, car, dans la multitude des gestes, des propos, des petits
incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que nous
passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de
ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et
que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a
rien. Elle lui redisait tout le temps: «Quel malheur que toi, qui ne
viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, je ne
t’aie pas vu.» Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse de
lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme
elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste
quand elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût
cette fois de l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble
qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant
une chose assez peu importante pour que l’air douloureux qu’elle
continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle rappelait ainsi plus
encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes du
peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et
navré qui semble succomber sous le poids d’une douleur trop lourde
pour elles, simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer avec
une grenade ou regardent Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui
avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand.
Et tout d’un coup, il se rappela: c’était quand Odette avait menti en
parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n’était pas
venue sous prétexte qu’elle était malade et en réalité pour rester
avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse des femmes
qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi innocent.
Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient à
empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer avec les uns ou
avec les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait,
prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incertaine du
succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains
enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait
d’ordinaire gravement l’homme à qui elle le faisait, et à la merci
duquel elle allait peut-être tomber si elle mentait mal. Alors elle se
sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à
faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de
sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage
et le regret d’une méchanceté.

Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour
qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient
fléchir sous l’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce? Il eut
l’idée que ce n’était pas seulement la vérité sur l’incident de
l’après-midi qu’elle s’efforçait de lui cacher, mais quelque chose de
plus actuel, peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et
qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. A ce moment, il entendit un
coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles
n’étaient qu’un gémissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans
l’après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable
désespoir.

On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture,
comme si repartait une personne—celle probablement que Swann ne devait
pas rencontrer—à qui on avait dit qu’Odette était sortie. Alors en
songeant que rien qu’en venant à une heure où il n’en avait pas
l’habitude, il s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle ne
voulait pas qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement,
presque de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait
l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût
pu s’inspirer à lui-même ce fut pour elle qu’il la ressentit, et il
murmura: «Pauvre chérie!» Quand il la quitta, elle prit plusieurs
lettres qu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas
les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, s’aperçut
qu’il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu’à la poste,
les tira de sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les
adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour
Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: «Si je voyais ce
qu’il y a dedans, je saurais comment elle l’appelle, comment elle lui
parle, s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en ne la
regardant pas, je commets une indélicatesse à l’égard d’Odette, car
c’est la seule manière de me délivrer d’un soupçon peut-être
calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que
rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettre partie.»

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui
cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l’enveloppe
qu’il n’avait pas osé ouvrir. D’abord il ne put rien lire, mais
l’enveloppe était mince, et en la faisant adhérer à la carte dure qui
y était incluse, il put à travers sa transparence, lire les derniers
mots. C’était une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût
lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, c’eût été
Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir
des mots autrement tendres! Il maintint immobile la carte qui dansait
dans l’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec le
pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie
de l’enveloppe qui n’était pas doublée, la seule à travers laquelle on
pouvait lire.

Malgré cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne faisait
rien car il en avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait
d’un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à
des relations amoureuses, c’était quelque chose qui se rapportait à un
oncle d’Odette. Swann avait bien lu au commencement de la ligne: «J’ai
eu raison», mais ne comprenait pas ce qu’Odette avait eu raison de
faire, quand soudain, un mot qu’il n’avait pas pu déchiffrer d’abord,
apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière: «J’ai eu raison
d’ouvrir, c’était mon oncle.» D’ouvrir! alors Forcheville était là
tantôt quand Swann avait sonné et elle l’avait fait partir, d’où le
bruit qu’il avait entendu.

Alors il lut toute la lettre; à la fin elle s’excusait d’avoir agi
aussi sans façon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses
cigarettes chez elle, la même phrase qu’elle avait écrite à Swann une
des premières fois qu’il était venu. Mais pour Swann elle avait
ajouté: puissiez-vous y avoir laissé votre cœur, je ne vous aurais pas
laissé le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui
pût faire supposer une intrigue entre eux. A vrai dire d’ailleurs,
Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui
écrivait pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En
somme, c’était lui, Swann, l’homme à qui elle attachait de
l’importance et pour qui elle avait congédié l’autre. Et pourtant,
s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n’avoir pas
ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: «J’ai bien fait d’ouvrir,
c’était mon oncle»; si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là,
comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu ne pas
ouvrir? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant
cette enveloppe qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était
absolue la confiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers
le vitrage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret
d’un incident qu’il n’aurait jamais cru possible de connaître, un peu
de la vie d’Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée
à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en réjouissait, comme si cette
jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de tout ce
qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même. Maintenant elle
avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter
chaque jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à
chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car
la tendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui
avait imprimé dès le début à la fois l’ignorance où il était de
l’emploi des journées d’Odette et la paresse cérébrale qui l’empêchait
de suppléer à l’ignorance par l’imagination. Il ne fut pas jaloux
d’abord de toute la vie d’Odette, mais des seuls moments où une
circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait amené à supposer
qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui
jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre,
s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un
autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses
souffrances. Elles n’étaient que le souvenir, la perpétuation d’une
souffrance qui lui était venue du dehors.

Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de
Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Mais il croyait
qu’elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans
l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui jadis en voyage
recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait
sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l’eût cruellement
blessé. Et comment n’aurait-il pas été misanthrope quand dans tout
homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie
plus encore que n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il avait
d’abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et changeait du
tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect même des signes extérieurs
par lesquels ce caractère se manifestait.

Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à
Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois.
Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules
entre Mme Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on
rappelait au pianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou; or,
lui, Swann, n’y était pas invité.

Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, mais
le peintre, distrait sans doute, s’écria:

—«Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune
dans l’obscurité pour mieux voir s’éclairer les choses.»

Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression
où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air
innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité
intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se
dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous
ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à
ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut
soudain l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les
difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les
minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce
restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui
demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à
Chatou ou qu’elle l’y fit inviter et apaiser dans ses bras l’angoisse
qu’il ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à
Swann:

—Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas? tâchant par l’amabilité du
regard et la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne
lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici:

«A demain à Chatou, à après-demain chez moi.»

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de
Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour
faire monter Odette dans la sienne.

—«Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite
place pour vous à côté de M. de Forcheville.

—«Oui, Madame», répondit Odette.

—«Comment, mais je croyais que je vous reconduisais», s’écria Swann,
disant sans dissimulation, les mots nécessaires, car la portière était
ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans
elle dans l’état où il était.

—«Mais Mme Verdurin m’a demandé...»

—«Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l’avons laissée
assez de fois, dit Mme Verdurin.»

—Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame.

—Eh bien! vous la lui écrirez...

—Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire mais il avait l’air atterré.

—As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme
Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J’ai cru qu’il allait me
manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance,
vraiment! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison
de rendez-vous! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières
pareilles. Il a absolument l’air de dire: vous m’appartenez. Je dirai
ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra.»

Et elle ajouta encore un instant après, avec colère:

—Non, mais voyez-vous, cette sale bête! employant sans s’en rendre
compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se
justifier—comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas
mourir—les mots qu’arrachent les derniers sursauts d’un animal
inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de l’écraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann
s’avança, son cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade
ou s’il n’était pas arrivé de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois,
qu’il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu
factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du
petit noyau et exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que
les propos, les sourires, les baisers d’Odette lui devenaient aussi
odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres
que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui
semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une sorte
de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette
allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa
sottise, son ignominie.

Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou.
«D’abord cette idée d’aller à Chatou! Comme des merciers qui viennent
de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de
bourgeoisisme, ils ne doivent pas exister réellement, ils doivent
sortir du théâtre de Labiche!»

Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. «Est-ce assez grotesque
cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se
croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se retrouvaient pas tous demain
à Chatou!» Hélas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait
à «faire des mariages», qui inviterait Forcheville à venir avec Odette
à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour
cette partie de campagne, «car elle est si vulgaire et surtout, la
pauvre petite, elle est tellement bête!!!»

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les
plaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux qu’elles eussent pour
cible, l’avaient toujours amusé parce qu’il voyait Odette en rire, en
rire avec lui, presque en lui. Maintenant il sentait que c’était
peut-être de lui qu’on allait faire rire Odette. «Quelle gaieté
fétide! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si
forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace
jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment
une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle
trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes? Toute
narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se
laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de
penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un
sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main,
il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la
meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de
milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et
clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé
par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant la
tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin
que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une
atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des
bornes, et la mienne est à bout, se dit-il, comme si cette mission
d’arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus
longtemps que de quelques minutes, et comme s’il ne se l’était pas
donnée seulement depuis qu’il pensait que ces sarcasmes l’avaient
peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les
mines de Mme Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven
allait faire à ses nerfs: «Idiote, menteuse! s’écria-t-il, et ça croit
aimer l’Art!». Elle dirait à Odette, après lui avoir insinué
adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle
avait fait si souvent pour lui: «Vous allez faire une petite place à
côté de vous à M. de Forcheville.» «Dans l’obscurité! maquerelle,
entremetteuse!». «Entremetteuse», c’était le nom qu’il donnait aussi à
la musique qui les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se
regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité
contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation
française.

En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée
si souvent «la vraie vie», lui semblait la pire de toutes, et leur
petit noyau le dernier des milieux. «C’est vraiment, disait-il, ce
qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale, le dernier cercle de
Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin! Au
fond, comme les gens du monde dont on peut médire, mais qui tout de
même sont autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur profonde
sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le bout de leurs
doigts. Quelle divination dans ce «Noli me tangere» du faubourg
Saint-Germain.» Il avait quitté depuis bien longtemps les allées du
Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa
douleur et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses,
la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en
instant plus abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer
tout haut dans le silence de la nuit: «Les gens du monde ont leurs
défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont
tout de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles.
Telle femme élégante que j’ai connue était loin d’être parfaite, mais
enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une
loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât,
incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre
elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut
dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur genre! Dieu
merci, il n’était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité
avec cette infamie, avec ces ordures.»

Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin,
n’auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais
s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez
Swann cette ivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui,
même propagée à travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que
d’Odette,—de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait
aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient pas
invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son
indignation et à lui faire flétrir «leur infamie». Et sans doute la
voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se
refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin
et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton
factice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère
que pour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se
livrait à ces invectives, était probablement, sans qu’il s’en aperçût,
occupée d’un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez
lui, à peine eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se
frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une
voix naturelle cette fois: «Je crois que j’ai trouvé le moyen de me
faire inviter demain au dîner de Chatou!» Mais le moyen devait être
mauvais, car Swann ne fut pas invité: le docteur Cottard qui, appelé
en province pour un cas grave, n’avait pas vu les Verdurin depuis
plusieurs jours et n’avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce
dîner, en se mettant à table chez eux:

—«Mais, est-ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien
ce qu’on appelle un ami personnel du...»

—«Mais j’espère bien que non! s’écria Mme Verdurin, Dieu nous en
préserve, il est assommant, bête et mal élevé.»

Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa
soumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu’il avait
cru jusque-là, mais d’une évidence irrésistible; et, baissant d’un air
ému et peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre:
«Ah!-ah!-ah!-ah!-ah!» en traversant à reculons, dans sa retraite
repliée en bon ordre jusqu’au fond de lui-même, le long d’une gamme
descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question
de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à
leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de
leur amour: «Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un
souper chez les Verdurin.» Mais: «Nous ne pourrons pas nous voir
demain soir, il y a un souper chez les Verdurin.» Ou bien les Verdurin
devaient l’emmener à l’Opéra-Comique voir «Une nuit de Cléopâtre» et
Swann lisait dans les yeux d’Odette cet effroi qu’il lui demandât de
n’y pas aller, que naguère il n’aurait pu se retenir de baiser au
passage sur le visage de sa maîtresse, et qui maintenant l’exaspérait.
«Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que
j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer dans cette
musique stercoraire. C’est du chagrin, non pas certes pour moi, mais
pour elle; du chagrin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en
contact quotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre
pour éliminer spontanément Victor Massé! Surtout pour ne pas être
arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être d’une essence un
peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui
demande. Elle devrait savoir dire «je n’irai pas», ne fût-ce que par
intelligence, puisque c’est sur sa réponse qu’on classera une fois
pour toutes sa qualité d’âme. «Et s’étant persuadé à lui-même que
c’était seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus
favorable sur la valeur spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce
soir-là elle restât avec lui au lieu d’aller à l’Opéra-Comique, il lui
tenait le même raisonnement, au même degré d’insincérité qu’à
soi-même, et même, à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au
désir de la prendre par l’amour-propre.

—Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu’elle partît
pour le théâtre, qu’en te demandant de ne pas sortir, tous mes
souhaits, si j’étais égoïste, seraient pour que tu me refuses, car
j’ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai moi-même pris au
piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu
n’iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je
dois penser à toi. Il peut venir un jour où me voyant à jamais détaché
de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t’avoir avertie
dans les minutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi
un de ces jugements sévères auxquels l’amour ne résiste pas longtemps.
Vois-tu, «Une nuit de Cléopâtre» (quel titre!) n’est rien dans la
circonstance. Ce qu’il faut savoir c’est si vraiment tu es cet être
qui est au dernier rang de l’esprit, et même du charme, l’être
méprisable qui n’est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si
tu es cela, comment pourrait-on t’aimer, car tu n’es même pas une
personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible?
Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on lui offre, un
poisson sans mémoire et sans réflexion qui tant qu’il vivra dans son
aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il
continuera à prendre pour de l’eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne
dis pas aura pour effet que je cesserai de t’aimer immédiatement, bien
entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je
comprendrai que tu n’es pas une personne, que tu es au-dessous de
toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d’aucune? Évidemment
j’aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance, de
renoncer à «Une nuit de Cléopâtre» (puisque tu m’obliges à me souiller
les lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu irais cependant.
Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de telles conséquences de
ta réponse, j’ai trouvé plus loyal de t’en prévenir.»

Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude.
A défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer
dans le genre commun des «laïus», et scènes de reproches ou de
supplications dont l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait
sans s’attacher aux détails des mots, de conclure qu’ils ne les
prononceraient pas s’ils n’étaient pas amoureux, que du moment qu’ils
étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu’ils ne le
seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus
grand calme si elle n’avait vu que l’heure passait et que pour peu
qu’il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit
avec un sourire tendre, obstiné et confus, «finir par manquer
l’Ouverture!»

D’autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu’il
cesserait de l’aimer, c’est qu’elle ne voulût pas renoncer à mentir.
«Même au simple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne
comprends-tu donc pas combien tu perds de ta séduction en t’abaissant
à mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter!
Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!» Mais c’est
en vain que Swann lui exposait ainsi toutes les raisons qu’elle avait
de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un système
général du mensonge; mais Odette n’en possédait pas; elle se
contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que Swann
ignorât quelque chose qu’elle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi
le mensonge était pour elle un expédient d’ordre particulier; et ce
qui seul pouvait décider si elle devait s’en servir ou avouer la
vérité, c’était une raison d’ordre particulier aussi, la chance plus
ou moins grande qu’il y avait pour que Swann pût découvrir qu’elle
n’avait pas dit la vérité.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle épaississait;
et le charme expressif et dolent, les regards étonnés et rêveurs
qu’elle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première
jeunesse. De sorte qu’elle était devenue si chère à Swann au moment
pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins jolie. Il la
regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme qu’il lui
avait connu, et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette
chrysalide nouvelle, c’était toujours Odette qui vivait, toujours la
même volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisait à Swann
pour qu’il continuât de mettre la même passion à chercher à la capter.
Puis il regardait des photographies d’il y avait deux ans, il se
rappelait comme elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu
de se donner tant de mal pour elle.

Quand les Verdurin l’emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan,
souvent, si c’était dans la belle saison, ils proposaient, sur place,
de rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin
cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était
restée à Paris.

—Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un jour. Et
comment s’inquiéterait-elle, elle vous sait avec nous? d’ailleurs je
prends tout sous mon bonnet.

Mais si elle n’y réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne,
trouvait un bureau de télégraphe ou un messager et s’informait de ceux
des fidèles qui avaient quelqu’un à faire prévenir. Mais Odette le
remerciait et disait qu’elle n’avait de dépêche à faire pour personne,
car elle avait dit à Swann une fois pour toutes qu’en lui en envoyant
une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois c’était pour
plusieurs jours qu’elle s’absentait, les Verdurin l’emmenaient voir
les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil du
peintre, des couchers de soleil en forêt et on poussait jusqu’au
château de Pierrefonds.

—«Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai
étudié l’architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps
supplié de mener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la
plus haute valeur et ne le ferais que pour elle, et qu’à la place elle
va avec les dernières des brutes s’extasier successivement devant les
déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc! Il me
semble qu’il n’y a pas besoin d’être artiste pour cela et que, même
sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller
villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer
des excréments.»

Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds,—hélas,
sans lui permettre d’y aller, comme par hasard, de son côté, car «cela
ferait un effet déplorable», disait-elle,—il se plongeait dans le plus
enivrant des romans d’amour, l’indicateur des chemins de fer, qui lui
apprenait les moyens de la rejoindre, l’après-midi, le soir, ce matin
même! Le moyen? presque davantage: l’autorisation. Car enfin
l’indicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas faits pour des
chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d’imprimés, qu’à huit
heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix
heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était un acte licite, pour
lequel la permission d’Odette était superflue; et c’était aussi un
acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer
Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas l’accomplissaient
chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de
faire chauffer des locomotives.

En somme elle ne pouvait tout de même pas l’empêcher d’aller à
Pierrefonds s’il en avait envie! Or, justement, il sentait qu’il en
avait envie, et que s’il n’avait pas connu Odette, certainement il y
serait allé. Il y avait longtemps qu’il voulait se faire une idée plus
précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps
qu’il faisait, il éprouvait l’impérieux désir d’une promenade dans la
forêt de Compiègne.

Ce n’était vraiment pas de chance qu’elle lui défendît le seul endroit
qui le tentait aujourd’hui. Aujourd’hui! S’il y allait, malgré son
interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui même! Mais, alors que,
si elle eût retrouvé à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût
dit joyeusement: «Tiens, vous ici!», et lui aurait demandé d’aller la
voir à l’hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire
si elle l’y rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se
dirait qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être se
détournerait-elle avec colère en l’apercevant. «Alors, je n’ai plus le
droit de voyager!», lui dirait-elle au retour, tandis qu’en somme
c’était lui quin’avait plus le droit de voyager!

Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à
Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y
faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait
un château dans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de
son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de joie et
s’émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans,
consentît enfin à venir voir sa propriété et, quoiqu’il ne voulait pas
s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble
des promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann
s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voir
Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il
aurait à mettre le pied sur cette terre où ne sachant pas l’endroit
exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la
possibilité de sa brusque apparition: dans la cour du château, devenu
beau pour lui parce que c’était à cause d’elle qu’il était allé le
voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque;
sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profond et
tendre;—asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément se
réfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur
heureux, vagabond et multiplié. «Surtout, dirait-il à M. de
Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin;
je viens d’apprendre qu’ils sont justement aujourd’hui à Pierrefonds.
On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas la peine de
le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.»
Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait
vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les
hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles
où pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de
rechercher ce qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès
qu’il l’aurait trouvé, car s’il avait rencontré le petit groupe, il
s’en serait écarté avec affectation, content d’avoir vu Odette et
qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se souciant pas d’elle.
Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là.
Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui
disait: «Hélas! non, je ne peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds,
Odette y est justement.» Et Swann était heureux malgré tout de sentir
que, si seul de tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour
d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’il était en effet pour Odette
quelqu’un de différent des autres, son amant, et que cette restriction
apportée pour lui au droit universel de libre circulation, n’était
qu’une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si
cher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec
elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses journées penché
sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte
du Tendre, s’entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dés
que venait le jour où il était possible qu’elle revînt, il rouvrait
l’indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle
s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait pas de
peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où,
revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise
de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à
la porte cochère, il lui semblait qu’on tardait à ouvrir, il voulait
éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre pour appeler Odette si
c’était elle, car malgré les recommandations qu’il était descendu
faire plus de dix fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il
n’était pas là. C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait le
vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais
fait attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin,
s’approcher, dépasser sa porte sans s’être arrêtée et porter plus loin
un message qui n’était pas pour lui. Il attendait toute la nuit, bien
inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était à
Paris depuis midi; elle n’avait pas eu l’idée de l’en prévenir; ne
sachant que faire elle avait été passer sa soirée seule au théâtre et
il y avait longtemps qu’elle était rentrée se coucher et dormait.

C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Et de tels moments où elle
oubliait jusqu’à l’existence de Swann étaient plus utiles à Odette,
servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car
ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été
assez puissante pour faire éclore son amour le soir où il n’avait pas
trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée.
Et il n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance, des
journées heureuses pendant lesquelles s’oublient les souffrances qui
renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette; et
par moments il se disait que laisser une aussi jolie femme sortir
ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin
plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il s’indignait contre tous
les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage
collectif et informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa
jalousie. Il fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main
sur les yeux, s’écriait: «A la grâce de Dieu», comme ceux qui après
s’être acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde
extérieur ou de l’immortalité de l’âme accordent la détente d’un acte
de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l’absente
était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de
Swann,—déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher,—par la
tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle, comme ces
initiales de Philibert le Beau que dans l’église de Brou, à cause du
regret qu’elle avait de lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout
aux siennes. Certains jours, au lieu de rester chez lui, il allait
prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait
apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n’allait plus
que pour une de ces raisons, à la fois mystiques et saugrenues, qu’on
appelle romanesques; c’est que ce restaurant (lequel existe encore)
portait le même nom que la rue habitée par Odette: Lapérouse.
Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement ce n’est
qu’après plusieurs jours qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle
était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus
prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d’un
petit morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait d’y rentrer à
l’instant même par le train du matin. Ces paroles étaient mensongères;
du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes,
n’ayant pas, comme si elles avaient été vraies, un point d’appui dans
le souvenir de son arrivée à la gare; même elle était empêchée de se
les représenter au moment où elle les prononçait, par l’image
contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au moment où
elle prétendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann
au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient
s’incruster et prendre l’inamovibilité d’une vérité si indubitable que
si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette
il était persuadé que c’était l’ami qui se trompait de jour ou d’heure
puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d’Odette.
Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s’il s’était d’abord
défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon
préalable était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi une
condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait
suspect. L’entendait-il citer un nom, c’était certainement celui d’un
de ses amants; une fois cette supposition forgée, il passait des
semaines à se désoler; il s’aboucha même une fois avec une agence de
renseignements pour savoir l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu
qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et
dont il finit par apprendre que c’était un oncle d’Odette mort depuis
vingt ans.

Bien qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des
lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une
soirée où il était invité comme elle,—chez Forcheville, chez le
peintre, ou à un bal de charité dans un ministère,—il se trouvât en
même temps qu’elle. Il la voyait mais n’osait pas rester de peur de
l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec
d’autres et qui—tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait se
coucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plus
tard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray—lui
semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une fois
ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté,
si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de
l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce
qu’elles consistent en un apaisement: il était allé passer un instant
à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter; il y laissait
Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d’hommes à qui ses
regards et sa gaieté qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de
quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au «Bal
des Incohérents» où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui
causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce
qu’il l’imaginait plus difficilement; il était déjà prêt à passer la
porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en
retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient
rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose
non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui
tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les
jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son
apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un
déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue
de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots
qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil: «Vous ne
voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous
reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi.»

Il est vrai qu’un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même
temps, mais comme, arrivé devant la porte d’Odette il avait sollicité
la permission d’entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant
Swann: «Ah! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez
un moment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous
préviens qu’il aime causer tranquillement avec moi, et qu’il n’aime
pas beaucoup qu’il y ait des visites quand il vient. Ah! si vous
connaissiez cet être-là autant que je le connais; n’est-ce pas, my
love, il n’y a que moi qui vous connaisse bien?»

Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui
adresser en présence de Forcheville, non seulement ces paroles de
tendresse, de prédilection, mais encore certaines critiques comme: «Je
suis sûre que vous n’avez pas encore répondu à vos amis pour votre
dîner de dimanche. N’y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au
moins poli», ou: «Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver
Meer pour pouvoir l’avancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous
ferai travailler, moi!» qui prouvaient qu’Odette se tenait au courant
de ses invitations dans le monde et de ses études d’art, qu’ils
avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela elle lui adressait
un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.

Alors à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de l’orangeade,
tout d’un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène
autour d’un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui
viennent ensuite se replier et s’anéantir en lui, toutes les idées
terribles et mouvantes qu’il se faisait d’Odette s’évanouissaient,
rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le
brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la lampe,
n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (destinée à
masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait
sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie
vie d’Odette, de la vie d’Odette quand lui n’était pas là), avec des
accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être
une heure pour de bon de la vie d’Odette, que s’il n’avait pas été là
elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un
breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade; que le monde
habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable et surnaturel
où il passait son temps à la situer et qui n’existait peut-être que
dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune
tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire
et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces
objets qu’il contemplait avec autant de curiosité et d’admiration que
de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l’en avaient délivré,
eux en revanche, s’en étaient enrichis, ils lui en montraient la
réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient
du relief devant ses regards, en même temps qu’ils tranquillisaient
son cœur. Ah! si le destin avait permis qu’il pût n’avoir qu’une seule
demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en demandant
au domestique ce qu’il y avait à déjeuner c’eût été le menu d’Odette
qu’il avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin
se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bon mari l’avait
obligé, n’eût-il pas envie de sortir, à l’accompagner, portant son
manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle
avait envie de rester chez elle en déshabillé, s’il avait été forcé de
rester là près d’elle, à faire ce qu’elle voudrait; alors combien tous
les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au
contraire parce qu’ils auraient en même temps fait partie de la vie
d’Odette auraient pris, même les plus familiers,—et comme cette lampe,
cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui
matérialisaient tant de désir—une sorte de douceur surabondante et de
densité mystérieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce qu’il regrettait ainsi c’était un
calme, une paix qui n’auraient pas été pour son amour une atmosphère
favorable. Quand Odette cesserait d’être pour lui une créature
toujours absente, regrettée, imaginaire, quand le sentiment qu’il
aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que lui
causait la phrase de la sonate, mais de l’affection, de la
reconnaissance quand s’établiraient entre eux des rapports normaux qui
mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les
actes de la vie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en
eux-mêmes—comme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils
étaient, par exemple le jour où il avait lu à travers l’enveloppe la
lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal avec autant de
sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire l’étude, il se
disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette lui
serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il
redoutait à l’égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet
la mort de tout ce qu’il était actuellement.

Après ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés;
il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer
chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille
avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de les voir se renouveler,
ou un paroxysme d’amour qui avait besoin de se dépenser.

Mais, à d’autres moments, sa douleur le reprenait, il s’imaginait
qu’Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux
l’avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la
fête de Chatou où il n’avait pas été invité, la prier vainement, avec
cet air de désespoir qu’avait remarqué jusqu’à son cocher, de revenir
avec lui, puis s’en retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait
dû avoir pour le désigner à Forcheville et lui dire: «Hein! ce qu’il
rage!» les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois,
que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.

Alors Swann la détestait. «Mais aussi, je suis trop bête, se
disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera
tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la
corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du tout. En tous cas,
renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires! Penser que
pas plus tard qu’hier, comme elle disait avoir envie d’assister à la
saison de Bayreuth, j’ai eu la bêtise de lui proposer de louer un des
jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et
d’ailleurs elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’a encore dit
ni oui ni non; espérons qu’elle refusera, grand Dieu! Entendre du
Wagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie comme un poisson
d’une pomme, ce serait gai!» Et sa haine, tout comme son amour, ayant
besoin de se manifester et d’agir, il se plaisait à pousser de plus en
plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies
qu’il prêtait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si—ce
qu’il cherchait à se figurer—elles se trouvaient être vraies, avoir
une occasion de la punir et d’assouvir sur elle sa rage grandissante.
Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait recevoir une lettre d’elle
où elle lui demanderait de l’argent pour louer ce château près de
Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pas venir, parce
qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. Ah!
comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace. Quelle joie il
aurait à refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se
complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s’il
avait reçu la lettre en réalité.

Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les
Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d’assister à ces
représentations de Wagner et que, s’il voulait bien lui envoyer cet
argent, elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux,
le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un
mot, il était sous-entendu que leur présence excluait la sienne.

Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille
sans oser espérer qu’elle pourrait servir jamais il avait la joie de
la lui faire porter. Hélas! il sentait bien qu’avec l’argent qu’elle
avait, ou qu’elle trouverait facilement, elle pourrait tout de même
louer à Bayreuth puisqu’elle en avait envie, elle qui n’était pas
capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y
vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyen comme s’il lui eût
envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d’organiser chaque
soir, dans un château, de ces soupers fins après lesquels elle se
serait peut-être passé la fantaisie,—qu’il était possible qu’elle
n’eût jamais eue encore—, de tomber dans les bras de Forcheville. Et
puis du moins, ce voyage détesté, ce n’était pas lui, Swann, qui le
paierait!—Ah! s’il avait pu l’empêcher, si elle avait pu se fouler le
pied avant de partir, si le cocher de la voiture qui l’emmènerait à la
gare avait consenti, à n’importe quel prix, à la conduire dans un lieu
où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux
yeux émaillés par un sourire de complicité adressé à Forcheville,
qu’Odette était pour Swann depuis quarante-huit heures.

Mais elle ne l’était jamais pour très longtemps; au bout de quelques
jours le regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa
duplicité, cette image d’une Odette exécrée disant à Forcheville: «Ce
qu’il rage!» commençait à pâlir, à s’effacer. Alors, progressivement
reparaissait et s’élevait en brillant doucement, le visage de l’autre
Odette, de celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un
sourire où il n’y avait pour Swann que de la tendresse, quand elle
disait: «Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n’aime pas
beaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès de moi.
Ah! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais!», ce
même sourire qu’elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa
délicatesse qu’elle prisait si fort, de quelque conseil qu’elle lui
avait demandé dans une de ces circonstances graves où elle n’avait
confiance qu’en lui.

Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire
cette lettre outrageante dont sans doute jusqu’ici elle ne l’eût pas
cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique,
que par sa bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il
allait lui devenir moins cher, car c’était pour ces qualités-là,
qu’elle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, qu’elle
l’aimait. C’était à cause d’elles qu’Odette lui témoignait si souvent
une gentillesse qu’il comptait pour rien au moment où il était jaloux,
parce qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt
de l’affection que de l’amour, mais dont il recommençait à sentir
l’importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses
soupçons, souvent accentuée par la distraction que lui apportait une
lecture d’art ou la conversation d’un ami, rendait sa passion moins
exigeante de réciprocités.

Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était naturellement
revenue à la place d’où la jalousie de Swann l’avait un moment
écartée, dans l’angle où il la trouvait charmante, il se la figurait
pleine de tendresse, avec un regard de consentement, si jolie ainsi,
qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer les lèvres vers elle comme si
elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser; et il lui gardait de ce
regard enchanteur et bon autant de reconnaissance que si elle venait
de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement son
imagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son
désir.

Comme il avait dû lui faire de la peine! Certes il trouvait des
raisons valables à son ressentiment contre elle, mais elles n’auraient
pas suffi à le lui faire éprouver s’il ne l’avait pas autant aimée.
N’avait-il pas eu des griefs aussi graves contre d’autres femmes,
auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu service aujourd’hui,
étant contre elles sans colère parce qu’il ne les aimait plus. S’il
devait jamais un jour se trouver dans le même état d’indifférence
vis-à-vis d’Odette, il comprendrait que c’était sa jalousie seule qui
lui avait fait trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable, à ce
désir, au fond si naturel, provenant d’un peu d’enfantillage et aussi
d’une certaine délicatesse d’âme, de pouvoir à son tour, puisqu’une
occasion s’en présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à
la maîtresse de maison.

Il revenait à ce point de vue—opposé à celui de son amour et de sa
jalousie et auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d’équité
intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités—d’où il
essayait de juger Odette comme s’il ne l’avait pas aimée, comme si
elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la vie
d’Odette n’avait pas été, dès qu’il n’était plus là, différente,
tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.

Pourquoi croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec
d’autres des plaisirs enivrants qu’elle n’avait pas connus auprès de
lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces? A Bayreuth
comme à Paris, s’il arrivait que Forcheville pensât à lui ce n’eût pu
être que comme à quelqu’un qui comptait beaucoup dans la vie d’Odette,
à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient
chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d’être là-bas malgré
lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutilement à
l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé son projet,
d’ailleurs défendable, elle aurait eu l’air d’être là-bas d’après son
avis, elle s’y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir
qu’elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui l’avaient tant reçue,
c’est à Swann qu’elle en aurait su gré.

Et,—au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans l’avoir
revu—, s’il lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à ce voyage
et s’occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir,
heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu’il
n’avait pas goûtée depuis près d’une semaine et que rien ne pouvait
lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans
horreur, qu’il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir
de l’enlever à tout autre, n’était plus ajouté par la jalousie à son
amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que
lui donnait la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à
admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène, le
lever d’un de ses regards, la formation d’un de ses sourires,
l’émission d’une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de
tous les autres, avait fini par créer en lui un besoin d’elle et
qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque
aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un
autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de
Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures avait
succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à
quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie intérieure qu’une
personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment se
fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps s’acheminer vers
une complète guérison—cet autre besoin qui se développait aussi en
dehors du monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de la
musique.

Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de la
jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse,
de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l’Odette charmante et
bonne. Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait
qu’elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré
quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et
modeler son sourire.

Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre
et soumis qu’avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle
l’habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l’irriter et
lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs
auxquelles il tenait le plus.

Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis
d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu’il ne lui
enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne
savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-à-vis sinon d’elle,
du moins de lui-même, en d’autres cas où dans l’intérêt de l’avenir de
leur liaison, pour montrer à Odette qu’il était capable de se passer
d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, il décidait de
rester quelque temps sans aller chez elle.

Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de
souci nouveau; et comme, des visites prochaines qu’il lui ferait, il
savait qu’il ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus
probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se
trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupé il ne pourrait la voir
aucun des jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant
avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il
se demandait pourquoi; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne
pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se trouvait,
l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif,
il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants.
Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait
seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plus rester sans la voir.
Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d’Odette avait
tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour
savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder, il
avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans
le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce
n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque partiel, c’est un
bouleversement de tout le reste, c’est un état nouveau qu’on ne peut
prévoir dans l’ancien.

Mais d’autres fois au contraire,—Odette était sur le point de partir
en voyage,—c’était après quelque petite querelle dont il choisissait
le prétexte, qu’il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la
revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le
bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait peut-être définitive,
à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du
voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il
se figurait Odette inquiète, affligée, de n’avoir reçu ni visite ni
lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de
se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de
son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur
interposée des trois semaines de séparation acceptée, c’était avec
plaisir qu’il considérait l’idée qu’il reverrait Odette à son retour:
mais c’était aussi avec si peu d’impatience qu’il commençait à se
demander s’il ne doublerait pas volontierement la durée d’une
abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps
beaucoup moins long que celui qu’il avait souvent passé en ne voyant
pas Odette, et sans l’avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant
voici qu’une légère contrariété ou un malaise physique,—en l’incitant
à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors
de la règle, où la sagesse même admettrait d’accueillir l’apaisement
qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de
l’effort, à la volonté—suspendait l’action de celle-ci qui cessait
d’exercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir d’un
renseignement qu’il avait oublié de demander à Odette, si elle avait
décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou
pour une certaine valeur de bourse, si c’était des actions ordinaires
ou privilégiées qu’elle désirait acquérir (c’était très joli de lui
montrer qu’il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la
peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de
dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu
qu’on lâche ou comme l’air dans une machine pneumatique qu’on
entr’ouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était
maintenue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des
possibilités immédiates.

Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d’ailleurs si
irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir
s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait rester séparé
d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes que son cocher
mettait pour atteler la voiture qui allait l’emmener chez elle et
qu’il passait dans des transports d’impatience et de joie où il
ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idée de
la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait
si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience.
C’est qu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de
chercher sans plus tarder à lui résister qui n’existait plus chez
Swann depuis que s’étant prouvé à lui-même,—il le croyait du
moins,—qu’il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun
inconvénient à ajourner un essai de séparation qu’il était certain
maintenant de mettre à exécution dès qu’il le voudrait. C’est aussi
que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d’une nouveauté,
d’une séduction, douée d’une virulence que l’habitude avait émoussées,
mais qui s’étaient retrempées dans cette privation non de trois jours
mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit se calculer, par
anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un
plaisir attendu qu’on sacrifie aisément, avait fait un bonheur
inespéré contre lequel on est sans force. C’est enfin qu’elle y
revenait embellie par l’ignorance où était Swann de ce qu’Odette avait
pu penser, faire peut-être en voyant qu’il ne lui avait pas donné
signe de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la
révélation passionnante d’une Odette presque inconnue.

Mais elle, de même qu’elle avait cru que son refus d’argent n’était
qu’une feinte, ne voyait qu’un prétexte dans le renseignement que
Swann venait lui demander, sur la voiture à repeindre, ou la valeur à
acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces
crises qu’il traversait et dans l’idée qu’elle s’en faisait, elle
omettait d’en comprendre le mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle
connaissait d’avance, à la nécessaire, à l’infaillible et toujours
identique terminaison. Idée incomplète,—d’autant plus profonde
peut-être—si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute
trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un morphinomane ou un
tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par un événement
extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude
invétérée, l’autre par une indisposition accidentelle au moment où il
allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui
n’attache pas la même importance qu’eux à ces prétendues contingences,
simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à
ses malades, par le vice et l’état morbide qui, en réalité, n’ont pas
cessé de peser incurablement sur eux tandis qu’ils berçaient des rêves
de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de Swann en était
arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le
chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son
vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.

Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience
directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois
qu’il semblât diminué, presque réduit à rien; par exemple, le peu de
goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu’il aimât
Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait
à certains jours. «Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le
lendemain; à voir exactement les choses, je n’avais presque aucun
plaisir hier à être dans son lit, c’est curieux je la trouvais même
laide.» Et certes, il était sincère, mais son amour s’étendait bien
au-delà des régions du désir physique. La personne même d’Odette n’y
tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa
table la photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il avait
peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble
douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec
étonnement: «C’est elle» comme si tout d’un coup on nous montrait
extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la
trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons. «Elle», il
essayait de se demander ce que c’était; car c’est une ressemblance de
l’amour et de la mort, plutôt que celles si vagues, que l’on redit
toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que sa
réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie
qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si
étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à
sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il
désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec
lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le détruire lui-même
à peu près tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour n’était
plus opérable.

Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts,
que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que ses
relations comme une monture élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs
su estimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de
prix aux yeux d’Odette (et ç’aurait peut-être été vrai en effet si
elles n’avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette
dépréciait toutes les choses qu’il touchait par le fait qu’il semblait
les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse
d’être dans des lieux, au milieu de gens qu’elle ne connaissait pas,
le plaisir désintéressé qu’il aurait pris à un roman ou à un tableau
où sont peints les divertissements d’une classe oisive, comme, chez
lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie
domestique, l’élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon
placement de ses valeurs, de la même façon qu’à lire dans Saint-Simon,
qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des journées, le
menu des repas de Mme de Maintenon, ou l’avarice avisée et le grand
train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n’était pas
absolu, la raison de ce plaisir nouveau que goûtait Swann, c’était de
pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées
presque étrangères à son amour, à son chagrin. A cet égard cette
personnalité, que lui attribuait ma grand’tante, de «fils Swann»,
distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était
celle où il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pour
l’anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu’elle pouvait
souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des
places pour des galas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des
fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé
une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui,
lui avait écrit, en lui rendant compte qu’elle n’avait pas pris tous
les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c’est
la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chez Chevet où
elles étaient plus belles, etc., «chaque fruit visité et examiné un
par un par moi». Et en effet, par les remerciements de la princesse,
il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires.
Mais surtout le «chaque fruit visité et examiné un par un par moi»
avait été un apaisement à sa souffrance, en emmenant sa conscience
dans une région où il se rendait rarement, bien qu’elle lui appartînt
comme héritier d’une famille de riche et bonne bourgeoisie où
s’étaient conservés héréditairement, tout prêts à être mis à son
service dès qu’il le souhaitait, la connaissance des «bonnes adresses»
et l’art de savoir bien faire une commande.

Certes, il avait trop longtemps oublié qu’il était le «fils Swann»
pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir
plus vif que ceux qu’il eût pu éprouver le reste du temps et sur
lesquels il était blasé; et si l’amabilité des bourgeois, pour
lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de
l’aristocratie (mais plus flatteuse d’ailleurs, car chez eux du moins
elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d’altesse,
quelques divertissements princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait
lui être aussi agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou
seulement d’assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses
parents dont les uns avaient continué à le voir—comme mon grand-père
qui, l’année précédente, l’avait invité au mariage de ma mère—et dont
certains autres le connaissaient personnellement à peine mais se
croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne
successeur de feu M. Swann.

Mais, par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi eux, les gens
du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa
maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à
considérer ses brillantes amitiés, le même appui hors de lui-même, le
même confort, qu’à regarder les belles terres, la belle argenterie, le
beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s’il
tombait chez lui frappé d’une attaque ce serait tout naturellement le
duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron
de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait
la même consolation qu’à notre vieille Françoise de savoir qu’elle
serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou
si finement que cela ne donnait qu’une plus haute idée du soin de
l’ouvrière), linceul de l’image fréquente duquel elle tirait une
certaine satisfaction, sinon de bien-être, au moins d’amour-propre.
Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions, et de ses
pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment dominé
et dirigé par le sentiment inavoué qu’il lui était peut-être pas moins
cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que le plus ennuyeux
fidèle des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il
était l’homme exquis par excellence, qu’on faisait tout pour attirer,
qu’on se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à
l’existence d’une vie plus heureuse, presque à en éprouver l’appétit,
comme il arrive à un malade alité depuis des mois, à la diète, et qui
aperçoit dans un journal le menu d’un déjeuner officiel ou l’annonce
d’une croisière en Sicile.

S’il était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas
leur faire de visites, c’était de lui en faire qu’il cherchait à
s’excuser auprès d’Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin
du mois, pour peu qu’il eût un peu abusé de sa patience et fût allé
souvent la voir, si c’était assez de lui envoyer quatre mille francs),
et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un
renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’elle avait
rencontré allant chez elle, et qui avait exigé qu’il l’accompagnât. Et
à défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui
dire comme spontanément, au cours de la conversation, qu’il se
rappelait avoir à parler à Swann, qu’elle voulût bien lui faire
demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann
attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen
n’avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de
fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le
voyait peu, et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait: «Je suis
toujours libre» et «Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me
faire?», maintenant, chaque fois qu’il voulait la voir, elle invoquait
les convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait
d’aller à une fête de charité, à un vernissage, à une première, où
elle serait, elle lui disait qu’il voulait afficher leur liaison,
qu’il la traitait comme une fille. C’est au point que pour tâcher de
n’être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu’elle
connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il
avait été lui-même l’ami, alla le voir un jour dans son petit
appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d’user de
son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle
parlait à Swann, de mon oncle, des airs poétiques, disant: «Ah! lui,
ce n’est pas comme toi, c’est une si belle chose, si grande, si jolie,
que son amitié pour moi. Ce n’est pas lui qui me considérerait assez
peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics»,
Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser
pour parler d’elle à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priori
d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de
ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de
l’expérience. «Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme
au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est
Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le
monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous
et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu
ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors,
au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous
lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le tort
qu’un salut de moi lui cause?»

Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne
l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver
partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à
Swann qu’elle venait d’avoir une déception en voyant que mon oncle
était pareil à tous les hommes: il venait d’essayer de la prendre de
force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer
mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra.
Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu’il
avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits
relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle
Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être
là qu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un
devant lui, relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette
avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait avant de les
connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus impossible de
croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à tout
jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu
comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur
l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il
crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette
qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à
Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une
sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se
rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient qu’il
connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de
nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là
rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se
rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant
qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de
plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était seulement
pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se
penchait avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers
l’abîme sans fond où étaient allées s’engloutir ces années du début du
Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la promenade des
Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une
profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée
un poète; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la
chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu l’aider à
comprendre quelque chose du sourire ou des regards—pourtant si
honnêtes et si simples—d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui
interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour
tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, de la bella
Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la
regardait, il songeait; elle lui disait: «Comme tu as l’air triste!»
Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une
créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait
passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue; inversement il lui
était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop
connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression
parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait: «Qu’est-ce
que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de
Crécy? Ces réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des
autres»; il pensait que cette légende—fût-elle authentique—était
extérieure à Odette, n’était pas en elle comme une personnalité
irréductible et malfaisante; que la créature qui avait pu être amenée
à mal faire, c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié
pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait
serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un jour
à posséder toute, s’il réussissait à se rendre indispensable à elle.
Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la
préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient
souffrir Swann; elle écartait ses cheveux avec ses mains; son front,
sa figure paraissaient plus larges; alors, tout d’un coup, quelque
pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en existe
dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait dans ses yeux
comme un rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme
une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en
Odette à ce moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement
regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation
mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu’ils
devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme
en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard
(comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des
sacrifices que l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments
étaient rares, et que maintenant il la voyait peu! Même pour leur
rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si
elle pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle le trouverait
toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne
d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était
obligée d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle,
et même si après qu’elle avait fait venir Swann des amis demandaient à
Odette, quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au
théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s’habillait à la
hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa toilette, chaque
mouvement qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait
la quitter, où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible; et quand,
enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards
tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu de rouge à
ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de
soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste
qu’elle ne pouvait réprimer un geste d’impatience et disait: «Voilà
comme tu me remercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi
qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir
pour une autre fois!» Parfois, au risque de la fâcher, il se
promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d’une
alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.
D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était
bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelqu’un qui connaissait fût-ce indirectement l’homme avec qui elle
était sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel
renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amis pour lui
demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le
repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de
transférer à un autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que Swann
n’était guère plus avancé quand il avait certains renseignements.
Savoir ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que
nous savons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans
notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous donne
l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes
les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre M. de Charlus et
elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que quand M. de
Charlus sortait avec elle c’était par amitié pour lui et qu’il ne
ferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait.
Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui
était impossible de le voir un certain soir, elle avait l’air de tenir
tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce
que M. de Charlus fût libre de l’accompagner. Le lendemain, sans oser
poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en
ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en
donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentait plus
soulagé, car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa soirée
aux plaisirs les plus innocents. «Mais comment, mon petit Mémé, je ne
comprends pas bien..., ce n’est pas en sortant de chez elle que vous
êtes allés au musée Grévin? Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non?


 


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