Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

Part 7 out of 9



Oh! que c’est drôle! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit
Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat
Noir, c’est bien une idée d’elle... Non? c’est vous. C’est curieux.
Après tout ce n’est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître
beaucoup de monde? Non? elle n’a parlé à personne? C’est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux
tous seuls? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit
Mémé, je vous aime bien.» Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il
était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine,
d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: «J’ai
vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais
pas»), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état
solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en
bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots: «Elle ne
connaissait personne, elle n’a parlé à personne», comme ils
circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles,
respirables! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odette
devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs
qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le
rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.

Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait
suffi pour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et contre laquelle
la présence d’Odette, la douceur d’être auprès d’elle était le seul
spécifique (un spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien
des remèdes, mais du moins calmait momentanément la souffrance), il
lui aurait suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez
elle tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure
du retour dans l’apaisement de laquelle seraient venues se confondre
les heures qu’un prestige, un maléfice lui avaient fait croire
différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il revenait chez
lui; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de
songer à Odette; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler
en lui des pensées assez joyeuses; c’est le cœur plein de l’espoir
d’aller le lendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit
et éteignait sa lumière; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il
cessait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait même pas
conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un
frisson glacé refluait en lui et il se mettait à sangloter. Il ne
voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait les yeux, se disait en
riant: «C’est charmant, je deviens névropathe.» Puis il ne pouvait
penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait
recommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en
jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une
activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si
cruelle qu’un jour apercevant une grosseur sur son ventre, il
ressentit une véritable joie à la pensée qu’il avait peut-être une
tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien, que
c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet,
jusqu’à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui
arriva souvent sans se l’avouer de désirer la mort, c’était pour
échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à la monotonie de son
effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimerait
plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait
enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans
l’après-midi, elle était ou non couchée avec Forcheville. Souvent
pendant quelques jours, le soupçon qu’elle aimait quelqu’un d’autre le
détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui
rendait presque indifférente, comme ces formes nouvelles d’un même
état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des
précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par
aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au
réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille
pendant la journée, il avait comme dilué la sensation dans le torrent
des impressions différentes. Mais elle n’avait pas bougé de place. Et
même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si
importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez
vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il
ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau
fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières
fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait
entièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu certaines
occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement
rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés
ou des amis d’autrefois, qui, parce qu’ils étaient les seuls qu’elle
lui citait souvent comme l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann
former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. A cause du ton
dont elle lui disait de temps à autre «le jour où je vais avec mon
amie à l’Hippodrome», si, s’étant senti malade et ayant pensé:
«peut-être Odette voudrait bien passer chez moi», il se rappelait
brusquement que c’était justement ce jour-là, il se disait: «Ah! non,
ce n’est pas la peine de lui demander de venir, j’aurais dû y penser
plus tôt, c’est le jour où elle va avec son amie à l’Hippodrome.
Réservons-nous pour ce qui est possible; c’est inutile de s’user à
proposer des choses inacceptables et refusées d’avance.» Et ce devoir
qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequel Swann
s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable; mais ce
caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre
plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à
lui. Si Odette dans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait
éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux questions de celui-ci
en rattachant l’existence de l’inconnu à un des deux ou trois grands
devoirs dont elle lui parlait, si, par exemple, elle disait: «C’est un
monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à
l’Hippodrome», cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en
effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autre invités qu’Odette
dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ou réussi à
se les figurer. Ah! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allait
à l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette! Comme il aurait
donné toutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait
l’habitude de voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de
magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Ne
lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles contenaient de la vie
d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souffrances? Comme il
aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites
gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt,
soit par simplicité véritable. Comme il eût volontiers élu domicile à
jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette
ne l’emmenait pas, et où, s’il y avait habité avec la petite
couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant d’être
l’amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces
quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais
douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre
indéfiniment.

Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait
s’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût
remarquer sur le visage d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le
jour où il était venu pour la voir pendant que Forcheville était là.
Mais c’était rare; car les jours où malgré tout ce qu’elle avait à
faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir
Swann, ce qui dominait maintenant dans son attitude était l’assurance:
grand contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction naturelle
de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle l’avait connu,
elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand elle
commençait une lettre par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort
que je peux à peine écrire» (elle le prétendait du moins et un peu de
cet émoi devait être sincère pour qu’elle désirât d’en feindre
davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour
soi, que pour ceux qu’on aime. Quand notre bonheur n’est plus dans
leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on
jouit auprès d’eux! En lui parlant, en lui écrivant, elle n’avait plus
de ces mots par lesquels elle cherchait à se donner l’illusion qu’il
lui appartenait, faisant naître les occasions de dire «mon», «mien»,
quand il s’agissait de lui: «Vous êtes mon bien, c’est le parfum de
notre amitié, je le garde», de lui parler de l’avenir, de la mort
même, comme d’une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout
de qu’il disait, elle répondait avec admiration: «Vous, vous ne serez
jamais comme tout le monde»; elle regardait sa longue tête un peu
chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient:
«Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez, mais il est chic: ce
toupet, ce monocle, ce sourire!», et, plus curieuse peut-être de
connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle
disait:

—«Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là!»

Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton
parfois irrité, parfois indulgent:

—«Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!»

Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le
souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même
aptitude qui permet de découvrir les intentions d’un morceau
symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d’un
enfant quand on connaît sa parenté: «Il n’est pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce
sourire!», réalisant dans leur imagination suggestionnée la
démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une
tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait:

—«Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans
cette tête-là.»

Toujours prêt à croire ce qu’il souhaitait si seulement les manières
d’être d’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait
avidement sur cette parole:

—«Tu le peux si tu le veux, lui disait-il.»

Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire
travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se
vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai
d’ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu’une indiscrète et
insupportable usurpation de sa liberté. «Si elle ne m’aimait pas un
peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me
transformer, il faudra qu’elle me voie davantage.» Ainsi trouvait-il
dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt,
d’amour peut-être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu
qu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui
faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle
n’aimait pas son cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre
elle, qu’en tous cas il n’était pas avec lui de l’exactitude et de la
déférence qu’elle voulait. Elle sentait qu’il désirait lui entendre
dire: «Ne le prends plus pour venir chez moi», comme il aurait désiré
un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit; il fut
attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la
douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos
qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se
rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit:

—Je crois pourtant qu’elle m’aime; elle est si gentille pour moi, ce
que je fais ne lui est certainement pas indifférent.

Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un
ami qu’il devait laisser en route, l’autre lui disait:

—«Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège?», avec quelle joie
mélancolique Swann lui répondait:

—«Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand
je vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle
ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux-tu, les femmes, tu
sais! je sais que ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui! je n’aurais
eu qu’à prendre Rémi! j’en aurais eu une histoire!»

Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui
étaient maintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann en
souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme c’était
progressivement, jour par jour, qu’Odette s’était refroidie à son
égard, ce n’est qu’en mettant en regard de ce qu’elle était
aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pu sonder la
profondeur du changement qui s’était accompli. Or ce changement
c’était sa profonde, sa secrète blessure, qui lui faisait mal jour et
nuit, et dès qu’il sentait que ses pensées allaient un peu trop près
d’elle, vivement il les dirigeait d’un autre côté de peur de trop
souffrir. Il se disait bien d’une façon abstraite: «Il fut un temps où
Odette m’aimait davantage», mais jamais il ne revoyait ce temps. De
même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il s’arrangeait à
ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant et en
sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème
qu’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les
lettres où elle disait: «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je
ne vous aurais pas laissé le reprendre» et: «A quelque heure du jour
et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et
disposez de ma vie», de même il y avait en lui une place dont il ne
laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s’il le
fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à passer
devant elle: c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux.

Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était
allé dans le monde.

C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette
année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui
servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu
successivement aller à toutes les précédentes et n’avait pu s’y
résoudre, avait reçu, tandis qu’il s’habillait pour se rendre à
celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de
retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l’aider à
s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui
avait répondu:

—«Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais le
plus grand plaisir que vous puissiez me faire c’est d’aller plutôt
voir Odette. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle.
Je crois qu’elle ne sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne
couturière où du reste elle sera sûrement contente que vous
l’accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez
de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez
arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous
pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des
jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une
croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je? Quant à ce
soir, je ne compte pas la voir; maintenant si elle le désirait ou si
vous trouviez un joint, vous n’avez qu’à m’envoyer un mot chez Mme de
Saint-Euverte jusqu’à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que
vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime.»

Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il
l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann
arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la
soirée rue La Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence
à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier
aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant
plus un but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa
descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur vie
domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs
invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter la
vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les
héritiers des «tigres» de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de
la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient dehors devant
l’hôtel sur le sol de l’avenue, ou devant les écuries, comme des
jardiniers auraient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La
disposition particulière qu’il avait toujours eue à chercher des
analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées
s’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale;
c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché,
qui se présentait à lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule
où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans
son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y
était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants qu’il
y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’il venait de quitter, ou
bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour la première
fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi
tardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de
pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui,
soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et,
rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.

L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à
l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des
supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses
affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la
douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il
semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son
chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure
donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait
presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses
aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en
roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une
bête captive dans les premières heures de sa domesticité.

A quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile,
sculptural, inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit
dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur
son bouclier, tandis qu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de
lui; détaché du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de
Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène,
qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç’eût
été le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il
semblait précisément appartenir à cette race disparue—ou qui peut-être
n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des
Eremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore—issue de
la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du
Maître ou quelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux
roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient
largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque
qu’étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la
création elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses
simples formes des richesses si variées et comme empruntées à toute la
nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et
fleurissant diadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet
d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une
torsade de serpent.

D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un
escalier monumental que leur présence décorative et leur immobilité
marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:
«l’Escalier des Géants» et dans lequel Swann s’engagea avec la
tristesse de penser qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah! avec quelle
joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et
casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de
laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une
avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand
Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler d’elle,
vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était
pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de
sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de
plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré
de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le
service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide
et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et
dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des
hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le
mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant
le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux
invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui
vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine,
y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être
demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs
à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de
leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de
rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur
aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat
pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur
niche; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les
dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de
l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face blême,
avec une petite queue de cheveux, noués d’un catogan, derrière la
tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swann
passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant
de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa
alors un petit vestibule qui,—tel que certaines pièces aménagées par
leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont
elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne contiennent rien
d’autre—, exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de
Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de
pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressant sur son hausse-col
rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de
feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries
d’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son
regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une
impassibilité militaire ou une foi surnaturelle,—allégorie de
l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du
branle-bas,—d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de
cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne
restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un
huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant,
comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la
maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait
permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un
paillasson lui serra le cœur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,
au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques
succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages qu’il
connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs
traits,—au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à
l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là
un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de
politesses à rendre,—reposaient, coordonnés seulement par des rapports
esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au
milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux
monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au
plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés
maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui
apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce
qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté
qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un
tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles
qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle
du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa
figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il
éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une
blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais
qu’il était indécent d’exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté
ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à
la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait
Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers,
comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un
regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de
sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt
des programmes et à la qualité des rafraîchissements.

—Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit
à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant
que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde,
ajouta: «Vous avez bonne mine, vous savez!» pendant que M. de Bréauté
demandait:

—«Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici?»
à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil un
monocle, son seul organe d’investigation psychologique et
d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux,
en roulant l’r:

—«J’observe.»

Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune
bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil
où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est
inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis
une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme
capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé,
entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de
gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui,
dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique
tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants
d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux
plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées
qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de
volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa
grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu
des fêtes, en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme
pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement
avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du
vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela
à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue,
cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se
cache son repaire.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pour
entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un
coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames
déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer
et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient
cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et
suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et
n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur
éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer,
comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse
d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très
lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à
toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame
obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein
d’une mélancolique ironie, Swann les regardait écouter l’intermède de
piano («Saint François parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait
succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose.
Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches
sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de
trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres,
et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de
dénégation qui signifiaient: «Ce n’est pas croyable, je n’aurais
jamais pensé qu’un homme pût faire cela», Mme de Cambremer, en femme
qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa
tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la
rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles
(avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les
douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et
disent: «Que voulez-vous!») qu’à tout moment elle accrochait avec ses
solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les
raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela
d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais
un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée
favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle
tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque
honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart,
peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était
méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou
peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de
quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme
de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa
parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en
caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises
byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une
colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage les mots qu’il est
censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais
reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des
Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la
remplissait de colère, mais aussi de fierté; car à force de dire aux
personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que
c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse
Mathilde—ce que sa famille ultra-légitimiste ne lui aurait jamais
pardonné, elle avait fini par croire que c’était en effet la raison
pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se
rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des
Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le
rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce
souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à
moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle.» Grâce à
la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en
arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête
posée presque horizontalement faisait penser à la tête «rapportée»
d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses
plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et
boulotte; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres
qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont
forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour
se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes,
de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et
fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son
corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux
des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un
désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait
subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en
relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent
de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte
qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent
que «chez mes cousins de Guermantes», «chez ma tante de Guermantes»,
«la santé d’Elzéar de Guermantes», «la baignoire de ma cousine de
Guermantes». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle
répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait
rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait
cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que
si elle ne le connaissait pas personnellement c’était en vertu de tous
les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules
touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les
professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le
thorax.

Or, la princesse des Laumes qu’on ne se serait pas attendu à voir chez
Mme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer
qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon où elle ne
venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était
entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à
fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de
l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte
d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est
là; et, bornant simplement son regard—pour ne pas avoir l’air de
signaler sa présence et de réclamer des égards—à la considération d’un
dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à
l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien
qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès
que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui
était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais
ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait
passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes
n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât
double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle
avait horreur de ce qu’elle appelait «les exagérations» et tenait à
montrer qu’elle «n’avait pas à» se livrer à des manifestations qui
n’allaient pas avec le «genre» de la coterie où elle vivait, mais qui
pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la
faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe
chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un milieu
nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette
gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on
jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique
qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas
faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance
vis-à-vis de la maîtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par
une «cote mal taillée» ses sentiments contradictoires, tantôt elle se
contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans
ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose,
givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et
charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse
voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la
mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Le
pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un
prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un
sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé.
Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col
sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles,
qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien
loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu
espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet
écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément,—d’un retour
plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui
résonnerait jusqu’à faire crier,—vous frapper au cœur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations,
n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son
manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples
imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le
bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et
à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce qu’on a
jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à
la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais
aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie.
Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait
perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais
n’y trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de
Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa
jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui
touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à
l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales)
méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin
de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un
groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à
des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait
aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il
y a quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg
Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite
à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner
aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était
morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois
sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues
pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et
n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes
put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une
appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude
qu’elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta
d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura «C’est toujours charmant»,
avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de
délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement
froissées comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son
regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de
sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train
de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que bien rarement
l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait
lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait
pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot
la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant
tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui
rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse
Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle
n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air
de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche
et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois
arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une
main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari?» de
la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La
princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était
destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un
et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de
son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui
répondit:

—Mais le mieux du monde!

Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et
refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince,
Mme de Gallardon dit à sa cousine:

—Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers
invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle
n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom),
je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez
moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir
ton appréciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un
service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de
Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle
cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de
recueillir l’opinion d’un gourmet.

—Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je
l’aime!

—Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie..., cela lui ferait grand
plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la
princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.

La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller
chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été
privée—par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de
son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne—d’une soirée à
laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à
beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations,
qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de
le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de
voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de
cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de
l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus,
qui descend de Mérimée,—et a trouvé sa dernière expression dans le
théâtre de Meilhac et Halévy,—elle l’adaptait même aux rapports
sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait
d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne
développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du
désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de
lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non
possible de s’y rendre.

—Ecoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain
soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis
longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la
meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous
restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la
quitter.

—Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?

—Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je
vais tâcher qu’il me voie.

—C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de
Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant
dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et
la belle-sœur de deux archevêques!

—J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des
Laumes.

—Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses
grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à
leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?

—Je suis sans lumières à ce sujet.

Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir
terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis
que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann,
Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres
sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie
d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a
l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du
faubourg Saint-Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait
de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de
particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens
de tout le reste. A partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la
remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche
apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que
tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de
rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la
direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle
déplaçait parallèlement son sourire aimanté.

—Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait
jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et
d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de
dire quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que
ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi,
est-ce vrai?

—Mais... tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des
Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais
venu.

Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui
scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira
l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du
piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de
Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père
malade.

—Mais comment, princesse, vous étiez là?

—Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles
choses.

—Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!

—Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long
seulement parce que je ne vous voyais pas.

Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui
répondit:

—Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!

Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de
grande dame, un petit siège sans dossier:

—Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir
droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire
conspuer.

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était
à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un
plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme
de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en
aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme
ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des
yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa
reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant,
quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans
inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour
objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant
à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,
du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle n’y
tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle
était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à
peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord,
le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie
de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle
et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.

—Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le
général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu
saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux.
Est-ce donc une artiste?

—Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu
dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière
moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte,
mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des
«gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très
répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas
idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous
qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte?
Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les
rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont
magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces
figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!

—Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le
général.

—Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la
princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle
en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets,
petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie
Guermantes.

—Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait
pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?

—Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce
n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,
répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon
et aux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder
Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié
par amabilité pour le général: «Pas agréable... pour son mari! Je
regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous
aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien
fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous
dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller
la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie
ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs
je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir
ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les
Iéna.»

—«Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général.
Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi,
ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait
changé un pansement, tandis que la princesse détournait
instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose
bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son
genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros.»

—Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur
un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette
princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement
parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh!
non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je
n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux
m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde
savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais
enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois,
il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous
dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison... Pensez que tous
leurs meubles sont «Empire!»

—Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de
leurs grands-parents.

—Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je
comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais
au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous
voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet
horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des
baignoires.

—Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la
fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de...

—Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de
l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau...
puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a
héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de
Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la
question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir
même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les
connaissais, mais... je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit
quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens
qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je
fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient
entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient
peut-être très mal! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui
arrachait, en donnant à son regard fixé sur le général une expression
rêveuse et douce.

—«Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de
joie...»

—«Mais non, pourquoi?» lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,
soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était
une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de
l’entendre dire au général. «Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur
serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais
pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les
personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que
je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs,
voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît
sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très
portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners,
mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table... Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas...»

—Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!

—Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là... il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!

—Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.

—Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,—et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:

—Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.

—Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite...
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.

Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.

—Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous êtes aussi son voisin de campagne?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de
causer avec Swann s’était éloignée.

—Mais vous l’êtes vous-même, princesse.

—Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
j’aimerais être à leur place!

—Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.

—Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit
juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

—Il ne commence pas mieux, répondit Swann.

—En effet cette double abréviation!...

—C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas
osé aller jusqu’au bout du premier mot.

—Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse
de m’ennuyer.

Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet—à moins que ce ne fût pour cause—une grande analogie dans la
façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos
de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes
idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant
toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va
pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui
avait parlé d’Odette.

—Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que
vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.

—Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays
«pittoresques».

—Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être
heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y
parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l’eau... je serais bien malheureux!

—Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui
m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux... et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince... ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé...
Pensez que je ne vous vois plus jamais!

Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique
pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son
concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari,
il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit
idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une
personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on
daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il
fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

—Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?

Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur
de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation
avec le général:

—«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont Dumont d’Urville
ramena les cendres, La Pérouse...(et Swann était déjà heureux comme
s’il avait parlé d’Odette.) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique.»

—Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il
a sa rue.

—Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air
agité.

—Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!

—Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie
rue, si triste.

—Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce
n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.

Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle
aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un
d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en
avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la
main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle
avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens
les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange;
d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à
leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.

—On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le
général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en
aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de
rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules
le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour,
incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre
chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état
subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la
connaissait, d’où elle était entièrement absente.

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette
apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la
main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir
déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir
avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût
eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas!» tous ses souvenirs du temps où
Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient
réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument,
sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du
bonheur.

Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps
où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans
trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses
lèvres—l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il
avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant»—le rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?», il sentit l’odeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse»
pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies
d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes
mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui
avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait
une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il
ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne
pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent
dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre!» elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la
curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné
qu’il lui fit la faveur,—redoutée au contraire par lui en ce temps-là
comme une cause d’ennuyeux dérangements—de l’y laisser pénétrer; comme
elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un
fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait:
«Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui
avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un
restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé;
mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit
de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que
s’y est-il passé?» Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait
boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet—nuit d’un temps où il n’avait même pas à
se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,—appartenait bien à un monde
mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées, Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de
suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils
étaient pleins de larmes. C’était lui-même.

Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre
lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit
souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant
qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas
d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il
eut ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle
qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée
duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.

Il y a dans le violon,—si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas
rapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité—des
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève
les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se
débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un
être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet,
et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la
cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la
sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de
cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante
et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à
mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression
qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que
si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors
que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait
plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint
par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût
l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: «Qu’est-ce, cela? tout cela n’est rien.» Et la
pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui
lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance
illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette
même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable,
quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui
considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est
que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir
sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie
positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait
la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était
eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui
est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout
autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée,
rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter
leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants—si seulement ils
étaient un peu musiciens—qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie,
en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui
révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la
musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre
ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de
signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un
parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il
s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles
qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais
en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité
de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la
première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses
ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont
trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre
insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que
nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une
conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi
bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la
«Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à
sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres
notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du
relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les
perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la
lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre
d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous
représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre
condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme
dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux
différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.

Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle
appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques
instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec
ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en
suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente,
si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment,
s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait
suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.

Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du
dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann
n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann
écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais.» Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort...» Mais
un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort... depuis les
tables tournantes!»

A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il n’avait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
«Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
elle était absente—car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
douleur—c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
voyage renaissait en lui,—sans qu’il se rappelât que ce voyage était
impossible—et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
ces avantages: sa situation,—sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
une arrière-pensée de se faire épouser par lui),—cette amitié de M. de
Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estime—et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette—il
songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
croit.» Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.

Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
marché de la vie d’Odette.

Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
«Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville.» Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
jamais aimé.

Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre),
de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut
tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de
lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait
chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de
Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu
aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans
liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était
plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,
de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte
ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais
approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui
avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de
raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de
l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais
foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche mais
saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamais rencontré
personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui
avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on
prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche,
et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser
de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de
témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son
esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu
de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions.
Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut
soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon
cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le
savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque
idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du
mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le
prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de
Charlus. Mais à cause de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes
susceptibilités; et puis c’était une nature froide sans doute, mais
aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il
songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur
prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de
natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle
de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût
révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité,
comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes
pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du
cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait
pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer
ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de
Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et
délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu
honorable qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu
compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais
éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans
la société d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il
maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur
ses actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement
ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent
avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a
peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir
une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait
pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la
bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et
puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos
défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous
envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir
autrement que des gens de notre monde. Il soupçonna aussi mon
grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il
avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore
Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage
la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux
artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées
sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients,
presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la
corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette
lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de
scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette
scélératesse fût cachée dans le tuf—inexploré d’autrui—du caractère de
l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du
grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les
hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il
connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser
de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois
ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son
mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient
fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il
se dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent incapables d’infamie,
du moins, que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se
soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables.
Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait
soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être
cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en
inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette
n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait
l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une
vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
s’humilier et de rougir de ses actes.

Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
«marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
n’es pas de marbre.» Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
«Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
un nouveau mouvement en arrière.

Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l’innocence, et qui—comme par exemple Odette—sont plus éloignées
qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie.» Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.

—Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
vrai, avec elle ou avec une autre.

Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous à la Revue?» Mais ce hochement de tête affecté ainsi
d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.

—Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
malheureux.

—Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.»

Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se débarrasser de lui:

—Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.

—Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?

Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.

—«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement!»

Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:

—Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

—Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-être deux ou trois fois.

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort
depuis les tables tournantes.» Cette souffrance qu’il ressentait ne
ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois»,
dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première
fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne
réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une
certaine femme mais il y en avait des centaines d’autres et il comprit
quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n’avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son
âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de
refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui
tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les
forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne
l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes
les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et
comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une
convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de
Swann, d’elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il
se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui
le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les
émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles
produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que
l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son cœur,
reprit sa respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa torture.
Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait
pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui
faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur
la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne
trouvait pas qu’il eut assez souffert et cherchait à lui faire
recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinité
méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne
fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son
supplice ne s’aggrava pas.

—Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je
connais?

—Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je
n’ai pas été jusque-là.

Il sourit et reprit:

—Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne
puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne,
cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce
que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les
choses. Ce qui est affreux c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais
tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie
de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini.
Seulement ce mot: «Il y a combien de temps?»

—Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c’est tout ce qu’il
y a de plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux
absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle,
avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.

—Oh! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais.
Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux
pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce
soir-là; tu comprends bien qu’il n’est pas possible que tu ne te
rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.

—Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu
es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des
Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait
sa véracité. A une table voisine il y avait une femme que je n’avais
pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit: «Venez donc derrière le
petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau.» D’abord j’ai
bâillé et j’ai répondu: «Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.»
Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je
lui ai dit «cette blague!» je savais bien où elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout
naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou
pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le visage de Swann, elle
changea de ton:

—Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des
mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.
Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à
ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il
n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien,
qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui
et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe
et d’atroce; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette
ouverture béante, ce moment dans l’Ile du Bois. Odette sans être
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle
avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant
voyait tout; le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait
répondre—gaiement, hélas!: «Cette blague»!!! Il sentait qu’elle ne
dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation
nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:

—Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,
c’est fini, je n’y pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne
savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa
mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une
blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le
dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris
l’habitude de trouver la vie intéressante—d’admirer les curieuses
découvertes qu’on peut y faire—que tout en souffrant au point de
croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,
il se disait: «La vie est vraiment étonnante et réserve de belles
surprises; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne
croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si
simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui
semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation
invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien
plus que ce qu’on eût pu soupçonner.» Mais il ne pouvait pas se borner
à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la
valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait
conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se
renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits: «Je
voyais bien où elle voulait en venir», «Deux ou trois fois», «Cette
blague!» mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de
Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau
coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher
d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux,
il se redisait ces mots: «Je suis bien ici», «Cette blague!», mais la
souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il
s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si
légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves
comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes
à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer
qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient
pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours
guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux
qui veut priver les autres d’un plaisir.» Par quelle trappe
soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour
Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité
dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle
n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre
mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche
Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du
Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec
indifférence autrefois: «Quand on se sent pris d’amour pour une femme,


 


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