French Lyrics
by
Arthur Graves Canfield

Part 5 out of 8



J'ai cree la Pudeur, j'ai concu la Justice;
Mon coeur fut leur berceau.

Seul je m'enquiers des fins et je remonte aux causes.
A mes yeux l'univers n'est qu'un spectacle vain.
Dusse-je m'abuser, au mirage des choses
Je prete un sens divin.

Je defie a mon gre la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me demens,
Je n'en crois que mes voeux, et fais de l'esperance
Meme avec mes tourments.

Pour combler le neant, ce gouffre vide et morne,
S'il suffit d'aspirer un instant, me voila!
Fi de cet ici-bas! Tout m'y cerne et m'y borne;
Il me faut l'au-dela!

Je veux de l'eternel, moi qui suis l'ephemere.
Quand le reel me presse, imperieux, brutal,
Pour refuge au besoin n'ai-je pas la chimere
Qui s'appelle Ideal?

Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l'ether etoile contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes,
J'ai le mien dans mon coeur!




LECONTE DE LISLE


LES MONTREURS

Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussiere,
La chaine au cou, hurlant au chaud soleil d'ete,
Promene qui voudra son coeur ensanglante
Sur ton pave cynique, o plebe carnassiere!

Pour mettre un feu sterile en ton oeil hebete,
Pour mendier ton rire ou ta pitie grossiere,
Dechire qui voudra la robe de lumiere
De la pudeur divine et de la volupte.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dusse-je m'engloutir pour l'eternite noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie a tes huees,
Je ne danserai pas sur ton treteau banal
Avec tes histrions et tes prostituees.


MIDI

Midi, roi des etes, epandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L'air flamboie et brule sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.

L'etendue est immense, et les champs n'ont pas d'ombre
Et la source est tarie ou buvaient les troupeaux;
La lointaine foret, dont la lisiere est sombre,
Dort la-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands bles muris, tels qu'une mer doree
Se deroulent au loin, dedaigneux du sommeil;
Pacifiques enfants de la terre sacree,
Ils epuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur ame brulante,
Du sein des epis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S'eveille, et va mourir a l'horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couches parmi les herbes.
Bavent avec lenteur sur leurs fanons epais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe interieur qu'ils n'achevent jamais.

Homme, si, le coeur plein de joie ou d'amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis! la nature est vide et le soleil consume:
Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.

Mais si, desabuse des larmes et du rire,
Altere de l'oubli de ce monde agite,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Gouter une supreme et morne volupte,

Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin;
Et retourne a pas lents vers les cites infimes,
Le coeur trempe sept fois dans le neant divin.


NOX

Sur la pente des monts les brises apaisees
Inclinent au sommeil les arbres onduleux;
L'oiseau silencieux s'endort dans les rosees,
Et l'etoile a dore l'ecume des flots bleus.

Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages,
Une molle vapeur efface les chemins;
La lune tristement baigne les noirs feuillages;
L'oreille n'entend plus les murmures humains.

Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forets gemit la grande voix,
Et l'air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.

Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel!
Montez, et demandez aux etoiles sereines
S'il est pour les atteindre un chemin eternel.

O mers, o bois songeurs, voix pieuses du monde,
Vous m'avez repondu durant mes jours mauvais,
Vous avez apaise ma tristesse infeconde,
Et dans mon coeur aussi vous chantez a jamais!


L'ECCLESIASTE

L'ecclesiaste a dit: Un chien vivant vaut mieux
Qu'un lion mort. Hormi, certes, manger et boire,
Tout n'est qu'ombre et fumee. Et le monde est tres vieux,
Et le neant de vivre emplit la tombe noire.

Par les antiques nuits, a la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d'un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siege d'ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gemissais ainsi,
L'irrevocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d'un seul bond s'engloutirait en elle.

Moi, toujours, a jamais, j'ecoute, epouvante,
Dans l'ivresse et l'horreur de l'immortalite,
Le long rugissement de la Vie eternelle.


LA VERANDAH

Au tintement de l'eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l'Iran melent leurs frais murmures,
Et les ramiers reveurs leurs roucoulements doux.
Tandis que l'oiseau grele et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mures,
Les rosiers de l'Iran melent leurs frais murmures
Au tintement de l'eau dans les porphyres roux.

Sous les treillis d'argent de la verandah close,
Dans l'air tiede embaume de l'odeur des jasmins,
Ou la splendeur du jour darde une fleche rose,
La Persane royale, immobile, repose,
Derriere son col brun croisant ses belles mains,
Dans l'air tiede, embaume de l'odeur des jasmins,
Sous les treillis d'argent de la verandah close.

Jusqu'aux levres que l'ambre arrondi baise encor,
Du cristal d'ou s'echappe une vapeur subtile
Qui monte en tourbillons legers et prend l'essor,
Sur les coussins de soie ecarlate, aux fleurs d'or,
La branche du huka rode comme un reptile
Du cristal d'ou s'echappe une vapeur subtile
Jusqu'aux levres que l'ambre arrondi baise encor.

Deux rayons noirs, charges d'une muette ivresse,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts a demi;
Un songe l'enveloppe, un souffle la caresse;
Et parce que l'effluve invincible l'oppresse,
Parce que son beau sein qui se gonfle a fremi,
Sortent de ses longs yeux entr'ouverts a demi
Deux rayons noirs, charges d'une muette ivresse.

Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l'Iran ont cesse leurs murmures,
Et les ramiers reveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L'oiseau grele et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mures.
Les rosiers de l'Iran ont cesse leurs murmures,
Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux.


LES ELFES

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Du sentier des bois aux daims familier,
Sur un noir cheval, sort un chevalier.
Son eperon d'or brille en la nuit brune;
Et, quand il traverse un rayon de lune,
On voit resplendir, d'un reflet changeant,
Sur sa chevelure un casque d'argent.

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Ils l'entourent tous d'un essaim leger
Qui dans l'air muet semble voltiger.
--Hardi chevalier, par la nuit sereine,
Ou vas-tu si tard? dit la jeune Reine.
De mauvais esprits hantent les forets;
Viens danser plutot sur les gazons frais.

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

--Non! ma fiancee aux yeux clairs et doux
M'attend, et demain nous serons epoux.
Laissez-moi passer, Elfes des prairies,
Qui foulez en rond les mousses fleuries;
Ne m'attardez pas loin de mon amour,
Car voici deja les lueurs du jour.--

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

--Reste, chevalier. Je te donnerai
L'opale magique et l'anneau dore,
Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filee au clair de la lune.
--Non! dit-il.--Va donc!--Et de son doigt blanc
Elle touche au coeur le guerrier tremblant.

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Et sous l'eperon le noir cheval part.
Il court, il bondit et va sans retard;
Mais le chevalier frissonne et se penche;
Il voit sur la route une forme blanche
Qui marche sans bruit et lui tend les bras:
--Elfe, esprit, demon, ne m'arrete pas!--

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

--Ne m'arrete pas, fantome odieux!
Je vais epouser ma belle aux doux yeux.
--O mon cher epoux, la tombe eternelle
Sera notre lit de noce, dit-elle.
Je suis morte!--Et lui, la voyant ainsi,
D'angoisse et d'amour tombe mort aussi.

Couronnes de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.


LES ELEPHANTS

Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissee en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L'horizon aux vapeurs de cuivre ou l'homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l'antre eloigne de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
La-bas, sous les dattiers des pantheres connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L'air epais, ou circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffe dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l'ecaille etincelle.

Tel l'espace enflamme brule sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les elephants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal a travers les deserts.

D'un point de l'horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussiere, et l'on voit,
Pour ne pas devier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sur crouler au loin les dunes.

Celui qui; tient la tete est un vieux chef. Son corps
Est gerce comme un tronc que le temps ronge et mine;
Sa tete est comme un roc, et l'arc de son echine
Se voute puissamment a ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hater sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux;
Et, creusant par derriere un sillon sablonneux,
Les pelerins massifs suivent leur patriarche.

L'oreille en eventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l'oeil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l'air embrase monte en brume;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu'importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plisse?
Ils revent en marchant du pays delaisse,
Des forets de figuiers ou s'abrita leur race.

Ils reverront le fleuve echappe des grands monts,
Ou nage en mugissant l'hippopotame enorme,
Ou, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en ecrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimite;
Et le desert reprend son immobilite
Quand les lourds voyageurs a l'horizon s'effacent.


LA CHUTE DES ETOILES

Tombez, o perles denouees,
Pales etoiles, dans la mer.
Un brouillard de roses nuees
Emerge de l'horizon clair;
A l'Orient plein d'etincelles
Le vent joyeux bat de ses ailes
L'onde qui brode un vif eclair.
Tombez, o perles immortelles,
Pales etoiles, dans la mer.

Plongez sous les ecumes fraiches
De l'Ocean mysterieux.
La lumiere crible de fleches
Le faite des monts radieux;
Mille et mille cris, par fusees,
Sortent des bois lourds de rosees;
Une musique vole aux cieux.
Plongez, de larmes arrosees,
Dans l'Ocean mysterieux.

Fuyez, astres melancoliques,
O Paradis lointains encor!
L'aurore aux levres metalliques
Rit dans le ciel et prend l'essor;
Elle se vet de molles flammes,
Et sur l'emeraude des lames
Fait petiller des gouttes d'or.
Fuyez, mondes ou vont les ames,
O Paradis lointains encor!

Allez, etoiles, aux nuits douces,
Aux cieux muets de l'Occident.
Sur les feuillages et les mousses
Le soleil darde un oeil ardent;
Les cerfs, par bonds, dans les vallees,
Se baignent aux sources troublees;
Le bruit des hommes va grondant.
Allez, o blanches exilees,
Aux cieux muets de l'Occident.
Heureux qui vous suit, clartes mornes,
O lampes qui versez l'oubli!
Comme vous, dans l'ombre sans bornes,
Heureux qui roule enseveli!
Celui-la vers la paix s'elance:
Haine, amour, larmes, violence,
Ce qui fut l'homme est aboli.
Donnez-nous l'eternel silence,
O lampes qui versez l'oubli!


MILLE ANS APRES

L'apre rugissement de la mer pleine d'ombres,
Cette nuit-la, grondait au fond des gorges noires,
Et tout echeveles, comme des spectres sombres,
De grands brouillards couraient le long des promontoires,

Le vent hurleur rompait en convulsives masses
Et sur les pics aigus eventrait les tenebres,
Ivre, emportant par bonds dans les lames voraces
Les bandes de taureaux aux beuglements funebres.

Semblable a quelque monstre enorme, epileptique,
Dont le poil se herisse et dont la bave fume,
La montagne, debout dans le ciel frenetique,
Geignait affreusement, le ventre blanc d'ecume.

Et j'ecoutais, ravi, ces voix desesperees.
Vos divines chansons vibraient dans l'air sonore,
O jeunesse, o desirs, o visions sacrees,
Comme un choeur de clairons eclatant a l'aurore!

Hors du gouffre infernal, sans y rien laisser d'elle,
Parmi ces cris et ces angoisses et ces fievres,
Mon ame en palpitant s'envolait d'un coup d'aile
Vers ton sourire, o gloire! et votre arome, o levres!

La nuit terrible, avec sa formidable bouche,
Disait:--La vie est douce; ouvre ses portes closes!
Et le vent me disait de son rale farouche:
--Adore! Absorbe-toi dans la beaute des choses!--

Voici qu'apres mille ans, seul, a travers les ages,
Je retourne, o terreur! a ces heures joyeuses,
Et je n'entends plus rien que les sanglots sauvages
Et l'ecroulement sourd des ombres furieuses.


LE SOIR D'UNE BATAILLE

Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rues,
Ivres et haletants, par les boulets troues,
En d'epais tourbillons pleins de clameurs sauvages.

Sous un large soleil d'ete, de l'aube au soir,
Sans relache, fauchant les bles, brisant les vignes
Longs murs d'hommes, ils ont pousse leurs sombres lignes,
Et la, par blocs entiers, ils se sont laisses choir

Puis, ils se sont lies en etreintes feroces,
Le souffle au souffle uni, l'?il de haine charge.
Le fer d'un sang fievreux a l'aise s'est gorge;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blemes, muets, farouches,
Les poings fermes, serrant les dents, et les yeux louches.
Dans la mort furieuse etendus par milliers.

La pluie, avec lenteur lavant leurs pales faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux;
Et par la morne plaine ou tourne un vol d'oiseaux
Le ciel d'un soir sinistre estompe au loin leurs masses.

Tous les cris se sont tus, les rales sont pousses.
Sur le sol bossue de tant de chair humaine,
Aux dernieres lueurs du jour on voit a peine
Se tordre vaguement des corps entrelaces;

Et la-bas, du milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi perce de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu
Que la nuit fait courir a travers le silence.

O boucherie! o soif du meurtre! acharnement
Horrible! odeur des morts qui suffoques et navres!
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet egorgement.

Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur coeur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberte, ces braves, en ton nom,
Beni soit le sang pur qui fume vers ta gloire!


IN EXCELSIS

Mieux que l'aigle chasseur, familier de la nue,
Homme! monte par bonds dans l'air resplendissant
La vieille terre, en bas, se tait et diminue.

Monte. Le clair abime ouvre a ton vol puissant
Les houles de l'azur que le soleil flagelle.
Dans la brume, le globe, en bas, va s'enfoncant.

Monte. La flamme tremble et palit, le ciel gele,
Un crepuscule morne etreint l'immensite.
Monte, monte et perds-toi dans la nuit eternelle:

Un gouffre calme, noir, informe, illimite,
L'evanouissement total de la matiere
Avec l'inenarrable et pleine cecite.

Esprit! monte a ton tour vers l'unique lumiere,
Laisse mourir en bas tous l^s anciens flambeaux,
Monte ou la Source en feu brule et jaillit entiere.

De reve en reve, va! des meilleurs aux plus beaux.
Pour gravir les degres de l'Echelle infinie,
Foule les dieux couches dans leurs sacres tombeaux.

L'intelligible cesse, et voici l'agonie,
Le mepris de soi-meme, et l'ombre, et le remord,
Et le renoncement furieux du genie.
Lumiere, ou donc es-tu? Peut-etre dans la mort.


REQUIES

Comme un morne exile, loin de ceux que j'aimais,
Je m'eloigne a pas lents des beaux jours de ma vie,
Du pays enchante qu'on ne revoit jamais.
Sur la haute colline ou la route devie
Je m'arrete, et vois fuir a l'horizon dormant
Ma derniere esperance, et pleure amerement.

O malheureux! crois-en ta muette detresse:
Rien ne refleurira, ton coeur ni ta jeunesse,
Au souvenir cruel de tes felicites.
Tourne plutot les yeux vers l'angoisse nouvelle,
Et laisse retomber dans leur nuit eternelle
L'amour et le bonheur que tu n'as point goutes.

Le temps n'a pas tenu ses promesses divines.
Tes yeux ne verront point reverdir tes ruines;
Livre leur cendre morte au souffle de l'oubli.
Endors-toi sans tarder en ton repos supreme,
Et souviens-toi, vivant dans l'ombre enseveli,
Qu'il n'est plus dans ce inonde un seul etre qui t'aime.

La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l'insense s'irrite;
Mais le plus sage en rit, sachant qu'il doit mourir.
Rentre au tombeau muet ou l'homme enfin s'abrite,
Et la, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, o malheureux, pour le temps eterne!


DANS LE CIEL CLAIR

Dans le ciel clair raye par l'hirondelle alerte,
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Parfume la feuillee etincelante et verte
Ou les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte,
A la cime des bois chantent a plein gosier
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Dans le ciel clair raye par l'hirondelle alerte.

En greles notes d'or, sur les graviers polis,
Les eaux vives, filtrant et pleuvant goutte a goutte,
Caressent du baiser de leur leger coulis
La bruyere et le thym, les glaieuls et les lys;
Et le jeune chevreuil, que l'aube eveille, ecoute
Les eaux vives filtrant et pleuvant goutte a goutte
En greles notes d'or sur les graviers polis.

Le long des frais buissons ou rit le vent sonore,
Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant
Ou la molle vapeur bleuit et s'evapore,
Tous deux, sous la lumiere humide de l'aurore,
S'en vont entrelaces et passent lentement
Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant,
Le long des frais buissons ou rit le vent sonore.

La volupte d'aimer clot a demi leurs yeux,
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure breve,
Le charme et la beaute de la terre et des cieux
Leur rendent eternel l'instant delicieux,
Et, dans l'enchantement de ce reve d'un reve,
Ils ne savent plus rien du vol de l'heure breve,
La volupte d'aimer clot a demi leurs yeux.

Dans le ciel clair raye par l'hirondelle alerte
L'aube fleurit toujours comme un divin rosier;
Mais eux, sous la feuillee etincelante et verte,
N'entendront plus, un jour, les doux nids, l'aile ouverte,
Jusqu'au fond de leur coeur chanter a plein gosier
Le matin qui fleurit comme un divin rosier
Dans le ciel clair raye par l'hirondelle alerte.


LA LAMPE DU CIEL

Par la chaine d'or des etoiles vives
La Lampe du ciel pend du sombre azur
Sur l'immense mer, les monts et les rives.
Dans la molle paix de l'air tiede et pur
Bercee au soupir des houles pensives,
La Lampe du ciel pend du sombre azur
Par la chaine d'or des etoiles vives.

Elle baigne, emplit l'horizon sans fin
De l'enchantement de sa clarte calme;
Elle argente l'ombre au fond du ravin,
Et, perlant les nids, poses sur la palme,
Qui dorment, legers, leur sommeil divin,
De l'enchantement de sa clarte calme
Elle baigne, emplit l'horizon sans fin.

Dans le doux abime, o Lune, ou tu plonges
Es-tu le soleil des morts bienheureux,
Le blanc paradis ou s'en vont leurs songes?
O monde muet, epanchant sur eux
De beaux reves faits de meilleurs mensonges,
Es-tu le soleil des morts bienheureux,
Dans le doux abime, o Lune, ou tu plonges?

Toujours, a jamais, eternellement,
Nuit! Silence! Oubli des heures ameres!
Que n'absorbez-vous le desir qui ment,
Haine, amour, pensee, angoisse et chimeres?
Que n'apaisez-vous l'antique tourment,
Nuit! Silence! Oubli des heures ameres!
Toujours, a jamais, eternellement?

Par la chaine d'or des etoiles vives,
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur,
Tombe, plonge aussi dans la mer sans rives!
Fais un gouffre noir de l'air tiede et pur
Au dernier soupir des houles pensives,
O Lampe du ciel, qui pends de l'azur
Par la chaine d'or des etoiles vives!


SI L'AURORE

Si l'Aurore, toujours, de ses perles arrose
Cannes, gerofliers et mais onduleux;
Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus,
Fait les bambous geants bruire dans l'air rose;

Hors du nid frais blotti parmi les vetivers
Si la plume ecarlate allume les feuillages;
Si l'on entend fremir les abeilles sauvages
Sur les cloches de pourpre et les calices verts;

Si le roucoulement des blondes tourterelles
Et les trilles aigus du cardinal siffleur
S'unissent ca et la sur la montagne en fleur
Au bruit de l'eau qui va mouvant les herbes greles;

Avec ses bardeaux roux jaspes de mousses d'or
Et sa varangue basse aux stores de Manille,
A l'ombred des manguiers ou grimpe la vanille
Si la maison du cher aieul repose encor;

O doux oiseaux berces sur l'aigrette des cannes,
O lumiere, o jeunesse, arome de nos bois,
Noirs ravins, qui, le long de vos apres parois,
Exhalez au soleil vos brumes diaphanes!

Salut! Je vous salue, o montagnes, o cieux,
Du paradis perdu visions infinies,
Aurores et couchants, astres des nuits benies,
Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux!

Je vous salue, au bord de la tombe eternelle,
Reve sterile, espoir aveugle, desir vain,
Mirages eclatants du mensonge divin
Que l'heure irresistible emporte sur son aile!

Puisqu'il n'est, par dela nos moments revolus,
Que l'immuable oubli de nos mille chimeres,
A quoi bon se troubler des choses ephemeres?
A quoi bon le souci d'etre ou de n'etre plus?

J'ai goute peu de joie, et j'ai l'ame assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siecles anciens.
Dans le sable sterile ou dorment tous les miens
Que ne puis-je finir le songe de la vie!

Que ne puis-je, couche sous le chiendent amer,
Chair inerte, vouee au temps qui la devore,
M'engloutir dans la nuit qui n'aura point d'aurore,
Au grondement immense et morne de la mer!


LE MANCHY

Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais a la ville en manchy de rotin,
Par les rampes de la colline.

La cloche de l'eglise alertement tintait;
Le vent de mer bercait les cannes;
Comme une grele d'or, aux pointes des savanes,
Le feu du soleil crepitait.

Le bracelet aux poings, l'anneau sur la cheville,
Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes de Manille,

Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l'epaule et les mains sur les hanches,
Ils allaient le long de l'Etang.

On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l'oreiller,
Et, sous leurs cils mi clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre amethyste.

Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux,
De la montagne a la grand'messe,
Dans ta grace naive et ta rose jeunesse,
Au pas rhythme de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos greves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
O charme de mes premiers reves!


LE FRAIS MATIN DORAIT

Le frais matin dorait de sa clarte premiere
La cime des bambous et des gerofliers.
Oh! les mille chansons des oiseaux familiers
Palpitant dans l'air rose et buvant la lumiere!

Comme lui tu brillais, o ma douce lumiere,
Et tu chantais comme eux vers les cieux familiers!
A l'ombre des letchis et des gerofliers,
C'etait toi que mon coeur contemplait la premiere.

Telle, au Jardin celeste, a l'aurore premiere,
La jeune Eve, sous les divins gerofliers,
Toute pareille encore aux anges familiers,
De ses yeux innocents repandait la lumiere.

Harmonie et parfum, charme, grace, lumiere,
Toi, vers qui s'envolaient mes songes familiers,
Rayon d'or effleurant les hauts gerofliers,
O lys, qui m'as verse mon ivresse premiere!

La Vierge aux pales mains t'a prise la premiere,
Chere ame! Et j'ai vecu loin des gerofliers,
Loin des sentiers charmants a tes pas familiers,
Et loin du ciel natal ou fleurit ta lumiere.

Des siecles ont passe, dans l'ombre ou la lumiere,
Et je revois toujours mes astres familiers,
Les beaux yeux qu'autrefois, sous nos gerofliers,
Le frais matin dorait de sa clarte premiere!


TRE FILA D'ORO

La-bas, sur la mer, comme l'hirondelle,
Je voudrais m'enfuir, et plus loin encor!
Mais j'ai beau vouloir, puisque la cruelle
A lie mon coeur avec trois fils d'or.

L'un est son regard, l'autre son sourire,
Le troisieme, enfin, est sa levre en fleur;
Mais je l'aime trop, c'est un vrai martyre:
Avec trois fils d'or elle a pris mon coeur!

Oh! si je pouvais denouer ma chaine!
Adieu, pleurs, tourments; je prendrais l'essor.
Mais non, non! mieux vaut mourir a la peine
Que de vous briser, o mes trois fils d'or!




BAUDELAIRE


LE GUIGNON

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu'on ait du coeur a l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.

Loin des sepultures celebres,
Vers un cimetiere isole,
Mon coeur, comme un tambour voile,
Va battant des marches funebres.

Maint joyau dort enseveli
Dans les tenebres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;

Mainte fleur epanche a regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.


LA VIE ANTERIEURE

J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.

C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,

Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.


LA BEAUTE

Que diras-tu ce soir, pauvre ame solitaire,
Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois fletri,
A la tres-belle, a la tres-bonne, a la tres-chere,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?

--Nous mettrons notre orgueil a chanter ses louanges.
Rien ne vaut la douceur de son autorite;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son oeil nous revet d'un habit de clarte.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantome dans l'air danse comme un flambeau.

Parfois il parle et dit: "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!"


LA CLOCHE FELEE

Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'ecouter, pres du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'elever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgre sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidelement sou cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!

Moi, mon ame est felee, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le rale epais d'un blesse qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts!


SPLEEN

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble a tiroirs encombre de bilans,
De vers, de billets doux, de proces, de romances,
Avec de lourds cheveux roules dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.

--Je suis un cimetiere abhorre de la lune,
Ou, comme des remords, se trainent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanees,
Ou git tout un fouillis de modes surannees,
Ou les pastels plaintifs et les pales Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon debouche.

Rien n'egale en longueur les boiteuses journees,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses annees
L'Ennui, fruit de la morne incuriosite,
Prend les proportions de l'immortalite.

--Desormais tu n'es plus, o matiere vivante!
Qu'un granit entoure d'une vague epouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharau brumeux!
Un vieux sphinx ignore du monde insoucieux,
Oublie sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche!


LE GOUT DU NEANT

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'eperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied a chaque obstacle butte.
Resigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
L'amour n'a plus de gout, non plus que la dispute;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flute!
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!
Le Printemps adorable a perdu son odeur!

Et le Temps m'engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur;
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!
Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?


LA RANCON

L'homme a, pour payer sa rancon,
Deux champs au tuf profond et riche,
Qu'il faut qu'il remue et defriche
Avec le fer de la raison;

Pour obtenir la moindre rose,
Pour extorquer quelques epis,
Des pleurs sales de son front gris
Sans cesse il faut qu'il les arrose.

L'un est l'Art, et l'autre l'Amour.
--Pour rendre le juge propice,
Lorsque de la stricte justice
Paraitra le terrible jour,

Il faudra lui montrer des granges
Pleines de moissons, et des fleurs
Dont les formes et les couleurs
Gagnent le suffrage des Anges.


LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE

Que le soleil est beau quand tout frais il se leve,
Comme une explosion nous lancant son bonjour!
--Bienheureux celui-la qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu'un reve!

Je me souviens! ... J'ai vu tout, fleur, source, sillon
Se pamer sous son oeil comme un coeur qui palpite....
Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon!

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
L'irresistible Nuit etablit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons;

Une odeur de tombeau dans les tenebres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marecage,
Des crapauds imprevus et de froids limacons.


HYMNE

A la tres-chere, a la tres-belle
Qui remplit mon coeur de clarte,
A l'ange, a l'idole immortelle,
Salut en immortalite!

Elle se repand dans ma vie
Comme un air impregne de sel,
Et dans mon ame inassouvie
Verse le gout de l'eternel.

Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphere d'un cher reduit,
Encensoir oublie qui fume
En secret a travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec verite?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon eternite!

A la tres-bonne, a la tres-belle
Qui fait ma joie et ma sante,
A l'ange, a l'idole immortelle,
Salut en immortalite!


LA MORT DES PAUVRES

C'est la Mort qui console, helas! et qui fait vivre;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un elixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;

A travers la tempete, et la neige, et le givre,
C'est la clarte vibrante a notre horizon noir;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Ou l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnetiques
Le sommeil et le don des reves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les d'eux inconnus!


L'HOMME ET LA MER

Homme libre, toujours tu cheriras la mer.
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous etes tous les deux tenebreux et discrets:
Homme, nul n'a sonde le fond de tes abimes,
O mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous etes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voila des siecles innombrables
Que vous vous combattez sans pitie ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs eternels, o freres implacables!




PIERRE DUPONT


LA VERONIQUE

Quand les chenes, a chaque branche,
Poussent leurs feuilles par milliers,
La veronique bleue et blanche
Seme les tapis a leurs pieds;
Sans haleine, a peine irisee,
Ce n'est qu'un reflet de couleur,
Pleur d'azur, goutte de rosee,
Que l'aurore a changee en fleur.

Douces a voir, o veroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.

Les violettes sont moins claires,
Les bluets moins legers que vous,
Les pervenches moins ephemeres
Et les myosotis moins doux.
Le dahlia, non plus la rose,
N'imiteront point votre azur;
Votre couleur bleue est eclose
Simplement comme un amour pur.

Douces a voir, o veroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.

Le papillon bleu vous courtise,
L'insecte vous perce le coeur,
D'un coup de bec l'oiseau vous brise,
Que guette a son tour l'oiseleur.
Reveurs, amants, race distraite,
Vous effeuilleront au hasard,
Sans voir votre grace muette.
Ni votre dernier bleu regard.

Douces a voir, o veroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.

O fleur insaisissable et pure,
Saphir dont nul ne sait le prix,
Melez-vous a la chevelure
De celle dont je suis epris;
Pointillez dans la mousseline
De son blanc peignoir entr'ouvert,
Et dans la porcelaine fine
Ou sa levre boit le the vert.

Douces a voir, o veroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.

Fleurs touchantes du sacrifice,
Mortes, vous savez nous guerir;
Je vois dans votre humble calice
Le ciel entier s'epanouir.
O veroniques! sous les chenes
Fleurissez pour les simples coeurs
Qui, dans les traverses humaines,
Vont cherchant les petites fleurs.

Douces a voir, o veroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux,
Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.


LES BOEUFS

J'ai deux grands boeufs dans mon etable,
Deux grands boeufs blancs, marques de roux;
La charrue est en bois d'erable,
L'aiguillon en branche de houx;
C'est par leur soin qu'on voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'ete;
Ils gagnent dans une semaine
Plus d'argent qu'ils n'en ont coute.

S'il me fallait les vendre,
J'aimerais mieux me pendre;
J'aime Jeanne ma femme, eh bien! j'aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.

Les voyez-vous, les belles betes,
Creuser profond et tracer droit,
Bravant la pluie et les tempetes,
Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid?
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leur corne noire
Se poser les petits oiseaux.
S'il me fallait les vendre, etc.

Ils sont forts comme un pressoir d'huile,
Ils sont doux comme des moutons.
Tous les ans on vient de la ville
Les marchander dans nos cantons,
Pour les mener aux Tuileries,
Au mardi gras devant le roi,
Et puis les vendre aux boucheries,
Je ne veux pas, ils sont a moi.
S'il me fallait les vendre, etc.

Quand notre fille sera grande,
Si le fils de notre regent
En mariage la demande,
Je lui promets tout mon argent;
Mais si pour dot il veut qu'on donne
Les grands boeufs blancs, marques de roux,
Ma fille, laissons la couronne,
Et ramenons les boeufs chez nous.
S'il me fallait les vendre, etc.


LE CHANT DES OUVRIERS

Nous, dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq se rallume;
Nous tous, qu'un salaire incertain
Ramene avant l'aube a l'enclume;
Nous, qui des bras, des pieds, des mains.
De tout le corps, luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse,

Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire a la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons
A l'independance du monde!

Nos bras, sans relache tendus,
Aux flots jaloux, au sol avare,
Ravissent leurs tresors perdus,
Ce qui nourrit et ce qui pare:
Perles, diamants et metaux,
Fruit du coteau, grain de la plaine.
Pauvres moutons, quels bons manteaux
Il se tisse avec notre laine!
Aimons-nous, etc.

Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres echines?
Ou vont les flots de nos sueurs?
Nous ne sommes que des machines.
Nos Babels montent jusqu'au ciel,
La terre nous doit ses merveilles!
Des qu'elles ont fini le miel
Le maitre chasse les abeilles.
Aimons-nous, etc.

Mal vetus, loges dans des trous,
Sous les combles, dans les decombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons, amis des ombres:
Cependant notre sang vermeil
Coule impetueux dans nos veines;
Nous nous plairions au grand soleil,
Et sous les rameaux verts des chenes!
Aimons-nous, etc.

A chaque fois que par torrents
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelques tyrans
Que cette rosee est feconde;
Menageons-le dorenavant,
L'amour est plus fort que la guerre;
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre,
Aimons-nous, etc.


LE REPOS DU SOIR

Quand le soleil se couche horizontal,
De longs rayons noyant la plaine immense,
Comme un ble mur, le ciel occidental
De pourpre vive et d'or pur se nuance;
L'ombre est plus grande et la clarte s'eteint

Sur le versant des pentes opposees;
Enfin, le ciel, par degres, se deteint,
Le jour s'efface en des brumes rosees.
Reposons-nous!
Le repos est si doux:
Que la peine sommeille
Jusqu'a l'aube vermeille!

Dans le sillon, la charrue, au repos,
Attend l'aurore et la terre mouillee;
Bergers, comptez et parquez les troupeaux,
L'oiseau s'endort dans l'epaisse feuillee.
Gaules en main, bergeres, aux doux yeux,

A l'eau des gues menent leurs betes boire;
Les laboureurs vont delier les boeufs,
Et les chevaux soufflent dans la mangeoire.
Reposons-nous! etc.

Tous les fuseaux s'arretent dans les doigts,
La lampe brille, une blanche fumee
Dans l'air du soir monte de tous les toits;
C'est du repas l'annonce accoutumee.
Les ouvriers, si las, quand vient la nuit,
Peuvent partir; enfin, la cloche sonne,
Ils vont gagner leur modeste reduit,
Ou, sur le feu, la marmite bouillonne.
Reposons-nous! etc.

La menagere et les enfants sont la,
Du chef de l'atre attendant la presence:
Des qu'il parait, un grand cri: "Le voila!"
S'eleve au ciel, comme en rejouissance;
De bons baisers, la soupe, un doigt de vin,
Rendent la joie a sa figure bleme;
Il peut dormir, ses enfants ont du pain,
Et n'a-t-il pas une femme qui l'aime?
Reposons-nous! etc.

Tous les foyers s'eteignent lentement;
Dans le lointain, une usine, qui fume,
Pousse de terre un sourd mugissement;
Les lourds marteaux expirent sur l'enclume.
Ah! detournons nos ames du vain bruit,
Et nos regards du faux eclat des villes:
Endormons-nous sous l'aile de la nuit
Qui mene en rond ses etoiles tranquilles!
Reposons-nous! etc.




ANDRE LEMOYNE


CHANSON MARINE

Nous revenions d'un long voyage,
Las de la mer et las du ciel.
Le banc d'azur du cap Frehel
Fut salue par l'equipage.

Bientot nous vimes s'elargir
Les blanches courbes de nos greves;
Puis, au cher pays de nos reves,
L'aiguille des clochers surgir.

Le son d'or des cloches normandes
Jusqu'a nous s'egrenait dans l'air;
Nous arrivions par un temps clair,
Marchant a voiles toutes grandes.

De loin nous fumes reconnus
Par un vol de mouettes blanches,
Oiseaux de Granville et d'Avranches,
Pour nous revoir expres venus.

Ils nous disaient: "L'Orne et la Vire
Savent deja votre retour,
Et c'est avant la fin du jour
Que doit mouiller votre navire.

"Vous n'avez pas compte les pleurs
Des vieux peres qui vous attendent.
Les hirondelles vous demandent,
Et tous vos pommiers sont en fleurs.

"Nous connaissons de belles filles,
Aux coiffes en moulin a vent,
Qui de vous ont parle souvent,
Au feu du soir dans vos familles.

"Et nous en avons pris conge
Pour vous rejoindre a tire-d'ailes,
Vous avez trop vecu loin d'elles,
Mais pas un seul coeur n'a change."


UN FLEUVE A LA MER

Quand un grand fleuve a fait trois ou quatre cents lieues
Et longtemps promene ses eaux vertes ou bleues
Sous le ciel refroidi de l'ancien continent,
C'est un voyageur las, qui va d'un flot trainant.

Il n'a pas vu la mer, mais il l'a pressentie.
Par de lointains reflux sa marche est ralentie.

Le desert, le silence accompagnent ses bords.
Adieu les arbres verts.--Les tristes fleurs des landes,
Bouquets de romarins et touffes de lavandes,
Lui versent les parfums qu'on repand sur les morts.

Le seul oiseau qui plane au fond du paysage,
C'est le goeland gris, c'est l'eternel presage
Apparaissant le soir qu'un fleuve doit mourir,
Quand le grand inconnu devant lui va s'ouvrir.




DE BANVILLE


LA CHANSON DE MA MIE

L'eau dans les grands lacs bleus
Endormie,
Est le miroir des cieux:
Mais j'aime mieux les yeux
De ma mie.

Pour que l'ombre parfois
Nous sourie,
Un oiseau chante au bois,
Mais j'aime mieux la voix
De ma mie.

La rosee, a la fleur
Defleurie
Rend sa vive couleur;
Mais j'aime mieux un pleur
De ma mie.

Le temps vient tout briser.
On l'oublie:
Moi, pour le mepriser,
Je ne veux qu'un baiser
De ma mie.

La rose sur le lin
Meurt fletrie;
J'aime mieux pour coussin
Les levres et le sein
De ma mie.

On change tour a tour
De folie
Moi, jusqu'au dernier jour,
Je m'en tiens a l'amour
De ma mie.


A ADOLPHE GAIFFE

Jeune homme sans melancolie,
Blond comme un soleil d'Italie,
Garde bien ta belle folie.

C'est la sagesse! Aimer le vin,
La beaute, le printemps divin,
Cela suffit. Le reste est vain.

Souris, meme au destin severe!
Et quand revient la primevere,
Jettes-en les fleurs dans ton verre.

Au corps sous la tombe enferme
Que reste-t-il? D'avoir aime
Pendant deux ou trois mois de mai.

"Cherchez les effets et les causes,"
Nous disent les reveurs moroses.
Des mots! des mots! cueillons les roses.


BALLADE DES PENDUS

Sur ses larges bras etendus,
La foret ou s'eveille Flore,
A des chapelets de pendus
Que le matin caresse et dore.
Ce bois sombre, ou le chene arbore
Des grappes de fruits inouis
Meme chez le Turc et le More,
C'est le verger du roi Louis.

Tous ces pauvres gens morfondus,
Roulant des pensers qu'on ignore,
Dans les tourbillons eperdus
Voltigent, palpitants encore.
Le soleil levant les devore.
Regardez-les, cieux eblouis,
Danser dans les feux de l'aurore.
C'est le verger du roi Louis.

Ces pendus, du diable entendus,
Appellent des pendus encore.
Tandis qu'aux cieux, d'azur tendus,
Ou semble luire un meteore,
La rosee en l'air s'evapore,
Un essaim d'oiseaux rejouis
Par dessus leur tete picore.
C'est le verger du roi Louis.

ENVOI

"Prince, il est un bois que decore
Un tas de pendus enfouis
Dans le doux feuillage sonore.
C'est le verger du roi Louis."




HENRI DE BORNIER


RESIGNONS-NOUS

C'est la saison des avalanches;
Le bois est noir, le ciel est gris,
Les corbeaux dans les plaines blanches,
Par milliers, volent a grands cris;
--Mais, bientot, de tiedes haleines
Descendront du ciel moins jaloux,
Avril consolera les plaines....
Resignons-nous.

C'est l'orage! Les eaux flamboient
En se heurtant comme des blocs,
Les dogues de l'abime aboient
Et hurlent en mordant les rocs;
--Mais demain tous ces flots rebelles
Se changeront, unis et doux,
En miroirs pour les hirondelles....
Resignons-nous.

C'est l'age ou l'homme nie et doute:
Soleils couches et reves morts!
A chaque tournant de la route,
Ou des regrets ou des remords!
--Mais, bientot, viendra la vieillesse
Elevant sur nos fronts a tous
La lampe d'or de la sagesse....
Resignons-nous.

Ceux qu'on aima sont dans les tombes,
Les yeux adores sont eteints,
Dieu rappelle a lui nos colombes
Pour rejouir des cieux lointains....
--Mais, bientot, d'une ame ravie,
Seigneur! pour les rejoindre en vous,
Nous nous enfuirons de la vie....
Resignons-nous.




ANDRE THEURIET


BRUNETTE

Voici qu'avril est de retour,
Mais le soleil n'est plus le meme,
Ni le printemps, depuis le jour
Ou j'ai perdu celle que j'aime.

Je m'en suis alle par les bois.
La foret verte etait si pleine,
Si pleine des fleurs d'autrefois,
Que j'ai senti grandir ma peine.

J'ai dit aux beaux muguets tremblants:
"N'avez-vous pas vu ma mignonne?"
J'ai dit aux ramiers roucoulants:
"N'avez-vous rencontre personne?"

Mais les ramiers sont restes sourds,
Et sourde aussi la fleur nouvelle,
Et depuis je cherche toujours
Le chemin qu'a pris l'infidele.

L'amour, l'amour qu'on aime tant,
Est comme une montagne haute:
On la monte tout en chantant,
On pleure en descendant la cote.


LES PAYSANS

Le village s'eveille a la corne du patre;
Les betes et les gens sortent de leur logis;
On les voit cheminer sous le brouillard bleuatre,
Dans le frisson mouille des alisiers rougis.

Par les sentiers pierreux et les branches froissees,
Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de ble,
Ruminant lourdement de confuses pensees,
Marchent, le front courbe sur leur poitrail hale.

La besogne des champs est rude et solitaire:
De la blancheur de l'aube a l'obscure lueur
Du soir tombant, il faut se battre avec la terre
Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.

Paysans, race antique a la glebe asservie,
Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux;
Pourtant si l'on pouvait recommencer sa vie,
Freres, je voudrais naitre et grandir parmi vous!

Petri de votre sang, nourri dans un village,
Respirant des odeurs d'etable et de fenil,
Et courant en plein air comme un poulain sauvage
Qui se vautre et bondit dans les pousses d'avril,

J'aurais en moi peut-etre alors assez de seve,
Assez de flamme au coeur et d'energie au corps,
Pour chanter dignement le monde qui s'eleve
Et dont vous serez, vous, les maitres durs et forts.

Car votre regne arrive, o paysans de France;
Le penseur voit monter vos flots lointains encor,
Comme on voit s'eveiller dans une plaine immense
L'ondulation calme et lente des bles d'or.

L'avenir est a vous, car vous vivez sans cesse
Accouples a la terre, et sur son large sein
Vous buvez a longs traits la force et la jeunesse
Dans un embrassement laborieux et sain.

Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines
Le sang bleu des aieux, appauvri, s'est fige,
Et le prestige ancien des races souveraines
Comme un soleil mourant dans l'ombre s'est plonge.

L'avenir est a vous!... Nos ecoles sont pleines
De fils de vignerons et de fils de fermiers;
Trempes dans l'air des bois et les eaux des fontaines,
Ils sont partout en nombre et partout les premiers.

Salut! Vous arrivez, nous partons. Vos fenetres
S'ouvrent sur le plein jour, les notres sur la nuit....
Ne nous imitez pas, quand vous serez nos maitres,
Demeurez dans vos champs ou le grand soleil luit....

Ne reniez jamais vos humbles origines,
Soyez comme le chene au tronc noueux et dur;
Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines,
Tandis que vos rameaux verdissent dans l'azur.

Car la terre qui fait murir les moissons blondes
Et dans les pampres verts monter l'ame du vin,
La terre est la nourrice aux mamelles fecondes;
Celui-la seul est fort qui boit son lait divin.

Pour avoir dedaigne ses rudes embrassades,
Nous n'avons plus aux mains qu'un lambeau de pouvoir,
Et, pareils desormais a des enfants malades,
Ayant peur d'obeir et n'osant plus vouloir,

Nous attendons, tremblants et la mine effaree,
L'heure ou vous tous, bouviers, laboureurs, vignerons,
Vous epandrez partout comme un ras de maree
Vos flots victorieux ou nous disparaitrons.




GEORGES LAFENESTRE


L'EBAUCHE

_Sur une statue inachevee de Michel-Ange._

Comme un agonisant cache, les levres blanches,
Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches
Soulevent par endroits les grands plis distendus,
Au fond du bloc taille brusquement comme un arbre,
On devine, ralant sous le manteau de marbre,
Le geant qu'il ecrase et ses membres tordus.

Impuissance ou degout, le ciseau du vieux maitre
N'a pas a son captif donne le temps de naitre,
A l'ame impatiente il a nie son corps;
Et, depuis trois cents ans, l'informe creature,
Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude et du genou fait d'horribles efforts.

Sous le grand ciel brulant, pres des noirs terebinthes,
Dans les fraiches villas et les coupoles peintes,
L'appellent vainement ses aines glorieux:
Comme un jardin ferme dont la senteur l'enivre,
Le maudit voit la vie, il s'elance, il veut vivre...
Arriere! Ou sont tes pieds pour t'en aller vers eux ?

Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n'est rude autant que la Nature;
Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jours souverains,
Pour encombrer le sol d'inutiles ebauches
Qu'on voit se demener, lourdes, plates et gauches,
En des destins manques qui leur brisent les reins.

Elle aussi, des l'aurore, elle chante et se leve,
Pour petrir au soleil les formes de son reve,
Avec ses bras vaillants, dans l'argile des morts,
Puis, tout d'un coup, lachant sa besogne, en colere,
Pele mele, en un coin, les jette a la poussiere,
Avec des moities d'ame et des moities de corps.

Nul ne les comptera, ces victimes etranges,
Risibles avortons trebuchant dans leurs langes,
Qui tatent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copies sur de trop beaux modeles
Qui, de leur coeur fragile et de leurs membres greles,
S'efforcent au bonheur qu'on leur avait promis.

Vastes foules d'humains flagelles par les fievres!
Ceux-la, tous les fruits murs leur echappent des levres.
La maratre brutale en finit-elle un seul?
Non. Chez tous le desir est plus grand que la force;
Comme l'arbre, au printemps, dechire son ecorce,
Chacun, pour en jaillir, s'agite en son linceul.

Qu'en dis-tu, lamentable et sublime statue?
Ta force, a ce combat, doit-elle etre abattue?
As-tu soif, a la fin, de ce muet neant
Ou nous dormions si bien dans les roches inertes,
Avant qu'on nous montrat les portes entr'ouvertes
D'un ironique Eden qu'un glaive nous defend?

Ah! nous sommes bien pris dans la matiere infame:
Je n'allongerai pas les chaines de mon ame,
Tu ne sortiras pas de ton cachot epais.
Quand l'artiste, homme ou dieu, lasse de sa pensee,
Abandonne au hasard une oeuvre commencee,
Son bras indifferent n'y retourne jamais.

Pour nous le mieux serait d'attendre et de nous taire
Dans le moule borne qu'il lui plut de nous faire,
Sans force et sans beaute, sans parole et sans yeux.
Mais non! le resigne ressemble trop au lache,
Et tous deux vers le ciel nous crirons sans relache,
Maudissant Michel-Ange, et reclamant des dieux!


LE PLONGEUR

Comme un marin hardi que la cloche aux flancs lourds
Sous,l'amas des grands flots refoules avec peine
Depose, en fremissant, dans la terreur sereine
Des vieux gouffres muets, immobiles et sourds,

Quand le poete pale, en descendant toujours,
Tout a coup a heurte le fond de l'ame humaine,
L'abime etonne montre a sa vue incertaine
D'etranges habitants dans d'etranges sejours:

Sous les enlacements des goemons livides
Blanchissent de vieux mats et des squelettes vides:
Des reptiles glaces circulent alentour;

Mais lui, poussant du pied l'ignoble pourriture,
Sans se tromper poursuit sa sublime aventure,
Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour!




FELIX FRANK


C'ETAIT UN VIEUX LOGIS

C'etait un vieux logis dans une etroite rue,
Tout petit et perche bien haut sur l'escalier;
Mais un flot de soleil y rechauffait la vue
En frappant, le matin, au carreau familier.

C'etait un vieux logis ou circulait une ame,
Ou les meubles anciens, aux details ingenus,
Dans les angles amis jetaient comme une flamme
Et riaient doucement sous les regards connus.

C'etait un vieux logis ou la famille entiere
Avait groupe longtemps ses arides travaux,
Ses efforts qu'animait une volonte fiere,
Et ces reves du coeur, toujours chers et nouveaux!

Jours passes, jours sacres jusqu'en vos amertumes,
Dans ce pauvre logis vous etiez enfermes;
Ah! qu'il est triste et doux, l'endroit ou nous vecumes
Souffrant, aimant, heureux de nous sentir aimes!

Entre les quatre murs d'une chambre modeste,
Qui dira ce que l'homme entasse de tresors?
Tresors faits de sa vie, et dont il ne lui reste
Qu'un pale souvenir et qu'un songe au dehors!....

Quand il fallut partir de la vieille demeure;
Quand il fallut partir,--l'ayant bien decide,--
La, tel qu'un faible enfant, j'ai perdu plus d'une heure
A penser, a pleurer, seul, dans l'ombre accoude.

--"C'etait un vieux logis!" murmurait la Sagesse,
"Un logis plein d'amour!" disait le coeur tremblant;
"C'etait un vieux logis plein d'intime richesse:
Prendras-tu ta jeunesse aux murs, en t'en allant?

"C'est la qu'elle vibrait! La qu'elle s'est levee,
Radieuse et chantant les clairs matins d'avril!
C'est la que d'esperance elle fut abreuvee,--
Comme on vole au bonheur, s'elancant au peril!

"C'est la qu'elle versa ses premiers pleurs d'ivresse,
Qu'elle eut ses premiers cris et ses premiers sanglots!
Tout ici lui gardait une chaude caresse;
Qu'elle s'acheve ailleurs, loin de ces vieux echos!

"Jadis il existait des foyers toujours stables:
Qui les avait quittes, y pouvait revenir;
C'est de la que sortaient ces ames indomptables
Dont le passe puissant ombrageait l'avenir.

"Aujourd'hui la maison est une hotellerie:
On arrive, on se couche, on s'eveille, et l'on part;
Et d'aucuns aujourd'hui veulent que la Patrie
Soit une auberge aussi, dediee au hasard!

"Et pourtant le Progres et la libre Justice
N'exigent pas que l'homme erre jusqu'a la mort;
Et pourtant il est bon que chacun se batisse
Un nid, pour y garder tout ce qu'il tient du sort!

"Mais c'est la loi de l'or,--c'est le gain,-- c'est la fievre
De ce siecle agite d'un etrange tourment,
Qui partout nous poursuit, et nous chasse, et nous sevre
De ce bonheur si pur, si calme et si charmant!

"Donc rien n'est ferme et fort desormais, rien ne dure:
Et comme un vil bagage, a l'aventure, on va
Cahotant son passe dans la lourde voiture
Qu'au premier coin de rue --hier au soir-- on trouva.

"En route! Voici l'heure et le logis est vide:
Reves, propos emus, passe vivant ... adieu!--
C'etait un vieux logis ou vint plus d'une ride;
Mais l'age, dans les coeurs, y retardait un peu.

"C'etait un vieux logis dans une etroite rue,
Tout petit et perche bien haut sur l'escalier;
Mais un flot de soleil y rechauffait la vue
En frappant, le matin, au carreau familier."




ARMAND SILVESTRE


LE PELERINAGE

Apres vingt ans d'exil, de cet exil impie
Ou l'oubli de nos coeurs enchaine seul nos pas,
Ou la fragilite de nos regrets s'expie,
Apres vingt ans d'exil que je ne comptais pas,

J'ai revu la maison lointaine et bien-aimee
Ou je revais, enfant, de soleils sans declin,
Ou je sentais mon ame a tous les maux fermee,
Et dont, un jour de deuil, je sortis orphelin.

J'ai revu la maison et le doux coin de terre
Ou mon souvenir seul fait passer, sous mes yeux,
Mon pere souriant avec un front austere
Et ma mere pensive avec un front joyeux.

Rien n'y semblait change des choses bien connues
Dont le charme autrefois bornait mon horizon:
Les arbres familiers, le long des avenues,
Semaient leurs feuilles d'or sur le meme gazon;

Le berceau de bois mort qu'un chevrefeuille enlace,
Le banc de pierre aux coins par la mousse mordus,
Ainsi qu'aux anciens jours tout etait a sa place
Et les hotes anciens y semblaient attendus.

Ma mere allait venir, entre ses mains lassees
Balancant une fleur sur l'or pale du soir;
Au pied du vieux tilleul, gardien de ses pensees,
Son Horace a la main, mon pere allait s'asseoir.

Tous deux me chercheraient des yeux dans les allees
Ou de mes premiers jeux la gaite s'envola;
Tous deux m'appelleraient avec des voix troublees
Et seraient malheureux ne me voyant pas la.

J'allais franchir le seuil:--C'est moi, c'est moi, mon pere!....
Mais ces rires, ces voix, je ne les connais pas.
Pour tout ce qu'enfermait ce pauvre enclos de pierre,
J'etais un etranger!... Je detournai mes pas....

Mais, par-dessus le mur, une aubepine blanche
Tendait jusqu'a mes mains son feuillage odorant.
Je compris sa pitie! J'en cueillis une branche,
Et j'emportai la fleur solitaire en pleurant!




ALBERT GLATIGNY


BALLADE DES ENFANTS SANS SOUCI

Ils vont pieds nus le plus souvent. L'hiver
Met a leurs doigts des mitaines d'onglee.
Le soir, helas! ils soupent du grand air,
Et sur leur front la bise echevelee
Gronde, pareille au bruit d'une melee,
A peine un peu leur sort est adouci
Quand avril fuit la terre consolee.
Ayez pitie des Enfants sans souci.

Ils n'ont sur eux que le manteau du ver,
Quand les frissons de la voute etoilee
Font tressaillir et briller leur oeil clair.
Par la montagne abrupte et la vallee,
Ils vont, ils vont! A leur troupe affolee
Chacun repond: "Vous n'etes pas d'ici,
Prenez ailleurs, oiseaux, votre volee."
Ayez pitie des Enfants sans souci.

Un froid de mort fait dans leur pauvre chair
Glacer le sang, et leur veine est gelee.
Les coeurs pour eux se cuirassent de fer.
Le trepas vient. Ils vont sans mausolee
Pourrir au coin d'un champs ou d'une allee,
Et les corbeaux mangent leur corps transi
Que lavera la froide giboulee.
Ayez pitie des Enfants sans souci.

ENVOI

Pour cette vie effroyable, filee
De mal, de peine, ils te disent: Merci!
Muse, comme eux, avec eux, exilee.
Ayez pitie des Enfants sans souci!




SULLY PRUDHOMME


LES CHAINES

J'ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j'ai de mes tourments multiplie les causes;
D'innombrables liens freles et douloureux
Dans l'univers entier vont de mon ame aux choses.

Tout m'attire a la fois et d'un attrait pareil:
Le vrai par ses lueurs, l'inconnu par ses voiles;
Un trait d'or fremissant joint mon coeur au soleil
Et de longs fils soyeux l'unissent aux etoiles.

La cadence m'enchaine a l'air melodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche;
D'un sourire j'ai fait la chaine de mes yeux,
Et j'ai fait d'un baiser la chaine de ma bouche.

Ma vie est suspendue a ces fragiles noeuds,
Et je suis le captif des mille etres que j'aime:
Au moindre ebranlement qu'un souffle cause en eux
Je sens un peu de moi s'arracher de moi-meme.


LE VASE BRISE

Le vase ou meurt cette verveine
D'un coup d'eventail fut fele;
Le coup dut effleurer a peine.
Aucun bruit ne l'a revele.

Mais la legere meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sure
En a fait lentement le tour.

Son eau fraiche a fui goutte a goutte,
Le suc des fleurs s'est epuise;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brise.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit;
Puis le coeur se fend de lui-meme,
La fleur de son amour perit;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croitre et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde,
Il est brise, n'y touchez pas.


A L'HIRONDELLE

Toi qui peux monter solitaire
Au ciel, sans gravir les sommets,
Et dans les vallons de la terre
Descendre sans tomber jamais;

Toi qui, sans te pencher au fleuve
Ou nous ne puisons qu'a genoux,
Peux aller boire avant qu'il pleuve
Au nuage trop haut pour nous;

Toi qui pars au declin des roses
Et reviens au nid printanier,
Fidele aux deux meilleures choses,
L'independance et le foyer;

Comme toi mon ame s'eleve
Et tout a coup rase le sol,
Et suit avec l'aile du reve
Les beaux meandres de ton vol;

S'il lui faut aussi des voyages,
Il lui faut son nid chaque jour;
Elle a tes deux besoins sauvages:
Libre vie, immuable amour.


ICI-BAS

Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts
Je reve aux etes qui demeurent
Toujours....

Ici-bas les levres effleurent
Sans rien laisser de leur velours;
Je reve aux baisers qui demeurent
Toujours....

Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amities ou leurs amours;
Je reve aux couples qui demeurent
Toujours....


INTUS

Deux voix s'elevent tour a tour
Des profondeurs troubles de l'ame;
La raison blaspheme, et l'amour
Reve un Dieu juste et le proclame.

Pantheiste, athee, ou chretien,
Tu connais leurs luttes obscures;
C'est mon martyre, et c'est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L'intelligence dit au coeur:
--"Le monde n'a pas un bon pere,
Vois, le mal est partout vainqueur."
Le coeur dit: "Je crois et j'espere;

Espere, o ma soeur, crois un peu,
C'est a force d'aimer qu'on trouve;
Je suis immortel, je sens Dieu."
--L'intelligence lui di: "Prouve."


LES YEUX

Bleus ou noirs, tous aimes, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l'aurore;
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se leve encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchante des yeux sans nombre;
Les etoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d'ombre.

Oh! qu'ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n'est pas possible!
Ils se sont tournes quelque part
Vers ce qu'on nomme l'invisible;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent:



 


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