La Chartreuse de Parme
by
Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle]

Part 3 out of 3




Il ‚tait … genoux en pronon‡ant ces paroles d'un air … leur donner de la valeur.

- Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: "Elle a pleur‚ en ma pr‚sence; donc elle est un peu moins malheureuse!"

- Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrˆtera dans cette ville!

- Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir parle? L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu'il est br–l‚ par l'amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va p‚rir peut-ˆtre; ne repoussez pas un autre homme de coeur qui s'offre … vous! Voici un corps de fer et une ƒme qui ne craint au monde que de vous d‚plaire.

- Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte … jamais.

La duchesse eut bien l'id‚e, ce soir-l…, d'annoncer … Ferrante qu'elle ferait une petite pension … ses enfants, mais elle eut peur qu'il ne partŒt de l… pour se tuer.

A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: "Moi aussi je puis mourir, et pl–t … Dieu qu'il en f–t ainsi, et bient“t! si je trouvais un homme digne de ce nom … qui recommander mon pauvre Fabrice."

Une id‚e saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un ‚crit auquel elle mˆla le peu de mots de droit qu'elle savait, qu'elle avait re‡u du sieur Ferrante Palla la somme de 25000 francs, sous l'expresse condition de payer chaque ann‚e une rente viagŠre de 1500 francs … la dame Sarasine et … ses cinq enfants. La duchesse ajouta: "De plus je lŠgue une rente viagŠre de 300 francs … chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme m‚decin … mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frŠre. Je l'en prie."Elle signa, antidata d'un an et serra ce papier.

Deux jours aprŠs, Ferrante reparut. C'‚tait au moment o— toute la ville ‚tait agit‚e par le bruit de la prochaine ex‚cution de Fabrice. Cette triste c‚r‚monie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allŠrent se promener ce soir-l… devant la porte de la citadelle, pour tƒcher de voir si l'on dressait l'‚chafaud: ce spectacle avait ‚mu Ferrante. Il trouva la duchesse noy‚e dans les larmes, et hors d'‚tat de parler; elle le salua de la main et lui montra un siŠge. Ferrante d‚guis‚ ce jour-l… en capucin, ‚tait superbe; au lieu de s'asseoir il se mit … genoux et pria Dieu d‚votement … demi-voix. Dans un moment o— la duchesse semblait un peu plus calme, sans se d‚ranger de sa position, il interrompit un instant sa priŠre pour dire ces mots:

- De nouveau il offre sa vie.

- Songez … ce que vous dites, s'‚cria la duchesse, avec cet oeil hagard qui, aprŠs les sanglots, annonce que la colŠre prend le dessus sur l'attendrissement.

- Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.

- Il y a telle occurrence, r‚pliqua la duchesse, o— je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.

Elle le regardait avec une attention s‚vŠre. Un ‚clair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d'un papier cach‚ dans le secret d'une grande armoire de noyer.

- Lisez, dit-elle … Ferrante.

C'‚tait la donation en faveur de ses enfants dont nous avons parl‚.

Les larmes et les sanglots empˆchaient Ferrante de lire la fin; il tomba … genoux.

- Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le br–la … la bougie.

"Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous ˆtes pris et ex‚cut‚, car il y va de votre tˆte.

- Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela pos‚ et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce d‚tail d'argent, j'y verrais un doute injurieux.

- Si vous ˆtes compromis, je puis l'ˆtre aussi repartit la duchesse, et Fabrice aprŠs moi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit empoisonn‚ et non tu‚. Par la mˆme raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.

- J'ex‚cuterai fidŠlement, ponctuellement et prudemment. Je pr‚vois, madame la duchesse, que ma vengeance sera mˆl‚e … la v“tre: il en serait autrement, que j'ob‚irais encore fidŠlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas r‚ussir, mais j'emploierai toute ma force d'homme.

- Il s'agit d'empoisonner le meurtrier de Fabrice.

- Je l'avais devin‚, et depuis vingt-sept mois que je mŠne cette vie errante et abominable, j'ai souvent song‚ … une pareille action pour mon compte.

- Si je suis d‚couverte et condamn‚e, comme complice, poursuivit la duchesse d'un ton de fiert‚, je ne veux point que l'on puisse m'imputer de vous avoir s‚duit. Je vous ordonne de ne plus chercher … me voir avant l'‚poque de notre vengeance: il ne s'agit point de le mettre … mort avant que je vous en aie donn‚ le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m'ˆtre utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d'un coup de feu. Pour des int‚rˆts que je ne veux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauv‚e.

Ferrante ‚tait ravi de ce ton d'autorit‚ que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons dit, il ‚tait horriblement maigre, mais on voyait qu'il avait ‚t‚ fort beau dans sa premiŠre jeunesse, et il croyait ˆtre encore ce qu'il avait ‚t‚ jadis."Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donn‚ cette preuve de d‚vouement, faire de moi l'homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poup‚e de comte Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu pour elle, pas mˆme faire ‚vader monsignore Fabrice?"

- Je puis vouloir sa mort dŠs demain, continua la duchesse, toujours du mˆme air d'autorit‚. Vous connaissez cet immense r‚servoir d'eau qui est au coin du palais, tout prŠs de la cachette que vous avez occup‚e quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: h‚ bien! ce sera l… le signal de ma vengeance. Vous verrez si vous ˆtes … Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand r‚servoir du palais Sanseverina a crev‚. Agissez aussit“t, mais par le poison, et surtout n'exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j'ai tremp‚ dans cette affaire.

- Les paroles sont inutiles, r‚pondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis d‚j… fix‚ sur les moyens que j'emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu'elle n'‚tait, puisque je n'oserai vous revoir tant qu'il vivra. J'attendrai le signal du r‚servoir crev‚ dans la rue.

Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.

Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.

- Ferrante! s'‚cria-t-elle, homme sublime!

Il rentra, comme impatient d'ˆtre retenu; sa figure ‚tait superbe en cet instant.

- Et vos enfants?

- Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accorderez peut-ˆtre quelque petite pension.

- Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros ‚tui en bois d'olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.

- Ah! madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur, et sa figure changea du tout au tout.

- Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante.

Il mit l'‚tui dans sa poche et sortit.

La porte avait ‚t‚ referm‚e par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d'un air inquiet: la duchesse ‚tait debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'‚vanouit presque de bonheur; la duchesse se d‚gagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.

"Voil… le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en e–t agi Fabrice, s'il e–t pu m'entendre."

Il y avait deux choses dans le caractŠre de la duchesse, elle voulait toujours ce qu'elle avait voulu une fois, elle ne remettait jamais en d‚lib‚ration ce qui avait ‚t‚ une fois d‚cid‚. Elle citait … ce propos un mot de son premier mari, l'aimable g‚n‚ral Pietranera: "Quelle insolence envers moi-mˆme! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti?"

De ce moment, une sorte de gaiet‚ reparut dans le caractŠre de la duchesse. Avant la fatale r‚solution, … chaque pas que faisait son esprit, … chaque chose nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment de son inf‚riorit‚ envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l'avait lƒchement tromp‚e, et le comte Mosca, par suite de son g‚nie courtisanesque, quoique innocemment, avait second‚ le prince. DŠs que la vengeance fut r‚solue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu'on trouve … se venger en Italie tient … la force d'imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas … proprement parler, ils oublient.

La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l'a devin‚ peut-ˆtre, ce fut lui qui donna l'id‚e de l'‚vasion: il existait dans les bois, … deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, … demi ruin‚e, et haute de plus de cent pieds'; avant de parler une seconde fois de fuite … la duchesse, Ferrante la supplia d'envoyer Ludovic, avec des hommes s–rs disposer une suite d'‚chelles auprŠs de cette tour. En pr‚sence de la duchesse il y monta avec les ‚chelles, et en descendit avec une simple corde nou‚e; il renouvela trois fois l'exp‚rience, puis il expliqua de nouveau son id‚e. Huit jours aprŠs, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nou‚e: ce fut alors que la duchesse communiqua cette id‚e … Fabrice.

Dans les derniers jours qui pr‚c‚dŠrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier et de plus d'une fa‡on, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu'autant qu'elle avait Ferrante … ses c“t‚s, le courage de cet homme ‚lectrisait le sien; mais l'on sentait bien qu'elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu'il se r‚voltƒt, mais elle e–t ‚t‚ afflig‚e de ses objections, qui eussent redoubl‚ ses inqui‚tudes. Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamn‚ … mort!"Et, ajoutait la duchesse, se parlant … elle-mˆme, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si ‚tranges choses!"Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment o— le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup … faire pour empˆcher Ferrante de marcher sur-le-champ … l'ex‚cution d'un affreux dessein!

- Je suis fort maintenant! s'‚criait ce fou; je n'ai plus de doute sur la l‚gitimit‚ de l'action!

- Mais, dans le moment de colŠre qui suivra in‚vitablement, Fabrice sera mis … mort

- Mais ainsi on lui ‚pargnerait le p‚ril de cette descente: elle est possible, facile mˆme, ajoutait-il; mais l'exp‚rience manque … ce jeune homme.

On c‚l‚bra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut … la fˆte donn‚e dans cette occasion que la duchesse rencontra Cl‚lia, et put lui parler sans donner de soup‡ons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-mˆme remit … Cl‚lia le paquet de cordes dans le jardin, o— ces dames ‚taient all‚es respirer un instant. Ces cordes, fabriqu‚es avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des noeuds, ‚taient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait ‚prouv‚ leur solidit‚, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprim‚es de fa‡on … en former plusieurs paquets de la forme d'un volume in-quarto; Cl‚lia s'en empara, et promit … la duchesse que tout ce qui ‚tait humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu'… la tour FarnŠse.

- Mais je crains la timidit‚ de votre caractŠre; et d'ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel int‚rˆt peut vous inspirer un inconnu?

- M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauv‚!

Mais la duchesse, ne comptant que fort m‚diocrement sur la pr‚sence d'esprit d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres pr‚cautions dont elle se garda bien de faire part … la fille du gouverneur. Comme il ‚tait naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait … la fˆte donn‚e pour le mariage de la soeur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu'il s'agissait d'une attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener … la citadelle, on pourrait, avec un peu d'adresse, faire pr‚valoir l'avis de se servir d'une litiŠre, qui se trouverait par hasard dans la maison o— se donnait la fˆte. L… se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vˆtus en ouvriers employ‚s pour la fˆte, et qui, dans le trouble g‚n‚ral, s'offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu'… son palais si ‚lev‚. Ces hommes, dirig‚s par Ludovic, portaient une assez grande quantit‚ de cordes, adroitement cach‚es sous leurs habits. On voit que la duchesse avait r‚ellement l'esprit ‚gar‚ depuis qu'elle songeait s‚rieusement … la fuite de Fabrice. Le p‚ril de cet ˆtre ch‚ri ‚tait trop fort pour son ƒme, et surtout durait trop longtemps. Par excŠs de pr‚cautions, elle faillit faire manquer cette fuite ainsi qu'on va le voir. Tout s'ex‚cuta comme elle l'avait projet‚, avec cette seule diff‚rence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et mˆme les gens de l'art, que le g‚n‚ral avait une attaque d'apoplexie.

Par bonheur, Cl‚lia, au d‚sespoir ne se douta en aucune fa‡on de la tentative si criminelle de la duchesse. Le d‚sordre fut tel au moment de l'entr‚e … la citadelle de la litiŠre o— le g‚n‚ral, … demi mort, ‚tait enferm‚, que Ludovic et ses gens passŠrent sans objection; ils ne furent fouill‚s que pour la forme au pont de l'Esclave. Quand ils eurent transport‚ le g‚n‚ral jusqu'… son lit, on les conduisit … l'office, o— les domestiques les traitŠrent fort bien; mais aprŠs ce repas qui ne finit que fort prŠs du matin, on leur expliqua que l'usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enferm‚s … clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en libert‚ par le lieutenant du gouverneur.

Ces hommes avaient trouv‚ le moyen de remettre … Ludovic les cordes dont ils s'‚taient charg‚s, mais Ludovic eut beaucoup de peine … obtenir un instant d'attention de Cl‚lia. A la fin, dans un moment o— elle passait d'une chambre … une autre, il lui fit voir qu'il d‚posait des paquets de corde dans l'angle obscur d'un des salons du premier ‚tage. Cl‚lia fut profond‚ment frapp‚e de cette circonstance ‚trange: aussit“t elle con‡ut d'atroces soup‡ons.

- Qui ˆtes-vous? dit-elle … Ludovic.

Et sur la r‚ponse fort ambigu‰ de celui-ci, elle ajouta:

- Je devrais vous faire arrˆter; vous ou les v“tres vous avez empoisonn‚ mon pŠre!... Avouez … l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le m‚decin de la citadelle puisse administrer les remŠdes convenables; avouez … l'instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!

- Mademoiselle a tort de s'alarmer, r‚pondit Ludovic, avec une grƒce et une politesse parfaites; il ne s'agit nullement de poison; on a eu l'imprudence d'administrer au g‚n‚ral une dose de laudanum, et il paraŒt que le domestique charg‚ de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords ‚ternel; mais Mademoiselle peut croire que, grƒce au ciel, il n'existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit ˆtre trait‚ pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j'ai l'honneur de le r‚p‚ter … Mademoiselle, le laquais charg‚ du crime ne faisait point usage de poisons v‚ritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner Mgr Fabrice. On n'a point pr‚tendu se venger du p‚ril qu'a couru Mgr Fabrice; on n'a confi‚ … ce laquais maladroit qu'une fiole o— il y avait du laudanum, j'en fais le serment … Mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j'‚tais interrog‚ officiellement, je nierais tout.

"D'ailleurs, si Mademoiselle parle … qui que ce soit de laudanum et de poison, f–t-ce … l'excellent don Cesare, Fabrice est tu‚ de la main de Mademoiselle. Elle rend … jamais impossibles tous les projets de fuite; et Mademoiselle sait mieux que moi que ce n'est pas avec du simple laudanum que l'on veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que quelqu'un n'a accord‚ qu'un mois de d‚lai pour ce crime, et qu'il y a d‚j… plus d'une semaine que l'ordre fatal a ‚t‚ re‡u. Ainsi, si elle me fait arrˆter, ou si seulement elle dit un mot … don Cesare ou … tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d'un mois, et j'ai raison de dire qu'elle tue de sa main Mgr Fabrice."

Cl‚lia ‚tait ‚pouvant‚e de l'‚trange tranquillit‚ de Ludovic.

"Ainsi, me voil… en dialogue r‚gl‚, se dit-elle, avec l'empoisonneur de mon pŠre, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c'est l'amour qui m'a conduite … tous ces crimes!..."

Le remords lui laissait … peine la force de parler; elle dit … Ludovic:

- Je vais vous enfermer … clef dans ce salon. Je cours apprendre au m‚decin qu'il ne s'agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l'ai appris moi-mˆme? Je reviens ensuite vous d‚livrer.

"Mais, dit Cl‚lia, revenant en courant d'auprŠs de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum?"

- Mon Dieu non, Mademoiselle, il n'y e–t jamais consenti. Et puis, … quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s'agit de sauver la vie de Monseigneur, qui sera empoisonn‚ d'ici … trois semaines; l'ordre en a ‚t‚ donn‚ par quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point d'obstacle … ses volont‚s; et, pour tout dire … Mademoiselle, on pr‚tend que c'est le terrible fiscal g‚n‚ral Rassi qui a re‡u cette commission.

Cl‚lia s'enfuit ‚pouvant‚e: elle comptait tellement sur la parfaite probit‚ de don Cesare, qu'en employant certaine pr‚caution, elle osa lui dire qu'on avait administr‚ au g‚n‚ral du laudanum, et pas autre chose. Sans r‚pondre, sans questionner, don Cesare courut au m‚decin.

Cl‚lia revint au salon, o— elle avait enferm‚ Ludovic dans l'intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il avait r‚ussi … s'‚chapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite boŒte renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit fr‚mir."Qui me dit, pensa-t-elle, que l'on n'a donn‚ que du laudanum … mon pŠre et que la duchesse n'a pas voulu se venger de l… tentative de Barbone?

"Grand Dieu! s'‚cria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon pŠre! Et je les laisse s'‚chapper! Et peut-ˆtre cet homme, mis … la question, e–t avou‚ autre chose que du laudanum!"

Aussit“t Cl‚lia tomba … genoux, fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur.

Pendant ce temps, le m‚decin de la citadelle, fort ‚tonn‚ de l'avis qu'il recevait de don Cesare, et d'aprŠs lequel il n'avait affaire qu'… du laudanum, donna les remŠdes convenables qui bient“t firent disparaŒtre les sympt“mes les plus alarmants. Le g‚n‚ral revint un peu … lui comme le jour commen‡ait … paraŒtre. Sa premiŠre action marquant de la connaissance fut de charger d'injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s'‚tait avis‚ de donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le g‚n‚ral n'avait pas sa connaissance.

Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colŠre contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer le mot d'apoplexie.

- Est-ce que je suis d'ƒge, s'‚cria-t-il, … avoir des apoplexies? Il n'y a que mes ennemis acharn‚s qui puissent se plaire … r‚pandre de tels bruits. Et d'ailleurs, est-ce que j'ai ‚t‚ saign‚, pour que la calomnie elle-mˆme ose parler d'apoplexie?

Fabrice, tout occup‚ des pr‚paratifs de sa faite, ne put concevoir les bruits ‚tranges qui remplissaient la citadelle au moment o— l'on y rapportait le gouverneur … demi mort. D'abord il eut quelque id‚e que sa sentence ‚tait chang‚e, et qu'on venait le mettre … mort. Voyant ensuite que personne ne se pr‚sentait dans sa chambre, il pensa que Cl‚lia avait ‚t‚ trahie, qu'… sa rentr‚e dans la forteresse on lui avait enlev‚ les cordes que probablement elle rapportait, et qu'enfin ses projets de fuite ‚taient d‚sormais impossibles. Le lendemain, … l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme … lui inconnu, qui, sans mot dire, v d‚posa un panier de fruits: sous les fruits ‚tait cach‚e la lettre suivante:


P‚n‚tr‚e des remords les plus vifs par ce qui a ‚t‚ fait, non pas, grƒce au ciel, de mon consentement, mais … l'occasion d'une id‚e que j'avais eue, j'ai fait voeu … la trŠs sainte Vierge que si, par l'effet de sa sainte intercession, mon pŠre est sauv‚, jamais je n'opposerai un refus … ses ordres; j'‚pouserai le marquis aussit“t que j 'en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu'il est de mon devoir d'achever ce qui a ‚t‚ commenc‚. Dimanche prochain, au retour de la messe o— l'on vous conduira … ma demande (songez … pr‚parer votre ƒme, vous pourrez vous tuer dans la difficile entreprise), au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentr‚e dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est n‚cessaire pour l'entreprise m‚dit‚e. Si vous p‚rissez, j'aurai l'ƒme navr‚e! Pourrez-vous m'accuser d'avoir contribu‚ … votre mort? La duchesse elle-mˆme ne m'a-t-elle pas r‚p‚t‚ … diverses reprises que la faction Raversi l'emporte? On veut lier le prince par une cruaut‚ qui le s‚pare … jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m'a jur‚ qu'il ne reste que cette ressource: vous p‚rissez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j 'en ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entiŠrement vˆtue de noir, … la fenˆtre accoutum‚e, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera dispos‚ autant qu'il est possible … mes faibles moyens. AprŠs onze heures, peut-ˆtre seulement … minuit ou une heure, une petite lampe paraŒtra … ma fenˆtre, ce sera l'instant d‚cisif; recommandez-vous … votre saint patron, prenez en hƒte les habits de prˆtre dont vous ˆtes pourvu, et marchez.

Adieu, Fabrice, je serai en priŠre, et r‚pandant les larmes les plus amŠres, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous p‚rissez, Je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu'est-ce que je dis? mais si vous r‚ussissez, je ne vous reverrai jamais. -Dimanche, aprŠs la messe, vous trouverez dans votre prison l'argent, les poisons, les cordes, envoy‚s par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m'a r‚p‚t‚ jusqu'… trois fois qu'il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone!


Fabio Conti ‚tait un ge“lier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui ‚chapper: il ‚tait abhorr‚ de tout ce qui ‚tait dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mˆmes r‚solutions … tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-l… mˆme qui ‚taient enchaŒn‚s dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et o— ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, mˆme ceux-l…, dis-je, eurent l'id‚e de faire chanter … leurs frais un Te Deum lorsqu'ils surent que leur gouverneur ‚tait hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l'honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blƒme soit conduit par sa destin‚e … passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et je–nant les vendredis.

Cl‚lia, qui ne quittait la chambre de son pŠre que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait d‚cid‚ que les r‚jouissances n'auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista … la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d'artifice, et dans les salles basses du chƒteau l'on distribua aux soldats une quantit‚ de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accord‚e; une main inconnue avait mˆme envoy‚ plusieurs tonneaux d'eau-de-vie que les soldats d‚foncŠrent. La g‚n‚rosit‚ des soldats qui s'enivrŠrent ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; … mesure qu'ils arrivaient … leurs gu‚rites, un domestique affid‚ leur donnait du vin, et l'on ne sait par quelle main ceux qui furent plac‚s en sentinelle … minuit et pendant le reste de la nuit re‡urent aussi un verre d'eau-de-vie, et l'on oubliait … chaque fois la bouteille auprŠs de la gu‚rite (comme il a ‚t‚ prouv‚ au procŠs qui suivit).

Le d‚sordre dura plus longtemps que Cl‚lia ne l'avait pens‚, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait sci‚ deux barreaux de sa fenˆtre, celle qui ne donnait pas vers la voliŠre, commen‡a … d‚monter l'abat-jour; il travaillait presque sur la tˆte des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement … l'immense corde n‚cessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandouliŠre autour de son corps: elle le gˆnait beaucoup, son volume ‚tant ‚norme; les noeuds l'empˆchaient de former masse, et elle s'‚cartait … plus de dix-huit pouces du corps."Voil… le grand obstacle", se dit Fabrice.

Cette corde arrang‚e tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui s‚paraient sa fenˆtre de l'esplanade o— ‚tait le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivr‚es que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs tˆtes, il sortit, comme nous l'avons dit, par la seconde fenˆtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d'une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dŠs que le g‚n‚ral Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonn‚ depuis un siŠcle. Il disait qu'aprŠs l'avoir empoisonn‚ on voulait l'assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l'effet que cette mesure impr‚vue produisit sur le coeur de Cl‚lia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu'… quel point elle trahissait son pŠre, et un pŠre qui venait d'ˆtre presque empoisonn‚ dans l'int‚rˆt du prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arriv‚e impr‚vue de ces deux cents hommes un arrˆt de la Providence qui lui d‚fendait d'aller plus avant et de rendre la libert‚ … Fabrice.

Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore trait‚ ce triste sujet … la fˆte mˆme donn‚e … l'occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille v‚tille, un coup d'‚p‚e maladroit donn‚ … un com‚dien, un homme de la naissance de Fabrice n'‚tait pas mis en libert‚ au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c'est qu'il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s'occuper davantage de lui, avait-on dit; s'il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bient“t de maladie. Un ouvrier serrurier qui avait ‚t‚ appel‚ au palais du g‚n‚ral Fabio Conti parla de Fabrice comme d'un prisonnier exp‚di‚ depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme d‚cida Cl‚lia.



CHAPITRE XXII


Dans la journ‚e Fabrice fut attaqu‚ par quelques r‚flexions s‚rieuses et d‚sagr‚ables, mais … mesure qu'il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l'action, il se sentait allŠgre et dispos. La duchesse lui avait ‚crit qu'il serait surpris par le grand air, et qu'… peine hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilit‚ de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer … ˆtre repris que se pr‚cipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds."Si ce malheur m'arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l'ai jur‚ … Cl‚lia, j'aime mieux tomber du haut d'un rempart, si ‚lev‚ qu'il soit que d'ˆtre toujours … faire des r‚flexions sur l‚ go–t du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas ‚prouver avant la fin, quand on meurt empoisonn‚! Fabio Conti n'y cherchera pas de fa‡ons, il me fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle."

Vers le minuit un de ces brouillards ‚pais et blancs que le P“ jette quelquefois sur ses rives s'‚tendit d'abord sur la ville, et en sui te gagna l'esplanade et les bastions au milieu desquels s'‚lŠve la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n'apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins ‚tablis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds."Voil… qui est excellent", pensat-il.

Un peu aprŠs que minuit et demi eut sonn‚, le signal de la petite lampe parut … la fenˆtre de la voliŠre. Fabrice ‚tait prˆt … agir; il fit un signe de croix, puis attacha … son lit la petite corde destin‚e … lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le s‚paraient de la plate-forme o— ‚tait le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occup‚ depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parl‚. Par malheur les soldats, … minuit trois quarts qu'il ‚tait alors, n'‚taient pas encore endormis; pendant qu'il marchait … pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable ‚tait sur le toit, et qu'il fallait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix pr‚tendaient que ce souhait ‚tait d'une grande impi‚t‚, d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarm‚ la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hƒtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment o—, pendu … sa corde, il passa devant les fenˆtres, par bonheur … quatre ou cinq pieds de distance … cause de l'avance du toit elles ‚taient h‚riss‚es de ba‹onnettes. Quelques-uns ont pr‚tendu que Fabrice toujours fou eut l'id‚e de jouer le r“le du diable, et qu'il jeta … ces soldats une poign‚e de sequins. Ce qui est s–r, c'est qu'il avait sem‚ des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour FarnŠse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre … le poursuivre.

Arriv‚ sur la plate-forme et entour‚ de sentinelles qui ordinairement criaient tous les quarts d'heure une phrase entiŠre: Tout est bien autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve.

Ce qui paraŒt incroyable et pourrait faire douter du fait si le r‚sultat n'avait pas eu pour t‚moin une ville entiŠre, c'est que les sentinelles plac‚es le long du parapet n'aient pas vu et arrˆt‚ Fabrice, … la v‚rit‚, le brouillard dont nous avons parl‚ commen‡ait … monter, et Fabrice a dit que lorsqu'il ‚tait sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arriv‚ d‚j… jusqu'… la moiti‚ de la tour FarnŠse. Mais ce brouillard n'‚tait point ‚pais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, pouss‚ comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez voisines. Il d‚fit tranquillement la grande corde qu'il avait autour du corps et qui s'embrouilla deux fois il lui fallut beaucoup de temps pour la d‚brouiller et l'‚tendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler de tous les c“t‚s, bien r‚solu … poignarder le premier qui s'avancerait vers lui."Je n'‚tais nullement troubl‚, ajoutait-il, il me semblait que j'accomplissais une c‚r‚monie."

Il attacha sa corde enfin d‚brouill‚e … une ouverture pratiqu‚e dans le parapet pour l'‚coulement des eaux, il monta sur ce mˆme parapet, et pria Dieu avec ferveur, puis, comme un h‚ros des temps de chevalerie, il pensa un instant … Cl‚lia."Combien je suis diff‚rent, se dit-il. du Fabrice l‚ger et libertin qui entra ici il y a neuf mois!"Enfin il se mit … descendre cette ‚tonnante hauteur. Il agissait m‚caniquement, dit-il, et comme il e–t fait en plein jour, descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout … coup ses bras perdre leur force; il croit mˆme qu'il lƒcha la corde un instant; mais bient“t il la reprit; peut-ˆtre, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l'‚corchaient. Il ‚prouvait de temps … autre une douleur atroce entre les ‚paules, elle allait jusqu'… lui “ter la respiration. Il y avait un mouvement d'ondulation fort incommode; il ‚tait renvoy‚ sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touch‚ par plusieurs oiseaux assez gros qu'il r‚veillait et qui se jetaient sur lui en s'envolant. Les premiŠres fois il crut ˆtre atteint par des gens descendant de la citadelle par la mˆme voie que lui pour le poursuivre, et il s'apprˆtait … se d‚fendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconv‚nient que d'avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus qu'elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins des soldats, il tomba sur un acacia qui, vu d'en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait r‚ellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait l… endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se d‚mit presque le bras gauche. Il se mit … fuir vers le rempart, mais, … ce qu'il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton, il n'avait plus aucune force. Malgr‚ le p‚ril, il s'assit et but un peu d'eau-de-vie qui lui restait. Il s'endormit quelques minutes au point de ne plus savoir o— il ‚tait; en se r‚veillant il ne pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible v‚rit‚ revint … sa m‚moire. Aussit“t il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. La sentinelle, qui ‚tait plac‚e tout prŠs, ronflait dans sa gu‚rite. Il trouva une piŠce de canon gisant dans l'herbe; il y attacha sa troisiŠme corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un foss‚ bourbeux o— il pouvait y avoir un pied d'eau. Pendant qu'il se relevait et cherchait … se reconnaŒtre, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bient“t il entendit prononcer prŠs de son oreille et … voix basse:

- Ah! monsignore! monsignore!

Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient … la duchesse; aussit“t il s'‚vanouit profond‚ment. Quelque temps aprŠs il sentit qu'il ‚tait port‚ par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s'arrˆta, ce qui lui donna beaucoup d'inqui‚tude. Mais il n'avait ni la force de parler ni celle d'ouvrir les yeux; il sentit qu'on le serrait; tout … coup il reconnut le parfum des vˆtements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots:

- Ah! chŠre amie!

Puis il s'‚vanouit de nouveau profond‚ment.

Le fidŠle Bruno, avec une escouade de gens de police d‚vou‚s au comte, ‚tait en r‚serve … deux cents pas; le comte lui-mˆme ‚tait cach‚ dans une petite maison tout prŠs du lieu o— la duchesse attendait. Il n'e–t pas h‚sit‚, s'il l'e–t fallu, … mettre l'‚p‚e … la main avec quelques officiers … demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme oblig‚ de sauver la vie … Fabrice, qui lui semblait grandement expos‚, et qui jadis e–t sa grƒce sign‚e du prince, si lui Mosca n'e–t eu la sottise de vouloir ‚viter une sottise ‚crite au souverain.

Depuis minuit la duchesse, entour‚e d'hommes arm‚s jusqu'aux dents, errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester en place, elle pensait qu'elle aurait … combattre pour enlever Fabrice … des gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent pr‚cautions, trop longues … d‚tailler ici, et d'une imprudence incroyable. On a calcul‚ que plus de quatre-vingts agents ‚taient sur pied cette nuit-l…, s'attendant … se battre pour quelque chose d'extraordinaire. Par bonheur Ferrante et Ludovic ‚taient … la tˆte de tout cela, et le ministre de la police n'‚tait pas hostile; mais le comte lui-mˆme remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu'il ne sut rien comme ministre.

La duchesse perdit la tˆte absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au d‚sespoir en se voyant couverte de sang: c'‚tait celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement bless‚. Aid‚e d'un de ses gens, elle lui “tait son habit pour le panser, lorsque Ludovic qui, par bonheur, se trouvait l…, mit d'autorit‚ la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui ‚taient cach‚es dans un jardin prŠs de la porte de la ville et l'on partit ventre … terre pour aller passer l‚ P“ prŠs de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien arm‚s faisait l'arriŠre-garde, et avait promis sur sa tˆte d'arrˆter la poursuite. Le comte seul et … pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que rien ne bougeait."Me voici en haute trahison!"se disait-il ivre de joie.

Ludovic eut l'id‚e excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien attach‚ … la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de Fabrice.

- Prenez la fuite, lui dit-il, du c“t‚ de Bologne; soyez fort maladroit, tƒchez de vous faire arrˆter alors coupez-vous dans vos r‚ponses, et enfin avouez que vous ˆtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l'adresse … ˆtre maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et Madame vous donnera cinquante sequins.

- Est-ce qu'on songe … l'argent quand on sert Madame?

Il partit et fut arrˆt‚ quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au g‚n‚ral Fabio Conti et … Rassi, qui, avec le danger de Fabrice, voyait s'envoler sa baronnie.

L'‚vasion ne fut connue … la citadelle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu'… dix qu'on osa en instruire le prince. La duchesse avait ‚t‚ si bien servie que, malgr‚ le profond sommeil de Fabrice, qu'elle prenait pour un ‚vanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrˆter la voiture, elle passait le P“ dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extrˆme rapidit‚, puis on fut arrˆt‚ plus d'une heure pour la v‚rification des passeports. La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle ‚tait folle ce jour-l…, elle s'avisa de donner dix napol‚ons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis, fort effray‚, recommen‡a l'examen. On prit la poste; la duchesse payait d'une fa‡on si extravagante, que partout elle excitait les soup‡ons en ce pays o— tout ‚tranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la duchesse ‚tait folle de douleur, … cause de la fiŠvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme qu'elle emmenait avec elle consulter les m‚decins de Pavie.

Ce ne fut qu'… dix lieues par-del… le P“ que le prisonnier se r‚veilla tout … fait, il avait une ‚paule lux‚e et force ‚corchures. La duchesse avait encore des fa‡ons si extraordinaires que le maŒtre d'une auberge de village, o— l'on dŒna, crut avoir affaire … une princesse du sang imp‚rial, et allait lui faire rendre les honneurs qu'il croyait lui ˆtre dus, lorsque Ludovic dit … cet homme que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s'il s'avisait de faire sonner les cloches.

Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire pi‚montais. L… seulement Fabrice ‚tait en toute s–ret‚; on le conduisit dans un petit village ‚cart‚ de la grande route, on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.

Ce fut dans ce village que la duchesse se livra … une action non seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste … la tranquillit‚ du reste de sa vie. Quelques semaines avant l'‚vasion de Fabrice, et un jour que tout Parme ‚tait … la porte de la citadelle pour tƒcher de voir dans la cour l'‚chafaud qu'on dressait en son honneur, la duchesse avait montr‚ … Ludovic devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d'un petit cadre de fer, fort bien cach‚, une des pierres formant le fond du fameux r‚servoir d'eau du palais Sanseverina, ouvrage du XIIIe siŠcle, et dont nous avons parl‚. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards qu'elle lui lan‡ait ‚taient singuliers.

- Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous ˆtes un poŠte, vous auriez bient“t mang‚ cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda … une lieue de Casal Maggiore.

Ludovic se jeta … ses pieds fou de joie, et protestant avec l'accent du coeur que ce n'‚tait point pour gagner de l'argent qu'il avait contribu‚ … sauver monsignore Fabrice; qu'il l'avait toujours aim‚ d'une affection particuliŠre depuis qu'il avait eu l'honneur de le conduire une fois en sa qualit‚ de troisiŠme cocher de Madame. Quand cet homme, qui r‚ellement avait du coeur, crut avoir assez occup‚ une aussi grande dame, il prit cong‚; mais elle, avec des yeux ‚tincelants, lui dit:

- Restez.

Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps … autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette ‚trange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole … sa maŒtresse.

- Madame m'a fait un don tellement exag‚r‚, tellement au-dessus de tout ce qu'un pauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement sup‚rieur surtout aux faibles services que j'ai eu l'honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J'ai l'honneur de rendre cette terre … Madame, et de la prier de m'accorder une pension de quatre cents francs.

- Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ou‹ dire que j'avais d‚sert‚ un projet une fois ‚nonc‚ par moi?

AprŠs cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis s'arrˆtant tout … coup, elle s'‚cria:

- C'est par hasard et parce qu'il a su plaire … cette petite fille, que la vie de Fabrice a ‚t‚ sauv‚e! S'il n'avait ‚t‚ aimable il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux o— ‚clatait la plus sombre fureur.

Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inqui‚tudes pour la propri‚t‚ de sa terre de la Ricciarda.

- Eh bien? reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et chang‚e du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journ‚e folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner … Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?

- Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j'‚tais de la suite de monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire … Madame, je br–le de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si dr“le d'ˆtre propri‚taire!

- Ta gaiet‚ me plaŒt. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ann‚es de son fermage: je lui fais cadeau de la moiti‚ de ce qu'il me doit, et l'autre moiti‚ de tous ces arr‚rages, je te la donne, mais … cette condition: tu vas aller … Sacca, tu diras qu'aprŠs-demain est le jour de la fˆte d'une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arriv‚e, tu feras illuminer mon chƒteau de la fa‡on la plus splendide. N'‚pargne ni argent ni peine: songe qu'il s'agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j'ai pr‚par‚ cette illumination; depuis plus de trois mois j'ai r‚uni dans les caves du chƒteau tout ce qui peut servir … cette noble fˆte; j'ai donn‚ en d‚p“t au jardinier toutes les piŠces d'artifice n‚cessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le P“. J'ai quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il me reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n'aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l'illumination et le feu d'artifice seront bien en train tu t'esquiveras prudemment, car il est possible, et c'est mon espoir, qu'… Parme toutes ces belles choses-l… paraissent une insolence.

- C'est ce qui n'est pas possible seulement, c'est s–r; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a sign‚ la sentence de monsignore, en crŠvera de rage. Et mˆme... ajouta Ludovic avec timidit‚, si Madame voulait faire plus de plaisir … son pauvre serviteur que de lui donner la moiti‚ des arr‚rages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une plaisanterie … ce Rassi...

- Tu es un brave homme! s'‚cria la duchesse avec transport, mais je te d‚fends absolument de rien faire … Rassi; j'ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant … toi, tƒche de ne pas te faire arrˆter … Sacca, tout serait gƒt‚ si je te perdais.

- Moi, Madame! Quand j'aurai dit que je fˆte une des patronnes de madame, si la police envoyait trente gendarmes pour d‚ranger quelque chose, soyez s–re qu'avant d'ˆtre arriv‚s … la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d'eux ne serait … cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent Madame.

- Enfin, reprit la duchesse d'un air singuliŠrement d‚gag‚, si je donne du vin … mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme le mˆme soir o— mon chƒteau sera illumin‚, prends le meilleur cheval de mon ‚curie, cours … mon palais, … Parme, et ouvre le r‚servoir.

- Ah! l'excellente id‚e qu'a Madame! s'‚cria Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves gens de Sacca, de l'eau aux bourgeois de Parme qui ‚taient si s–rs, les mis‚rables, que monsignore Fabrice allait ˆtre empoisonn‚ comme le pauvre L...

La joie de Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec complaisance ses rires fous; il r‚p‚tait sans cesse:

- Du vin aux gens de Sacca et de l'eau … ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu'on vida imprudemment le r‚servoir, il y a une vingtaine d'ann‚es, il y eut jusqu'… un pied d'eau dans plusieurs des rues de Parme.

- Et de l'eau aux gens de Parme, r‚pliqua la duchesse en riant. La promenade devant la citadelle e–t ‚t‚ remplie de monde si l'on e–t coup‚ le cou … Fabrice... Tout le monde l'appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a ‚t‚ faite par toi, ni ordonn‚e par moi. Fabrice, le comte lui-mˆme, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais j'oubliais les pauvres de Sacca; va-t'en ‚crire une lettre … mon homme d'affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fˆte de ma sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu'il t'ob‚isse en tout pour l'illumination, le feu d'artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.

- L'homme d'affaires de Madame ne se trouvera embarrass‚ qu'en un point: depuis cinq ans que Madame a le chƒteau, elle n'a pas laiss‚ dix pauvres dans Sacca.

- Et de l'eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant. Comment ex‚cuteras-tu cette plaisanterie?

- Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, … dix et demie mon cheval est … l'Auberge des Trois-Ganaches, sur la route de Casal Maggiore et de ma terre de la Ricciarda, … onze heures je suis dans ma chambre au palais, et … onze heures et un quart de l'eau pour les gens de Parme, et plus qu'ils n'en voudront, pour boire … la sant‚ du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut … la citadelle, que le courage de monsignore et l'esprit de madame viennent de d‚shonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je fais mon entr‚e … la Ricciarda.

Ludovic jeta les yeux sur la duchesse et fut effray‚: elle regardait fixement la muraille nue … six pas d'elle, et, il faut en convenir, son regard ‚tait atroce."Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu'elle est folle!"La duchesse le regarda et devina sa pens‚e.

- Ah! monsieur Ludovic le grand poŠte, vous voulez une donation par ‚crit: courez me chercher une feuille de papier.

Ludovic ne se fit pas r‚p‚ter cet ordre, et la duchesse ‚crivit de sa main une longue reconnaissance antidat‚e d'un an, et par laquelle elle d‚clarait avoir re‡u, de Ludovic San Micheli, la somme de 80000 francs, et lui avoir donn‚ en gage la terre de la Ricciarda. Si aprŠs douze mois r‚volus la duchesse n'avait pas rendu lesdits 80000 francs … Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa propri‚t‚.

"Il est beau, se disait la duchesse, de donner … un serviteur fidŠle le tiers … peu prŠs de ce qui me reste pour moi-mˆme."

- Ah ‡…! dit la duchesse … Ludovic, aprŠs la plaisanterie du r‚servoir, je ne te donne que deux jours pour te r‚jouir … Casal Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c'est une affaire qui remonte … plus d'un an. Reviens me rejoindre … Belgirate, et cela sans le moindre d‚lai, Fabrice ira peut-ˆtre en Angleterre o— tu le suivras.

Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice ‚taient … Belgirate.

On s'‚tablit dans ce village enchanteur, mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice ‚tait entiŠrement chang‚; dŠs les premiers moments o— il s'‚tait r‚veill‚ de son sommeil, la duchesse s'‚tait aper‡u qu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire. Le sentiment profond par lui cach‚ avec beaucoup de soin ‚tait assez bizarre, ce n'‚tait rien moins que ceci: il ‚tait au d‚sespoir d'ˆtre hors de prison. Il se gardait bien d'avouer cette cause de sa tristesse, elle . e–t amen‚ des questions auxquelles il ne voulait pas r‚pondre.

- Mais quoi! lui disait la duchesse ‚tonn‚e cette horrible sensation lorsque la faim te for‡ait … te nourrir, pour ne pas tomber, d'un de ces mets d‚testables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque go–t singulier, est-ce que je m'empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur?

- Je pensais … la mort, r‚pondait Fabrice, comme je suppose qu'y pensent les soldats: c'‚tait une chose possible que je pensais bien ‚viter par mon adresse.

Ainsi quelle inqui‚tude, quelle douleur pour la duchesse! Cet ˆtre ador‚, singulier, vif, original, ‚tait d‚sormais sous ses yeux en proie … une rˆverie profonde; il pr‚f‚rait la solitude mˆme au plaisir de parler de toutes choses, et … coeur ouvert, … la meilleure amie qu'il e–t au monde. Toujours il ‚tait bon, empress‚, reconnaissant auprŠs de la duchesse, il e–t comme jadis donn‚ cent fois sa vie pour elle; mais son ƒme ‚tait ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l'‚change de pens‚es froides d‚sormais possible entre eux, e–t peut-ˆtre sembl‚ agr‚able … d'autres; mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu'‚tait leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait s‚par‚s. Fabrice devait … la duchesse l'histoire des neuf mois pass‚s dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce s‚jour il n'avait … dire que des paroles brŠves et incomplŠtes.

"Voil… ce qui devait arriver t“t ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime r‚ellement, et je n'ai plus que la seconde place dans son coeur."Avilie, atterr‚e par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: "Si le ciel voulait que Ferrante f–t devenu tout … fait fou ou manquƒt de courage, il me semble que je serais moins malheureuse."DŠs ce moment ce demi-remords empoisonna l'estime que la duchesse avait pour son propre caractŠre."Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d'une r‚solution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!

"Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu'il ne f–t pas amoureux? Une seule parole d'amour v‚ritable a-t-elle jamais ‚t‚ ‚chang‚e entre nous?"

Cette id‚e si raisonnable lui “ta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l'affaiblissement de l'ƒme ‚taient arriv‚s pour elle avec la perspective d'une illustre vengeance, elle ‚tait cent fois plus malheureuse … Belgirate qu'… Parme. Quant … la personne qui pouvait causer l'‚trange rˆverie de Fabrice, il n'‚tait guŠre possible d'avoir des doutes raisonnables: Cl‚lia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son pŠre puisqu'elle avait consenti … enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Cl‚lia! a Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec d‚sespoir, si la garnison n'e–t pas ‚t‚ enivr‚e, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c'est elle qui l'a sauv‚!"

C'‚tait avec une extrˆme difficult‚ que la duchesse obtenait de Fabrice des d‚tails sur les ‚v‚nements de cette nuit,"qui, se disait la duchesse, autrefois e–t form‚ entre nous le sujet d'un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortun‚s, il e–t parl‚ tout un jour et avec une verve et une gaiet‚ sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m'avisais de mettre en avant."

Comme il fallait tout pr‚voir, la duchesse avait ‚tabli Fabrice au port de Locarno, ville suisse … l'extr‚mit‚ du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu'elle s'avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapiss‚e d'une quantit‚ de vues de la ville de Parme qu'il avait fait venir de Milan ou de Parme mˆme, pays qu'il aurait d– tenir en abomination. Son petit salon, chang‚ en atelier, ‚tait encombr‚ de tout l'appareil d'un peintre … l'aquarelle, et elle le trouva finissant une troisiŠme vue de la tour FarnŠse et du palais du gouverneur.

- Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqu‚, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t'empoisonner. Mais j'y songe, continua la duchesse, tu devrais lui ‚crire une lettre d'excuses d'avoir pris la libert‚ de te sauver et de donner un ridicule … sa citadelle.

La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: … peine arriv‚ en lieu de s–ret‚, le premier soin de Fabrice avait ‚t‚ d'‚crire au g‚n‚ral Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s'ˆtre sauv‚, all‚guant pour excuse qu'il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait ‚t‚ charg‚ de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu'il ‚crivait, Fabrice esp‚rait que les yeux de Cl‚lia verraient cette lettre, et sa figure ‚tait couverte de larmes en l'‚crivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en libert‚, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour FarnŠse. C'‚tait l… la pens‚e capitale de sa lettre, il esp‚rait que Cl‚lia la comprendrait. Dans son humeur ‚crivante, et toujours dans l'espoir d'ˆtre lu par quelqu'un, Fabrice adressa des remerciements … don Cesare, ce bon aum“nier qui lui avait prˆt‚ des livres de th‚ologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno … faire le voyage de Milan, o— ce libraire, ami du c‚lŠbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques ‚ditions qu'il put trouver des ouvrages prˆt‚s par don Cesare. Le bon aum“nier re‡ut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d'impatience, peut-ˆtre pardonnables … un pauvre prisonnier, on avait charg‚ les marges de ses livres de notes ridicules. On le suppliait en cons‚quence de les remplacer dans sa bibliothŠque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui pr‚senter.

Fabrice ‚tait bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait charg‚ les marges d'un exemplaire in-folio des ouvres de saint J‚r“me. Dans l'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre au bon aum“nier, et l'‚changer contre un autre, il avait ‚crit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands ‚v‚nements n'‚taient autre chose que des extases d'amour divin (ce mot divin en rempla‡ait un autre qu'on n'osait ‚crire). Tant“t cet amour divin conduisait le prisonnier … un profond d‚sespoir, d'autres fois une voix entendue … travers les airs rendait quelque esp‚rance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, ‚tait ‚crit avec une encre de prison, form‚e de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en repla‡ant dans sa bibliothŠque le volume de saint J‚r“me. S'il en avait suivi les marges, il aurait vu qu'un jour le prisonnier, se croyant empoisonn‚, se f‚licitait de mourir … moins de quarante pas de distance de ce qu'il avait aim‚ le mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que celui du bon aum“nier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle id‚e: Mourir prŠs de ce qu'on aime! exprim‚e de cent fa‡ons diff‚rentes, ‚tait suivie d'un sonnet o— l'on voyait que l'ƒme s‚par‚e, aprŠs des tourments atroces, de ce corps fragile qu'elle avait habit‚ pendant vingt-trois ans, pouss‚e par cet instinct de bonheur naturel … tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mˆler aux choeurs des anges aussit“t qu'elle serait libre et dans le cas o— le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses p‚ch‚s; mais que, plus heureuse aprŠs la mort qu'elle n'avait ‚t‚ durant la vie, elle irait … quelques pas de la prison, o— si longtemps elle avait g‚mi, se r‚unir … tout ce qu'elle avait aim‚ au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j'aurai trouv‚ mon paradis sur la terre.

Quoiqu'on ne parlƒt de Fabrice … la citadelle de Parme que comme d'un traŒtre infƒme qui avait viol‚ les devoirs les plus sacr‚s, toutefois le bon prˆtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu'un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l'attention de n'‚crire que quelques jours aprŠs l'envoi, de peur que son nom ne fŒt renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention … son frŠre, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimit‚ avec son aimable niŠce; et comme il lui avait enseign‚ jadis quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu'il recevait. Tel avait ‚t‚ l'espoir du voyageur. Tout … coup Cl‚lia rougit extrˆmement, elle venait de reconnaŒtre l'‚criture de Fabrice. De grands morceaux fort ‚troits de papier jaune ‚taient plac‚s en guise de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu'au milieu des plats int‚rˆts d'argent, et de la froideur d‚color‚e des pens‚es vulgaires qui remplissent notre vie, les d‚marches inspir‚es par une vraie passion manquent rarement de produire leur effet, comme si une divinit‚ propice prenait le soin de les conduire par la main, Cl‚lia, guid‚e par cet instinct et par la pens‚e d'une seule chose au monde, demanda … son oncle de comparer l'ancien exemplaire de saint J‚r“me avec celui qu'il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre tristesse o— l'absence de Fabrice l'avait plong‚e, lorsqu'elle trouva sur les marges de l'ancien Saint-J‚r“me le sonnet dont nous avons parl‚, et les m‚moires, jour par jour, de l'amour qu'on avait senti pour elle!

DŠs le premier jour, elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuy‚e sur sa fenˆtre, devant la fenˆtre d‚sormais solitaire, o— elle avait vu si souvent une petite ouverture se d‚masquer dans l'abat-jour. Cet abat-jour avait ‚t‚ d‚mont‚ pour ˆtre plac‚ sur le bureau du tribunal et servir de piŠce … conviction dans un procŠs ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accus‚ du crime de s'ˆtre sauv‚, ou, comme disait le fiscal en en riant lui-mˆme, de s'ˆtre d‚rob‚ … la d‚mence d'un prince magnanime!

Chacune des d‚marches de Cl‚lia ‚tait pour elle l'objet d'un vif remords, et depuis qu'elle ‚tait malheureuse les remords ‚taient plus vifs. Elle cherchait … apaiser un peu les reproches qu'elle s'adressait, en se rappelant le voeu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle … la Madone lors du demi-empoisonnement du g‚n‚ral, et depuis chaque jour renouvel‚.

Son pŠre avait ‚t‚ malade de l'‚vasion de Fabrice, et, de plus, il avait ‚t‚ sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colŠre, destitua tous les ge“liers de la tour FarnŠse, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le g‚n‚ral avait ‚t‚ sauv‚ en partie par l'intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enferm‚ au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la cour.

Ce fut pendant les quinze jours que dura l'incertitude relativement … la disgrƒce du g‚n‚ral Fabio Conti, r‚ellement malade, que Cl‚lia eut le courage d'ex‚cuter le sacrifice qu'elle avait annonc‚ … Fabrice. Elle avait eu l'esprit d'ˆtre malade le jour des r‚jouissances g‚n‚rales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur s'en souvient peut-ˆtre, elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu'… l'exception du ge“lier Grillo, charg‚ sp‚cialement de la garde de Fabrice, personne n'eut de soup‡ons sur sa complicit‚, et Grillo se tut.

Mais aussit“t que Cl‚lia n'eut plus d'inqui‚tudes de ce c“t‚ , elle fut plus cruellement agit‚e encore par ses justes remords: "Quelle raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le crime d'une fille qui trahit son pŠre?"

Un soir, aprŠs une journ‚e pass‚e presque tout entiŠre … la chapelle et dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l'accompagner chez le g‚n‚ral, dont les accŠs de fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'… tout propos il y mˆlait des impr‚cations contre Fabrice, cet abominable traŒtre.

Arriv‚ en pr‚sence de son pŠre, elle eut le courage de lui dire que si toujours elle avait refus‚ de donner la main au marquis Crescenzi, c'est qu'elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu'elle ‚tait assur‚e de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le g‚n‚ral entra en fureur; et Cl‚lia eut assez de peine … reprendre la parole. Elle ajouta que si son pŠre, s‚duit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner l'ordre pr‚cis de l'‚pouser, elle ‚tait prˆte … ob‚ir. Le g‚n‚ral fut tout ‚tonn‚ de cette conclusion, … laquelle il ‚tait loin de s'attendre, il finit pourtant par s'en r‚jouir."Ainsi, dit-il … son frŠre, je ne serai pas r‚duit … loger dans un second ‚tage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais proc‚d‚."

Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profond‚ment scandalis‚ de l'‚vasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et r‚p‚tait dans l'occasion la phrase invent‚e par Rassi sur le plat proc‚d‚ de ce jeune homme, fort vulgaire d'ailleurs, qui s'‚tait soustrait … la cl‚mence du prince. Cette phrase spirituelle, consacr‚e par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. Laiss‚ … son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la r‚solution qu'il avait fallu pour se lancer d'un mur si haut. Pas un ˆtre de la cour n'admira ce courage. Quant … la police, fort humili‚e de cet ‚chec, elle avait d‚couvert officiellement qu'une troupe de vingt soldats gagn‚s par les distributions d'argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et dont on ne pronon‡ait plus le nom qu'avec un soupir, avaient tendu … Fabrice quatre ‚chelles li‚es ensemble et de quarante-cinq pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu'on avait li‚e aux ‚chelles, n'avait eu que le m‚rite fort vulgaire d'attirer ces ‚chelles … lui. Quelques lib‚raux connus par leur imprudence, et entre autres le m‚decin C***, agent pay‚ directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilit‚ la fuite de cet ingrat de Fabrice. Alors il fut blƒm‚ mˆme des lib‚raux v‚ritables, comme ayant caus‚ par son imprudence la mort de huit pauvres soldats. C'est ainsi que les petits despotismes r‚duisent … rien la valeur de l'opinion.



CHAPITRE XXIII


Au milieu de ce d‚chaŒnement g‚n‚ral le seul archevˆque Landriani se montra fidŠle … la cause de son jeune ami, il osait r‚p‚ter, mˆme … la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procŠs, il faut r‚server une oreille pure de tout pr‚jug‚ pour entendre les justifications d'un absent.

DŠs le lendemain de l'‚vasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient re‡u un sonnet assez m‚diocre qui c‚l‚brait cette fuite comme une des belles actions du siŠcle, et comparait Fabrice … un ange arrivant sur la terre les ailes ‚tendues. Le surlendemain soir, tout Parme r‚p‚tait un sonnet sublime. C'‚tait le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l'opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.

Mais ici il me faudrait chercher le style ‚pique: o— trouver des couleurs pour peindre les torrents d'indignation qui tout … coup submergŠrent tous les cours bien pensants, lorsqu'on apprit l'effroyable insolence de cette illumination du chƒteau de Sacca? Il n'y eut qu'un cri contre la duchesse; mˆme les lib‚raux v‚ritables trouvŠrent que c'‚tait compromettre d'une fa‡on barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exasp‚rer inutilement le coeur du souverain. Le comte Mosca d‚clara qu'il ne restait plus qu'une ressource aux anciens amis de la duchesse, c'‚tait de l'oublier. Le concert d'ex‚cration fut donc unanime: un ‚tranger passant par la ville e–t ‚t‚ frapp‚ de l'‚nergie de l'opinion publique. Mais en ce pays o— l'on sait appr‚cier le plaisir de la vengeance, l'illumination de Sacca et la fˆte admirable donn‚e dans le parc … plus de six mille paysans eurent un immense succŠs. Tout le monde r‚p‚tait … Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins … ses paysans; on expliquait ainsi l'accueil un peu dur fait … une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d'envoyer dans ce petit village, trente-six heures aprŠs la soir‚e sublime et l'ivresse g‚n‚rale qui l'avait suivie. Les gendarmes, accueillis … coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d'entre eux, tomb‚s de cheval, avaient ‚t‚ jet‚s dans le P“.

Quant … la rupture du grand r‚servoir d'eau du palais Sanseverina, elle avait pass‚ … peu prŠs inaper‡ue: c'‚tait pendant la nuit que quelques rues avaient ‚t‚ plus ou moins inond‚es, le lendemain on e–t dit qu'il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d'une fenˆtre du palais, de fa‡on que l'entr‚e des voleurs ‚tait expliqu‚e.

On avait mˆme trouv‚ une petite ‚chelle. Le seul comte Mosca reconnut le g‚nie de son amie.

Fabrice ‚tait parfaitement d‚cid‚ … revenir … Parme aussit“t qu'il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre … l'archevˆque, et ce fidŠle serviteur revint mettre … la poste au premier village du Pi‚mont, … Sannazaro au couchant de Pavie, une ‚pŒtre latine que le digne pr‚lat adressait … son jeune prot‚g‚. Nous ajouterons un d‚tail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays o— l'on n'a plus besoin de pr‚cautions. Le nom de Fabrice del Dongo n'‚tait jamais ‚crit; toutes les lettres qui lui ‚taient destin‚es ‚taient adress‚es … Ludovic San Micheli, … Locarno en Suisse, ou … Belgirate en Pi‚mont. L'enveloppe ‚tait faite d'un papier grossier, le cachet mal appliqu‚, l'adresse … peine lisible, et quelquefois orn‚e de recommandations dignes d'une cuisiniŠre, toutes les lettres ‚taient dat‚es de Naples six jours avant la date v‚ritable.

Du village pi‚montais de Sannazaro, prŠs de Pavie', Ludovic retourna en toute hƒte … Parme: il ‚tait charg‚ d'une mission … laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s'agissait de rien moins que de faire parvenir … Cl‚lia Conti un mouchoir de soie sur lequel ‚tait imprim‚ un sonnet de P‚trarque. Il est vrai qu'un mot ‚tait chang‚ … ce sonnet: Cl‚lia le trouva sur sa table deux jours aprŠs avoir re‡u les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n'est pas besoin de dire quelle impression cette marque d'un souvenir toujours croissant produisit sur son coeur.

Ludovic devait chercher … se procurer tous les d‚tails possibles sur ce qui se passait … la citadelle. Ce fut lui qui apprit … Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait d‚sormais une chose d‚cid‚e; il ne se passait presque pas de journ‚e sans qu'il donnƒt une fˆte … Cl‚lia, dans l'int‚rieur de la citadelle. Une preuve d‚cisive du mariage, c'est que le marquis immens‚ment riche et par cons‚quent fort avare, comme c'est l'usage parmi les gens opulents du nord de l'Italie, faisait des pr‚paratifs immenses, et pourtant il ‚pousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanit‚ du g‚n‚ral Fabio Conti, fort choqu‚e de cette remarque, la premiŠre qui se f–t pr‚sent‚e … l'esprit de tous ses compatriotes, venait d'acheter une terre de plus de 300000 francs, et cette terre, lui qui n'avait rien, il l'avait pay‚e comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le g‚n‚ral avait-il d‚clar‚ qu'il donnait cette terre en mariage … sa fille. Mais les frais d'acte et autres, montant … plus de 12000 francs, semblŠrent une d‚pense fort ridicule au marquis Crescenzi, ˆtre ‚minemment logique. De son c“t‚ il faisait fabriquer … Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agenc‚es et calcul‚es pour l'agr‚ment de l'oeil, par le c‚lŠbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui comme l'univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chauss‚e du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus … Parme co–tŠrent plus de 350000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajout‚es … celles que la maison poss‚dait d‚j…, s'‚leva … 200000 francs. A l'exception de deux salons ouvrages c‚lŠbres du Parmesan, le grand peintre du pays aprŠs le divin CorrŠge, toutes les piŠces du premier et du second ‚tage ‚taient maintenant occup‚es par les peintres c‚lŠbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures … fresque. Fokelberg, le grand sculpteur su‚dois, Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an … dix bas-reliefs repr‚sentant autant de belles actions de Crescentius, ce v‚ritable grand homme. La plupart des plafonds, peints … fresque, offraient aussi quelque allusion … sa vie. On admirait g‚n‚ralement le plafond o— Hayez, de Milan, avait repr‚sent‚ Crescentius re‡u dans les Champs-Elys‚es par Fran‡ois Sforce, Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age'. L'admiration pour ces ƒmes d'‚lite est suppos‚e faire ‚pigramme contre les gens au pouvoir.

Tous ces d‚tails magnifiques occupaient exclusivement l'attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percŠrent le coeur de notre h‚ros lorsqu'il les lut racont‚s avec une admiration na‹ve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dict‚e … un douanier de Casal Maggiore.

"Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c'est vraiment une insolence … moi d'oser ˆtre amoureux de Cl‚lia Conti, pour qui se font tous ces miracles."

Un seul article de la longue lettre de Ludovic mais celui-l… ‚crit de sa mauvaise ‚criture, annon‡ait … son maŒtre qu'il avait rencontr‚ le soir, et dans l'‚tat d'un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien ge“lier, qui avait ‚t‚ mis en prison, puis relƒch‚. Cet homme lui avait demand‚ un sequin par charit‚, et Ludovic lui en avait donn‚ quatre au nom de la duchesse. Les anciens ge“liers r‚cemment mis en libert‚, au nombre de douze, se pr‚paraient … donner une fˆte … coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux ge“liers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient … les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait s‚r‚nade … la forteresse, que Mlle Cl‚lia Conti ‚tait fort pƒle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic re‡ut, courrier par courrier, l'ordre de revenir … Locarno. Il revint, et les d‚tails qu'il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.

On peut juger de l'amabilit‚ dont celui-ci ‚tait pour la pauvre duchesse, il e–t souffert mille morts plut“t que de prononcer devant elle le nom de Cl‚lia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville ‚tait … la fois sublime et attendrissant.

La duchesse avait moins que jamais oubli‚ sa vengeance; elle ‚tait si heureuse avant l'incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel ‚tait son sort! elle vivait dans l'attente d'un ‚v‚nement affreux dont elle se serait bien gard‚e de dire un mot … Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant r‚jouir Fabrice en lui apprenant qu'un jour il serait venge.

On peut se faire quelque id‚e maintenant de l'agr‚ment des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne r‚gnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agr‚ments de leurs relations, la duchesse avait c‚d‚ … la tentation de jouer un mauvais tour … ce neveu trop ch‚ri. Le comte lui ‚crivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l'esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes; … peine si on les parcourait d'un oeil distrait. Que fait, h‚las! la fid‚lit‚ d'un amant estim‚, quand on a le coeur perc‚ par la froideur de celui qu'on lui pr‚fŠre?

En deux mois de temps la duchesse ne lui r‚pondit qu'une fois et ce fut pour l'engager … sonder le terrain auprŠs de la princesse, et … voir si, malgr‚ l'insolence du feu d'artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu'il devait pr‚senter, s'il le jugeait … propos, demandait la place de chevalier d'honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et d‚sirait qu'elle lui f–t accord‚e en consid‚ration de son mariage. La lettre de la duchesse ‚tait un chef-d'oeuvre: c'‚tait le respect le plus tendre et le mieux exprim‚; on n'avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les cons‚quences, mˆme les plus ‚loign‚es, passent n'ˆtre pas agr‚ables … la princesse. Aussi la r‚ponse respirait-elle une amiti‚ tendre et que l'absence met … la torture.


Mon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soir‚e un peu passable depuis votre d‚part si brusque. Ma chŠre duchesse ne se souvient donc plus que c'est elle qui m'a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc oblig‚e de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son d‚sir exprim‚ n'‚tait pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon coeur, et la premiŠre, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mˆmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d'un grand gar‡on de vingt et un ans, et vous demande des ‚chantillons de min‚raux de la vall‚e d'Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j'espŠre fr‚quentes, au comte, qui vous d‚teste toujours et que j'aime surtout … cause de ces sentiments. L'archevˆque aussi vous est rest‚ fidŠle. Nous esp‚rons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu'il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande maŒtresse, se dispose … quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m'a fait bien du mal; elle me d‚plaŒt encore en s'en allant mal … propos; sa maladie me fait penser au nom que j'eusse mis autrefois avec tant de plaisir … la place du sien, si toutefois j'eusse pu obtenir ce sacrifice de l'ind‚pendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emport‚ avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.


C'‚tait donc avec la conscience d'avoir cherch‚ … hƒter, autant qu'il ‚tait en elle, le mariage qui mettait Fabrice au d‚sespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures … voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance ‚tait entiŠre et parfaite du c“t‚ de Fabrice; mais il pensait … d'autres choses, et son ƒme na‹ve et simple ne lui fournissait rien … dire. La duchesse le voyait, et c'‚tait son supplice.

Nous avons oubli‚ de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison … Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenˆtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s'arrangea de fa‡on … avoir un homme de chacun des villages situ‚s aux environs de Belgirate. La troisiŠme ou quatriŠme fois qu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ses hommes bien choisis, elle fit arrˆter le mouvement des rames.

- Je vous considŠre tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s'est sauv‚ de prison; et peut-ˆtre, par trahison, on cherchera … le reprendre, quoiqu'il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l'oreille au guet, et pr‚venez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise … entrer dans ma chambre le jour et la nuit.

Les rameurs r‚pondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu'il f–t question de reprendre Fabrice: c'‚tait pour elle qu'‚taient tous ces soins, et, avant l'ordre fatal d'ouvrir le r‚servoir du palais Sanseverina, elle n'y e–t pas song‚.

Sa prudence l'avait aussi engag‚e … prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-mˆme allait en Suisse. On peut juger de l'agr‚ment de leurs perp‚tuels tˆte-…-tˆte par ce d‚tail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la pr‚sence de ces ‚trangŠres leur fit plaisir; car, malgr‚ les liens du sang, on peut appeler ‚trangŠre une personne qui ne sait rien de nos int‚rˆts les plus chers, et que l'on ne voit qu'une fois par an.

La duchesse se trouvait un soir … Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L'archiprˆtre du pays et le cur‚ ‚taient venus pr‚senter leurs respects … ces dames: l'archiprˆtre, qui ‚tait int‚ress‚ dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s'avisa de dire:

- Le prince de Parme est mort!

La duchesse pƒlit extrˆmement; elle eut … peine le courage de dire:

- Donne-t-on des d‚tails?

- Non, r‚pondit l'archiprˆtre; la nouvelle se borne … dire la mort, qui est certaine.

La duchesse regarda Fabrice."J'ai fait cela pour lui, se dit-elle; j'aurais fait mille fois pis, et le voil… qui est l… devant moi indiff‚rent et songeant … une autre!"Il ‚tait au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pens‚e; elle tomba dans un profond ‚vanouissement. Tout le monde s'empressa pour la secourir, mais en revenant … elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l'archiprˆtre et le cur‚; il rˆvait comme … l'ordinaire.

"Il pense … retourner … Parme, se dit la duchesse, et peut-ˆtre … rompre le mariage de Cl‚lia avec le marquis; mais je saurai l'empˆcher."Puis, se souvenant de la pr‚sence des deux prˆtres, elle se hƒta d'ajouter:

- C'‚tait un grand prince, et qui a ‚t‚ bien calomni‚! C'est une perte immense pour nous!

Les deux prˆtres prirent cong‚, et la duchesse, pour ˆtre seule, annon‡a qu'elle allait se mettre au lit.

"Sans doute, se disait-elle, la prudence m'ordonne d'attendre un mois ou deux avant de retourner … Parme; mais je sens que je n'aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rˆverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon coeur un spectacle intol‚rable. Qui me l'e–t dit que je m'ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tˆte-…-tˆte avec lui, et au moment o— j'ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! AprŠs un tel spectacle, la mort n'est rien. C'est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais … Parme lorsque j'y re‡us Fabrice revenant de Naples. Si j'eusse dit un mot, tout ‚tait fini, et peut-ˆtre que, li‚ avec moi, il n'e–t pas song‚ … cette petite Cl‚lia; mais ce mot me faisait une r‚pugnance horrible. Maintenant elle l'emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, chang‚e par les soucis, malade, j'ai le double de son ƒge!... Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n'est plus quelque chose que pour les hommes qui l'ont aim‚e dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanit‚; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller … Parme, et pour m'amuser. Si les choses tournaient d'une certaine fa‡on, on m'“terait la vie. Eh bien! o— est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant de finir, mais seulement alors, je dirai … Fabrice: Ingrat! c'est pour toi!... Oui, je ne puis trouver d'occupation pour ce peu de vie qui me reste qu'… Parme; j'y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais ˆtre sensible maintenant … toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j'avais besoin de regarder dans les yeux de l'envie... Ma vanit‚ a un bonheur; … l'exception du comte peut-ˆtre, personne n'aura pu deviner quel a ‚t‚ l'‚v‚nement qui a mis fin … la vie de mon coeur... J'aimerai Fabrice, je serai d‚vou‚e … sa fortune; mais il ne faut pas qu'il rompe le mariage de la Cl‚lia et qu'il finisse par l'‚pouser... Non, cela ne sera pas!"

La duchesse en ‚tait l… de son triste monologue, lorsqu'elle entendit un grand bruit dans la maison.

"Bon! se dit-elle, voil… qu'on vient m'arrˆter; Ferrante se sera laiss‚ prendre, il aura parl‚. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une occupation; je vais leur disputer ma tˆte. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre."

La duchesse, … demi vˆtue, s'enfuit au fond de son jardin: elle songeait d‚j… … passer par-dessus un petit mur et … se sauver dans la campagne; mais elle vit qu'on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l'homme de confiance du comte: il ‚tait seul avec sa femme de chambre. Elle s'approcha de la porte-fenˆtre. Cet homme parlait … la femme de chambre des blessures qu'il avait re‡ues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque … ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l'heure ridicule … laquelle il arrivait.

- Aussit“t la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donn‚ l'ordre, … toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats de Parme. En cons‚quence, je suis all‚ jusqu'au P“ avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a ‚t‚ renvers‚e, bris‚e, abŒm‚e, et j'ai eu des contusions si graves que je n'ai pu monter … cheval, comme c'‚tait mon devoir.

- Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous ˆtes arriv‚ … midi; vous n'allez pas me contredire.

- Je reconnais bien les bont‚s de Madame.

La politique dans une ouvre litt‚raire c'est un coup de pistolet au milieu d'un concert' quelque chose de grossier et auquel pourtant il n'est pas possible de refuser son attention.

Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forc‚s d'en venir … des ‚v‚nements qui sont de notre domaine, puisqu'ils ont pour th‚ƒtre le coeur des personnages.

- Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse … Bruno.

- Il ‚tait … la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du P“, … deux lieues de Sacca. Il est tomb‚ dans un trou cach‚ par une touffe d'herbe: il ‚tait tout en sueur et le froid l'a saisi; on l'a transport‚ dans une maison isol‚e, o— il est mort au bout de quelques heures. D'autres pr‚tendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l'accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entr‚, qui ‚taient remplies de vert-de-gris. On a d‚jeun‚ chez cet homme. Enfin, les tˆtes exalt‚es, les jacobins, qui racontent ce qu'ils d‚sirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait p‚ri sans les soins g‚n‚reux d'un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en m‚decine, et lui a fait faire des remŠdes fort singuliers. Mais on ne parle d‚j… plus de cette mort du prince: au fait, c'‚tait un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal g‚n‚ral Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tƒcher de faire sauver les prisonniers. Mais on pr‚tendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D'autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jet‚ de l'eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus int‚ressant tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arriv‚ de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouv‚ dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l'a assomm‚, et ensuite on est all‚ le pendre … l'arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple ‚tait en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l'a rang‚ devant la statue, et a fait dire au peuple qu'aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n'en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m'a r‚p‚t‚ plusieurs fois, c'est que M. le comte a donn‚ des coups de pied au g‚n‚ral P..., commandant la garde du prince, et l'a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, aprŠs lui avoir arrach‚ ses ‚paulettes.

- Je reconnais bien l… le comte, s'‚cria la duchesse avec un transport de joie qu'elle n'e–t pas pr‚vu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu'on outrage notre princesse; et quant au g‚n‚ral P..., par d‚vouement pour ses maŒtres l‚gitimes, il n'a jamais voulu servir l'usurpateur, tandis que le comte, moins d‚licat, a fait toutes les campagnes d'Espagne, ce qu'on lui a souvent reproch‚ … la cour.

La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions … Bruno.

La lettre ‚tait bien plaisante; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive ‚clatait … chaque mot; il ‚vitait les d‚tails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots:


Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d'attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t'enverra, … ce que j'espŠre aujourd'hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton d‚part a ‚t‚ hardi. Quant au grand criminel qui est auprŠs de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appel‚s de toutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-l… comme il le m‚rite, il faut d'abord que je puisse faire des papillotes avec la premiŠre sentence, si elle existe.


Le comte avait rouvert sa lettre:


Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et m‚riter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les lib‚raux m'ont gratifi‚ depuis si longtemps. Cette vieille momie de g‚n‚ral P... a os‚ parler dans la caserne d'entrer en pourparlers avec le peuple … demi r‚volt‚. Je t'‚cris du milieu de la rue je vais au palais, o— l'on ne p‚n‚trera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t'adorant quand mˆme, ainsi que j'ai v‚cu! N'oublie pas de faire prendre 300000 francs d‚pos‚s en ton nom chez D..., … Lyon.

Voil… ce pauvre diable de Rassi pale comme la mort et sans perruque; tu n'as pas d'id‚e de cette figur‚! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tort qu'on lui ferait, il m‚rite d'ˆtre ‚cartel‚. Il se r‚fugiait … mon palais, et m'a couru aprŠs dans la rue; je ne sais trop qu'en faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire ‚clater la r‚volte de ce c“t‚. F... verra si je l'aime; mon premier mot … Rassi a ‚t‚: Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites … tous ces juges iniques, qui sont cause de cette r‚volte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s'ils soufflent un mot de cette sentence, qui n'a jamais exist‚. Au nom de Fabrice, j'envoie une compagnie de grenadiers … l'archevˆque. Adieu, cher ange! mon palais va ˆtre br–l‚, et je perdrai les charmants portraits que j'ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infƒme g‚n‚ral P..., qui fait des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces g‚n‚raux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer g‚n‚ral en chef.


La duchesse eut la malice de ne pas envoyer r‚veiller Fabrice; elle se sentait pour le comte un accŠs d'admiration qui ressemblait fort … de l'amour."Toute r‚flexion faite, se dit-elle, il faut que je l'‚pouse."Elle le lui ‚crivit aussit“t, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n'eut pas le temps d'ˆtre malheureuse.

Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque mont‚e par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac, Fabrice et elle reconnurent bient“t un homme portant la livr‚e du prince de Parme: c'‚tait en effet un de ses courriers qui, avant de descendre … terre, cria … la duchesse:

- La r‚volte est apais‚e!

Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maŒtresse de la princesse douairiŠre. Ce jeune prince, savant en min‚ralogie, et qu'elle croyait un imb‚cile, avait eu l'esprit de lui ‚crire un petit billet; mais il y avait de l'amour … la fin. Le billet commen‡ait ainsi:


Le comte dit, madame la duchesse, qu'il est content de moi; le fait est que j'ai essay‚ quelques coups de fusil … ses c“t‚s et que mon cheval a ‚t‚ touch‚: … voir le bruit qu'on fait pour si peu de chose je d‚sire vivement assister … une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte tous mes g‚n‚raux, qui n'ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des liŠvres, je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu'… Bologne. Depuis qu'un grand et d‚plorable ‚v‚nement m'a donn‚ le pouvoir, je n'ai point sign‚ d'ordonnance qui m'ait ‚t‚ aussi agr‚able que celle qui vous nomme grande maŒtresse de ma mŠre. Ma mŠre et moi, nous nous sommes souvenus qu'un jour vous admiriez la belle vue que l'on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis appartint … P‚trarque, du moins on le dit; ma mŠre a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n'osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous ˆtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre … notre digne archevˆque, qui a d‚ploy‚ une fermet‚ bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m'en voudrez pas d'avoir rappel‚ toutes les dames exil‚es. On me dit que je ne dois plus signer, dor‚navant, qu'aprŠs avoir ‚crit les mots votre affectionn‚: je suis fƒch‚ que l'on me fasse prodiguer une assurance qui n'est complŠtement vraie que quand je vous ‚cris.

Votre affectionn‚,
Ranuce-Ernest.


Qui n'e–t dit, d'aprŠs ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d'autres lettres du comte, qu'elle re‡ut deux

heures plus tard. Il ne s'expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour … Parme, et d'‚crire … la princesse qu'elle ‚tait fort indispos‚e. La duchesse et Fabrice n'en partirent pas moins pour Parme aussit“t aprŠs dŒner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s'avouait pas, ‚tait de presser le mariage du marquis Crescenzi; Fabrice, de son c“t‚, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblŠrent ridicules … sa tante. Il avait l'espoir de revoir bient“t Cl‚lia; il comptait bien l'enlever, mˆme malgr‚ elle, s'il n'y avait que ce moyen de rompre son mariage.

Le voyage de la duchesse et de son neveu fut trŠs gai. A un poste avant Parme, Fabrice s'arrˆta un instant pour reprendre l'habit eccl‚siastique; d'ordinaire il ‚tait vˆtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse:

- Je trouve quelque chose de louche et d'inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t'enverrai un courrier dŠs que j'aurai parl‚ … ce grand ministre.

Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit … cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d'un enfant de quinze ans marquŠrent la r‚ception que le comte fit … la duchesse, qu'il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint … la triste raison:

- Tu as fort bien fait d'empˆcher Fabrice d'arriver officiellement; nous sommes ici en pleine r‚action. Devine un peu le collŠgue que le prince m'a donn‚ comme ministre de justice! c'est Rassi, ma chŠre, Rassi, que j'ai trait‚ comme un gueux qu'il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t'avertis qu'on a supprim‚ tout ce qui s'est pass‚ ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu'un commis de la citadelle, nomm‚ Barbone, est mort d'une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j'ai fait tuer … coups de balles, lorsqu'ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l'Int‚rieur, est all‚ lui-mˆme … la demeure de chacun de ces h‚ros malheureux, et a remis quinze sequins … leurs familles ou … leurs amis, avec ordre de dire que le d‚funt ‚tait en voyage, et menace trŠs expresse de la prison, si l'on s'avisait de faire entendre qu'il avait ‚t‚ tu‚. Un homme de mon propre ministŠre, les Affaires ‚trangŠres, a ‚t‚ envoy‚ en mission auprŠs des journalistes de Milan et de Turin, afin qu'on ne parle pas du malheureux ‚v‚nement, c'est le mot consacr‚; cet homme doit pousser jusqu'… Paris et Londres, afin de d‚mentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu'on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s'est achemin‚ vers Bologne et Florence. J'ai hauss‚ les ‚paules.

"Mais le plaisant, … mon ƒge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les ‚paulettes de ce pleutre de g‚n‚ral P... En cet instant j'aurais donn‚ ma vie, sans balancer, pour le prince; j'avoue maintenant que c'e–t ‚t‚ une fa‡on bien bˆte de finir. Aujourd'hui, le prince, tout bon jeune homme qu'il est, donnerait cent ‚cus pour que je mourusse de maladie; il n'ose pas encore me demander ma d‚mission, mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantit‚ de petits rapports par ‚crit, comme je le pratiquais avec le feu prince, aprŠs la prison de Fabrice. A propos, je n'ai point fait des papillotes avec la sentence sign‚e contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l'a point remise. Vous avez donc fort bien fait d'empˆcher Fabrice d'arriver ici officiellement. La sentence est toujours ex‚cutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi osƒt faire arrˆter votre neveu aujourd'hui, mais il est possible qu'il l'ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu'il vienne loger chez moi.

- Mais la cause de tout ceci? s'‚cria la duchesse ‚tonn‚e.

- On a persuad‚ au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant de lui, j'aurais prononc‚ le mot fatal: cet enfant. Le fait peut ˆtre vrai, j'‚tais exalt‚ ce jour-l…: par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu'il n'avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu'il entendŒt de sa vie. Il ne manque point d'esprit, il a mˆme un meilleur ton que son pŠre: enfin, je ne saurais trop le r‚p‚ter, le fond du coeur est honnˆte et bon; mais ce coeur sincŠre et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu'il faut avoir l'ƒme bien noire soi-mˆme pour apercevoir de telles choses: songez … l'‚ducation qu'il a re‡ue!...

- Votre Excellence devait songer qu'un jour il serait le maŒtre, et placer un homme d'esprit auprŠs de lui.

- D'abord, nous avons l'exemple de l'abb‚ de Condillac, qui, appel‚ par le marquis de Felino, mon pr‚d‚cesseur, ne fit de son ‚lŠve que le roi des nigauds. Il allait … la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le g‚n‚ral Bonaparte, qui e–t tripl‚ l'‚tendue de ses Etats. En second lieu, je n'ai jamais cru rester ministre dix ans de suite Maintenant que je suis d‚sabus‚ de tout, et cela depuis un mois, je veux r‚unir un million, avant de laisser … elle-mˆme cette p‚taudiŠre que j'ai sauv‚e. Sans moi, Parme e–t ‚t‚ r‚publique pendant deux mois, avec le poŠte Ferrante Palla pour dictateur.

Ce qui fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.

- Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du XVIIIe siŠcle: le confesseur et la maŒtresse. Au fond, le prince n'aime que la min‚ralogie, et peut-ˆtre vous, madame. Depuis qu'il rŠgne son valet de chambre dont je viens de faire le frŠre capitaine, ce frŠre a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est all‚ lui fourrer dans la tˆte qu'il doit ˆtre plus heureux qu'un autre parce que son profil va se trouver sur les ‚cus. A la suite de cette belle id‚e est arriv‚ l'ennui.

"Maintenant il lui faut un aide de camp remŠde … l'ennui. Eh bien! quand il m'offrirait ce fameux million qui nous est n‚cessaire pour bien vivre … Naples ou … Paris, je ne voudrais pas ˆtre son remŠde … l'ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D'ailleurs, comme j'ai plus d'esprit que lui, au bout d'un mois il me prendrait pour un monstre.

"Le feu prince ‚tait m‚chant et envieux, mais il avait fait la guerre et command‚ des corps d'arm‚e, ce qui lui avait donn‚ de la tenue, on trouvait en lui l'‚toffe d'un prince, et je pouvais ˆtre ministre bon ou mauvais. Avec cet honnˆte homme de fils candide et vraiment bon, je suis forc‚ d'ˆtre un intrigant. Me voici le rival de la derniŠre femmelette du chƒteau, et rival fort inf‚rieur, car je m‚priserai cent d‚tails n‚cessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l'id‚e de faire perdre au prince la clef de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refus‚ de s'occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; … la v‚rit‚ pour vingt francs on peut faire d‚tacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.

"Jusqu'ici il lui a ‚t‚ absolument impossible de garder trois jours de suite la mˆme volont‚. S'il f–t n‚ monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince e–t ‚t‚ un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI, mais comment, avec sa na‹vet‚ pieuse, va-t-il r‚sister … toutes les savantes emb–ches dont il est entour‚? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais; on y a d‚couvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui ‚tais r‚solu … tuer trois mille hommes s'il le fallait, plut“t que de laisser outrager la statue du prince qui avait ‚t‚ mon maŒtre, je suis un lib‚ral enrag‚, je voulais faire signer une constitution, et cent absurdit‚s pareilles. Avec ces propos de r‚publique, les fous nous empˆcheraient de jouir de la meilleure des monarchies'... Enfin, madame, vous ˆtes la seule personne du parti lib‚ral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqu‚ en termes d‚sobligeants; l'archevˆque, toujours parfaitement honnˆte homme, pour avoir parl‚ en termes raisonnables de ce que j'ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrƒce.

"Le lendemain du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand il ‚tait encore vrai que la r‚volte avait exist‚, le prince dit … l'archevˆque que, pour que vous n'eussiez pas a prendre un titre inf‚rieur en m'‚pousant, il me ferait duc. Aujourd'hui je crois que c'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il me vendait les secrets du feu prince, qui va ˆtre fait comte. En pr‚sence d'un tel avancement je jouerai le r“le d'un nigaud.

- Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.

- Sans doute: mais au fond il est le maŒtre, qualit‚ qui, en moins de quinze jours, fait disparaŒtre le ridicule. Ainsi, chŠre duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.

- Mais nous ne serons guŠre riches.

- Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin de luxe. Si vous me donnez … Naples une place dans une loge … San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang … vous et … moi, c'est le plaisir que les gens d'esprit du pays pourront trouver peut-ˆtre … venir prendre une tasse de th‚ chez vous.

- Mais, reprit la duchesse, que serait-il arriv‚, le jour malheureux, si vous vous ‚tiez tenu … l'‚cart comme j'espŠre que vous le ferez … l'avenir?

- Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d'incendie (car il faut cent ans … ce pays pour que la r‚publique n'y soit par une absurdit‚), puis quinze jours de pillage, jusqu'… ce que deux ou trois r‚giments fournis par l'‚tranger fussent venus mettre le hol…. Ferrante Palla ‚tait au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme … l'ordinaire; il avait sans doute une douzaine d'amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu'il y a de s–r, c'est que, porteur d'un habit d'un d‚labrement incroyable, il distribuait l'or … pleines mains.

La duchesse, ‚merveill‚e de toutes ces nouvelles, se hƒta d'aller remercier la princesse.

Au moment de son entr‚e dans la chambre, la dame d'atours lui remit la petite clef d'or que l'on porte … la ceinture, et qui est la marque de l'autorit‚ suprˆme dans la partie du palais qui d‚pend de la princesse. Clara Paolina se hƒta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants … ne s'expliquer qu'… demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne r‚pondait qu'avec beaucoup de r‚serve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s'‚cria:

- Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l'a fait son pŠre!

- C'est ce que j'empˆcherai, r‚pliqua vivement la duchesse. Mais d'abord j'ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse S‚r‚nissime daigne accepter ici l'hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.

- Que voulez-vous dire? s'‚cria la princesse remplie d'inqui‚tude, et craignant une d‚mission.

- C'est que toutes les fois que Votre Altesse S‚r‚nissime me permettra de tourner … droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa chemin‚e, elle me permettra aussi d'appeler les choses par leur vrai nom'.

- N'est-ce que ‡a, ma chŠre duchesse? s'‚cria Clara Paolina en se levant, et courant elle-mˆme mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute libert‚, madame la grande maŒtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.

- Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n'est point r‚voqu‚e, par cons‚quent, le jour o— l'on voudra se d‚faire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant … moi personnellement, j'‚pouse le comte, et nous allons nous ‚tablir … Naples ou … Paris. Le dernier trait d'ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l'a entiŠrement d‚go–t‚ des affaires, et, sauf l'int‚rˆt de Votre Altesse S‚r‚nissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gƒchis qu'autant que le prince lui donnerait une somme ‚norme. Je demanderai … Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130000 francs en arrivant aux Affaires, possŠde … peine aujourd'hui 20000 livres de rente. C'est en vain que depuis longtemps je le pressais de songer … sa fortune. Pendant mon absence, il a cherch‚ querelle aux fermiers g‚n‚raux du prince, qui ‚taient des fripons; le comte les a remplac‚s par d'autres fripons qui lui ont donn‚ 800000 francs.

- Comment! s'‚cria la duchesse ‚tonn‚e, mon Dieu! que je suis fƒch‚e de cela!

- Madame, r‚pliqua la duchesse d'un trŠs grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot … gauche?

- Mon Dieu, non, s'‚cria la princesse, mais je suis fƒch‚e qu'un homme du caractŠre du comte ait song‚ … ce genre de gain.

- Sans ce vol, il ‚tait m‚pris‚ de tous les honnˆtes gens.

- Grand Dieu! est-il possible?

- Madame, reprit la duchesse, excepte mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays o— la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout … fait un mois? Il n'y a donc de r‚el et de survivant … la disgrƒce que l'argent. Je vais me permettre, madame, des v‚rit‚s terribles.

- Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement d‚sagr‚ables.

- Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnˆte homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son pŠre; le feu prince avait du caractŠre … peu prŠs comme tout le monde. Notre souverain actuel n'est pas s–r de vouloir la mˆme chose trois jours de suite; par cons‚quent, pour qu'on puisse ˆtre s–r de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler … personne. Comme cette v‚rit‚ n'est pas bien difficile … deviner, le nouveau parti ultra dirig‚ par ces deux bonnes tˆtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher … donner une maŒtresse au prince. Cette maŒtresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra r‚pondre au parti de la constante volont‚ du maŒtre.

"Moi, pour ˆtre bien ‚tablie … la cour de Votre Altesse, j'ai besoin que le Rassi soit exil‚ et conspu‚; je veux, de plus, que Fabrice soit jug‚ par les juges les plus honnˆtes que l'on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l'espŠre qu'il est innocent, il sera naturel d'accorder … M. l'archevˆque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j'‚choue, le comte et moi nous nous retirons; alors je laisse en partant ce conseil … Votre Altesse S‚r‚nissime: elle ne doit jamais pardonner … Rassi, et jamais non plus sortir des Etats de son fils. De prŠs, ce bon fils ne lui fera pas de mal s‚rieux."

- J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, r‚pondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maŒtresse … mon fils?

- Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul o— il s'amuse.

La conversation fut finie dans ce sens, les ‚cailles tombaient des yeux de l'innocente et spirituelle princesse.

Un courrier de la duchesse alla dire … Fabrice qu'il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l'aper‡ut … peine: il passait sa vie d‚guis‚ en paysan dans la baraque en bois d'un marchand de marrons, ‚tabli vis-…-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade.



CHAPITRE XXIV


La duchesse organisa des soir‚es charmantes au palais qui n'avait jamais vu tant de gaiet‚; jamais elle n‚ fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle v‚cut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degr‚ de malheur … l'‚trange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soir‚es aimables de sa mŠre, qui lui disait toujours:

- Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l'Europe m'accuse de faire de vous un roi fain‚ant pour r‚gner … votre place.

Ces avis avaient le d‚savantage de se pr‚senter toujours dans les moments les plus inopportuns, c'est-…-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidit‚, prenait part … quelque charade en action qui l'amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne o—, sous pr‚texte de conqu‚rir au nouveau souverain l'affection de son peuple la princesse admettait les plus jolies femmes d‚ la bourgeoisie. La duchesse, qui ‚tait l'ƒme de cette cour joyeuse, esp‚rait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi raconteraient au prince quelqu'une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres id‚es enfantines, le prince pr‚tendait avoir un ministŠre moral.

Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soir‚es brillantes de la cour de la princesse, dirig‚es par son ennemie, ‚taient dangereuses pour lui. Il n'avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort l‚gale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.

Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il ‚tait de bon ton de nier l'existence, on avait distribu‚ de l'argent au peuple. Rassi partit de l…: plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus mis‚rables de la ville, et passa des heures entiŠres en conversation r‚gl‚e avec leurs pauvres habitants. Il fut bien r‚compens‚ de tant de soins: aprŠs quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait ‚t‚ le chef secret de l'insurrection, et bien plus, que cet ˆtre, pauvre toute sa vie comme un grand poŠte, avait fait vendre huit ou dix diamants … Gˆnes.

On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient r‚ellement plus de 40000 francs, et que dix jours avant la mort du prince on avait laiss‚es pour 35000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d'argent.

Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice … cette d‚couverte? Il s'apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules … la cour de la princesse douairiŠre, et plusieurs fois le prince, parlant d'affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la na‹vet‚ de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singuliŠrement pl‚b‚iennes: par exemple, dŠs qu'une discussion l'int‚ressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main, si l'int‚rˆt croissait, il ‚talait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d'une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d'ailleurs qu'elle avait la jambe fort bien faite, s'‚tait mise … imiter ce geste ‚l‚gant du ministre de la justice.

Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:

- Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a ‚t‚ le genre de mort de son auguste pŠre? avec cette somme, la justice serait mise … mˆme de saisir les coupables s'il y en a.

La r‚ponse du prince ne pouvait ˆtre douteuse.

A quelque temps de l…, la Ch‚kina avertit la duchesse qu'on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maŒtresse par un orfŠvre, elle avait refus‚ avec indignation. La duchesse la gronda d'avoir refus‚; et, … huit jours de l…, la Ch‚kina eut des diamants … montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca pla‡a deux hommes s–rs auprŠs de chacun des orfŠvres de Parme, et sur le minuit il vint dire … la duchesse que l'orfŠvre curieux n'‚tait autre que le frŠre de Rassi. La duchesse, qui ‚tait fort gaie ce soir-l… (on jouait au palais une com‚die dell'arte, c'est-…-dire o— chaque personnage invente le dialogue … mesure qu'il le dit, le plan seul de la com‚die est affich‚ dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un r“le avait pour amoureux dans la piŠce le comte Baldi, l'ancien ami de la marquise Raversi, qui ‚tait pr‚sente. Le prince, l'homme le plus timide de ses Etats, mais fort joli gar‡on et dou‚ du coeur le plus tendre, ‚tudiait le r“le du comte Baldi, et voulait le jouer … la seconde repr‚sentation.

- J'ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais … la premiŠre scŠne du second acte; passons dans la salle des gardes.

L… au milieu de vingt gardes du corps, tous fort ‚veill‚s et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande maŒtresse, la duchesse dit en riant a son ami:

- Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C'est par moi que fut appel‚ au tr“ne Ernest V; il s'agissait de venger Fabrice, que j'aimais alors bien plus qu'aujourd'hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guŠre … cette innocence, mais peu importe, puisque vous m'aimez malgr‚ mes crimes. Eh bien! voici un crime v‚ritable: j'ai donn‚ tous mes diamants … une espŠce de fou fort int‚ressant, nomm‚ Ferrante Palla, je l'ai mˆme embrass‚ pour qu'il fŒt p‚rir l'homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. O— est le mal?

- Ah! voil… donc o— Ferrante avait pris de l'argent pour son ‚meute! dit le comte, un peu stup‚fait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes!

- C'est que je suis press‚e, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n'ai jamais parl‚ d'insurrection, car j'abhorre les jacobins. R‚fl‚chissez l…-dessus et dites-moi votre avis aprŠs la piŠce.

- Je vous dirai tout de suite qu'il faut inspirer de l'amour au prince... Mais en tout bien tout honneur, au moins!

On appelait la duchesse pour son entr‚e en scŠne, elle s'enfuit.

Quelques jours aprŠs, la duchesse re‡ut par la poste une grande lettre ridicule, sign‚e du nom d'une ancienne femme de chambre … elle, cette femme demandait … ˆtre employ‚e … la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d'oeil que ce n'‚tait ni son ‚criture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber … ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pli‚e dans une feuille imprim‚e d'un vieux livre'. AprŠs avoir jet‚ un coup d'oeil sur l'image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprim‚e. Ses yeux brillŠrent, et elle y trouvait ces mots:


Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feu sacr‚ dans des ƒmes qui se trouvŠrent glac‚es par l'‚go‹sme. Le renard est sur mes traces, c'est pourquoi je n'ai pas cherch‚ … voir une derniŠre fois l'ˆtre ador‚. Je me suis dit, elle n'aime pas la r‚publique, elle qui m'est sup‚rieure par l'esprit autant que par les grƒces et la beaut‚. D'ailleurs, comment faire une r‚publique sans r‚publicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope … la main, et … pied, les petites villes d'Am‚rique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frˆnes plant‚s … vingt pas de l'endroit o— j'osai vous parler pour la premiŠre fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarquƒtes une fois en mes jours heureux, une boŒte o— se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gard‚ d'‚crire si le renard n'‚tait sur mes traces, et ne pouvait arriver … cet ˆtre c‚leste; voir le bais dans quinze jours.


"Puisqu'il a une imprimerie … ses ordres, se dit la duchesse, bient“t nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera!"

La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle fut indispos‚e, et la cour n'eut plus de jolies soir‚es. La princesse, fort scandalis‚e de tout ce que la peur qu'elle avait de son fils l'obligeait de faire dŠs les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant … l'‚glise o— le feu prince ‚tait inhum‚. Cette interruption des soir‚es jeta sur les bras du prince une masse ‚norme de loisir, et porta un ‚chec notable au cr‚dit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l'ennui qui le mena‡ait si la duchesse quittait la cour ou seulement cessait dry r‚pandre la joie. Les soir‚es recommencŠrent, et le prince se montra de plus en plus int‚ress‚ par les com‚dies dell'arte. Il avait le projet de prendre un r“le, mais n'osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit … la duchesse:

- Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?

- Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m'en donner l'ordre, je ferai arranger le plan d'une com‚die, toutes les scŠnes brillantes du r“le de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde h‚site un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les r‚ponses qu'elle doit faire.

Tout fut arrang‚ et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d'ˆtre timide, les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidit‚ inn‚e firent une impression profonde sur le jeune souverain.

Le jour de son d‚but, le spectacle commen‡a une demi-heure plus t“t qu'… l'ordinaire, et il n'y avait dans le salon, au moment o— l'on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes ƒg‚es. Ces figures-l… n'imposaient guŠre au prince, et d'ailleurs, ‚lev‚es … Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorit‚ comme grande maŒtresse, la duchesse ferma … clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l'esprit litt‚raire et une belle figure, se tira fort bien de ses premiŠres scŠnes; il r‚p‚tait avec intelligence les phrases qu'il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu'elle lui indiquait … demi-voix. Dans un moment o— les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d'honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occup‚e en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l'air fort heureux, se mirent … applaudir, le prince rougit de bonheur. Il jouait le r“le d'un amoureux de la duchesse. Bien loin d'avoir … lui sugg‚rer des paroles, bient“t elle fut oblig‚e de l'engager … abr‚ger les scŠnes; il parlait d'amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l'actrice ses r‚pliques duraient cinq minutes. La duchesse n'‚tait plus cette beaut‚ ‚blouissante de l'ann‚e pr‚c‚dente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le s‚jour sur le lac Majeur avec Fabrice devenu morose et silencieux, avaient donn‚ dix ans de plus … la belle Gina. Ses traits s'‚taient marqu‚s, ils avaient plus d'esprit et moins de jeunesse.

Ils n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier ƒge; mais … la scŠne, avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux actrices, elle ‚tait encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionn‚es, d‚bit‚es par le prince, donnŠrent l'‚veil aux courtisans; tous se disaient ce soir-l…:

- Voici la Balbi de ce nouveau rŠgne.

Le comte se r‚volta int‚rieurement. La piŠce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour:

- Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous ˆtes amoureux d'une femme de trente-huit ans', ce qui fera manquer mon ‚tablissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, … moins que le prince ne me jure de m'adresser la parole comme il le ferait … une femme d'un certain ƒge, … Mme la marquise Raversi, par exemple.

On r‚p‚ta trois fois la mˆme piŠce; le prince ‚tait fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux.

- Ou je me trompe fort, dit la grande maŒtresse … sa princesse, ou le Rassi cherche … nous jouer quelque tour; je conseillerais … Votre Altesse d'indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et dans son d‚sespoir, il vous dira quelque chose.

Le prince joua fort mal en effet; on l'entendait … peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprŠs de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.

- Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisiŠme acte, je ne veux pas absolument ˆtre applaudi par complaisance; les applaudissements qu'on me donnait ce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?

- Je vais m'avancer sur la scŠne, faire une profonde r‚v‚rence … Son Altesse, une autre au public, comme un v‚ritable directeur de com‚die, et dire que l'acteur qui jouait le r“le de L‚lio, se trouvant subitement indispos‚, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer … une aussi brillante assembl‚e leurs petites voix aigrelettes.

Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.

- Que n'ˆtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de d‚poser sur mon bureau cent quatre-vingt-deux d‚positions contre les pr‚tendus assassins de mon pŠre. Outre les d‚positions, il y a un acte d'accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j'ai donn‚ ma parole de n'en rien dire au comte. Ceci mŠne tout droit … des supplices; d‚j… il veut que je fasse enlever en France, prŠs d'Antibes, Ferrante Palla, ce grand poŠte que j'admire tant. Il est l… sous le nom de Poncet.

- Le jour o— vous ferez pendre un lib‚ral Rassi sera li‚ au ministŠre par des chaŒnes de fer et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures … l'avance. Je ne parlerai ni … la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous ‚chapper; mais, comme d'aprŠs mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire … sa mŠre les mˆmes choses qui lui sont ‚chapp‚es avec moi.

Cette id‚e fit diversion … la douleur d'acteur chut‚ qui accablait le souverain.

- Eh bien! allez avertir ma mŠre, je me rends dans son grand cabinet.

Le prince quitta les coulisses, traversa un salon par lequel on arrivait au th‚ƒtre, renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'aide de camp de service qui le suivaient; de son c“t‚ la princesse quitta pr‚cipitamment le spectacle; arriv‚e dans le grand cabinet, la grande maŒtresse fit une profonde r‚v‚rence … la mŠre et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l'agitation de la cour, ce sont l… les choses qui la rendent si amusante. Au bout d'une heure le prince lui-mˆme se pr‚senta … la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse ‚tait en larmes, son fils avait une physionomie tout alt‚r‚e.

"Voici des gens faibles qui ont de l'humeur, se dit la grande maŒtresse, et qui cherchent un pr‚texte pour se fƒcher contre quelqu'un. >> D'abord la mŠre et le fils se disputŠrent la parole pour raconter les d‚tails … la duchesse, qui dans ses r‚ponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune id‚e. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scŠne ennuyeuse ne sortirent pas des r“les que nous venons d'indiquer. Le prince alla chercher lui-mˆme les deux ‚normes portefeuilles que Rassi avait d‚pos‚s sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mŠre, il trouva toute la cour qui attendait.

- Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s'‚cria-t-il, d'un ton fort impoli et qu'on ne lui avait Jamais vu.

Le prince ne voulait pas ˆtre aper‡u portant lui-mˆme les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d'oeil. En repassant, le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui ‚teignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zŠle.

- Tout le monde prend … tƒche de m'impatienter ce soir, dit-il avec humeur … la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.

Il lui croyait beaucoup d'esprit et il ‚tait furieux de ce qu'elle s'obstinait ‚videmment … ne pas ouvrir un avis. Elle, de son c“t‚, ‚tait r‚solue … ne rien dire qu'autant qu'on lui demanderait son avis bien express‚ment. Il s'‚coula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignit‚, se d‚terminƒt … lui dire:

- Mais madame, vous ne dites rien.

- Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on dit devant moi.

- Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis.

- On punit les crimes pour empˆcher qu'ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il ‚t‚ empoisonn‚? c'est ce qui est fort douteux; a-t-il ‚t‚ empoisonn‚ par les jacobins? c'est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument n‚cessaire … tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son rŠgne, peut se promettre bien des soir‚es comme celle-ci. Vos sujets disent g‚n‚ralement, ce qui est de toute v‚rit‚, que Votre Altesse a de la bont‚ dans le caractŠre; tant qu'elle n'aura pas fait pendre quelque lib‚ral, elle jouira de cette r‚putation, et bien certainement personne ne songera … lui pr‚parer du poison.

- Votre conclusion est ‚vidente, s'‚cria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l'on punisse les assassins de mon mari!

- C'est qu'apparemment, madame, je suis li‚e … eux par une tendre amiti‚.

La duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement d'accord avec sa mŠre pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d'aigres reparties, … la suite desquelles la duchesse protesta qu'elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidŠle … sa r‚solution; mais le prince, aprŠs une longue discussion avec sa mŠre, lui ordonna de nouveau de dire son avis.

- C'est ce que je jure … Vos Altesses de ne point faire!

- Mais c'est un v‚ritable enfantillage! s'‚cria le prince.

- Je vous prie de parler, madame la duchesse dit la princesse d'un air digne.

- C'est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement le fran‡ais; pour calmer nos esprits agit‚s, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?

La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air … la fois ‚tonn‚ et amus‚, quand la grande maŒtresse, qui ‚tait all‚e du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothŠque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine t; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui pr‚sentant:

- Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.


LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR

Un amateur de jardinage
Demi-bourgeois, demi-manant,
Poss‚dait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif ferm‚ cette ‚tendue:
L… croissaient … plaisir l'oseille et la laitue,
De quoi faire … Margot pour sa fˆte un bouquet,
Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet.
Cette f‚licit‚ par un liŠvre troubl‚e
Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goul‚e
Soir et matin, dit-il, et des piŠges se rit;
Les pierres les bƒtons y perdent leur cr‚dit:
Il est sorcier, je crois - Sorcier! je l'en d‚fie,
Repartit le seigneur: f–t-il diable, Miraut,
En d‚pit de ses tours, l'attrapera bient“t.
Je vous en d‚ferai, bonhomme, sur ma vie.
- Et quand?- Et dŠs demain, sans tarder plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
- €…, d‚jeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?
L'embarras des chasseurs succŠde au d‚jeuner.
Chacun s'anime et se pr‚pare;
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est ‚tonn‚.
Le pis fut que l'on mit en piteux ‚quipage
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux;
Adieu chicor‚e et poireaux;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le bonhomme disait: Ce sont l… jeux de prince.
Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens
Firent plus de d‚gƒt en une heure de temps
Que n'en auraient fait en cent ans
Tous les liŠvres de la province.
Petits princes, videz vos d‚bats entre vous;
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.


Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, aprŠs ˆtre all‚ lui-mˆme remettre le volume … sa place.

- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?

- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nomm‚e ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande maŒtresse.

Nouveau silence d'un gros quart d'heure, enfin la princesse songea au r“le que joua jadis Marie de M‚dicis, mŠre de Louis XIII: tous les jours pr‚c‚dents, la grande maŒtresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique fort piqu‚e, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse e–t donn‚ tout au monde pour humilier sa grande maŒtresse mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exag‚r‚, prendre la main de la duchesse et lui dire:

- Allons, madame, prouvez-moi votre amiti‚ en parlant.

- Eh bien! deux mots sans plus: br–ler, dans la chemin‚e que voil…, tous les papiers r‚unis par cette vipŠre de Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les a br–l‚s.

Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, … l'oreille de la princesse

- Rassi peut ˆtre Richelieu!

- Mais, diable! ces papiers me co–tent plus de quatre-vingt mille francs! s'‚cria le prince fƒch‚.

- Mon prince r‚pliqua la duchesse avec ‚nergie, voil… ce qu'il en co–te d'employer des sc‚l‚rats de basse naissance. Pl–t … Dieu que vous puissiez perdre un million, et ne jamais prˆter cr‚ance aux bas coquins qui ont empˆch‚ votre pŠre de dormir pendant les six derniŠres ann‚es de son rŠgne.

Le mot basse naissance avait plu extrˆmement … la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l'esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.

Durant le court moment de profond silence, rempli par les r‚flexions de la princesse, l'horloge du chƒteau sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde r‚v‚rence … son fils, et lui dit:

- Ma sant‚ ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance; vous ne m'“terez pas de l'id‚e que votre Rassi vous a vol‚ la moiti‚ de l'argent qu'il vous a fait d‚penser en espionnage.

La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les pla‡a dans la chemin‚e, de fa‡on … ne pas les ‚teindre; puis, s'approchant de son fils, elle ajouta:

- La fable de La Fontaine l'emporte dans mon esprit, sur le juste d‚sir de venger un ‚poux. Votre Altesse veut-elle me permettre de br–ler ces ‚critures?

Le prince restait immobile.

"Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse, le comte a raison: le feu prince ne nous e–t pas fait veiller jusqu'… trois heures du matin avant de prendre un parti. >>

La princesse, toujours debout, ajouta:

- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arrang‚es pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l'Etat.

Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la chemin‚e. La masse des papiers fut sur le point d'‚touffer les deux bougies; l'appartement se remplit de fum‚e. La princesse vit dans les yeux de son fils qu'il ‚tait tent‚ de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui co–taient quatre-vingt mille francs.

- Ouvrez donc la fenˆtre! cria-t-elle … la duchesse avec humeur.

La duchesse se hƒta d'ob‚ir; aussit“t tous les papiers s'enflammŠrent … la fois, il se fit un grand bruit dans la chemin‚e, et bient“t il fut ‚vident qu'elle avait pris feu.

Le prince avait l'ƒme petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait d‚truites; il courut … la fenˆtre et appela la garde d'une voix toute chang‚e. Les soldats en tumulte ‚tant accourus dans la cour … la voix du prince, il revint prŠs de la chemin‚e qui attirait l'air de la fenˆtre ouverte avec un bruit r‚ellement effrayant; il s'impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.

La princesse et sa grande maŒtresse restŠrent debout, l'une vis-…-vis de l'autre, et gardant un profond silence.

"La colŠre va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procŠs est gagn‚."Et elle se disposait … ˆtre fort impertinente dans ses r‚pliques, quand une pens‚e l'illumina; elle vit le second portefeuille intact."Non, mon procŠs n'est gagn‚ qu'… moiti‚!"Elle dit … la princesse, d'un air assez froid:

- Madame m'ordonne-t-elle de br–ler le reste de ces papiers?

- Et o— les br–lerez-vous? dit la princesse avec humeur.

- Dans la chemin‚e du salon; en les y jetant l'un aprŠs l'autre, il n'y a pas de danger.

La duchesse pla‡a sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille ‚tait celui des d‚positions, mit dans son chƒle cinq ou six liasses de papier, br–la le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre cong‚ de la princesse.

"Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tˆte sur un ‚chafaud."

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outr‚e de colŠre contre sa grande maŒtresse.

Malgr‚ l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il ‚tait au feu du chƒteau, mais parut bient“t avec la nouvelle que tout ‚tait fini.

- Ce petit prince a r‚ellement montr‚ beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion.

- Examinez bien vite ces d‚positions, et br–lons-les au plus t“t.

Le comte lut et pƒlit.

- Ma foi, ils arrivaient bien prŠs de la v‚rit‚; cette proc‚dure est fort adroitement faite, ils sont tout … fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s'il parle, nous avons un r“le difficile.

- Mais il ne parlera pas, s'‚cria la duchesse c'est un homme d'honneur, celui-l…: br–lons, br–lons.

- Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze t‚moins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer.

- Je rappellerai … Votre Excellence que le prince a donn‚ sa parole de ne rien dire … son ministre de la justice de notre exp‚dition nocturne.

- Par pusillanimit‚, et de peur d'une scŠne, il la tiendra.

- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n'aurais pas voulu vous apporter en dot un procŠs criminel, et encore pour un p‚ch‚ que me fit commettre mon int‚rˆt pour un autre.

Le comte ‚tait amoureux, lui prit la main, s'exclama; il avait les larmes aux yeux.

- Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis exc‚d‚e de fatigue, j'ai jou‚ une heure la com‚die sur le th‚ƒtre, et cinq heures dans le cabinet.

- Vous vous ˆtes assez veng‚e des propos aigrelets de la princesse, qui n'‚taient que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore en prison ou exil‚, nous n'avons pas encore d‚chir‚ la sentence de Fabrice.

"Vous demandiez … la princesse de prendre une d‚cision, ce qui donne toujours de l'humeur aux princes et mˆme aux premiers ministres; enfin vous ˆtes sa grande maŒtresse, c'est-…-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher … faire pendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis le prince, il n'est s–r de rien.

"Il y a eu un homme bless‚ … l'incendie de cette nuit; c'est un tailleur, qui a, ma foi, montr‚ une intr‚pidit‚ extraordinaire. Demain, je vais engager le prince … s'appuyer sur mon bras, et … venir avec moi faire une visite au tailleur, je serai arm‚ jusqu'aux dents et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince n'est point encore ha‹. Moi je veux l'accoutumer … se promener dans les rues c'est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succ‚der, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son pŠre; il remarquera les coups de pierre qui ont cass‚ le jupon … la romaine dont le nigaud de statuaire l'a affubl‚; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si de lui-mˆme il ne fait pas cette r‚flexion: "Voil… ce qu'on gagne … faire pendre des jacobins."A quoi je r‚pliquerai: "Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barth‚lemy a d‚truit les protestants en France."

"Demain, chŠre amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: "Hier soir, j'ai fait auprŠs de vous le service de ministre, je vous ai donn‚ des conseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le d‚plaisir de la princesse, il faut que vous me payiez."Il s'attendra … une demande d'argent, et froncera le sourcil, vous le laisserez plong‚ dans cette id‚e malheureuse le plus longtemps que vous pourrez, puis vous direz: "Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice soit jug‚ contradictoirement (ce qui veut dire lui pr‚sent) par les douze juges les plus respect‚s de vos Etats."Et, sans perdre de temps, vous lui pr‚senterez … signer une petite ordonnance ‚crite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre. bien entendu, la clause que la premiŠre sentence est annul‚e. A cela, il n'y a qu'une objection; mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne viendra pas … l'esprit du prince. Il peut vous dire: "Il faut que Fabrice se constitue prisonnier … la citadelle."A quoi vous r‚pondrez: "Il se constituera prisonnier … la prison de la ville (vous savez que j'y suis le maŒtre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir)."Si le prince vous r‚pond: "Non, sa fuite a ‚corn‚ l'honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre o— il ‚tait"vous r‚pondrez … votre tour: "Non, car l… il serait … la disposition de mon ennemi Rassi."Et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fl‚chir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l'auto-da-f‚ de cette nuit; s'il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours … votre chƒteau de Sacca.

"Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette d‚marche qui peut le conduire en prison. Pour tout pr‚voir, si, pendant qu'il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier fran‡ais, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l'assassinat. J'ai d‚j… dit … notre ami Fabrice que j'ai retrouv‚ tous les t‚moins de son action belle et courageuse; ce fut ‚videmment ce Giletti qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parl‚ de ces t‚moins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqu‚; le prince n'a pas voulu signer. J'ai dit … notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place eccl‚siastique; mais j'aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d'assassinat.

"Sentez-vous madame que, s'il n'est pas jug‚ de la fa‡on la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera d‚sagr‚able pour lui? Il y aurait une grande pusillanimit‚ … ne pas se faire juger, quand on est s–r d'ˆtre innocent. D'ailleurs, f–t-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parl‚, le bouillant jeune homme ne m'a pas laiss‚ achever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intŠgres et les plus savants; la liste est faite, nous avons effac‚ six noms, que nous avons remplac‚s par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppl‚‚ par quatre coquins d‚vou‚s … Rassi."

Cette proposition du comte inqui‚ta mortellement la duchesse, et non sans cause, enfin, elle se rendit … la raison, et, sous la dict‚e du ministre, ‚crivit l'ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu'… six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle d‚jeuna avec Fabrice, qu'elle trouva br–lant d'envie d'ˆtre jug‚; … dix heures, elle ‚tait chez la princesse, qui n'‚tait point visible; … onze heures elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l'ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l'ordonnance au comte, et se mit au lit.

Il serait peut-ˆtre plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l'obligea … contresigner, en pr‚sence du prince, l'ordonnance sign‚e du matin par celui-ci; mais les ‚v‚nements nous pressent.

Le comte discuta le m‚rite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-ˆtre un peu las de tous ces d‚tails de proc‚dure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l'homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s'il est heureux, et, dans tous les cas, fait d‚pendre son avenir des intrigues d'une femme de chambre.

D'un autre c“t‚, en Am‚rique, dans la r‚publique, il faut s'ennuyer toute la journ‚e … faire une cour s‚rieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bˆte qu'eux; et l…, pas d'Op‚ra.

La duchesse, … son lever du soir, eut un moment de vive inqui‚tude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle re‡ut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier … la prison de la ville, o— le comte ‚tait le maŒtre, il ‚tait all‚ reprendre son ancienne chambre … la citadelle, trop heureux d'habiter … quelques pas de Cl‚lia.

Ce fut un ‚v‚nement d'une immense cons‚quence: en ce lieu il ‚tait expos‚ au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au d‚sespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Cl‚lia, parce que d‚cid‚ment dans quelques jours elle allait ‚pouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit … Fabrice toute l'influence qu'il avait eue jadis sur l'ƒme de la duchesse.

"C'est ce maudit papier que je suis all‚e faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs id‚es d'honneur! Comme s'il fallait songer … l'honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays o— un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grƒce que le prince e–t sign‚e tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu'importe, aprŠs tout, qu'un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accus‚ d'avoir tu‚ lui-mˆme, et l'‚p‚e au poing, un histrion tel que Giletti!"

A peine le billet de Fabrice re‡u, la duchesse courut chez le comte, qu'elle trouva tout pƒle.

- Grand Dieu! chŠre amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir le ge“lier de la prison de la ville tous les jours, votre neveu serait venu prendre du th‚ chez vous. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible … vous et … moi de dire au prince que l'on craint le poison, et le poison administr‚ par Rassi; ce soup‡on lui semblerait le comble de l'immoralit‚. Toutefois si vous l'exigez, je suis prˆt … monter au palais; mais je suis s–r de la r‚ponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas fait p‚rir un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce c“t‚-l…, que quelquefois, … la chute du jour, je pense encore … ces deux espions que je fis fusiller un peu l‚gŠrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous d‚fasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir … Fabrice est sans bornes; il tient l… un moyen s–r de me faire d‚guerpir.

Cette proposition plut extrˆmement … la duchesse; mais elle ne l'adopta pas.

- Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des id‚es noires le soir.

- Mais, chŠre amie, il me semble que nous n'avons que le choix des id‚es noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-mˆme, si Fabrice est emport‚ par une maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette id‚e, et la duchesse la termina par cette phrase:

- Rassi doit la vie … ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soir‚es de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut … la forteresse; le g‚n‚ral Fabio Conti fut enchant‚ d'avoir … lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut p‚n‚trer dans une prison d'Etat sans un ordre sign‚ du prince.

- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour … la citadelle?

- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le g‚n‚ral Fabio Conti s'‚tait regard‚ comme personnellement d‚shonor‚ par la fuite de Fabrice: lorsqu'il le vit arriver … la citadelle, il n'e–t pas d– le recevoir, car il n'avait aucun ordre pour cela."Mais, se dit-il, c'est le Ciel qui me l'envoie pour r‚parer mon honneur et me sauver du ridicule qui fl‚trirait ma carriŠre militaire. Il s'agit de ne pas manquer … l'occasion: sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu de jours pour me venger."



CHAPITRE XXV


L'arriv‚e de notre h‚ros mit Cl‚lia au d‚sespoir: la pauvre fille, pieuse et sincŠre avec elle-mˆme, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice, mais elle avait fait voeu … la Madone, lors du demi-empoisonnement de son pŠre, de faire … celui-ci le sacrifice d'‚pouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et d‚j… elle ‚tait en proie aux remords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle avait ‚t‚ entraŒn‚e dans la lettre qu'elle avait ‚crite … Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occup‚e m‚lancoliquement … voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenˆtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l'y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.

Elle crut … une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce r‚alit‚ apparut … sa raison."Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu!"Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse aprŠs la fuite; les derniers des ge“liers s'estimaient mortellement offens‚s. Cl‚lia regarda Fabrice, et malgr‚ elle ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au d‚sespoir.

"Croyez-vous, semblait-elle dire … Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu'on pr‚pare pour moi? Mon pŠre me r‚pŠte … sati‚t‚ que vous ˆtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvret‚! Mais, h‚las! nous ne devons jamais nous revoir."

Cl‚lia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise … c“t‚ de la fenˆtre. Sa figure reposait sur l'appui de cette fenˆtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu'au dernier moment, son visage ‚tait tourn‚ vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir en entier. Lorsque aprŠs quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes ‚taient l'effet de l'extrˆme bonheur, il voyait que l'absence ne l'avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restŠrent quelque temps comme enchant‚s dans la vue l'un de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il s'accompagnait de la guitare, quelques mots improvis‚s et qui disaient: C'est pour vous revoir que je suis revenu en prison; on va me juger.

Ces mots semblŠrent r‚veiller toute la vertu de Cl‚lia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux et, par les gestes les plus vifs, chercha … lui exprimer qu'elle ne devait jamais le revoir; elle l'avait promis … la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Cl‚lia s'enfuit indign‚e et se jurant … elle-mˆme que jamais elle ne le reverrait, car tels ‚taient les termes pr‚cis de son voeu … la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de br–ler sur l'autel au moment de l'offrande tandis qu'il disait la messe.

Mais, malgr‚ tous les serments, la pr‚sence de Fabrice dans la tour FarnŠse avait rendu … Cl‚lia toutes ses anciennes fa‡ons d'agir. Elle passait ordinairement toutes ses journ‚es seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble impr‚vu o— l'avait jet‚e la vue de Fabrice, elle se mit … parcourir le palais, et pour ainsi dire … renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme trŠs bavarde employ‚e … la cuisine lui dit d'un air de mystŠre:

- Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.

- Il ne commettra plus la faute de passer pardessus les murs, dit Cl‚lia; mais il sortira par la porte, s'il est acquitt‚.

- Je dis et je puis dire … Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle.

Cl‚lia pƒlit extrˆmement, ce qui fut remarqu‚ de la vieille femme, et arrˆta tout court son ‚loquence. Elle se dit qu'elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait ˆtre de dire … tout le monde que Fabrice ‚tait mort de maladie. En remontant chez elle, Cl‚lia rencontra le m‚decin de la prison, sorte d'honnˆte homme timide qui lui dit d'un air tout effar‚ que Fabrice ‚tait bien malade. Cl‚lia pouvait … peine se soutenir; elle chercha partout son oncle, le bon abb‚ don Cesare, et enfin le trouva … la chapelle, o— il priait avec ferveur; il avait la figure renvers‚e. Le dŒner sonna. A table, il n'y eut pas une parole d'‚chang‚e entre les deux frŠres; seulement, vers la fin du repas, le g‚n‚ral adressa quelques mots fort aigres … son frŠre. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.

- Mon g‚n‚ral, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous pr‚venir que je vais quitter la citadelle: je donne ma d‚mission.

- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous plaŒt?

- Ma conscience.

- Allez, vous n'ˆtes qu'un calotin! vous ne connaissez rien … l'honneur.

"Fabrice est mort, se dit Cl‚lia; on l'a empoisonn‚ … dŒner ou c'est pour demain."Elle courut … la voliŠre, r‚solue de chanter en s'accompagnant avec le piano."Je me confesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir viol‚ mon voeu pour sauver la vie d'un homme."Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arriv‚e … la voliŠre, elle vit que les abat-jour venaient d'ˆtre remplac‚s par des planches attach‚es aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plut“t cri‚s que chant‚s. Il n'y eut de r‚ponse d'aucune sorte; un silence de mort r‚gnait d‚j… dans la tour FarnŠse."Tout est consomm‚", se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-mˆme, puis remonta afin de se munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites boucles d'oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dŒner, et qui avait ‚t‚ plac‚ dans un buffet."S'il vit encore, mon devoir est de le sauver."Elle s'avan‡a d'un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte ‚tait ouverte, et l'on venait seulement de placer huit soldats dans la piŠce aux colonnes du rez-de-chauss‚e. Elle regarda hardiment ces soldats; Cl‚lia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme ‚tait absent. Cl‚lia s'‚lan‡a sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d'une colonne; les soldats la regardŠrent d'un air fort ‚bahi, mais, apparemment … cause de son chƒle de dentelle et de son chapeau, n'osŠrent rien lui dire. Au premier ‚tage il n'y avait personne; mais, en arrivant au second, … l'entr‚e du corridor qui, si le lecteur s'en souvient, ‚tait ferm‚ par trois portes en barreaux de fer et conduisait … la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier … elle inconnu, et qui lui dit d'un air effar‚:

- Il n'a pas encore dŒn‚.

- Je le sais bien, dit Cl‚lia avec hauteur.

Cet homme n'osa l'arrˆter. Vingt pas plus loin, Cl‚lia trouva assis sur la premiŠre des six marches en bois qui conduisaient … la chambre de Fabrice un autre guichetier fort ƒg‚ et fort rouge qui lui dit r‚solument:

- Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?

- Est-ce que vous ne me connaissez pas?

Cl‚lia, en ce moment, ‚tait anim‚e d'une force surnaturelle, elle ‚tait hors d'elle-mˆme."Je vais sauver mon mari", se disait-elle.

Pendant que le vieux guichetier s'‚criait: a Mais mon devoir ne me permet pas..."Cl‚lia montait rapidement les six marches; elle se pr‚cipita contre la porte: une clef ‚norme ‚tait dans la serrure, elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier … demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en d‚chirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer aprŠs elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table o— ‚tait son dŒner. Elle se pr‚cipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice. lui dit:

- As-tu mang‚?

Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Cl‚lia oubliait pour la premiŠre fois la retenue f‚minine, et laissait voir son amour.

Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers."Ce dŒner ‚tait empoisonn‚, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai pas touch‚, la religion reprend ses droits et Cl‚lia s'enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte point. Elle d‚sire trouver un moyen de rompre son ex‚crable mariage, le hasard nous le pr‚sente: les ge“liers vont s'assembler, ils enfonceront la porte, et voici un esclandre tel que peut-ˆtre le marquis Crescenzi en sera effray‚, et le mariage rompu."

Pendant l'instant de silence occup‚ par ces r‚flexions, Fabrice sentit que d‚j… Cl‚lia cherchait … se d‚gager de ses embrassements.

- Je ne sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bient“t elles me renverseront … tes pieds; aide-moi … mourir.

- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.

Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.

Elle ‚tait si belle, … demi vˆtue et dans cet ‚tat d'extrˆme passion, que Fabrice ne put r‚sister … un mouvement presque involontaire. Aucune r‚sistance ne fut oppos‚e'.

Dans l'enthousiasme de passion et de g‚n‚rosit‚ qui suit un bonheur extrˆme, il lui dit ‚tourdiment:

- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me d‚battrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais commencer … dŒner lorsque tu es entr‚e, et je n'ai point touch‚ … ces plats.

Fabrice s'‚tendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il lisait d‚j… dans les yeux de Cl‚lia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et oppos‚s, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant.

- Ah! si j'avais des armes! s'‚cria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu ma Cl‚lia, je b‚nis ma mort puisqu'elle a ‚t‚ l'occasion de mon bonheur.

Cl‚lia l'embrassa et lui donna un petit poignard … manche d'ivoire, dont la lame n'‚tait guŠre plus longue que celle d'un canif.

- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et d‚fends-toi jusqu'au dernier moment; si mon oncle l'abb‚ entend le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler.

En disant ces mots elle se pr‚cipita vers la porte.

- Si tu n'es pas tu‚, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tˆte de son c“t‚, laisse-toi mourir de faim plut“t que de toucher … quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi.

Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit … bras le corps, prit sa place auprŠs de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se pr‚cipita sur l'escalier de bois de six marches. Il avait … la main le petit poignard … manche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le gilet du g‚n‚ral Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s'‚criant tout effray‚:

- Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.

Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:

- Fontana vient me sauver.

Puis, revenant prŠs du g‚n‚ral sur les marches de bois, s'expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colŠre.

- On voulait m'empoisonner; ce dŒner qui est l… devant moi, est empoisonn‚; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce proc‚d‚ m'a choqu‚. En vous entendant monter j'ai cru qu'on venait m'achever … coups de dague... Monsieur le g‚n‚ral, je vous requiers d ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on “terait le poison et notre bon prince doit tout savoir.

Le g‚n‚ral, fort pƒle et tout interdit, transmit les ordres indiqu‚s par Fabrice aux ge“liers d'‚lite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison d‚couvert, se hƒtŠrent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence pour ne pas arrˆter dans l'escalier si ‚troit l'aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et disparaŒtre. Au grand ‚tonnement du g‚n‚ral Fontana, Fabrice s'arrˆta un gros quart d'heure au petit escalier de fer au tour de la colon ne du rez-de-chauss‚e; il voulait donner le temps … Cl‚lia de se cacher au premier ‚tage.

C'‚tait la duchesse qui, aprŠs plusieurs d‚marches folles, ‚tait parvenue … faire envoyer le g‚n‚ral Fontana … la citadelle; elle y r‚ussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarm‚ qu'elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une r‚pugnance marqu‚e pour l'‚nergie, qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout dispos‚e … tenter en sa faveur quelque d‚marche insolite. La duchesse, hors d'elle-mˆme, pleurait … chaudes larmes, elle ne savait que r‚p‚ter … chaque instant:

- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!

En voyant le sang-froid parfait de la princesse, la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette r‚flexion morale, qui n'e–t pas ‚chapp‚ … une femme ‚lev‚e dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: "J'ai employ‚ le poison la premiŠre, et je p‚ris par le poison."En Italie, ces sortes de r‚flexions, dans les moments passionn‚s, paraissent de l'esprit fort plat, comme ferait … Paris un calembour en pareille circonstance.

La duchesse, au d‚sespoir, hasarda d'aller dans le salon o— se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-l…. Au retour de la duchesse … Parme il l'avait remerci‚e avec effusion de la place d‚ chevalier d'honneur … laquelle, sans elle, il n'e–t jamais pu pr‚tendre. Les protestations de d‚vouement sans bornes n'avaient pas manqu‚ de sa part. La duchesse l'aborda par ces mots:

- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est … la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez … la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au g‚n‚ral Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre vous-mˆme … Fabrice cette eau et ce chocolat.

Le marquis pƒlit, et sa physionomie, loin d'ˆtre anim‚e par ces mots, peignit l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire … un crime si ‚pouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et o— r‚gnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot la duchesse trouva un homme honnˆte, mais faible au possible et ne pouvant se d‚terminer … agir. AprŠs vingt phrases semblables interrompues par les cris d'impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une id‚e excellente: le serment qu'il avait prˆt‚ comme chevalier d'honneur lui d‚fendait de se mˆler de manoeuvres contre le gouvernement.

Qui pourrait se figurer l'anxi‚t‚ et le d‚sespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait?

- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux enfers les assassins de Fabrice!...

Le d‚sespoir augmentait l'‚loquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irr‚solution; au bout d'une heure, il ‚tait moins dispos‚ … agir qu'au premier moment.

Cette femme malheureuse, parvenue aux derniŠres limites du d‚sespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien … un gendre aussi riche, alla jusqu'… se jeter … ses genoux: alors la pusillanimit‚ du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-mˆme, … la vue de ce spectacle ‚trange, craignit d'ˆtre compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singuliŠre: le marquis, bon homme au fond, fut touch‚ des larmes et de la position, … ses pieds, d'une femme aussi belle et surtout puissante.

"Moi-mˆme, si noble et si riche, se dit-il, peut-ˆtre un jour je serai aussi aux genoux de quelque r‚publicain!"Le marquis se mit … pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualit‚ de grande maŒtresse, le pr‚senterait … la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre … Fabrice un petit panier dont il d‚clarerait ignorer le contenu.

La veille au soir, avant que la duchesse s–t la folie faite par Fabrice d'aller … la citadelle, on avait jou‚ … la cour une com‚die dell'arte; et le prince, qui se r‚servait toujours les r“les d'amoureux … jouer avec la duchesse, avait ‚t‚ tellement passionn‚ en lui parlant de sa tendresse, qu'il e–t ‚t‚ ridicule, si, en Italie, un homme passionn‚ ou un prince pouvait l'ˆtre!

Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au s‚rieux les choses d'amour, rencontra dans l'un des corridors du chƒteau la duchesse qui entraŒnait le marquis Crescenzi, tout troubl‚, chez la princesse. Il fut tellement surpris et ‚bloui par la beaut‚ pleine d'‚motion que le d‚sespoir donnait … la grande maŒtresse, que, pour la premiŠre fois de sa vie, il eut du caractŠre. D'un geste plus qu'imp‚rieux il renvoya le marquis et se mit … faire une d‚claration d'amour dans toutes les rŠgles … la duchesse. Le prince l'avait sans doute arrang‚e longtemps … l'avance, car il y avait des choses assez raisonnables.

- Puisque les convenances de mon rang me d‚fendent de me donner le suprˆme bonheur de vous ‚pouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacr‚e, de ne jamais me marier sans votre permission par ‚crit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et m‚riter vos refus si je vous parlais des avantages ‚trangers … l'amour; mais tout ce qui tient … l'argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous laissant la d‚positaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-mˆme, et vous aurez l'entiŠre disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent … l'intendant g‚n‚ral de ma couronne; de fa‡on que ce sera vous, madame la duchesse, qui d‚ciderez des sommes que je pourrai d‚penser chaque mois.

La duchesse trouvait tous ces d‚tails bien longs; les dangers de Fabrice lui per‡aient le coeur.

- Mais vous ne savez donc pas, mon prince, s'‚cria-t-elle, qu'en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.

L'arrangement de cette phrase ‚tait d'une maladresse complŠte. Au seul mot de poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne s'aper‡ut de cette maladresse que lorsqu'il n'‚tait plus temps d'y rem‚dier, et son d‚sespoir fut augment‚, chose qu'elle croyait impossible."Si je n'eusse pas parl‚ de poison, se dit-elle, il m'accordait la libert‚ de Fabrice. _ cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc ‚crit que c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!"

La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince … ses propos d'amour passionn‚; mais il resta profond‚ment effarouch‚. C'‚tait son esprit seul qui parlait; son ƒme avait ‚t‚ glac‚e par l'id‚e du poison d'abord, et ensuite par cette autre id‚e, aussi d‚sobligeante que la premiŠre ‚tait terrible: on administre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me d‚shonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!

Tout … coup l'ƒme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva … une id‚e.

- ChŠre duchesse! vous savez si je vous suis attach‚. Vos id‚es atroces sur le poison ne sont pas fond‚es, j'aime … le croire; mais enfin elles me donnent aussi … penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j'ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai ‚prouv‚e. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu'un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi … l'‚preuve.

Le prince s'animait assez en tenant ce langage.

- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraŒn‚e par les craintes folles d'une ƒme de mŠre, mais envoyez … l'instant chercher Fabrice … la citadelle, que je le voie. S'il vit encore envoyez-le du palais … la prison de la ville, o— ii restera des mois entiers, si Votre Altesse l'exige, et jusqu'… son jugement.

La duchesse vit avec d‚sespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un mot une chose aussi simple, ‚tait devenu sombre; il ‚tait fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pƒlissaient. L'id‚e de poison, mal … propos mise en avant, lui avait sugg‚r‚ une id‚e digne de son pŠre ou de Philippe II: mais il n'osait l'exprimer.

- Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton fort peu gracieux, vous me m‚prisez comme un enfant, et de plus, comme un ˆtre sans grƒces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est sugg‚r‚e … l'instant par la passion profonde et vraie que j'ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j'aurais d‚j… agi, mon devoir m'en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu'une fantaisie passionn‚e, et dont peut-ˆtre, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la port‚e. Vous voulez que j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui rŠgne depuis trois mois … peine! vous me demandez une grande exception … ma fa‡on d'agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous, madame, qui ˆtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des esp‚rances pour l'int‚rˆt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma pr‚sence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai de vous, d'ici … trois mois, tout ce que mon amour peut d‚sirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entiŠre en mettant … ma disposition une heure de la v“tre, et vous serez toute … moi!

En cet instant, l'horloge du chƒteau sonna deux heures."Ah! il n'est plus temps peut-ˆtre", se dit la duchesse.

- Je le jure, s'‚cria-t-elle avec des yeux ‚gar‚s.

Aussit“t le prince devint un autre homme; il courut … l'extr‚mit‚ de la galerie o— se trouvait le salon des aides de camp.

- G‚n‚ral Fontana, courez … la citadelle ventre … terre, montez aussi vite que possible … la chambre o— l'on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s'il est possible.

- Ah! g‚n‚ral, s'‚cria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut d‚cider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui dŠs que vous serez … port‚e de la voix, de ne pas manger. S'il a touch‚ … son repas, faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le veux, employez la force s'il le faut; dites-lui que je vous suis de bien prŠs, et croyez-moi votre oblig‚e pour la vie.

- Madame la duchesse, mon cheval est sell‚, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre … terre, je serai … la citadelle huit minutes avant vous...

- Et moi, madame la duchesse, s'‚cria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes.

L'aide de camp avait disparu, c'‚tait un homme qui n'avait pas d'autre m‚rite que celui de monter … cheval. A peine eut-il referm‚ la porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du caractŠre, saisit la main de la duchesse.

- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi … la chapelle.

La duchesse, interdite pour la premiŠre fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant … l'autre extr‚mit‚. Entr‚ dans la chapelle, le prince se mit … genoux, presque autant devant la duchesse que devant l'autel.

- R‚p‚tez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez ‚t‚ juste, si cette malheureuse qualit‚ de prince ne m'e–t pas nui, vous m'eussiez accord‚ par piti‚ pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l'avez jur‚.

- Si je revois Fabrice non empoisonn‚, s'il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l'archevˆque Landriani, mon honneur, ma dignit‚ de femme, tout par moi sera foul‚ aux pieds, et je serai … Son Altesse.

- Mais, chŠre amie, dit le prince avec une timide anxi‚t‚ et une tendresse m‚lang‚es et bien plaisantes, je crains quelque emb–che que je ne comprends pas, et qui pourrait d‚truire mon bonheur, j'en mourrais. Si l'archevˆque m'oppose quelqu'une de ces raisons eccl‚siastiques qui font durer les affaires des ann‚es entiŠres, qu'est-ce que je deviens? Vous voyez que j'agis avec une entiŠre bonne foi; allez-vous ˆtre avec moi un petit j‚suite?

- Non: de bonne foi, si Fabrice est sauv‚, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevˆque, je me d‚shonore et je suis … vous.

"Votre Altesse s'engage … mettre approuv‚ en marge d'une demande que Mgr l'archevˆque vous pr‚sentera d'ici … huit jours."

- Je vous signe un papier en blanc, r‚gnez sur moi et sur mes Etats, s'‚cria le prince rougissant de bonheur et r‚ellement hors de lui.

Il exigea un second serment. Il ‚tait tellement ‚mu, qu'il en oubliait la timidit‚ qui lui ‚tait si naturelle, et, dans cette chapelle du palais o— ils ‚taient seuls, il dit … voix basse … la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient chang‚ l'opinion qu'elle avait de lui. Mais chez elle le d‚sespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place … l'horreur de la promesse qu'on lui avait arrach‚e.

La duchesse ‚tait boulevers‚e de ce qu'elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l'affreuse amertume du mot prononc‚, c'est que son attention ‚tait occup‚e … savoir si le g‚n‚ral Fontana pourrait arriver … temps … la citadelle.

Pour se d‚livrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau c‚lŠbre du Parmesan, qui ‚tait au maŒtre-autel de cette chapelle.

- Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince.

- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice.

D'un air ‚gar‚, elle dit … son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du foss‚ de la citadelle le g‚n‚ral Fontana et Fabrice qui sortaient … pied.

- As-tu mang‚?

- Non, par miracle.

La duchesse se jeta au cou de Fabrice et tomba dans un ‚vanouissement qui dura une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.

Le gouverneur Fabio Conti avait pƒli de colŠre … la vue du g‚n‚ral Fontana: il avait apport‚ de telles lenteurs … ob‚ir … l'ordre du prince, que l'aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de maŒtresse r‚gnante, avait fini par se fƒcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours,"et voil…, se disait-il, que le g‚n‚ral, un homme de la cour, va trouver cet insolent se d‚battant dans les douleurs qui me vengent de sa faite".

Fabio Conti, tout pensif, s'arrˆta dans le corps de garde du rez-de-chauss‚e de la tour FarnŠse d'o— il se hƒta de renvoyer les soldats; il ne voulait pas de t‚moins … la scŠne qui se pr‚parait. Cinq minutes aprŠs il fut p‚trifi‚ d'‚tonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant vif et alerte, faire au g‚n‚ral Fontana la description de la prison. Il disparut.

Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie … propos de rien. Le prince lui demandant avec bont‚ comment il se trouvait:

- Comme un homme, Altesse S‚r‚nissime, qui meurt de faim, n'ayant par bonheur ni d‚jeun‚, ni dŒn‚.

AprŠs avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l'archevˆque avant de se rendre … la prison de la ville. Le prince ‚tait devenu prodigieusement pƒle, lorsque arriva dans sa tˆte d'enfant l'id‚e que le poison n'‚tait point tout … fait une chimŠre de l'imagination de la duchesse. Absorb‚ dans cette cruelle pens‚e, il ne r‚pondit pas d'abord … la demande de voir l'archevˆque, que Fabrice lui adressait, puis il se crut oblig‚ de r‚parer sa distraction par beaucoup de grƒces.

- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, o— j'ai l'espoir que vous ne resterez pas longtemps.

Le lendemain de cette grande journ‚e, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit Napol‚on; il avait lu que ce grand homme avait ‚t‚ bien trait‚ par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napol‚on par les bonnes fortunes, il se rappela qu'il l'avait ‚t‚ devant les balles. Son coeur ‚tait encore tout transport‚ de la fermet‚ de sa conduite avec la duchesse. La conscience d'avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements g‚n‚raux; il eut quelque caractŠre.

Il d‚buta ce jour-l… par br–ler la patente de comte dress‚e en faveur de Rassi, qui ‚tait sur son bureau depuis un mois. Il destitua le g‚n‚ral Fabio Conti, et demanda au colonel Lange', son successeur, la v‚rit‚ sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux ge“liers, et dit au prince qu'on avait voulu empoisonner le d‚jeuner de M. del Dongo; mais il e–t fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dŒner; et, sans l'arriv‚e du g‚n‚ral Fontana, M. del Dongo ‚tait perdu. Le prince fut constern‚; mais, comme il ‚tait r‚ellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: "Il se trouve que j'ai r‚ellement sauv‚ la vie … M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas manquer … la parole qu'elle m'a donn‚e."Il arriva … une autre id‚e: "Mon m‚tier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d'esprit, la politique est ici d'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu'elle voul–t ˆtre mon premier ministre."

Le soir, le prince ‚tait tellement irrit‚ des horreurs qu'il avait d‚couvertes, qu'il ne voulut pas se mˆler de la com‚die.

- Je serais trop heureux, dit-il … la duchesse, si vous vouliez r‚gner sur mes Etats comme vous r‚gnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l'emploi de ma journ‚e.

Alors il lui conta tout fort exactement: la br–lure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l'empoisonnement, etc.

- Je me trouve bien peu d'exp‚rience pour r‚gner. Le comte m'humilie par ses plaisanteries, il plaisante mˆme au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la v‚rit‚; il dit que je suis un enfant qu'il mŠne o— il veut. Pour ˆtre prince, madame, on n'en est pas moins homme, et ces choses-l… fƒchent. Afin de donner de l'invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait appeler au ministŠre ce dangereux coquin Rassi, et voil… ce g‚n‚ral Conti qui le croit encore tellement puissant, qu'il n'ose avouer que c'est lui ou la Raversi qui l'ont engag‚ … faire p‚rir votre neveu; j'ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le g‚n‚ral Fabio Conti; les juges verront s'il est coupable de tentative d'empoisonnement.

- Mais, mon prince, avez-vous des juges?

- Comment! dit le prince ‚tonn‚.

- Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre coeur.

Pendant que le jeune prince, scandalis‚, pronon‡ait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacit‚, la duchesse se disait: a Me convient-il bien de laisser d‚shonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnˆte homme de marquis Crescenzi devient impossible?"

Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut ‚bloui d'admiration. En faveur du mariage de Cl‚lia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse, par lui d‚clar‚e avec colŠre … l'ex-gouverneur, il lui fit grƒce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par l'avis de la duchesse, il l'exila jusqu'… l'‚poque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle d‚sirait encore passionn‚ment le mariage de Cl‚lia Conti avec le marquis; il y avait l… le vague espoir que peu … peu elle verrait disparaŒtre la pr‚occupation de Fabrice.

Le prince, transport‚ de bonheur, voulait, ce soir-l…, destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:

- Savez-vous un mot de Napol‚on? Un homme plac‚ dans un lieu ‚lev‚, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires … demain.

Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soir‚e, en supprimant, toutefois, les fr‚quentes allusions faites par le prince … une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement n‚cessaire qu'elle pourrait obtenir un ajournement ind‚fini en disant au prince: "Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre … cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats."

Consult‚ par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra trŠs philosophe. Le g‚n‚ral Fabio Conti et lui allŠrent voyager en Pi‚mont.

Une singuliŠre difficult‚ s'‚leva pour le procŠs de Fabrice: les juges voulaient l'acquitter par acclamation, et dŠs la premiŠre s‚ance. Le comte eut besoin d'employer la menace pour que le procŠs durƒt au moins huit Jours, et que les Juges se donnassent la peine d'entendre tous les t‚moins."Ces gens sont toujours les mˆmes", se dit-il.

Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevˆque Landriani. Le mˆme jour, le prince signa les d‚pˆches n‚cessaires pour obtenir que Fabrice f–t nomm‚ coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois aprŠs, il fut install‚ dans cette place.

Tout le monde faisait compliment … la duchesse sur l'air grave de son neveu; le fait est qu'il ‚tait au d‚sespoir. DŠs le lendemain de sa d‚livrance, suivie de la destitution et de l'exil du g‚n‚ral Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Cl‚lia avait pris refuge chez la comtesse Contarini, sa tante, femme fort riche, fort ƒg‚e, et uniquement occup‚e des soins de sa sant‚. Cl‚lia e–t pu voir Fabrice: mais quelqu'un qui e–t connu ses engagements ant‚rieurs, et qui l'e–t vue agir maintenant, e–t pu penser qu'avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cess‚. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu'il le pouvait d‚cemment devant le palais Contarini mais encore il avait r‚ussi, aprŠs des peines infinies, … louer un petit appartement vis-…-vis les fenˆtres du premier ‚tage. Une fois, Cl‚lia s'‚tant mise … la fenˆtre … l'‚tourdie, pour voir passer une procession, se retira … l'instant, et comme frapp‚e de terreur; elle avait aper‡u Fabrice, vˆtu de noir mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d'une des fenˆtres de ce taudis qui avait des vitres de papier huil‚, comme sa chambre … la tour FarnŠse. Fabrice e–t bien voulu pouvoir se persuader que Cl‚lia le fuyait par suite de la disgrƒce de son pŠre, que la voix publique attribuait … la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause … cet ‚loignement, et rien ne pouvait le distraire de sa m‚lancolie.

Il n'avait ‚t‚ sensible ni … son acquittement, ni … son installation dans de belles fonctions les premiŠres qu'il e–t eues … remplir dans sa vie, ni … sa belle position dans le monde, ni enfin … la cour assidue que lui faisaient tous les eccl‚siastiques et tous les d‚vots du diocŠse. Le charmant appartement qu'il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrˆme plaisir, la duchesse fut oblig‚e de lui c‚der tout le second ‚tage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels ‚taient toujours remplis de personnages attendant l'instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus … Fabrice de toutes ces qualit‚s fermes de son caractŠre, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds.

Ce fut une grande le‡on de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible … tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livr‚e, qu'il n'avait ‚t‚ dans sa chambre de bois de la tour FarnŠse, environn‚ de hideux ge“liers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mŠre et sa soeur, la duchesse V..., qui vinrent … Parme pour le voir dans sa gloire, furent frapp‚es de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profond‚ment alarm‚e, qu'elle crut qu'… la tour FarnŠse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgr‚ son extrˆme discr‚tion elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne r‚pondit que par des larmes.

Une foule d'avantages, cons‚quence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son frŠre cette ƒme vaniteuse et gangren‚e par le plus vii ‚go‹sme, lui ‚crivit une lettre de congratulation presque officielle, et … cette lettre ‚tait joint un mandat de 50000 francs, afin qu'il p–t, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme … sa soeur cadette, mal mari‚e.

Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la g‚n‚alogie de la famille Valserra del Dongo, publi‚e jadis en latin par l'archevˆque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient ‚t‚ traduites par de superbes lithographies faites … Paris. La duchesse avait voulu qu'un beau portrait de Fabrice f–t plac‚ vis-…-vis celui de l'ancien archevˆque. Cette traduction fut publi‚e comme ‚tant l'ouvrage de Fabrice pendant sa premiŠre d‚tention. Mais tout ‚tait an‚anti chez notre h‚ros, mˆme la vanit‚ si naturelle … l'homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui ‚tait attribu‚. Sa position dans le monde lui fit une obligation d'en pr‚senter un exemplaire magnifiquement reli‚ au prince, qui crut lui devoir un d‚dommagement pour la mort cruelle dont il avait ‚t‚ si prŠs, et lui accorda les grandes entr‚es de sa chambre, faveur qui donne l'excellence.



CHAPITRE XXVI


Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse ‚taient ceux qu'il passait cach‚ derriŠre un carreau de, vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huil‚ … la fenˆtre de son appartement vis-…-vis le palais Contarini, o—, comme on sait, Cl‚lia s'‚tait r‚fugi‚e; le petit nombre de fois qu'il l'avait vue depuis qu'il ‚tait sorti de la citadelle, il avait ‚t‚ profond‚ment afflig‚ d'un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Cl‚lia avait pris un caractŠre de noblesse et de s‚rieux vraiment remarquable; on e–t dit qu'elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aper‡ut le reflet de quelque ferme r‚solution."A chaque instant de la journ‚e, se disait-il, elle se jure … elle-mˆme d'ˆtre fidŠle au voeu qu'elle a fait … la Madone, et de ne jamais me revoir."

Fabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Cl‚lia; elle savait que son pŠre tomb‚ dans une profonde disgrƒce, ne pouvait rentrer … Parme et reparaŒtre … la cour (chose sans laquelle la vie ‚tait impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis Crescenzi, elle ‚crivit … son pŠre qu'elle d‚sirait ce mariage. Le g‚n‚ral ‚tait alors r‚fugi‚ … Turin, et malade de chagrin. A la v‚rit‚, le contrecoup de cette grande r‚solution avait ‚t‚ de la vieillir de dix ans.

Elle avait fort bien d‚couvert que Fabrice avait une fenˆtre vis-…-vis le palais Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder qu'une fois; dŠs qu'elle apercevait un air de tˆte ou une tournure d'homme ressemblant un peu … la sienne, elle fermait les yeux … l'instant. Sa pi‚t‚ profonde et sa confiance dans le secours de la Madone ‚taient d‚sormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d'estime pour son pŠre; le caractŠre de son futur mari lui semblait parfaitement plat et … la hauteur des fa‡ons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destin‚e lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avait raison: Il e–t fallu, aprŠs son mariage, aller vivre … deux cents lieues de Parme.

Fabrice connaissait la profonde modestie de Cl‚lia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle ‚tait d‚couverte, ‚tait assur‚e de lui d‚plaire. Toutefois, pouss‚ … bout par l'excŠs de sa m‚lancolie et par ces regards de Cl‚lia qui constamment se d‚tournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour … la tomb‚e de la nuit, Fabrice, habill‚ comme un bourgeois de campagne, se pr‚senta … la porte du palais, o— l'attendait l'un des domestiques gagn‚s par lui, il s'annon‡a comme arrivant de Turin, et ayant pour Cl‚lia des lettres de son pŠre. Le domestique alla porter le message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier ‚tage du palais. C'est en ce lieu que Fabrice passa peut-ˆtre le quart d'heure de sa vie le plus rempli d'anxi‚t‚. Si Cl‚lia le repoussait, il n'y avait plus pour lui d'espoir de tranquillit‚."Afin de couper court aux soins importuns dont m'accable ma nouvelle dignit‚, j'“terai … l'Eglise un mauvais prˆtre, et, sous un nom suppos‚, j'irai me r‚fugier dans quelque chartreuse'."Enfin, le domestique vint lui annoncer que Mlle Cl‚lia Conti ‚tait dispos‚e … le recevoir. Le courage manqua tout … fait … notre h‚ros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l'escalier du second ‚tage.

Cl‚lia ‚tait assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son d‚guisement, qu'elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon.

- Voil… comment vous ˆtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon pŠre fut sur le point de p‚rir par suite du poison, je fis voeu … la Madone de ne jamais vous voir. Je n'ai manqu‚ … ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie, o— je crus en conscience devoir vous soustraire … la mort. C'est d‚j… beaucoup que, par une interpr‚tation forc‚e et sans doute criminelle, je consente … vous entendre.

Cette derniŠre phrase ‚tonna tellement Fabrice qu'il lui fallut quelques secondes pour s'en r‚jouir. Il s'‚tait attendu … la plus vive colŠre, et … voir Cl‚lia s'enfuir; enfin la pr‚sence d'esprit lui revint et il ‚teignit la bougie unique. Quoiqu'il cr–t avoir bien compris les ordres de Cl‚lia, il ‚tait tout tremblant en avan‡ant vers le fond du salon o— elle s'‚tait r‚fugi‚e derriŠre un canap‚; il ne savait s'il ne l'offenserait pas en lui baisant la main; elle ‚tait toute tremblante d'amour, et se jeta dans ses bras.

- Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tard‚ de temps … venir! Je ne puis te parler qu'un instant, car c'est sans doute un grand p‚ch‚; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l'id‚e de vengeance qu'a eue mon pauvre pŠre? car enfin c'est lui d'abord qui a ‚t‚ presque empoisonn‚ pour faciliter ta faite. Ne devrais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant expos‚ ma bonne renomm‚e afin de te sauver? Et d'ailleurs te voil… tout … fait li‚ aux ordres sacr‚s tu ne pourrais plus m'‚pouser quand mˆme je trouverais un moyen d'‚loigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu os‚, le soir de la procession, pr‚tendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la fa‡on la plus criante, la sainte promesse que j'ai faite … la Madone?

Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.

Un entretien qui commen‡ait avec cette quantit‚ de choses … se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte v‚rit‚ sur l'exil de son pŠre; la duchesse ne s'en ‚tait mˆl‚e en aucune sorte, par la grande raison qu'elle n'avait pas cru un seul instant que l'id‚e du poison appartŒnt au g‚n‚ral Conti; elle avait toujours pens‚ que c'‚tait un trait d'esprit de la faction Raversi qui voulait chasser le comte Mosca. Cette v‚rit‚ historique longuement d‚velopp‚e rendit Cl‚lia fort heureuse, elle ‚tait d‚sol‚e de devoir ha‹r quelqu'un qui appartenait … Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d'un oeil jaloux.

Le bonheur que cette soir‚e ‚tablit ne dura que quelques jours.

L'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honnˆtet‚ de son coeur, il osa se faire pr‚senter … la duchesse. AprŠs lui avoir demand‚ sa parole de ne point abuser de la confidence qu'il allait lui faire, il avoua que son frŠre, abus‚ par un faux point d'honneur, et qui s'‚tait cru brav‚ et perdu dans l'opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.

Don Cesare n'avait pas parl‚ deux minutes, que son procŠs ‚tait gagn‚: sa vertu parfaite avait touch‚ la duchesse, qui n'‚tait point accoutum‚e … un tel spectacle. Il lui plut comme nouveaut‚.

- Hƒtez le mariage de la fille du g‚n‚ral avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le g‚n‚ral soit re‡u comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai … dŒner; ˆtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le g‚n‚ral ne devra point se hƒter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j'ai de l'amiti‚ pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau-pŠre.

Arm‚ de ces paroles, don Cesare vint dire … sa niŠce qu'elle tenait en ses mains la vie de son pŠre, malade de d‚sespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait paru … aucune cour.

Cl‚lia voulut aller voir son pŠre, r‚fugi‚, sous un nom suppos‚, dans un village prŠs de Turin; car il s'‚tait figur‚ que la cour de Parme demandait son extradition … celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir mˆme elle ‚crivit … Fabrice, une lettre d'‚ternelle rupture. En recevant cette lettre Fabrice, qui d‚veloppait un caractŠre tout … fait semblable … celui de sa maŒtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situ‚ dans les montagnes, … dix lieues de Parme. Cl‚lia lui ‚crivait une lettre de dix pages: elle lui avait jur‚ jadis de ne jamais ‚pouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite d‚ Velleja, par une lettre remplie de l'amiti‚ la plus pure.

En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amiti‚ l'irrita, Cl‚lia fixa elle-mˆme le jour de son mariage, dont les fˆtes vinrent encore augmenter l'‚clat dont brilla cet hiver la cour de Parme.

Ranuce-Ernest V ‚tait avare au fond, mais il ‚tait ‚perdument amoureux, et il esp‚rait fixer la duchesse … sa cour; il pria sa mŠre d'accepter une somme fort consid‚rable, et de donner des fˆtes . La grande maŒtresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les fˆtes de Parme, cet hiver-l…, rappelŠrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable Prince EugŠne vice-roi d'Italie, dont la bont‚ laisse un si long souvenir.

Les devoirs du coadjuteur l'avaient rappel‚ … Parme; mais il d‚clara que, par des motifs de pi‚t‚, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, Mgr Landriani l'avait forc‚ de prendre … l'archevˆch‚; et il alla s'y enfermer, suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista … aucune des fˆtes si brillantes de la cour ce qui lui valut … Parme et dans son futur diocŠse une immense r‚putation de saintet‚. Par un effet inattendu de cette retraite qu'inspirait seule … Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevˆque Landriani, qui l'avait toujours aim‚, et qui, dans le fait, avait eu l'id‚e de le faire coadjuteur, con‡ut contre lui un peu de jalousie. L'archevˆque croyait avec raison devoir aller … toutes les fˆtes de la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande c‚r‚monie, qui, … peu de chose prŠs, est le mˆme que celui qu'on lui voyait dans le choeur de sa cath‚drale. Les centaines de domestiques r‚unis dans l'antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa b‚n‚diction … Monseigneur, qui voulait bien s'arrˆter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que Mgr Landriani entendit une voix qui disait:

- Notre archevˆque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!

De ce moment prit fin … l'archevˆch‚ l'immense faveur dont Fabrice y avait joui, mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n'avait ‚t‚ inspir‚e que par le d‚sespoir o— le plongeait le mariage de Cl‚lia, passa pour l'effet d'une pi‚t‚ simple et sublime, et les d‚votes lisaient, comme un livre d'‚dification, la traduction de la g‚n‚alogie de sa famille, o— per‡ait la vanit‚ la plus folle. Les libraires firent une ‚dition lithographi‚e de son portrait, qui fut enlev‚e en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des ‚vˆques, et auxquels un coadjuteur ne saurait pr‚tendre. L'archevˆque vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut aucun effort … faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l'e–t fait F‚nelon en pareille occurrence; il ‚couta l'archevˆque avec toute l'humilit‚ et tout le respect possibles; et, lorsque ce pr‚lat eut cess‚ de parler, il lui raconta toute l'histoire de la traduction de cette g‚n‚alogie faite par les ordres du comte Mosca, … l'‚poque de sa premiŠre prison. Elle avait ‚t‚ publi‚e dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient sembl‚ peu convenables pour un homme de son ‚tat. Quant au portrait, il avait ‚t‚ parfaitement ‚tranger … la seconde ‚dition, comme … la premiŠre; et le libraire lui ayant adress‚ … l'archevˆch‚, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde ‚dition, il avait envoy‚ son domestique en acheter un vingt-cinquiŠme; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoy‚ cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires.

Toutes ces raisons, quoique expos‚es du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, portŠrent jusqu'… l'‚garement la colŠre de l'archevˆque; il alla jusqu'… accuser Fabrice d'hypocrisie.

"Voil… ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, mˆme quand ils ont de l'esprit!"

Il avait alors un souci plus s‚rieux; c'‚taient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu'il vŒnt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vŒnt la voir quelquefois. L… Fabrice ‚tait certain d'entendre parler des fˆtes splendides donn‚es par le marquis Crescenzi … l'occasion de son mariage: or, c'est ce qu'il n'‚tait pas s–r de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.

Lorsque la c‚r‚monie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s'‚tait vou‚ au silence le plus complet, aprŠs avoir ordonn‚ … son domestique et aux gens de l'archevˆch‚ avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole.

Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu'… l'ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l'obligea mˆme … des conf‚rences avec certains chanoines de campagne, qui pr‚tendaient que l'archevˆch‚ avait agi contre leurs privilŠges. Fabrice prit toutes ces choses avec l'indiff‚rence parfaite d'un homme qui a d'autres pens‚es."Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja."

Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle le trouva tellement chang‚, ses yeux, encore agrandis par l'extrˆme maigreur, avaient tellement l'air de lui sortir de la tˆte, et lui-mˆme avait une apparence tellement ch‚tive et malheureuse, avec son petit habit noir et rƒp‚ de simple prˆtre, qu'… ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant aprŠs, lorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence de ce beau jeune homme ‚tait caus‚ par le mariage de Cl‚lia, elle eut des sentiments presque ‚gaux en v‚h‚mence … ceux de l'archevˆque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains d‚tails pittoresques qui avaient signal‚ les fˆtes charmantes donn‚es par le marquis Crescenzi. Fabrice ne r‚pondait pas; mais ses yeux se fermŠrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pƒle qu'il ne l'‚tait, ce qui d'abord e–t sembl‚ impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pƒleur prenait une teinte verte.

Le comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable, le gu‚rit enfin tout … fait de la jalousie que jamais Fabrice n'avait cess‚ de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus d‚licates et les plus ing‚nieuses pour chercher … redonner … Fabrice quelque int‚rˆt pour les choses de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amiti‚; cette amiti‚, n'‚tant plus contrebalanc‚e par la jalousie, devint en ce moment presque d‚vou‚e."En effet, il a bien achet‚ sa belle fortune", se disait-il, en r‚capitulant ses malheurs. Sous pr‚texte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoy‚ … la duchesse, le comte prit … part Fabrice:

- Ah ‡…! mon ami, parlons en hommes : puis-je vous ˆtre bon … quelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l'argent peut-il vous ˆtre utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis … vos ordres; si vous aimez mieux ‚crire, ‚crivez-moi.

Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.

- Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui dit le comte en revenant au ton l‚ger de la conversation, vous vous m‚nagez un avenir fort agr‚able, le prince vous respecte, le peuple vous v‚nŠre, votre petit habit noir rƒp‚ fait passer de mauvaises nuits … monsignore Landriani. J'ai quelque habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde … vingt-cinq ans vous fait atteindre … la perfection. On parle beaucoup de vous … la cour; et savez-vous … quoi vous devez cette distinction unique … votre ƒge? au petit habit noir rƒp‚. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l'ancienne maison de P‚trarque sur cette belle colline au milieu de la forˆt, aux environs du P“': si jamais vous ˆtes las des petits mauvais proc‚d‚s de l'envie, j'ai pens‚ que vous pourriez ˆtre le successeur de P‚trarque, dont le renom augmentera le v“tre.

Le comte se mettait l'esprit … la torture pour faire naŒtre un sourire sur cette figure d'anachorŠte, mais il n'y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant c'est qu'avant ces derniers temps, si la figur‚ de Fabrice avait un d‚faut, c'‚tait de pr‚senter quelquefois, hors de propos, l'expression de la volupt‚ et de la gaiet‚.

Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgr‚ son ‚tat de retraite, il y aurait peut-ˆtre de l'affectation … ne pas paraŒtre … la cour le samedi suivant, c'‚tait le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice."Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais!"Il ne pouvait penser sans fr‚mir … la rencontre qu'il pouvait faire … la cour. Cette id‚e absorba toutes les autres; il pensa que l'unique ressource qui lui restƒt ‚tait d'arriver au palais au moment pr‚cis o— l'on ouvrirait les portes des salons.

En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annonc‚s … la soir‚e de grand gala, et la princesse le re‡ut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice ‚taient fix‚s sur la pendule, et, … l'instant o— elle marqua la vingtiŠme minute de sa pr‚sence dans ce salon, il se levait pour prendre cong‚, lorsque le prince entra chez sa mŠre. AprŠs lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint ‚clater … ses d‚pens un de ces petits riens de coeur que la grande maŒtresse savait si bien m‚nager: le chambellan de service lui courut aprŠs pour lui dire qu'il avait ‚t‚ d‚sign‚ pour faire le whist du prince. A Parme, c'est un honneur. insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist ‚tait un honneur marqu‚ mˆme pour l'archevˆque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute scŠne publique, il fut sur le point d'aller lui dire qu'il avait ‚t‚ saisi d'un ‚tourdissement subit; mais il pensa qu'il serait en butte … des questions et … des compliments de condol‚ances, plus intol‚rables encore que le jeu. Ce jour-l… il avait horreur de parler.

Heureusement le g‚n‚ral des frŠres mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui ‚taient venus faire leur cour … la princesse. Ce moine, fort savant, digne ‚mule des Fontana et des Duvoisin, s'‚tait plac‚ dans un coin recul‚ du salon; Fabrice prit poste debout devant lui de fa‡on … ne point apercevoir la porte d'entr‚e, et lui parla th‚ologie. Mais il ne put faire que son oreille n'entendŒt pas annoncer M. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, ‚prouva un violent mouvement de colŠre.

"Si j'‚tais Borso Valserra, se dit-il (c'‚tait un des g‚n‚raux du premier Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, pr‚cis‚ment avec ce petit poignard … manche d'ivoire que Cl‚lia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s'il doit avoir l'insolence de se pr‚senter avec cette marquise dans un lieu o— je suis!"

Sa physionomie changea tellement, que le g‚n‚ral des frŠres mineurs lui dit:

- Est-ce que Votre Excellence se trouve incommod‚e?

- J'ai un mal … la tˆte fou... ces lumiŠres me font mal... et je ne reste que parce que j'ai ‚t‚ nomm‚ pour la partie de whist du prince.

A ce mot, le g‚n‚ral des frŠres mineurs, qui ‚tait un bourgeois, fut tellement d‚concert‚, que ne sachant plus que faire, il se mit … saluer Fabrice, lequel, de son c“t‚, bien autrement troubl‚ que le g‚n‚ral des mineurs, se prit … parler avec une volubilit‚ ‚trange; il entendait qu'il se faisait un grand silence derriŠre lui et ne voulait pas regarder. Tout … coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la c‚lŠbre Mme P...' chanta cet air de Cimarosa autrefois si c‚lŠbre:


Quelle pupille tenere!


Fabrice tint bon aux premiŠres mesures, mais bient“t sa colŠre s'‚vanouit, et il ‚prouva un besoin extrˆme de r‚pandre des larmes."Grand Dieu! se dit-il, quelle scŠne ridicule! et avec mon habit encore!"Il crut plus sage de parler de lui.

- Ces maux de tˆte excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au g‚n‚ral des frŠres mineurs, finissent par des accŠs de larmes qui pourraient donner pƒture … la m‚disance dans un homme de notre ‚tat; ainsi, je prie Votre R‚v‚rence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n'y pas faire autrement attention.

- Notre pŠre provincial de Catanzara est atteint de la mˆme incommodit‚, dit le g‚n‚ral des mineurs.

Et il commen‡a … voix basse une histoire infinie.

Le ridicule de cette histoire, qui avait amen‚ le d‚tail des repas du soir de ce pŠre provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui ‚tait pas arriv‚ depuis longtemps; mais bient“t il cessa d'‚couter le g‚n‚ral des mineurs. Mme P... chantait, avec un talent divin, un air de PergolŠse (la princesse aimait la musique surann‚e). Il se fit un petit bruit … trois pas de Fabrice; pour la premiŠre fois de la soir‚e il d‚tourna les yeux. Le fauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le parquet ‚tait occup‚ par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrŠrent en plein ceux de Fabrice, qui n'‚taient guŠre en meilleur ‚tat. La marquise baissa la tˆte Fabrice continua … la regarder quelques second‚s: il faisait connaissance avec cette tˆte charg‚e de diamants; mais son regard exprimait la colŠre et le d‚dain. Puis, se disant: "Et mes yeux ne te regarderont jamais", il se retourna vers son pŠre g‚n‚ral, et lui dit:

- Voici mon incommodit‚ qui me prend plus fort que jamais.

En effet, Fabrice pleura … chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement ‚corch‚e, comme c'est l'usage en Italie, vint … son secours, et l'aida … s‚cher ses larmes.

Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais Mme P... chanta de nouveau, et l'ƒme de Fabrice, soulag‚e par les larmes, arriva … cet ‚tat de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour."Est-ce que je pr‚tends, se dit-il, pouvoir l'oublier entiŠrement dŠs les premiers moments? cela me serait-il possible?"Il arriva … cette id‚e: "Puis-je ˆtre plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi r‚sister au plaisir de la voir. Elle a oubli‚ ses serments; elle est l‚gŠre : toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beaut‚ c‚leste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis oblig‚ de faire effort sur moi-mˆme pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de r‚pit."

Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune exp‚rience des passions, sans quoi il se f–t dit que ce plaisir d'un moment auquel il allait c‚der, rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis deux mois pour oublier Cl‚lia.

Cette pauvre femme n'‚tait venue … cette fˆte que forc‚e par son mari; elle voulait du moins se retirer aprŠs une demi-heure, sous pr‚texte de sant‚, mais le marquis lui d‚clara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose tout … fait hors d'usage, et qui pourrait mˆme ˆtre interpr‚t‚e comme une critique indirecte de la fˆte donn‚e par la princesse.

- En ma qualit‚ de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu'… ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres … donner aux gens, ils sont si n‚gligents! Et voulez-vous qu'un simple ‚cuyer de la princesse usurpe cet honneur?

Cl‚lia se r‚signa; elle n'avait pas vu Fabrice; elle esp‚rait encore qu'il ne serait pas venu … cette fˆte. Mais au moment o— le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s'asseoir, Cl‚lia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprŠs de la princesse, et fut oblig‚e de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin recul‚ o— Fabrice s'‚tait r‚fugi‚. En arrivant … son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du g‚n‚ral des frŠres mineurs arrˆta ses yeux, et d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince et revˆtu d'un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrˆtait ses yeux sur cet homme."Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brod‚s: quel peut ˆtre ce jeune homme en habit noir si simple?"Elle le regardait profond‚ment attentive, lorsqu'une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement … son fauteuil. Fabrice tourna la tˆte: elle ne le reconnut pas tant il ‚tait chang‚. D'abord elle se dit: "Voil… quelqu'un qui lui ressemble, ce sera son frŠre aŒn‚; mais je ne le croyais que de quelques ann‚es plus ƒg‚ que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans."Tout … coup elle le reconnut … un mouvement de la bouche."Le malheureux, qu'il a souffert!"se dit-elle; et elle baissa la tˆte accabl‚e par la douleur, et non pour ˆtre fidŠle … son voeu. Son coeur ‚tait boulevers‚ par la piti‚."Qu'il ‚tait loin d avoir cet air aprŠs neuf mois de prison!"Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner pr‚cis‚ment les yeux de son c“t‚, elle voyait tous ses mouvements.

AprŠs le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, plac‚e … quelques pas du tr“ne; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d'elle.

Mais le marquis Crescenzi avait ‚t‚ fort piqu‚ de voir sa femme rel‚gu‚e aussi loin du tr“ne; toute la soir‚e il avait ‚t‚ occup‚ … persuader … une dame assise … trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d'argent, qu'elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme r‚sistant, comme il ‚tait naturel, il alla chercher le mari d‚biteur, qui fit entendre … sa moiti‚ la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l'‚change, il alla chercher sa femme.

- Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baiss‚s? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout ‚tonn‚es de se trouver ici et que tout le monde est ‚tonn‚ d'y voir. Cette folle de grande maŒtresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle de retarder les progrŠs du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la premiŠre place mƒle de la cour de la princesse; et quand mˆme les r‚publicains parviendraient … supprimer la cour et mˆme la noblesse, votre mari serait encore l'homme le plus riche de cet Etat. C'est l… une id‚e que vous ne vous mettez point assez dans la tˆte.

Le fauteuil o— le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'‚tait qu'… six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l'air tellement au-dessus de tout ce qu'il pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu'elle finit par arriver … cette affreuse conclusion: Fabrice ‚tait tout … fait chang‚; il l'avait oubli‚e; s'il ‚tait tellement maigri, c'‚tait l'effet des je–nes s‚vŠres auxquels sa pi‚t‚ se soumettait. Cl‚lia fut confirm‚e dans cette triste id‚e par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur ‚tait dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si jeune, ˆtre admis au jeu du prince! On admirait l'indiff‚rence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, mˆme quand il coupait Son Altesse.

- Mais cela est incroyable, s'‚criaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout … fait la tˆte... mais, grƒce au ciel, cela ne durera pas; notre souveraine n'aime pas que l'on prenne de ces petits airs de sup‚riorit‚.

La duchesse s'approcha du prince; les courtisans qui se tenaient … distance fort respectueuse de la table de jeu, de fa‡on … ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquŠrent que Fabrice rougissait beaucoup."Sa tante lui aura fait la le‡on, se dirent-ils, sur ses grands airs d'indiff‚rence."Fabrice venait d'entendre la voix de Cl‚lia, elle r‚pondait … la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait adress‚ la parole … la femme de son chevalier d'honneur. Arriva le moment o— Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva pr‚cis‚ment en face de Cl‚lia, et se livra plusieurs fois au plaisir de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regard‚e par lui, perdait tout … fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait … son voeu: dans son d‚sir de deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.

Le jeu du prince termin‚, les dames se levŠrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de d‚sordre. Fabrice se trouva tout prŠs de Cl‚lia; il ‚tait encore trŠs r‚solu, mais il vint … reconnaŒtre un parfum trŠs faible qu'elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu'il s'‚tait promis. Il s'approcha d'elle et pronon‡a … demi-voix et comme se parlant … soi-mˆme, deux vers de ce sonnet de P‚trarque, qu'il lui avait envoy‚ du lac Majeur, imprim‚ sur un mouchoir de soie:

- Quel n'‚tait pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est chang‚!

"Non, il ne m'a point oubli‚e, se dit Cl‚lia avec un transport de joie. Cette belle ƒme n'est point inconstante!"


Non, vous ne me verrez jamais changer,
Beaux yeux qui m'avez appris … aimer.


Cl‚lia osa se r‚p‚ter … elle-mˆme ces deux vers de P‚trarque'.

La princesse se retira aussit“t aprŠs le souper; le prince l'avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de r‚ception. DŠs que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir … la fois; il y eut un d‚sordre complet dans les antichambres, Cl‚lia se trouva tout prŠs de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit piti‚.

- Oublions le pass‚, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d'amiti‚.

En disant ces mots, elle pla‡ait son ‚ventail de fa‡on … ce qu'il p–t le prendre.

Tout changea aux yeux de Fabrice; en un instant il fut un autre homme; dŠs le lendemain il d‚clara que sa retraite ‚tait termin‚e, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L'archevˆque dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l'admettant … son jeu avait fait perdre entiŠrement la tˆte … ce nouveau saint; la duchesse vit qu'il ‚tait d'accord avec Cl‚lia. Cette pens‚e, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d'une promesse fatale, acheva de la d‚terminer … faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s'‚loigner de la cour au moment o— la faveur dont elle ‚tait l'objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il voyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice et la duchesse, disait … son amie:

- Ce nouveau prince est la vertu incarn‚e, mais je l'ai appel‚ cet enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen de me remettre r‚ellement bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait de grƒces et de respects, aprŠs quoi je suis malade et je demande mon cong‚. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assur‚e. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inf‚rieur? Pour m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un d‚sordre inextricable; j'avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministŠres, je les ai fait mettre … la pension depuis deux mois, parce qu'ils lisent les journaux en fran‡ais; et je les ai remplac‚s par des nigauds incroyables.

"AprŠs notre d‚part, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgr‚ l'horreur qu'il a pour le caractŠre de Rassi je ne doute pas qu'il soit oblig‚ de le rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour ‚crire une lettre de tendre amiti‚ … mon ami Rassi, et lui dire que j'ai tout lieu d'esp‚rer que bient“t on rendra justice … son m‚rite."



CHAPITRE XXVII


Cette conversation s‚rieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au palais Sanseverina; la duchesse ‚tait encore sous le coup de la joie qui ‚clatait dans toutes les actions de Fabrice."Ainsi, se disait-elle, cette petite d‚vote m'a tromp‚e! Elle n'a pas su r‚sister … son amant seulement pendant trois mois."

La certitude d'un d‚nouement heureux avait donn‚ … cet ˆtre si pusillanime, le jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance des pr‚paratifs de d‚part que l'on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre fran‡ais, qui croyait peu … la vertu des grandes dames, lui donna du courage … l'‚gard de la duchesse. Ernest V se permit une d‚marche qui fut s‚vŠrement blƒm‚e par la princesse et par tous les gens sens‚s de la cour; le peuple y vit le sceau de la faveur ‚tonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans son palais.

- Vous partez, lui dit-il d'un ton s‚rieux qui parut odieux … la duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer … vos serments! Et pourtant, si j'eusse tard‚ dix minutes … vous accorder la grƒce de Fabrice, il ‚tait mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur!

- R‚fl‚chissez m–rement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace ‚gal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'‚couler? Votre gloire comme souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont jamais ‚lev‚s … ce point. Voici le trait‚ que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre maŒtresse pour un instant fugitif, et en vertu d'un serment extorqu‚ par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie … faire votre f‚licit‚, je serai toujours ce que j'ai ‚t‚ depuis quatre mois, et peut-ˆtre l'amour viendra-t-il couronner l'amiti‚. Je ne jurerais pas du contraire.

- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre r“le, soyez plus encore, r‚gnez … la fois sur moi et sur mes Etats, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage tel qu'il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple prŠs de nous: le roi de Naples vient d'‚pouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du mˆme genre. Je vais ajouter une id‚e de triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j'ai r‚fl‚chi … tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je m'impose d'ˆtre le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je b‚nis ces d‚sagr‚ments fort r‚els puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma passion.

La duchesse n'h‚sita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le comte lui semblait parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un homme qu'on p–t lui pr‚f‚rer. D'ailleurs elle r‚gnait sur le comte, et le prince, domin‚ par les exigences de son rang, e–t plus ou moins r‚gn‚ sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des maŒtresses; la diff‚rence d'ƒge semblerait, dans peu d'ann‚es, lui en donner le droit.

DŠs le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait d‚cid‚ de tout, toutefois la duchesse qui voulait ˆtre charmante, demanda la permission de r‚fl‚chir.

Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince se mit en colŠre; il voyait tout son bonheur lui ‚chapper. Que devenir aprŠs que la duchesse aurait quitt‚ sa cour? D'ailleurs quelle humiliation d'ˆtre refus‚!"Enfin qu'est-ce que va me dire mon valet de chambre fran‡ais quand je lui conterai ma d‚faite?"

La duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu … peu la n‚gociation … ses v‚ritables termes.

- Si Votre Altesse daigne consentir … ne point presser l'effet d'une promesse fatale, et horrible … mes yeux, comme me faisant encourir mon propre m‚pris, je passerai ma vie … sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a ‚t‚ cet hiver, tous mes instants seront consacr‚s … contribuer … son bonheur comme homme, et … sa gloire comme souverain. Si elle exige que j'ob‚isse … mon serment elle aura fl‚tri le reste de ma vie, et … l'instant elle me verra quitter ses Etats pour n'y jamais rentrer. Le jour o— j'aurai perdu l'honneur sera aussi le dernier jour o— je vous verrai.

Mais le prince ‚tait obstin‚ comme les ˆtres pusillanimes; d'ailleurs son orgueil d'homme et de souverain ‚tait irrit‚ du refus de sa main; il pensait … toutes les difficult‚s qu'il e–t eues … surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant il ‚tait r‚solu … vaincre.

Durant trois heures on se r‚p‚ta de part et d'autre les mˆmes arguments, souvent mˆl‚s de mots fort vifs. Le prince s'‚cria:

- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si j'eusse h‚sit‚ aussi longtemps le jour o— le g‚n‚ral Fabio Conti donnait du poison … Fabrice, vous seriez occup‚e aujourd'hui … lui ‚lever un tombeau dans une des ‚glises de Parme.

- Non pas … Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.

- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colŠre, et vous emporterez mon m‚pris.

Comme il s'en allait, la duchesse lui dit … voix basse:

- Eh bien! pr‚sentez-vous ici … dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un march‚ de dupe. Vous m'aurez vue pour la derniŠre fois, et j'eusse consacr‚ ma vie … vous rendre aussi heureux qu'un prince absolu peut l'ˆtre dans ce siŠcle de jacobins. Et songez … ce que sera votre cour quand je n'y serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa m‚chancet‚ naturelles.

- De votre c“t‚, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne, car vous n'eussiez point ‚t‚ une princesse vulgaire, ‚pous‚e par politique, et qu'on n'aime point; mon coeur est tout … vous, et vous vous fussiez vue … jamais la maŒtresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement.

- Oui, mais la princesse votre mŠre e–t eu le droit de me m‚priser comme une vile intrigante.

- Eh bien! j'eusse exil‚ la princesse avec une pension.

Il y eut encore trois quarts d'heure de r‚pliques incisives. Le prince, qui avait l'ƒme d‚licate, ne pouvait se r‚soudre ni … user de son droit, ni … laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu'aprŠs le premier moment obtenu, n'importe comment, les femmes reviennent.

Chass‚ par la duchesse indign‚e, il osa reparaŒtre tout tremblant et fort malheureux … dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle ‚crivit au comte dŠs qu'elle fut hors des Etats du prince:


Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'ˆtre gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends … Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose, ne me forcez jamais … reparaŒtre dans le pays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu de 150000 livres de rente, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sets vous regardaient bouche b‚ante, et vous ne serez plus consid‚r‚ qu'autant que vous voudrez bien vous abaisser … comprendre toutes leurs petites id‚es. Tu l'as voulu, George Dandin!


Huit jours aprŠs, le mariage se c‚l‚brait … P‚rouse, dans une ‚glise o— les ancˆtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince ‚tait au d‚sespoir. La duchesse avait re‡u de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas manqu‚ de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non d‚cachet‚es. Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donn‚ le grand cordon de son ordre … Fabrice.

- C'est l… surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes s‚par‚s, disait le comte … la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde; il m'a donn‚ un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se r‚server ce moyen pour vous rappeler dans ses Etats. Je suis donc charg‚ de vous d‚clarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir … Parme, ne f–t-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez et vous aurez une belle terre.

C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.

AprŠs la scŠne qui s'‚tait pass‚e au bal de la cour, et qui semblait assez d‚cisive Cl‚lia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle avait sembl‚ partager un instant; les remords les plus violents s'‚taient empar‚s de cette ƒme vertueuse et croyante. C'est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgr‚ toutes les esp‚rances qu'il cherchait … se donner, un sombre malheur ne s'en ‚tait pas moins empar‚ de son ƒme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme … l'‚poque du mariage de Cl‚lia.

Le comte avait pri‚ son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait … la cour, et Fabrice, qui commen‡ait … comprendre tout ce qu'il lui devait, s'‚tait promis de remplir cette mission en honnˆte homme.

Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'e–t le projet de revenir au ministŠre, et avec plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu. Les pr‚visions du comte ne tardŠrent pas … se v‚rifier: moins de six semaines aprŠs son d‚part, Rassi ‚tait premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vid‚es, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-l… au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il ‚tait fou d'amour et ha‹ssait surtout le comte Mosca comme un rival.

Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, ƒg‚ de soixante-douze ans, ‚tant tomb‚ dans un grand ‚tat de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c'‚tait au coadjuteur … s'acquitter de presque toutes ses fonctions.

La marquise Crescenzi, accabl‚e de remords, et effray‚e par le directeur de sa conscience, avait trouv‚ un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant pr‚texte de la fin d'une premiŠre grossesse, elle s'‚tait donn‚ pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y p‚n‚trer et pla‡a dans l'all‚e que Cl‚lia affectionnait le plus des fleurs arrang‚es en bouquets, et dispos‚es dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison … la tour FarnŠse.

La marquise fut trŠs irrit‚e de cette tentative; les mouvements de son ƒme ‚taient dirig‚s tant“t par les remords, tant“t par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait mˆme scrupule dry jeter un regard.

Fabrice commen‡ait … croire qu'il ‚tait s‚par‚ d'elle pour toujours, et le d‚sespoir commen‡ait aussi … s'emparer de son ƒme. Le monde o— il passait sa vie lui d‚plaisait mortellement, et s'il n'e–t ‚t‚ intimement persuad‚ que le comte ne pouvait trouver la paix de l'ƒme hors du ministŠre, il se f–t mis en retraite dans son petit appartement de l'archevˆch‚. Il lui e–t ‚t‚ doux de vivre tout … ses pens‚es, et de n'entendre plus la voix humaine que dans l'exercice officiel de ses fonctions.

"Mais, se disait-il, dans l'int‚rˆt du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer."

Le prince continuait … le traiter avec une distinction qui le pla‡ait au premier rang dans cette cour, et cette faveur il la devait en grande partie … lui-mˆme. L'extrˆme r‚serve qui, chez Fabrice, provenait d'une indiff‚rence allant jusqu'au d‚go–t pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqu‚ la vanit‚ du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d'esprit que sa tante. L'ƒme candide du prince s'apercevait … demi d'une v‚rit‚: c'est que personne n'approchait de lui avec les mˆmes dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait ‚chapper, mˆme au vulgaire des courtisans, c'est que la consid‚ration obtenue par Fabrice n'‚tait point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait mˆme sur les ‚gards que le souverain montrait … l'archevˆque. Fabrice ‚crivait au comte que si jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir du gƒchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de mˆme force avaient jet‚ ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une d‚marche, sans trop compromettre son amour-propre.


Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il … la comtesse Mosca, appliqu‚ par un homme de g‚nie … une auguste personne, l'auguste personne se serait d‚j… ‚cri‚e: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. DŠs aujourd'hui, si la femme de l'homme de g‚nie daignait faire une d‚marche, si peu significative qu'elle f–t, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit m–r. Du reste, on s'ennuie … ravir dans les salons de la princesse, on n'y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres s‚vŠres pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n'ose plus se pr‚senter aux soir‚es de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d'entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu'il se rend … la messe, continueront … jouir de ce privilŠge; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve de huit quartiers. Sur quoi l'on a dit qu'on voit bien que Rassi est sans quartier.


On pense que de telles lettres n'‚taient point confi‚es … la poste. La comtesse Mosca r‚pondait de Naples:


Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchant‚ de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui co–tent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cette sommation.


Fabrice n'avait garde d'ob‚ir: la simple lettre qu'il ‚crivait tous les jours au comte ou … la comtesse lui semblait une corv‚e presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu'une ann‚e entiŠre se passe ainsi, sans qu'il put adresser une parole … la marquise. Toutes ses tentatives pour ‚tablir quelque correspondance avaient ‚t‚ repouss‚es avec horreur. Le silence habituel que par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepte dans l'exercice de ses fonctions et … la cour, joint … la puret‚ parfaite de ses moeurs, l'avait mis dans une v‚n‚ration si extraordinaire qu'il se d‚cide enfin … ob‚ir aux conseils de sa tante.


Le prince a pour toi une v‚n‚ration telle, lui ‚crivait-elle, qu'il faut t'attendre bient“t … une disgrƒce; il te prodiguera les marques d'inattention, et les m‚pris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petite despotes, si honnˆtes qu'ils soient, sont changeants comme la mode et par la mˆme raison: l'ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la pr‚dication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion, tu diras des h‚r‚sies dans les commencements; mais paye un th‚ologien savant et discret qui assistera … tes sermons, et t'avertira de tes fautes, tu les r‚pareras le lendemain.


Le genre de malheur que porte dans l'ƒme un amour contrarie, fait que toute chose demandant de l'attention et de l'action devient une atroce corv‚e. Mais Fabrice se dit que son cr‚dit sur le peuple, stil en acqu‚rait, pourrait un jour ˆtre utile … sa tante et au comte, pour lequel sa v‚n‚ration augmentait tous les jours, … mesure que les affaires lui apprenaient … connaŒtre la m‚chancet‚ des hommes. Il se d‚termine … prˆcher, et son succŠs, pr‚pare par sa maigreur et son habit rƒp‚, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, r‚uni … sa charmante figure et aux r‚cits de la haute faveur dont il jouissait … la cour, enleva tous les coeurs de femmes. Elles inventŠrent qu'il avait ‚t‚ un des plus braves capitaines de l'arm‚e de Napol‚on. Bient“t ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les ‚glises o— il devait prˆcher; les pauvres s'y ‚tablissaient par sp‚culation des cinq heures du matin.

Le succŠs fut tel que Fabrice eut enfin l'id‚e, qui changea tout dans son ƒme que, ne f–t-ce que par simple curiosit‚, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister … l'un de ses sermons. Tout … coup le public ravi s'aper‡ut que son talent redoublait; il se permettait, quand il ‚tait ‚mu, des images dont la hardiesse e–t fait fr‚mir les orateurs les plus exerc‚s; quelquefois, s'oubliant soi-mˆme, il se livrait … des moments d'inspiration passionn‚e, et tout l'auditoire fondait en larmes. Mais c'‚tait en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant de figures tourn‚es vers la chaire celle dont la pr‚sence e–t ‚t‚ pour lui un si grand ‚v‚nement.

"Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court."Pour parer … ce dernier inconv‚nient, il avait compose une sorte de priŠre tendre et passionn‚e qu'il pla‡ait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre … lire ce morceau, si jamais la pr‚sence de la marquise venait le mettre hors d'‚tat de trouver un mot.

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui ‚taient … sa solde, que des ordres avaient ‚t‚ donnes afin que l'on pr‚parƒt pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand th‚ƒtre. Il y avait une ann‚e que la marquise n'avait paru … aucun spectacle, et c'‚tait un t‚nor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait d‚roger … ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrˆme."Enfin je pourrai la voir toute une soir‚e! On dit qu'elle est bien pale."Et il cherchait … se figurer ce que pouvait ˆtre cette tˆte charmante, avec des couleurs … demi effac‚es par les combats de l'ƒme.

Son ami Ludovic, tout consterne de ce qu'il appelait la folie de son maŒtre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatriŠme rang, presque en face de celle de la marquise. Une id‚e se pr‚senta … Fabrice: "J'espŠre lui donner l'id‚e de venir au sermon, et je choisirai une ‚glise fort petite, afin d'ˆtre en ‚tat de la bien voir."Fabrice prˆchait ordinairement … trots heures. Des le matin du jour o— la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu'un devoir de son ‚tat le retenant … l'archevˆch‚ pendant toute la journ‚e, il prˆcherait par extraordinaire … huit heures et demie du soir, dans la petite ‚glise de Sainte-Marie de la Visitation, situ‚e pr‚cis‚ment en face d'une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic pr‚senta de sa part une quantit‚ ‚norme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec priŠre d'illuminer … jour leur ‚glise. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l'on pla‡a une sentinelle, la ba‹onnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour empˆcher les vols.

Le sermon n'‚tait annonce que pour huit heures et demie, et … deux heures l'‚glise ‚tant entiŠrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu'en l'honneur de Notre-Dame de Piti‚, il prˆcherait sur la piti‚ qu'une ƒme g‚n‚reuse doit avoir pour un malheureux, mˆme quand il serait coupable.

D‚guis‚ avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au th‚ƒtre au moment de l'ouverture des portes, et quand rien n'‚tait encore allum‚. Le spectacle commen‡a vers huit heures, et quelques minutes aprŠs il eut cette joie qu'aucun esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas ‚prouv‚e, il vit la porte de la loge Crescenzi s'ouvrir; peu aprŠs, la marquise entra, il ne l'avait pas vue aussi bien depuis le jour o— elle lui avait donn‚ son ‚ventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu'il se dit : "Peut-ˆtre je vais mourir! Quelle fa‡on charmante de finir cette vie si triste! Peut-ˆtre je vais sombrer dans cette loge; les fidŠles r‚unis … la Visitation ne me verront point arriver et demain, ils apprendront que leur futur archevˆque s'est oubli‚ dans une loge de l'Op‚ra, et encore, d‚guis‚ en domestique et couvert d'une livr‚e! Adieu toute ma r‚putation! Et que me fait ma r‚putation!"

Toutefois, vers les huit heures trois quarts Fabrice fit effort sur lui-mˆme; il quitta sa loge des quatriŠmes et eut toutes les peines du monde … gagner, … pied, le lieu o— il devait quitter son habit de demi-livr‚e et prendre un vˆtement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu'il arrive … la Visitation, dans un ‚tat de pƒleur et de faiblesse tel que le bruit se r‚pandit dans l'‚glise que M. le coadjuteur ne pourrait pas prˆcher ce soir-l…. On peut juger des soins que lui prodiguŠrent les religieuses, … la grille de leur parloir int‚rieur o— il s'‚tait r‚fugi‚. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda … ˆtre seul quelques instants, puis il courut … sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annonc‚, vers les trots heures, que l'‚glise de la Visitation ‚tait entiŠrement remplie, mais de gens appartenant … la derniŠre classe et attir‚s apparemment par le spectacle de l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agr‚ablement surpris de trouver toutes les chaises occup‚es par les jeunes gens … la mode et par les personnages de la plus haute distinction.

Quelques phrases d'excuse commencŠrent son sermon et furent re‡ues avec des cris comprimes d'admiration. Ensuite vint la description passionn‚e du malheureux dont il faut avoir piti‚ pour honorer dignement la Madone de Piti‚, qui, elle-mˆme, a tant souffert sur la terre. L'orateur ‚tait fort ‚mu; il y avait des moments o— il pouvait … peine prononcer les mots de fa‡on … ˆtre entendu dans toutes les parties de cette petite ‚glise. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l'air lui-mˆme du malheureux dont il fallait prendre piti‚, tant sa pƒleur ‚tait extrˆme. Quelques minutes aprŠs les phrases d'excuses par lesquelles il avait commenc‚ son discours, on s'aper‡ut qu'il ‚tait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-l… d'une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux yeux: … l'instant il s'‚leva dans l'auditoire un sanglot g‚n‚ral et si bruyant, que le sermon en fut tout … fait interrompu.

Cette premiŠre interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris d'admiration, il y avait des ‚clats de larmes; on entendait … chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'‚motion ‚tait si g‚n‚rale et si invincible dans ce public d'‚lite, que personne n'avait honte de pousser des cris, et les gens qui y ‚taient entraŒn‚s ne semblaient point ridicules … leurs voisins.

Au repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit … Fabrice qu'il n'‚tait rest‚ absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout … coup beaucoup de bruit dans la salle: c'‚taient les fidŠles qui votaient une statue … M. le coadjuteur. Son succŠs dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain, les ‚lans de contribution chr‚tienne furent tellement remplac‚s par des cris d'admiration tout … fait profanes, qu'il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de r‚primande aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent … la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier et de compass‚; et, en arrivant … la rue, tous se mettaient … applaudir avec fureur et … crier:

- E viva del Dongo!

Fabrice consulta sa montre avec pr‚cipitation et courut … une petite fenˆtre grill‚e qui ‚clairait l'‚troit passage de l'orgue … l'int‚rieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait plac‚ une douzaine de torches dans ces mains de fer que l'on voit sortir des murs de face des palais bƒtis au Moyen Age. AprŠs quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cess‚, l'‚v‚nement que Fabrice attendait avec tant d'anxi‚t‚ arriva, la voiture de la marquise, revenant du spectacle, parut dans la rue; le cocher fut oblig‚ de s'arrˆter, et ce ne fut qu'au plus petit pas, et … force de cris, que la voiture put gagner la porte.

La marquise avait ‚t‚ touch‚e de la musique sublime comme le sont les cours malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle lorsqu'elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le t‚nor admirable ‚tant en scŠne, les gens mˆme du parterre avaient tout … coup d‚sert‚ leurs places pour aller tenter fortune et essayer de p‚n‚trer dans l'‚glise de la Visitation. La marquise, se voyant arrˆt‚e par la foule devant sa porte, fondit en larmes."Je n'avais pas fait un mauvais choix!"se dit-elle.

Mais pr‚cis‚ment … cause de ce moment d'attendrissement elle r‚sista avec fermet‚ aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne concevaient pas qu'elle n'allƒt point voir un pr‚dicateur aussi ‚tonnant."Enfin, disait-on, il l'emporte mˆme sur le meilleur t‚nor de l'Italie!""Si je le vois, je suis perdue!"se disait la marquise.

Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prˆcha encore plusieurs fois dans cette petite ‚glise, voisine du palais Crescenzi, jamais il n'aper‡ut Cl‚lia, qui mˆme … la fin prit de l'humeur de cette affectation … venir troubler sa rue solitaire, aprŠs l'avoir d‚j… chass‚e de son jardin.

En parcourant les figures de femmes qui l'‚coutaient, Fabrice remarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les veux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques ‚taient ordinairement baign‚s de larmes dŠs la huitiŠme ou dixiŠme phrase du sermon. Quand Fabrice ‚tait oblig‚ de dire des choses longues et ennuyeuses pour lui-mˆme, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tˆte dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s'appelait Anetta Marini, fille unique et h‚ritiŠre du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant.

Bient“t le nom de cette Anetta Marini' fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elle ‚tait devenue ‚perdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux sermons commencŠrent, son mariage ‚tait arrˆt‚ avec Giacomo Rassi, fils aŒn‚ du ministre de la justice, lequel ne lui d‚plaisait point; mais … peine eut-elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu'elle d‚clara qu'elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui demandait la cause d'un si singulier changement, elle r‚pondit qu'il n'‚tait pas digne d'une honnˆte fille d'‚pouser un homme en se sentant ‚perdument ‚prise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans succŠs quel pouvait ˆtre cet autre.

Mais les larmes br–lantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la v‚rit‚; sa mŠre et ses oncles lui ayant demand‚ si elle aimait monsignore Fabrice, elle r‚pondit avec hardiesse que, puisqu'on avait d‚couvert la v‚rit‚, elle ne s'avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun espoir d'‚pouser l'homme qu'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus les yeux offens‚s par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule donn‚ au fils d'un homme que poursuivait l'envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l'entretien de toute la ville. La r‚ponse d'Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la r‚p‚ta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout.

Cl‚lia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit des questions … sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, aprŠs avoir entendu la messe … la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe … la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva r‚unis tous les beaux de la ville attir‚s par le mˆme motif; ces messieurs se tenaient debout prŠs de la porte. Bient“t, au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans l'‚glise; elle se trouva fort bien plac‚e pour la voir, et, malgr‚ sa pi‚t‚, ne donna guŠre d'attention … la messe. Cl‚lia trouva … cette beaut‚ bourgeoise un petit air d‚cid‚ qui, suivant elle, e–t pu convenir tout au plus … une femme mari‚e depuis plusieurs ann‚es. Du reste elle ‚tait admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l'on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu'ils regardaient. La marquise s'enfuit avant la fin de la messe.

DŠs le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soir‚e, racontŠrent un nouveau trait ridicule de l'Anetta Marini. Comme sa mŠre, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d'argent … sa disposition, Anetta ‚tait all‚e offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son pŠre, au c‚lŠbre Hayez, alors … Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais, elle voulut que ce portrait f–t vˆtu simplement de noir, et non point en habit de prˆtre. Or, la veille, la mŠre de la petite Anetta avait ‚t‚ bien surprise, et encore plus scandalis‚e de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entour‚ du plus beau cadre que l'on e–t dor‚ … Parme depuis vingt ans.



CHAPITRE XXVIII


EntraŒn‚s par les ‚v‚nements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race comique de courtisans qui pullulent … la cour de Parme et faisaient de dr“les de commentaires sur les ‚v‚nements par nous racont‚s. Ce qui rend en ce pays-l… un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c'est d'abord de n'avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile … remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la derniŠre caisse de min‚ralogie qu'il avait re‡ue de Saxe. Si aprŠs cela on ne manquait pas … la messe un seul jour de l'ann‚e, si l'on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours aprŠs le 1er janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n'osait pas trop vous vexer si vous ‚tiez en retard sur la somme annuelle de cent francs … laquelle ‚taient impos‚es vos petites propri‚t‚s.

M. Gonzo ‚tait un pauvre hŠre de cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il poss‚dait quelque petit bien, avait obtenu par le cr‚dit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme e–t pu dŒner chez lui, mais il avait une passion: il n'‚tait … son aise et heureux que lorsqu'il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dŒt de temps … autre:

- Taisez-vous, Gonzo, vous n'ˆtes qu'un sot.

Ce jugement ‚tait dict‚ par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d'esprit que le grand personnage. Il parlait … propos de tout et avec assez de grƒce: de plus, il ‚tait prˆt … changer d'opinion sur une grimace du maŒtre de la maison. A vrai dire, quoique d'une adresse profonde pour ses int‚rˆts, il n'avait pas une id‚e, et quand le prince n'‚tait pas enrhum‚, il ‚tait quelquefois embarrass‚ au moment d'entrer dans un salon.

Ce qui dans Parme avait valu une r‚putation … Gonzo, c'‚tait un magnifique chapeau … trois cornes, garni d'une plume noire un peu d‚labr‚e qu'il mettait, mˆme en frac; mais il fallait voir l… fa‡on dont il portait cette plume, soit sur la tˆte soit … la main; l… ‚taient le talent et l'importance. Il s'informait avec une anxi‚t‚ v‚ritable de l'‚tat de sant‚ du petit chien de la marquise, et si le feu e–t pris au palais Crescenzi, il e–t expos‚ sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d'or, qui depuis tant d'ann‚es accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir un instant.

Sept ou huit personnages de cette espŠce arrivaient tous les soirs … sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement vˆtu d'une livr‚e jonquille toute couverte de galons d'argent, ainsi que la veste rouge qui en compl‚tait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il ‚tait imm‚diatement suivi d'un valet de chambre apportant une tasse de caf‚ infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en filigrane; et toutes les demi-heures un maŒtre d'h“tel, portant ‚p‚e et habit magnifique … la fran‡aise, venait offrir des glaces.

Une demi-heure aprŠs les petits courtisans rƒp‚s, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l'espŠce des boutons que doit porter l'habit du soldat pour que le g‚n‚ral en chef puisse remporter des victoires. Il n'e–t pas ‚t‚ prudent de citer dans ce salon un journal fran‡ais; car, quand mˆme la nouvelle se f–t trouv‚e des plus agr‚ables, par exemple cinquante lib‚raux fusill‚s en Espagne, le narrateur n'en f–t pas moins rest‚ convaincu d'avoir lu un journal fran‡ais. Le chef-d'oeuvre de l'habilet‚ de tous ces gens-l… ‚tait d'obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de r‚gner sur les paysans et sur les bourgeois.

Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi ‚tait le chevalier Foscarini, parfaitement honnˆte homme; aussi avait-il ‚t‚ un peu en prison sous tous les r‚gimes. Il ‚tait membre de cette fameuse Chambre des d‚put‚s qui, … Milan, rejeta la loi de l'enregistrement pr‚sent‚e par Napol‚on, trait peu fr‚quent dans l'histoire. Le chevalier Foscarini, aprŠs avoir ‚t‚ vingt ans l'ami de la mŠre du marquis, ‚tait rest‚ l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant … faire, mais rien n'‚chappait … sa finesse; et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui.

Comme Gonzo avait une v‚ritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossiŠret‚s et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie ‚tait de chercher … lui rendre de petits services; et, s'il n'e–t ‚t‚ paralys‚ par les habitudes d'une extrˆme pauvret‚, il e–t pu r‚ussir quelquefois, car il n'‚tait pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d'effronterie.

Le Gonzo, tel que nous le connaissons, m‚prisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adresse une parole peu polie; mais enfin elle ‚tait la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur de la princesse, et qui une ou deux fois par mois, disait … Gonzo:

- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bˆte.

Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise pour un instant, de l'‚tat de rˆverie et d'incurie o— elle restait habituellement plong‚e jusqu'au moment o— onze heures sonnaient, alors elle faisait le th‚, et en offrait … chaque homme pr‚sent, en l'appelant par son nom. AprŠs quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaiet‚, c'‚tait l'instant qu'on choisissait pour lui r‚citer les sonnets satiriques.

On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de litt‚rature qui ait encore un peu de vie; … la v‚rit‚ il n'est pas soumis … la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annon‡aient toujours leur sonnet par ces mots:

- Madame la marquise veut-elle permettre que l'on r‚cite devant elle un bien mauvais sonnet?

Et quand le sonnet avait fait rire et avait ‚t‚ r‚p‚t‚ deux ou trois fois, l'un des officiers ne manquait pas de s'‚crier:

- M. le ministre de la police devrait bien s'occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies.

Les soci‚t‚s bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies.

D'aprŠs la sorte de curiosit‚ montr‚e par la marquise, Gonzo se figura qu'on avait trop vant‚ devant elle la beaut‚ de la petite Marini, qui d'ailleurs avait un million de fortune, et qu'elle en ‚tait jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie complŠte envers tout ce qui n'‚tait pas noble, Gonzo p‚n‚trait partout, dŠs le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau … plumes d'une certaine fa‡on triomphante et qu'on ne lui voyait guŠre qu'une fois ou deux chaque ann‚e, lorsque le prince lui avait dit:

- Adieu, Gonzo.

AprŠs avoir salu‚ respectueusement la marquise, Gonzo ne s'‚loigna point comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait de lui avancer. Il se pla‡a au milieu du cercle, et s'‚cria brutalement:

- J'ai vu le portrait de Mgr del Dongo.

Cl‚lia fut tellement surprise qu'elle fut oblig‚e de s'appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tˆte … l'orage, mais bient“t fut oblig‚e de d‚serter le salon.

- Il faut en convenir, mon pauvre Gonzo, que vous ˆtes d'une maladresse rare, s'‚cria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa quatriŠme glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a ‚t‚ l'un des plus braves colonels de l'arm‚e de Napol‚on, a jou‚ jadis un tour pendable au pŠre de la marquise, en sortant de la citadelle o— le g‚n‚ral Conti commandait, comme il f–t sorti de la Steccata (la principale ‚glise de Parme)?

- J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imb‚cile qui fais des b‚vues toute la journ‚e.

Cette r‚plique, tout … fait dans le go–t italien, fit rire aux d‚pens du brillant officier. La marquise rentra bient“t; elle s'‚tait arm‚e de courage, et n'‚tait pas sans quelque vague esp‚rance de pouvoir elle-mˆme admirer ce portrait de Fabrice, que l'on disait excellent. Elle parla avec ‚loge du talent de Hayez, qui l'avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait l'officier d'un air malin. Comme tous les autres courtisans de la maison se livraient au mˆme plaisir, l'officier prit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant cong‚, fut engag‚ … dŒner pour le lendemain.

- En voici bien d'une autre! s'‚cria Gonzo, le lendemain, aprŠs le dŒner, quand les domestiques furent sortis; n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tomb‚ amoureux de la petite Marini!...

On peut juger du trouble qui s'‚leva dans le coeur de Cl‚lia en entendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-mˆme fut ‚mu.

- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme … l'ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu l'honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!

- Eh bien! monsieur le marquis, r‚pondit le Gonzo avec la grossiŠret‚ des gens de cette espŠce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces d‚tails vous d‚plaisent; ils n'existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.

Toujours, aprŠs le dŒner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n'eut garde, ce jour-l…; mais le Gonzo se serait plut“t coup‚ la langue que d'ajouter un mot sur la petite Marini; et, … chaque instant, il commen‡ait un discours, calcul‚ de fa‡on … ce que le marquis p–t esp‚rer qu'il allait revenir aux amours de la petite-bourgeoise. Le Gonzo avait sup‚rieurement cet esprit italien qui consiste … diff‚rer avec d‚lices de lancer le mot d‚sir‚. Le pauvre marquis, mourant de curiosit‚ fut oblig‚ de faire des avances: il dit … Gonzo que, quand il avait le plaisir de dŒner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit … d‚crire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise Balbi, la maŒtresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l'accent plein de lenteur de l'admiration la plus profonde. Le marquis se disait: "Bon! il va arriver enfin au portrait command‚ par la petite Marini!"Mais c'est ce que Gonzo n'avait garde de faire. Cinq heures sonnŠrent, ce qui donna beaucoup d'humeur au marquis, qui ‚tait accoutum‚ … monter en voiture … cinq heures et demie, aprŠs la sieste, pour aller au Corso.

- Voil… comment vous ˆtes, avec vos bˆtises! dit-il grossiŠrement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso aprŠs la princesse, dont je suis le chevalier d'honneur, et qui peut avoir des ordres … me donner. Allons! d‚pˆchez-vous! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c'est que ces pr‚tendues amours de Mgr le coadjuteur?

Mais le Gonzo voulait r‚server ce r‚cit pour l'oreille de la marquise, qui l'avait invit‚ … dŒner; il d‚pˆcha donc, en fort peu de mots, l'histoire r‚clam‚e, et le marquis, … moiti‚ endormi, courut faire la sieste. Le Gonzo prit une tout autre maniŠre avec la pauvre marquise. Elle ‚tait rest‚e tellement jeune et na‹ve au milieu de sa haute fortune, qu'elle crut devoir r‚parer la grossiŠret‚ avec laquelle le marquis venait d'adresser la parole au Gonzo. Charm‚ de ce succŠs, celui-ci retrouva toute son ‚loquence, et se fit un plaisir, non moins qu'un devoir, d'entrer avec elle dans des d‚tails infinis.

La petite Anetta Marini donnait jusqu'… un sequin par place qu'on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l'ancien caissier de son pŠre. Ces places, qu'elle faisait garder dŠs la veille, ‚taient choisies en g‚n‚ral presque vis-…-vis la chaire, mais un peu du c“t‚ du grand autel, car elle avait remarqu‚ que le coadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le public avait remarqu‚ aussi, c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune pr‚dicateur s'arrˆtaient avec complaisance sur la jeune h‚ritiŠre, cette beaut‚ si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dŠs qu'il avait les yeux fix‚s sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l'on n'y trouvait plus de ces mouvements qui partent du coeur; et les dames, pour qui l'int‚rˆt cessait presque aussit“t, se mettaient … regarder la Marini et … en m‚dire.

Cl‚lia se fit r‚p‚ter jusqu'… trois fois tous ces d‚tails singuliers. A la troisiŠme, elle devint fort rˆveuse; elle calculait qu'il y avait justement quatorze mois qu'elle n'avait vu Fabrice."Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, … passer une heure dans une ‚glise, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un pr‚dicateur c‚lŠbre? D'ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu'une fois en entrant et une autre fois … la fin du sermon... Non, se disait Cl‚lia, ce n'est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le pr‚dicateur ‚tonnant!"Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait ‚t‚ si belle depuis quatorze mois!"Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-mˆme, si la premiŠre femme qui viendra ce soir a ‚t‚ entendre prˆcher monsignore del Dongo, j'irai aussi; si elle n'y est point all‚e, je m'abstiendrai."

Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:

- Tƒchez de savoir quel jour le coadjuteur prˆchera, et dans quelle ‚glise. Ce soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-ˆtre une commission … vous donner.

A peine Gonzo parti pour le Corso, Cl‚lia alla prendre l'air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix mois elle n'y avait pas mis les pieds. Elle ‚tait vive, anim‚e; elle avait des couleurs. Le soir, … chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d'‚motion. Enfin on annon‡a le Gonzo, qui, du premier coup d'oeil, vit qu'il allait ˆtre l'homme n‚cessaire pendant huit jours."La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une com‚die bien mont‚e, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier r“le, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entr‚e ne serait pas trop pay‚ … deux francs."Il ne se sentait pas de joie, et pendant toute la soir‚e, il coupait la parole … tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la c‚lŠbre actrice et le marquis de Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'un voyageur fran‡ais). La marquise, de son c“t‚, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, o— le marquis n'avait admis que des tableaux co–tant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-l… qu'ils fatiguaient le coeur de la marquise … force d'‚motion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'‚tait la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d'usage, Cl‚lia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit r‚p‚ter deux fois la question: "Que dites-vous du pr‚dicateur … la mode?"qu'elle n'avait point entendu d'abord.

- Je le regardais comme un petit intrigant, trŠs digne neveu de l'illustre comtesse Mosca; mais … la derniŠre fois qu'il a prˆch‚, tenez, … l'‚glise de la Visitation, vis-…-vis de chez vous, il a ‚t‚ tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l'homme le plus ‚loquent que j'aie jamais entendu.

- Ainsi vous avez assist‚ … un de ses sermons? dit Cl‚lia toute tremblante de bonheur.

- Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'‚coutiez donc pas? Je n'y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqu‚ de la poitrine, et que bient“t il ne prˆchera plus!

A peine la marquise sortie, Cl‚lia appela le Gonzo dans la galerie.

- Je suis presque r‚solue, lui dit-elle, … entendre ce pr‚dicateur si vant‚. Quand prˆchera-t-il?

- Lundi prochain, c'est-…-dire dans trois jours et l'on dirait qu'il a devin‚ le projet de Votre Excellence, car il vient prˆcher … l'‚glise de la Visitation.

Tout n'‚tait pas expliqu‚; mais Cl‚lia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: "Voil… la vengeance qui la travaille. Comment peut-on ˆtre assez insolent pour se sauver d'une prison, surtout quand on a l'honneur d'ˆtre gard‚ par un h‚ros tel que le g‚n‚ral Fabio Conti!"

- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touch‚ … la poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an de vie; Dieu le punit d'avoir rompu son ban en se sauvant traŒtreusement de la citadelle.

La marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe … Gonzo de l'imiter. AprŠs quelques instants, elle lui remit une petite bourse o— elle avait pr‚par‚ quelques sequins.

- Faites-moi retenir quatre places.

- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser … la suite de Votre Excellence?

- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, … ˆtre prŠs de la chaire; mais j'aimerais … voir Mlle Marini, que l'on dit si jolie.

La marquise ne v‚cut pas pendant les trois jours qui la s‚paraient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'‚tait un insigne honneur d'ˆtre vu en public … la suite d'une aussi grande dame, avait arbor‚ son habit fran‡ais avec l'‚p‚e; ce n'est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l'‚glise un fauteuil dor‚ magnifique destin‚ … la marquise, ce qui fut trouv‚ de la derniŠre insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu'elle aper‡ut ce fauteuil, et qu'on l'avait plac‚ pr‚cis‚ment vis-…-vis la chaire. Cl‚lia ‚tait si confuse, baissant les yeux, et r‚fugi‚e dans un coin de cet immense fauteuil, qu'elle n'eut pas mˆme le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les ˆtres non nobles n'‚taient absolument rien aux yeux du courtisan.

Fabrice parut dans la chaire il ‚tait si maigre, si pƒle, tellement consum‚, que les yeux de Cl‚lia se remplirent de larmes … l'instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s'arrˆta, comme si la voix lui manquait tout … coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier ‚crit.

- Mes frŠres, dit-il, une ƒme malheureuse et bien digne de toute votre piti‚ vous engage, par ma voix, … prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu'avec sa vie.

Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression de sa voix ‚tait telle, qu'avant le milieu de la priŠre tout le monde pleurait, mˆme le Gonzo."Au moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes."

Tout en lisant le papier ‚crit, Fabrice trouva deux ou trois id‚es sur l'‚tat de l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les priŠres des fidŠles. Bient“t les pens‚es lui arrivŠrent en foule. En ayant l'air de s'adresser au public, il ne parlait qu'… la marquise. Il termina son discours un peu plus t“t que de coutume, parce que, quoi qu'il p–t faire, les larmes le gagnaient … un tel point qu'il ne pouvait plus prononcer d'une maniŠre intelligible. Les bons juges trouvŠrent ce sermon singulier, mais ‚gal au moins, pour le path‚tique, au fameux sermon prˆch‚ aux lumiŠres. Quant … Cl‚lia, … peine eut-elle entendu les dix premiŠres lignes de la priŠre lue par Fabrice, qu'elle regarda comme un crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser … Fabrice en toute libert‚; et le lendemain, d'assez bonne heure, Fabrice re‡ut un billet ainsi con‡u:

On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discr‚tion desquels vous soyez s–r, et demain au moment o— minuit sonnera … la Steccata, trouvez-vous prŠs d'une petite porte qui porte le num‚ro 19, dans la rue Saint-Paul'. Songez que vous pouvez ˆtre attaqu‚, ne venez pas seul.

En reconnaissant ces caractŠres divins, Fabrice tomba … genoux et fondit en larmes.

- Enfin! s'‚cria-t-il, aprŠs quatorze mois et huit jours! Adieu les pr‚dications.

Il serait bien long de d‚crire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-l…, les cours de Fabrice et de Cl‚lia. La petite porte indiqu‚e dans le billet n'‚tait autre que celle de l'orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journ‚e, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pas rapide, il passait prŠs de cette porte, lorsque … son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, lui dire d'un ton trŠs bas:

- Entre ici, ami de mon coeur.

Fabrice entra avec pr‚caution, et se trouva … la v‚rit‚ dans l'orangerie, mais vis-…-vis une fenˆtre fortement grill‚e et ‚lev‚e, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L'obscurit‚ ‚tait profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenˆtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit une main, pass‚e … travers les barreaux, prendre la sienne et la porter … des lŠvres qui lui donnŠrent un baiser.

- C'est moi, lui dit une voix ch‚rie, qui suis venue ici pour te dire que je t'aime, et pour te demander si tu veux m'ob‚ir.

On peut juger de la r‚ponse, de la joie, de l'‚tonnement de Fabrice; aprŠs les premiers transports, Cl‚lia lui dit:

- J'ai fait voeu … la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est pourquoi je te re‡ois dans cette obscurit‚ profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me for‡ais … te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d'abord, je ne veux pas que tu prˆches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.

- Mon cher ange, je ne prˆcherai plus devant qui que ce soit; je n'ai prˆch‚ que dans l'espoir qu'un jour je te verrais.

- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis … moi de te voir.

Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois ann‚es.

A l'‚poque o— reprend notre r‚cit, il y avait d‚j… longtemps que le comte Mosca ‚tait de retour … Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.

AprŠs ces trois ann‚es de bonheur divin, l'ƒme de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit gar‡on de deux ans Sandrino, qui faisait la joie de sa mŠre'; il ‚tait toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi; Fabrice, au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu'il s'accoutumƒt … ch‚rir un autre pŠre. Il con‡ut le dessein d'enlever l'enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.

Dans les longues heures de chaque journ‚e o— la marquise ne pouvait voir son ami, la pr‚sence de Sandrino la consolait, car nous avons … avouer une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes, malgr‚ ses erreurs elle ‚tait rest‚e fidŠle … son voeu; elle avait promis … la Madone, l'on se le rappelle peut-ˆtre, de ne jamais voir Fabrice: telles avaient ‚t‚ ses paroles pr‚cises: en cons‚quence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n'y avait de lumiŠre dans l'appartement.

Mais tous les soirs, il ‚tait re‡u par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d'une cour d‚vor‚e par la curiosit‚ et par l'ennui, les pr‚cautions de Fabrice avaient ‚t‚ si habilement calcul‚es, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut mˆme soup‡onn‚e. Cet amour ‚tait trop vif pour qu'il n'y e–t pas des brouilles; Cl‚lia ‚tait fort sujette … la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait abus‚ de quelque c‚r‚monie publique pour se trouver dans le mˆme lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors un pr‚texte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait son ami.

On ‚tait ‚tonn‚ … la cour de Parme de ne connaŒtre aucune intrigue … une femme aussi remarquable par sa beaut‚ et l'‚l‚vation de son esprit; elle fit naŒtre des passions qui inspirŠrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.

Le bon archevˆque Landriani ‚tait mort depuis longtemps; la pi‚t‚, les moeurs exemplaires, l'‚loquence de Fabrice l'avaient fait oublier, son frŠre aŒn‚ ‚tait mort, et tous les biens de la famille lui ‚taient arriv‚s. A partir de cette ‚poque il distribua chaque ann‚e aux vicaires et aux cur‚s de son diocŠse les cent et quelque mille francs que rapportait l'archevˆch‚ de Parme.

Il e–t ‚t‚ difficile de rˆver une vie plus honor‚e plus honorable et plus utile que celle que Fabrice s'‚tait faite, lorsque tout fut troubl‚ par ce malheureux caprice de tendresse.

- D'aprŠs ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour … Cl‚lia, je suis oblig‚ de vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette fa‡on s‚vŠre et triste de passer les longues heures de chaque journ‚e, une id‚e s'est pr‚sent‚e, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m'aimera point; il ne m'entend jamais nommer. Elev‚ au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, … peine s'il me connaŒt. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe … sa mŠre, dont il me rappelle la beaut‚ c‚leste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure s‚rieuse, ce qui, pour les enfants, veut dire triste.

- Eh bien! dit la marquise, o— tend tout ce discours qui m'effraye?

- A ravoir mon fils; je veux qu'il habite avec moi; je veux le voir tous les jours, je veux qu'il s'accoutume … m'aimer; je veux l'aimer moi-mˆme … loisir. Puisqu'une fatalit‚ unique au monde veut que je sois priv‚ de ce bonheur dont jouissent tant d'ƒmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j adore, je veux du moins avoir auprŠs de moi un ˆtre qui te rappelle … mon coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont … charge dans ma solitude forc‚e; tu sais que l'ambition a toujours ‚t‚ un mot vide pour moi, depuis l'instant o— j'eus le bonheur d'ˆtre ‚crou‚ par Barbone, et tout ce qui n'est pas sensation de l'ƒme me semble ridicule dans la m‚lancolie qui loin de toi m'accable.

On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l'ƒme de la pauvre Cl‚lia; sa tristesse fut d'autant plus profonde qu'elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'… mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle e–t re‡u Fabrice de jour comme tout autre personnage de la soci‚t‚, et sa r‚putation de sagesse ‚tait trop bien ‚tablie pour qu'on en m‚dŒt. Elle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle pouvait se faire relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-ˆtre le ciel irrit‚ la punirait de ce nouveau crime.

D'un autre c“t‚, si elle consentait … c‚der au d‚sir si naturel de Fabrice, si elle cherchait … ne pas faire le malheur de cette ƒme tendre qu'elle connaissait si bien, et dont son voeu si singulier compromettait si ‚trangement la tranquillit‚ quelle apparence d'enlever le fils unique d'un des plus grands seigneurs d'Italie sans que la fraude f–t d‚couverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes ‚normes, se mettrait lui-mˆme … la tˆte des recherches, et t“t ou tard l'enlŠvement serait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer … ce danger, il fallait envoyer l'enfant au loin, … Edimbourg, par exemple, ou … Paris; mais c'est … quoi la tendresse d'une mŠre ne pouvait se r‚soudre. L'autre moyen propos‚ par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mŠre ‚perdue il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l'enfant serait de plus en plus mal enfin il viendrait … mourir pendant une absence du marquis Crcscenzi.

Une r‚pugnance qui, chez Cl‚lia, allait jusqu'… la terreur, causa une rupture qui ne put durer.

Cl‚lia pr‚tendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu que ce fils si ch‚ri ‚tait le fruit d'un crime, et que, si encore l'on irritait la colŠre c‚leste, Dieu ne manquerait pas de le retirer … lui. Fabrice reparlait de sa destin‚e singuliŠre:

- L'‚tat que le hasard m'a donn‚, disait-il … Cl‚lia, et mon amour m'obligent … une solitude ‚ternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrŠres, avoir les douceurs d'une soci‚t‚ intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l'obscurit‚, ce qui r‚duit … des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.

Il y eut bien des larmes r‚pandues. Cl‚lia tomba malade, mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hƒta de faire appeler les m‚decins les plus c‚lŠbres, et Cl‚lia rencontra dŠs cet instant un embarras terrible qu'elle n'avait pas pr‚vu; il fallait empˆcher cet enfant ador‚ de prendre aucun des remŠdes ordonn‚s par les m‚decins, ce n'‚tait pas une petite affaire.

L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa sant‚, devint r‚ellement malade. Comment dire au m‚decin la cause de ce mal? D‚chir‚e par deux int‚rˆts contraires et si chers, Cl‚lia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir … une gu‚rison apparente et sacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si longue et si p‚nible? Fabrice, de son c“t‚, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il exer‡ait sur le coeur de son amie, ni renoncer … son projet. Il avait trouv‚ le moyen d'ˆtre introduit toutes les nuits auprŠs de l'enfant malade, ce qui avait amen‚ une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice ‚tait oblig‚ de la voir … la clart‚ des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Cl‚lia un p‚ch‚ horrible et qui pr‚sageait la mort de Sandrino. C'‚tait en vain que les casuistes les plus c‚lŠbres, consult‚s sur l'ob‚issance … un voeu, dans le cas o— l'accomplissement en serait ‚videmment nuisible, avaient r‚pondu que le voeu ne pouvait ˆtre consid‚r‚ comme rompu d'une fa‡on criminelle, tant que la personne engag‚e par une promesse envers la Divinit‚ s'abstenait non pour un vain plaisir des sens, mais pour ne pas causer un mal ‚vident. La marquise n'en fut pas moins au d‚sespoir, et Fabrice vit le moment o— son id‚e bizarre allait amener la mort de Cl‚lia et celle de son fils.

Il eut recours … son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu'il ‚tait, fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en grande partie.

- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous?

A quelque temps de l…, Fabrice vint dire au comte que tout ‚tait pr‚par‚ pour que l'on p–t profiter de l'absence.

Deux jours aprŠs, comme le marquis revenait d'une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, sold‚s apparemment par une vengeance particuliŠre, l'enlevŠrent, sans le maltraiter en aucune fa‡on, et le placŠrent dans une barque, qui employa trois jours … descendre le P“ et … faire le mˆme voyage que Fabrice avait ex‚cut‚ autrefois aprŠs la fameuse affaire Giletti. Le quatriŠme jour, les brigands d‚posŠrent le marquis dans une Œle d‚serte du P“, aprŠs avoir eu le soin de le voler complŠtement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais … Parme; il le trouva tendu de noir et tout le monde dans la d‚solation.

Cet enlŠvement, fort adroitement ex‚cut‚, eut un r‚sultat bien funeste: Sandrino, ‚tabli en secret dans une grande et belle maison o— la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Cl‚lia se figura qu'elle ‚tait frapp‚e par une juste punition, pour avoir ‚t‚ infidŠle … son voeu … la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumiŠres, et mˆme deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne surv‚cut que de quelques mois … ce fils si ch‚ri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.

Fabrice ‚tait trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il esp‚rait retrouver Cl‚lia dans un meilleur monde, mais il avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup … r‚parer.

Peu de jours aprŠs la mort de Cl‚lia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs … chacun de ses domestiques, et se r‚servait, pour lui-mˆme, une pension ‚gale; il donnait des terres, valant cent mille livres de rente … peu prŠs, … la comtesse Mosca; pareille somme … la marquise del Dongo, sa mŠre, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, … l'une de ses soeurs mal mari‚e. Le lendemain, aprŠs avoir adress‚ … qui de droit la d‚mission de son archevˆch‚ et de toutes les places dont l'avaient successivement combl‚ la faveur d'Ernest V et l'amiti‚ du premier ministre, il se retira … la chartreuse de Parme, situ‚e dans les bois voisins du P“, … deux lieues de Sacca.

La comtesse Mosca avait fort approuv‚, dans le temps, que son mari reprit le ministŠre, mais jamais elle n'avait voulu consentir … rentrer dans les Etats d'Ernest V. Elle tenait sa cour … Vignano, … un quart de lieue de Casal Maggiore, sur la rive gauche du P“, et par cons‚quent dans les Etats de l'Autriche. Dans ce magnifique palais de Vignano, que le comte lui avait fait bƒtir, elle recevait les jeudis toute la haute soci‚t‚ de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n'e–t pas manqu‚ un jour de venir … Vignano. La comtesse en un mot r‚unissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne surv‚cut que fort peu de temps … Fabrice, qu'elle adorait, et qui ne passa qu'une ann‚e dans sa chartreuse.

Les prisons de Parme ‚taient vides, le comte immens‚ment riche, Ernest V ador‚ de ses sujets qui comparaient son gouvernement … celui des grands-ducs de Toscane.




TO THE HAPPY FEW







 


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