La Legende des Siecles
by
Victor Hugo

Part 3 out of 5



Et cherche son enfant des qu'il voit l'aube poindre,--
Elle court, va, revient, met sa robe en haillons,
Erre de tombe en tombe et suit des papillons,
Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque apre architrave;
Et la tour semble heureuse et l'enfant parait grave;
La ruine et l'enfance ont de secrets accords,
Car le temps sombre y met ce qui reste des morts.


IV UN SEUL HOMME SAIT OU EST CACHE LE TRESOR

Dans ce siecle ou tout peuple a son chef qui le broie,
Parmi les rois vautours et les princes de proie,
Certe, on n'en trouverait pas un qui meprisat
Final, donjon splendide et riche marquisat;
Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives,
Surchargent vingt mulets de sacoches massives;
La grande tour surveille, au milieu du ciel bleu,
Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu,
Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre evangelistes,
Sont sculptes et dores sur les quatre balistes;
La montagne a pour garde, en outre, deux chateaux,
Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux.
Le tresor, quand du coffre on detache les boucles,
Semble a qui l'entrevoit un reve d'escarboucles;
Ce tresor est mure dans un caveau discret
Dont le marquis regnant garde seul le secret,
Et qui fut autrefois le puits d'une sachette;
Fabrice maintenant connait seul la cachette;
Le fils de Witikind vieilli dans les combats,
Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas
Vingt caissons dont le fer verrouille les facades,
Et qu'Anselme plus tard fit remplir de cruzades,
Pour que dans l'avenir jamais on n'en manquat;
Le casque du marquis est en or de ducat;
On a sculpte deux rois persans, Narse et Tigrane,
Dans la visiere aux trous grilles de filigrane,
Et sur le haut cimier, taille d'un seul onyx,
Un brasier de rubis brule l'oiseau Phenix;
Et le seul diamant du sceptre pese une once.


V

LE CORBEAU

Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce
Se presente; il apporte, assiste d'un coureur,
Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur;
Ratbert ecrit qu'avant de partir pour Tarente
Il viendra visiter Isora, sa parente,
Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur.

Le nonce, s'inclinant, dit au marquis:--Seigneur,
Sa majeste ne fait de visites qu'aux reines.

Au message emane de ses mains tres sereines
L'empereur joint un don splendide et triomphant;
C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant;
Isora bat des mains avec des cris de joie.

Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie,
Prend conge de l'enfant, et, comme procureur
Du tres victorieux et tres noble empereur,
Fait le salut qu'on fait aux tetes souveraines.

--Qu'il soit le bienvenu! Bas le pont! bas les chaines!
Dit le marquis; sonnez la trompe et l'olifant!--
Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant,
La joie a rayonne sur sa face loyale.

Or, comme il relisait la lettre imperiale,
Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus.
--Les oiseaux noirs guidaient Judas cherchant Jesus;
Sire, vois ce corbeau, dit une sentinelle.
Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle:
--Bah! dit l'aieul, j'etais pas plus haut que cela,
Compagnon, deja ce corbeau que voila,
Dans la plus fiere tour de toute la contree
Avait bati son nid, dont on voyait l'entree;
Je le connais; le soir, volant dans la vapeur,
Il criait; tous tremblaient; mais, loin d'en avoir peur,
Moi petit, je l'aimais; ce corbeau centenaire
Etant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre.


VI

LE PERE ET LA MERE

Les marquis de Final ont leur royal tombeau
Dans une cave ou luit, jour et nuit, un flambeau;
Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes
A son heure ordinaire en descendit les rampes;
La, mange par les vers dans l'ombre de la mort,
Chaque marquis aupres de sa marquise dort,
Sans voir cette clarte qu'un vieil esclave apporte.
A l'endroit meme ou pend la lampe, sous la porte,
Etait le monument des deux derniers defunts;
Pour raviver la flamme et bruler des parfums,
Le serf s'en approcha; sur la funebre table,
Sculpte tres ressemblant, le couple lamentable
Dont Isora, sa dame, etait l'unique enfant,
Apparaissait; tous deux, dans cet air etouffant,
Silencieux, couches cote a cote, statues
Aux mains jointes, d'habits seigneuriaux vetues,
L'homme avec son lion, la femme avec son chien.
Il vit que le flambeau nocturne brulait bien;
Puis, courbe, regarda, des pleurs dans la paupiere,
Ce pere de granit, cette mere de pierre;
Alors il recula, pale; car il crut voir
Que ces deux fronts, tournes vers la voute au fond noir,
S'etaient subitement assombris sur leur couche,
Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche.


VII

JOIE AU CHATEAU

Une file de longs et pesants chariots
Qui precede ou qui suit les camps imperiaux
Marche la-bas avec des eclats de trompette
Et des cris que l'echo des montagnes repete.
Un gros de lances brille a l'horizon lointain.

La cloche de Final tinte, et c'est ce matin
Que du noble empereur on attend la visite.

On arrache des tours la ronce parasite;
On blanchit a la chaux en hate les grands murs;
On range dans la cour des plateaux de fruits murs;
Des grenades venant des vieux monts Alpujarres,
Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres;
L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout l'escalier;
Dans la cuisine un feu rotit un sanglier;
On voit fumer les peaux des betes qu'on ecorche;
Et tout rit; et l'on a tendu sous le grand porche
Une tapisserie ou Blanche d'Est jadis
A brode trois heros, Macchabee, Amadis,
Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige
D'Aetius, vainqueur du peuple latobrige,
Et, dans trois medaillons marques d'un chiffre en or,
Trois poetes, Platon, Plaute et Scaeva Memor.
Ce tapis autrefois ornait la grande chambre;
Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre,
Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit,
De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid.


VIII

LA TOILETTE D'ISORA

Cris, chansons; et voila ces vieilles tours vivantes.
La chambre d'Isora se remplit de servantes;
Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revet
L'enfant de ses habits de fete; a son chevet,
L'aieul, dans un fauteuil d'orme incruste d'erable,
S'assied, songeant aux jours passes, et, venerable,
Il contemple Isora, front joyeux, cheveux d'or,
Comme les cherubins peints dans le corridor,
Regard d'enfant Jesus que porte la madone,
Joue ignorante ou dort le seul baiser qui donne
Aux levres la fraicheur, tous les autres etant
Des flammes, meme, helas! quand le coeur est content.
Isora est sur le lit assise, jambes nues;
Son oeil bleu reve avec des lueurs ingenues;
L'aieul rit, doux reflet de l'aube sur le soir!
Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir
Ce bouton rose, germe auguste des mamelles;
Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes.
Le veteran lui prend les mains, les rechauffant;
Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, a l'enfant,
Sans ordre, en en laissant deviner davantage,
Espece de murmure enfantin du grand age,
Il semble qu'on entend parler toutes les voix
De la vie, heur, malheur, a present, autrefois,
Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine;
Ainsi, tous les oiseaux chantent dans le grand chene.

--Fais-toi belle; un seigneur va venir; il est bon;
C'est l'empereur; un roi, ce n'est pas un barbon
Comme nous; il est jeune; il est roi d'Arle, en France;
Vois-tu, tu lui feras ta belle reverence,
Et tu n'oublieras pas de dire: monseigneur.
Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait! Quel bonheur!
Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime
Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-meme,
De facon que cela tombe dans leur bonnet.

Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait
Les vetements des mains.

--Laissez, que je l'habille!
Oh! quand sa mere etait toute petite fille,
Et que j'etais deja barbe grise, elle avait
Coutume de venir des l'aube a mon chevet;
Parfois, elle voulait m'attacher mon epee,
Et, de la durete d'une boucle occupee,
Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon,
Elle riait. C'etait le temps ou mon clairon
Sonnait superbement a travers l'Italie.
Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie.
D'ou vient qu'elle a quitte sa tache, o dure loi!
Et qu'elle dort deja quand je veille encor, moi?
La fille qui grandit sans la mere, chancelle.
Oh! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle
Cette jeune epousee et non mes pas tremblants?
Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs?

Et, pleurant, il offrait a l'enfant des dragees.

--Les choses ne sont pas ainsi bien arrangees;
Celui qui fait le choix se trompe; il serait mieux
Que l'enfant eut la mere et la tombe le vieux.
Mais de la mere au moins il sied qu'on se souvienne;
Et, puisqu'elle a ma place, helas! je prends la sienne.

--Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les pres!
C'est par un jour pareil, les Grecs etant rentres
Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes,
Que, le bailli de Rhode et moi, nous les battimes.
Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-la!
Vois ce reitre, on dirait un archer d'Attila.
Mais c'est qu'il est vetu de soie et non de serge!
Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge!
Et ce bonhomme en or! Ce n'est pas tres hideux.
Mais comme nous allons jouer demain tous deux!
Si ta mere etait la, qu'elle serait contente!
Ah! quand on est enfant, ce qui plait, ce qui tente,
C'est un hochet qui sonne un moment dans la main,
Peu de chose le soir et rien le lendemain;
Plus tard, on a le gout des soldats veritables,
Des palefrois battant du pied dans les etables,
Des drapeaux, des buccins jetant de longs eclats,
Des camps, et c'est toujours la meme chose, helas!
Sinon qu'alors on a du sang a ses chimeres.
Tout est vain. C'est egal, je plains les pauvres meres
Qui laissent leurs enfants derriere elles ainsi--
Ainsi parlait l'aieul, l'oeil de pleurs obscurci,
Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine.
Tout a l'ajustement de son ange de reine,
Il habillait l'enfant, et, tandis qu'a genoux
Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux
Et, les parfumant d'ambre, en lavaient la poussiere,
Il nouait gauchement la petite brassiere,
Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier.


IX

JOIE HORS DU CHATEAU

Le soir vient, le soleil descend dans son brasier;
Et voila qu'au penchant des mers, sur les collines,
Partout, les milans roux, les chouettes felines,
L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'oeil luit
Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit,
Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine,
Fils de ces vieux vautours nes de l'aigle romaine
Que la louve d'airain aux cirques appela,
Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla,
S'assemblent; et les uns, laissant un crane chauve,
Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve,
D'autres, d'un mat rompu quittant les noirs agres,
D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets,
Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre,
Ils se montrent Final, la grande cime sombre
Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crenela,
Et se disent entre eux: Un empereur est la!


X

SUITE DE LA JOIE

Cloche; acclamations; gemissements; fanfares;
Feux de joie; et les tours semblent toutes des phares,
Tant on a, pour feter ce jour grand a jamais,
De brasiers frissonnants encombre leurs sommets.
La table colossale en plein air est dressee.
Ce qu'on a sous les yeux repugne a la pensee
Et fait peur; c'est la joie effrayante du mal;
C'est plus que le demon, c'est moins que l'animal;
C'est la cour du donjon tout entiere rougie
D'une prodigieuse et tenebreuse orgie;
C'est Final, mais Final vaincu, tombe, fletri;
C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri;
Un gouffre ou les lueurs de l'enfer sont voisines
Du rayonnement calme et joyeux des cuisines;
Le triomphe de l'ombre, obscene, effronte, cru;
Le souper de Satan dans un reve apparu.

A l'angle de la cour, ainsi qu'un temoin sombre,
Un squelette de tour, formidable decombre,
Sur son faite vermeil d'ou s'enfuit le corbeau,
Dresse et secoue aux vents, brulant comme un flambeau,
Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme;
Valet geant portant un chandelier enorme.

Le drapeau de l'empire, arbore sur ce bruit,
Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit.

Tout un cortege etrange est la; femmes et pretres;
Prelats parmi les ducs, moines parmi les reitres;
Les crosses et les croix d'eveques, au milieu
Des piques et des dards, melent aux meurtres Dieu,
Les mitres figurant de plus gros fers de lance.
Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence,
Semble emplir tous ces coeurs; que disent-ils entre eux,
Ces hommes? En voyant ces convives affreux,
On doute si l'aspect humain est veritable;
Un sein charmant se dresse au-dessus de la table,
On redoute au-dessous quelque corps tortueux;
C'est un de ces banquets du monde monstrueux
Qui regne et vit depuis les Heliogabales;
Le luth lascif s'accouple aux feroces cymbales;
Le cynique baiser cherche a se prodiguer;
Il semble qu'on pourrait a peine distinguer
De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes;
A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infames,
Le desir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards,
Flamboyer dans l'etoile horrible des regards.

Quelque chose de rouge entre les dalles fume;
Mais, si tiede que soit cette douteuse ecume,
Assez de barils sont eventres et creves
Pour que ce soit du vin qui court sur les paves.

Est-ce une vaste noce? est-ce un deuil morne et triste?
On ne sait pas a quel denoument on assiste,
Si c'est quelque affreux monde a la terre etranger,
Si l'on voit des vivants ou des larves manger,
Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage
Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage.

Par moments, le tambour, le cistre, le clairon,
Font ces rages de bruit qui rendaient fou Neron.
Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, rale,
Sur un trone est assis Ratbert, content et pale.

C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs,
Dans un antre de rois un Louvre de voleurs.

* * * * *

Les grands brasiers, ouvrant leur gouffre d'etincelles,
Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles;
On ebreche aux moutons, aux lievres montagnards,
Aux faisans, les couteaux tout a l'heure poignards;
Sixte Malaspina, derriere le roi, songe;
Toute levre se rue a l'ivresse et s'y plonge;
On acheve un mourant en percant un tonneau;
L'oeil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau,
Aux tremblantes clartes que les flambeaux prolongent,
Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent;
Des chanteurs grecs, portant des images d'etain
Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin,
Chantent Ratbert, cesar, roi, vainqueur, dieu, genie;
On entend sous les bancs des soupirs d'agonie;
Une odeur de tuerie et de cadavres frais
Se mele au vague encens brulant dans les coffrets
Et les boites d'argent sur des trepieds de nacre,
Les pages, les valets, encor chauds du massacre,
Servent dans le banquet leur empereur ravi
Et sombre, apres l'avoir dans le meurtre servi;
Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes,
Ratbert s'accoude avec des poses indolentes;
Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir,
De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,
Des plateaux ou les paons ouvrent leurs larges queues,
Des ecuelles ou brule un philtre aux lueurs bleues,
Des verres, d'hypocras et de vils ecumants,
Des bouches des buveurs, des bouches des amants,
S'eleve une vapeur gaie, ardente, enflammee,
Et les ames des morts sont dans cette fumee.



XI

TOUTES LES FAIMS SATISFAITES

C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison,
C'est que l'orfraie a bien flaire la trahison,
C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans defense,
C'est qu'on vient d'ecraser la vieillesse et l'enfance.
En vain quelques soldats fideles ont voulu
Resister, a l'abri d'un creneau vermoulu;
Tous sont morts; et de sang les dalles sont trempees,
Et la hache, l'estoc, les masses, les epees
N'ont fait grace a pas un, sur l'ordre que donna
Le roi d'Arle au prevot Sixte Malaspina.
Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme
L'aventurier royal fait empereur par Rome,
Trente sur les crochets et douze sur le pal
Expirent au-dessus du porche principal.

Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se repandent,
Aupres de ces poteaux et de ces croix ou pendent
Ceux que Malaspina vient de supplicier,
Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier,
Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres,
S'abattent par volee, et font sur les cadavres
Un banquet, moins hideux que celui d'a cote.

Ah! le vautour est triste a voir, en verite,
Dechiquetant sa proie et planant; on s'effraie
Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie;
L'epervier est affreux rongeant des os brises;
Pourtant, par l'ombre immense on les sent excuses,
L'impenetrable faim est la loi de la terre,
Et le ciel, qui connait la grande enigme austere,
La nuit, qui sert de fond au guet mysterieux
Du hibou promenant la rondeur de ses yeux
Ainsi qu'a l'araignee ouvrant ses pales toiles,
Met a ce festin sombre une nappe d'etoiles;
Mais l'etre intelligent, le fils d'Adam, l'elu
Qui doit trouver le bien apres l'avoir voulu,
L'homme exterminant l'homme et riant, epouvante,
Meme au fond de la nuit, l'immensite vivante,
Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu,
Cain tuant Abel est la stupeur de Dieu.



XII

QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAITRE

Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte,
Qui tient une banniere inclinee, et qui porte
Une jacque de vair taillee en eventail,
Un heraut, fait ce cri devant le grand portail:

'Au nom de l'empereur clement et plein de gloire,
--Dieu le protege!--peuple! il est pour tous notoire
Que le traitre marquis Fabrice d'Albenga
Jadis avec les gens des villes se ligna,
Et qu'il a maintes fois guerroye le Saint-Siege;
C'est pourquoi l'empereur tres clement,--Dieu protege
L'empereur!--le citant a son haut tribunal,
A pris possession de l'etat de Final.'

L'homme ajoute, dressant sa banniere penchee:
--Qui me contredira, soit sa tete tranchee,
Et ses biens confisques a l'empereur. J'ai dit.



XIII

SILENCE

Tout a coup on se tait; ce silence grandit,
Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe
Cet enfer a repris sa figure de tombe;
Ce pandemonium, ivre d'ombre et d'orgueil,
S'eteint; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil;
Un prisonnier, un juge, un fantome; l'ancetre!

C'est Fabrice.

On l'amene a la merci du maitre.
Ses blemes cheveux blancs couronnent sa paleur;
Il a les bras lies au dos comme un voleur;
Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie,
Derriere le captif marche, sans qu'il le voie,
Un homme qui tient haute une epee a deux mains.

Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains,
Rit sans savoir pourquoi, rire etant son caprice.
Dix valets de la lance environnent Fabrice.
Le roi dit:--Le tresor est cache dans un lieu
Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu
Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.

Fabrice lentement leve sa tete chauve
Et se tait.

Le roi dit:--Es-tu sourd, compagnon?

Un reitre avec le doigt fait signe au roi que non.
--Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme
Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme,
Lion, tu vas japper ainsi qu'un epagneul.
Ici, bourreaux!--Reponds, le tresor?

Et l'aieul
Semble, droit et glace parmi les fers de lance,
Avoir deja pris place en l'eternel silence.

Le roi dit:--Preparez les coins et les crampons.
Pour la troisieme fois parleras-tu? Reponds.

Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses levres sorte,
Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte,
Avec un si superbe eclair, qu'il l'interdit;
Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit
Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache
--Je te trouve idiot et mal en point, et sache
Que les jouets d'enfant etaient pour toi, vieillard!
Ca, rends-moi ce tresor, fruit de tes vols, pillard!
Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute,
Et je vais envoyer sur la tour la plus haute
Ta tete au bout d'un pieu se taire dans la nuit.

Mais l'aieul semble d'ombre et de pierre construit;
On dirait qu'il ne sait pas meme qu'on lui parle.

--Le brodequin! A toi, bourreau! dit le roi d'Arle.

Le bourreau vient, la foule effaree ecoutait.

On entend l'os crier, mais la bouche se tait.

Toujours pret a frapper le prisonnier en traitre,
Le coupe-tete jette un coup d'oeil a son maitre.

--Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert.
Et, reprenant:

--Voyons, toi chevalier haubert,
Hais cadet, toi marquis, mais batard, si tu donnes
Ces quelques diamants de plus a mes couronnes,
Si tu veux me livrer ce tresor, je te fais
Prince, et j'ai dans mes ports dix galeres de Fez
Dont je te fais present avec cinq cents esclaves.

Le vieillard semble sourd et muet.

--Tu me braves!
Eh bien! tu vas pleurer, dit le fauve empereur.


XIV

RATBERT REND L'ENFANT A L'AIEUL

Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur
Fremir, meme en cette ombre et meme en cette horde.
Une civiere passe, il y pend une corde;
Un linceul la recouvre; on la pose a l'ecart;
On voit deux pieds d'enfants qui sortent du brancard.
Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre,
Tremble, et l'homme de chair sous cette homme de marbre
Reparait; et Ratbert fait lever le drap noir.

C'est elle! Isora! pale, inexprimable a voir,
Etranglee; et sa main crispee, et cela navre,
Tient encore un hochet; pauvre petit cadavre!

L'aieul tressaille avec la force d'un geant;
Formidable, il arrache au brodequin beant
Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce;
Les bras toujours lies, de l'epaule il repousse
Tout ce tas de demons, et va jusqu'a l'enfant,
Et sur ses deux genoux tombe, et son coeur se fend.
Il crie en se roulant sur la petite morte:

--Tuee! ils l'ont tuee! et la place etait forte,
Le pont avait sa chaine et la herse ses poids,
On avait des fourneaux pour le soufre et la poix,
On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche,
Se defendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche
De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher
A la figure avec les eclats du rocher!
Non! on a dit: Entrez, et, par la porte ouverte,
Ils sont entres! la vie a la mort s'est offerte!
On a livre la place, on n'a point combattu!
Voila la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu
Affaire qu'a ce vieux miserable imbecile!
Egorger un enfant, ce n'est pas difficile.
Tout a l'heure, j'etais tranquille, ayant peu vu
Qu'on tuat des enfants, et je disais: Pourvu
Qu'Isora vive, eh bien! apres cela, qu'importe?--
Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte!
Penser que nous etions la tous deux hier encor!
Elle allait et venait dans un gai rayon d'or;
Cela jouait toujours, pauvre mouche ephemere!
C'etait la petite ame errante de sa mere!
Le soir, elle posait son doux front sur mon sein,
Et dormait...--Ah! brigand! assassin! assassin!

Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire,
Tant c'etait la douleur d'un lion et d'un pere,
Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait!

--Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset!
Je disais: Fais-toi belle, enfant! Je parais l'ange
Pour le spectre.--Oh! ris donc la-bas, femme de fange!
Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois
Qu'on peut se confier aux paroles des rois
Et qu'un hote n'est pas une bete feroce!
Le roi, les chevaliers, l'eveque avec sa crosse,
Ils sont venus, j'ai dit: Entrez; c'etaient des loups!
Est-ce qu'ils ont marche sur elle avec des clous
Qu'elle est toute meurtrie? Est-ce qu'ils l'ont battue?
Et voila maintenant nos filles qu'on nous tue
Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat!
Je voudrais que quelqu'un d'honnete m'expliquat
Cet evenement-ci, voila ma fille morte!
Dire qu'un empereur vient avec une escorte,
Et que des gens nommes Farnese, Spinola,
Malaspina, Cibo, font de ces choses-la,
Et qu'on se met a cent, a mille, avec ce pretre,
Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traitre,
Et que l'enfant est la, mort, et que c'est un jeu;
C'est a se demander s'il est encore un Dieu,
Et si, demain, apres de si laches desastres,
Quelqu'un osera faire encor lever les astres!
M'avoir assassine ce petit etre-la!
Mais c'est affreux d'avoir a se mettre cela
Dans la tete, que c'est fini, qu'ils l'ont tuee,
Qu'elle est morte!--Oh! ce fils de la prostituee,
Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompe!
O Dieu! de quel demon est cet homme echappe?
Vraiment! est-ce donc trop esperer que de croire
Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire,
Massacrer des enfants, broyer des orphelins,
Des anges, de clarte celeste encor tout pleins?
Mais c'est qu'elle est la, morte, immobile, insensible!
je n'aurais jamais cru que cela fut possible.
Il faut etre le fils de cette infame Agnes!
Rois! j'avais tort jadis quand je vous epargnais;
Quand, pouvant vous briser au front le diademe,
je vous lachais, j'etais un scelerat moi-meme,
j'etais un meurtrier d'avoir pitie de vous!
Oui, j'aurais du vous tordre entre mes serres, tous!
Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abimes
Reculer la limite effroyable des crimes
De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas
D'abominations, de maux et d'attentats,
De tuer des enfants et de tuer des femmes,
Sous pretexte qu'on fut, parmi les oriflammes
Et les clairons, sacre devant le monde entier
Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier?
Que voulez-vous qu'on fasse a de tels miserables?
Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables!
Ce chef-d'oeuvre du Dieu vivant, l'avoir detruit!
Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit,
Dieu juste, a donc ete de ce monstre nourrice?
Un tel homme suffit pour qu'un siecle pourrisse.
Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois.
Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois?
Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve,
Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve?
Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit,
Ratbert, empereur, roi, cesar, escroc, bandit!
O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient
Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient,
Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu,
Et ta mere publique, et ton pere inconnu!
Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux etre
Qui joue a notre porte et sous notre fenetre,
Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs,
Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs,
Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre,
Puisque les empereurs laissent les forcats vivre,
Et puisque Dieu, temoin des deuils et des horreurs,
Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!'


XV

LES DEUX TETES

Ratbert en ce moment, distrait jusqu'a sourire,
Ecoutait Afranus a voix basse lui dire:
--Majeste, le caveau du tresor est trouve.

L'aieul pleurait.

--Un chien, au coin des murs creve,
Est un etre enviable aupres de moi. Va, pille,
Vole, egorge, empereur! O ma petite fille,
Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, o mon Dieu!
Elle ne va donc pas me regarder un peu?
Mon enfant! Tous les jours nous allions dans les lierres.
Tu disais: Vois les fleurs, et moi. Prends garde aux pierres!
Et je la regardais, et je crois qu'un rocher
Se fut attendri rien qu'en la voyant marcher.
Helas! avoir eu foi dans ce monstrueux drole!
Mets ta tete adoree aupres de mon epaule.
Est-ce que tu m'en veux? C'est moi qui suis la! Dis,
Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis!
Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite!
Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte;
Et ce sera mon sort, a moi, le vieux vainqueur,
Qu'a deux reprises Dieu m'ait arrache le coeur,
Et qu'il ait retire de ma poitrine amere
L'enfant, apres m'avoir ote du flanc la mere!
Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet etre si doux?
Je n'etais pourtant pas revolte contre vous,
Et je consentais presque a ne plus avoir qu'elle.
Morte! et moi, je suis la, stupide qui l'appelle!
Oh! si je n'avais pas les bras lies, je crois
Que je rechaufferais ses pauvres membres froids.
Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupee.
Elle saigne.

Ratbert, bleme et la main crispee,
Le voyant a genoux sur son ange dormant,
Dit:--Porte-glaive, il est ainsi commodement.

Le porte-glaive fit, n'etant qu'un miserable,
Tomber sur l'enfant mort la tete venerable.

Et voici ce qu'on vit dans ce meme instant-la:
La tete de Ratbert sur le pave roula,
Hideuse, comme si le meme coup d'epee,
Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupee.

L'horreur fut inouie; et tous, se retournant,
Sur le grand fauteuil d'or du trone rayonnant
Apercurent le corps de l'empereur sans tete,
Et son cou d'ou sortait, dans un bruit de tempete,
Un flot rouge, un sanglot de pourpre, eclaboussant
Les convives, le trone et la table, de sang.
Alors dans la clarte d'abime et de vertige
Qui marque le passage enorme d'un prodige,
Des deux tetes on vit l'une, celle du roi,
Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi
Dont l'expiation formidable est la regle,
Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle.


XVI

APRES JUSTICE FAITE

L'ombre couvre a present Ratbert, l'homme de nuit.
Nos peres--c'est ainsi qu'un nom s'evanouit--
Defendaient d'en parler, et du mur de l'histoire
Les ans ont efface cette vision noire.

Le glaive qui frappa ne fut point apercu;
D'ou vint ce sombre coup, personne ne l'a su;
Seulement, ce soir-la, bechant pour se distraire,
Heraclius le Chauve, abbe de Joug-Dieu, frere
D'Acceptus, archeveque et primat de Lyon,
Etant aux champs avec le diacre Pollion,
Vit, dans les profondeurs par les vents remuees,
Un archange essuyer son epee aux nuees.


LA ROSE DE L'INFANTE

Elle est toute petite, une duegne la garde.
Elle tient a la main une rose, et regarde.
Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L'eau,
Un bassin qu'assombrit le pin et le bouleau;
Ce qu'elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri.
Tout ce bel ange a l'air dans la neige petri.
On voit un grand palais comme au fond d'une gloire,
Un parc, de clairs viviers ou les biches vont boire,
Et des paons etoiles sous les bois chevelus.
L'innocence est sur elle une blancheur de plus;
Toutes ses graces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l'herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l'eau; sa fleur l'occupe.
Sa basquine est en point de Genes; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille detours d'un fil d'or florentin.
La rose epanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d'une urne ouverte,
Charge la petitesse exquise de sa main;
Quand l'enfant, allongeant ses levres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu'a demi ce visage charmant,
Si bien que l'oeil hesite, et qu'on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l'on voit la rose ou si l'on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum;
Quel doux regard, l'azur! et quel doux nom, Marie!
Tout est rayon: son oeil eclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre etre! elle se sent tres grande vaguement;
Elle assiste au printemps, a la lumiere, a l'ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
A la magnificence eclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu'on entend sans les voir,
Aux champs, a la nature eternelle et sereine,
Avec la gravite d'une petite reine;
Elle n'a jamais vu l'homme que se courbant;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l'infante, elle a cinq ans, elle dedaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs
Portent un cercle d'ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de regne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu'on lui cueille un empire;
Et son regard, deja royal, dit: C'est a moi.
Il sort d'elle un amour mele d'un vague effroi.
Si quelqu'un, la voyant si tremblante et si frele,
Fut-ce pour la sauver mettait la main sur elle,
Avant qu'il eut pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l'ombre de l'echafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d'avoir dans la main une rose,
Et d'etre la devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s'eteint; les nids chuchotent, querelleurs;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre;
La rougeur monte au front des deesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit;
Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit,
Plus de flamme; le soir mysterieux recueille
Le soleil sous la vague et l'oiseau sous la feuille.

Pendant que l'enfant rit, cette fleur a la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu'un de formidable est derriere la vitre;
On voit d'en bas une ombre, au fond d'une vapeur,
De fenetre en fenetre errer, et l'on a peur;
Cette ombre au meme endroit, comme en un cimetiere,
Parfois est immobile une journee entiere;
C'est un etre effrayant qui semble ne rien voir;
Il rode d'une chambre a l'autre, pale et noir;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe.
Spectre bleme! Son ombre aux feux du soir s'allonge;
Son pas funebre est lent, comme un glas de beffroi;
Et c'est la Mort, a moins que ce ne soit le Roi.

C'est lui; l'homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu'un pouvait voir dans l'oeil de ce fantome,
Debout en ce moment l'epaule contre un mur,
Ce qu'on apercevrait dans cet abime obscur,
Ce n'est pas l'humble enfant, le jardin, l'eau moiree
Refletant le ciel d'or d'une claire soiree,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux.
Non; au fond de cet oeil, comme l'onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui derobe a la sonde
Cette prunelle autant que l'ocean profonde,
Ce qu'on distinguerait, c'est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l'ecume, au pli des vagues, sous l'etoile,
L'immense tremblement d'une flotte a la voile,
Et, la-bas, sous la brume, une ile, un blanc rocher,
Ecoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l'heure ou nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maitre des hommes,
Et qui fait qu'il ne peut rien voir autour de lui.
L'armada, formidable et flottant point d'appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l'obscurite de l'onde;
Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n'a plus d'autre lueur.

Philippe deux etait une chose terrible.
Iblis dans le Coran et Cain dans la Bible
Sont a peine aussi noirs qu'en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre imperial.
Philippe deux etait le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un reve.
Il vivait; nul n'osait le regarder; l'effroi
Faisait une lumiere etrange autour du roi;
On tremblait rien qu'a voir passer ses majordomes;
Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes,
Avec l'abime, avec les astres du ciel bleu!
Tant semblait grande a tous son approche de Dieu!
Sa volonte fatale, enfoncee, obstinee,
Etait comme un crampon mis sur la destinee;
Il tenait l'Amerique et l'Inde, il s'appuyait
Sur l'Afrique, il regnait sur l'Europe, inquiet
Seulement du cote de la sombre Angleterre;
Sa bouche etait silence et son ame mystere;
Son trone etait de piege et de fraude construit;
Il avait pour soutien la force de la nuit;
L'ombre etait le cheval de sa statue equestre.
Toujours vetu de noir, ce tout-puissant terrestre
Avait l'air d'etre en deuil de ce qu'il existait;
Il ressemblait au sphinx qui digere et se tait,
Immuable; etant tout, il n'avait rien a dire.
Nul n'avait vu ce roi sourire; le sourire
N'etant pas plus possible a ces levres de fer
Que l'aurore a la grille obscure de l'enfer.
S'il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C'etait pour assister le bourreau dans son oeuvre,
Et sa prunelle avait pour clarte le reflet
Des buchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il etait redoutable a la pensee, a l'homme,
A la vie, au progres, au droit, devot a Rome;
C'etait Satan regnant au nom de Jesus-Christ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de viperes.
L'Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n'illuminaient leurs livides plafonds;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons;
Les trahisons pour jeu, l'auto-da-fe pour fete.
Les rois troubles avaient au-dessus de leur tete
Ses projets dans la nuit obscurement ouverts;
Sa reverie etait un poids sur l'univers;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre;
Sa priere faisait le bruit sourd d'une foudre;
De grands eclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient: Nous etouffons.
Et les peuples, d'un bout a l'autre de l'empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d'or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle;
Son immobilite commande; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne; son doigt
Semble, ebauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre a l'ombre et vaguement l'ecrire.
Chose inouie! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impenetrable, amer.
C'est que la vision de son armee en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensee;
C'est qu'il la voit voguer par son dessein poussee,
Comme s'il etait la, planant sous le zenith;
Tout est bien; l'ocean docile s'aplanit,
L'armada lui fait peur comme au deluge l'arche;
La flotte se deploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixes,
Echiquier de tillacs, de ponts, de mats dresses,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacres, les flots leur font la haie;
Les courants, pour aider les nefs a debarquer,
Ont leur besogne a faire et n'y sauraient manquer;
Autour d'elles la vague avec amour deferle,
L'ecueil se change en port, l'ecume tombe en perle
Voici chaque galere avec son gastadour;
Voila ceux de l'Escaut, voila ceux de l'Adour;
Les cent mestres de camp et les deux connetables;
L'Allemagne a donne ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadix ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu'importe l'espace?
Non seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les mocos, l'amiral appuye sur son page,
Les tambours, les sifflets des maitres d'equipage,
Les signaux pour la mer, l'appel pour les combats,
Le fracas sepulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles?
Les voiles font un vaste et sourd battement d'ailes;
L'eau gronde, et tout ce groupe enorme vogue, et fuit,
Et s'enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupees
Sur quatre cents navires quatre-vingt mille epees.
O rictus du vampire assouvissant sa faim!
Cette pale Angleterre, il la tient donc enfin!
Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres;
Qui pourrait delier ce faisceau dans son poing?
N'est-il pas le seigneur qu'on ne contredit point?
N'est-il pas l'heritier de Cesar? le Philippe
Dont l'ombre immense va du Gange au Pausilippe?
Tout n'est-il pas fini quand il a dit: Je veux!
N'est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux?
N'est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu'elle le doit?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Toits ces dragons ailes et noirs, essaim sans nombre?
N'est-il pas, lui, le roi? n'est-il pas l'homme sombre
A qui ce tourbillon de monstres obeit?
Quand Beit-Cifresil, fils d'Abdallah-Beit,
Eut creuse le grand puits de la mosquee, au Caire,
Il y grava: 'Le ciel est a Dieu; j'ai la terre.'
Et, comme tout se tient, se mele et se confond,
Tous les tyrans n'etant qu'un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L'infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d'air, une de ces haleines
Que le soir fremissant jette a travers les plaines,
Tumultueux zephyr effleurant l'horizon,
Trouble l'eau, fait fremir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d'asphodele,
Vient jusqu'au bel enfant tranquille, et, d'un coup d'aile,
Rapide, et secouant meme l'arbre voisin,
Effeuille brusquement la fleur dans le bassin,
Et l'infante n'a plus dans la main qu'une epine.
Elle se penche, et voit sur l'eau cette ruine;
Elle ne comprend pas; qu'est-ce donc? Elle a peur;
Et la voila qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n'a pas craint de lui deplaire.
Que faire? le bassin semble plein de colere;
Lui, si clair tout a l'heure, il est noir maintenant;
Il a des vagues; c'est une mer bouillonnant;
Toute la pauvre rose est eparse sur l'onde;
Ses cent feuilles que noie et roule l'eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s'en vont de tous cotes
Sur mille petits flots par la brise irrites;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
--'Madame,' dit la duegne avec sa face d'ombre
A la petite fille etonnee et revant,
'Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.'



LES RAISONS DU MOMOTOMBO

Trouvant les tremblements de terre trop frequents,
Les rois d'Espagne ont fait baptiser les volcans
Du royaume qu'ils ont en dessous de la sphere;
Les volcans n'ont rien dit et se sont laisse faire,
Et le Momotombo lui seul n'a pas voulu.
Plus d'un pretre en surplis, par le Saint-Pere elu,
Portant le sacrement que l'Eglise administre,
L'oeil au ciel, a monte la montagne sinistre;
Beaucoup y sont alles, pas un n'est revenu.

O vieux Momotombo, colosse chauve et nu,
Qui songes pres des mers, et fais de ton cratere
Une tiare d'ombre et de flamme a la terre,
Pourquoi, lorsqu'a ton seuil terrible nous frappons,
Ne veux-tu pas du Dieu qu'on t'apporte? Reponds.

La montagne interrompt son crachement de lave,
Et le Momotombo repond d'une voix grave:

--Je n'aimais pas beaucoup le dieu qu'on a chasse.
Cet avare cachait de l'or dans un fosse;
Il mangeait de la chair humaine; ses machoires
Etaient de pourriture et de sang toutes noires;
Son antre etait un porche au farouche carreau,
Temple-sepulcre orne d'un pontife-bourreau;
Des squelettes riaient sous ses pieds; les ecuelles
Ou cet etre buvait le meurtre etaient cruelles;
Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet;
Toujours entre ses dents un cadavre saignait;
Ce spectre noircissait le firmament sublime.
J'en grondais quelquefois au fond de mon abime.
Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants,
Et du cote d'ou vient le jour, des hommes blancs,
Je les ai bien recus, trouvant que c'etait sage.
L'ame a certainement la couleur du visage,
Disais-je, l'homme blanc, c'est comme le ciel bleu,
Et le dieu de ceux-ci doit etre un tres bon dieu.
On ne le verra point de meurtres se repaitre.--
J'etais content; j'avais horreur de l'ancien pretre.
Mais quand j'ai vu comment travaille le nouveau,
Quand j'ai vu flamboyer, ciel juste! a mon niveau,
Cette torche lugubre, apre, jamais eteinte,
Sombre, que vous nommez l'Inquisition sainte;
Quand j'ai pu voir comment Torquemada s'y prend
Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,
Comment il civilise, et de quelle maniere
Le saint office enseigne et fait de la lumiere;
Quand j'ai vu dans Lima d'affreux geants d'osier,
Pleins d'enfants, petiller sur un large brasier,
Et le feu devorer la vie, et les fumees
Se tordre sur les seins des femmes allumees;
Quand je me suis senti parfois presque etouffe
Par l'acre odeur qui sort de votre auto-da-fe,
Moi qui ne brulais rien que l'ombre en ma fournaise,
J'ai pense que j'avais eu tort d'etre bien aise;
J'ai regarde de pres le dieu de l'etranger,
Et j'ai dit:--Ce n'est pas la peine de changer.




LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER


En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

Tom Robin, matelot de Douvre,
Au Phare nous abandonna
Pour aller voir si l'on decouvre
Satan, que l'archange enchaina,
Quand un baillement noir entr'ouvre
La gueule rouge de l'Etna.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

En Calabre, une Tarentaise
Rendit fou Spitafangama;
A Gaete, Ascagne fut aise
De rencontrer Michellema;
L'amour ouvrit la parenthese,
Le mariage la ferma.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

A Naple, Ebid, de Macedoine,
Fut pendu; c'etait un faquin.
A Capri, l'on nous prit Antoine
Aux galeres pour un sequin!
A Malte, Ofani se fit moine
Et Gobbo se fit arlequin.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

Autre perte. Andre, de Pavie,
Pris par les Turcs a Lipari,
Entra, sans en avoir envie,
Au serail, et, sous cet abri,
Devint vertueux pour la vie.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

Puis, trois de nous, que rien ne gene,
Ni loi, ni dieu, ni souverain,
Allerent, pour le prince Eugene
Aussi bien que pour Mazarin,
Aider Fuentes a prendre Gene
Et d'Harcourt a prendre Turin.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

Vers Livourne nous rencontrames
Les vingt voiles de Spinola.
Quel beau combat! Quatorze prames
Et six galeres etaient la;
Mais, bah! rien qu'au bruit de nos rames
Toute la flotte s'envola.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

A Notre-Dame de la Garde,
Nous eumes un charmant tableau;
Lucca Diavolo par megarde
Prit sa femme a Pier'Angelo;
Sur ce, l'ange se mit en garde,
Et jeta le diable dans l'eau.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

A Palma, pour suivre Pescaire,
Huit nous quitterent tour a tour;
Mais cela ne nous troubla guere;
On ne s'arreta pas un jour.
Devant Alger on fit la guerre,
A Gibraltar on fit l'amour.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

A nous dix, nous primes la ville;
--Et le roi lui meme!--Apres quoi,
Maitres du port, maitre de l'ile,
Ne sachant qu'en faire, ma foi,
D'une maniere tres civile,
Nous rendimes la ville au roi.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

On fit ducs et grands de Castille
Mes neuf compagnons de bonheur,
Qui s'en allerent a Seville
Epouser des dames d'honneur.
Le roi me dit: '--Veux-tu ma fille?'
Et je lui dis: '--Merci, seigneur!'

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

'J'ai, la-bas, ou des flots sans nombre
Mugissent dans les nuits d'hiver,
Ma belle farouche a l'oeil sombre,
Au sourire charmant et fier,
Qui, tous les soirs, chantant dans l'ombre,
Vient m'attendre au bord de la mer.

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.

'J'ai ma Faenzette a Fiesone.
C'est la que mon coeur est reste.
Le vent fraichit, la mer frissonne,
Je m'en retourne en verite!
O roi! ta fille a la couronne,
Mais Faenzette a la beaute!'

En partant du golfe d'Otrante,
Nous etions trente;
Mais, en arrivant a Cadiz,
Nous etions dix.



APRES LA BATAILLE

Mon pere, ce heros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait a cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'etait un Espagnol de l'armee en deroute
Qui se trainait sanglant sur le bord de la route,
Ralant, brise, livide, et mort plus qu'a moitie,
Et qui disait:--A boire, a boire par pitie!--
Mon pere, emu, tendit a son housard fidele
Une gourde de rhum qui pendait a sa selle,
Et dit:--Tiens, donne a boire a ce pauvre blesse.--
Tout a coup, au moment ou le housard baisse
Se penchait vers lui, l'homme, une espece de Maure,
Saisit un pistolet qu'il etreignait encore,
Et vise au front mon pere en criant: Caramba!
Le coup passa si pres que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un ecart en arriere.
--Donne-lui tout de meme a boire, dit mon pere.




LE CRAPAUD

Que savons-nous? qui donc connait le fond des choses?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses;
C'etait la fin d'un jour d'orage, et l'occident
Changeait l'ondee en flamme en son brasier ardent;
Pres d'une orniere, au bord d'une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bete eblouie;
Grave, il songeait; l'horreur contemplait la splendeur.
(Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur?
Helas! le bas-empire est couvert d'Augustules,
Les Cesars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pre de fleurs et le ciel de soleils!)
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils;
L'eau miroitait, melee a l'herbe, dans l'orniere;
Le soir se deployait ainsi qu'une banniere;
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli;
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde; et, plein d'oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colere,
Doux, regardait la grande aureole solaire.
Peut-etre le maudit se sentait-il beni;
Pas de bete qui n'ait un reflet d'infini;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L'eclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche;
Pas de monstre chetif, louche, impur, chassieux,
Qui n'ait l'immensite des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bete,
Et, fremissant, lui mit son talon sur la tete;
C'etait un pretre ayant un livre qu'il lisait;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l'oeil du bout de son ombrelle;
Et le pretre etait vieux, et la femme etait belle.
Vinrent quatre ecoliers, sereins comme le ciel.
--J'etais enfant, j'etais petit, j'etais cruel;--
Tout homme sur la terre, ou l'ame erre asservie,
Peut commencer ainsi le recit de sa vie.
On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
On a sa mere, on est des ecoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l'atmosphere
A pleins poumons, aimes, libres, contents; que faire,
Sinon de torturer quelque etre malheureux?
Le crapaud se trainait au fond du chemin creux.
C'etait l'heure ou des champs les profondeurs s'azurent.
Fauve, il cherchait la nuit; les enfants l'apercurent
Et crierent:--Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal!--
Et chacun d'eux, riant,--l'enfant rit quand il tue,--
Se mit a le piquer d'une branche pointue,
Elargissant le trou de l'oeil creve, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant;
Car les passants riaient; et l'ombre sepulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n'a pas meme un rale,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre etre ayant pour crime d'etre laid;
Il fuyait; il avait une patte arrachee;
Un enfant le frappait d'une pelle ebrechee;
Et chaque coup faisait ecumer ce proscrit
Qui, meme quand le jour sur sa tete sourit,
Meme sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave;
Et les enfants disaient: Est-il mechant! il bave!
Son front saignait; son oeil pendait; dans le genet
Et la ronce, effroyable a voir, il cheminait;
On eut dit qu'il sortait de quelque affreuse serre.
Oh! la sombre action, empirer la misere!
Ajouter de l'horreur a la difformite!
Disloque, de cailloux en cailloux cahote,
Il respirait toujours; sans abri, sans asile,
Il rampait; on eut dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu'elle le refusait;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur echappa, glissant le long des haies;
L'orniere etait beante, il y traina ses plaies
Et s'y plongea sanglant, brise, le crane ouvert,
Sentant quelque fraicheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruaute de l'homme en cette boue;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s'etaient jamais tant divertis.
Tous parlaient a la fois, et les grands aux petits
Criaient: Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l'achever prendre une grosse pierre!
Tous ensemble, sur l'etre au hasard execre,
Ils fixaient leurs regards, et le desespere
Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles.
--Helas! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles;
Quand nous visons un point de l'horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main.--
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase;
C'etait de la fureur et c'etait de l'extase;
Un des enfants revint, apportant un pave
Pesant, mais pour le mal aisement souleve,
Et dit:--Nous allons voir comment cela va faire.--
Or, en ce meme instant, juste a ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot tres lourd
Traine par un vieux ane ecloppe, maigre et sourd;
Cet ane harasse, boiteux et lamentable,
Apres un jour de marche approchait de l'etable;
Il roulait la charrette et portait un panier;
Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier;
Cette bete marchait, battue, extenuee;
Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuee;
Il avait dans ses yeux voiles d'une vapeur
Cette stupidite qui peut-etre est stupeur;
Et l'orniere etait creuse, et si pleine de boue
Et d'un versant si dur, que chaque tour de roue
Etait comme un lugubre et rauque arrachement;
Et l'ane allait geignant et l'anier blasphemant;
La route descendait et poussait la bourrique;
L'ane songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur ou l'homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournerent bruyants et virent la charrette:
--Ne mets pas le pave sur le crapaud. Arrete!
Crierent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c'est bien plus amusant.

Tous regardaient.

Soudain, avancant dans l'orniere

Ou le monstre attendait sa torture derniere,
L'ane vit le crapaud, et, triste,--helas! penche
Sur un plus triste,--lourd, rompu, morne, ecorche,
Il sembla le flairer avec sa tete basse;
Ce forcat, ce damne, ce patient, fit grace;
Il rassembla sa force eteinte, et, roidissant
Sa chaine et son licou sur ses muscles en sang,
Resistant a l'anier qui lui criait: Avance!
Maitrisant du fardeau l'affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bat,
Hagard il detourna la roue inexorable,
Laissant derriere lui vivre ce miserable;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.

Alors, lachant la pierre echappee a sa main,
Un des enfants--celui qui conte cette histoire--
Sous la voute infinie a la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait: Sois bon!

Bonte de l'idiot! diamant du charbon!
Sainte enigme! lumiere auguste des tenebres!
Les celestes n'ont rien de plus que les funebres,
Si les funebres, groupe aveugle et chatie,
Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitie.
O spectacle sacre! l'ombre secourant l'ombre,
L'ame obscure venant en aide a l'ame sombre,
Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant,
Le damne bon faisant rever l'elu mechant!
L'animal avancant lorsque l'homme recule!
Dans la serenite du pale crepuscule,
La brute par moments pense et sent qu'elle est soeur
De la mysterieuse et profonde douceur;
Il suffit qu'un eclair de grace brille en elle
Pour qu'elle soit egale a l'etoile eternelle:
Le baudet qui, rentrant le soir, surcharge, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s'ecarte et se derange
Pour ne pas ecraser un crapaud dans la fange,
Cet ane abject, souille, meurtri sous le baton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe? O penseur, tu medites?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites?
Crois, pleure, abime-toi dans l'insondable amour!
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,
La bonte, qui du monde eclaire le visage,
La bonte, ce regard du matin ingenu,
La bonte, pur rayon qui chauffe l'inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d'union ineffable et supreme
Qui joint, dans l'ombre, helas! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l'ane, a Dieu, le grand savant.


LES PAUVRES GENS

I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose
Qui rayonne a travers ce crepuscule obscur.
Des filets de pecheur sont accroches au mur.
Au fond, dans l'encoignure ou quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement etincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout pres, un matelas s'etend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'ames, y sommeillent.
La haute cheminee ou quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme a genoux prie, et songe et palit.
C'est la mere. Elle est seule. Et dehors, blanc d'ecume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, a la nuit, a la brume,
Le sinistre ocean jette son noir sanglot.


II

L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir,
Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne a lui seul sa barque a quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, preparant l'hamecon,
Surveillant l'atre ou bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitot que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va dans l'abime et s'en va dans la nuit.
Dur labeur! tout est noir, tout est froid; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en demence;
L'endroit bon a la peche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Ou se plait le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est qu'un point; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l'ondee et la brume, en decembre,
Pour rencontrer ce point sur le desert mouvant,
Comme il faut calculer la maree et le vent!
Comme il faut combiner surement les manoeuvres!
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres;
Le gouffre roule et tord ses plis demesures
Et fait raler d'horreur les agres effares.
Lui songe a sa Jeannie, au sein des mers glacees,
Et Jeannie en pleurant l'appelle; et leurs pensees
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.


III

Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L'importune, et, parmi les ecueils en decombres,
L'ocean l'epouvante, et toutes sortes d'ombres
Passent dans son esprit, la mer, les matelots
Emportes a travers la colere des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artere,
La froide horloge bat, jetant dans le mystere,
Goutte a goutte, le temps, saisons, printemps, hivers;
Et chaque battement, dans l'enorme univers,
Ouvre aux ames, essaims d'autours et de colombes,
D'un cote les berceaux et de l'autre les tombes.
Elle songe, elle reve,--et tant de pauvrete!
Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'ete.
Pas de pain de froment. On marge du pain d'orge.
--O Dieu! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La cote fait le brut d'une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l'ouragan noir
Comme les tourbillons d'etincelles de l'atre.
C'est l'heure ou, gai danseur, minuit rit et folatre
Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux,
Et c'est l'heure ou minuit, brigand mysterieux,
Voile d'ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.--
Horreur! l'homme dont l'onde eteint le hurlement
Sent fondre et s'enfoncer le batiment qui plonge;
Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abime, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil!

Ces mornes visions troublent son coeur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.


IV

O pauvres femmes
De pecheurs! c'est affreux de se dire: Mes ames,
Pere, amant, freres, fils, tout ce que j'ai de cher,
C'est la, dans ce chaos! mon coeur, mon sang, ma chair!--
Ciel! etre en proie aux flots, c'est etre en proie aux betes.
Oh! songer que l'eau joue avec toutes ces tetes,
Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Denoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse
Et que peut-etre ils sont a cette heure en detresse,
Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font,
Et que pour tenir tete a cette mer sans fond,
A tous ces gouffres d'ombre ou ne luit nulle etoile,
Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile!
Souci lugubre! on court a travers les galets.
Le flot monte, on lui parle, on crie: Oh! rends-nous-les!
Mais, helas! que veut-on que dise a la pensee
Toujours sombre la mer toujours bouleversee?

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul!
Seul dans cette apre nuit! seul sous ce noir linceul!
Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits.--O mere!
Tu dis: S'ils etaient grands! leur pere est seul!--Chimere!
Plus tard, quand ils seront pres du pere et partis,
Tu diras en pleurant: Oh! s'ils etaient petits!


V

Elle prend sa lanterne et sa cape.--C'est l'heure
D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure,
S'il fait jour, si la flamme est au mat du signal.
Allons!--Et la voila qui part. L'air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l'espace ou le flot des tenebres s'epanche.
Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu'ainsi que l'enfant l'aube pleure de naitre.
Elle va. L'on ne voit luire aucune fenetre.

Tout a coup a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain,
Une sombre masure apparait decrepite;
Ni lumiere, ni feu; la porte au vent palpite;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux,
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve.

--Tiens! je ne pensais plus a cette pauvre veuve,
Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva
Malade et seule; il faut voir comment elle va.

Elle frappe a la porte, elle ecoute; personne
Ne repond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
--Malade! Et ses enfants! comme c'est mal nourri!
Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari.--
Puis, elle frappe encore. He! voisine! Elle appelle,
Et la maison se tait toujours.--Ah! Dieu! dit-elle,
Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!--
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets etaient pris d'une pitie supreme,
Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-meme.


VI

Elle entra. Sa lanterne eclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.

Au fond etait couchee une forme terrible;
Une femme immobile et renversee, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant;
Un cadavre;--autrefois, mere joyeuse et forte;--
Le spectre echevele de la misere morte;
Ce qui reste du pauvre apres un long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main deja verte
Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte
D'ou l'ame en s'enfuyant, sinistre, avait jete
Ce grand cri de la mort qu'entend l'eternite!

Pres du lit ou gisait la mere de famille,
Deux tout petits enfants, le garcon et la fille,
Dans le meme berceau souriaient endormis.

La mere, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre ou la mort nous derobe,
Ils ne sentissent plus la tiedeur qui decroit,
Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.


VII

Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble!
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n'eveillerait ces orphelins dormant,
Pas meme le clairon du dernier jugement;
Car, etant innocents, ils n'ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un deluge.
Du vieux toit crevasse, d'ou la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme.
La morte ecoute l'ombre avec stupidite.
Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitte,
A l'air de chercher l'ame et de rappeler l'ange;
Il semble qu'on entend ce dialogue etrange
Entre la bouche pale et l'oeil triste et hagard:
--Qu'as-tu fait de ton souffle?--Et toi, de ton regard?

Helas! aimez, vivez, cueillez les primeveres,
Dansez, riez, brulez vos coeurs, videz vos verres.
Comme au sombre ocean arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux meres adorant l'enfance epanouie,
Aux baisers de la chair dont l'ame est eblouie,
Aux chansons, au sourire, a l'amour frais et beau.
Le refroidissement lugubre du tombeau!


VIII

Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte?
Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte?
Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant?
Pourquoi son coeur bat-il? Pourquoi son pas tremblant
Se hate-t-il ainsi? D'ou vient qu'en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derriere elle?
Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air trouble
Dans l'ombre, sur son lit? Qu'a-t-elle donc vole?


IX

Quand elle fut rentree au logis, la falaise
Blanchissait; pres du lit elle prit une chaise
Et s'assit toute pale; on eut dit qu'elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, a mots entrecoupes, sa bouche
Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.

--Mon pauvre homme! ah! mon Dieu! que va-t-il dire? Il a
Deja tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait la?
Cinq enfants sur les bras! ce pere qui travaille!
Il n'avait pas assez de peine; il faut que j'aille
Lui donner celle-la de plus.--C'est lui?--Non. Rien.
--J'ai mal fait.--S'il me bat, je dirai: Tu fais bien.
--Est-ce lui?--Non.--Tant mieux.--La porte bouge comme
Si l'on entrait.--Mais non.--Voila-t-il pas, pauvre homme,
Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant!--
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S'enfoncant par degres dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abime,
N'entendant meme plus les bruits exterieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l'onde et la maree et le vent en colere.

La porte tout a coup s'ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc;
Et le pecheur, trainant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit: C'est la marine!


X

--C'est toi! cria Jeannie, et contre sa poitrine
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement,
Tandis que le marin disait:--Me voici, femme!
Et montrait sur son front qu'eclairait l'atre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie eclairait.
--Je suis vole, dit-il; la mer, c'est la foret.
--Quel temps a-t-il fait?--Dur.--Et la peche?--Mauvaise,
Mais, vois-tu, je t'embrasse et me voila bien aise.
Je n'ai rien pris du tout. J'ai troue mon filet.
Le diable etait cache dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre
A casse. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-la?--
Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla.
--Moi? dit-elle. Ah! mon Dieu! rien, comme a l'ordinaire,
J'ai cousu. J'ecoutais la mer comme un tonnerre,
J'avais peur.--Oui, l'hiver est dur, mais c'est egal.--
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit:--A propos, notre voisine est morte.
C'est hier qu'elle a du mourir, enfin, n'importe,
Dans la soiree, apres que vous futes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine;
L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle a peine.
La pauvre bonne femme etait dans le besoin.

L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forcat mouille par la tempete:
--Diable! diable! dit-il en se grattant la tete,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Deja, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire?
Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont la des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mere a ces chiffons?
C'est gros comme le poing. Ces choses-la sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses etudes.
Si petits! on ne peut leur dire: Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont reveilles,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mere, vois-tu, qui frappe a notre porte;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les melerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frere et soeur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les notres
Cette petite fille et ce petit garcon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tache,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu? Ca te fache?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.

--Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voila!


I

PLEINE MER

L'abime; on ne sait quoi de terrible qui gronde;
Le vent; l'obscurite vaste comme le monde;
Partout les flots; partout ou l'oeil peut s'enfoncer,
La rafale qu'on voit aller, venir, passer;
L'onde, linceul; le ciel, ouverture de tombe;
Les tenebres sans l'arche et l'eau sans la colombe,
Les nuages ayant l'aspect d'une foret.
Un esprit qui viendrait planer la ne pourrait
Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne,
Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne,
Faite de cecite, de stupeur et de bruit,
Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit.

L'oeil distingue, au milieu du gouffre ou l'air sanglote,
Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte,
Un grand cachalot mort a carcasse de fer,
On ne sait quel cadavre a vau-l'eau dans la mer,
Oeuf de titan dont l'homme aurait fait un navire.
Cela vogue, cela nage, cela chavire;
Cela fut un vaisseau; l'ecume aux blancs amas
Cache et montre a grand bruit les troncons de sept mats.
Le colosse, echoue sur le ventre, fuit, plonge,
S'engloutit, reparait, se meut comme le songe,
Chaos d'agres rompus, de poutres, de haubans;
Le grand mat vaincu semble un spectre aux bras tombants.
L'onde passe a travers ce debris; l'eau s'engage
Et deferle en hurlant le long du bastingage,
Et tourmente des bouts de corde a des crampons
Dans le ruissellement formidable des ponts;
La houle eperdument furieuse saccage
Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage
Ou jadis une roue effrayante a tourne.
Personne; le neant, froid, muet, etonne;
D'affreux canons rouilles tendant leurs cous funestes;
L'entre-pont a des trous ou se dressent les restes
De cinq tubes pareils a des clairons geants,
Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, beants,
Ployes, eteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance,
Qu'un noir vomissement de nuit et de silence;
Le flux et le reflux, comme avec un rabot,
Denude a chaque coup l'etrave et l'etambot,
Et dans la lame on voit se debattre l'echine
D'une mysterieuse et difforme machine.
Cette masse sous l'eau rode, fantome obscur.
Des putrefactions fermentent, a coup sur,
Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre.
Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer; dans l'ombre,
Dessous, des millions de poissons carnassiers.
Tout a l'entour, les flots, ces liquides aciers,
Melent leurs tournoiements monstrueux et livides.
Des espaces deserts sous des espaces vides.
O triste mer! sepulcre ou tout semble vivant!
Ces deux athletes faits de furie et de vent,
Le tangage qui brave et le roulis qui fume,
Sans treve, a chaque instant arrachent quelque eclat
De la quille ou du port dans leur noir pugilat.
Par moments, au zenith un nuage se troue,
Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue,
Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan,
Bleme, eclaire a demi ce mot: LEVIATHAN.
Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde;
Tout fuit.

Leviathan; c'est la tout le vieux monde,
Apre et demesure dans sa fauve laideur;
Leviathan, c'est la tout le passe: grandeur,
Horreur.

Le dernier siecle a vu sur la Tamise
Croitre un monstre a qui l'eau sans bornes fut promise,
Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier
Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier.
Effroyable, a sept mats melant cinq cheminees
Qui hennissaient au choc des vagues effrenees,
Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants,
Dix mille hommes, fourmis eparses dans ses flancs,
Ce titan se rua, joyeux, dans la tempete;
Du dome de Saint-Paul son mat passait le faite;
Le sombre esprit humain, debout sur son tillac,
Stupefiait la mer qui n'etait plus qu'un lac;
Le vieillard Ocean, qu'effarouche la sonde,
Inquiet, a travers le verre de son onde,
Regardait le vaisseau de l'homme grossissant;
Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant;
Les vagues fremissaient de l'avoir sur leurs croupes;
Ses sabords mugissaient; en guise de chaloupes,
Deux navires pendaient a ses portemanteaux;
Son armure etait faite avec tous les metaux;
Un prodigieux cable ourlait sa grande voile;
Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile,
Il jetait un tel rale a l'air epouvante
Que toute l'eau tremblait, et que l'immensite
Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore.
La nuit, il passait rouge ainsi qu'un meteore;
Sa voilure, ou l'oreille entendait le debat
Des souffles, subissant ce greement comme un bat,
Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures,
Etaient une prison de vents et de murmures;
Son ancre avait le poids d'une tour; ses parois
Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop etroits;
Son ombre humiliait au loin toutes les proues;
Un telegraphe etait son porte-voix; ses roues
Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux;
Les flots se le passaient comme des piedestaux
Ou, calme, ondulerait un triomphal colosse:
L'abime s'abregeait sous sa lourdeur veloce;
Pas de lointain pays qui pour lui ne fut pres;
Madere apercevait ses mats, trois jours apres
L'Hekla l'entrevoyait dans la lueur polaire.
La bataille montait sur lui dans sa colere.
La guerre etait sacree et sainte en ce temps-la;
Rien n'egalait Nemrod si ce n'est Attila;
Et les hommes, depuis les premiers jours du monde,
Sentant peser sur eux la misere infeconde,
Les pestes, les fleaux lugubres et railleurs,
Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs,
Pour etablir entre eux de justes equilibres,
Pour etre plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres,
Plus dignes du ciel pur qui les daigne eclairer,
Avaient imagine de s'entre-devorer.
Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur oeuvre.
Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre,
Il couvrait l'ocean de ses ailes de feu;
La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu
Rampait l'allongement hideux de sa fumee,
Car c'etait une ville et c'etait une armee;
Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affuts,
Et d'un herissement de bataillons confus;
Ses grappins menacaient; et, pour les abordages,
On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages
Monstrueux, qui semblaient des boas endormis;
Invincible, en ces temps de freres ennemis,
Seul, de toute une flotte il affrontait l'emeute,
Ainsi qu'un elephant au milieu d'une meute;
La bordee a ses pieds fumait comme un encens,
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants,
Il allait broyant tout dans l'obscure melee,
Et, quand, epouvantable, il lachait sa volee,
On voyait flamboyer son colossal beaupre,
Par deux mille canons brusquement empourpre.
Il meprisait l'autan, le flux, l'eclair, la brume.
A son avant tournait, dans un chaos d'ecume,
Une espece de vrille a trouer l'infini.
Le Maelstroem s'apaisait sous sa quille aplani.
Sa vie interieure etait un incendie,
Flamme au gre du pilote apaisee ou grandie;
Dans l'antre d'ou sortait son vaste mouvement,
Au fond d'une fournaise on voyait vaguement
Des etres tenebreux marcher dans des nuees
D'etincelles, parmi les braises remuees;
Et pour ame il avait dans sa cale un enfer.
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime,
A des spectres poses en travers de l'abime;
Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait le steamer;
Il etait la montagne errante de la mer.
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes,
Ont passe; l'ocean, vaste entre les deux mondes,
A rugi, de brouillard et d'orage obscurci;
La mer a ses ecueils caches, le temps aussi;
Et maintenant, parmi les profondeurs farouches,
Sous les vautours, qui sont de l'abime les mouches,
Sous le nuage, au gre des souffles, dans l'oubli
De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli,
Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme,
Au milieu des flots noirs roule l'epave enorme!

L'ancien monde, l'ensemble etrange et surprenant
De faits sociaux, morts et pourris maintenant,
D'ou sortit ce navire aujourd'hui sous l'ecume,
L'ancien monde aussi, lui, plonge dans l'amertume,
Avait tous les fleaux pour vents et pour typhons.
Construction d'airain aux etages profonds,
Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infame,
Plein de fumee, et mu par une hydre de flamme,
La Haine, il ressemblait a ce sombre vaisseau.

Le mal l'avait marque de son funebre sceau.

Ce monde, enveloppe d'une brume eternelle,
Etait fatal: l'Espoir avait plie son aile;
Pas d'unite, divorce et joug; diversite
De langue, de raison, de code, de cite;
Nul lien; nul faisceau; le progres solitaire,
Comme un serpent coupe, se tordait sur la terre,
Sans pouvoir reunir les troncons de l'effort;
L'esclavage, parquant les peuples pour la mort,
Les enfermait au fond d'un cirque de frontieres
Ou les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires;
L'Adam slave luttait contre l'Adam germain;
Un genre humain en France; un autre genre humain
En Amerique, un autre a Londre, un autre a Rome;
L'homme au dela d'un pont ne connaissait plus l'homme;
Les vivants, d'ignorance et de vices charges,
Se trainaient; en travers de tout, les prejuges,
Les superstitions etaient d'apres enceintes
Terribles d'autant plus qu'elles etaient plus saintes;
Quel creneau soupconneux et noir qu'un alcoran!
Un texte avait le glaive au poing comme un tyran;
La loi d'un peuple etait chez l'autre peuple un crime;
Lire etait un fosse, croire etait un abime;
Les rois etaient des tours; les dieux etaient des murs;
Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs;
Sitot qu'on voulait croitre, on rencontrait la barre
D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare;
Et, quant a l'avenir, defense d'aller la.


Le vent de l'infini sur ce monde souffla.
Il a sombre. Du fond des cieux inaccessibles,
Les vivants de l'ether, les etres invisibles
Confusement epars sous l'obscur firmament
A cette heure, pensifs, regardent fixement
Sa disparition dans la nuit redoutable.
Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable?
Cela fut. C'est passe. Cela n'est plus ici.


Ce monde est mort. Mais quoi! l'homme est-il mort aussi?
Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle
Lui-meme remporte dans l'enigme eternelle?
L'ocean est desert. Pas une voile au loin.
Ce n'est plus que du flot que le flot est temoin.
Pas un esquif vivant sur l'onde ou la mouette
Voit du Leviathan roder la silhouette.
Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni,
S'en est alle dans l'ombre? Est-ce que c'est fini?
Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse.
Et l'oeil, pour retrouver l'homme absent de l'espace,
Regarde en vain la-bas. Rien.

Regardez la-haut.


II

PLEIN CIEL

Loin dans les profondeurs, hors des nuits, hors du flot,
Dans un ecartement de nuages, qui laisse
Voir au-dessus des mers la celeste allegresse,
Un point vague et confus apparait; dans le vent,
Dans l'espace, ce point se meut; il est vivant,
Il va, descend, remonte; il fait ce qu'il veut faire;
Il approche, il prend forme, il vient; c'est une sphere,
C'est un inexprimable et surprenant vaisseau,
Globe comme le monde, et comme l'aigle oiseau;
C'est un navire en marche. Ou? Dans l'ether sublime!

Reve! on croit voir planer un morceau d'une cime;
Le haut d'une montagne a, sous l'orbe etoile,
Pris des ailes et s'est tout a coup envole?
Quelque heure immense etant dans les destins sonnee,
La nuit errante s'est en vaisseau faconnee?
La Fable apparait-elle a nos yeux decevants?
L'antique Eole a-t-il jete son outre aux vents?
De sorte qu'en ce gouffre ou les orages naissent,


 


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