Le Jardin d'Épicure
by
Anatole France

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Anatole France

Le Jardin D'Épicure





Nous avons peine à nous figurer l'état d'esprit d'un homme
d'autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du
monde et que tous les astres tournaient autour d'elle. Il
sentait sous ses pieds s'agiter les damnés dans les flammes, et
peut-être avait-il vu de ses yeux et senti par ses narines la
fumée sulfureuse de l'enfer, s'échappant par quelque fissure de
rocher. En levant la tête, il contemplait les douze sphères,
celle des éléments, qui renferme l'air et le feu, puis les
sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, que visita Dante, le
vendredi saint de l'année 1300, puis celles du Soleil, de Mars,
de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel
les étoiles étaient suspendues comme des lampes. La pensée
prolongeant cette contemplation, il découvrait par delà, avec les
yeux de l'esprit, le neuvième ciel où des saints furent ravis, le
_primum mobile_ ou cristallin, et enfin l'Empyrée, séjour des
bienheureux vers lequel, après la mort, deux anges vêtus de blanc
(il en avait la ferme espérance) porteraient comme un petit
enfant son âme lavée par le baptême et parfumée par l'huile des
derniers sacrements. En ce temps-là, Dieu n'avait pas d'autres
enfants que les hommes, et toute sa création était aménagée d'une
façon à la fois puérile et poétique, comme une immense
cathédrale. Ainsi conçu, l'univers était si simple, qu'on le
représentait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement,
dans certaines grandes horloges machinées et peintes.

C'en est fait des douze cieux et des planètes sous lesquelles on
naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La voûte
solide du firmament est brisée. Notre oeil et notre pensée se
plongent dans les abîmes infinis du ciel. Au delà des planètes,
nous découvrons, non plus l'Empyrée des élus et des anges, mais
cent millions de soleils roulant, escortés de leur cortège
d'obscurs satellites, invisibles pour nous. Au milieu de cette
infinité de mondes, notre soleil à nous n'est qu'une bulle de gaz
et la terre une goutte de boue. Notre imagination s'irrite et
s'étonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous vient
de l'étoile polaire était en chemin depuis un demi-siècle et que
pourtant cette belle étoile est notre voisine et qu'elle est,
avec Sirius et Arcturus, une des plus proches soeurs de notre
soleil. Il est des étoiles que nous voyons encore dans le champ
du télescope et qui sont peut-être éteintes depuis trois mille
ans.

Les mondes meurent, puisqu'ils naissent. Il en naît, il en meurt
sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit
dans d'incessantes métamorphoses. Les étoiles s'éteignent sans
que nous puissions dire si ces filles de lumière, en mourant
ainsi, ne commencent point comme planètes une existence féconde,
et si les planètes elles-mêmes ne se dissolvent pas pour
redevenir des étoiles. Nous savons seulement qu'il n'est pas
plus de repos dans les espaces célestes que sur la terre, et que
la loi du travail et de l'effort régit l'infinité des mondes.

Il y a des étoiles qui se sont éteintes sous nos yeux, d'autres
vacillent comme la flamme mourante d'une bougie. Les cieux,
qu'on croyait incorruptibles, ne connaissent d'éternel que
l'éternel écoulement des choses.

Que la vie organique soit répandue dans tous les univers, c'est
ce dont il est difficile de douter, à moins pourtant que la vie
organique ne soit qu'un accident, un malheureux hasard, survenu
déplorablement dans la goutte de boue où nous sommes.

Mais on croira plutôt que la vie s'est produite sur les planètes
de notre système, soeurs de la terre et filles comme elle du
soleil, et qu'elle s'y est produite dans des conditions assez
analogues à celles dans lesquelles elle se manifeste ici, sous
les formes animale et végétale. Un bolide nous est venu du ciel,
contenant du carbone. Pour nous convaincre avec plus de grâce,
il faudrait que les anges, qui apportèrent à sainte Dorothée des
fleurs du Paradis, revinssent avec leurs célestes guirlandes.
Mars selon toute apparence est habitable pour des espèces d'êtres
comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est
probable qu'étant habitable, il est habité. Tenez pour assur
qu'on s'y entre-dévore à l'heure qu'il est.

L'unité de composition des étoiles est maintenant établie par
l'analyse spectrale. C'est pourquoi il faut penser que les
causes qui ont fait sortir la vie de notre nébuleuse l'engendrent
dans toutes les autres. Quand nous disons la vie, nous entendons
l'activité de la substance organisée, dans les conditions où nous
voyons qu'elle se manifeste sur la terre. Mais il se peut que la
vie se produise aussi dans des milieux différents, à des
températures très hautes ou très basses, sous des formes
inconcevables. Il se peut même qu'elle se produise sous une
forme éthérée, tout près de nous, dans notre atmosphère, et que
nous soyons ainsi entourés d'anges, que nous ne pourrons jamais
connaître, parce que la connaissance suppose un rapport, et que
d'eux à nous il ne saurait en exister aucun.

Il se peut aussi que ces millions de soleils, joints à des
milliards que nous ne voyons pas, ne forment tous ensemble qu'un
globule de sang ou de lymphe dans le corps d'un animal, d'un
insecte imperceptible, éclos dans un monde dont nous ne pouvons
concevoir la grandeur et qui pourtant ne serait lui-même, en
proportion de tel autre monde, qu'un grain de poussière. Il
n'est pas absurde non plus de supposer que des siècles de pensée
et d'intelligence vivent et meurent devant nous en une minute
dans un atome. Les choses en elles-mêmes ne sont ni grandes ni
petites, et quand nous trouvons que l'univers est vaste, c'est l
une idée tout humaine. S'il était tout à coup réduit à la
dimension d'une noisette, toutes choses gardant leurs
proportions, nous ne pourrions nous apercevoir en rien de ce
changement. La polaire, renfermée avec nous dans la noisette,
mettrait, comme par le passé, cinquante ans à nous envoyer sa
lumière. Et la terre, devenue moins qu'un atome, serait arrosée
de la même quantité de larmes et de sang qui l'abreuve
aujourd'hui. Ce qui est admirable, ce n'est pas que le champ des
étoiles soit si vaste, c'est que l'homme l'ait mesuré.



*
* *


Le christianisme a beaucoup fait pour l'amour en en faisant un
péché. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute. Il
montre combien elle est dangereuse. Il répète avec
l'_Ecclésiaste_: «Les bras de la femme sont semblables aux filets
des chasseurs, _laqueus venatorum_.» Il nous avertit de ne point
mettre notre espoir en elle: «Ne vous appuyez point sur un roseau
qu'agite le vent, et n'y mettez pas votre confiance, car toute
chair est comme l'herbe, et sa gloire passe comme la fleur des
champs.» Il craint les ruses de celle qui perdit le genre humain:
«Toute malice est petite, comparée à la malice de la femme.
_Brevis omnis malitia super malitiam mulieris_». Mais, par la
crainte qu'il en fait paraître, il la rend puissante et
redoutable.

Pour comprendre tout le sens de ces maximes, il faut avoir
fréquenté les mystiques. Il faut avoir coulé son enfance dans
une atmosphère religieuse. Il faut avoir suivi les retraites,
observé les pratiques du culte. Il faut avoir lu, à douze ans,
ces petits livres édifiants qui ouvrent le monde surnaturel aux
âmes naïves. Il faut avoir su l'histoire de saint François de
Borgia contemplant le cercueil ouvert de la reine Isabelle, ou
l'apparition de l'abbesse de Vermont à ses filles. Cette abbesse
était morte en odeur de sainteté et les religieuses qui avaient
partagé ses travaux angéliques, la croyant au ciel, l'invoquaient
dans leurs oraisons. Mais elle leur apparut un jour, pâle, avec
des flammes attachées à sa robe: «Priez pour moi, leur dit-elle.
Du temps que j'étais vivante, joignant un jour mes mains pour la
prière, je songeai qu'elles étaient belles. Aujourd'hui, j'expie
cette mauvaise pensée dans les tourments du purgatoire.
Reconnaissez, mes filles, l'adorable bonté de Dieu, et priez pour
moi.» Il y a dans ces minces ouvrages de théologie enfantine
mille contes de cette sorte qui donnent trop de prix à la puret
pour ne pas rendre en même temps la volupté infiniment précieuse.

En considération de leur beauté, l'Église fit d'Aspasie, de Laïs
et de Cléopâtre des démons, des dames de l'enfer. Quelle gloire!
Une sainte même n'y serait pas insensible. La femme la plus
modeste et la plus austère, qui ne veut ôter le repos à aucun
homme, voudrait pouvoir l'ôter à tous les hommes. Son orgueil
s'accommode des précautions que l'Église prend contre elle.
Quand le pauvre saint Antoine lui crie: «Va-t'en, bête!» cet
effroi la flatte. Elle est ravie d'être plus dangereuse qu'elle
ne l'eût soupçonné.

Mais ne vous flattez point, mes soeurs; vous n'avez pas paru en
ce monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre
origine. Vos aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne
pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez
sur nous. Vous étiez utiles alors, vous étiez nécessaires; vous
n'étiez pas invincibles. A dire vrai, dans ces vieux âges, et
pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous
ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux bêtes.
Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes
aujourd'hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des
sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses: la
civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous
donna des scrupules. Depuis lors, c'est parfait: vous êtes un
secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l'on se damne
pour vous. Vous inspirez le désir et la peur; la folie d'amour
est entrée dans le monde. C'est un infaillible instinct qui vous
incline à la piété. Vous avez bien raison d'aimer le
christianisme. Il a décuplé votre puissance. Connaissez-vous
saint Jérôme? A Rome et en Asie, vous lui fîtes une telle peur
qu'il alla vous fuir dans un affreux désert. Là, nourri de
racines crues et si brûlé par le soleil qu'il n'avait plus qu'une
peau noire et collée aux os, il vous retrouvait encore. Sa
solitude était pleine de vos images, plus belles encore que
vous-mêmes.

Car c'est une vérité trop éprouvée des ascètes que les rêves que
vous donnez sont plus séduisants, s'il est possible, que les
réalités que vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une
égale horreur votre souvenir et votre présence. Mais il se
livrait en vain aux jeûnes et aux prières; vous emplissiez
d'illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la
puissance de la femme sur un saint. Je doute qu'elle soit aussi
grande sur un habitué du Moulin-Rouge. Prenez garde qu'un peu de
votre pouvoir ne s'en aille avec la foi et que vous ne perdiez
quelque chose à ne plus être un péché.

Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour
vous. A votre place, je n'aimerais guère les physiologistes qui
sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent
que vous êtes malades quand nous vous croyons inspirées et qui
appellent prédominance des mouvements réflexes votre facult
sublime d'aimer et de souffrir. Ce n'est point de ce ton qu'on
parle de vous dans la Légende dorée: on vous y nomme blanche
colombe, lis de pureté, rose d'amour. Cela est plus agréable que
d'être appelée hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on
vous appelle journellement depuis que la science a triomphé.

Enfin si j'étais de vous, j'aurais en aversion tous les
émancipateurs qui veulent faire de vous les égales de l'homme.
Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d'égaler
un avocat ou un pharmacien! Prenez garde: déjà vous avez
dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme.
Tout n'est pas perdu: on se bat, on se ruine, on se suicide
encore pour vous; mais les jeunes gens assis dans les tramways
vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt
avec les vieux cultes.



*
* *


Les joueurs jouent comme les amoureux aiment, comme les ivrognes
boivent, nécessairement, aveuglément, sous l'empire d'une force
irrésistible. Il est des êtres voués au jeu, comme il est des
êtres voués à l'amour. Qui donc a inventé l'histoire de ces deux
matelots possédés de la fureur du jeu? Ils firent naufrage et
n'échappèrent à la mort, après les plus terribles aventures,
qu'en sautant sur le dos d'une baleine. Aussitôt qu'ils y
furent, ils tirèrent de leur poche leurs dés et leurs cornets et
se mirent à jouer. Voilà une histoire plus vraie que la vérité.
Chaque joueur est un de ces matelots-là. Et certes, il y a dans
le jeu quelque chose qui remue terriblement toutes les fibres des
audacieux. Ce n'est pas une volupté médiocre que de tenter le
sort. Ce n'est pas un plaisir sans ivresse que de goûter en une
seconde des mois, des années, toute une vie de crainte et
d'espérance. Je n'avais pas dix ans quand M. Grépinet, mon
professeur de neuvième, nous lut en classe la fable de l'_Homme
et le Génie_. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l'avais
entendue hier. Un génie donne à un enfant un peloton de fil et
lui dit: «Ce fil est celui de tes jours. Prends-le. Quand tu
voudras que le temps s'écoule pour toi, tire le fil: tes jours se
passeront rapides ou lents selon que tu auras dévidé le peloton
vite ou longuement. Tant que tu ne toucheras pas au fil, tu
resteras à la même heure de ton existence.» L'enfant prit le fil;
il le tira d'abord pour devenir un homme, puis pour épouser la
fiancée qu'il aimait, puis pour voir grandir ses enfants, pour
atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour franchir les
soucis, éviter les chagrins, les maladies venues avec l'âge,
enfin, hélas! pour achever une vieillesse importune. Il avait
vécu quatre mois et six jours depuis la visite du génie.

Eh bien! le jeu, qu'est-ce donc sinon l'art d'amener en une
seconde les changements que la destinée ne produit d'ordinaire
qu'en beaucoup d'heures et même en beaucoup d'années, l'art de
ramasser en un seul instant les émotions éparses dans la lente
existence des autres hommes, le secret de vivre toute une vie en
quelques minutes, enfin le peloton de fil du génie? Le jeu,
c'est un corps-à-corps avec le destin. C'est le combat de Jacob
avec l'ange, c'est le pacte du docteur Faust avec le diable. On
joue de l'argent,--de l'argent, c'est-à-dire la possibilit
immédiate, infinie. Peut-être la carte qu'on va retourner, la
bille qui court donnera au joueur des parcs et des jardins, des
champs et de vastes bois, des châteaux élevant dans le ciel leurs
tourelles pointues. Oui, cette petite bille qui roule contient
en elle des hectares de bonne terre et des toits d'ardoise dont
les cheminées sculptées se reflètent dans la Loire; elle renferme
les trésors de l'art, les merveilles du goût, des bijoux
prodigieux, les plus beaux corps du monde, des âmes, même, qu'on
ne croyait pas vénales, toutes les décorations, tous les
honneurs, toute la grâce et toute la puissance de la terre. Que
dis-je? elle renferme mieux que cela; elle en renferme le rêve.
Et vous voulez qu'on ne joue pas? Si encore le jeu ne faisait
que donner des espérances infinies, s'il ne montrait que le
sourire de ses yeux verts on l'aimerait avec moins de rage. Mais
il a des ongles de diamant, il est terrible, il donne, quand il
lui plaît, la misère et la honte; c'est pourquoi on l'adore.

L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions.
Il n'y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur
enivre. Et quoi de plus terrible que le jeu? Il donne, il
prend; ses raisons ne sont point nos raisons. Il est muet,
aveugle et sourd. Il peut tout. C'est un dieu.

C'est un dieu. Il a ses dévots et ses saints qui l'aiment pour
lui-même, non pour ce qu'il promet, et qui l'adorent quand il les
frappe. S'il les dépouille cruellement, ils en imputent la faute
à eux-mêmes, non à lui:

«J'ai mal joué», disent-ils.

Ils s'accusent et ne blasphèment pas.



*
* *


L'espèce humaine n'est pas susceptible d'un progrès indéfini. Il
a fallu pour qu'elle se développât que la terre fût dans de
certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point
stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas
l'homme: elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un
temps où elle ne lui conviendra plus: elle sera trop froide et
trop sèche. Quand le soleil s'éteindra, ce qui ne peut manquer,
les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront
aussi dénués et stupides qu'étaient les premiers. Ils auront
oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s'étendront
misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui
rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées
des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on
espère. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid;
et les sapins régneront seuls sur la terre glacée. Ces derniers
hommes, désespérés sans même le savoir, ne connaîtront rien de
nous, rien de notre génie, rien de notre amour, et pourtant ils
seront nos enfants nouveau-nés et le sang de notre sang. Un
faible reste de royale intelligence, hésitant dans leur crâne
épaissi, leur conservera quelque temps encore l'empire sur les
ours multipliés autour de leurs cavernes. Peuples et tribus
auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les
routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles à peine
subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pêle-mêle,
verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur
leur tête un soleil sombre où, comme sur un tison qui s'éteint,
courront des lueurs fauves, tandis qu'une neige éblouissante
d'étoiles continuera de briller tout le jour dans le ciel noir,
travers l'air glacial. Voilà ce qu'ils verront; mais, dans leur
stupidité, ils ne sauront même pas qu'ils voient quelque chose.
Un jour, le dernier d'entre eux exhalera sans haine et sans amour
dans le ciel ennemi le dernier souffle humain. Et la terre
continuera de rouler, emportant à travers les espaces silencieux
les cendres de l'humanité, les poèmes d'Homère et les augustes
débris des marbres grecs, attachés à ses flancs glacés. Et
aucune pensée ne s'élancera plus vers l'infini, du sein de ce
globe où l'âme a tant osé, au moins aucune pensée d'homme. Car
qui peut dire si alors une autre pensée ne prendra pas conscience
d'elle-même et si ce tombeau où nous dormirons tous ne sera pas
le berceau d'une âme nouvelle? De quelle âme, je ne sais. De
l'âme de l'insecte, peut-être. A côté de l'homme, malgr
l'homme, les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis
ont déjà fait des merveilles. Il est vrai que les fourmis et les
abeilles veulent comme nous de la lumière et de la chaleur. Mais
il y a des invertébrés moins frileux. Qui connaît l'avenir
réservé à leur travail et à leur patience?

Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle
aura cessé de l'être pour nous? Qui sait s'ils ne prendront pas
un jour conscience d'eux et du monde? Qui sait si à leur tour
ils ne loueront pas Dieu?



*
* *

_A Lucien Muhlfeld._


Nous ne pouvons nous représenter avec exactitude ce qui n'existe
plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une rêverie.
Quand on voit qu'un peintre a toutes les peines du monde
reproduire d'une manière à peu près vraisemblable une scène du
temps de Louis-Philippe, on désespère qu'il nous rende jamais la
moindre idée d'un événement contemporain de saint Louis ou
d'Auguste. Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles
armes et de vieux coffres. Les artistes d'autrefois ne
s'embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils prêtaient
aux héros de la légende ou de l'histoire le costume et la figure
de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement
leur âme et leur siècle. Un artiste peut-il mieux faire? Chacun
de leurs personnages était quelqu'un d'entre eux. Ces
personnages, animés de leur vie et de leur pensée, restent
jamais touchants. Ils portent à l'avenir témoignage de
sentiments éprouvés et d'émotion véritables. Des peintures
archéologiques ne témoignent que de la richesse de nos musées.

Si vous voulez goûter l'art vrai et ressentir devant un tableau
une impression large et profonde, regardez les fresques de
Ghirlandajo, à Santa-Maria-Novella de Florence, la _Naissance de
la Vierge_. Le vieux peintre nous montre la chambre de
l'accouchée. Anne, soulevée sur son lit, n'est ni belle ni
jeune; mais on voit tout de suite que c'est une bonne ménagère.
Elle a rangé au chevet de son lit un pot de confitures et deux
grenades. Une servante, debout à la ruelle, lui présente un vase
sur un plateau. On vient de laver l'enfant, et le bassin de
cuivre est encore au milieu de la chambre. Maintenant la petite
Marie boit le lait d'une belle nourrice. C'est une dame de la
ville, une jeune mère qui a voulu gracieusement offrir le sein
l'enfant de son amie, afin que cet enfant et le sien, ayant bu la
vie aux mêmes sources, en gardent le même goût et, par la force
de leur sang, s'aiment fraternellement. Près d'elle, une jeune
femme qui lut ressemble, ou plutôt une jeune fille, sa soeur
peut-être, richement vêtue, le front découvert et portant des
nattes sur les tempes comme Émilia Pia, étend les deux bras vers
le petit enfant, avec un geste charmant où se trahit l'éveil de
l'instinct maternel. Deux nobles visiteuses, habillées à la mode
de Florence, entrent dans la chambre. Elles sont suivies d'une
servante qui porte sur la tête des pastèques et des raisins, et
cette figure d'une ample beauté, drapée à l'antique, ceinte d'une
écharpe flottante, apparaît dans cette scène domestique et pieuse
comme je ne sais quel rêve païen. Eh bien! dans cette chambre
tiède, sur ces doux visages de femme, je vois toute la belle vie
florentine et la fleur de la première Renaissance. Le fils de
l'orfèvre, le maître des premières heures, a dans sa peinture,
claire comme l'aube d'un jour d'été, révélé tout le secret de cet
âge courtois dans lequel il eut le bonheur de vivre et dont le
charme était si grand que ses contemporains eux-mêmes
s'écriaient: «Dieux bons! le bienheureux siècle!

L'artiste doit aimer la vie et nous montrer qu'elle est belle.
Sans lui, nous en douterions.



*
* *


L'ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du
bonheur, mais de l'existence même. Si nous savions tout, nous ne
pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui
nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d'un
mensonge et se nourrissent d'illusions.

Si possédant, comme Dieu, la vérité, l'unique vérité, un homme la
laissait tomber de ses mains, le monde en serait anéanti sur le
coup et l'univers se dissiperait aussitôt comme une ombre. La
vérité divine, ainsi qu'un jugement dernier, le réduirait en
poudre.



*
* *


Au vrai jaloux, tout porte ombrage, tout est sujet d'inquiétude.
Une femme le trahit déjà seulement parce qu'elle vit et qu'elle
respire. Il redoute ces travaux de la vie intérieure, ces
mouvements divers de la chair et de l'âme qui font de cette femme
une créature distincte de lui-même, indépendante, instinctive,
douteuse et parfois inconcevable. Il souffre de ce qu'elle
fleurit d'elle-même comme une belle plante, sans qu'aucune
puissance d'amour puisse retenir et prendre tout ce qu'elle
répand au monde de parfum dans ce moment agité qui est la
jeunesse et la vie. Au fond, il ne lui reproche rien, sinon
qu'_elle est_. C'est là ce qu'il ne saurait supporter
paisiblement. Elle est, elle vit, elle est belle, elle songe.
Quel sujet d'inquiétude mortelle! Il veut toute cette chair. Il
la veut plus et mieux que n'a permis la nature, et toute.

La femme n'a pas cette imagination. Le plus souvent, ce qu'on
prend chez elle pour de la jalousie, c'est la rivalité. Mais,
quant à cette torture des sens, à cette hantise des apparitions
odieuses, à cette fureur imbécile et lamentable, à cette rage
physique, elle ne la connaît point ou ne la connaît guère. Son
sentiment, dans ce cas, est moins précis que le nôtre. Une sorte
d'imagination n'est pas très développée en elle, même dans
l'amour, et dans l'amour sensuel: c'est l'imagination plastique,
le sens précis des figures. Un grand vague enveloppe ses
impressions, et toutes ses énergies restent tendues pour la
lutte. Jalouse, elle combat avec une opiniâtreté, mêlée de
violence et de ruse, dont l'homme est incapable. Ce même
aiguillon qui nous déchire les entrailles l'excite à la course.
Dépossédée, elle lutte pour l'empire et pour la domination.

Aussi la jalousie, qui chez l'homme est une faiblesse, est une
force chez la femme et la pousse aux entreprises. Elle en tire
moins de dégoût que d'audace.

Voyez l'Hermione de Racine. Sa jalousie ne s'exhale pas en
noires fumées; elle a peu d'imagination; elle ne fait point de
ses tourments un poème plein d'images cruelles. Elle ne rêve
pas, et qu'est-ce que la jalousie sans le rêve? qu'est-ce que la
jalousie sans l'obsession et sans une espèce de monomanie
furieuse? Hermione n'est pas jalouse. Elle s'occupe d'empêcher
un mariage. Elle veut l'empêcher à tout prix, et reprendre un
homme, rien de plus.

Et quand cet homme est tué pour elle, par elle, elle est étonnée;
elle est surtout attrapée. C'est un mariage manqué. Un homme
sa place se fut écrié: «Tant mieux! cette femme que j'aimais,
personne ne l'aura.



*
* *


Le monde est frivole et vain, tant qu'il vous plaira. Pourtant,
ce n'est point une mauvaise école pour un homme politique. Et
l'on peut regretter qu'on en ait si peu l'usage aujourd'hui dans
nos parlements. Ce qui fait le monde, c'est la femme. Elle y
est souveraine: rien ne s'y fait que par elle et pour elle. Or
la femme est la grande éducatrice de l'homme; elle lui enseigne
les vertus charmantes, la politesse, la discrétion et cette
fierté qui craint d'être importune. Elle montre à quelques-uns
l'art de plaire, à tous l'art utile de ne pas déplaire. On
apprend d'elle que la société est plus complexe et d'une
ordonnance plus délicate qu'on ne l'imagine communément dans les
cafés politiques. Enfin on se pénètre près d'elle de cette idée
que les rêves du sentiment et les ombres de la foi sont
invincibles, et que ce n'est pas la raison qui gouverne les
hommes.

*
* *

Le comique est vite douloureux quand il est humain. Est-ce que
don Quichotte ne vous fait pas quelquefois pleurer? Je goûte
beaucoup pour ma part quelques livres d'une sereine et riante
désolation, comme cet incomparable _Don Quichotte_ ou comme
_Candide_, qui sont, à les bien prendre, des manuels d'indulgence
et de pitié, des bibles de bienveillance.



*
* *


L'art n'a pas la vérité pour objet. Il faut demander la vérit
aux sciences, parce qu'elle est leur objet; il ne faut pas la
demander à la littérature, qui n'a et ne peut avoir d'objet que
le beau.

La Chloé du roman grec ne fut jamais une vraie bergère, et son
Daphnis ne fut jamais un vrai chevrier; pourtant ils nous
plaisent encore. Le Grec subtil qui nous conta leur histoire ne
se souciait point d'étables ni de boucs. Il n'avait souci que de
poésie et d'amour. Et comme il voulait montrer, pour le plaisir
des citadins, un amour sensuel et gracieux, il mit cet amour dans
les champs où ses lecteurs n'allaient point, car c'étaient de
vieux Byzantins blanchis au fond de leur palais, au milieu de
féroces mosaïques ou derrière le comptoir sur lequel ils avaient
amassé de grandes richesses. Afin d'égayer ces vieillards
mornes, le conteur leur montra deux beaux enfants. Et pour qu'on
ne confondit point son Daphnis et sa Chloé avec les petits
polissons et les fillettes vicieuses qui foisonnent sur le pav
des grandes villes, il prit soin de dire: «Ceux dont je vous
parle vivaient autrefois à Lesbos, et leur histoire fut peinte
dans un bois consacré aux Nymphes.» Il prenait l'utile précaution
que toutes les bonnes femmes ne manquent jamais de prendre avant
de faire un conte, quand elles disent: «Au temps que Berthe
filait.» ou: «Quand les bêtes parlaient.

Si l'on veut nous dire une belle histoire, il faut bien sortir un
peu de l'expérience et de l'usage.



*
* *


Nous mettons l'infini dans l'amour. Ce n'est pas la faute des
femmes.



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* *


Je ne crois pas que douze cents personnes assemblées pour
entendre une pièce de théâtre forment un concile inspiré par la
sagesse éternelle; mais le public, ce me semble, apporte
ordinairement au spectacle une naïveté de coeur et une sincérit
d'esprit qui donnent quelque valeur au sentiment qu'il éprouve.
Bien des gens à qui il est impossible de se faire une idée de ce
qu'ils ont lu sont en état de rendre un compte assez exact de ce
qu'ils ont vu représenté. Quand on lit un livre, on le lit comme
on veut, on en lit ou plutôt on y lit ce qu'on veut. Le livre
laisse tout à faire à l'imagination. Aussi les esprits rudes et
communs n'y prennent-ils pour la plupart qu'un pâle et froid
plaisir. Le théâtre au contraire fait tout voir et dispense de
rien imaginer. C'est pourquoi il contente le plus grand nombre.
C'est aussi pourquoi il plaît médiocrement aux esprits rêveurs et
méditatifs. Ceux-là n'aiment les idées que pour le prolongement
qu'ils leur donnent et pour l'écho mélodieux qu'elles éveillent
en eux-mêmes. Ils n'ont que faire dans un théâtre et préfèrent
au plaisir passif du spectacle la joie active de la lecture.
Qu'est-ce qu'un livre? Une suite de petits signes. Rien de
plus. C'est au lecteur à tirer lui-même les formes, les couleurs
et les sentiments auxquels ces signes correspondent. Il dépendra
de lui que ce livre soit terne ou brillant, ardent ou glacé. Je
dirai, si vous préférez, que chaque mot d'un livre est un doigt
mystérieux, qui effleure une fibre de notre cerveau comme la
corde d'une harpe et éveille ainsi une note dans notre âme
sonore. En vain la main de l'artiste sera inspirée et savante.
Le son qu'elle rendra dépend de la qualité de nos cordes intimes.
Il n'en est pas tout à fait de même du théâtre. Les petits
signes noirs y sont remplacés par des images vivantes. Aux fins
caractères d'imprimerie qui laissent tant à deviner sont
substitués des hommes et des femmes, qui n'ont rien de vague ni
de mystérieux. Le tout est exactement déterminé. Il en résulte
que les impressions reçues par les spectateurs sont aussi peu
dissemblables que possible, en égard à la fatale diversité des
sentiments humains. Aussi voit-on, dans toutes les
représentations (que des querelles littéraires ou politiques ne
troublent point), une véritable sympathie s'établir entre tous
les assistants. Si l'on considère, d'ailleurs, que le théâtre
est l'art qui s'éloigne le moins de la vie, on reconnaîtra qu'il
est le plus facile à comprendre et à sentir et l'on en conclura
que c'est celui sur lequel le public est le mieux d'accord et se
trompe le moins.



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* *


Que la mort nous fasse périr tout entiers, je n'y contredis
point. Cela est fort possible. En ce cas, il ne faut pas la
craindre:

Je suis, elle n'est pas; elle est, je ne suis plus.

Mais si, tout en nous frappant, elle nous laisse subsister, soyez
bien sûrs que nous nous retrouverons au delà du tombeau tels
absolument que nous étions sur la terre. Nous en serons sans
doute fort penauds. Cette idée est de nature à nous gâter par
avance le paradis et l'enfer.

Elle nous ôte toute espérance, car ce que nous souhaitons le
plus, c'est de devenir tout autres que nous ne sommes. Mais cela
nous est bien défendu.



*
* *


Il y a un petit livre allemand qui s'appelle: _Notes à ajouter au
livre de la vie_, et qui est signé Gerhard d'Amyntor, livre assez
vrai et par conséquent assez triste, où l'on voit décrite la
condition ordinaire des femmes. «C'est dans les soucis
quotidiens que la mère de famille perd sa fraîcheur et sa force
et se consume jusqu'à la moelle de ses os. L'éternel retour de
la question: «Que faut-il faire cuire aujourd'hui?» l'incessante
nécessité de balayer le plancher, de battre, de brosser les
habits, d'épousseter, tout cela, c'est la goutte d'eau dont la
chute constante finit par ronger lentement, mais sûrement,
l'esprit aussi bien que le corps. C'est devant le fourneau de
cuisine que, par une magie vulgaire, la petite créature blanche
et rose, au rire de cristal, se change en une momie noire et
douloureuse. Sur l'autel fumeux où mijote le pot-au-feu, sont
sacrifiées jeunesse, liberté, beauté, joie.» Ainsi s'exprime
peu près Gerhard d'Amyntor.

Tel est le sort, en effet, de l'immense majorité des femmes.
L'existence est dure pour elles comme pour l'homme. Et si l'on
recherche aujourd'hui pourquoi elle est si pénible, on reconnaît
qu'il n'en peut être autrement sur une planète où les choses
indispensables à la vie sont rares, d'une production difficile ou
d'une extraction laborieuse. Des causes si profondes et qui
dépendent de la figure même de la terre, de sa constitution, de
sa flore et de sa faune, sont malheureusement durables et
nécessaires. Le travail, avec quelque équité qu'on le puisse
répartir, pèsera toujours sur la plupart des hommes et sur la
plupart des femmes, et peu d'entre elles auront le loisir de
développer leur beauté et leur intelligence dans des conditions
esthétiques. La faute en est à la nature. Cependant, que
devient l'amour? Il devient ce qu'il peut. La faim est sa
grande ennemie. Et c'est un fait incontestable que les femmes
ont faim. Il est probable qu'au XX° siècle comme au XIX° elles
feront la cuisine, à moins que le socialisme ne ramène l'âge o
les chasseurs dévoraient leur proie encore chaude et où Vénus
dans les forêts unissait les amants. Alors la femme était libre.
Je vais vous dire: Si j'avais créé l'homme et la femme, je les
aurais formés sur un type très différent de celui qui a prévalu
et qui est celui des mammifères supérieurs. J'aurais fait les
hommes et les femmes, non point à la ressemblance des grands
singes comme ils sont en effet, mais à l'image des insectes qui,
après avoir vécu chenilles, se transforment en papillons et
n'ont, au terme de leur vie, d'autre souci que d'aimer et d'être
beaux. J'aurais mis la jeunesse à la fin de l'existence humaine.
Certains insectes ont, dans leur dernière métamorphose, des ailes
et pas d'estomac. Ils ne renaissent sous cette forme épurée que
pour aimer une heure et mourir.

Si j'étais un dieu, ou plutôt un démiurge,--car la philosophie
alexandrine nous enseigne que ces minimes ouvrages sont plutôt
l'affaire du démiurge, ou simplement de quelque démon
constructeur,--si donc j'étais démiurge ou démon, ce sont ces
insectes que j'aurais pris pour modèles de l'homme. J'aurais
voulu que, comme eux, l'homme accomplît d'abord, à l'état de
larve, les travaux dégoûtants par lesquels il se nourrit. En
cette phase, il n'y aurait point eu de sexes, et la faim n'aurait
point avili l'amour. Puis j'aurais fait en sorte que, dans une
transformation dernière, l'homme et la femme, déployant des ailes
étincelantes, vécussent de rosée et de désir et mourussent dans
un baiser. J'aurais de la sorte donné à leur existence mortelle
l'amour en récompense et pour couronne. Et cela aurait été mieux
ainsi. Mais je n'ai pas créé le monde, et le démiurge qui s'en
est chargé n'a pas pris mes avis. Je doute, entre nous, qu'il
ait consulté les philosophes et les gens d'esprit.



*
* *


C'est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques
diffèrent essentiellement des vérités vulgaires. Elles n'en
diffèrent que par l'étendue et la précision. Au point de vue
pratique, c'est là une différence considérable. Mais il ne faut
pas oublier que l'observation du savant s'arrête à l'apparence et
au phénomène, sans jamais pouvoir pénétrer la substance ni rien
savoir de la véritable nature des choses. Un oeil armé du
microscope n'en est pas moins un oeil humain. Il voit plus que
les autres yeux, il ne voit pas autrement. Le savant multiplie
les rapports de l'homme avec la nature, mais il lui est
impossible de modifier en rien le caractère essentiel de ces
rapports. Il voit comment se produisent certains phénomènes qui
nous échappent, mais il lui est interdit, aussi bien qu'à nous,
de rechercher pourquoi ils se produisent.

Demander une morale à la science, c'est s'exposer à de cruels
mécomptes. On croyait, il y a trois cents ans, que la terre
était le centre de la création. Nous savons aujourd'hui qu'elle
n'est qu'une goutte figée du soleil. Nous savons quels gaz
brûlent à la surface des plus lointaines étoiles. Nous savons
que l'univers, dans lequel nous sommes une poussière errante,
enfante et dévore dans un perpétuel travail; nous savons qu'il
naît sans cesse et qu'il meurt des astres. Mais en quoi notre
morale a-t-elle été changée par de si prodigieuses découvertes?
Les mères en ont-elles mieux ou moins bien aimé leurs petits
enfants? En sentons-nous plus ou moins la beauté des femmes? Le
coeur en bat-il autrement dans la poitrine des héros? Non! non!
que la terre soit grande ou petite, il n'importe à l'homme. Elle
est assez grande pourvu qu'on y souffre, pourvu qu'on y aime. La
souffrance et l'amour, voilà les deux sources jumelles de son
inépuisable beauté. La souffrance! quelle divine méconnue!
Nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous, tout ce qui
donne du prix à la vie; nous lui devons la pitié, nous lui devons
le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n'est
qu'un grain de sable dans le désert infini des mondes. Mais, si
l'on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que tout
le reste du monde. Que dis-je? elle est tout, et le reste n'est
rien. Car, ailleurs, il n'y a ni vertu ni génie. Qu'est-ce que
le génie, sinon l'art de charmer la souffrance? C'est sur le
sentiment seul que la morale repose naturellement. De très
grands esprits ont nourri, je le sais, d'autres espérances.
Renan s'abandonnait volontiers en souriant au rêve d'une morale
scientifique. Il avait dans la science une confiance à peu près
illimitée. Il croyait qu'elle changerait le monde, parce qu'elle
perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui, qu'elle puisse
nous diviniser. A vrai dire, je n'en ai guère l'envie. Je ne
sens pas en moi l'étoffe d'un dieu, si petit qu'il soit. Ma
faiblesse m'est chère. Je tiens à mon imperfection comme à ma
raison d'être.



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* *


Il y a une petite toile de Jean Béraud qui m'intéresse
étrangement. C'est la _salle Graffard_; une réunion publique o
l'on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes. La
scène sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est
profond et vrai! Combien il est mélancolique! Il y a dans cet
étonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre à elle
seule l'ouvrier socialiste que vingt volumes d'histoire et de
doctrine, celle de ce petit homme chauve, tout en crâne, sans
épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d'art
sans doute, et un homme à idées, maladif et sans instincts,
l'ascète du prolétariat, le saint de l'atelier, chaste et
fanatique comme les saints de l'Église, aux premiers âges.
Certes, celui-là est un apôtre et on sent à le voir qu'une
religion nouvelle est née dans le peuple.



*
* *


Un géologue anglais, de l'esprit le plus riche et le plus ouvert,
sir Charles Lyell, a établi, il y a quarante ans environ, ce
qu'on nomme la théorie des causes actuelles. Il a démontré que
les changements survenus dans le cours des âges sur la face de la
terre n'étaient pas dus, comme on le croyait, à des cataclysmes
soudains, qu'ils étaient l'effet de causes insensibles et lentes
qui ne cessent point d'agir encore aujourd'hui. À le suivre, on
voit que ces grands changements, dont les vestiges étonnent, ne
semblent si terribles que par le raccourci des âges et qu'en
réalité ils s'accomplirent très doucement. C'est sans fureur que
les mers changèrent de lit et que les glaciers descendirent dans
les plaines, couvertes autrefois de fougères arborescentes.

Des transformations semblables s'accomplissent sous nos yeux,
sans que nous puissions même nous en apercevoir. Là, enfin, o
Cuvier voyait d'épouvantables bouleversements, Charles Lyell nous
montre la lenteur clémente des forces naturelles. On sent
combien cette théorie des causes actuelles serait bienfaisante si
on pouvait la transporter du monde physique au monde moral et en
tirer des règles de conduite. L'esprit conservateur et l'esprit
révolutionnaire, y trouveraient un terrain de conciliation.

Persuadé qu'ils restent insensibles quand ils s'opèrent d'une
manière continue, le conservateur ne s'opposerait plus aux
changements nécessaires, de peur d'accumuler des forces
destructives à l'endroit même où il aurait placé l'obstacle. Et
le révolutionnaire, de son côté, renoncerait à solliciter
imprudemment des énergies qu'il saurait être toujours actives.
Plus j'y songe et plus je me persuade que, si la théorie morale
des causes actuelles pénétrait dans la conscience de l'humanité,
elle transformerait tous les peuples de la terre en une
république de sages. La seule difficulté est de l'y introduire,
et il faut convenir qu'elle est grande.



*
* *


Je viens de lire un livre dans lequel un poète philosophe nous
montre des hommes exempts de joie, de douleur et de curiosité.
Au sortir de cette nouvelle terre d'Utopie quand, de retour sur
la terre, on voit autour de soi des hommes lutter, aimer,
souffrir, comme on se prend à les aimer et comme on est content
de souffrir avec eux! Comme on sent bien que là seulement est la
véritable joie! Elle est dans la souffrance comme le baume est
dans la blessure de l'arbre généreux. Ils ont tué la passion, et
du même coup ils ont tout tué, joie et douleur, souffrance et
volupté, bien, mal, beauté, tout enfin et surtout la vertu. Ils
sont sages et pourtant ils ne valent plus rien, car on ne vaut
que par l'effort. Qu'importe que leur vie soit longue, s'ils ne
l'emplissent pas, s'ils ne la vivent pas?

Ce livre fait beaucoup pour me rendre chère par réflexion cette
condition d'homme qui cependant est dure, pour me réconcilier
avec cette douloureuse vie, pour me ramener enfin à l'estime de
mes semblables et à la grande sympathie humaine. Ce livre a cela
d'excellent qu'il fait aimer la réalité et met en garde contre
l'esprit de chimère et d'illusion. En nous montrant des êtres
exempts de maux, il nous fait comprendre que ces tristes
bienheureux ne nous égalent pas et que ce serait une grande folie
que de quitter (à supposer que cela fût possible) notre condition
pour la leur.

Oh! le misérable bonheur que celui-là! N'ayant plus de
passions, ils n'ont pas d'art. Et comment auraient-ils des
poètes? Ils ne sauraient goûter ni la muse épique qui s'inspire
des fureurs de la haine et de l'amour, ni la muse comique qui rit
en cadence des vices et des ridicules des hommes. Ils ne peuvent
plus imaginer les Didon et les Phèdre, les malheureux! ils ne
voient plus ces ombres divines qui passent en frissonnant sous
les myrtes immortels.

Ils sont aveugles et sourds aux miracles de cette poésie qui
divinise la terre des hommes. Ils n'ont pas Virgile, et on les
dit heureux, parce qu'ils ont des ascenseurs. Pourtant un seul
beau vers a fait plus de bien au monde que tous les
chefs-d'oeuvre de la métallurgie.

Inexorable progrès! ce peuple d'ingénieurs n'a plus ni passions,
ni poésie, ni amour. Hélas! comment sauraient-ils aimer,
puisqu'ils sont heureux? L'amour ne fleurit que dans la douleur.
Qu'est-ce que les aveux des amants, sinon des cris de détresse?
«Qu'un Dieu serait misérable à ma place! s'écrie, dans un élan
d'amour, le héros d'un poète anglais. Un dieu, ma bien-aimée, ne
pourrait pas souffrir, ne pourrait pas mourir pour toi!

Pardonnons à la douleur et sachons bien qu'il est impossible
d'imaginer un bonheur plus grand que celui que nous possédons en
cette vie humaine, si douce et si amère, si mauvaise et si bonne,
à la fois idéale et réelle, et qui contient toutes choses et
concilie tous les contrastes. Là est notre jardin, qu'il faut
bêcher avec zèle.



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* *


C'est la force et la bonté des religions d'enseigner à l'homme sa
raison d'être et ses fins dernières. Quand on a repoussé les
dogmes de la théologie morale, comme nous l'avons fait presque
tous en cet âge de science et de liberté intellectuelle, il ne
reste plus aucun moyen de savoir pourquoi on est sur ce monde et
ce qu'on y est venu faire.

Le mystère de la destinée nous enveloppe tout entiers dans ses
puissants arcanes, et il faut vraiment ne penser à rien pour ne
pas ressentir cruellement la tragique absurdité de vivre. C'est
là, c'est dans l'absolue ignorance de notre raison d'être qu'est
la racine de notre tristesse et de nos dégoûts. Le mal physique
et le mal moral, les misères de l'âme et des sens, le bonheur des
méchants, l'humiliation du juste, tout cela serait encore
supportable si l'on en concevait l'ordre et l'économie et si l'on
y devinait une providence. Le croyant se réjouit de ses ulcères;
il a pour agréables les injustices et les violences de ses
ennemis; ses fautes même et ses crimes ne lui ôtent pas
l'espérance. Mais, dans un monde où toute illumination de la foi
est éteinte, le mal et la douleur perdent jusqu'à leur
signification et n'apparaissent plus que comme des plaisanteries
odieuses et des farces sinistres.



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* *


Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, et le
diable s'est toujours mis du côté des savants.



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* *


Me trouvant à Saint-Lô, il y a une dizaine d'années, je
rencontrai, chez un ami qui habite cette petite ville montueuse,
un prêtre instruit et éloquent avec lequel je pris plaisir
causer.

Insensiblement, je gagnai sa confiance et nous eûmes sur de
graves sujets des entretiens où il montrait à la fois la
subtilité pénétrante de son esprit et la divine candeur de son
âme. C'était un sage et c'était un saint. Grand casuiste et
grand théologien, il s'exprimait avec tant de puissance et de
charme que rien, dans cette petite ville, ne m'était si cher que
de l'entendre. Pourtant je demeurai plusieurs jours sans oser le
regarder. Pour la taille, la forme et l'apparence, c'était un
monstre. Figurez-vous un nain bancal et tors, agité d'une sorte
de danse de Saint-Guy et sautillant dans sa soutane comme dans un
sac. Sur son front des boucles blondes de cheveux, en révélant
sa jeunesse, le rendaient plus épouvantable encore. Mais enfin,
ayant excité mon courage à le voir en face, je pris à sa laideur
une sorte d'intérêt puissant. Je la contemplais et je la
méditais. Tandis que ses lèvres découvraient dans un sourire
séraphique les restes noirs de trois dents et que ses yeux, qui
cherchaient le ciel, roulaient entre des paupières sanglantes, je
l'admirais et, loin de le plaindre, j'enviais un être si
merveilleusement préservé, par la déformation parfaite de son
corps, des troubles de la chair, des faiblesses des sens et des
tentations que la nuit apporte dans ses ombres. Je l'estimais
heureux entre les hommes. Or, un jour, comme tous deux nous
descendions au soleil la rampe des collines, en disputant de la
grâce, ce prêtre s'arrêta tout à coup, posa lourdement sa main
sur mon bras et me dit d'une voix vibrante que j'entends encore:

--Je l'affirme, je le sais: la chasteté est une vertu qui ne peut
être gardée sans un secours spécial de Dieu.

Cette parole me découvrit l'abîme insondable des péchés de la
chair. Quel juste n'est point tenté si celui-là qui n'avait de
corps, ce semble, que pour la souffrance et le dégoût, sentait
aussi les aiguillons du désir?



*
* *


Les personnes très pieuses ou très artistes mettent dans la
religion ou dans l'art un sensualisme raffiné. Or, on n'est pas
sensuel sans être un peu fétichiste. Le poète a le fétichisme
des mots et des sons. Il prête des vertus merveilleuses
certaines combinaisons de syllabes et tend, comme les dévots,
croire à l'efficacité des formules consacrées.

Il y a dans la versification plus de liturgie qu'on ne croit.
Et, pour un poète blanchi dans la poétique, faire des vers, c'est
accomplir les rites sacrés. Cet état d'esprit est
essentiellement conservateur, et il ne faut point s'étonner de
l'intolérance qui en est le naturel effet.

A peine a-t-on le droit de sourire en voyant que ceux qui, à tort
ou à raison, prétendent avoir le plus innové sont ceux-là mêmes
qui repoussent les nouveautés avec le plus de colère ou de
dégoût. C'est là le tour ordinaire de l'esprit humain, et
l'histoire de la Réforme en a fait paraître des exemples
tragiques. On a vu un Henry Estienne qui, contraint de fuir pour
échapper au bûcher, du fond de sa retraite dénonçait au bourreau
ses propres amis qui ne pensaient pas comme lui. On a vu Calvin,
et l'on sait que l'intolérance des révolutionnaires n'est pas
médiocre. J'ai connu jadis un vieux sénateur de la République
qui, dans sa jeunesse, avait conspiré avec toutes les sociétés
secrètes contre Charles X, fomenté soixante émeutes sous le
gouvernement de Juillet, tramé, déjà vieux, des complots pour
renverser l'Empire et pris sa large part de trois révolutions.
C'était un vieillard paisible, qui gardait dans les débats des
assemblées une douceur souriante. Il semblait que rien ne dût
troubler désormais son repos, acheté par tant de fatigues. Il ne
respirait plus que la paix et le contentement. Un jour pourtant,
je le vis indigné. Un feu qu'on croyait depuis longtemps éteint
brillait dans ses yeux. Il regardait par une fenêtre du palais
un monôme d'étudiants qui déroulait sa queue dans le jardin du
Luxembourg. La vue de cette innocente émeute lui inspirait une
sorte de fureur.

--Un tel désordre sur la voie publique! s'écria-t-il d'une voix
étranglée par la colère et l'épouvante.

Et il appelait la police.

C'était un brave homme. Mais, après avoir fait des émeutes, il
en craignait l'ombre. Ceux qui ont fait des révolutions ne
souffrent pas qu'on en veuille faire après eux. Semblablement,
les vieux poètes qui ont marqué dans quelque changement poétique
ne veulent plus qu'on change rien. En cela, ils sont hommes. Il
est pénible, quand on n'est point un grand sage, de voir la vie
continuer après soi et de se sentir noyé dans l'écoulement des
choses. Poète, sénateur ou cordonnier, on se résigne mal
n'être pas la fin définitive des mondes et la raison suprême de
l'univers.



*
* *


On peut dire que, la plupart du temps, les poètes ne connaissent
pas les lois scientifiques auxquelles ils obéissent quand ils
font des vers excellents. En matière de prosodie, ils s'en
tiennent; avec raison, a l'empirisme le plus naïf. Il serait
bien peu intelligent de les en blâmer. En art comme en amour,
l'instinct suffit, et la science n'y porte qu'une lumière
importune. Bien que la beauté rélève de la géométrie, c'est par
le sentiment seul qu'il est possible d'en saisir les formes
délicates.

Les poètes sont heureux: une part de leur force est dans leur
ignorance même. Seulement, il ne faut pas qu'ils disputent trop
vivement des lois de leur art: ils y perdent leur grâce avec leur
innocence et, comme les poissons tirés hors de l'eau, ils se
débattent vainement dans les régions arides de la théorie.



*
* *


C'est une grande niaiserie que le «connais-toi toi-même» de la
philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni
autrui. Il s'agit bien de cela! Créer le monde est moins
impossible que de le comprendre. Hegel en eut quelque soupçon.
Il se peut que l'intelligence nous serve un jour à fabriquer un
univers. A concevoir celui-ci, jamais! Aussi bien est-ce faire
un abus vraiment inique de l'intelligence que de l'employer
rechercher la vérité. Encore moins peut-elle nous servir
juger, selon la justice, les hommes et leurs oeuvres. Elle
s'emploie proprement à ces jeux, plus compliqués que la marelle
ou les échecs, qu'on appelle métaphysique, éthique, esthétique.
Mais où elle sert le mieux et donne le plus d'agrément, c'est
saisir ça et là quelque saillie ou clarté des choses et à en
jouir, sans gâter cette joie innocente par esprit de système et
manie de juger.



*
* *


Vous dites que l'état méditatif est la cause de tous nos maux.
Pour croire cet état si funeste il en faut beaucoup exagérer la
grandeur et la puissance. En réalité, l'intelligence usurpe bien
moins qu'on ne croit sur les instincts et les sentiments
naturels, même chez les hommes dont l'intelligence a le plus de
force et qui sont égoïstes, avares et sensuels comme les autres
hommes. On ne verra jamais un physiologiste soumettre au
raisonnement les battements de son coeur et le rythme de sa
respiration. Dans la civilisation la plus savante, les
opérations auxquelles l'homme se livre avec une méthode
philosophique demeurent peu nombreuses et peu importantes au
regard de celles que l'instinct et le sens commun accomplissent
seuls; et nous réagissons si peu contre les mouvements réflexes
que je n'ose pas dire qu'il y a dans les sociétés humaines un
état intellectuel en opposition avec l'état de nature.

A tout considérer, un métaphysicien ne diffère pas du reste des
hommes autant qu'on croit et qu'il veut qu'on croie. Et
qu'est-ce que penser? Et comment pense-t-on? Nous pensons avec
des mots; cela seul est sensuel et ramène à la nature. Songez-y,
un métaphysicien n'a, pour constituer le système du monde, que le
cri perfectionné des singes et des chiens. Ce qu'il appelle
spéculation profonde et méthode transcendante, c'est de mettre
bout à bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopées qui
criaient la faim, la peur et l'amour dans les forêts primitives
et auxquelles se sont attachées peu à peu des significations
qu'on croit abstraites quand elles sont seulement relâchées.
N'ayez pas peur que cette suite de petits cris éteints et
affaiblis qui composent un livre de philosophie nous en apprenne
trop sur l'univers pour que nous ne puissions plus y vivre. Dans
la nuit où nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis
que l'ignorant reste; tranquillement au milieu de la chambre.



*
* *

_A Gabriel Séailles._


Je ne sais si ce monde est le pire des mondes possible. C'est le
flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce
celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est
peu de chose, et l'astronomie physique ne nous renseigne pas bien
exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes
même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que
Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la terre. Cette seule
ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici
et que la terre n'est qu'une des provinces de son vaste empire.
Nous n'avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure
la surface des mondes géants, Jupiter, Saturne, Uranus et
Neptune, qui glissent en silence dans des espaces où le soleil
commence d'épuiser sa chaleur et sa lumière. Qui sait ce que
sont les êtres sur ces globes enveloppés de nuées épaisses et
rapides? Nous ne pouvons nous empêcher de penser, par analogie,
que notre système solaire tout entier est une géhenne où l'animal
naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas
l'illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes
plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil. La
science a décomposé le faible rayon qu'elles mettent des années,
des siècles à nous envoyer; l'analyse de leur lumière nous a fait
connaître que les substances qui brûlent à leur surface sont
celles-là même qui s'agitent sur la sphère de l'astre qui, depuis
qu'il est des hommes, éclaire et réchauffe leurs misères, leurs
folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule à me
dégoûter de l'univers.

L'unité de sa composition chimique me fait assez pressentir la
monotonie rigoureuse des états d'âme et de chair qui se
produisent dans son inconcevable étendue et je crains
raisonnablement que tous les êtres pensants ne soient aussi
misérables dans le monde de Sirius et dans le système d'Altaïr
qu'ils le sont, à notre connaissance, sur la terre.--Mais,
dites-vous, tout cela n'est pas l'univers.--J'en ai bien aussi
quelque soupçon, et je sens que ces immensités ne sont rien et
qu'enfin, s'il y a quelque chose, ce quelque chose n'est pas ce
que nous voyons.

Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue
de l'univers est purement l'effet du cauchemar de ce mauvais
sommeil qui est la vie. Et c'est cela le pis. Car il est clair
que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la
nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre
imbécillité.



*
* *

_A Paul Hervieu._


Je suis persuadé que l'humanité a de tout temps la même somme de
folie et de bêtise à dépenser. C'est un capital qui doit
fructifier d'une manière ou d'une autre. La question est de
savoir si, après tout, les insanités consacrées par le temps ne
constituent pas le placement le plus sage qu'un homme puisse
faire de sa bêtise. Loin de me réjouir quand je vois s'en aller
quelque vieille erreur, je songe à l'erreur nouvelle qui viendra
la remplacer, et je me demande avec inquiétude si elle ne sera
pas plus incommode ou plus dangereuse que l'autre. A tout bien
considérer, les vieux préjugés sont moins funestes que les
nouveaux: le temps, en les usant, les a polis et rendus presque
innocents.



*
* *


Ceux qui ont le sentiment et le goût de l'action font, dans les
desseins les mieux concertés, la part de la fortune, sachant que
toutes les grandes entreprises sont incertaines. La guerre et le
jeu enseignent ces calculs de probabilités qui font saisir les
chances sans s'user à les attendre toutes.



*
* *


Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu'elle est
mauvaise, on dit une chose qui n'a point de sens. Il faut dire
qu'elle est bonne et mauvaise à la fois, car c'est par elle, et
par elle seule, que nous avons l'idée du bon et du mauvais. La
vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante,
affreuse, douce, amère, et qu'elle est tout. Il en est d'elle
comme de l'arlequin du bon Florian: l'un la voit rouge, l'autre
la voit bleue, et tous les deux la voient comme elle est,
puisqu'elle est rouge et bleue et de toutes les couleurs. Voil
de quoi nous mettre tous d'accord et réconcilier les philosophes
qui se déchirent entre eux. Mais nous sommes ainsi faits que
nous voulons forcer les autres a sentir et à penser comme nous et
que nous ne permettons pas à notre voisin d'être gai quand nous
sommes tristes.



*
* *


Le mal est nécessaire. S'il n'existait pas, le bien n'existerait
pas non plus. Le mal est l'unique raison d'être du bien. Que
serait le courage loin du péril et la pitié sans la douleur?

Que deviendraient le dévouement et le sacrifice an milieu du
bonheur universel? Peut-on concevoir la vertu sans le vice,
l'amour sans la haine, la beauté sans la laideur? C'est grâce au
mal et à la souffrance que la terre peut être habitée et que la
vie vaut la peine d'être vécue. Aussi ne faut-il pas trop se
plaindre du diable. C'est un grand artiste et un grand savant;
il a fabriqué pour le moins la moitié du monde. Et cette moiti
est si bien emboîtée dans l'autre qu'il est impossible d'entamer
la première sans causer du même coup un semblable dommage à la
seconde. À chaque vice qu'on détruit correspondait une vertu qui
périt avec lui. J'ai eu le plaisir de voir un jour, à une foire
de village, la vie du grand Saint-Antoine représentée par des
marionnettes. C'est un spectacle qui passe en philosophie les
tragédies de Shakespeare et les drames de M. d'Ennery, Oh!
qu'on apprécie bien là tout ensemble la grâce de Dieu et celle du
diable!

Le théâtre représente une solitude affreuse, mais qui sera
bientôt peuplée d'anges et de démons. L'action, en se déroulant,
imprime dans les coeurs une terrible impression de fatalité, qui
résulte de l'intervention symétrique des démons et des anges,
ainsi que de l'allure des personnages, qui sont conduits par des
fils que tient une main invisible. Pourtant, quand, après avoir
fait sa prière, le grand Saint-Antoine, encore agenouillé soulève
son front devenu calleux comme le genou des chameaux, pour avoir
été longtemps prosterné sur la pierre, et, levant ses yeux brûlés
de larmes, voit devant lui la reine de Saba, qui les bras
ouverts, lui sourit dans sa robe d'or, on frémit, on tremble
qu'il ne succombe, on suit avec angoisse le spectacle de son
trouble et de sa détresse.

Nous nous reconnaissons tous en lui et, quand il a triomphé, nous
nous associons tous à son triomphe. C'est celui de l'humanit
tout entière dans sa lutte éternelle. Saint-Antoine n'est un
grand saint que parce qu'il a résisté à la reine de Saba. Or, il
faut bien le reconnaître, en lui envoyant cette belle dame qui
cache son pied fourchu sous une longue robe brodée de perles, le
diable fit une besogne nécessaire à la sainteté de l'ermite.

Ainsi le spectacle des marionnettes m'a confirmé dans cette idée
que le mal est indispensable au bien et le diable nécessaire à la
beauté morale du monde.



*
* *


J'ai trouvé chez des savants la candeur des enfants, et l'on voit
tous les jours des ignorants qui se croient l'axe du monde.
Hélas! chacun de nous se voit le centre de l'univers. C'est la
commune illusion. Le balayeur de la rue n'y échappe pas. Elle
lui vient de ses yeux dont les regards, arrondissant autour de
lui la voûte céleste, le mettent au beau milieu du ciel et de la
terre. Peut-être cette erreur est-elle un peu ébranlée chez
celui qui a beaucoup médité. L'humilité rare chez les doctes,
l'est encore plus chez les ignares.



*
* *


Une théorie philosophique du monde ressemble au monde comme une
sphère sur laquelle on tracerait seulement les degrés de
longitude et de latitude ressemblerait à la terre. La
métaphysique a cela d'admirable qu'elle ôte au monde tout ce
qu'il a et qu'elle lui donne ce qu'il n'avait pas, travail
merveilleux sans doute, et jeu plus beau, plus illustre
incomparablement que les dames et que les échecs, mais, à tout
prendre, de même nature. Le monde pensé se réduit à des lignes
géométriques dont l'arrangement amuse. Un système comme celui de
Kant ou de Hegel ne diffère pas essentiellement de ces
_réussites_ par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes,
l'ennui de vivre.



*
* *


Peut-on, me dis-je, en lisant ce livre, nous charmer ainsi, non
point avec des formes et des couleurs, comme fait la nature en
ses bons moments, qui sont rares, mais avec de petits signes
empruntés au langage! Ces signes éveillent en nous des images
divines. C'est là le miracle! Un beau vers est comme un archet
promené sur nos fibres sonores. Ce ne sont pas ses pensées, ce
sont les nôtres que la poète fait chanter en nous. Quand il nous
parla d'une femme qu'il aime, ce sont nos amours et nos douleurs
qu'il éveille délicieusement en notre âme. Il est un évocateur.
Quand nous le comprenons, nous sommes aussi poètes que lui. Nous
avons en nous, tous tant que nous sommes, un exemplaire de chacun
de nos poètes que personne ne connaît, et qui périra à jamais
avec toutes ses variantes lorsque nous ne sentirons plus rien.
Et croyez-vous que nous aimerions tant nos lyriques s'ils nous
parlaient d'autre chose que de nous? Quel heureux malentendu!
Les meilleurs d'entre eux sont des égoïstes. Ils ne pensent qu'
eux. Ils n'ont mis qu'eux dans leurs vers et nous n'y trouvons
que nous. Les poètes nous aident à aimer: ils ne servent qu'
cela, Et c'est un assez bel emploi de leur vanité délicieuse.
Aussi en est-il de leurs strophes comme des femmes; rien n'est
plus vain que de les louer: la mieux aimée sera toujours la plus
belle. Quant à faire confesser au public que celle qu'on a
choisie est incomparable, cela est plutôt d'un chevalier errant
que d'un homme sage.



*
* *


Je ne sais si, comme la théologie l'enseigne, la vie est une
épreuve; en tout cas, ce n'est pas une épreuve à laquelle nous
soyons soumis volontairement. Les conditions n'en sont pas
réglées avec une clarté suffisant. Enfin elle n'est point égale
pour tous. Qu'est-ce que l'épreuve de la vie pour les enfants
qui meurent sitôt nés, pour les idiots et les fous? Voilà des
objections auxquelles on a déjà répondu.--On y répond toujours,
et il faut que la réponse ne soit pas très bonne, pour qu'on soit
obligé de la fuire tant de fois. La vie n'a pas l'air d'une
salle d'examen. Elle ressemble plutôt à un vaste atelier de
poterie où l'on fabrique toutes sortes de vases pour des
destinations inconnues et dont plusieurs, rompus dans le moule,
sont rejetés comme de vils tessons sans avoir jamais servi. Les
autres ne sont employés qu'à des usages absurdes ou dégoûtants.
Ces pots, c'est nous.



*
* *

_À Pierre Véber._

La destinée du Judas de Kerioth nous plonge dans un abîme
d'étonnement. Car enfin cet homme est venu pour accomplir les
prophéties; il fallait qu'il vendit le fils de Dieu pour trente
deniers. Et le baiser du traître est, comme la lance et les
clous vénérés, un des instruments nécessaires de la Passion.
Sans Judas, le mystère ne s'accomplissait point et le genre
humain n'était point sauvé. Et pourtant c'est une opinion
constante parmi les théologiens que Judas est damné. Ils la
fondent sur cette parole du Christ: «Il eût mieux valu pour lui
n'être pas né». Cette idée que Judas a perdu son âme en
travaillant au salut du monde a tourmenté plusieurs chrétiens
mystiques et entre autres l'abbé Oegger, premier vicaire de la
cathédrale de Paris. Ce prêtre, qui avait l'ame pleine de pitié,
ne pouvait tolérer l'idée que Judas souffrait dans l'enfer les
tourments éternels. Il y songeait sans cesse et son trouble
croissait dans ses perpétuelles méditations, il en vint à penser
que le rachat de cette malheureuse âme intéressait la miséricorde
divine et qu'en dépit de la parole obscure de l'Évangile et de la
tradition de l'Église, l'homme de Kerioth devait être sauvé. Ses
doutes lui étaient insupportables; il voulut en être éclairci.
Une nuit, comme il ne pouvait dormir, il se leva et entra par la
sacristie dans l'église déserte où les lampes perpétuelles
brûlaient sous d'épaisses ténèbres. Là, s'étant prosterné au
pied du maître autel, il lit cette prière:

«Mon Dieu, Dieu de clémence et d'amour, s'il est vrai que tu as
reçu dans ta gloire le plus malheureux de tes disciples; s'il est
vrai, comme je l'espère et le veux croire, que Judas Iscarioth
est assis à ta droite, ordonne qu'il descende vers moi et qu'il
m'annonce lui-même le chef-d'oeuvre de ta miséricorde.

» Et toi qu'on maudit depuis dix-huit siècles et que je vénère
parce que tu sembles avoir pris l'enfer pour toi seul afin de
nous laisser le ciel, bouc émissaire des traîtres et des infâmes,
à Judas, viens m'imposer les mains pour le sacerdoce de la
miséricorde et de l'amour!

Après avoir fait cette prière, le prêtre prosterné sentit deux
mains se poser sur sa tête comme celles de l'évêque le jour de
l'ordination. Le lendemain, il annonçait sa vocation
l'archevêque.--«Je suis lui dit-il, prêtre de la Miséricorde,
selon l'ordre de Judas, _secundnm ordinem Judas_.

Et, dès ce jour même, M. Oegger alla prêcher par le monde
l'évangile de la pitié infinie, au nom de Judas racheté. Son
apostolat s'enfonça dans la misère et dans la folie. M. Oegger
devint swedenborgien et mourut à Munich. C'est le dernier et le
plus doux des caînites.



*
* *


M. Aristide, qui est grand chasseur à tir et à courre, a sauv
une nitée de chardonnerets frais éclos dans un rosier, sous sa
fenêtre. Un chat grimpait dans le rosier. Il est bon, dans
l'action, de croire aux causes finales et de penser que les chats
sont faits pour détruire les souris ou pour recevoir du plomb
dans les côtes. M. Aristide prit son revolver et tira sur le
chat. On est content d'abord de voir les chardonnerets sauvés et
leur ennemi puni. Mais il en est de ce coup de revolver comme de
toutes les actions humaines: on n'en voit plus la justice quand
on y regarde de trop près. Car, si l'on y réfléchit, ce chat,
qui était un chasseur, comme M. Aristide, pouvait bien, comme
lui, croire aux causes finales, et, dans ce cas, il ne doutait
point que les chardonnerets ne fussent pondus pour lui. C'est
une illusion bien naturelle. Le coup de revolver lui apprit un
peu tard qu'il se trompait sur la cause finale des petits oiseaux
qui piaillent dans les rosiers. Quel être ne se croit pas la fin
de l'univers et n'agit pas comme s'il l'était? C'est la
condition même de la vie. Chacun de nous pense que le monde
aboutit à lui. Quand je parle de nous, je n'oublie pas les
bêtes. Il n'est pas un animal qui ne se sente la fin suprême o
tendait la nature. Nos voisins, comme le revolver de
M. Aristide, ne manquent point de nous détromper un jour ou
l'autre, nos voisins, ou seulement un chien, un cheval, un
microbe, un grain de sable.



*
* *


Tout ce qui ne vaut que par la nouveauté du tour et par un
certain goût d'art vieillit vite. La mode artiste passe comme
toutes les autres modes. Il en est des phrases affrétées et qui
veulent être neuves comme des robes qui sortent de chez les
grands couturiers: elles ne durent qu'une saison. A Rome, au
déclin de l'art, les statues des impératrices étaient coiffées
la dernière mode. Ces coiffures devenaient bientôt ridicules; il
fallait les changer, et l'on mettait aux statues des perruques de
marbre. Il conviendrait qu'un style peigné comme ces statues fût
recoiffés tous les ans. Et il se trouve qu'en ces temps-ci, o
nous vivons très vite, les écoles littéraires ne subsistent que
peu d'années, et parfois que peu de mois. Je sais des jeunes
gens dont le style date déjà de deux ou trois générations, et
semble archaïque. C'est sans doute l'effet de ce progrès
merveilleux de l'industrie et des machines qui emporte les
sociétés étonnées. Au temps de MM. de Goncourt et des chemins de
fer, on pouvait vivre encore assez longtemps sur une écriture
artiste. Mais depuis le téléphone, la littérature, qui dépend
des moeurs, renouvelle ses formules avec une rapidit
décourageante. Nous dirons donc avec M. Ludovic Halévy que la
forme simple est la seule faite pour traverser paisiblement, non
pas les siècles ce qui est trop dire, mais les années.

La seule difficulté est de définir la forme simple, et il faut,
convenir que cette difficulté est grande.

La nature, telle du moins que nous pouvons la connaître et dans
les milieux appropriés à la vie, ne nous présente rien de simple,
et l'art ne peut prétendre à plus de simplicité que la nature.
Pourtant nous nous entendons assez bien, quand nous disons que
tel style est simple et que tel autre ne l'est pas.

Je dirai donc, que, s'il n'y a pas proprement de style simple, il
y a des styles qui paraissent simples, et que c'est précisément
ceux-là que semblent attachés la jeunesse et la durée. Il ne
reste plus qu'à rechercher d'où leur vient cette apparence
heureuse. Et l'on pensera sans doute qu'ils la doivent, non pas
à ce qu'ils sont moins riches que les autres en éléments divers,
mais bien à ce qu'ils forment un ensemble où toutes les parties
sont si bien fondues qu'on ne les distingue plus. Un bon style,
enfin, est comme ce rayon de lumière qui entre par ma fenêtre au
moment où j'écris et qui doit sa clarté pure à l'union intime des
sept couleurs dont il est composé. Le style simple est semblable
à la clarté blanche. Il est complexe mais il n'y parait pas. Ce
n'est là qu'une image, et l'on sait le peu que valent les images
quand ce n'est pas un poète qui les assemble. Mais j'ai voulu
donner à entendre que, dans le langage, la simplicité belle et
désirable n'est qu'une apparence et qu'elle résulte uniquement du
bon ordre et de l'économie souveraine des parties du discours.



*
* *


Ne pouvant concevoir la beauté indépendante du temps et de
l'espace, je ne commence à me plaire aux oeuvres de l'esprit
qu'au moment où j'en découvre les attaches avec la vie, et c'est
le point de jointure qui m'attire. Les grossières poteries
d'Hissarlik m'ont fait mieux aimer l'_Iliade_ et je goûte mieux
la _Divine Comédie_ pour ce que je sais de la vie florentine au
xiiie siècle. C'est l'homme, et l'homme seulement, que je cherche
dans l'artiste. Le poème le plus beau est-il autre chose qu'une
relique? Goethe a dit une parole profonde: «Les seules oeuvres
durables sont des oeuvres de circonstance.» Mais il n'y a, à tout
prendre, que des oeuvres de circonstance, car toutes dépendent du
lieu et du moment où elles furent créées. On ne peut les
comprendre ni les aimer d'un amour intelligent, si l'on ne
connaît le lieu, le temps et les circonstances de leur origine.
C'est le fait d'une imbécillité orgueilleuse de croire qu'on a
produit une oeuvre qui se suffit à elle-même. La plus haute n'a
de prix que pour ses rapports avec la vie. Mieux je saisis ces
rapports, plus je m'intéresse à l'oeuvre.



*
* *


On peut, on doit tout dire, quand ou sait tout dire. Il y aurait
tant d'intérêt à entendre une confession absolument sincère! Et
depuis qu'il y a des hommes rien de pareil n'a encore ét
entendu. Aucun n'a tout dit, pas même cet ardent Augustin, plus
occupé de confondre les manichéens que de mettre son âme à nu,
non pas même ce pauvre grand Rousseau que sa folie portait à se
calomnier lui-même.



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* *


Les influences secrètes du jour et de l'air, ces mille
souffrances émanant de toute la nature, sont la rançon des êtres
sensuels, enclins à chercher leur joie dans les formes et dans
les couleurs.



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* *


L'intolérance est de tous les temps. Il n'est point de religion
qui n'ait eu ses fanatiques. Nous sommes tous enclins
l'adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons,
et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles.
Les hommes ont grand'peine à mettre un peu de critique dans les
sources de leurs croyances et dans l'origine de leur foi. Aussi
bien, si l'on regardait trop aux principes, on ne croirait
jamais.



*
* *


Beaucoup de gens, aujourd'hui, sont persuadés que nous sommes
parvenus à l'arrière-fin des civilisations et qu'après nous le
monde périra. Ils sont millénaires comme les saints des premiers
âges chrétiens; mais ce sont des millénaires raisonnables, au
goût du jour. C'est, peut-être, une sorte de consolation de se
dire que l'univers ne nous survivra pas.

Pour ma part, je ne découvre dans l'humanité aucun signe de
déclin. J'ai beau entendre parler de la décadence. Je n'y crois
pas. Je ne crois pas même que nous soyons parvenus au plus haut
point de civilisation. Je crois que l'évolution de l'humanit
est extrêmement lente et que les différences qui se produisent
d'un siècle à l'autre dans les moeurs sont, à les bien mesurer,
plus petites qu'on ne s'imagine. Mais elles nous frappent. Et
les innombrables ressemblances que nous avons avec nos pères,
nous ne les remarquons pas. Le train du monde est lent. L'homme
a le génie de l'imitation. Il n'invente guère. Il y a, en
psychologie comme en physique, une loi de la pesanteur qui nous
attache au vieux sol. Théophile Gautier, qui était à sa façon un
philosophe, avec quelque chose de turc dans sa sagesse,
remarquait, non sans mélancolie, que les hommes n'étaient pas
même parvenus à inventer un huitième péché capital. Ce matin, en
passant dans la rue, j'ai vu des maçons qui bâtissaient une
maison et qui soulevaient des pierres comme les esclaves de
Thèbes et de Ninive. J'ai vu des mariés qui sortaient de
l'église pour aller au cabaret, suivis de leur cortège, et qui
accomplissaient sans mélancolie les rites tant de fois
séculaires. J'ai rencontré un poète lyrique qui m'a récité ses
vers, qu'il croit immortels; et, pendant ce temps, des cavaliers
passaient sur la chaussée, portant un casque, le casque des
légionnaires et des hoplites, le casque en bronze clair des
guerriers homériques, d'où pendait encore, pour terrifier
l'ennemi, la crinière mouvante qui effraya l'enfant Astyanax dans
les bras de sa nourrice à la belle ceinture. Ces cavaliers
étaient des gardes républicains. À cette vue et songeant que les
boulangers de Paris cuisent le pain dans des fours, comme aux
temps d'Abraham et de Goudéa, j'ai murmuré la parole du Livre:
«Rien de nouveau sous le soleil». Et je ne m'étonnai plus de
subir des lois civiles qui étaient déjà vieilles quand César
Justinien en forma un corps vénérable.



*
* *


Une chose surtout donne de l'attrait
à la pensée des hommes: c'est l'inquiétude. Un esprit qui n'est
point anxieux m'irrite ou m'ennuie.



*
* *


Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que
le nôtre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale. Nous
appelons sceptiques ceux qui n'ont point nos propres illusions,
sans même nous inquiéter s'ils en ont d'autres.



*
* *


Auguste Comte est aujourd'hui mis à son rang, à coté de Descartes
et de Leibnitz. La partie de sa philosophie qui traite des
rapports des sciences entre elles et de leur subordination, celle
encore où il dégage de l'amas des faits historiques une
constitution positive de la sociologie font désormais partie des
plus précieuses richesses de la pensée humaine. Au contraire, le
plan tracé par ce grand homme, à la fin de sa vie, en vue d'une
organisation nouvelle de la société, n'a trouvé aucune faveur en
dehors de l'Église positiviste: c'est la partie religieuse de
l'oeuvre. Auguste Comte la conçut sous l'influence d'un amour
mystique et chaste. Celle qui l'inspira, Clotilde de Vaux,
mourut un an après sa première rencontre avec le philosophe, qui
voua a la mémoire de cette jeune femme un culte continué par les
disciples fidèles. La religion d'Auguste Comte fut inspirée par
l'amour. Pourtant elle est triste et tyrannique. Tous les actes
de la vie et de la pensée y sont étroitement réglés. Elle donne
à l'existence une figure géométrique. Toute curiosité de
l'esprit y est sévèrement réprimée. Elle ne souffre que les
connaissances utiles et subordonne entièrement l'intelligence au
sentiment. Chose digne de remarque! Par cela même que cette
doctrine est fondée sur la science, elle suppose la science
définitivement constituée et, loin d'encourager les recherches
ultérieures, elle les déconseille et blâme même celles qui n'ont
pas pour objet le bien des hommes. Cela seul m'empêcherait
d'aller frapper, en habit blanc de néophyte, aux portes du temple
de la rue Monsieur-le-Prince. Bannir le caprice et la curiosité,
que cela est cruel! Ce dont je me plains, ce n'est pas que les
positivistes veuillent nous interdire toute recherche sur
l'essence, l'origine et la fin des choses. Je suis bien résign
à ne connaître jamais la cause des causes et la fin des fins. Il
y a beau temps que je lis les traités de métaphisique comme des
romans plus amusants que les autres, non plus véritables. Mais
ce qui rend le positivisme amer et désolant, c'est la sévérit
avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les
plus aimables. Vivre sans elles serait-ce encore vivre? Il ne
nous laisse pas jouer en liberté avec les phénomènes et nous
enivrer des vaines apparences. Il condamne la folie délicieuse
d'explorer les profondeurs du ciel. Auguste Comte, qui professa
vingt ans l'astronomie, voulait borner l'étude de cette science
aux planètes visibles de notre système, les seuls corps,
disait-il, qui pussent avoir une influence appréciable sur le
Grand-Fétiche. C'est la terre qu'il appelait ainsi. Mais le
Grand-Fétiche ne serait plus habitable à certains esprits si la
vie y était réglée heure par heure et si l'on n'y pouvait faire
des choses inutiles, comme, par exemple, rêver aux étoiles
doubles.



*
* *


«Il faut que j'agisse puisque je vis,» dit l'homunculus sorti de
l'alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c'est agir.
Malheureusement, l'esprit spéculatif rend l'homme impropre
l'action. L'empire n'est pas à ceux qui veulent tout comprendre.
C'est une infirmité que de voir au delà du but prochain. Il n'y
a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des oeillères
pour marcher sans écart. Les philosophes s'arrêtent en route et
changent la course en promenade. L'histoire du petit
Chaperon-Rouge est une grande leçon aux hommes d'État qui portent
le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s'il est des
noisettes dans les sentiers du bois.



*
* *


Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui
donner pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié, comme les
Égyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse
Nephtys. L'Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères;
l'une, en souriant, nous rend la vie aimable; l'autre, qui
pleure, nous la rend sacrée. L'Ironie que j'invoque n'est point
cruelle. Elle ne raille ni l'amour, ni la beauté. Elle est
douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c'est elle
qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sors, que
nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr.



*
* *


Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est sûr de lui
comme de l'univers. C'est ce qui plaît à la foule; elle demande
des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et
l'embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la
simplicité. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle manière,
mais seulement oui ou non.



*
* *


Les morts se prêtent aux réconciliations avec une extrême
facilité. C'est un bon instinct que de confondre dans la gloire
et dans l'amour les ouvriers qui, bien qu'ennemis, travaillèrent
en commun à quelque grande oeuvre morale ou sociale. La légende
opère ces réunions posthumes qui contentent tout un peuple. Elle
a des ressources merveilleuses pour mettre Pierre et Paul et tout
le monde d'accord.

Mais la légende de la Révolution a bien de la peine à se faire.



*
* *


Le goût des livres est vraiment un goût louable. On a raillé les
bibliophiles, et peut-être, après tout, prêtent-ils à la
raillerie; c'est le cas de tous les amoureux. Mais il faudrait
plutôt les envier puisqu'ils ont ornés leur vie d'une longue et
paisible volupté. On croit les confondre en disant qu'ils ne
lisent point leurs livres. Mais l'un d'eux a répondu sans
embarras: «Et vous, mangez-vous dans votre vieille faïence?» Que
peut-on faire de plus honnête que de mettre des livres dans une
armoire? Cela rappelle beaucoup, à la vérité, la tâche que se
donnent les enfants, quand ils font des tas de sable au bord de
la mer. Ils travaillent en vain, et tout ce qu'ils élèvent sera
ben tôt renversé. Sans doute, il en est ainsi des collections de
livres et de tableaux. Mais il n'en faut accuser que les
vicissitudes de l'existence et la brièveté de la vie. La mer
emporte les tas de sable, le commissaire-priseur disperse les
collections. Et pourtant on n'a rien de mieux à faire que des
tas de sable à dix ans et des collections à soixante. Rien ne
restera de tout ce que nous élevons, et l'amour des bibelots
n'est pas plus vain que tous les autres amours.



*
* *


Pour peu qu'on ait pratiqué les savants, on s'aperçoit qu'ils
sont les moins curieux des hommes. Étant, il y a quelques
années, dans une grande ville d'Europe que je ne nommerai pas, je
visitai les galeries d'histoire naturelle en compagnie d'un des
conservateurs qui me décrivait les zoolithes avec une extrême
complaisance. Il m'instruisit beaucoup jusqu'aux terrains
pliocènes. Mais, lorsque nous nous trouvâmes devant les premiers
vestiges de l'homme, il détourna la tête et répondit à mes
questions que ce n'était point sa vitrine. Je sentis mon
indiscrétion. Il ne faut jamais demander à un savant les secrets
de l'univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne
l'intéresse point.



*
* *


Le temps, dans sa fuite, blesse ou tue nos sentiments les plus
ardents et les plus tendres. Il affaiblit l'admiration en lui
ôtant ses aliments naturels: la surprise et l'étonnement; il
anéantit l'amour et ses belles folies, il ébranle la foi et
l'espérance, il défleurit, il effeuille toutes les innocences.
Du moins, qu'il nous laisse la pitié, afin que nous ne soyons pas
enfermés dans la vieillesse comme dans un sépulcre.

C'est par la pitié qu'on demeure vraiment homme. Ne nous
changeons pas en pierre comme les grandes impies des vieux
mythes. Ayons pitié des faibles parce qu'ils souffrent la
persécution et des heureux de ce monde parce qu'il est écrit:
«Malheur à vous qui riez!» Prenons la bonne part, qui est de
souffrir avec ceux qui souffrent, et disons des lèvres et du
coeur, au malheureux, comme le chrétien à Marie: «_Fac me tecum
plangere._



*
* *


Ne craignons pas trop de prêter aux artistes d'autrefois un idéal
qu'ils n'eurent jamais. On n'admire point sans quelque illusion,
et comprendre un chef-d'oeuvre c'est, en somme, le créer en
soi-même à nouveau. Les mêmes oeuvres se reflètent diversement
dans les âmes qui les contemplent. Chaque génération d'hommes
cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux
maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au
prix de quelque heureux contresens, l'émotion la plus pure et la
plus forte. Aussi l'humanité ne s'attache-t-elle guère avec
passion qu'aux oeuvres d'art ou de poésie dont quelques parties
sont obscures et susceptibles d'interprétations diverses.



*
* *


On annonce, on attend, on voit déjà de grands changements dans la
société. C'est l'éternelle erreur de l'esprit prophétique.
L'instabilité, sans doute, est la condition première de la vie;
tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et
presque à notre insu.

Tout progrès, le meilleur comme le pire, est lent et régulier.
Il n'y aura pas de grands changements, il n'y en eut jamais,
j'entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations
économiques s'opèrent avec la lenteur clémente des forces
naturelles. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont
toujours ce qu'il fallait qu'elles fussent.

Notre état social est reflet des états qui l'ont précédé, comme
il est la cause des états qui le suivront. Il tient des
premiers, comme les suivants tiendront de lui. Et cet
enchaînement fixe pour longtemps la persistance d'un même type;
cet ordre assure la tranquillité de la vie. Il est vrai qu'il ne
contente ni les esprits curieux de nouveautés, ni les coeurs
altérés de charité. Mais c'est l'ordre universel. Il faut s'y
soumettre. Ayons le zèle du coeur et les illusions nécessaires;
travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point
dans l'espoir d'un succès subit et merveilleux, non point au
milieu des imaginations d'une apocalypse sociale: toutes les
apocalypses éblouissent et déçoivent. N'attendons point de
miracle. Résignons-nous a préparer, pour notre inperceptible
part, l'avenir meilleur ou pire que nous ne verrons pus.



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Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en
définitive, c'est Dieu.



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Les philosophies sont intéressantes seulement comme des monuments
psychiques propres a éclairer le savant sur les divers états qu'a
traversés l'esprit humain. Précieuses pour la connaissance de
l'homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui
n'est pas l'homme.

Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu'on met dans
les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties
égales. Ces fils sont utiles à l'observation exacte des astres,
mais ils sont de l'homme et non du ciel. Il est bon qu'il y ait
des fils de platine dans les lunettes. Mais il ne faut pas
oublier que c'est l'opticien qui les a mis.



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A dix-sept ans, je vis, un jour, Alfred de Vigny dans un cabinet
de lecture de la rue de l'Arcade. Je n'oublierai jamais qu'il
portait une épaisse cravate de satin noir attachée au cou par un
camée et sur laquelle se rabattait un col aux bords arrondis. Il
tenait à la main une mince canne de jonc à pomme d'or. J'étais
bien jeune, et pourtant il ne me parut pas vieux. Son visage
était paisible et doux. Ses cheveux décolorés, mais soyeux
encore et légers, tombaient en boucles sur ses joues rondes. Il
se tenait très droit, marchait à petits pas et parlait à voix
basse. Après son départ, je feuilletai avec une émotion
respectueuse le livre qu'il avait rapporté. C'était un tome de
la collection Petitot, les _Mémoires de La Noue_, je crois. J'y
trouvai un signet oublié, une étroite bande de papier sur
laquelle, de sa grande écriture allongée et pointue, qui
rappelait celle de madame de Sévigné, le poète avait tracé au
crayon un seul mot, un nom: _Bellérophon_. Héros fabuleux ou
navire historique, que signifiait ce nom? Vigny songeait-il, en
l'écrivant, à Napoléon trouvant les bornes des grandeurs de
chair, ou bien se disait-il: «Le cavalier mélancolique porté par
Pégase n'a point, quoi qu'en aient dit les Grecs, tué le monstre
terrible et charmant que, la sueur au front, la gorge brûlante et
les pieds en sang, nous poursuivons éperdument, la Chimère?



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La tristesse philosophique s'est plus d'une fois exprimée avec
une morne magnificence. Comme les croyants parvenus à un haut
degré de beauté morale goûtent les joies du renoncement, le
savant, persuadé que tout autour de nous n'est qu'apparence et
duperie, s'enivre de cette mélancolie philosophique et s'oublie
dans les délices d'un calme désespoir. Douleur profonde et
belle, que ceux qui l'ont goûtée n'échangeraient pas contre les
gaietés frivoles et les vaines espérances du vulgaire. Et les
contradicteurs qui, malgré la beauté esthétique de ces pensées,
les trouveraient funestes à l'homme et aux nations, suspendront
peut-être l'anathème quand on leur montrera la doctrine de
l'illusion universelle et de l'écoulement des choses unissant
l'âge d'or de la philosophie grecque avec Xénophane et se
perpétuant à travers l'humanité polie, dans les intelligences les
plus hautes, les plus sereines, les plus douces, un Démocrite, un
Épicure, un Gassendi.



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Je sais une petite fille de neuf ans plus sage que les sages.
Elle me disait tout à l'heure:

«On voit dans les livres ce qu'on ne peut pas voir en réalité,
parce que c'est trop loin ou parce que c'est passé. Mais ce
qu'on voit dans les livres, on le voit mal, et tristement. Et
les petits enfants ne doivent pas lire des livres. Il y a tant
de choses bonnes à voir, et qu'ils n'ont pas vues: les lacs, les
montagnes, les rivières, les villes et les campagnes, la mer et
les bateaux, le ciel et les étoiles!

Je suis bien de son avis. Nous avons une heure à vivre, pourquoi
nous charger de tant de choses? Pourquoi tant apprendre, puisque
nous savons que nous ne saurons jamais rien? Nous vivons trop
dans les livres et pas assez dans la nature, et nous ressemblons
à ce niais de Pline le Jeune qui étudiait un orateur grec pendant
que sous ses yeux le Vésuve engloutissait cinq villes sous la


 


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