Le Jardin d'Épicure
by
Anatole France

Part 2 out of 3



cendre.



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* *


Y a-t-il une histoire impartiale? Et qu'est-ce que l'histoire?
La représentation écrite des événements passés. Mais qu'est-ce
qu'un événement? Est-ce un fait quelconque? Non pas! c'est un
fait notable. Or, comment l'historien juge-t-il qu'un fait est
notable ou non? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son
caractère, à son idée, en artiste enfin. Car les faits ne se
divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en
faits non historiques. Un fait est quelque chose d'infiniment
complexe. L'historien présentera-t-il les faits dans leur
complexité? Cela est impossible. Il les représentera dénués de
presque toutes les particularités qui les constituent, par
conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent.
Quant aux rapports des faits entre eux, n'en parlons pas. Si un
fait dit historique est amené, ce qui est possible, ce qui est
probable, par un ou plusieurs faits non historiques, et par cela
même inconnus, comment l'historien pourra-t-il marquer la
relation de ces faits et leur enchaînement? Et je suppose dans
tout ce que je dis là que l'historien a sous les yeux des
témoignages certains, tandis qu'en réalité on le trompe et qu'il
n'accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de
sentiment. L'histoire n'est pas une science, c'est un art. On
n'y réussit que par l'imagination.



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«C'est beau, un beau crime!» s'écria un jour J.-J. Weiss dans un
grand journal. Le mot fit scandale parmi les lecteurs
ordinaires. Je sais un digne homme de magistrat, un bon
vieillard, qui rendit le lendemain la feuille au porteur.
C'était un abonné de plus de trente années, et il était dans
l'âge où l'on n'aime pas à changer ses habitudes. Mais il
n'hésita pas à faire ce sacrifice à la morale professionnelle.
C'est, je crois, l'affaire Fualdès qui avait inspiré à J.-J.
Weiss une si généreuse admiration. Je ne veux scandaliser
personne. Je ne saurais. Il y faut une grâce audacieuse que je
n'ai point. Pourtant je confesse que le maître avait raison et
que c'est beau, un beau crime.

Les causes célèbres ont sur chacun de nous un attrait
irrésistible. Ce n'est pas trop de dire que le sang répandu est
pour moitié dans la poésie de l'humanité. Macbeth et Chopart dit
l'Aimable sont les rois de la scène. Le goût des légendes
scélérates est inné dans l'homme. Interrogez les petits enfants:
ils vous diront tous que si Barbe-Bleue n'avait pas tué ses
femmes, son histoire en serait moins jolie. En face d'une
ténébreuse affaire d'assassinat, l'esprit ressent une curiosit
étonnée.

Il s'étonne, parce que le crime est de soi-même étrange,
mystérieux et monstrueux; il s'intéresse, parce qu'il retrouve
dans tous les crimes ce vieux fonds de faim et d'amour sur
lequel, bons ou mauvais, nous vivons tous. Le criminel semble
venu de très loin. Il nous rapporte une image épouvantable de
l'humanité des bois et des cavernes. Le génie des races
primitives revit en lui. Il garde des instincts qu'on croyait
perdus; il a des ruses que notre sagesse ignore. Il est pouss
par des appétits qui sommeillent en nous autres. Il est encore
une bête et déjà un homme. De là l'admiration indignée qu'il
nous inspire. Le spectacle du crime est à la fois dramatique et
philosophique. Il est pittoresque aussi, il séduit par des
groupements bizarres, des ombres farouches entrevues sur les
murs, quand tout dort, des haillons tragiques, des expressions de
visage dont le secret irrite. Rustique et rampant sur la terre
nourricière qu'il abreuve depuis tant de siècles, le crime
s'associe aux noires magies de la nuit, au silence amical de la
lune, aux terreurs éparses dans la nature, aux mélancolies des
champs et des rivières. Faubourien et caché dans la foule, il
prend les nerfs par une odeur de bouge et d'alcool, un goût de
pourriture et des accents inouïs d'infamie. Dans le monde, je
veux dire dans la société bourgeoise, où il est rare, il
s'habille comme nous, il parle comme nous, et c'est peut-être
sons cette figure équivoque et vulgaire qu'il occupe le plus
fortement les imaginations. Le crime en habit noir est celui que
le peuple préfère.



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Le charme qui touche le plus les âmes est le charme du mystère.
Il n'y a pas de beauté sans voiles, et ce que nous préférons,
c'est encore l'inconnu. L'existence serait intolérable si l'on
ne rêvait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c'est l'idée
qu'elle nous donne de je ne sais quoi qui n'est point en elle.
Le réel nous sert à fabriquer tant bien que mal un peu d'idéal.
C'est peut-être sa plus grande utilité.



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«Cela est un signe du temps,» dit-on à chaque instant. Mais il
est très difficile de découvrir les vrais signes du temps. Il y
faut une connaissance du présent ainsi que du passé et une
philosophie générale que nous n'avons ni les uns ni les autres.
Il m'est arrivé plusieurs fois de saisir certains petits faits
qui se passaient sous mes yeux et de leur trouver une physionomie
originale dans laquelle je me plaisais à discerner l'esprit de
cette époque. «Ceci, me disais-je, devait se produire
aujourd'hui et ne pouvait être autrefois. C'est un signe du
temps.» Or, j'ai retrouvé neuf fois sur dix le même fait avec des
circonstances analogues dans du vieux mémoires ou dans de
vieilles histoires. Il y a en nous un fonds d'humanité qui
change moins qu'on ne croit. Nous différons très peu, en somme,
de nos grands-pères. Pour que nos goûts et nos sentiments se
transforment, il est nécessaire que les organes qui les
produisent se transforment eux-mêmes. C'est l'ouvrage des
siècles. Il faut des centaines et des milliers d'années pour
altérer sensiblement quelques-uns de nos caractères.



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Nous n'enfermons plus notre croyance dans les vieux dogmes. Pour
nous, le Verbe ne s'est pas révélé seulement sur la sainte
montagne dont parle l'Écriture. Le ciel des théologiens nous
apparaît désormais peuplé de vains fantômes. Nous savons que la
vie est brève, et, pour la prolonger, nous y mettons le souvenir
des temps qui ne sont plus. Nous n'espérons plus en
l'immortalité de la personne humaine; pour nous consoler de cette
croyance morte, nous n'avons que le rêve d'une autre immortalité,
insaisissable celle-là, éparse, qu'on ne peut goûter que par
avance, et qui, d'ailleurs, n'est promise qu'à bien peu d'entre
nous, l'immortalité des âmes dans la mémoire des hommes.



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Nous n'avons rien à faire en ce monde qu'à nous résigner. Mais
les nobles créatures savent donner à la résignation le beau nom
de contentement. Les grandes âmes se résignent avec une sainte
joie. Dans l'amertume du doute, au milieu du mal universel, sous
le ciel vide, elles savent garder intactes les antiques vertus
des fidèles. Elles croient, elles veulent croire. La charité du
genre humain les échauffe. C'est peu encore. Elles conservent
pieusement cette vertu que la théologie chrétienne mettait dans
sa sagesse au-dessus de toutes les autres, parce qu'elle les
suppose ou les remplace: l'espérance. Espérons, non point en
l'humanité qui, malgré d'augustes efforts, n'a pas détruit le mal
en ce monde, espérons dans ces êtres inconcevables qui sortiront
un jour de l'homme, comme l'homme est sorti de la brute. Saluons
ces génies futurs. Espérons en cette universelle angoisse dont
le transformisme est la loi matérielle. Cette angoisse féconde,
nous la sentons croître en nous; elle nous fait marcher vers un
but inévitable et divin.



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Les vieillards tiennent beaucoup trop à leurs idées. C'est
pourquoi les naturels des îles Fidji tuent leurs parents quand
ils sont vieux. Ils facilitent ainsi l'évolution, tandis que
nous en retardons la marche en faisant des académies.



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L'ennui des poètes est un ennui doré, ne les plaignez pas trop;
ceux qui chantent savent charmer leur désespoir; il n'est telle
magie que la magie des mots. Les poètes se consolent, comme les
enfants, avec des images.



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En amour, il faut aux hommes des formes et des couleurs; ils
veulent des images. Les femmes ne veulent que des sensations.
Elles aiment mieux que nous, elles sont aveugles. Et si vous
pensez a la lampe de Psyché, à la goutte d'huile, je vous dirai
que Psyché n'est pas la femme, Psyché est l'âme. Ce n'est pas la
même chose. C'est même le contraire. Psyché était curieuse de
voir, et les femmes ne sont curieuses que de sentir. Psych
cherchait l'inconnu. Quand les femmes cherchent, ce n'est pas
l'inconnu qu'elles cherchent. Elles veulent retrouver, voil
tout, retrouver leur rêve ou leur souvenir, la sensation pure.
Si elles avaient des yeux, comment parviendrait-on à s'expliquer
leurs amours?



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* *

_A Édouard Rod._

SUR LES COUVENTS DE FEMMES


Il est pénible de voir une jeune fille mourir volontairement au
monde. Le couvent effraye tout ce qui n'y entre pas. Au milieu
du XIVe siècle de l'ère chrétienne, une jeune Romaine nommée
Blésilla fit dans un monastère de tels jeûnes qu'elle en mourut.
Le peuple furieux, suivit le cercueil en criant: «Chassons,
chassons de la ville cette détestable race des moines! Pourquoi
ne les lapide-t-on pas? Pourquoi ne les jette-t-on pas dans la
rivière?» Et lorsque, quatorze cents ans plus tard, Chateaubriand
exalta, par la bouche du père Aubry, les filles qui ont
«sanctifié leur beauté aux chefs-d'oeuvre de la pénitence et
mutilé cette chair révoltée dont les plaisirs ne sont que des
douleurs», l'abbé Morellet, qui était un vieux philosophe,
entendit avec impatience ces louanges de la vie cénobitique et
s'écria: «Si ce n'est pas là du fanatisme, je demande à l'auteur
de me donner sa définition!» Que nous enseignent ces
interminables querelles, sinon que la vie religieuse fait peur
la nature et que cependant elle a des raisons d'être et de durer?
Le peuple et les philosophes n'entrent pas toujours dans ces
raisons. Elles sont profondes et touchent aux plus grands
mystères de la nature humaine. Le cloître a été pris d'assaut et
renversé. Ses ruines désertes se sont repeuplées. Certaines
âmes y vont par une pente naturelle; ce sont des âmes
claustrales. Parce qu'elles sont inhumaines et pacifiques, elles
quittent le monde et descendent avec joie dans le silence et la
paix. Plusieurs sont nées lasses; elles n'ont point de
curiosité. Elles se traînent inertes et sans désir. Ne sachant
ni vivre ni mourir, elles embrassent la vie religieuse comme une
moindre vie et comme une moindre mort. D'autres sont amenées au
cloître par des raisons détournées. Elles ne prévoyaient pas le
but. Innocentes blessées, une déception précoce, un deuil secret
du coeur, leur a gâté l'univers. Leur vie ne portera point de
fruits; le froid en a séché la fleur. Elles ont eu trop tôt le
sentiment du mal universel. Elles se cachent pour pleurer.
Elles veulent qu'on les oublie. Elles veulent oublier... Ou
plutôt, elles aiment leur douleur et elles la mettent à l'abri
des hommes et des choses. Il en est d'autres enfin qu'attire au
couvent le zèle du sacrifice et qui veulent se donner tout
entières, dans un abandon plus grand encore que celui de l'amour.
Celles-là, plus rares, sont les vraies épouses de Jésus-Christ.
L'Église leur prodigue les doux noms de lis et de rose, de
colombe et d'agneau: elle leur promet, par la bouche de la Reine
des Vierges, la couronne d'étoiles et le trône de candeur. Mais
prenons garde de renchérir sur les théologiens. Aux époques de
foi, on ne s'échauffait guère sur les vertus mystiques des
religieuses. Je ne parle pas du peuple, à qui les nonnes ont
toujours été suspectes et qui a fait sur elles des contes joyeux.
Je parle du clergé séculier, dont les jugements étaient fort
mélangés. N'oublions pas que la poésie des cloîtres date de
Chateaubriand et de Montalembert.

Il faut aussi considérer que les communautés diffèrent tout
fait selon les temps et les pays et qu'on ne peut les réunir
toutes dans un même jugement. Le couvent fut longtemps en
Occident la ferme, l'école, l'hôpital et la bibliothèque. Il y
eut des couvents pour conserver la science, d'autres pour
conserver l'ignorance. Il y en eut pour le travail comme pour
l'oisiveté.

J'ai visité, il y a quelques années, la montagne sur laquelle
sainte Odile, fille d'un duc d'Alsace, éleva au milieu du XIIe
siècle un monastère dont la mémoire est restée dans l'âme du
peuple alsacien. Cette fille forte chercha et trouva les moyens
d'adoucir autour d'elle le grand mal de vivre dont souffraient
alors les pauvres gens. Aidée par d'habiles collaboratrices et
servie par des serfs nombreux, elle défricha, cultiva les terres,
éleva des bestiaux, mit les récoltes à l'abri des pillards. Elle
fut prévoyante pour les imprévoyants. Elle enseigna la sobriét
aux buveurs de cervoise, la douceur aux violents, une bonne
économie à tous. Est-il possible de découvrir une ressemblance
entra ces vierges robustes et pures des temps barbares, ces
royales métayères, et les abbesses qui, sous Louis XV, mettaient
des mouches pour aller à l'office et parfumaient de poudre à la
maréchale les lèvres des abbés qui leur baisaient les doigts?

Et même alors, même en ces jours de scandale, quand la noblesse
jetait dans les abbayes des cadettes révoltées, il y avait de
bonnes âmes sous les grilles des maisons conventuelles. J'ai
surpris les secrets de l'une d'elles. Qu'elle me pardonne!
C'est l'an passé, chez Legoubin, libraire sur le quai Malaquais.
Je trouvai un vieux manuel de confession à l'usage des
religieuses. Une inscription mise sur le titre, à main reposée,
m'apprit qu'en 1779 ce livre appartenait à soeur Anne, religieuse
soumise à la règle des Feuillantines. Il était rédigé en
français et avait ceci de remarquable que chaque péché était
imprimé sur une petite fiche collée au feuillet par le bord
seulement. Pendant l'examen de conscience, dans la chapelle, la
pénitente n'avait besoin ni de plume ni de crayon pour noter ses
fautes graves ou légères. Il lui suffisait de corner la petite
bande portant mention d'un péché qu'elle avait commis. Et dans
le confessionnal, aidée de son livre, qu'elle suivait de corne en
corne, soeur Anne ne risquait pas d'oublier quelque manquement
aux commandements de Dieu ou à ceux de l'Église.

Or, dans le moment que je trouvai ce petit livre chez mon ami
Legoubin, je vis que plusieurs coulpes y étaient marquées d'un
pli unique. C'étaient les coulpes extraordinaires de soeur Anne.
D'autres avaient été cornées bien des fois et les angles du
papier étaient tout usés. C'étaient là les péchés mignons de
soeur Anne.

Comment en douter? Le livre n'avait pas servi depuis la
dispersion des religieuses en 1790. Il était encore plein des
pieuses images et des prières historiées que la bonne fille avait
glissées entre les pages.

Je connus de la sorte l'âme de soeur Anne. Je n'y trouvai que
des péchés innocents s'il en fut, et j'ai grand espoir que soeur
Anne est assise aujourd'hui à la droite du Père. Jamais coeur
plus pur n'a battu sous la robe blanche des Feuillantines. Je me
figure cette sainte fille d'aspect candide, un peu grasse, se
promenant à pas lents entre les carrés de choux du jardin
conventuel, et marquant sans trouble, de son doigt blanc, sur le
livre, ses péchés aussi réguliers que sa vie: paroles vaines,
distractions dans les assemblées, distractions aux offices,
désobéissances légères et sensualité dans les repas. Ce dernier
trait me touche jusqu'aux larmes. Soeur Anne mangeait avec
sensualité des racines cuites à l'eau. Elle n'était point
triste. Elle ne doutait point. Elle ne tenta jamais Dieu. Ces
péchés-là n'ont point de corne dans le petit livre. Religieuse,
elle avait le coeur monastique. Sa destinée était conforme à sa
nature. Voilà le secret de la sagesse de soeur Anne.

Je ne sais, mais je crois bien qu'il y a beaucoup de soeurs Anne
aujourd'hui dans les couvents de femmes. J'aurais plusieurs
reproches à faire aux moines; j'aime mieux dire tout de suite que
je ne les aime pas beaucoup. Quant aux religieuses, je crois
qu'elles ont pour la plupart, comme soeur Anne, un coeur
monastique, dans lequel abondent les grâces de leur état.

Et pourquoi sans cela seraient-elles entrées an couvent?
Aujourd'hui, elles n'y sont plus jetées par l'orgueil et
l'avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu'il
leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s'il leur
plaisait de le quitter, et vous voyez qu'elles le gardent. Les
dragons philosophes, qu'on voit forçant les clôtures dans les
vaudevilles de la Révolution, avaient vite fait d'invoquer la
nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne
croient les dragons philosophes; elle réunit le sensualisme et
l'ascétisme dans son sein immense; et quant aux couvents, il faut
bien que le monstre soit aimable, puisqu'il est aimé et qu'il ne
dévore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses
charmes. La chapelle, avec ses vases dorés et ses roses en
papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et
éclairée par une lumière pâle et mystérieuse comme le clair de
lune, les chants et l'encens et la voix du prêtre, voilà les
premières séductions du cloître; elles l'emportent quelquefois
sur celles du monde.

C'est que ces choses ont une âme et qu'elles contiennent toute la
somme de poésie accessible à certaines natures. Sédentaire et
faite pour une vie discrète, humble, cachée, la femme se trouve
tout d'abord à son aise au couvent. L'atmosphère en est tiède,
un peu lourde; elle procure aux bonnes filles les délices d'une
lente asphyxie. On y goûte un demi-sommeil. On y perd la
pensée. C'est un grand débarras. En échange, on y gagne la
certitude. N'est-ce pas, au point de vue pratique, une
excellente affaire? Je compte pour peu les titres d'épouse
mystique de Jésus, de vase d'élection et de colombe immaculée.
On n'a guère d'exaltation dans les communautés. Les vertus y
vont leur petit train. Tout, jusqu'au sentiment du divin, y
garde un prudent terre-à-terre. Pas d'envolée. Le
spiritualisme, dans sa sagesse, s'y matérialise autant qu'il
peut, et il le peut beaucoup plus qu'on ne pense communément. La
grande affaire de la vie y est si bien divisée en une suite de
petites affaires que l'exactitude supplée à tout. Rien ne rompt
jamais la trame égale de l'existence. Le devoir y est très
simple. La règle le trace. Il y a là de quoi satisfaire les
âmes timides, douces et obéissantes. Une telle vie tue
l'imagination et non pas la gaieté. Il est rare de rencontrer
l'expression d'une tristesse profonde sur le visage d'une
religieuse. A l'heure qu'il est, on chercherait vainement dans
les couvents de France une Virginie de Leyva ou une Giulia
Carraciolo, victimes révoltées, respirant avec ivresse à travers
les grilles du cloître les parfums de la nature et du monde. On
n'y trouverait pas non plus, je crois, une sainte Thérèse ou une
sainte Catherine de Sienne. L'âge héroïque des couvents est
jamais passé. L'ardeur mystique s'éteint. Les causes qui
jetaient tant d'hommes et de femmes dans les monastères
n'existent plus. Aux temps de violence, quand l'homme, mal
assuré de goûter les fruits de son travail, se réveillait sans
cesse aux cris de mort, aux lueurs de l'incendie, quand la vie
était un cauchemar, les plus douces âmes s'en allaient rêver du
ciel dans des maisons qui s'élevaient comme de grands navires
au-dessus des flots de la haine et du mal. Ces temps ne sont
plus. Le monde est devenu à peu près supportable. On y reste
plus volontiers. Mais ceux qui le trouvent encore trop rude et
trop peu sûr sont libres, après tout, de s'en retirer.
L'Assemblée constituante avait eu tort de le contester, et nous
avons eu raison de l'admettre en principe.

J'ai l'honneur de connaître la supérieure d'une communauté dont
la maison-mère est à Paris. C'est une femme de bien et qui
m'inspire un sincère respect. Elle me contait, il y a peu de
temps, les derniers moments d'une de ses religieuses, que j'avais
connue dans le monde rieuse et jolie, et qui était allée
s'éteindre de phtisie au couvent.

«Elle a fait une sainte mort, me dit la supérieure. Elle se
levait de son lit tous les jours de sa longue maladie, et deux
soeurs converses la portaient à la chapelle. Elle y priait
encore le matin de sa délivrance. Un cierge allumé devant
l'image de saint Joseph s'égouttait sur le parquet. Elle donna
l'ordre à une des soeurs converses de redresser ce cierge. Puis
elle se renversa en arrière, poussa un grand soupir et entra en
agonie. On l'administra. Elle ne put témoigner que par le
mouvement de ses yeux de la piété avec laquelle elle recevait les
sacrements des morts.

Ce petit récit me fut fait avec une admirable simplicité. La
mort est l'acte le plus important de la vie religieuse. Mais
l'existence cénobitique y prépare si bien qu'il ne reste pas plus
à faire en ce moment-là qu'en tout autre. On redresse un cierge
qui s'égouttait et l'on meurt. Il n'en fallait pas plus pour
compléter une sainteté minutieuse.




*
* *

DE L'ENTRETIEN QUE J'EUS CETTE NUIT
AVEC UN FANTÔME
SUR LES ORIGINES DE L'ALPHABET


Dans le silence de la nuit, j'écrivais, j'écrivais depuis
longtemps. Renvoyant sur ma table la lumière de la lampe,
l'abat-jour laissait dans l'ombre les livres qui montent en
étages sur les quatre faces du cabinet de travail. Le feu
mourant semait dans les cendres ses derniers rubis. Les acres
vapeurs du tabac épaississaient l'air; devant moi, dans une
coupe, sur un monceau de cendres, une dernière cigarette élevait
tout droit sa mince fumée bleue. Et les ténèbres de cette
chambre étaient mystérieuses, parce qu'on y sentait confusément
l'âme de tous les livres endormis. Ma plume sommeillait entre
mes doigts et je songeais à des choses très anciennes, quand de
la fumée de ma cigarette, comme des vapeurs d'une herbe magique,
sortit un personnage étrange: ses cheveux bouclés, ses yeux longs
et luisants, son nez busqué, ses lèvres épaisses, sa barbe noire,
frisée à la mode assyrienne, son teint de bronze clair,
l'expression de ruse et de sensualité cruelle empreinte sur son
visage, les formes trapues de son corps et ses riches vêtements
révélaient un de ces Asiatiques appelés barbares par les
Hellènes. Il était coiffé d'un bonnet bleu fait comme une tête
de poisson et semé d'étoiles. Il portait une robe pourpre,
brodée de figures d'animaux, et tenait d'une main un aviron, de
l'autre des tablettes. Je ne me troublai point à sa vue. Que
des fantômes apparaissent dans une bibliothèque, rien de plus
naturel. Où se montreraient les ombres des morts, sinon au
milieu des signes qui gardent leur souvenir? J'invitai
l'étranger à s'asseoir. Il n'en fit rien.

--Laissez, me dit-il, et faites comme si je n'étais pas là, je
vous prie. Je suis venu regarder ce que vous écriviez sur ce
mauvais papier. J'y prends plaisir; non que je me soucie en
aucune façon des idées que vous pouvez exprimer. Mais les
caractères que vous tracez m'intéressent infiniment. En dépit
des altérations qu'elles ont subies en vingt-huit siècles
d'usage, les lettres qui sortent de votre plume ne me sont point
étrangères. Je reconnais ce B qui, de mon temps, s'appelait
_beth_, c'est-à-dire maison. Voici l'L, que nous nommions
_lamed_, parce qu'il était en forme d'aiguillon. Ce G vient de
notre _gimel_, au cou de chameau, et cet A, sort de notre
_aleph_, en tête de boeuf. Quant au D que je vois là, il
représenterait aussi fidèlement que le _daleth_, qui lui a donn
naissance, l'entrée triangulaire de la tente plantée dans le
sable du désert, si par un trait cursif vous n'aviez arrondi les
contours de ce signe d'une vie antique et nomade. Vous avez
altéré le _daleth_ ainsi que toutes les lettres de mon alphabet.
Mais je ne vous le reproche pas. C'était pour aller plus vite.
Le temps est précieux. Le temps, c'est de la poudre d'or, des
dents d'éléphant et des plumes d'autruche. La vie est courte.
Il faut, sans perdre un moment, négocier et naviguer, afin de
gagner des richesses, pour vieillir heureux et respecté.

--Monsieur, lui dis-je, à votre aspect comme à vos discours, je
vous reconnais pour un vieux Phénicien.

Il me répondit simplement:

--Je suis Cadmus, l'ombre de Cadmus.

--En ce cas, répliquai-je, vous n'existez pas proprement. Tous
êtes mythique et allégorique. Car il est impossible de donner
créance à tout ce que les Grecs ont dit de vous. Ils content que
vous avez tué, au bord de la fontaine d'Ares, un dragon dont la
gueule vomissait des flammes, et qu'ayant arraché les dents du
monstre vous les avez semées dans la terre où elles se changèrent
en hommes. Ce sont des contes, et vous-même, monsieur, vous êtes
fabuleux.

--Que je le sois devenu dans la suite des âges, il se peut, et
que ces grands enfants que vous nommez les Grecs aient mêlé des
fables à ma mémoire, je le crois, mais je n'en ai nul souci. Je
ne me suis jamais inquiété de ce qu'on penserait de moi après ma
mort; mes craintes et mes espérances n'allaient point au delà de
cette vie dont on jouit sur la terre, et qui est la seule que je
connaisse encore aujourd'hui. Car je n'appelle pas vivre flotter
comme une vaine ombre dans la poussière des bibliothèques et
apparaître vaguement à M. Ernest Renan ou à M. Philippe Berger.
Et cet état de fantôme me semble d'autant plus triste que j'ai
mené, de mon vivant, l'existence la plus active et la mieux
remplie. Je ne m'amusais point à semer dans les champs béotiens
des dents de serpent, à moins que ces dents ne fussent les haines
et l'envie que faisaient naître dans l'âme des pâtres du Cythéron
ma richesse et ma puissance. J'ai navigué toute ma vie. Dans
mon vaisseau noir, qui portait à sa proue un nain rouge et
monstrueux, gardien de mes trésors, observant les sept Cabires
qui voguent par le ciel en leur barque étincelante, guidant ma
route sur cette étoile immobile que les Grecs nommaient, à cause
de moi, la Phénicienne, j'ai sillonné toutes les mers et abord
tous les rivages; je suis allé chercher l'or de la Colchide,
l'acier des Chalybes, les perles d'Ophir, l'argent de Tartesse;
j'ai pris en Bétique le fer, le plomb, le cinabre, le miel, la
cire et la poix, et, franchissant les bornes du monde, j'ai couru
sous les brumes de l'Océan jusqu'à l'île sombre des Bretons, dont
je suis revenu vieux, les cheveux blancs, riche de l'étain que
les Égyptiens, les Hellènes et les Italiotes m'achetèrent au
poids de l'or. La Méditerranée était alors mon lac. J'ai fond
sur ses côtes encore sauvages des centaines de comptoirs, et
cette fameuse Thèbes n'est qu'une citadelle où je gardais de
l'or. J'ai trouvé en Grèce des sauvages armés de bois de cerf et
de pierres éclatées. Je leur ai donné le bronze, et c'est par
moi qu'ils ont connu tous les arts.

On sentait dans son regard et dans ses paroles une duret
blessante, je lui répondis sans amitié:

--Oh! vous étiez un négociant actif et intelligent. Mais vous
n'aviez point de scrupules, et vous vous conduisiez,
l'occasion, en vrai pirate. Quand vous abordiez sur une côte de
la Grèce ou des îles, vous aviez soin d'étaler sur le rivage des
parures et de riches étoffes, et si les filles de la côte,
conduites par un invincible attrait, venaient seules, à l'insu de
leurs parents, contempler les choses désirées, vos marins
enlevaient ces vierges qui criaient et pleuraient en vain, et ils
les jetaient, liées et frémissantes, dans le fond de vos
vaisseaux, à la garde du nain rouge. N'avez-vous point ainsi,
vous et les vôtres, volé la jeune Io, fille du roi Inachos, pour
la vendre en Egypte?

--C'est bien probable. Ce roi Inachos était le chef d'une petite
tribu sauvage. Sa fille était blanche, avec des traits fins et
purs. Les relations entre les sauvages et les hommes civilisés
ont été les mêmes de tout temps.

--Il est vrai; mais vos Phéniciens ont commis des vols inouïs
dans le monde. Ils n'ont pas craint de dérober des sarcophages
et de dépouiller les hypogées égyptiens pour enrichir leurs
nécropoles de Gébal.

--De bonne foi, monsieur, sont-ce là des reproches à faire à un
homme très ancien, à celui que Sophocle appelait déjà l'antique
Cadmus? Il y a cinq minutes à peine que nous causons ensemble
dans votre cabinet et vous oubliez tout à fait que je suis votre
aîné de vingt-huit siècles. Reconnaissez en moi, cher monsieur,
un vieux Chananéen qu'il ne faut pas chicaner sur quelques
caisses de momies et quelques filles de sauvages volées en Egypte
ou en Grèce. Admirez plutôt la force de mon intelligence et la
beauté de mon industrie. Je vous ai parlé de mes navires. Je
pourrais vous montrer mes caravanes allant chercher dans le Yemen
l'encens et la myrrhe, dans le Harran les pierreries et les
épices, en Ethiopie l'ivoire et l'ébène. Mais mon activité ne
s'exerçait pas seulement dans l'échange et le négoce. J'étais un
manufacturier habile, alors que le monde autour de moi
sommeillait dans la barbarie. Métallurgiste, teinturier,
verrier, joaillier, j'exerçais mon génie dans ces arts du feu, si
merveilleux qu'ils semblent magiques. Regardez les coupes que
j'ai ciselées et admirez le goût délicat du vieux bijoutier de
Chanaan! Et je n'étais pas moins admirable dans les travaux
agricoles. De cette étroite bande de terre resserrée entre le
Liban et la mer, j'ai fait un jardin délicieux. On y retrouve
encore les citernes que j'ai creusées. Un de vos maîtres a dit:
«Seul l'homme de Chanaan pouvait bâtir des pressoirs pour
l'éternité.» Connaissez mieux le vieux Cadmus. J'ai fait passer
tous les peuples méditerranéens de l'âge de pierre à l'âge de
bronze. J'ai appris à vos Grecs les principes de tous les arts.
En échange du blé, du vin et des peaux de bête qu'ils
m'apportaient, je leur ai donné des coupes où se baisaient des
colombes et des figurines de terre, qu'ils ont copiées depuis, en
les arrangeant à leur goût. Enfin, je leur ai donné un alphabet
sans lequel ils n'auraient pu ni fixer ni même préciser leurs
pensées que vous admirez. Voilà ce qu'a fait le vieux Cadmus.
Il l'a fait non par la charité du genre humain ni par désir d'une
vaine gloire, mais pour l'amour du lucre et en vue d'un profit
tangible et certain. Il l'a fait pour s'enrichir et avec l'envie
de boire pendant sa vieillesse du vin dans des coupes d'or, sur
une table d'argent, au milieu de femmes blanches dansant des
danses voluptueuses et jouant de la harpe. Car le vieux Cadmus
ne croit ni à la bonté ni à la vertu. Il sait que les hommes
sont mauvais et que, plus puissants que les hommes, les dieux
sont pires. Il les craint; il s'efforce de les apaiser par des
sacrifices sanglants. Il ne les aime point. Il n'aime que
lui-même. Je me peins tel que je suis. Mais considérez que, si
je n'avais pas recherché les violents plaisirs des sens, je
n'aurais pas travaillé pour m'enrichir, je n'aurais pas invent
les arts dont vous jouissez encore aujourd'hui. Et puisqu'enfin,
cher monsieur, n'ayant pas assez d'esprit pour devenir marchand,
vous êtes scribe et faites des écritures à la manière des Grecs,
vous devriez m'honorer à l'égal d'un dieu, moi, à qui vous devez
l'alphabet. J'en suis l'inventeur. Vous pensez bien que je ne
l'ai créé que pour la commodité de mon commerce et sans prévoir
le moins du monde l'usage qu'en feraient plus tard les peuples
littéraires. Il me fallait un système de notation simple et
rapide. Je l'eusse volontiers pris à mes voisins, ayant
l'habitude de tirer d'eux tout ce qui pouvait me convenir. Je ne
me pique pas d'originalité, ma langue est celle des sémites; ma
sculpture est tantôt égyptienne et tantôt babylonienne. Si
j'avais eu une bonne écriture sous la main, je ne me serais pas
mis en frais d'invention sur cette matière. Mais ni les
hiéroglyphes des peuples que vous nommez aujourd'hui, sans les
connaître, Hittites ou Heléens***, ni l'écriture sacrée des
Egyptiens ne répondaient à mes besoins. C'étaient là des
écritures compliquées et lentes, mieux faites pour s'étendre sur
les murailles des temples et des tombeaux que pour se presser sur
les tablettes d'un négociant. Même abrégée et cursive,
l'écriture des scribes égyptiens gardait encore, de son type
premier, la lourdeur, l'embarras et l'indécision. Le système
tout entier était mauvais. L'hiéroglyphe simplifié restait
encore l'hiéroglyphe, c'est-à-dire quelque chose de terriblement
confus. Vous savez comment les Égyptiens mêlaient dans leurs
hiéroglyphes, tant parfaits qu'abrégés, les signes représentant
des idées aux signes représentant des sons. Par un coup de
génie, je pris vingt-deux de ces signes innombrables et j'en fis
les vingt-deux lettres de mon alphabet. Des lettres,
c'est-à-dire des signes correspondant chacun à un son unique, et
fournissant par leur association prompte et facile le moyen de
peindre fidèlement tous les sons! N'était-ce point ingénieux?

--Oui, sans doute, c'était ingénieux, et plus encore que vous ne
croyez. Et nous vous devons un présent inestimable. Car sans
l'alphabet point de notation exacte du discours, point de style,
partant point de pensée un peu délicate, point d'abstractions,
point de philosophie subtile. Il serait aussi absurde d'imaginer
Pascal écrivant les _Provinciales_ en caractères cunéiformes que
de croire que le Zeus d'Olympie a été sculpté par un phoque.
Inventé pour tenir des livres de commerce, l'alphabet phénicien
est devenu dans le monde entier l'instrument nécessaire et
parfait de la pensée, et l'histoire de ses transformations est
intimement liée à celle du développement de l'esprit humain.
Votre invention est infiniment belle et précieuse, encore
qu'imparfaite. Car vous n'avez pas songé aux voyelles, et ce
sont les Grecs ingénieux qui les ont trouvées. Leur part en ce
monde était de porter toutes choses à la perfection.

--Les voyelles, je vais vous dire j'ai toujours eu la mauvaise
habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en êtes
peut-être aperçu ce soir: le vieux Cadmus parle un peu de la
gorge.

--Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la
vierge Io, puisque enfin son père Inachos n'était qu'un chef de
sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculpté à la
pointe du silex. Je lui pardonnerais même d'avoir fait connaître
aux Béotiens pauvres et vertueux les danses frénétiques des
Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donné à la Grèce
et au monde le plus précieux des talismans, les vingt-deux
lettres de l'alphabet phénicien. De ces vingt-deux lettres sont
sortis tous les alphabets de l'univers. Il n'est point de pensée
sur cette terre qu'ils ne fixent et ne gardent. De votre
alphabet, divin Cadmus, sont sorties les écritures grecques et
italiotes, qui ont donné naissance à toutes les écritures
européennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les
écritures sémitiques, depuis l'araméen et l'hébreu jusqu'au
syriaque et à l'arabe. Et ce même alphabet phénicien est le père
des alphabets hymiarite et éthiopien et de tous les alphabets du
centre de l'Asie, zend et pehlvi, et même de l'alphabet indien,
qui a donné naissance au devanâgari et à tous les alphabets de
l'Asie méridionale. Quelle fortune! Quel succès universel! Il
n'y a pas, à l'heure qu'il est, sur toute la surface de la terre
une seule écriture qui ne dérive de l'écriture cadméenne.
Quiconque en ce monde écrit un mot est tributaire des vieux
marchands chananéens. A cette pensée, je suis tenté de vous
rendre les plus grands honneurs, soigneur Cadmus, et je ne suis
comment reconnaître la faveur que vous m'avez faite en passant
une petite heure de nuit dans mon cabinet, vous, Baal Cadmus,
inventeur de l'alphabet.

--Cher monsieur, modérez votre enthousiasme. Je suis assez
content de ma petite invention. Mais ma visite n'a rien qui
puisse vous flatter particulièrement. Je m'ennuie à mort depuis
que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni étain, ni poudre
d'or, ni dents d'éléphant et que, sur cette terre où M. Stanley
suit de loin mon exemple, je suis réduit à converser, de temps
autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien
s'intéresser à moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et
tachez de vous enrichir: les seuls bien de ce monde sont la
richesse et la puissance.

Il dit et disparut. Mon feu s'était éteint, la fraîcheur de la
nuit commençait à me saisir et j'avais très mal à la tête.



*
* *


Je ne partage pas du tout les mauvais sentiments des
vaudevillistes à l'endroit des doctoresses. Si une femme a la
vocation de la science, de quel droit lui reprocherons-nous
d'avoir suivi sa voie? Comment blâmer cette noble et douce et
sage Sophie Germain qui, aux soins du ménage et de la famille,
préféra les méditations silencieuses de l'algèbre et de la
métaphysique? La science ne peut-elle avoir, comme la religion,
ses vierges et ses diaconesses? S'il est peu raisonnable de
vouloir instruire toutes les femmes, l'est-il davantage de
vouloir interdire à toutes les hautes spéculations de la pensée?
Et, à un point de vue tout pratique, la science n'est-elle pas,
dans certains cas, pour une femme, une ressource précieuse?
Parce qu'il y a aujourd'hui plus d'institutrices qu'il n'en faut,
devons-nous blâmer les jeunes filles qui se vouent
l'enseignement, malgré l'ineptie cruelle des programmes et la
justice inique des concours? Puisqu'on a toujours reconnu aux
femmes une exquise habileté à soigner les malades, puisqu'elles
furent de tout temps des consolatrices et des guérisseuses,
puisqu'elles fournissent à la société des infirmières et des
sages-femmes, comment ne pas louer celles qui, non contentes de
l'apprentissage nécessaire, poussent jusqu'au doctorat leurs
études médicales et s'accroissent ainsi en dignité et en
autorité?

Il ne faut point se laisser emporter par la haine des précieuses
et des pédantes. Il est de fait que rien n'est odieux comme une
pédante. Pour ce qui est des précieuses, il faudrait distinguer.
Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goût de bien
dire ne gâte pas une femme. Si madame de Lafayette est une
précieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne haïrai
point les précieuses. Toute affectation est détestable, celle du
torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d'agrément
vivre dans la société que rêvait Proudhon, où toutes les femmes
seraient cuisinières et ravaudeuses. Je veux bien qu'il soit
moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer
un livre que de jouer la comédie, mais une femme qui sait écrire
aurait tort de ne point le faire, si cela n'embarrasse pas sa
vie. Sans compter que l'encrier pourra lui devenir un ami quand
il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l'âge
des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n'écrivent pas
mieux que les hommes, elles écrivent autrement et laissent
traîner sur le papier un peu de leur grâce divine. Pour ma part,
je suis très reconnaissant à madame de Caylus et à madame de
Staal-Delaunay d'avoir laissé des pattes de mouche immortelles.

Ce serait la moins philosophique des idées que de se figurer la
science entrant dans le système moral d'une femme ou d'une fille
comme un corps étranger, comme un élément perturbateur d'une
puissance incalculable. Mais, s'il était naturel et légitime de
vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu'on s'y est
très mal pris. On commence heureusement à le reconnaître. La
science est le lien de l'homme avec la nature. Elles ont besoin
comme nous d'une part de connaissance. A la façon dont on a
voulu les instruire, bien loin de multiplier leurs rapports avec
l'Univers, on les a séparées et comme retranchées de la nature.
On leur a enseigné des mots et non des choses, et on leur a mis
dans la tête de longues nomenclatures d'histoire, de géographie
et de zoologie qui n'ont par elles-mêmes aucune signification.
Ces innocentes créatures ont porté leur faix et plus que leur
faix de ces programmes iniques que l'orgueil démocratique et le
patriotisme bourgeois élevèrent comme les Babels de la
cuistrerie.

On était parti de l'idée absurde qu'un peuple est savant quand
tout le monde y sait les mêmes choses, comme si la diversité des
fonctions n'entraînait pas la diversité des connaissances, et
comme s'il était profitable qu'un marchand sût ce que sait un
médecin! Cette idée se trouva féconde en erreurs; notamment,
elle en enfanta une autre encore plus méchante qu'elle. On
s'imagina que les éléments des sciences spéciales sont utiles aux
personnes destinées à n'en poursuivre ni les applications ni la
théorie. On s'imagina que la terminologie avait en anatomie, par
exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu'on était
intéressé à la connaître, indépendamment de l'usage qu'en font
les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi
folle que celle des vieux Scandinaves qui écrivaient en
caractères runiques et s'imaginaient qu'il y a des mots assez
puissants, si on les prononçait jamais, pour éteindre le soleil
et réduire la terre en poudre.

On sourit de pitié en songeant à ces pédagogues qui enseignent
aux enfants les mots d'une langue que ceux-ci n'entendront ni ne
parleront jamais. Ils disent, ces barbacoles, qu'ils enseignent
ainsi les éléments des sciences et donnent aux filles des clartés
de tout. Mais qui ne voit qu'ils leur donnent seulement des
ténèbres de tout et que, pour mettre des idées dans ces jeunes
têtes, molles et légères, il faudrait user d'une tout autre
méthode? Montrez en peu de mots les grands objets d'une science,
marquez-en les résultats par quelques exemples frappants. Soyez
des généralisateurs, soyez des philosophes et cachez si bien
votre philosophie qu'on vous croie aussi simples que les esprits
auxquels vous parlez. Exposez sans jargon, dans la langue
vulgaire et commune à tous, un petit, nombre de faits qui
frappent l'imagination et contentent l'intelligence. Que votre
parole soit naïve, grande et généreuse. Ne vous flattez pas
d'enseigner un grand nombre de choses. Excitez seulement la
curiosité. Contents d'ouvrir les esprits, ne les surchargez
point. Mettez-y l'étincelle. D'eux-mêmes, ils s'éprendront par
l'endroit où ils sont inflammables.

Et si l'étincelle s'éteint, si certaines intelligences restent
obscures, du moins vous ne les aurez point brûlées. Il y aura
toujours des ignorants parmi nous. Il faut respecter toutes les
natures et laisser à la simplicité celles qui y sont vouées.
Cela est particulièrement nécessaire pour les filles qui, la
plupart, font leur temps sur la terre dans des emplois où on leur
demande tout autre chose que des idées générales et des
connaissances techniques. Je voudrais que l'enseignement qu'on
donne aux filles fût surtout une discrète et douce sollicitation.



*
* *

SUR LE MIRACLE


Il ne faut pas dire: Le miracle n'est pas, parce qu'il n'a pas
été démontré. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler
une instruction plus complète. La vérité c'est que le miracle ne
saurait être constaté ni aujourd'hui ni demain, parce que
constater le miracle, ce sera toujours apporter une conclusion
prématurée. Un instinct profond nous dit que tout ce que la
nature renferme dans son sein est conforme à ses lois ou connues
ou mystérieuses. Mais, quand bien même il ferait taire son
pressentiment, l'homme ne pourra jamais dire: «Tel fait est au
delà des frontières de la nature». Nos explorations ne
pousseront jamais jusque-là. Et, s'il est de l'essence du
miracle d'échapper à la connaissance, tout dogme qui l'atteste
invoque un témoin insaisissable, qui se dérobera jusqu'à la fin
des siècles. Le miracle est une conception enfantine qui ne peut
subsister dès que l'esprit commence à se faire une représentation
systématique de la nature. La sagesse grecque n'en supportait
point l'idée. Hippocrate disait, en parlant de l'épilepsie: «Ce
mal est nommé divin; mais toutes les maladies sont divines et
viennent également des dieux». Il parlait en philosophe
naturaliste. La raison humaine est moins ferme aujourd'hui. Ce
qui me fâche surtout, c'est qu'on dise: «Nous ne croyons pas aux
miracles, parce que aucun n'est prouvé.

Étant à Lourdes, au mois d'août, je visitai la grotte o
d'innombrables béquilles étaient suspendues, en signe de
guérison. Mon compagnon me montra du doigt ces trophées
d'infirmerie et murmura à mon oreille:

--Une seule jambe de bois en dirait bien davantage.

C'est une parole de bon sens; mais philosophiquement la jambe de
bois n'aurait pas plus de valeur qu'une béquille. Si un
observateur d'un esprit vraiment scientifique était appel
constater que la jambe coupée d'un homme s'est reconstituée
subitement dans une piscine ou ailleurs, il ne dirait point:
«Voilà un miracle!» Il dirait: «Une observation jusqu'à présent
unique tend à faire croire qu'en des circonstances encore
indéterminées les tissus d'une jambe humaine ont la propriété de
se reconstituer comme les pinces des homards, les pattes des
écrevisses et la queue des lézards, mais beaucoup plus
rapidement. C'est là un fait de nature en contradiction
apparente avec plusieurs autres faits de nature. Celle
contradiction résulte de notre ignorance, et nous voyons
clairement que la physiologie des animaux est à refaire, ou, pour
mieux dire, qu'elle n'a jamais été faite. Il n'y a guère plus de
deux cents ans que nous avons une idée de la circulation du sang.
Il y a un siècle à peine que nous savons ce que c'est que de
respirer.

Il y aurait, j'en conviens, quelque fermeté à parler de la sorte.
Mais le savant ne doit s'étonner de rien. Disons que,
d'ailleurs, aucun d'eux n'a jamais été mis à pareille épreuve et
que rien ne fait craindre un prodige de ce genre. Les guérisons
miraculeuses que les médecins ont pu constater s'accordent toutes
très bien avec la physiologie. Jusqu'ici les sépultures des
saints, les fontaines et les grottes sacrées n'ont jamais agi que
sur des malades atteints d'affections ou curables ou susceptibles
de rémission instantanée. Mais vit-on un mort ressusciter, le
miracle ne serait prouvé que si nous savions ce que c'est que la
vie et que la mort, et nous ne le saurons jamais.

On nous définit le miracle: une dérogation aux lois de la nature.
Nous ne les connaissons pas; comment saurions-nous qu'un fait y
déroge?

--Mais nous connaissons quelques-unes de ces lois?

--Oui, nous avons surpris quelque rapport des choses. Mais, ne
saisissant pas toutes les lois naturelles, nous n'en saisissons
aucune, puisqu'elles s'enchaînent.

--Encore pourrions-nous constater le miracle dans ces séries de
rapports que nous avons surpris.

--Nous ne le pourrions pas avec une certitude philosophique.
D'ailleurs, c'est précisément les séries qui nous apparaissent
comme les plus fixes et les mieux déterminées que le miracle
interrompt le moins. Le miracle n'entreprend rien, par exemple,
contre la mécanique céleste. Il ne s'exerce point sur le cours
des astres et jamais il n'avance ni ne retarde une éclipse
calculée. Il se joue volontiers, au contraire, dans les ténèbres
de la pathologie interne et se plaît surtout aux maladies
nerveuses. Mais ne mêlons point une question de fait à la
question de principe. En principe, le savant est inhabile
constater un fait surnaturel. Cette constatation suppose une
connaissance totale et absolue de la nature qu'il n'a point et
n'aura jamais, et que personne n'eut au monde. C'est parce que
je n'en croirais pas nos plus habiles oculistes sur la guérison
miraculeuse d'un aveugle, qu'à plus forte raison je n'en crois
pas non plus saint Mathieu et saint Marc qui n'étaient pas
oculistes. Le miracle est par définition méconnaissable et
inconnaissable.

Les savants ne peuvent en aucun cas attester qu'un fait est en
contradiction avec l'ordre universel, c'est-à-dire avec l'inconnu
divin. Dieu même ne le pourrait qu'en établissant une pitoyable
distinction entre les manifestations générales et les
manifestations particulières de son activité, en reconnaissant
qu'il fait de temps en temps des retouches timides à son oeuvre,
et en laissant échapper cet aveu humiliant que la lourde machine
qu'il a montée a besoin à toute heure, pour marcher cahin-caha,
d'un coup de main du fabricant.

La science est habile, au contraire, à ramener aux données de la
science positive des faits qui semblaient s'en écarter. Elle
réussit parfois très heureusement à expliquer par des causes
physiques certains phénomènes qui passèrent longtemps pour
merveilleux. Des guérisons de la moelle furent constatées sur le
tombeau du diacre Paris et dans d'autres lieux saints. Ces
guérisons n'étonnent plus depuis qu'on sait que l'hystérie simula
parfois les lésions de la moelle épinière.

Qu'une étoile nouvelle ait apparu à ces personnages mystérieux
que l'Évangile appelle les Mages (je suppose le fait
historiquement établi), c'était, certes, un miracle pour les
astrologues du moyen âge, qui croyaient que le firmament, clou
d'étoiles, n'était sujet à aucune vicissitude. Mais, réelle ou
fictive, l'étoile des Mages n'est plus miraculeuse pour nous qui
savons que le ciel est incessamment agité par la naissance et par
la mort des univers, et qui avons vu, en 1866, une étoile
s'allumer tout à coup dans la Couronne boréale, briller pendant
un mois, puis s'éteindre.

Cette étoile n'annonçait point le Messie; elle attestait
seulement qu'à une distance infinie de nous une conflagration
effroyable dévorait un monde en quelques jours, ou plutôt l'avait
autrefois dévoré, car le rayon qui nous apportait la nouvelle de
ce désastre céleste était en chemin depuis cinq siècles, et
peut-être depuis plus longtemps.

On connaît le miracle de Bolsène, immortalisé par une des
_Stanze_ de Raphaël. Un prêtre incrédule célébrait la messe;
l'hostie, quand il la brisa pour la communion, parut couverte de
sang. Les Académies, il y a seulement dix ans, eussent été fort
embarrassées d'expliquer un fait si étrange. On n'est même pas
tenté de le nier depuis la découverte d'un champignon
microscopique dont les colonies, établies dans la farine ou dans
la pâte, ont l'aspect du sang coagulé. Le savant qui l'a trouvé,
pensant avec raison que c'étaient là les taches rouges de
l'hostie de Bolsène, appela le champignon _micrococcus
prodigiosus_.

Il y aura toujours un champignon, une étoile ou une maladie que
la science humaine ne connaîtra pas, et c'est pour cela qu'elle
devra toujours, au nom de l'éternelle ignorance, nier tout
miracle et dire des plus grandes merveilles, comme de l'hostie de
Bolsène, comme de l'étoile des Mages, comme du paralytique guéri:
Ou cela n'est pas, ou cela est, et, si cela est, cela est dans la
nature et par conséquent naturel.

*
* *

CHÂTEAUX DE CARTES


Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se
démontre par le raisonnement. Zénon d'Elée a démontré que la
flèche qui vole est immobile. On pourrait aussi démontrer le
contraire, bien qu'à vrai dire ce soit plus malaisé. Car le
raisonnement s'étonne devant l'évidence, et l'on peut dire que
tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable. Une
argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que
l'habileté de l'esprit qui l'a conduite. Il faut bien que les
hommes aient quelque soupçon de cette grande vérité, puisqu'ils
ne se gouvernent jamais par le raisonnement. L'instinct et le
sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à l'amour,
à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les
religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier
de leurs mauvais penchants et de leurs méchantes actions, ce qui
est risible, mais pardonnable. Les opérations les plus
instinctives sont généralement celles où ils réussissent le
mieux, et la nature a fondé sur celles-là seules la conservation
de la vie et la perpétuité de l'espèce. Les systèmes
philosophiques ont réussi en raison du génie de leurs auteurs,
sans qu'on ait jamais pu reconnaître en l'un d'eux des caractères
de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les
opinions ont été soutenues, et si plusieurs semblent s'accorder,
c'est que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas
se brouiller avec le sentiment vulgaire et l'instinct commun. La
raison pure, s'ils n'avaient écouté qu'elle, les eût conduits par
divers chemins aux conclusions les plus monstrueuses, comme il se
voit en certaines sectes religieuses et en certaines hérésies
dont les auteurs, exaltés par la solitude ont méprisé le
consentement irréfléchi des hommes. Il semble qu'elle raisonnât
très bien, cette docte caïnite qui, jugeant la création mauvaise,
enseignait aux fidèles à offenser les lois physique et morales du
monde, sur l'exemple des criminels et préférablement
l'imitation de Caïn et Judas. Elle raisonnait bien, pourtant sa
morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se
trouve an fond de toutes les religions, qu'il est pour l'homme un
guide plus sur que le raisonnement et qu'il faut écouter le
coeur.

En esthétique, c'est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter
plus et mieux qu'en aucun autre sujet. C'est en cet endroit
qu'il faut être méfiant. C'est là qu'il faut tout craindre:
l'indifférence comme la partialité, la froideur comme la passion,
le savoir comme l'ignorance, l'art, l'esprit, la subtilité et
l'innocence plus dangereuse que la ruse. En matière
d'esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout quand ils
seront beaux, et il s'en trouva d'admirables. Tu n'en croiras
pas même l'esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais
d'une telle délicatesse que cette machine ne peut travailler que
dans le vide et qu'un grain de sable dans les rouages suffit
les fausser. On frémit en songeant jusqu'où ce grain de sable
peut entraîner une cervelle mathématique. Pensez à Pascal.

L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en
l'air. On l'appuie sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique.
Il n'y a pas de sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie.
L'achèvement des sciences n'a jamais existé que dans la tête de
M. Auguste Comte, dont l'oeuvre est une prophétie. Quand la
biologie sera constituée, c'est-à-dire dans quelques millions
d'années, un pourra peut-être construire une sociologie. Ce sera
l'affaire d'un grand nombre de siècles; après quoi, il sera
loisible de créer sur des bases solides une science esthétique.
Mais alors notre planète sera bien vieille et touchera aux termes
de ses destins. Le soleil, dont les taches nous inquiètent déjà,
non sans raison, ne montrera plus à la terre qu'une face d'un
rouge sombre et fuligineux à demi couverte de scories opaques, et
les derniers humains, retirés au fond des mines, seront moins
soucieux de disserter sur l'essence du beau que de brûler dans
les ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de
s'abîmer dans les glaces éternelles.

Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement
universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est
vrai, favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un
préjugé, et nullement par choix et par l'effet d'une préférence
spontanée. Les oeuvres que tout le monde admire sont celles que
personne n'examine. On les reçoit comme un fardeau précieux,
qu'on passe à d'autres sans y regarder. Croyez-vous vraiment
qu'il y ait beaucoup de liberté dans l'approbation que nous
donnons aux classiques grecs, latins, et même aux classiques
français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage
contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre?
N'est-il pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères
au contenu de cet ouvrage, dont la principale est l'esprit
d'imitation, si puissant chez l'homme et chez l'animal? Cet
esprit d'imitation nous est nécessaire pour vivre sans trop
d'égarement; nous le portons dans toutes nos actions et il domine
notre sens esthétique. Sans lui les opinions seraient en matière
d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne sont. C'est par
lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouv
d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand
nombre. Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne
font qu'obéir. Ils n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni
caractère aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout
dépend d'un très petit commencement. Aussi voit-on que les
ouvrages méprisés à leur naissance ont peu de chance de plaire un
jour, et qu'au contraire les ouvrages célèbres dès le début
gardent longtemps leur réputation et sont estimés encore après
être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l'accord
est le pur effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On en
pourrait donner de nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un
seul. Il y a une quinzaine d'années, dans l'examen d'admission
au volontariat d'un an, les examinateurs militaires donnèrent
pour dictée aux candidats une page sans signature qui, citée dans
divers journaux, y fut raillée avec beaucoup de verve et excita
la gaieté de lecteurs très lettrés.--«Où ces militaires,
demandait-on, étaient-ils allés cherchée des phrases si baroques
et si ridicules?» Ils les avaient prises pourtant dans un très
beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du
plus beau temps. Messieurs les officiers avaient tiré le texte
de leur dictée de cette éclatante description de la France par
laquelle le grand écrivain termine le premier volume de son
_Histoire_ et qui en est un des morceaux les plus estimés. «_En
latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs
produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et
de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon,
leur vigne amère du nord, etc., etc._» J'ai vu des connaisseurs
rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux
capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort était un grand
zélateur de Michelet. Cette page est admirable, mais, pour être
admirée d'un consentement unanime, faut-il encore qu'elle soit
signée. Il en va de même de toute page écrite de main d'homme.
Par contre, ce qu'un grand nom recommande a chance d'être lou
aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des sublimités
qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait par
exemple sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une
mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des
«raccourcis d'abîme» chez un de ses contemporains, Les rhapsodies
d'un Vrain Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie
des sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian
semblait l'égal d'Homère quand on le croyait ancien. On le
méprise depuis qu'on sait que c'est Mac-Pherson.

Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en
donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde.
Dans un même livre ils approuvent des choses contraires qui ne
peuvent s'y trouver ensemble. Ce serait un ouvrage bien
intéressant que l'histoire des variations de la critique sur une
des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée, _Hamlet_, la
_Divine Comédie_ ou l'_Iliade_. L'_Iliade_ nous charme
aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y
découvrons de bonne foi. Au xviie siècle, on louait Homère
d'avoir observé les règles de l'épopée. «Soyez assuré, disait
Boileau, que si Homère a employé le mot chien, c'est que le mot
est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules. Les
nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans,
car enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles
qu'Homère est barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est
pas en matière de littérature une seule opinion qu'on ne combatte
aisément par l'opinion contraire. Qui saurait terminer les
disputes des joueurs de flûte? Faut-il donc ne faire ni
esthétique ni critique? Je ne dis pas cela. Mais il faut savoir
que c'est un art et y mettre la passion et l'agrément sans
lesquels il n'y a point d'art.



*
* *

_A Monsieur L. Bourdeau._

AUX CHAMPS-ÉLYSÉES


Je fus tout à coup emporté dans de muettes ténèbres au milieu
desquelles paraissaient vaguement des formes inconnues qui me
remplissaient d'horreur. Mes yeux s'accoutumant peu à peu
l'obscurité, je distinguai, au bord d'un fleuve qui roulait des
eaux lourdes, l'ombre effrayante d'un homme coiffé d'un bonnet
asiatique et portant une rame sur l'épaule. Je reconnus
l'ingénieux Ulysse. De ses joues creuses pendait une barbe
décolorée. Je l'entendis soupirer d'une voix éteinte:

«J'ai faim. Je ne vois plus clair et mon âme est comme une
lourde fumée errant dans les ténèbres. Qui me fera boire du sang
noir, pour qu'il me souvienne encore de mes navires peints de
vermillon, de ma femme irréprochable et de ma mère?

En entendant ce discours, je compris que j'étais transporté dans
les Enfers. Je tâchai de m'y diriger de mon mieux, d'après les
descriptions des poètes, et je m'acheminai vers une prairie o
luisait une faible et douce lumière. Après une demi-heure de
marche, je rencontrai des ombres qui, assemblées sur un champ
d'asphodèles, discouraient ensemble. Il s'y trouvait des âmes de
tous les temps et de tous les pays, et j'y reconnus de grands
philosophes mêlés à de pauvres sauvages. Caché dans l'ombre d'un
myrte, j'écoutai leur conversation. J'entendis d'abord Pyrrhon
demander, avec un air de douceur, les mains sur sa bêche comme un
bon jardinier:

--Qu'est-ce que l'âme?

Les ombres qui l'entouraient répondirent presque à la fois.

Le divin Platon dit avec subtilité:

--L'âme est triple. Nous avons une âme très grossière dans le
ventre, une âme affectueuse dans la poitrine et une âme
raisonnable dans la tète. L'âme est immortelle. Les femmes
n'ont que deux âmes. Il leur manque la raisonnable.

Un père du concile de Mâcon lui répondit:

--Platon, vous parlez comme un idolâtre. Le concile de Mâcon,
la majorité des voix, accorda, en 585, une âme immortelle à la
femme. D'ailleurs, la femme est un homme, puisque Jésus-Christ,
né d'une vierge, est appelé dans l'Évangile le fils de l'Homme.

Aristote haussa les épaules et répondit à son maître Platon, avec
une respectueuse fermeté:

--A mon compte, ô Platon, je trouve cinq âmes chez l'homme et
chez les animaux: 1e la nutritive; 2e la sensitive; 3e la
motrice; 4e l'appétitive; 5e la raisonnable. L'âme est la forme
du corps. Elle le fait périr en périssant elle-même.

Les opinions s'opposaient les unes aux autres.


ORIGÈNE.

L'¨âme est matérielle et figurée.


SAINT AUGUSTIN.

L'âme est incorporelle et immortelle.


HEGEL

L'âme est un phénomène contingent.


SCHOPENHAUER.

L'âme est une manifestation temporaire de la volonté.


UN POLYNÉSIEN.

L'âme est un souffle, et quand je me suis vu sur le point
d'expirer, je me suis pincé le nez pour retenir mon âme dans mon
corps. Mais je n'ai pas serré avec assez de force. Et je suis
mort.


UNE FLORIDIENNE

Moi je mourus en couches. On mit sur mes lèvres la main de mon
petit enfant pour qu'il y retint le souffle de sa mère. Mais il
était trop tard, mon âme glissa entre les doigts du pauvre
innocent.


DESCARTES.

J'ai établi solidement que l'âme était spirituelle. Quant
savoir ce qu'elle devient, je m'en rapporte à M. Digby, qui en a
traité.


LAMETTRIE.

Où est ce M. Digby? Qu'on nous l'amène!


MINOS.

Messieurs, je le ferai rechercher soigneusement dans tous les
Enfers.


LE GRAND ALBERT.

Il y a trente arguments contre l'immortalité de l'âme et
trente-six pour, soit une majorité de six arguments en faveur de
l'affirmative.


BAS-DE-CUIR.

L'esprit d'un chef courageux ne meurt point, ni sa hache ni sa
pipe.


LE RABBIN MAIMONIDE.

Il est écrit: «Le méchant sera détruit et il ne restera rien de
lui.


SAINT AUGUSTIN.

Tu te trompes, rabbin Maimonide. Il est écrit: «Les maudits
iront au feu éternel.


ORIGÈNE.

Oui, Maimonide se trompe. Le méchant ne sera pas détruit, mais
il sera diminué; il deviendra tout petit et même imperceptible.
C'est ce qu'il faut entendre des damnés. Et les âmes saintes
s'abîment en Dieu.


JEAN SCOTT.

La mort fait rentrer les êtres en Dieu comme un son qui
s'évanouit dans l'air.


BOSSUET.

Origène et Jean Scott tiennent ici des discours tous dégouttants
des poisons de l'erreur. Ce qui est dit aux livres saints des
tourments de l'enfer doit être entendu au sens précis et
littéral. Toujours vivants et toujours mourants, immortels pour
leurs peines, trop forts pour mourir, trop faibles pour
supporter, les damnés gémiront éternellement sur des lits de
flammes, outrés de furieuses et irrémédiables douleurs.


SAINT-AUGUSTIN.

Oui, ces vérités doivent être prises au sens littéral. C'est la
vraie chair des damnés qui souffrira dans les siècles des
siècles. Les enfants morts sitôt le jour ou dans le ventre de
leur mère ne seront point exemptés de ces supplices. Ainsi le
veut la justice divine. Si l'on a peine à croire que des corps
plongés dans les flammes ne s'y consument jamais, c'est un pur
effet de l'ignorance, et parce qu'on ne sait pas qu'il y a des
chairs qui sa conservent dans le feu. Telles sont celles du
faisan. J'en fis l'expérience à Hippone, où mon cuisinier, ayant
apprêté un de ces oiseaux m'en servit une moitié. Au bout de
quinze jours, je redemandai l'autre moitié, qui se trouva encore
bonne à manger. Par quoi il apparut que le feu l'avait conservée
comme il conservera les corps des damnés.


SUMANGALA.

Tout ce que je viens d'entendre est noir des ténèbres de
l'occident. La vérité est que les âmes passent dans divers corps
avant de parvenir au bienheureux nirvana qui met fin à tous les
maux de l'être. Gautama traversa cinq cent cinquante
incarnations avant de devenir Bouddha; il fut roi, esclave,
singe, éléphant, corbeau, grenouille, platane, etc.


L'ECCLÉSIASTE.

Les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal. Comme
l'homme meurt, les bêtes meurent aussi. Les uns et les autres
respirent de même, et l'homme n'a rien de plus que la bête.


TACITE.

Ce discours est concevable dans la bouche d'un juif, façonné à la
servitude. Pour moi, je parlerai en romain: L'âme des grands
citoyens n'est point périssable. Voilà ce qu'il est permis de
croire. Mais on offense la majesté des dieux en supposant qu'ils
accordent l'immortalité aux âmes des esclaves et des affranchis.


CICÉRON.

Hélas! mon fils, tout ce qu'on dit des enfers est un tissu de
mensonges. Je me demande si moi-même je suis immortel, autrement
que par la mémoire de mon consulat qui durera toujours.


SOCRATE.

Pour moi, je crois à l'immortalité de l'âme. C'est un beau
risque à courir, une espérance dont il faut s'enchanter soi-même.


VICTOR COUSIN.

Cher Socrate, l'immortalité de l'âme, que j'ai démontrée avec
éloquence, est principalement une nécessité morale. Car la vertu
est un beau sujet de rhétorique et si l'âme n'est pas immortelle
la vertu ne sera pas récompensée. Et Dieu ne serait pas Dieu
s'il ne prenait pas soin de mes sujets de discours français.


SÉNÈQUE.

Sont-ce là les maximes d'un sage? Considère, philosophe des
Gaules, que la récompense des bonnes actions, c'est de les avoir
faites, et qu'aucun prix digne de la vertu ne se trouve hors
d'elle-même.


PLATON.

Il est pourtant des peines et des récompenses divines. À la
mort, l'âme du méchant va habiter le corps d'un animal inférieur,
cheval, hippopotame ou femme. L'âme du sage se mêle au choeur
des dieux.


PAPINIEN.

Platon prétend que dans la vie future la justice des dieux
corrige la justice humaine. Il est bon, au contraire, que les
individus qui furent frappés sur la terre de châtiment qu'ils ne
méritaient pas et qui leur furent infligés par des magistrats
sujets à l'erreur, mais réguliers et prononçant en toute
compétence, continuent de subir leurs peines dans les Enfers; la
justice humaine y est intéressée et ce serait l'affaiblir que de
proclamer que ses arrêts peuvent être cassés par la sagesse
divine.


UN ESQUIMAU.

Dieu est très bon pour les riches et très méchant pour les
pauvres, C'est donc qu'il aime les riches et qu'il n'aime pas les
pauvres. Et puisqu'il aime les riches il les recevra dans le
paradis, et puisqu'il n'aime pas les pauvres il les mettra en
enfer.


UN BOUDDHISTE CHINOIS.

Sachez que tout homme a deux âmes, l'une bonne qui se réunira
Dieu, l'autre mauvaise, qui sera tourmentée.


LE VIEILLARD DE TARENTE.

0 sages, répondez à un vieillard ami des jardins: Les animaux
ont-ils une âme?


DESCARTES ET MALEBRANCHE.

Non pas. Ce sont des machines.


ARISTOTE.

Ils sont des animaux et ont une âme
comme nous. Cette âme est en rapport
avec leurs organes.


ÉPICURE.

0 Aristote, pour leur bonheur, cette âme est comme la nôtre,
périssable et sujette à la mort. Chères ombres, attendez
patiemment dans ces jardins le temps où vous perdrez tout à fait,
avec la volonté cruelle de vivre, la vie elle-même et ses
misères. Reposez-vous par avance dans la paix que rien ne
trouble.


PYRRHON.

Qu'est-ce que la vie?


CLAUDE BERNARD.

La vie, c'est la mort.

--Qu'est-ce que la mort? demanda encore Pyrrhon.

Personne ne lui répondit, et la troupe des ombres s'éloigna sans
bruit comme une nuée chassée par le vent.

Je me croyais seul dans la prairie d'asphodèles, quand je
reconnus Ménippe à son air de gaieté cynique.

--Comment, lui dis-je, ces morts, ô Ménippe, parlent-ils de la
mort comme s'ils ne la connaissaient pas, et pourquoi se
montrent-ils aussi incertains des destinées humaines que s'ils
étaient encore sur la terre?

--C'est sans doute, me répondit Ménippe, qu'ils demeurent encore
humains et mortels en quelque manière. Quand ils seront entrés
dans l'immortalité, ils ne parleront ni ne penseront plus. Il
seront semblables aux dieux.



*
* *

_A Monsieur Horace de Landau,_

ARISTE ET POLYPHILE
OU LE LANGAGE MÉTAPHYSIQUE


ARISTE.

Bonjour, Polyphile. Quel est ce livre où vous semblez plong
tout entier?


POLYPHILE.

C'est un manuel de philosophie, cher Ariste, un de ces petits
ouvrages qui vous mettent dans la main la sagesse universelle.
Il fait le tour des systèmes à partir des vieux Eléates jusques
aux derniers éclectiques, et il aboutit à M. Lachelier. J'en lus
d'abord la table des matières; puis, l'ayant ouvert au milieu, ou
environ, je tombai sur la phrase que voici: _L'âme possède Dieu
dans la mesure où elle participe de l'absolu._


ARISTE.

Tout donne à croire que cette pensée fait partie d'une
argumentation solide. Il n'y aurait pas de bon sens à la
considérer isolément.

POLYPHILE.

Aussi ne pris-je point garde à ce qu'elle pouvait signifier. Je
ne cherchai pas à découvrir ce qu'elle contenait de vérité. Je
m'attachai uniquement à la forme verbale, qui n'est pas
singulière, sans doute, ni étrange en aucune façon et qui n'offre
à un connaisseur tel que vous rien, je pense, de précieux ou de
rare. Du moins peut-on dire qu'elle est métaphysique. Et c'est
à quoi je songeais quand vous êtes venu.


ARISTE.

Pouvez-vous me communiquer les réflexions que j'ai malheureusement
interrompues?


POLYPHILE.

Ce n'était qu'une rêverie. Je songeais que les métaphysiciens,
quand ils se font un langage, ressemblent à des remouleurs qui
passeraient, au lieu de couteaux et de ciseaux, des médailles et
des monnaies à la meule, pour en effacer l'exergue, le millésime
et l'effigie. Quand ils ont tant fait qu'on ne voit plus sur
leurs pièces de cent sous ni Victoria, ni Guillaume, ni la
République, ils disent: «Ces pièces n'ont rien d'anglais, ni
d'allemand, ni de français; nous les avons tirées hors du temps
et de l'espace; elles ne valent plus cinq francs: elles sont d'un
prix inestimable, et leur cours est étendu infiniment.» Ils ont
raison de parler ainsi. Par cette industrie de gagne-petit, les
mots sont mis du physique au métaphysique. On voit d'abord ce
qu'ils y perdent; on ne voit pas tout de suite ce qu'ils y
gagnent.


ARISTE.

Mais comment, Polyphile, découvrirez-vous à première vue ce qui
assurera dans l'avenir le gain ou la perte?


POLYPHILE.

Je reconnais, Ariste, qu'il ne serait décent de nous servir ici
de la balance où le Lombard du Pont-au-Change pesait ses aignels
et ses ducats. Observons d'abord que le remouleur spirituel a
beaucoup passé à la meule les verbes posséder et participer, qui
se trouvent dans la phrase du petit Manuel, où ils luisent tous
dégagés de leur impureté première.


ARISTE.

En effet, Polyphile, on ne leur a rien laissé de contingent.


POLYPHILE.

Et l'on a poli de même le mot _absolu_ qui finit la phrase.
Quand vous êtes entré je faisais deux petites réflexions
l'endroit de ce mot d'_absolu_. La première est que les
métaphysiciens montrèrent de tout temps une sensible préférence
pour les termes négatifs comme _non-être_, _in-tangible_,
_in-conscient_. Ils ne sont jamais si à l'aise que lorsqu'ils
s'étendent sur l'_in-fini_ et sur l'_in-défini_, ou s'attachent
l'_in-connaissable_. En trois pages de Hegel, prises au hasard,
dans sa _Phénoménologie_, sur vingt-six mots, sujets de phrases
considérables, j'ai trouvé dix-neuf termes négatifs pour sept
termes affirmatifs, je veux dire sept termes dont le sens ne se
trouvait pas détruit à l'avance par quelque préfixe d'esprit
contrariant. Je ne prétends pas que la proportion se maintienne
dans le reste de l'ouvrage. Je n'en sais rien. Mais cet exemple
vient illustrer une remarque dont l'exactitude peut être vérifiée
aisément. Tel est, autant que je l'ai su voir, l'usage des
métaphysiciens ou, pour mieux dire, des «métataphysiciens», car
c'est une merveille à joindre aux autres que votre science ait
elle-même un nom négatif, tiré de l'ordre où furent rangés les
livres d'Aristote, et que vous vous intituliez: ceux qui vont
après les physiciens. J'entends bien que vous supposez que
ceux-ci sont en pile et que, prendre place après, c'est monter
dessus. Vous n'en avouez pas moins que vous êtes hors nature.


ARISTE.

Poursuivez une idée, de grâce, cher Polyphile. Si vous sautez
sans cesse de l'une à l'autre, j'aurai peine à vous suivre.


POLYPHILE.

Je m'en tiens donc à la prédilection qui attire les distillateurs
d'idées vers les termes qui expriment la négation d'une
affirmation. Et cette prédilection, j'en conviens, n'a par
elle-même rien de bizarre ni de fantasque. Ce n'est point chez
eux dérèglement, dépravation, manie; elle répond aux besoins
naturels des âmes abstrayantes. Les _ab_, les _in_, les _non_
agissent plus énergiquement encore que la meule. Ils vous
effacent d'un coup les mots les plus saillants. Parfois, à vrai
dire, ils vous les retournent seulement, et vous les mettent sens
dessus dessous. Ou bien encore ils leur communiquent une force
mystérieuse et sacrée, comme on voit dans _absolu_, qui est
beaucoup plus que _solu_. _Absolutus_, c'est l'ampleur
patricienne de _solutus_, et un grand témoignage de la majest
latine.

Voilà ma première remarque. La seconde est que les sages qui,
comme vous, Ariste, parlent métaphysique, prennent soin d'effacer
de préférence les termes dont l'effigie avait déjà perdu avant
eux sa netteté originelle. Car il faut avouer qu'à nous aussi,
gens du commun, il arrive de limer les mots et de les défigurer
peu à peu. En quoi nous sommes sans le savoir des
métaphysiciens.


ARISTE.

Ce que vous dites là, Polyphile, est bon à retenir pour que vous
ne soyez pas tenté plus tard de prétendre que les opérations
métaphysiques ne sont pas naturelles à l'homme, légitimes, et en
quelque sorte nécessaires. Mais poursuivez.


POLYPHILE.

J'observe, Ariste, que beaucoup d'expressions, en passant de
bouche en bouche dans la suite des générations prennent du poli,
et, comme on dit en terme d'art, du flou. Surtout ne pensez
point, Ariste, que je blâme les métaphysiciens s'ils choisissent
volontiers, pour les polir, les mots qui leur arrivent un peu
frustes. De la sorte ils s'épargnent une bonne moitié de la
besogne. Parfois, plus heureux encore, ils mettent la main sur
des mots qui, par un long et universel usage, ont perdu, de temps
immémorial, toute trace d'effigie. La phrase du petit _Manuel_
en contient jusqu'à deux de cette sorte.


ARISTE.

Vous voulez parler, je suis sûr, des mots _Dieu_ et _âme_.


POLYPHILE.

C'est vous qui les avez nommés, Ariste. Ces deux mots-là,
frottés durant des siècles, n'ont plus trace de figure. Avant la
métaphysique, ils étaient déjà parfaitement métaphysiciés. Jugez
vous-même si l'abstracteur de profession peut laisser échapper
ces sortes de mots, qui semblent apprêtés pour son usage, et qui
le sont en effet, car les foules inconnues les ont travaillés
sans conscience, il est vrai, mais avec un instinct
philosophique.

Enfin, pour le cas où ils croient penser ce qui n'avait point ét
pensé et concevoir ce qui n'avait point été conçu, les
philosophes frappent des mots. Ceux-là, certes, sortent du
balancier lisses comme des jetons. Mais il a bien fallu employer
à leur fabrication le vieux métal commun. Et cela, comme le
reste, est à considérer.


ARISTE.

Vous venez de dire, si je vous ai bien entendu, Polyphile, que
les métaphysiciens parlent une langue composée de termes les uns
empruntés au langage vulgaire dans ce qu'il a de plus abstrait,
ou de plus général, ou de plus négatif, les autres créés
artificiellement avec des éléments empruntés au langage vulgaire.
Où voulez-vous en venir?


POLYPHILE.

Accordez-moi d'abord, Ariste, que tous les mots du langage humain
furent frappés à l'origine d'une figure matérielle et que tous
représentèrent dans leur nouveauté quelque image sensible. Il
n'est point de terme qui primitivement n'ait été le signe d'un
objet appartenant à ce monde des formes et des couleurs, des sons
et des odeurs et de toutes les illusions où les sens sont amusés
impitoyablement.

C'est en nommant le chemin droit et le sentier tortueux qu'on
exprima les premières idées morales. Le vocabulaire des hommes
naquit sensuel et cette sensualité est si bien attachée à sa
nature qu'elle se retrouve encore dans les termes auxquels le
sentiment commun a prêté par la suite un vague spirituel, et
jusque dans les dénominations fabriquées par l'art des
métaphysiciens pour exprimer l'abstraction à sa plus haute
puissance. Celles-là même n'échappent pas au matérialisme fatal
du vocabulaire; elles tiennent encore par quelque racine
l'antique imagerie de la parole humaine.


ARISTE.

J'en conviens.


POLYPHILE.

Tous ces mots, ou défigurés par l'usage ou polis ou même forgés
en vue de quelque construction mentale, nous pouvons nous
représenter leur figure originelle. Les chimistes obtiennent des
réactifs qui font paraître sur le papyrus ou sur le parchemin
l'encre effacée. C'est à l'aide de ces réactifs qu'on lit les
palimpsestes.

Si l'on appliquait un procédé analogue aux écrits des
métaphysiciens, si l'on mettait en lumière le sens primitif et
concret qui demeure invisible et présent sous le sens abstrait et
nouveau, on trouverait des idées bien étranges et parfois
peut-être instructives.

Essayons, si vous voulez, Ariste, de rendre la forme et la
couleur, la vie première aux mots qui composent la phrase de mon
petit _Manuel_:

_L'âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de
l'absolu,_

En cette tentative, la grammaire comparée nous portera le même
secours que le réactif chimique offre aux déchiffreurs de
palimpsestes. Elle nous fera voir le sens que présentait cette
dizaine de mots, non point sans doute à l'origine du langage, qui
se perd dans les ombres du passé, mais du moins à une époque bien
antérieure à tout souvenir historique.

_Âme, Dieu, mesure, posséder, participer,_ peuvent être ramenés
leur signification aryenne. _Absolu_ se laisse décomposer en ses
éléments antiques. Or, en redonnant à ces mots leur jeune et
clair visage, voici, sauf erreur, ce que nous obtenons: _Le
souffle est assis sur celui qui brille, au boisseau du don qu'il
reçoit en ce qui est tout délié._


ARISTE.

Pensez-vous, Polyphile, qu'il y ait de grandes conséquences
tirer de cela?


POLYPHILE.

Il y a du moins celle-ci que les métaphysiciens construisent
leurs systèmes avec les débris méconnaissables des signes par
lesquels les sauvages exprimaient leurs joies, leurs désirs et
leurs craintes.


ARISTE.

Ils subissent en cela les conditions nécessaires du langage.


POLYPHILE.

Sans chercher si cette fatalité commune est pour eux un sujet
d'humiliation ou d'orgueil, je songe aux aventures
extraordinaires par lesquelles les termes qu'ils emploient ont
passé du particulier au général, du concret à l'abstrait;
comment, par exemple, _âme_ qui était le souffle chaud du corps a
changé d'essence au point qu'on peut dire: «Cet animal n'a point
d'âme.» Ce qui signifie proprement: «Celui-ci qui souffle n'a pas
de souffle»; et comment encore le même nom a été donn
successivement à un météore, à un fétiche, à une idole et à la
cause première des choses. Ce sont là, pour de pauvres syllabes,
des fortunes merveilleuses qui m'effraient.

En les rapportant avec exactitude, on travaillerait à l'histoire
naturelle des idées métaphysiques. Il faudrait suivre les
modifications successives qu'a subies le sens de mots tels qu'âme
ou esprit et découvrir comment peu à peu se sont formées les
significations actuelles. On jetterait ainsi une lumière
terrible sur l'espèce de réalité que ces mots expriment.


ARISTE.

Vous parlez, Polyphile, comme si les idées qu'on attache à un
mot, dépendantes de ce mot, naissaient, changeaient et mouraient
avec lui; et parce qu'un nom, comme _Dieu_, _âme_ ou _esprit_ a
été successivement le signe de plusieurs idées dissemblables
entre elles, vous croyez saisir dans l'histoire de ce nom la vie
et la mort de ces idées. Enfin, vous rendez la pensée
métaphysique sujette de son langage et soumise à toutes les
infirmités héréditaires des termes qu'elle emploie. Cette
entreprise est si insensée que vous n'avez osé l'avouer qu'à mots
couverts et avec inquiétude.


POLYPHILE.

Mon inquiétude est seulement de savoir jusqu'où n'iront point les
difficultés que je soulève. Tout mot est l'image d'une image, le
signe d'une illusion. Pas autre chose. Et si je connais que
c'est avec les restes effacés et dénaturés d'images antiques et
d'illusions grossières, qu'on représente l'abstrait, aussitôt
l'abstrait cesse de m'être représenté, je ne vois plus que des
cendres de concret et, au lieu d'une idée pure, les poussières
subtiles des fétiches, des amulettes et des idoles qu'on a
broyés.


ARISTE.

Mais ne disiez-vous pas tout à l'heure que le langage
métaphysique était tout entier poli et comme passé à la meule?
Et qu'entendiez-vous par là, sinon que les termes y sont
dépouillés et abstraits? Et cette meule dont vous parliez,
qu'est-elle, sinon la définition qu'on leur donne? Vous oubliez
à présent que, dans l'exposé de toute doctrine métaphysique les
termes sont exactement définis, et que, abstraits par définition,
ils ne gardent rien du concret qu'ils tenaient d'une acception
antérieure.


POLYPHILE.

Oui, vous définissez les mots par d'autres mots. En sont-ils
moins des mots humains, c'est-à-dire de vieux cris de désir ou
d'épouvante, jetés par des malheureux devant les ombres et les
lumières qui leur cachaient le monde. Comme nos pauvres ancêtres
des forêts et des cavernes, nous sommes enfermés dans nos sens
qui nous bornent l'univers. Nous croyons que nos yeux nous le
découvrent, et c'est un reflet de nous-mêmes qu'ils nous
renvoient. Et nous n'avons encore pour exprimer les émotions de
notre ignorance que la voix du sauvage, ses bégaiements un peu
mieux articulés et ses hurlements adoucis. Ariste, voilà tout le
langage humain.


ARISTE.

Si vous le méprisez chez le philosophe, méprisez-le donc dans le
reste des hommes. Ceux qui traitent des sciences exactes
emploient de même un vocabulaire qui commença de se former dans
les premiers balbutiements des hommes, et qui pourtant ne manque
pas d'exactitude. Et les mathématiciens qui, comme nous,
spéculent sur des abstractions, parlent une langue qui pourrait,
comme la nôtre, être ramenée au concret, puisque c'est une langue
humaine. Vous auriez beau jeu, Polyphile, s'il vous plaisait de
matérialiser un axiome de géométrie ou une formule algébrique.
Mais vous ne détruirez pas pour cela l'idéal qui y est. Vous
montreriez, au contraire, en l'ôtant, qu'il y avait été mis.


POLYPHILE.

Sans doute. Mais ni le physicien, ni le géomètre ne se trouvent
dans le cas du métaphysicien. Dans les sciences physiques et
dans les sciences mathématiques, l'exactitude du vocabulaire
dépend uniquement des rapports du nom avec l'objet ou le
phénomène qu'il désigne. C'est là une mesure qui ne trompe pas.
Et comme le nom et la chose sont pareillement sensibles, nous
approprions sûrement l'un à l'autre. Ici le sens étymologique,
la valeur intime du terme n'est d'aucune importance. La
signification du mot est déterminée trop exactement par l'objet
sensible qu'il représente pour que toute autre exactitude ne soit
pas superflue. Qui songerait à rendre plus précises les idées
que nous procurent les termes acide et base, dans l'acception que
leur donne le chimiste? C'est pourquoi l'on n'aurait pas le sens
commun à rechercher l'histoire des dénominations qui entrent dans
la terminologie des sciences. Un mot de chimie, une fois
installé dans le formulaire, n'a pas à nous révéler les aventures
qui lui arrivèrent du temps de sa folle jeunesse, quand il
courait les bois et les montagnes. Il ne s'amuse plus. Son
objet et lui peuvent être embrassés du même regard et sans cesse
confrontés. Vous me parlez aussi du géomètre. Le géomètre
spécule sur des abstractions, sans doute. Mais, bien différentes
des abstractions métaphysiques, celles de la mathématique sont
extraites des propriétés sensibles et mesurables des corps; elles
constituent une philosophie physique. Il en résulte que les
vérités mathématiques, bien qu'intangibles par elles-mêmes,
peuvent être comparées sans cesse à la nature qui, sans jamais
les dégager entièrement, laisse paraître qu'elles sont toutes en
elles. Leur expression n'est pas dans le langage; elle est dans
la nature des choses; elle est précisément dans les catégories du
nombre et de l'espace sous lesquelles la nature se manifeste
l'homme. Aussi le langage de la mathématique n'a-t-il besoin,
pour être excellent, que d'être soumis à des conventions stables.
Si chaque terme concret y désigne une abstraction, cette
abstraction a dans la nature sa représentation concrète. C'est,
si vous voulez, une figure grossière, une sorte d'épaisse et de
rude caricature; ce n'en est pas moins une image sensible. Le
mot s'applique directement à elle, parce qu'il est dans son plan,
et, de là, il se transporte sans difficulté sur l'idée purement
intelligible qui correspond à l'idée sensible. Il n'en va pas de
même de la métaphysique où l'abstraction est non plus le résultat
visible de l'expérience, comme dans la physique, non plus l'effet
d'une spéculation sur la nature sensible, comme dans la
mathématique, mais uniquement le produit d'une opération de
l'esprit qui tire d'une chose certaines qualités pour lui seul
intelligibles et concevables, dont on sait seulement qu'il a
l'idée qu'il ne fait connaître que par le discours qu'il en
tient, qui, par conséquent, n'ont d'autre caution que la parole.
Si ces abstractions existent véritablement et par elles-mêmes,
elles résident dans un lieu accessible à la seule intelligence,
elles habitent un monde que vous appelez l'absolu par opposition
à celui-ci, dont je dirai seulement qu'à votre sens, il n'est pas
absolu. Et si ces deux mondes sont l'un dans l'autre, c'est leur
affaire et non la mienne. Il me suffit de connaître que l'un est
sensible et que l'autre ne l'est pas; que le sensible n'est pas
intelligible et que l'intelligible n'est pas sensible. Dès lors,
le mot et la chose ne peuvent s'appliquer l'un à l'autre, n'étant
pas dans le même lieu; ils ne sauraient se connaître l'un
l'autre, puisqu'ils ne sont pas dans le même monde.
Métaphysiquement, ou le mot est toute la chose, ou il ne sait
rien de la chose.

Pour qu'il en fût autrement il faudrait qu'il y eût des mots
absolument abstraits de tout sensualisme; et il n'y en a pas.
Les mots qu'on dit abstraits ne le sont que par destination. Ils
jouent le rôle de l'abstrait, comme un comédien représente le
fantôme, dans _Hamlet_.


ARISTE.

Vous mettez des difficultés où il n'y en eut jamais. A mesure
que l'esprit a abstrait ou, si vous voulez, décomposé, et, comme
vous disiez tout à l'heure, distillé la nature pour en tirer
l'essence, il a de même abstrait, décomposé, distillé des mots,
afin de représenter le produit de ses opérations transcendantes.
D'où il résulte que le signe est exactement appliqué à l'objet.


POLYPHILE.

Mais, Ariste, je vous ai assez fait voir, et sous divers aspects,
que l'abstrait dans les mots n'est qu'un moindre concret. Le
concret, aminci et exténué, est encore le concret. Il ne faut
pas tomber dans le travers de ces femmes qui, parce qu'elles sont
maigres, veulent passer pour de purs esprits. Vous imitez les
enfants qui d'une branche de sureau ne gardent que la moelle pour
en faire des marmousets. Ces marmousets sont légers, mais ce
sont des marmousets de sureau. De même, vos termes qu'on dit
abstraits, sont seulement devenus moins concrets. Et si vous les
tenez pour absolument abstraits et tout tirés hors de leur propre
et véritable nature, c'est pure convention. Mais, si les idées
que représentent ces mots ne sont pas, elles, des conventions
pures; si elles sont réalisées autre part qu'en vous-même, si
elles existent dans l'absolu, ou en tout autre imaginaire lieu
qu'il vous plaira désigner, si elles «sont» enfin, elles ne
peuvent être énoncées, elles demeurent ineffables. Les dire,
c'est les nier; les exprimer, c'est les détruire. Car, le mot
concret étant le signe de l'idée abstraite, celle-ci, aussitôt
signifiée, devient concrète, et voilà toute la quintessence
perdue.


ARISTE.

Mais si je vous dis que, pour l'idée comme pour le mot,
l'abstrait n'est qu'un moindre concret, votre raisonnement tombe
par terre.


POLYPHILE.

Vous ne direz pas cela. Ce serait ruiner toute la métaphysique
et faire trop de tort à l'âme, à Dieu et subséquemment à ses
professeurs. Je sais bien que Hegel a dit que le concret était
l'abstrait et que l'abstrait était le concret. Mais aussi cet
homme pensif a mis votre science à l'envers. Vous conviendrez,
Ariste, ne fût-ce que pour rester dans les règles du jeu, que
l'abstrait est opposé au concret. Or, le mot concret ne peut
être le signe de l'idée abstraite. Il n'en saurait être que le
symbole, et, pour mieux dire, l'allégorie. Le signe marque
l'objet et le rappelle. Il n'a pas de valeur propre. Le symbole
tient lieu de l'objet. Il ne le montre pas, il le représente.
Il ne le rappelle pas, il l'imite. Il est une figure. Il a par
lui-même une réalité et une signification. Aussi étais-je dans
la vérité en recherchant les sens contenus dans les mots _âme_,
_Dieu_, _absolu_, qui sont des symboles et non pas des signes.

«_L'âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de
l'absolu._

Qu'est-ce que cela, sinon un assemblage de petits symboles qu'on
a beaucoup effacés, j'en conviens, qui ont perdu leur brillant et
leur pittoresque, mais qui demeurent encore des symboles par
force de nature? L'image y est réduite au schéma. Mais le
schéma c'est l'image encore. Et j'ai pu, sans infidélité,
substituer celle-ci à l'autre. C'est ainsi que j'ai obtenu:

«_Le souffle est assis sur celui qui brille au boisseau du don
qu'il reçoit en ce qui est tout délié (_ou _subtil)_», d'où nous


 


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