Le Rouge et le Noir

Part 3 out of 5




- Sainclair vient ici pour ˆtre de l'acad‚mie, dit Norbert, voyez comme il salue le baron L..., Croisenois.

- Il serait moins bas de se mettre … genoux, reprit M. de Luz.

- Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l'esprit, mais qui arrivez de vos montagnes, tƒchez de ne jamais saluer comme fait ce grand poŠte, f–t-ce Dieu le PŠre.

- Ah! voici l'homme d'esprit par excellence, M. le baron Bƒton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer.

- Je crois que mˆme vos yens se moquent de lui. Quel nom, baron Bƒton! dit M. de Caylus.

- Que fait le nom? nous disait-il l'autre jour, reprit Mathilde Figurez-vous le duc de Bouillon annonc‚ pour la premiŠre fois: Il ne manque au public, … mon ‚gard, qu'un peu d'habitude...

Julien quitta le voisinage du canap‚. Peu sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie l‚gŠre pour rire d'une plaisanterie, il pr‚tendait qu'elle f–t fond‚e en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de d‚nigrement g‚n‚ral, et en ‚tait choqu‚. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'… y voir de l'envie, en quoi assur‚ment il se trompait.

"Le comte Norbert, se disait-il, … qui j'ai vu faire trots brouillons pour une lettre de vingt lignes … son colonel, serait bien heureux s'il avait ‚crit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair."

Passant inaper‡u … cause de son peu d'importance, Julien s'approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron Bƒton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouv‚ trots ou quatre phrases piquantes. Il sembla … Julien que ce genre d'esprit avait besoin d'espace.

Le baron ne pouvait pas dire des mots, il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour ˆtre brillant.

- Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu'un derriŠre Julien.

Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siŠcle. Julien avait souvent trouv‚ son nom dans le M‚morial de Sainte-H‚lŠne et dans les morceaux d'histoire dict‚s par Napol‚on. Le comte Chalvet ‚tait bref dans sa parole, ses traits ‚taient des ‚clairs, justes, vifs, quelquefois profonds. S'il parfait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'‚tait plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il ‚tait cynique effront‚.

- Je suis ind‚pendant, moi, disait-il … un monsieur portent trots plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd'hui de la mˆme opinion qu'il y a six semaines? En ce cas, mon opinion serait mon tyran.

Quatre jeunes yens graves, qui l'entouraient, firent la mine, ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il ‚tait all‚ trop loin. Heureusement, il aper‡ut l'honnˆte M. Balland, tartufe d'honnˆtet‚. Le comte se mit … lui parler: on se rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait ˆtre immol‚. A force de morale et de moralit‚, quoique horriblement laid, et aprŠs des premiers pas dans le monde, difficiles … raconter, M. Balland a ‚pous‚ une femme fort riche, qui est morte; ensuite une seconde femme fort riche, que l'on ne volt point dans le monde. Il jouit en toute humilit‚ de soixante mille livres de rentes, et a lui-mˆme des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans piti‚. Il y eut bient“t autour d'eux un cercle de trente personnel. Tout le monde souriait, mˆme les jeunes yens graves, l'espoir du siŠcle.

"Pourquoi vient-il chez M. de La Mole, o— il est le plastron ‚videmment?"pensa Julien. Il se rapprocha de l'abb‚ Pirard, pour le lui demander.

M. Balland s'esquiva.

- Bon! dit Norbert, voil… un des espions de mon pŠre parti il ne reste plus que le petit boiteux Napier.

"Serait-ce l… le mot de l'‚nigme? pensa Julien. Mais en ce cas, pourquoi le marquis re‡oit-il M. Balland?"

Le s‚vŠre abb‚ Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.

- C'est donc une caverne, disait-il comme Basile, je ne vois arriver que des yens tar‚s.

C'est que le s‚vŠre abb‚ ne connaissait pas ce qui tient … la haute soci‚t‚. Mais, par ses amis les jans‚nistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur extrˆme finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-l…, il r‚pondit d'abondance de coeur aux questions empress‚s de Julien, puis s'arrˆta tout court, d‚sol‚ d'avoir toujours du mal … dire de tout le monde, et se l'imputant … p‚ch‚. Bilieux, jans‚niste, et croyant au devoir de la charit‚ chr‚tienne sa vie dans le monde ‚tait un combat.

- Quelle figure a cet abb‚ Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canap‚.

Julien se sentit irrit‚, mais pourtant elle avait raison. M. Pirard ‚tait sans contredit le plus honnˆte homme du salon, mais sa figure couperos‚e, qui s'agitait des bourrŠlements de sa conscience. le rendait hideux en ce

moment."Croyez aprŠs cela aux physionomies pensa Julien; c'est dans le moment o— la d‚licatesse d‚ l'abb‚ Pirard se reproche quelque peccadille, qu'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille."L'abb‚ Pirard avait fait cependant de grandes concessions … son part); il avait pris un domestique, il ‚tait fort bien vˆtu.

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'‚tait un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annon‡ait le fameux baron de Tolly, sur lequel les ‚lections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avan‡a et le vit fort bien. Le baron pr‚sidait un collŠge: il eut l'id‚e lumineuse d'escamoter les petite carr‚s de papier portent les votes d'un des partis. Mais, pour qu'il y e–t compensation, il les rempla‡ait … mesure par d'autres petite morceaux de papier portent un nom qui lui ‚tait agr‚able. Cette manoeuvre d‚cisive fut aper‡ue par quelques ‚lecteurs qui s'empressŠrent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme ‚tait encore pƒle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient annonc‚ le mot de galŠres. M. de La Mole le re‡ut froidement. Le pauvre baron s'‚chappa.

- S'il nous quitte si vise, c'est pour aller chez M. Comte', dit le comte Chalvet, et l'on rit.

Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigants, la plupart tar‚s, mais tous yens d'esprit qui, ce soir-l…, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parfait de lui pour un ministŠre), le petit Tanbeau faisait ses premiŠres armes. S'il n'avait pas encore la finesse des aper‡us, il s'en d‚dommageait, comme on va voir, par l'‚nergie des paroles.

- Pourquoi ne pas condamner cet homme … dix ans de prison? disait-il au moment o— Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir … l'ombre, autrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner … mille ‚cus d amende? II est pauvre, soit, tant mieux; mais son parti paiera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et dix ans de basse-fosse.

"Eh bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julien, qui admirait le ton v‚h‚ment et les gestes saccad‚s de son collŠgue."La petite figure maigre et tir‚e du neveu favori de l'acad‚micien ‚tait hideuse en ce moment. Julien apprit bient“t qu'il s'agissait du plus grand poŠte de l'‚poque'.

- Ah, monstre! s'‚cria Julien … demi haut, et des larmes g‚n‚reuses vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.

"Voil… pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnie, que de croix, que de sin‚cures n'e–t-il pas accumul‚es, stil se f–t vendu, je ne dis pas au plat ministŠre de M. de Nerval, mais … quelqu'un de ces ministres passablement honnˆtes que nous avons vus se succ‚der?"

L'abb‚ Pirard fit signe de loin … Julien, M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment ‚coutait, les yeux baiss‚s les g‚missements d'un ‚vˆque, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accapar‚ par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l'ex‚crait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la court

Quand ta mort nous d‚livrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'‚tait dans ces termes, d'une ‚nergie biblique, que le petit homme de lettres parfait en ce moment du respectable Lord Holland, Son m‚rite ‚tait de savoir trŠs bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer … quelque influence sous le rŠgne du nouveau roi d'Angleterre.

L'abb‚ Pirard passe dans un salon voisin; Julien le suivit:

- Le marquis n'aime pas les ‚crivailleurs, je vous en avertis; c'est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l'histoire des gyptiens, des Perses, etc., il vous honor‚e et vous prot‚gera comme un savant. Mais n'allez pas ‚crire une page en fran‡ais, et surtout sur des matiŠres graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait ‚crivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant l'h“tel d'un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d'Alembert et Rousseau: Cela veut raisonner de tout, et n'a pas mille ‚cus de rente!

"Tout se sait, pensa Julien, ici comme au s‚minaire!"II avait ‚crit huit ou dix pages assez emphatiques: c'‚tait une sorte d'‚loge historique du vieux chirurgien-major qui disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours ‚t‚ enferm‚ … clef! Il monta chez lui br–la son manuscrit, et revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quitt‚, il ne restait que les hommes … plaques.

Autour de la table, que les gens venaient d'apporter toute servie, se trouvaient sept … huit femmes fort nobles, fort d‚votes, fort affect‚es, ƒg‚es de trente … trente-cinq ans. La brillante mar‚chale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il ‚tait plus de minuit; elle alla prendre place auprŠs de la marquise. Julien fut profond‚ment ‚mu; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rˆnal.

Le groupe de Mlle de La Mole ‚tait encore peupl‚. Elle ‚tait occup‚e avec ses amis … se moquer du malheureux comte de Thaler. C'‚tait le fils unique de ce fameux juif, c‚lŠbre par les richesses qu'il avait acquises en prˆtant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant … son fils cent mille ‚cus de rente par mois, et un nom, h‚las! trop connu'. Cette position singuliŠre e–t exig‚ de la simplicit‚ dans le caractŠre, ou beaucoup de force de volont‚.

Malheureusement, le comte n'‚tait qu'un bon gar‡on garni de toutes sortes de pr‚tentions qui se r‚veillaient successivement … la voix de ses flatteurs.

M. de Caylus pr‚tendait qu'on lui avait donn‚ la volont‚ de demander en mariage Mlle de La Mole (… laquelle le marquis de Croisenois, qui devait ˆtre duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).

- Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volont‚, disait piteusement Norbert.

Ce qui manquait peut-ˆtre le plus … ce pauvre comte de Thaler, c'‚tait la facult‚ de vouloir. Par ce c“t‚ de son caractŠre il e–t ‚t‚ digne d'ˆtre roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n'avait le courage de suivre aucun avis jusqu'au bout.

Sa physionomie e–t suffi … elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui inspirer une joie ‚ternelle. C'‚tait un m‚lange singulier d'inqui‚tude et de d‚sappointement; mais de temps … autre on y distinguait fort bien des bouff‚ es d 'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens … moustaches le persiflŠrent tant qu'ils voulurent, sans qu'il s'en doutƒt, et enfin le renvoyŠrent comme une heure sonnait:

- Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent … la porte par le temps qu'il fait? lui dit Norbert.

- Non, c'est un nouvel attelage bien moins cher r‚pondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me co–t‚ cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis, mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable … celui de l'autre.

La r‚flexion de Norbert fit penser au comte qu'il ‚tait d‚cent pour un homme comme lui d'avoir la passion des chevaux, et qu'il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant aprŠs en se moquant de lui.

"Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a ‚t‚ donn‚ de voir l'autre extrˆme de ma situation! Je n'ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouv‚ c“te … c“te avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue gu‚rit de l'envie."



CHAPITRE V


LA SENSIBILIT ET UNE GRANDE DAME DVOTE


Une id‚e un peu vive y a l'air d'une grossiŠret‚, tant on y est accoutum‚ aux mots sans relief. Malheur … qui invente en parlant!
FAUBRAS



AprŠs plusieurs mois d'‚preuves, voici o— en ‚tait Julien le jour o— l'intendant de la maison lui remit le troisiŠme quartier de ses appointements. M. de La Mole l'avait charg‚ de suivre l'administration de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fr‚quents voyages. Il ‚tait charg‚ en chef de la correspondance relative au fameux procŠs avec l'abb‚ de Frilair; M. Pirard l'avait instruit.

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui ‚taient adress‚s, Julien composait des lettres, qui presque toutes ‚taient sign‚es.

A l'‚cole de th‚ologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d'assiduit‚, mais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs ‚lŠves les plus distingu‚s. Ces diff‚rents travaux, saisis avec toute l'ardeur de l'ambition souffrante, avaient bien vite enlev‚ … Julien les fraŒches couleurs qu'il avait apport‚es de la province. Sa pƒleur ‚tait un m‚rite aux yeux des jeunes s‚minaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins m‚chants, beaucoup moins … genoux devant un ‚cu que ceux de Besan‡on; eux le croyaient attaqu‚ de la poitrine. Le marquis lui avait donn‚ un cheval.

Craignant d'ˆtre rencontr‚ dans ses courses … cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui ‚tait prescrit par les m‚decins. L'abb‚ Pirard l'avait men‚ dans plusieurs maisons jans‚nistes. Julien fut ‚tonn‚, l'id‚e de la religion ‚tait invinciblement li‚e dans son esprit … celle d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et s‚vŠres qui ne songent pas au budget. Plusieurs jans‚nistes l'avaient pris en amiti‚ et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jans‚nistes un comte Altamira qui avait prŠs de six pieds de haut, lib‚ral condamn‚ … mort dans son pays, et d‚vot. Cet ‚trange contraste, la d‚votion et l'amour de la libert‚, le frappa.

Julien ‚tait en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouv‚ qu'il r‚pondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqu‚ une ou deux fois aux convenances, s'‚tait prescrit de ne jamais adresser la parole … Mlle Mathilde. On ‚tait toujours parfaitement poli … son ‚gard … l'h“tel de La Mole mais il se sentait d‚chu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire, tout beau tout nouveau.

Peut-ˆtre ‚tait-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l'urbanit‚ parisienne ‚tait pass‚.

DŠs qu'il cessait de travailler, il ‚tait en proie … un ennui mortel, c'est l'effet dess‚chant de la politesse admirable, mais si mesur‚e, si parfaitement gradu‚e suivant les positions, qui distingue la haute soci‚t‚. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.

Sans doute, on peut reprocher … la province un ton commun ou peu poli. Mais on se passionne un peu en vous r‚pondant. Jamais … l'h“tel de La Mole l'amour-propre de Julien n'‚tait bless‚; mais souvent, … la fin de la journ‚e, en prenant sa bougie dans l'antichambre, il se sentait l'envie de pleurer. En province, un gar‡on de caf‚ prend int‚rˆt … vous, s'il vous arrive un accident en entrant dans son caf‚. Mais si cet accident offre quelque chose de d‚sagr‚able pour l'amour-propre, en vous plaignant, il r‚p‚tera dix fois le mot qui vous torture. A Paris, on a l'attention de se cacher pour rire, mais vous ˆtes toujours un ‚tranger.

Nous passons sous silence une foule de petites aventures, qui eussent donn‚ des ridicules … Julien, s'il n'e–t pas ‚t‚ en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilit‚ folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs ‚taient de pr‚caution: il tirait le pistolet tous les jours, il ‚tait un des bons ‚lŠves des plus fameux maŒtres d'armes. DŠs qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu de l'employer … lire comme autrefois, il courait au manŠge et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maŒtre du manŠge, il ‚tait presque r‚guliŠrement jet‚ par terre.

Le marquis le trouvait commode … cause de son travail obstin‚, de son silence, de son intelligence, et peu … peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles … d‚brouiller. Dans les moments o— sa haute ambition lui laissait quelque relƒche, le marquis faisait des affaires avec sagacit‚; … port‚e de savoir des nouvelles, il avait du bonheur … la Bourse. Il achetait des maisons, des bois; mais il prenait facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les affaires de l'amusement et non des r‚sultats. Le marquis avait besoin d'un chef d'‚tat-major qui mŒt un ordre clair et facile … saisir dans toutes ses affaires d'argent.

Mme de La Mole, quoique d'un caractŠre si mesur‚, se moquait quelquefois de Julien. L'impr‚vu produit par la sensibilit‚ est l'horreur des grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti: "S'il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau."Julien, de son c“t‚, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s'int‚resser … tout dŠs qu'on annon‡ait le baron de La Joumate. C'‚tait un ˆtre froid, … physionomie impassible. Il ‚tait petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Chƒteau, et, en g‚n‚ral, ne disait rien sur rien. Telle ‚tait sa fa‡on de penser. Mme de La Mole e–t ‚t‚ passionn‚ment heureuse pour la premiŠre fois de sa vie, si elle e–t pu en faire l‚ mari de sa fille.



CHAPITRE VI


MANIERE DE PRONONCER


Leur haute mission est de juger avec calme les petits ‚v‚nements de la vie journaliŠre des peuples. Leur sagesse doit pr‚venir les grandes colŠres pour les petites causes, ou pour des ‚v‚nements que la voix de la renomm‚e transfigure en les portant au loin.
GRATIUS.



Pour un nouveau d‚barqu‚, qui, par hauteur, ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, pouss‚ dans un caf‚ de la rue Saint-Honor‚, par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, ‚tonn‚ de son regard sombre le regarda … son tour, absolument comme jadis, … Besan‡on, l'amant de Mlle Amanda.

Julien s'‚tait reproch‚ trop souvent d'avoir laiss‚ passer cette premiŠre insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication. L'homme en redingote lui adressa aussit“t les plus sales injures: tout ce qui ‚tait dans le caf‚ les entoura; les passants s'arrˆtaient devant la porte. Par une pr‚caution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets, sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna … r‚p‚ter … son homme de minute en minute:

- Monsieur votre adresse? je vous m‚prise.

La constance avec laquelle il s'attachait … ces six mots finit par frapper la foule.

Dame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L'homme … la redingote, entendant cette d‚cision souvent r‚p‚t‚e, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit au visage, il s'‚tait promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas o— il serait touch‚. L'homme s'en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.

Julien se trouva baign‚ de sueur."Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m'‚mouvoir … ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilit‚ si humiliante?"

Il e–t voulu pouvoir se battre … l'instant. Mais une difficult‚ l'arrˆtait. Dans tout ce grand Paris, o— prendre un t‚moin? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutes, r‚guliŠrement, au bout de six semaines de relations, s'‚loignaient de lui."Je suis insociable, et m'en voil… cruellement puni", pensa-t-il. Enfin, il eut l'id‚e de chercher un ancien lieutenant du 96e, nomm‚ Li‚vin, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincŠre avec lui.

- Je veux bien ˆtre votre t‚moin, dit Li‚vin, mais … une condition: si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, s‚ance tenante.

- Convenu, dit Julien en lui serrant la main avec enthousiasme; et ils allŠrent chercher M. C. de Beauvoisis … l'adresse indiqu‚e par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain.

Il ‚tait sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien ˆtre le jeune parent de Mme de Rˆnal, employ‚ jadis … l'ambassade de Rome ou de Naples, et qui avait donn‚ une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.

Julien avait remis … un grand valet de chambre une des cartes jet‚es la veille, et une des siennes.

On le fit attendre, lui et son t‚moin, trois grands quarts d'heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'‚l‚gance. Ils trouvŠrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc, mis comme une poup‚e; ses traits offraient la perfection et l'insignifiance de la beaut‚ grecque. Sa tˆte, remarquablement ‚troite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils ‚taient fris‚s avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne d‚passait l'autre. C'est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariol‚e, le pantalon du matin, tout, jusqu'aux pantoufles brod‚es, ‚tait correct et merveilleusement soign‚. Sa physionomie, noble et vide, annon‡ait des id‚es convenables et rares l'id‚al de l'homme aimable, l'horreur de l'impr‚vu et de la plaisanterie, beaucoup de gravit‚.

Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqu‚ que se faire attendre si longtemps, aprŠs lui avoir jet‚ si grossiŠrement sa carte … la figure, ‚tait une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l'intention d'ˆtre insolent, mais il aurait bien voulu en mˆme temps ˆtre de bon ton.

Il fut si frapp‚ de la douceur des maniŠres de M. de Beauvoisis, de son air … la fois compass‚, important et content de soi de l'‚l‚gance admirable de ce qui l'entourait, qu'il perdit en un clin d'oeil toute id‚e d'ˆtre insolent. Ce n'‚tait pas son homme de la veille. Son ‚tonnement fut tel de rencontrer un ˆtre aussi distingu‚ au lieu du grossier personnage rencontr‚ au caf‚, qu'il ne put trouver une seule parole. Il pr‚senta une des cartes qu'on lui avait jet‚es.

- C'est mon nom, dit l'homme … la mode, auquel l'habit noir de Julien dŠs sept heures du matin, inspirait assez peu de consid‚ration; mais je ne comprends pas, d'honneur...

La maniŠre de prononcer ces derniers mots rendit … Julien une partie de son humeur.

- Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d'un trait toute l'affaire.

M. Charles de Beauvoisis, aprŠs y avoir m–rement pens‚, ‚tait assez content de la coupe de l'habit noir de Julien."Il est de Staub, c'est clair, se disait-il en l'‚coutant parler; ce gilet est de bon go–t, ces bottes sont bien; mais, d'un autre c“t‚, cet habit noir dŠs le grand matin!... Ce sera pour mieux ‚chapper … la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis."

DŠs qu'il se fut donn‚ cette explication, il revint … une politesse parfaite, et presque d'‚gal … ‚gal envers Julien. Le colloque fut assez long, l'affaire ‚tait d‚licate, mais enfin Julien ne put se refuser … l'‚vidence. Le jeune homme si bien n‚ qu'il avait devant lui n'offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage, qui la veille, l'avait insult‚.

Julien ‚prouvait une invincible r‚pugnance … s'en aller, il faisait durer l'explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c'est ainsi qu'il s'‚tait nomm‚ en parlant de lui, choqu‚ de ce que Julien l'appelait tout simplement monsieur.

Il admirait sa gravit‚, mˆl‚e d'une certaine fatuit‚ modeste, mais qui ne l'abandonnait pas un seul instant. Il ‚tait ‚tonn‚ de sa maniŠre singuliŠre de remuer la langue en pronon‡ant les mots... Mais enfin, dans tout cela, il n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.

Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grƒce, mais l'ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes ‚cart‚es, les mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, d‚cida que son ami M. Sorel n'‚tait point fait pour chercher une querelle d'Allemand … un homme, parce qu'on avait vol‚ … cet homme ses billets de visite.

Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l'attendait dans la cour, devant le perron; par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.

Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siŠge et l'accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire d'un instant. Deux laquais voulurent d‚fendre leur camarade; Julien re‡ut des coups de poing: au mˆme instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute.

Le chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravit‚ la plus plaisante, r‚p‚tant avec sa prononciation de grand seigneur:

- Qu'est ‡a? qu'est ‡a?

Il ‚tait ‚videmment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d'int‚rˆt. Quand il sut de quoi il s'agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid l‚gŠrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.

Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre; il voulut diplomatiquement aussi conserver … son ami les avantages de l'initiative.

- Pour le coup, s'‚cria-t-il, il y a l… matiŠre … duel!

- Je le croirais assez, reprit le diplomate.

- Je chasse ce coquin, dit-il … ses laquais; qu'un autre monte.

On ouvrit la portiŠre de la voiture: le chevalier voulut absolument en faire les honneurs … Julien et … son t‚moin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre.

"Ces messieurs, quoique trŠs nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dŒner chez M. de La Mole, et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant aprŠs ils se permettent d'ˆtre ind‚cents."On parlait des danseuses que le public avait distingu‚es dans un ballet donn‚ la veille. Ces messieurs faisaient allusion … des anecdotes piquantes que Julien et son t‚moin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument. Julien n'eut point la sottise de pr‚tendre les savoir; il avoua de bonne grƒce son ignorance. Cette franchise plut … l'ami du chevalier, il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands d‚tails, et fort bien.

Une chose ‚tonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la Fˆte-Dieu, arrˆta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le cur‚, suivant eux, ‚tait fils d'un archevˆque. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait ˆtre duc, on n'e–t os‚ prononcer un tel mot.

Le duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras, on le lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l'eau-de-vie et le chevalier de Beauvoisis pria Julien trŠs poliment de lui permettre de le reconduire chez lui dans la mˆme voiture qui l'avait amen‚. Quand Julien indiqua l'h“tel de La Mole, il y eut ‚change de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien ‚tait l…, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e.

"Mon Dieu! un duel, n'est-ce que ‡a? pensait Julien. Que je suis heureux d'avoir retrouv‚ ce cocher! Quel serait mon malheur, si j'avais d– supporter encore cette injure dans un caf‚!"La conversation amusante n'avait presque pas ‚t‚ interrompue. Julien comprit alors que l'affectation diplomatique est bonne … quelque chose.

"L'ennui n'est donc point inh‚rent, se disait-il, … une conversation entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fˆte-Dieu, ils osent raconter et avec d‚tails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-l… est plus que compens‚ par la grƒce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions."Julien se sentait une vive inclination pour eux."Que je serais heureux de les voir souvent!"

A peine se fut-on quitt‚, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations . elles ne furent pas brillantes.

Il ‚tait fort curieux de connaŒtre son homme; pouvait-il d‚cemment lui faire une visite? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'‚taient pas d'une nature encourageante.

- Tout cela est affreux! dit-il … son t‚moin. Il est impossible que j'avoue m'ˆtre battu avec un simple secr‚taire de M. de La Mole, et encore parce que mon cocher m'a vol‚ mes cartes de visite.

- Il est s–r qu'il y aurait dans tout cela possibilit‚ de ridicule.

Le soir mˆme, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d'ailleurs un jeune homme parfait, ‚tait fils naturel d'un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficult‚. Une fois qu'il fut ‚tabli, le jeune diplomate et son ami daignŠrent faire quelques visites … Julien, pendant les quinze jours qu'il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu'il n'‚tait all‚ qu'une fois en sa vie … l'Op‚ra.

- Cela est ‚pouvantable, lui dit-on, on ne va que l…; il faut que votre premiŠre sortie soit pour le Comte Ory.

A l'Op‚ra, le chevalier de Beauvoisis le pr‚senta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succŠs.

Julien faisait presque la cour au chevalier; ce m‚lange de respect pour soi-mˆme, d'importance myst‚rieuse et de fatuit‚ de jeune homme l'enchantait. Par exemple le chevalier b‚gayait un peu, parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce d‚faut. Jamais Julien n'avait trouv‚ r‚unis dans un seul ˆtre le ridicule qui amuse et la perfection des maniŠres qu'un pauvre provincial doit chercher … imiter.

On le voyait … l'Op‚ra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison fit prononcer son nom.

- Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voil… donc le fils naturel d'un riche gentilhomme de Franche-Comt‚, mon ami intime?

Le marquis coupa la parole … Julien, qui voulait protester qu'il n'avait contribu‚ en aucune fa‡on … accr‚diter ce bruit.

- M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'ˆtre battu contre le fils d'un charpentier.

- Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole; c'est … moi maintenant de donner de la consistance … ce r‚cit, qui me convient. Mais j'ai une grƒce … vous demander, et qui ne vous co–tera qu'une petite demi-heure de votre temps: tous les jours d'Op‚ra, … onze heures et demie, allez assister dans le vestibule … la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des fa‡ons de province, il faudrait vous en d‚faire, d'ailleurs il n'est pas mal de connaŒtre, au moins de vue, de grands personnages auprŠs desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaŒtre; on vous a donn‚ les entr‚es.




CHAPITRE VII


UNE ATTAQUE DE GOUTTE


Et j'eus de l'avancement, non pour mon m‚rite, mais parce que mon maŒtre avait la goutte.
BERTOLOTTI.



Le lecteur est peut-ˆtre surpris de ce ton libre et presque amical; nous avons oubli‚ de dire que, depuis six semaines, le marquis ‚tait retenu chez lui par une attaque de goutte.

Mlle de La Mole et sa mŠre ‚taient … HyŠres, auprŠs de la mŠre de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son pŠre que des instants, ils ‚taient fort bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien … se dire. M. de La Mole, r‚duit … Julien, fut ‚tonn‚ de lui trouver des id‚es. Il se faisait lire les journaux. Bient“t le jeune secr‚taire fut en ‚tat de choisir les passages int‚ressants. Il y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait; il avait jur‚ de ne le jamais lire, et chaque jour en parlait. Julien riait et admirait la pauvret‚ du duel entre le pouvoir et une id‚e. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid qu'il ‚tait tent‚ de perdre en passant des soir‚es tˆte … tˆte avec un si grand seigneur. Le marquis, irrit‚ contre le temps pr‚sent, se fit lire Tite-Live; la traduction improvis‚e sur le texte latin l'amusait.

Un jour le marquis dit, avec ce ton de politesse excessive, qui souvent impatientait Julien:

- Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d'un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez, … mes yeux, le frŠre cadet du comte de Retz, c'est-…-dire le fils de mon ami le vieux duc.

Julien ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait; le soir mˆme, il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un ‚gal. Julien avait un coeur digne de sentir la vraie politesse, mais il n'avait pas l'id‚e des nuances. Il e–t jur‚, avant cette fantaisie du marquis, qu'il ‚tait impossible d'ˆtre re‡u par lui avec plus d'‚gards."Quel admirable talent!"se dit Julien; quand il se leva pour sortir, le marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner … cause de sa goutte.

Cette id‚e singuliŠre occupa Julien: "se moquerait-il de moi?"pensa-t-il. Il alla demander conseil … l'abb‚ Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui r‚pondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le lendemain matin, Julien se pr‚senta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres … signer. Il en fut re‡u … l'ancienne maniŠre. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout diff‚rent et absolument aussi poli que la veille.

- Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bont‚ de faire … un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais franchement et sans songer … autre chose qu'… raconter clairement et d'une fa‡on amusante. Car il faut s'amuser continua le marquis; il n'y a que cela de r‚el dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie … la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un million; mais si j'avais Rivarol, ici, auprŠs de ma chaise longue, tous les jours il m'“terait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup vu … Hambourg, pendant l'‚migration.

Et le marquis conta … Julien les anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s'associaient quatre pour comprendre un bon mot.

M. de La Mole, r‚duit … la soci‚t‚ de ce petit abb‚, voulut l'‚moustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui demandait la v‚rit‚, Julien r‚solut de tout dire; mais en taisant deux choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au marquis, et la parfaite incr‚dulit‚ qui n'allait pas trop bien … un futur cur‚. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort … propos. Le marquis rit aux larmes de la scŠne dans le caf‚ de la rue Saint-Honor‚ avec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut l'‚poque d'une franchise parfaite dans les relations entre le maŒtre et le prot‚g‚.

M. de La Mole s'int‚ressa … ce caractŠre singulier. Dans les commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d'en jouir; bient“t il trouva plus d'int‚rˆt … corriger tout doucement les fausses maniŠres de voir de ce jeune homme."Les autres provinciaux qui arrivent … Paris admirent tout, pensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont trop d'affectation, lui n'en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot."

L'attaque de goutte fut prolong‚e par les grands froids de l'hiver et dura plusieurs mois.

"On s'attache bien … un bel ‚pagneul se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m'attacher … ce petit abb‚? il est original. Je le traite comme un fils, eh bien! o— est l'inconv‚nient? Cette fantaisie, si elle dure me co–tera un diamant de cinq cents louis dans mon testament."

Une fois que le marquis eut compris le caractŠre ferme de son prot‚g‚, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.

Julien remarqua avec effroi qu'il arrivait … ce grand seigneur de lui donner des d‚cisions contradictoires sur le mˆme objet.

Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec le marquis sans apporter un registre sur lequel il ‚crivait les d‚cisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les d‚cisions relatives … chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.

Cette id‚e sembla d'abord le comble du ridicule et de l'ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les d‚penses des terres que Julien ‚tait charg‚ d'administrer.

Ces mesures ‚claircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu'il put se donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois nouvelles sp‚culations sans le secours de son prˆte-nom qui le volait.

- Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour … son jeune ministre.

- Monsieur, ma conduite peut ˆtre calomnie.

- Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.

- Que vous veuilliez bien prendre un arrˆt‚ et l'‚crire de votre main sur le registre; cet arrˆt‚ me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c'est M. l'abb‚ Pirard qui a eu l'id‚e de toute cette comptabilit‚. Le marquis, avec la mine ennuy‚e du marquis de Moncade, ‚coutant les comptes de M. Poisson, son intendant, ‚crivit la d‚cision.

Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'‚tait jamais question d'affaires. Les bont‚s du marquis ‚taient si flatteuses pour l'amour-propre toujours souffrant de notre h‚ros, que bient“t, malgr‚ lui, il ‚prouva une sorte d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce n'est pas que Julien f–t sensible, comme on l'entend … Paris; mais ce n'‚tait pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parl‚ avec tant de bont‚. Il remarquait avec ‚tonnement que le marquis avait pour son amour-propre des m‚nagements de politesse qu'il n'avait jamais trouv‚s chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien ‚tait plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le pŠre du marquis ‚tait un grand seigneur.

Un jour, … la fin d'une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prˆte-nom venait de lui apporter de la Bourse.

- J'espŠre, Monsieur le marquis, ne pas m'‚carter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.

- Parlez, mon ami.

- Que Monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n'est pas … l'homme en habit noir qu'il est adress‚, et il gƒterait tout … fait les fa‡ons que l'on a la bont‚ de tol‚rer chez l'homme en habit bleu.

Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.

Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir … l'abb‚ Pirard.

- Il faut que je vous avoue enfin une chose mon cher abb‚. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise … ne pas me garder le secret sur cette confidence.

Son proc‚d‚ de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l'anoblis.

Quelque temps aprŠs, le marquis put enfin sortir.

- Allez passer deux mois … Londres, dit-il … Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres re‡ues par moi avec mes notes. Vous ferez les r‚ponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa r‚ponse. J'ai calcul‚ que le retard ne sera que de cinq jours.

En courant la poste sur la route de Calais, Julien s'‚tonnait de la futilit‚ des pr‚tendues affaires pour lesquelles on l'envoyait.

Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d'horreur, il toucha le sol anglais. On connaŒt sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un Lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-H‚lŠne et en recevant la r‚compense par dix ann‚es de ministŠre.

A Londres, il connut enfin la haute fatuit‚. Il s'‚tait li‚ avec de jeunes seigneurs russes qui l'initiŠrent.

- Vous ˆtes pr‚destin‚, mon cher Sorel, lui disaient-ils vous avez naturellement cette mine froide et … mille lieues de la sensation pr‚sente, que nous cherchons tant … nous donner.

- Vous n'avez pas compris votre siŠcle, lui disait le prince Korasoff: Faites toujours le contraire de ce qu'on attend de vous. Voil…, d'honneur, la seule religion de l'‚poque, ne soyez ni fou, ni affect‚, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le pr‚cepte ne serait plus accompli.

Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l'avait engag‚ … dŒner, ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La fa‡on dont Julien se conduisit, au milieu des vingt personnes qui attendaient, est encore cit‚e parmi les jeunes secr‚taires d'ambassade … Londres. Sa mine fut impayable.

Il voulut voir, malgr‚ les plaisanteries des dandys ses amis, le c‚lŠbre Philippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septiŠme ann‚e de prison. L'aristocratie ne badine pas en ce pays-ci, pensa Julien; de plus, Vane est d‚shonor‚, vilipend‚, etc.

Julien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le d‚sennuyait. Voil…, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie vu en Angleterre.

L'id‚e la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane...

Nous supprimons le reste du systŠme comme cynique.

A son retour:

- Quelle id‚e amusante m'apportez-vous d'Angleterre? lui dit M. de La Mole...

Il se taisait.

- Quelle id‚e apportez-vous, amusante ou non? reprit le marquis vivement.

- Primo, dit Julien, l'Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est visit‚ par le d‚mon au suicide, qui est le dieu du pays.

2ø L'esprit et le g‚nie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en d‚barquant en Angleterre.

3ø Rien au monde n'est beau, admirable, attendrissant comme les paysages anglais.

- A mon tour, dit le marquis:

"Primo pourquoi allez-vous dire, au bal chez l'ambassadeur d‚ Russie, qu'il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui d‚sirent passionn‚ment la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois?

- On ne sait comment faire en parlant … nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la manie d'ouvrir des discussions s‚rieuses. Si l'on s'en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l'on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont ‚tonn‚s, ne savent que r‚pondre, et le lendemain matin, … sept heures, ils vous font dire par le premier secr‚taire d'ambassade qu'on a ‚t‚ inconvenant.

- Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l'homme profond, que vous n'avez pas devin‚ ce que vous ˆtes all‚ faire en Angleterre.

- Pardonnez-moi, reprit Julien; j'y ai ‚t‚ pour dŒner une fois la semaine chez l'ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.

- Vous ˆtes all‚ chercher la croix que voil…, lui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir et je suis accoutum‚ au ton plus amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'… nouvel ordre, entendez bien ceci: quand je verrai cette croix vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Retz, qui sans s'en douter, est depuis six mois employ‚ dans l… diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d'un air fort s‚rieux, et coupant court aux actions de grƒces, que je ne veux point vous sortir de votre ‚tat. C'est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le prot‚g‚. Quand mes procŠs vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abb‚ Pirard, et n'en de plus, ajouta le marquis d'un ton fort sec.

- Cette croix mit … l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus. Il se crut moins souvent offens‚ et pris de mire par ces propos, susceptibles de quelque explication peu polie et qui, dans une conversation anim‚e, peuvent ‚chapper … tout le monde.

Cette croix lui valut une singuliŠre visite; ce fut celle de M. le baron de Valenod, qui venait … Paris remercier le ministŠre de sa baronnie et s'entendre avec lui. Il allait ˆtre nomm‚ maire de VerriŠres en remplacement de M. de Rˆnal destitu‚.

Julien rit bien, int‚rieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre qu'on venait de d‚couvrir que M. de Rˆnal ‚tait un jacobin. Le fait est que, dans une r‚‚lection g‚n‚rale qu'on pr‚parait pour la Chambre des d‚put‚s, le nouveau baron ‚tait le candidat du ministŠre, et au grand collŠge du d‚partement, … la v‚rit‚ fort ultra, c'‚tait M. de Rˆnal qui ‚tait port‚ par les lib‚raux.

Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de Rˆnal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalit‚, et fut imp‚n‚trable. Il finit par demander … Julien la voix de son pŠre dans les ‚lections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'‚crire.

- Vous devriez, Monsieur le chevalier, me pr‚senter … M. le marquis de La Mole.

En effet, je le devrais, pensa Julien; mais un tel coquin!...

- En v‚rit‚, r‚pondit-il, je suis un trop petit gar‡on … l'h“tel de La Mole pour prendre sur moi de pr‚senter.

Julien disait tout au marquis; le soir il lui conta la pr‚tention du Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.

- Non seulement, reprit M. de La Mole, d'un air fort s‚rieux, vous me pr‚senterez demain le nouveau baron, mais je l'invite … dŒner pour aprŠs-demain. Ce sera un de nos nouveaux pr‚fets.

- En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur du d‚p“t de mendicit‚ pour mon pŠre.

- A la bonne heure dit le marquis en reprenant l'air gai; accord‚; je m'attendais … des moralit‚s. Vous vous formez.

Julien apprit par M. de Valenod que le titulaire du bureau de loterie de VerriŠres venait de mourir, Julien trouva plaisant de donner cette place … M. de Cholin, ce vieil imb‚cile dont jadis il avait ramass‚ la p‚tition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur de la p‚tition que Julien r‚cita en lui faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances.

A peine M. de Cholin nomm‚, Julien apprit que cette place avait ‚t‚ demand‚e par la d‚putation du d‚partement pour M. Gros, le c‚lŠbre g‚omŠtre: cet homme g‚n‚reux n'avait que quatorze cents francs de rente, et chaque ann‚e prˆtait six cents francs au titulaire qui venait de mourir, pour l'aider … ‚lever sa famille.

Julien fut ‚tonn‚ de ce qu'il avait fait."Cette famille du mort, comment vit-elle aujourd'hui?"Cette id‚e lui serra le coeur."Ce n'est rien, se dit-il; il faudra en venir … bien d'autres injustices, si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui m‚ritait la croix, c'est moi qui l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne."




CHAPITRE VIII


QUELLE EST LA DCORATION QUI DISTINGUE?


Ton eau ne me rafraŒchit pas, dit le g‚nie alt‚r‚.--C'est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar-B‚kir.
PELLICO.



Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec int‚rˆt, parce que, de toutes les siennes, c'‚tait la seule qui e–t appartenu au c‚lŠbre Boniface de La Mole. Il trouva … l'h“tel la marquise et sa fille, qui arrivaient d'HyŠres.

Julien ‚tait un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre … Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir gard‚ aucun souvenir des temps o— elle lui demandait si gaiement des d‚tails sur sa maniŠre de tomber de cheval avec grƒce.

Mlle de La Mole le trouva grandi et pƒli. Sa taille, sa tournure n'avaient plus rien du provincial; il n'en ‚tait pas ainsi de sa conversation; on y remarquait encore trop de s‚rieux, trop de positif. Malgr‚ ces qualit‚s raisonnables, grƒce … son orgueil, elle n'avait rien de subalterne, on sentait seulement qu'il regardait encore trop de chose s'comme importantes. Mais on voyait qu'il ‚tait homme … soutenir son dire.

- Il manque de l‚gŠret‚, mais non pas d'esprit, dit Mlle de La Mole … son pŠre, en plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donn‚e … Julien. Mon frŠre vous l'a demand‚e pendant dix-huit mois, et c'est un La Mole!

- Oui, mais Julien a de l'impr‚vu, c'est ce qui n'est jamais arriv‚ au La Mole dont vous me parlez.

On annon‡a M. le duc de Retz.

Mathilde se sentit saisie d'un bƒillement irr‚sistible; … le voir, il lui semblait qu'elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitu‚s du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre … Paris. Et cependant, … HyŠres, elle regrettait Paris.

Et pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle; c'est l'ƒge du bonheur, disent tous ces nigauds … tranches dor‚es. Elle regardait huit ou dix volumes de po‚sies nouvelles accumul‚s, pendant le voyage de Provence, sur la consol‚ du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la po‚sie, le midi, etc., etc.

Ces yeux si beaux, o— respiraient l'ennui le plus profond et, pis encore le d‚sespoir de trouver le plaisir s'arrˆtŠrent sur Julien. Du moins, il n'‚tait pas exactement comme un autre.

- Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brŠve et qui n'a rien de f‚minin, qu'emploient les jeunes femmes de la haute classe, Monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz?

- Mademoiselle, je n'ai pas eu l'honneur d'ˆtre pr‚sent‚ … M. le duc. (On e–t dit que ces mots et ce titre ‚corchaient la bouche du provincial orgueilleux.)

- Il a charg‚ mon frŠre de vous amener avec lui; et, si vous y ‚tiez venu, vous m'auriez donn‚ des d‚tails sur la terre de Villequier, il est question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le chƒteau est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant de r‚putations usurp‚es!

Julien ne r‚pondait pas.

- Venez au bal avec mon frŠre, ajouta-t-elle d'un ton fort sec.

Julien salua avec respect."Ainsi, mˆme au milieu du bal, je dois des comptes … tous les membres de la famille; ne suis-je pas pay‚ comme homme d'affaires?"Sa mauvaise humeur ajouta: "Dieu sait encore si cc que je dirai … la fille ne contrariera pas les projets du pŠre, du frŠre, de la mŠre! C'est une v‚ritable cour de prince souverain. Il faudrait y ˆtre d'une nullit‚ parfaite, et cependant ne donner … personne le droit de se plaindre.

"Que cette grande fille me d‚plaŒt! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa mŠre avait appel‚e pour la pr‚senter … plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes; sa robe lui tombe des ‚paules... elle est encore plus pƒle qu'avant son voyage... Quels cheveux sans couleur, … force d'ˆtre blonds; on dirait que le jour passe … travers!... Que de hauteur dans cette fa‡on de saluer, dans ce regard! quels gestes de reine!

Mlle de La Mole venait d'appeler son frŠre, au moment o— il quittait le salon.

Le comte Norbert s'approcha de Julien:

- Mon cher Sorel, lui dit-il, o— voulez-vous que je vous prenne … minuit pour le bal de M. de Retz? Il m'a charg‚ express‚ment de vous amener.

- Je sais bien … qui je dois tant de bont‚s, r‚pondit Julien, en saluant jusqu'… terre.

Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver … reprendre au ton de politesse et mˆme d'int‚rˆt avec lequel Norbert lui avait parl‚, se mit … s'exercer sur la r‚ponse que lui, Julien, avait faite … ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.

Le soir, en arrivant au bal, il fut frapp‚ de la magnificence de l'h“tel de Retz. La cour d'entr‚e ‚tait couverte d'une immense tente de coutil cramoisi avec des ‚toiles en or: rien de plus ‚l‚gant. Au-dessous de cette tente, la cour ‚tait transform‚e en un bois d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures ‚tait sabl‚.

Cet ensemble parut extraordinaire … notre provincial. Il n'avait pas l'id‚e d'une telle magnificence; en un instant, son imagination ‚mue fut … mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert ‚tait heureux, et lui voyait tout en noir; … peine entr‚s dans la cour. les r“les changŠrent.

Norbert n'‚tait sensible qu'… quelques d‚tails, qui, au milieu de tant de magnificence, n'avaient pu ˆtre soign‚s. Il ‚valuait la d‚pense de chaque chose et, … mesure qu'il arrivait … un total ‚lev‚, Julien remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.

Pour lui, il arriva s‚duit, admirant et presque timide … force d'‚motion, dans le premier des salons o— l'on dansait. On se pressait … la porte du second et la foule ‚tait si grande, qu'il lui fut impossible d'avancer. La d‚coration de ce second salon repr‚sentait l'Alhambra de Grenade.

- C'est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme … moustaches, dont l'‚paule entrait dans la poitrine de Julien.

- Mlle Fourmont, qui tout l'hiver a ‚t‚ la plus jolie, lui r‚pondait son voisin, s'aper‡oit qu'elle descend … la seconde place; vois son air singulier.

- Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment o— elle figure seule dans cette contredanse. C'est, d'honneur impayable.

- Mlle de La Mole a l'air d'ˆtre maŒtresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s'aper‡oit fort bien. On dirait qu'elle craint de plaire … qui lui parle.

- TrŠs bien! voil… l'art de s‚duire.

Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme s‚duisante: sept ou huit hommes plus grands que lui l'empˆchaient de la voir.

- Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le jeune homme … moustaches.

- Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment o— l'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile.

- Vois comme auprŠs d'elle la belle Fourmont a l'air commun, dit un troisiŠme.

- Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilit‚ je d‚ploierais pour vous, si vous ‚tiez l'homme digne de moi!

- Et qui peut ˆtre digne de la sublime Mathilde? dit le premier; quelque prince souverain, beau, spirituel bien fait, un h‚ros … la guerre, et ƒg‚ de vingt ans tout au plus.

- Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquel, en faveur de ce mariage, on ferait une souverainet‚. ... ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habill‚...

La porte fut d‚gag‚e, Julien put entrer.

" Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poup‚es, elle vaut la peine que je l'‚tudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-l…."

Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda."Mon devoir m'appelle", se dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son expression. La curiosit‚ le faisait avancer avec un plaisir que la robe, fort basse des ‚paules, de Mathilde augmenta bien vite, … la v‚rit‚ d'une maniŠre peu flatteuse pour son amour-propre."Sa beaut‚ a de la jeunesse", pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu'il avait entendus … la porte, ‚taient entre elle et lui.

- Vous monsieur, qui avez ‚t‚ ici tout l'hiver, lui dit-elle, n'est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?

Il ne r‚pondait pas.

- Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent d'une fa‡on parfaite.

Les jeunes gens se retournŠrent pour voir quel ‚tait l'homme heureux dont on voulait absolument avoir une r‚ponse. Elle ne fut pas encourageante.

- Je ne saurais ˆtre un bon juge, mademoiselle; je passe ma vie … ‚crire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu.

Les jeunes gens … moustaches furent scandalis‚s.

- Vous ˆtes un sage, Monsieur Sorel, reprit-on avec un int‚rˆt plus marqu‚; vous voyez tous ces bals, toutes ces fˆtes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous ‚tonnent sans vous s‚duire.

Un mot venait d'‚teindre l'imagination de Julien, et de chasser de son coeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un d‚dain un peu exag‚r‚ peut-ˆtre.

- J.-J. Rousscau, r‚pondit-il, n'est … mes yeux qu'un sot, lorsqu'il s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait pas, et y portait le coeur d'un laquais parvenu.

- Il a fait le Contrat social, dit Mathilde du ton de la v‚n‚ration.

- Tout en prˆchant la r‚publique et le renversement des dignit‚s monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la direction de sa promenade aprŠs dŒner, pour accompagner un de ses amis.

- Ah! oui, le duc de Luxembourg … Montmorency accompagne un M. Coindet du c“t‚ de Paris..., reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon de la premiŠre jouissance de p‚danterie. Elle ‚tait ivre de son savoir … peu prŠs comme l'acad‚micien qui d‚couvrit l'existence du roi Feretrius. L'oeil de Julien resta p‚n‚trant et s‚vŠre. Mathilde avait eu un moment d'enthousiasme, la froideur de son partner la d‚concerta profond‚ment. Elle fut d'autant plus ‚tonn‚e, que c'‚tait elle qui avait coutume de produire cet effet-l… sur les autres.

Dans ce moment, le marquis de Croisenois s'avan‡ait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant … trois pas d'elle, sans pouvoir p‚n‚trer … cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray ‚tait prŠs de lui: c'‚tait une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras … son mari, qui ne l'‚tait que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l'amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrang‚ par les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait ˆtre duc … la mort d'un oncle fort ƒg‚.

Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d'un air riant elle arrˆtait ses grands yeux, d'un bleu c‚leste, sur lui et ses voisins."Quoi de plus plat, se dit-elle que tout ce groupe! Voil… Croisenois qui pr‚tend m'‚pouser, il est doux, poli, il a des maniŠres parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils donnent ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air born‚ et content. Un an aprŠs le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon chƒteau … vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible tout … fait ce qu'il faut pour faire p‚rir d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple; et aprŠs?..."

Mathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint … l'approcher, et lui parlait, mais elle rˆvait sans l'‚couter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait de l'oeil machinalement Julien, qui s'‚tait ‚loign‚ d'un air respectueux, mais fier et m‚content. Elle aper‡ut dans un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamn‚ … mort dans son pays, que le lecteur connaŒt d‚j…. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait ‚pous‚ un prince de Conti; ce souvenir le prot‚geait un peu contre la police de la congr‚gation.

"Je ne vois que la condamnation … mort qui distingue un homme, pensa Mathilde, c'est la seule chose qui ne s'achŠte pas.

"Ah! c'est un bon mot que je viens de me dire! quel dommage qu'il ne soit pas venu de fa‡on … m'en faire honneur."Mathilde avait trop de go–t pour amener dans la conversation un bon mot (ait d'avance, mais elle avait aussi trop de vanit‚ pour ne pas ˆtre enchant‚e d'elle-mˆme. Un air de bonheur rempla‡a dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succŠs, et redoubla de faconde.

"Qu'est-ce qu'un m‚chant pourrait objecter … mon bon mot? se dit Mathilde. Je r‚pondrais au critique: Un titre de baron, de vicomte, cela s'achŠte; une croix, cela se donne; mon frŠre vient de l'avoir, qu'a-t-il fait? un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert. Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et par cons‚quent de plus m‚ritoire. Voil… ce qui est dr“le! c'est le contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortune, on ‚pouse la fille de M. Rothschild.

"R‚ellement mon mot a de la profondeur. La condamnation … mort est encore la seule chose que l'on ne soit pas avis‚ de solliciter."

- Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle … M. de Croisenois.

Elle avait l'air de revenir de si loin, et cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes, que son amabilit‚ en fut d‚concert‚e. C'‚tait pourtant un homme d'esprit et fort renomm‚ comme tel.

"Mathilde a de la singularit‚, pensa-t-il; c'est un inconv‚nient, mais elle donne une si belle position sociale … son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole; il est li‚ avec ce qu'il y a de mieux dans toutes les nuances, c'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurs, cette singularit‚ de Mathilde peut passer pour du g‚nie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortune le g‚nie n'est point un ridicule, et alors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleurs, quand elle veut, ce m‚lange d'esprit, de caractŠre et d …-propos, qui fait l'amabilit‚ parfaite..."Comme il est difficile de faire bien deux choses … la fois, le marquis r‚pondait … Mathilde d'un air vide et comme r‚citant une le‡on:

- Qui ne connaŒt ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa conspiration, ridicule, absurde.

- TrŠs absurde! dit Mathilde, comme se parlant … elle-mˆme, mais il a agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moi, dit-elle au marquis trŠs choqu‚.

Le comte Altamira ‚tait un des admirateurs les plus d‚clar‚s de l'air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole, elle ‚tait suivant lui l'une des plus belles personnes de Paris.

- Comme elle serait belle sur un tr“ne! dit-il … M. de Croisenois, et il se laissa amener sans difficult‚.

Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent ‚tablir que rien n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succŠs?

Le regard de Mathilde se moquait du lib‚ralisme d'Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l'‚coutait avec plaisir.

"Un conspirateur au bal, c'est un joli contraste", pensait-elle. Elle trouvait … celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il se repose; mais elle s'aper‡ut bient“t que son esprit n'avait qu'une attitude: l'utilit‚, l'admiration pour l'utilit‚.

Except‚ ce qui pouvait donner … son pays le gouvernement de deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n'‚tait digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus s‚duisante personne du bal, parce qu'il vit entrer un g‚n‚ral p‚ruvien.

D‚sesp‚rant de l'Europe, le pauvre Altamira en ‚tait r‚duit … penser que, quand les Etats de l'Am‚rique m‚ridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre … l'Europe la libert‚ que Mirabeau leur a envoy‚e. Un tourbillon de jeunes gens … moustaches s'‚tait approch‚ de Mathilde . Elle avait bien vu qu'Altamira n'‚tait pas s‚duit, et se trouvait piqu‚e de son d‚part; elle voyait son oeil noir briller en parlant au g‚n‚ral p‚ruvien. Mlle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Fran‡ais avec ce s‚rieux profond qu'aucune de ses rivales ne pouvait imiter."Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner … mort, en lui supposant mˆme toutes les chances favorables?"

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais inqui‚tait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de r‚ponse difficile.

"Une haute naissance donne cent qualit‚s dont l'absence m'offenserait, je le vois par l'exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle ‚tiole ces qualit‚s de l'ƒme qui font condamner … mort."

En ce moment, quelqu'un disait prŠs d'elle:

- Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel; c'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, d‚capit‚ en 1268. C'est l'une des plus nobles familles de Naples.

"Voil…, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime La haute naissance “te la force de caractŠre sans laquelle on ne se fait point condamner … mort! Je suis donc pr‚destin‚e … d‚raisonner ce soir. Puisque je ne suis qu'une femme comme une autre, eh bien, il faut danser."Elle c‚da aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope'. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut ˆtre parfaitement s‚duisante, M. de Croisenois fut ravi.

Mais ni la danse, ni le d‚sir de plaire … l'un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il ‚tait impossible d'avoir plus de succŠs. Elle ‚tait la reine du bal, elle le voyait, mais avec froideur.

"Quelle vie effac‚e je vais passer avec un ˆtre tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait … sa place une heure aprŠs... O— est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, aprŠs six mois d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal, qui fait l'envie de toutes les femmes de Paris? Et encore, j'y suis environn‚e des hommages d'une soci‚t‚ que je ne puis pas imaginer mieux compos‚e. Il n'y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-ˆtre. Et cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m'a-t-il pas donn‚s: illustration, fortune jeunesse! h‚las! tout, except‚ le bonheur.

"Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parl‚ toute la soir‚e. L'esprit, j'y crois, car je leur fais peur ‚videmment … tous. S'ils osent aborder un sujet s‚rieux, au bout de cinq minutes de conversation, ils arrivent tout hors d'haleine, et comme faisant une grande d‚couverte, … une chose que je leur r‚pŠte depuis une heure. Je suis belle, j'ai cet avantage pour lequel Mme de Sta‰l e–t tout sacrifi‚, et pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une raison pour que Je m'ennuie moins, quand J'aurai chang‚ mon nom pour celui du marquis de Croisenois?

"Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurer, n'est-ce pas un homme parfait? c'est le chef-d'oeuvre de l'‚ducation de ce siŠcle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimable, et mˆme spirituelle, … vous dire, il est brave... Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son oeil quittait l'air morne pour l'air fƒch‚. Je l'ai averti que j'avais … lui parler, et il ne daigne pas reparaŒtre!"




CHAPITRE IX


LE BAL


Le luxe des toilettes, l'‚clat des bougies, les parfums; tant de jolis bras, de belles ‚paules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlŠvent, des peintures de Cic‚ri! Je suis hors de moi!
Voyages d'Uzeri.



- Vous avez de l'humeur, lui dit la marquise de La Mole, je vous en avertis, c'est de mauvaise grƒce au bal.

- Je ne me sens que mal … la tˆte, r‚pondit Mathilde d'un air d‚daigneux, il fait trop chaud ici.

A ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut oblig‚ de l'emporter. On parla d'apoplexie, ce fut un ‚v‚nement d‚sagr‚able.

Mathilde ne s'en occupa point. C'‚tait un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les ˆtres reconnus pour dire des choses tristes.

Elle dansa pour ‚chapper … la conversation sur l'apoplexie, qui mˆme n'en ‚tait pas une, car le surlendemain le baron reparut.

"Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, aprŠs qu'elle eut dans‚."Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aper‡ut dans un autre salon. Chose ‚tonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui ‚tait si naturel; il n'avait plus l'air anglais.

"Il cause avec le comte Altamira, mon condamn‚ … mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d'un feu sombre il a la tournure d'un prince doguis‚, son regard … redoubl‚ d'orgueil."

Julien se rapprochait de la place o— elle ‚tait, toujours causant avec Altamira, elle le regardait fixement ‚tudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualit‚s qui peuvent valoir … un homme l'honneur d'ˆtre condamn‚ … mort.

Comme il passait prŠs d'elle:

- Oui, disait-il au comte Altamira, Danton ‚tait un homme!

"O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde, mais il a une figure si noble, et ce Danton ‚tait si horriblement laid un boucher, je crois. Julien ‚tait encore assez prŠs d'elle, elle n'h‚sita pas … l'appeler, elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.

- Danton n'‚tait-il pas un boucher? lui dit-elle.

- Oui, aux yeux de certaines personnes, lui r‚pondit Julien, avec l'expression du m‚pris le plus mal doguis‚, et l'oeil encore enflamm‚ de sa conversation avec Altamira mais malheureusement pour les gens bien n‚s, il ‚tait avocat … M‚ry-sur-Seine; c'est-…-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d'un air m‚chant, qu'il a commenc‚ comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un d‚savantage ‚norme aux yeux de la beaut‚, il ‚tait fort laid.

Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assur‚ment fort peu poli.

Julien attendit un instant, le haut du corps l‚gŠrement pench‚, et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: "Je suis pay‚ pour vous r‚pondre, et je vis de mon salaire."Il ne daignait pas lever l'oeil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fix‚s sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu'un valet regarde son maŒtre, afin de prendre des ordres. Quoique ses veux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fix‚s sur lui avec un regard ‚trange, il s'‚loigna avec un empressement marqu‚.

"Lui, qui est r‚ellement si beau se dit enfin Mathilde sortant de sa rˆverie, faire un tel ‚loge de la laideur! Jamais de retour sur lui-mˆme! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que prend mon pŠre quand il fait si bien Napol‚on au bal."Elle avait tout … fait oubli‚ Danton."D‚cid‚ment ce soir, je m'ennuie."Elle saisit le bras de son frŠre, et, … son grand chagrin, le for‡a de faire un tour dans le bal. L'id‚e lui vint de suivre la conversation du condamn‚ … mort avec Julien.

La foule ‚tait ‚norme. Elle parvint cependant … les rejoindre au moment o—, … deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait … Julien, le corps … demi tourn‚. Il vit un bras d'habit brod‚ qui prenait une glace … c“t‚ de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout … fait pour voir le personnage … qui appartenait ce bras. A l'instant, ces yeux noirs, si nobles et si na‹fs prirent une l‚gŠre expression de d‚dain.

- Vous voyez cet homme, dit-il assez bas … Julien; c'est le prince d'Araceli, ambassadeur de***. Ce matin il a demand‚ mon extradition … votre ministre des affaires ‚trangŠres de France, M. de Nerval. Tenez, le voil… l…-bas, qui joue au whist'. M. de Nerval est assez dispos‚ … me livrer, car nous vous avons donn‚ deux ou trois conspirateurs en 18162. Si l'on me rend … mon roi je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs … moustaches qui m'empoignera.

- Les infƒmes! s'‚cria Julien … demi haut.

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait disparu.

- Pas si infƒmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parl‚ de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli, toutes les cinq minutes il jette les yeux sur sa toison d'or, il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au fond qu'un anachronisme. Il y a cent ans, la toison ‚tait un honneur insigne, mais alors elle e–t pass‚ bien au-dessus de sa tˆte. Aujourd'hui, parmi les gens bien n‚s, il faut ˆtre un Araceli pour en ˆtre enchant‚. Il e–t fait pendre toute une ville pour l'obtenir.

- Est-ce … ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxi‚t‚.

- Non pas pr‚cis‚ment, r‚pondit Altamira froidement; il a peut-ˆtre fait jeter … la riviŠre une trentaine de riches propri‚taires de son pays, qui passaient pour lib‚raux.

- Quel monstre! dit encore Julien.

Mlle de La Mole, penchant la tˆte avec le plus vif int‚rˆt, ‚tait si prŠs de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son ‚paule.

- Vous ˆtes bien jeune! r‚pondait Altamira. Je vous disais que j'ai une soeur mari‚e en Provence; elle est encore jolie, bonne, douce, c'est une excellente mŠre de famille, fidŠle … tous ses devoirs, pieuse et non d‚vote.

"O— veut-il en venir?"pensait Mlle de La Mole.

- Elle est heureuse, continua le comte Altamira; elle l'‚tait en 1815. Alors j'‚tais cach‚ chez elle, dans sa terre prŠs d'Antibes; eh bien, au moment o— elle apprit l'ex‚cution du mar‚chal Ney, elle se mit … danser!

- Est-il possible? dit Julien atterr‚.

- C'est l'esprit de parti, reprit Altamira. Il n'y a plus de passions v‚ritables au XIXe siŠcle; c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruaut‚s, mais sans cruaut‚.

- Tant pis! dit Julien; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir; ils n'ont que cela de bon, et l'on ne peut mˆme les justifier un peu que par cette raison.

Mlle de La Mole, oubliant tout … fait ce qu'elle se devait … elle-mˆme, s'‚tait plac‚e presque entiŠrement entre Altamira et Julien. Son frŠre qui lui donnait le bras, accoutum‚ … lui ob‚ir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance, avait l'air d'ˆtre arrˆt‚ par la foule.

- Vous avez raison, disait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s'en souvenir, mˆme les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-ˆtre qui seront damn‚s comme assassins. Ils l'ont oubli‚, et le monde aussi.

"Plusieurs sont ‚mus jusqu'aux larmes si leur chien se cas se la patte . Au PŠre-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment … Paris, on nous apprend qu'ils r‚unissaient toutes les vertus des preux chevaliers. et l'on parle des grandes actions de leur bisa‹eul qui vivait sous Henri IV. Si, malgr‚ les bons offices du prince d'Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma fortune … Paris, je veux vous faire dŒner avec huit ou dix assassins honor‚s et sans remords.

"Vous et moi, … ce dŒner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai m‚pris‚ et presque ha‹, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous, m‚pris‚ simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.

- Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.

Altamira la regarda ‚tonn‚; Julien ne daigna pas la regarder.

- Notez que la r‚volution … la tˆte de laquelle je me suis trouv‚, continua le comte Altamira, n'a pas r‚ussi uniquement parce que je n'ai pas voulu faire tomber trois tˆtes et distribuer … nos partisans sept … huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef. Mon roi qui, aujourd'hui, br–le de me faire pendre, et qui, avant la r‚volte, me tutoyait, m'e–t donn‚ le grand cordon de son ordre si j'avais fait tomber ces trois tˆtes et distribuer l'argent de ces caisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succŠs, et mon pays e–t eu une charte telle quelle... Ainsi va le monde, c'est une partie d'‚checs.

- Alors, reprit Julien l'oeil en feu, vous ne saviez pas le jeu, maintenant...

- Je ferais tomber des tˆtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous r‚pondrai, dit Altamira, d'un air triste, quand vous aurez tu‚ un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire ex‚cuter par un bourreau.

- Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si, au lieu d'ˆtre un atome, j'avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie … quatre.

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le m‚pris des vains jugements des hommes; ils rencontrŠrent ceux de Mlle de La Mole tout prŠs de lui, et ce m‚pris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.

Elle en fut profond‚ment choqu‚e, mais il ne fut plus en son pouvoir d'oublier Julien; elle s'‚loigna avec d‚pit, entraŒnant son frŠre.

"Il faut que je prenne du punch et que je danse beaucoup, se dit-elle, je veux choisir ce qu'il y a de mieux et faire effet … tout prix. Bon, voici ce fameux impertinent, le comte de Fervaques."Elle accepta son invitation, ils dansŠrent."Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent; mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler."Bient“t tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenants. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles ‚l‚gantes au lieu d'id‚es faisait des mines, Mathilde, qui avait de l'humeur, fut cruelle pour lui, et s'en fit un ennemi. Elle dansa jusqu'au jour, et enfin se retira horriblement fatigu‚e. Mais, en voiture, le peu de forces qui lui restait ‚tait encore employ‚ … la rendre triste et malheureuse. Elle avait ‚t‚ m‚pris‚e par Julien, et ne pouvait le m‚priser.

Julien ‚tait au comble du bonheur, ravi … son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l'‚l‚gance g‚n‚rale, et, plus que tout, par son imagination qui rˆvait des distinctions pour lui et la libert‚ pour tous.

- Quel beau bal! dit-il au comte, rien n'y manque.

- Il y manque la pens‚e, r‚pondit Altamira.

Et sa physionomie trahissait ce m‚pris, qui n'en est que plus piquant, parce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher.

- Vous y ˆtes, Monsieur le comte. N'est-ce pas la pens‚e et conspirante encore?

- Je suis ici … cause de mon nom. Mais on hait la pens‚e dans vos salons. Il faut qu'elle ne s'‚lŠve pas au-dessus de la pointe d'un couplet de vaudeville, alors on la r‚compense. Mais l'homme qui pense, s'il a de l'‚nergie et de la nouveaut‚ dans ses saillies, vous l'appelez cynique. N'est-ce pas ce nom-l… qu'un de vos juges a donn‚ … Courier? Vous l'avez mis en prison, ainsi que B‚ranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l'esprit, la congr‚gation le jette … la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.

"C'est que votre soci‚t‚ vieillie prise avant tout les convenances... Vous ne vous ‚lŠverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Murat, et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanit‚. Un homme qui invente en parlant arrive facilement … une saillie imprudente, et le maŒtre de la maison se croit d‚shonor‚.

A ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien s'arrˆta devant l'h“tel de La Mole. Julien ‚tait amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, ‚videmment ‚chapp‚ … une profonde conviction: Vous n'avez pas la l‚gŠret‚ fran‡aise et comprenez le principe de l'utilit‚. Or il se trouvait que, justement l'avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, trag‚die de M. Casimir Delavigne.

"Isra‰l Bertuccio, un simple charpentier de l'arsenal, n'a-t-il pas plus de caractŠre que tous ces nobles V‚nitiens? se disait notre pl‚b‚ien r‚volt‚, et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouv‚e remonte … l'an 700, un siŠcle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu'il y avait de plus noble ce soir, au bal de M. de Retz, ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu'au XIIIe siŠcle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, mais si ‚tiol‚s, mais si effac‚s par le caractŠre, c'est d'Isra‰l Bertuccio qu'on se souvient.

"Une conspiration an‚antit tous les titres donn‚s par les caprices sociaux. L…, un homme prend d'embl‚e le rang que lui assigne sa maniŠre d'envisager la mort. L'esprit lui-mˆme perd de son empire...

"Que serait Danton aujourd'hui, dans ce siŠcle des Valenod et des Rˆnal? pas mˆme substitut du procureur du roi ...

"Que dis-je? il se serait vendu … la congr‚gation, il serait ministre, car enfin ce grand Danton a vol‚. Mirabeau aussi s'est vendu. Napol‚on avait vol‚ des millions en Italie, sans quoi il e–t ‚t‚ arrˆt‚ tout court par la pauvret‚, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais vol‚. Faut-il voler, faut-il se vendre?"pensa Julien. Cette question l'arrˆta tout court. Il passa le reste de la nuit … lire l'histoire de la r‚volution.

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothŠque, il ne songeait encore qu'… la conversation du comte Altamira.

"Dans le fait, se disait-il, aprŠs une longue rˆverie, si ces Espagnols lib‚raux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les e–t pas balay‚s avec cette facilit‚. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi! s'‚cria tout … coup Julien, comme se r‚veillant en sursaut.

"Qu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables, qui enfin, une fois en la vie, ont os‚, ont commenc‚ … agir? Je suis comme un homme qui, au sortir de table, s'‚crie: Demain je ne dŒnerai pas; ce qui ne m'empˆchera point d'ˆtre fort et allŠgre comme je le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on ‚prouve … moiti‚ chemin d'une grande action? Car enfin ces choses-l… ne se font pas comme on tire un coup de pistolet..."Ces hautes pens‚es furent troubl‚es par l'arriv‚e impr‚vue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothŠque. Il ‚tait tellement anim‚ par son admiration pour les grandes qualit‚s de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n'ˆtre pas vaincus, que ses yeux s'arrˆtŠrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer … elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s'aper‡urent de sa pr‚sence, son regard s'‚teignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.

En vain elle lui demanda un volume de l'Histoire de France de Velly, plac‚ au rayon le plus ‚lev‚ ce qui obligeait Julien … aller chercher la plus grande des deux ‚chelles; Julien avait approch‚ l'‚chelle, il avait cherch‚ le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer … elle. En remportant l'‚chelle, dans sa pr‚occupation, il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothŠque; les ‚clats, en tombant sur le parquet le r‚veillŠrent enfin. Il se hƒta de faire des excuses … Mlle de La Mole, il voulut ˆtre poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec ‚vidence qu'elle l'avait troubl‚, et qu'il e–t mieux aim‚ songer … ce qui l'occupait avant son arriv‚e, que lui parler. AprŠs l'avoir beaucoup regard‚ elle s'en alla lentement. Julien la regardait marcher. Ii jouissait du contraste de la simplicit‚ de sa toilette actuelle, avec l'‚l‚gance magnifique de celle de la veille. La diff‚rence entre les deux physionomies ‚tait presque aussi frappante. Cette jeune fille, si altiŠre au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant."R‚ellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beaut‚ de sa taille. Elle a un port de reine, mais pourquoi est-elle en deuil?

"Si je demande … quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie."Julien ‚tait tout … fait sorti des profondeurs de son enthousiasme."Il faut que je relise toutes les lettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots saut‚s et les balourdises que j'y trouverai."Comme il lisait avec une attention forc‚e la premiŠre de ces lettres, il entendit tout prŠs de lui le bruissement d'une robe de soie, il se retourna rapidement; Mlle de La Mole ‚tait … deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l'humeur … Julien.

Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu'elle n'‚tait rien pour ce jeune homme; ce rire ‚tait fait pour cacher son embarras, elle y r‚ussit.

- videmment, vous songez … quelque chose de bien int‚ressant, Monsieur Sorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoy‚ … Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit, je br–le de le savoir; je serai discrŠte, je vous le jure.

Elle fut ‚tonn‚e de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d'un petit air l‚ger:

- Qu'est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un ˆtre inspir‚, une espŠce de prophŠte de Michel-Ange?

Cette vive et indiscrŠte interrogation, blessant Julien profond‚ment, lui rendit toute sa folie.

- Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air qui devenait de plus en plus farouche. Les r‚volutionnaires du Pi‚mont, de l'Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner … des gens mˆme sans m‚rite toutes les places de l'arm‚e, toutes les croix? les gens qui auraient port‚ ces croix n'eussent-ils pas redout‚ le retour du roi? fallait-il mettre le tr‚sor de Turin au pillage? En un mot, mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d'un air terrible, l'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre, doit-il passer comme la tempˆte et faire le mal comme au hasard?

Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant; puis, honteuse de sa peur, d'un pas l‚ger elle sortit de la bibliothŠque.




CHAPITRE X


LA REINE MARGUERITE


Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas … nous faire trouver du plaisir?
Lettre d'une RELIGIEUSE PORTUGAISE.



Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dŒner se fit entendre: "Combien je dois avoir ‚t‚ ridicule aux yeux de cette poup‚e parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire r‚ellement ce … quoi je pensais! mais peut-ˆtre folie pas si grande. La v‚rit‚ dans cette occasion ‚tait digne de moi.

"Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes? cette question est indiscrŠte de sa part. Elle a manqu‚ d'usage. Mes pens‚s sur Danton ne font point partie du service pour lequel son pŠre me paye."

En arrivant dans la salle … manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne de la famille n'‚tait en noir.

AprŠs dŒner, il se trouva tout … fait d‚barrass‚ de l'accŠs d'enthousiasme qui l'avait obs‚d‚ toute la journ‚e. Par bonheur, l'acad‚micien qui savait le latin ‚tait de ce dŒner."Voil… l'homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le pr‚sume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie."

Mathilde le regardait avec une expression singuliŠre."Voil… bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rˆnal me l'avait peinte, se dit Julien. Je n'ai pas ‚t‚ aimable pour elle ce matin, je n'ai pas c‚d‚ … la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de prix … ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tard, sa hauteur d‚daigneuse saura bien se venger. Je la mets … pis faire. Quelle diff‚rence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle na‹vet‚! Je savais ses pens‚es avant elle, je les voyais naŒtre, je n'avais pour antagoniste, dans son coeur, que la peur de la mort de ses enfants; c'‚tait une affection raisonnable et naturelle, aimable mˆme pour moi qui en souffrais. J'ai ‚t‚ un sot. Les id‚es que je me faisais de Paris m'ont empˆch‚ d'appr‚cier cette femme sublime.

"Quelle diff‚rence, grand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la vanit‚ sŠche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien de plus."

On se levait de table."Ne laissons pas engager mon acad‚micien", se dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succŠs d'Hernani.

- Si nous ‚tions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il

- Alors il n'e–t pas os‚, s'‚cria l'acad‚micien avec un geste … la Talma.

A propos d'une fleur, Julien cita quelques mots des G‚orgiques de Virgile, et trouva que rien n'‚tait ‚gal aux vers de l'abb‚ Delille. En un mot, il flatta l'acad‚micien de toutes les fa‡ons. AprŠs quoi, de l'air le plus indiff‚rent:

- Je suppose, lui dit-il que Mlle de La Mole a h‚rit‚ de quelque oncle dont elle porte le deuil.

- Quoi! vous ˆtes de la maison, dit l'acad‚micien en s'arrˆtant tout court, et vous ne savez pas sa folie? Au fait, il est ‚trange que sa mŠre lui permette de telles choses, mais, entre nous, ce n'est pas pr‚cis‚ment par la force du caractŠre qu'on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous et les mŠne. C'est aujourd'hui le 30 avril! et l'acad‚micien s'arrˆta en regardant Julien d'un air fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.

"Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire et le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais."

- Je vous avouerai..., dit-il … l'acad‚micien, et son oeil continuait … interroger.

- Faisons un tour de jardin, dit l'acad‚micien entrevoyant avec ravissement l'occasion de faire une longue narration ‚l‚gante.

- Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est pass‚ le 30 avril 1574?

- Et o—? dit Julien ‚tonn‚.

- En place de GrŠve.

Julien ‚tait si ‚tonn‚ que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosit‚, l'attente d un int‚rˆt tragique, si en rapport avec son caractŠre, lui donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant … voir chez la personne qui ‚coute. L'acad‚micien, ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement … Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli gar‡on de son siŠcle, Boniface de La Mole et Annibal de Coconasso, gentilhomme pi‚montais, son ami, avaient eu la tˆte tranch‚e en place de GrŠve. La Mole ‚tait l'amant ador‚ de la reine Marguerite de Navarre.

- Et remarquez, ajouta l'acad‚micien, que Mlle de La Mole s'appelle Mathilde-Marguerite. La Mole ‚tait en mˆme temps le favori du duc d'Alen‡on et l'intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa maŒtresse. Le jour du mardi-gras de cette ann‚e 1574, la cour se trouvait … Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s'en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine Catherine de M‚dicis retenait comme prisonniers … la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d'Alen‡on eut peur, et La Mole fut jet‚ au bourreau.

"Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avou‚ elle-mˆme, il y a sept … huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une tˆte, une tˆte!... et l'acad‚micien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frapp‚e dans cette catastrophe politique, c'est que la reine Marguerite de Navarre, cach‚e dans une maison de la place de GrŠve osa faire demander au bourreau la tˆte de son amant. Et la nuit suivante, … minuit, elle prit cette tˆte dans sa voiture, et alla l'enterrer elle-mˆme dans une chapelle situ‚e au pied de la colline de Montmartre.

- Est-il possible? s'‚cria Julien touch‚.

- Mlle Mathilde m‚prise son frŠre, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement … toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l'amiti‚ intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso comme un Italien qu'il ‚tait, s'appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l'acad‚micien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-mˆme, l'un des plus cruels assassins du 24 ao–t 1572... Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison?

- Voil… donc pourquoi, deux fois … dŒner, Mlle de La Mole a appel‚ son frŠre Annibal. Je croyais avoir mal entendu.

- C'‚tait un reproche. Il est ‚trange que la marquise souffre de telles folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!

Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimit‚ qui brillaient dans les yeux de l'acad‚micien choquŠrent Julien."Nous voici deux domestiques occup‚s … m‚dire de leurs maŒtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit m'‚tonner de la part de cet homme d'acad‚mie."

Un jour, Julien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour … Julien comme jadis lisa, lui donna cette id‚e, que le deuil d‚ sa maŒtresse n'‚tait point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caractŠre. Elle aimait r‚ellement ce La Mole, amant aim‚ de la reine la plus spirituelle de son siŠcle et qui mourut pour avoir voulu rendre la libert‚ … ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri IV.

Accoutum‚ au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rˆnal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris; et, pour peu qu'il f–t dispos‚ … la tristesse, ne trouvait rien … leur dire. Mlle de La Mole fit exception.

Il commen‡ait … ne plus prendre pour de la s‚cheresse de coeur le genre de beaut‚ qui tient … la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, pendant les beaux jours du printemps, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenˆtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de d'Aubign‚, et Brant“me."SinguliŠre lecture pensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!"

Un jour elle lui raconta, avec ces veux brillants de plaisir qui prouvent la sinc‚rit‚ de l'admiration, ce trait d'une jeune femme du rŠgne de Henri III, qu'elle venait de lire dans les M‚moires de l'‚toile: Trouvant son mari infidŠle, elle le poignarda.

L'amour-propre de Julien ‚tait flatt‚. Une personne environn‚e de tant de respects, et qui, au dire de l'acad‚micien, menait toute la maison, daignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler … de l'amiti‚.

"Je m'‚tais tromp‚, pensa bient“t Julien, ce n'est pas de la familiarit‚ je ne suis qu'un confident de trag‚die c'est le besoin d‚ parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brant“me, d'Aubign‚, l'stoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole Je veux sortir de ce r“le de confident passif."

Peu … peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si imposant et en mˆme temps si ais‚, devinrent plus int‚ressantes. Il oubliait son triste r“le de pl‚b‚ien r‚volt‚. Il la trouvait savante, et mˆme raisonnable. Ses opinions dans le jardin ‚taient bien diff‚rentes de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa maniŠre d'ˆtre ordinaire, si altiŠre et si froide.

Les guerres de La Ligue sont les temps h‚ro‹ques de la France lui disait-elle un jour, avec des yeux ‚tincelants de g‚nie et d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu'il d‚sirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix, comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y avait moins d'‚go‹sme et de petitesse. J'aime ce siŠcle.

- Et Boniface de La mole en fut le h‚ros, lui dit-il.

- Du moins il fut aim‚ comme peut-ˆtre il est doux de l'ˆtre. Quelle femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher … la tˆte de son amant d‚capit‚?

Mme de La mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour ˆtre utile. doit se cacher; et Julien, comme on voit, avait fait … Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napol‚on.

"Voil… l'immense avantage qu'ils ont sur nous, se dit Julien, rest‚ seul au jardin. L'histoire de leurs a‹eux les ‚lŠve au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n'ont pas toujours … songer … leur subsistance! Quelle misŠre! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands int‚rˆts. Je les vois mal sans doute. Ma vie n'est qu'une suite d'hypocrisies, parce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter du pain."

- A quoi rˆvez-vous l…, monsieur? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.

Il y avait de l'intimit‚ dans cette question, et elle revenait en courant et essouffl‚e pour ˆtre avec lui. Julien ‚tait las de se m‚priser. Par orgueil, il dit franchement sa pens‚e. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvret‚ … une personne aussi riche. Il chercha … bien exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait sembl‚ aussi joli … Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilit‚ et de franchise qui souvent lui manquait.

A moins d'un mois de l…, Julien se promenait pensif, dans le jardin de l'h“tel de La Mole, mais sa figure n'avait plus la duret‚ et la roguerie philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son inf‚riorit‚. Il venait de reconduire jusqu'… la porte du salon Mlle de La Mole, qui pr‚tendait s'ˆtre fait mal au pied en courant avec son frŠre.

"Elle s'est appuy‚e sur mon bras d'une fa‡on bien singuliŠre! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du go–t pour moi? Elle m'‚coute d'un air si doux, mˆme quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fiert‚ avec tout le monde! On serait bien ‚tonn‚ au salon, si on lui voyait cette physionomie. TrŠs certainement cet air doux et bon, elle ne l'a avec personne."

Julien cherchait … ne pas s'exag‚rer cette singuliŠre amiti‚. Il la comparait lui-mˆme … un commerce arm‚. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque: "Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis?"Dans les premiŠres phrases ‚chang‚es, le fond des choses n'‚tait plus rien. On n'‚tait attentif des deux c“t‚s qu'… la forme. Julien avait compris que se laisser offenser impun‚ment une seule fois par cette fille si hautaine, c'‚tait tout perdre."Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en d‚fendant les justes droits de mon orgueil, qu'en repoussant les marques de m‚pris dont serait bient“t suivi le moindre abandon de ce que je dois … ma dignit‚ personnelle?"

Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse … ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.

Un jour il l'interrompit brusquement:

- Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre … donner au secr‚taire de son pŠre? lui dit-il; il doit ‚couter ses ordres et les ex‚cuter avec respect, mais du reste, il n'a pas le plus petit mot … lui adresser. Il n'est point pay‚ pour lui communiquer ses pens‚es.

Cette maniŠre d'ˆtre et les singuliers doutes qu'avait Julien firent disparaŒtre l'ennui qu'il avait trouv‚ durant les premiers mois dans ce salon si magnifique, mais o— l'on avait peur de tout, et o— il n'‚tait convenable de plaisanter de rien.

"Il serait plaisant qu'elle m'aimƒt! Qu'elle m'aime ou non, continuait Julien, j'ai pour confidente intime une fille d'esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et, plus que tous les autres, le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui r‚unit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le coeur si … l'aise! Il en est amoureux fou, c'est-…-dire autant qu'un Parisien peut ˆtre amoureux, il doit l'‚pouser. Que de lettres M. de la Mole m'a fait ‚crire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois, le matin, si subalterne la plume … la main, deux heures aprŠs, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable, car enfin, les pr‚f‚rences sont frappantes, directes. Peut-ˆtre aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et alors, les bont‚s qu'elle a pour moi, je les obtiens … titre de confident subalterne!

"Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait ˆtre un parti pris, une affectation; mais je vois ses yeux s'animer, quand je parais … l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre … ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moi jouissons des apparences. Mon Dieu, qu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de prŠs, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle diff‚rence de ce printemps-ci … celui de l'ann‚e pas se c, quand je vivais malheureux et me soutenant … force de caractŠre, au milieu de ces trois cents hypocrites m‚chants et sales! J'‚tais presque aussi m‚chant qu'eux."

Dans les jours de m‚fiance: "Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d'accord avec son frŠre pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement m‚priser le manque d'‚nergie de ce frŠre! Il est brave, et puis c'est tout, me dit-elle. Et encore, brave devant l'‚p‚e des Espagnols. A Paris tout lui fait peur, il voit partout le danger du ridicule. Il n'a pas une pens‚e qui ose s'‚carter de la mode. C'est toujours moi qui suis oblig‚ de prendre sa d‚fense. Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet ƒge peut-on ˆtre fidŠle … chaque instant de la journ‚e … l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?

"D'un autre c“t‚, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singuliŠre, toujours le comte Norbert s'‚loigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa soeur distingue un domestique de leur maison? car j'ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi."A ce souvenir, la colŠre rempla‡ait tout autre sentiment."Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque?

"Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur … qui me troublera dans ma fuite!"

Cette id‚e devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser … rien autre. Ses journ‚es passaient comme des heures.

A chaque instant, cherchant … s'occuper de quelque affaire s‚rieuse, sa pens‚e se perdait dans une rˆverie profonde et il se r‚veillait un quart d'heure aprŠs, le coeur palpitant d'ambition, la tˆte troubl‚e et rˆvant … cette id‚e: "M'aime-t-elle?"



CHAPITRE XI


L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!


J'admire sa beaut‚, mais je crains son esprit.
MERIME.



Si Julien e–t employ‚ … examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu'il mettait … s'exag‚rer la beaut‚ de Mathilde, ou … se passionner contre la hauteur naturelle … sa famille, qu'elle oubliait pour lui, il e–t compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l'entourait. DŠs qu'on d‚plaisait … Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesur‚e, si bien choisie, si convenable en apparence, lanc‚e si … propos, que la blessure croissait … chaque instant, plus on y r‚fl‚chissait. Peu … peu elle devenait atroce pour l'amour-propre offens‚. Comme elle n'attachait aucun prix … bien des choses qui ‚taient des objets de d‚sirs s‚rieux pour le reste de la famille, elle paraissait toujours de sang-froid … leurs yeux.

Les salons de l'aristocratie sont agr‚ables … citer, quand on en sort, mais voil… tout. L'insignifiance complŠte, les propos communs surtout qui vont au-devant mˆme de l'hypocrisie finissent par impatienter … force de douceur naus‚abonde. La politesse toute seule n'est quelque chose par elle-mˆme que les premiers jours. Julien l'‚prouvait; aprŠs le premier enchantement, le premier ‚tonnement: "La politesse, se disait-il, n'est que l'absence de la colŠre que donneraient les mauvaises maniŠres."Mathilde s'ennuyait souvent, peut-ˆtre se f–t-elle ennuy‚e partout. Alors aiguiser une ‚pigramme ‚tait pour elle une distraction et un vrai plaisir.

C'‚tait peut-ˆtre pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands-parents, que l'acad‚micien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu'elle avait donn‚ des esp‚rances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la premiŠre distinction. Ils n'‚taient pour elle que de nouveaux objets d'‚pigramme.

Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu'elle avait re‡u des lettres de plusieurs d'entre eux et leur avait quelquefois r‚pondu. Nous nous hƒtons d'ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs du siŠcle. Ce n'est pas en g‚n‚ral le manque de prudence que l'on peut reprocher aux ‚lŠves du noble couvent du Sacr‚-Coeur.

Un jour, le marquis de Croisenois rendit … Mathilde une lettre assez compromettante qu'elle lui avait ‚crite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'‚tait l'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir ‚tait de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

Elle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais, suivant elle, toutes se ressemblaient. C'‚tait toujours la passion la plus profonde, la plus m‚lancolique.

- Ils sont tous le mˆme homme parfait, prˆt … partir pour la Palestine, disait-elle … sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voil… donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-l… ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d'occupation qui est … la mode. Elles devaient ˆtre moins d‚color‚es du temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui r‚ellement avaient de la grandeur. Le duc de N***, mon oncle, a ‚t‚ … Wagram.

- Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arriv‚, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-H‚r‚dit‚, la cousine de Mathilde.

- Eh bien! ces r‚cits me font plaisir. Etre dans une v‚ritable bataille, une bataille de Napol‚on, o— l'on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S'exposer au danger ‚lŠve l'ƒme et la sauve de l'ennui o— mes pauvres adorateurs semblent plong‚s; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d'entre eux a l'id‚e de faire quelque chose d'extraordinaire? Ils cherchent … obtenir ma main, la belle affaire! Je suis riche et mon pŠre avancera son gendre. Ah! p–t-il en trouver un qui f–t un peu amusant!

La maniŠre de voir vite, nette, pittoresque de Mathilde gƒtait son langage comme on voit. Souvent un mot d'elle taisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avou‚, si elle e–t ‚t‚ moins … la mode, que son parler avait quelque chose d'un peu color‚ pour la d‚licatesse f‚minine.

Elle, de son c“t‚, ‚tait bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreur, c'e–t ‚t‚ un sentiment vif, mais avec un d‚go–t bien rare … son ƒge.

Que pouvait-elle d‚sirer? la fortune, la haute naissance, l'esprit, la beaut‚ … ce qu'on disait, et … ce qu'elle croyait, tout avait ‚t‚ accumul‚ sur elle par les mains du hasard.

Voil… quelles ‚taient les pens‚es de l'h‚ritiŠre la plus envi‚e du faubourg Saint-Germain, quand elle commen‡a … trouver du plaisir … se promener avec Julien. Elle fut ‚tonn‚e de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois."Il saura se faire ‚vˆque comme l'abb‚ Maury", se dit-elle.

Bient“t cette r‚sistance sincŠre et non jou‚e, avec laquelle notre h‚ros accueillait plusieurs de ses id‚es l'occupa; elle y pensait; elle racontait … son amie les moindres d‚tails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait … en bien rendre toute la physionomie.

Une id‚e l'illumina tout … coup: "J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair! A mon ƒge, une fille jeune, belle, spirituelle, o— peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour? J'ai beau faire, je n'aurai jamais 'amour pour Croisenois, Caylus, et tutt, quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-ˆtre, enfin, ils m'ennuient."

Elle repassa dans sa tˆte toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dans Manon Lescaut, la Nouvelle H‚lo‹se, les Lettres d'une Religieuse portugaise, etc., etc. Il n'‚tait question, bien entendu, que de la grande passion; l'amour l‚ger ‚tait indigne d'une fille de son ƒge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'… ce sentiment h‚ro‹que que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-l… ne c‚dait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de l…, faisait faire de grandes choses."Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour v‚ritable, comme celle de Catherine de M‚dicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de coeur, comme Louis XIII, soupirant … mes pieds! Je le mŠnerais en Vend‚e, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de l… il reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom, il acquerrait de la fortune.

"Rien ne manque … Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc … demi ultra, … demi lib‚ral, un ˆtre ind‚cis parlant quand il faut agir, toujours ‚loign‚ des extrˆmes, et par cons‚quent se trouvant le second partout.

"Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrˆme au moment o— on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie, qu'elle semble possible aux ˆtres du commun. Oui, c'est l'amour avec tous ses miracles qui va r‚gner dans mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n'aura pas en vain accumul‚ sur un seul ˆtre tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journ‚es ne ressemblera pas froidement … celle de la veille. Il y a d‚j… de la grandeur et de l'audace … oser aimer un homme plac‚ si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il … me m‚riter? A la premiŠre faiblesse que je vois en lui, je l'abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caractŠre chevaleresque que l'on veut bien m'accorder (c'‚tait un mot de son pŠre), ne doit pas se conduire comme une sotte.

"N'est-ce pas l… le r“le que je jouerais si j'aimais le marquis de Croisenois? J'aurais une nouvelle ‚dition du bonheur de mes cousines, que je m‚prise si complŠtement. Je sais d'avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j'aurais … lui r‚pondre. Qu'est-ce qu'un amour qui fait bƒiller? autant vaudrait ˆtre d‚vote. J aurais une signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousines, o— les grands-parents s'attendriraient, si pourtant ils n'avaient pas d'humeur … cause d'une derniŠre condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse."



CHAPITRE XII


SERAIT-CE UN DANTON?


Le besoin d'anxi‚t‚, tel ‚tait le caractŠre de la belle Marguerite de Valois, ma tante, qui bient“t ‚pousa le roi de Navarre, que nous voyons de pr‚sent r‚gner en France, sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du caractŠre de cette princesse aimable; de l… ses brouilles et ses raccommodements avec ses frŠres dŠs l'ƒge de seize ans. Or que peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus pr‚cieux: sa r‚putation, la consid‚ration de toute sa vie.
M‚moires du duc d'ANGOULEME, fils naturel de Charles IX



"Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contrat, point de notaire pour la c‚r‚monie bourgeoise; tout est h‚ro‹que, tout sera fils du hasard. A la noblesse prŠs, qui lui manque, c'est l'amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l'homme le plus distingu‚ de son temps. Est-ce ma faute … moi, si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pƒlissent … la seule id‚e de la moindre aventure un peu singuliŠre? Un petit voyage en GrŠce ou en Afrique est, pour eux, le comble de l'audace, et encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. DŠs qu'ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du B‚douin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.

"Mon petit Julien, au contraire, n'aime … agir que seul. Jamais, dans cet ˆtre privil‚gi‚, la moindre id‚e de chercher de l'appui et du secours dans les autres! il m‚prise les autres et c'est pour cela que je ne le m‚prise pas.

"Si, avec sa pauvret‚, Julien ‚tait noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une m‚salliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caract‚rise les grandes passions: l'immensit‚ de la difficult‚ … vaincre et la noire incertitude de l'‚v‚nement."

Mlle de La Mole ‚tait si pr‚occup‚e de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s'en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et … son frŠre. Son ‚loquence alla si loin, qu'elle les piqua.

- Prenez bien garde … ce jeune homme qui a tant d'‚nergie, s'‚cria son frŠre; si la r‚volution recommence, il nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de r‚pondre, et se hƒta de plaisanter son frŠre et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'‚nergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'impr‚vu, que la crainte de rester court en pr‚sence de l'impr‚vu...

- Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui, par malheur, est mort en 1816.

- Il n'y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays o— il y a deux partis.

Sa fille avait compris cette id‚e.

- Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et aprŠs on vous dira:


ce n'‚tait pas un loup, ce n'en ‚tait que l'ombre.


Mathilde les quitta bient“t. Le mot de son frŠre lui faisait horreur; il l'inqui‚ta beaucoup; mais, dŠs le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.

"Dans ce siŠcle, o— toute ‚nergie est morte, son ‚nergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frŠre, je veux voir la r‚ponse qu'il y fera. Mais je choisirai un des moments o— ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.

"Ce serait un Danton! ajouta-t-elle aprŠs une longue et indistincte rˆverie. Eh bien! la r‚volution aurait recommenc‚. Quels r“les joueraient alors Croisenois et mon frŠre? Il est ‚crit d'avance: La r‚signation sublime. Ce seraient des moutons h‚ro‹ques, se laissant ‚gorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'ˆtre de mauvais go–t. Mon petit Julien br–lerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrˆter, pour peu qu'il e–t l'esp‚rance de se sauver. Il n'a pas peur d'ˆtre de mauvais go–t, lui."

Ce dernier mot la rendit passive; il r‚veillait de p‚nibles souvenirs, et lui “ta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frŠre. Ces messieurs reprochaient unanimement … Julien l'air prˆtre: humble et hypocrite.

"Mais, reprit-elle tout … coup, l'oeil brillant de joie, l'amertume et la fr‚quence de leurs plaisanteries prouvent, en d‚pit d'eux, que c'est l'homme le plus distingu‚ que nous ayons eu cet hiver. Qu'importent ses d‚fauts, ses ridicules? Il a de la grandeur et ils en sont choqu‚s, eux d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est s–r qu'il est pauvre et qu'il a ‚tudi‚ pour ˆtre prˆtre; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas eu besoin d'‚tudes, c'est plus commode.

"Malgr‚ tous les d‚savantages de son ‚ternel habit noir et cette physionomie de prˆtre, qu'il lui faut bien avoir, le pauvre gar‡on, sous peine de mourir de faim, son m‚rite leur tait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prˆtre, il ne l'a plus dŠs que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et impr‚vu, leur premier regard n'est-il pas pour Julien? je l'ai fort bien remarqu‚. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, … moins d'ˆtre interrog‚. Ce n'est qu'… moi qu'il adresse la parole, il me croit l'ƒme haute. Il ne r‚pond … leurs objections que juste autant qu'il faut pour ˆtre poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entiŠres, il n'est pas s–r de ses id‚es tant que j'y trouve la moindre objection. Enfin, tout cet hiver, nous n'avons pas eu de coups de fusil, il ne s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bien, mon pŠre, homme sup‚rieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le m‚prise, que les d‚votes amies de ma mŠre."

Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux; il passait sa vie dans son ‚curie et souvent y d‚jeunait. Cette grande passion, jointe … l'habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de consid‚ration parmi ses amis: c'‚tait l'aigle de ce petit cercle.

DŠs qu'il fut r‚uni le lendemain derriŠre la bergŠre de Mme de La Mole, Julien n'‚tant point pr‚sent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans …-propos, et presque au premier moment o— il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieue, et en fut charm‚e.

"Les voil… tous ligu‚s, se dit-elle, contre un homme de g‚nie qui n'a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur r‚pondre qu'autant qu'il est interrog‚. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des ‚paulettes?"

Jamais elle n'avait ‚t‚ plus brillante. DŠs les premiŠres attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alli‚s. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut ‚teint:

- Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comt‚, dit-elle … M. de Caylus, s'aper‡oive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs; dans six mois il est officier des housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractŠre n'est plus un ridicule. Je vous vois r‚duit, Monsieur le duc futur, … cette ancienne mauvaise raison: la sup‚riorit‚ de la noblesse de coeur sur la noblesse de province. Mais que vous resterat-il si je veux vous pousser … bout, si j'ai la malice de donner pour pŠre … Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre … Besan‡on du temps de Napol‚on, et qui, par scrupule de conscience, le reconnaŒt … son lit de mort?

Toutes ces suppositions de naissance non l‚gitime furent trouv‚es d'assez mauvais go–t par MM. de Caylus et de Croisenois. Voil… tout ce qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Quelque domin‚ que f–t Norbert, les paroles de sa .soeur ‚taient si claires, qu'il prit un air grave qui allait assez mal, il faut l'avouer, … sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots:

- Etes-vous malade, mon ami? lui r‚pondit Mathilde d'un petit air s‚rieux. Il faut que vous soyez bien mal pour r‚pondre … des plaisanteries par de la morale.

- De la morale, vous! est-ce que vous sollicitez une place de pr‚fet?

Mathilde oublia bien vite l'air piqu‚ du comte de Caylus, l'humeur de Norbert et le d‚sespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait … prendre un parti sur une id‚e fatale qui venait de saisir son ƒme.

"Julien est assez sincŠre avec moi, se dit-elle; … son ƒge, dans une fortune inf‚rieure, malheureux comme il l'est par une ambition ‚tonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-ˆtre cette amie; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractŠre, il m'e–t parl‚ de cet amour."

Cette incertitude, cette discussion avec soi-mˆme, qui, dŠs cet instant, occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, … chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa tout … fait ces moments d'ennui auxquels elle ‚tait tellement sujette.

Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministre et rendre ses bois au clerg‚, Mlle de La Mole avait ‚t‚, au couvent du Sacr‚-Coeur, l'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se r‚pare. On lui avait persuad‚ qu'… cause de tous ses avantages de naissance, de fortune, etc., elle devait ˆtre plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies.

Mathilde n'avait point ‚chapp‚ … la funeste influence de cette id‚e. Quelque esprit qu'on ait, l'on n'est pas en garde … dix ans contre les flatteries de tout un couvent, et aussi bien fond‚es en apparence.

Du moment qu'elle eut d‚cid‚ qu'elle aimait Julien, elle ne s'ennuya plus. Tous les jours, elle se f‚licitait du parti qu'elle avait pris de se donner une grande passion."Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!

"Sans grande passion, j'‚tais languissante d'ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu'… vingt. J'ai d‚j… perdu mes plus belles ann‚es oblig‚e pour tout plaisir … entendre d‚raisonner les amies de ma mŠre, qui, … Coblentz en 1792, n'‚taient pas tout … fait, dit-on, aussi s‚vŠres que leurs paroles d'aujourd'hui."

C'‚tait pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde, que Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arrˆtaient sur lui. Il trouvait bien un redoublement de froideur dans les maniŠres du comte Norbert, et un nouvel accŠs de hauteur dans celles de MM. de Caylus, de Luz et de Croisenois. Il y ‚tait accoutum‚. Ce malheur lui arrivait quelquefois … la suite d'une soir‚e o— il avait brill‚ plus qu'il ne convenait … sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait Mathilde, et la curiosit‚ que tout cet ensemble lui inspirait, il e–t ‚vit‚ de suivre au jardin ces brillants jeunes gens … moustaches, lorsque, les aprŠs-dŒners, ils y accompagnaient Mlle de La Mole.

"Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde d'une fa‡on singuliŠre. Mais, mˆme quand ses beaux yeux bleus fix‚s sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis toujours un fond d'examen, de sang-froid et de m‚chancet‚. Est-ce possible que ce soit l… de l'amour? Quelle diff‚rence avec les regards de Mme de Rˆnal!"

Une aprŠs-dŒner, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans pr‚caution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononc‚s trŠs haut. Elle tourmentait son frŠre. Julien entendit son nom prononc‚ distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s'‚tablit tout … coup, et l'on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frŠre ‚taient trop anim‚s pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent … Julien d'un froid de glace. Il s'‚loigna.



CHAPITRE XIII


UN COMPLOT


Des propos d‚cousus, des rencontres par effet du hasard se transforment en preuves de la derniŠre ‚vidence aux yeux de l'homme … imagination s'il a quelque feu dans le coeur.
SCHILLER.



Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa soeur qui parlaient de lui. A son arriv‚e, un silence de mort s'‚tablit, comme la veille. Ses soup‡ons n'eurent plus de bornes."Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu'une pr‚tendue passion de Mlle de La Mole, pour un pauvre diable de secr‚taire. D'abord, ces gens-l… ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite sup‚riorit‚ de paroles. Etre jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s'explique dans ce systŠme. Mlle de La Mole veut me persuader qu'elle me distingue, tout simplement pour me donner en spectacle … son pr‚tendu."

Ce cruel soup‡on changea toute la position morale de Julien. Cette id‚e trouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine … d‚truire. Cet amour n'‚tait fond‚ que sur la rare beaut‚ de Mathilde, ou plut“t sur ses fa‡ons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien ‚tait encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, … ce qu'on assure, ce qui ‚tonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il arrive aux premiŠres classes de la soci‚t‚. Ce n'‚tait point le caractŠre de Mathilde qui faisait rˆver Julien les jours pr‚c‚dents. Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce caractŠre. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'ˆtre qu'une apparence.

Par exemple, pour tout au monde, Mathilde n'aurait pas manqu‚ la messe un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mŠre. Si, dans le salon de 'h“tel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu o— il ‚tait et se permettait l'allusion la plus ‚loign‚e … une plaisanterie contre les int‚rˆts vrais ou suppos‚s du tr“ne ou de l'autel, Mathilde devenait … l'instant d'un s‚rieux de glace. Son regard, qui ‚tait si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d'un vieux portrait de famille.

Mais Julien s'‚tait assur‚ qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-mˆme volait souvent quelques tomes de la belle ‚dition si magnifiquement reli‚e. En ‚cartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l'absence de celui qu'il emportait; mais bient“t il s'aper‡ut qu'une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours … une finesse de s‚minaire, il pla‡a quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir int‚resser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines entiŠres.

M. de La Mole, impatient‚ contre son libraire, qui lui envoyait tous les faux M‚moires, chargea Julien d'acheter toutes les nouveaut‚s un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se r‚pandŒt pas dans la maison, le secr‚taire avait l'ordre de d‚poser ces livres dans une petite bibliothŠque, plac‚e dans la chambre mˆme du marquis. Il eut bient“t la certitude que, pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux int‚rˆts du tr“ne et de l'autel, ils ne tardaient pas … disparaŒtre. Certes, ce n'‚tait pas Norbert qui lisait.

Julien s'exag‚rant cette exp‚rience, croyait … Mlle de La Mole la duplicit‚ de Machiavel. Cette sc‚l‚ratesse pr‚tendue ‚tait un charme … ses yeux, presque l'unique charme moral qu'elle e–t. L'ennui de l'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excŠs.

Il excitait son imagination plus qu'il n'‚tait entraŒn‚ par son amour.

C'‚tait aprŠs s'ˆtre perdu en rˆveries sur l'‚l‚gance de la taille de Mlle de La Mole, sur l'excellent go–t de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beaut‚ de son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu'il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de M‚dicis. Rien n'‚tait trop profond ou trop sc‚l‚rat pour le caractŠre qu'il lui prˆtait. C'‚tait l'id‚al des Maslon, des Frilair et des CastanŠde par lui admir‚s dans sa jeunesse. C'‚tait, en un mot, pour lui l'id‚al de Paris.

Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de supposer de la profondeur ou de la sc‚l‚ratesse au caractŠre parisien?

"Il est possible que ce trio se moque de moi", pensait Julien. On connaŒt bien peu son caractŠre, si l'on ne voit pas d‚j… l'expression sombre et froide que prirent ses regards en r‚pondant … ceux de Mathilde. Une ironie amŠre repoussa les assurances d'amiti‚ que Mlle de La Mole ‚tonn‚e osa hasarder deux ou trois fois.

Piqu‚ par cette bizarrerie soudaine, le coeur de cette jeune fille naturellement froid, ennuy‚, sensible … l'esprit devint aussi passionn‚ qu'il ‚tait dans sa nature de l'ˆtre. Mais il y avait aussi beaucoup d'orgueil dans le caractŠre de Mathilde, et la naissance d'un sentiment qui faisait d‚pendre d'un autre tout son bonheur fut accompagn‚e d'une sombre tristesse.

Julien avait d‚j… assez profit‚ depuis son arriv‚e … Paris, pour distinguer que ce n'‚tait pas l… la tristesse sŠche de l'ennui. Au lieu d'ˆtre avide, comme autrefois, de soir‚es, de spectacles et de distractions de tous genres, elle les fuyait.

La musique chant‚e par des Fran‡ais ennuyait Mathilde … la mort, et cependant Julien qui se faisait un devoir d'assister … la sortie de l'Op‚ra, remarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle r‚pondait quelquefois … ses amis par des plaisanteries outrageantes … force de piquante ‚nergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois."Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour ne pas planter l… cette fille, si riche qu'elle soit!"pensait Julien. Et pour lui, indign‚ des outrages faits … la dignit‚ masculine. il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux r‚ponses peu polies.

Quelque r‚solu qu'il f–t … ne pas ˆtre dupe des marques d'int‚rˆt de Mathilde, elles ‚taient si ‚videntes de certains jours, et Julien dont les yeux commen‡aient … se dessiller, la trouvait si jolie, qu'il en ‚tait quelquefois embarrass‚.

"L'adresse et la longanimit‚ de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d'exp‚rience, se dit-il; il faut partir et mettre un terme … tout ceci."Le marquis venait de lui confier l'administration d'une quantit‚ de petites terres et de maisons qu'il poss‚dait dans le Bas-Languedoc. Un voyage ‚tait n‚cessaire: M. de La Mole y consentit avec peine. Except‚ pour les matiŠres de haute ambition, Julien ‚tait devenu un autre lui-mˆme.

"Au bout du compte, ils ne m'ont point attrap‚, se disait Julien, en pr‚parant son d‚part. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait … ces messieurs soient r‚elles ou seulement destin‚es … m'inspirer de la confiance je m'en suis amus‚.

"S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La Mole est inexplicable, mais elle l'est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur ‚tait bien r‚elle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et pl‚b‚ien. Voil… le plus beau de mes triomphes, il m'‚gaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc."

Il avait fait de son d‚part un secret, mais Mathilde savait mieux que lui qu'il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours … un mal de tˆte fou, qu'augmentait l'air ‚touff‚ du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dŒn‚ … l'h“tel de La Mole, qu'elle les for‡a de partir. Elle regardait Julien d'une fa‡on ‚trange.

"Ce regard est peut-ˆtre une com‚die, pensa Julien; mais cette respiration press‚e, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration press‚e qui a ‚t‚ sur le point de me toucher, elle l'aura ‚tudi‚e chez L‚ontine Fay, qu'elle aime tant."

Ils ‚taient rest‚s seuls; la conversation languissait ‚videmment."Non! Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse."

Comme il prenait cong‚ d'elle, elle lui serra le bras avec force:

- Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d'une voix tellement alt‚r‚e, que le son n'en ‚tait pas reconnaissable.

Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.

- Mon pŠre, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain trouvez un pr‚texte.

Et elle s'‚loigna en courant.

Sa taille ‚tait charmante. Il ‚tait impossible d'avoir un plus joli pied, elle courait avec une grƒce qui ravit Julien ; mais devinerait-on … quoi fut sa seconde pens‚e aprŠs qu'elle eut tout … fait disparu? Il fut offens‚ du ton imp‚ratif avec lequel elle avait dit ce mot il faut. Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqu‚ du mot il faut, maladroitement employ‚ par son premier m‚decin, et Louis XV pourtant n'‚tait pas un parvenu.

Une heure aprŠs, un laquais remit une lettre … Julien; c'‚tait tout simplement une d‚claration d'amour.

"Il n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques litt‚raires … contenir la joie qui contractait ses joues et le for‡ait … rire malgr‚ lui.

"Enfin moi, s'‚cria-t-il tout … coup, la passion ‚tant trop forte pour ˆtre contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une d‚claration d'amour d'une grande dame!

"Quant … moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignit‚ de mon caractŠre. Je n'ai point dit que j'aimais."Il se mit … ‚tudier la forme des caractŠres, Mlle de La Mole avait une jolie petite ‚criture anglaise. Il avait besoin d'une occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au d‚lire.

"Votre d‚part m'oblige … parler... Il serait au-dessus de"mes forces de ne plus vous voir..."

Une pens‚e vint frapper Julien comme une d‚couverte interrompre l'examen qu'il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie."Je l'emporte sur le marquis de Croisenois, s'‚cria-t-il, moi, qui ne dis que des choses s‚rieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un charmant uniforme il trouve toujours … dire, juste au moment convenable un mot spirituel et fin."

Julien eut un instant d‚licieux; il errait … l'aventure dans le jardin, fou de bonheur.

Plus tard il monta … son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n'‚tait pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqu‚s arriv‚s de Normandie, que le soin des procŠs normands l'obligeait … diff‚rer son d‚part pour le Languedoc.

- Je suis bien aise que vous ne partiez pas lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d'affair‚s, j'aime … vous voir. Julien sortit; ce mot le gˆnait.

"Et moi je vais s‚duire sa fille! rendre impossible peut-ˆtre ce mariage avec le marquis de Croisenois qui fait le charme de son avenir: s'il n'est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret'. Julien eut l'id‚e de partir pour le Languedoc malgr‚ la lettre de Mathilde, malgr‚ l'explication donn‚e au marquis. Cet ‚clair de vertu disparut bien vite.

"Que je suis bon, se dit-il; moi, pl‚b‚ien, avoir piti‚ d'une famille de ce rang! Moi que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rente, quand il apprend au chƒteau qu'il y aura le lendemain apparence de coup d'tat. Et moi, jet‚ au dernier rang par une providence marƒtre, moi a qui elle a donne un coeur noble et pas mille francs de rente, c'est-…-dire pas de pain, exactement parlant, pas de pain, moi refuser un plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient ‚tancher ma soif dans le d‚sert br–lant de la m‚diocrit‚ que je traverse si p‚niblement! Ma foi, pas si bˆte chacun pour soi dans ce d‚sert d'‚go‹sme qu'on appelle la vie."

Et il se rappela quelques regards remplis de d‚dain, … lui adress‚s par Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.

Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la d‚route de ce souvenir de vertu.

"Que je voudrais qu'il se fƒchƒt! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d'‚p‚e."Et il faisait le geste du coup de seconde."Avant ceci j'‚tais un cuistre, abusant bassement d'un peu de courage. AprŠs cette lettre, je suis son ‚gal.

"Oui, se disait-il avec une volupt‚ infinie et en parlant lentement, nos m‚rites, au marquis et … moi, ont ‚t‚ pes‚s, et le pauvre charpentier du Jura l'emporte.

"Bon! s'‚cria-t-il, voil… la signature de ma r‚ponse trouv‚e. N'allez pas vous figurer, mademoiselle de La Mole, que j'oublie mon ‚tat. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit saint Louis … la croisade."

Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut oblig‚ de descendre au jardin. Sa chambre, o— il s'‚tait enferm‚ … clef, lui semblait trop ‚troite pour y respirer.

"Moi, pauvre paysan du Jura, se r‚p‚tait-il sans cesse, moi, condamn‚ … porter toujours ce triste habit noir! H‚las! vingt ans plus t“t, j'aurais port‚ l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi ‚tait tu‚, ou g‚n‚ral … trente-six ans."Cette lettre, qu'il tenait serr‚e dans sa main, lui donnait la taille et l'attitude d'un h‚ros."Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, … quarante ans, on a cent mille francs d'appointements et le cordon bleu, comme M. l'‚vˆque de Beauvais.

"Eh bien! se dit-il en riant comme M‚phistoph‚lŠs, j'ai plus d'esprit qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon siŠcle."Et il sentit redoubler son ambition et son attachement … l'habit eccl‚siastique."Que de cardinaux n‚s plus bas que moi et qui ont gouvern‚! mon compatriote Granvelle, par exemple."

Peu … peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se dit, comme son maŒtre Tartuffe, dont il savait le r“le par coeur:

Je puis croire ces mots un artifice honnˆte.
....................................................................
Je ne me firai point … des propos si doux;
Qu'un peu de ses faveurs, aprŠs quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire.
TARTUFFE, acte IV, scŠne V.

"Tartuffe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre... Ma r‚ponse peut ˆtre montr‚e..., … quoi nous trouvons ce remŠde, ajouta-t-il en pronon‡ant lentement, et avec l'accent de la f‚rocit‚ qui se contient, nous la commen‡ons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde.

"Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se pr‚cipitent sur moi et m'arrachent l'original.

"Non, car je suis bien arm‚, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais.

"Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se pr‚cipite sur moi. On lui a promis cent napol‚ons. Je le tue ou je le blesse, … la bonne heure, c'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort l‚galement; je parais en police correctionnelle, et l'on m'envoie, avec toute justice et ‚quit‚ de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy … MM. Fontan et Magallon. L…, je couche avec quatre cents gueux pˆle-mˆle... Et j'aurais quelque piti‚ de ces gens-l…? s'‚cria-t-il en se levant imp‚tueusement. En ont-ils pour les gens du tiers-‚tat, quand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui, malgr‚ lui, le tourmentait jusque-l….

"Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiav‚lisme, l'abb‚ Maslon ou M. CastanŠde du s‚minaire n'auraient pas mieux fait. Vous m'enlŠverez la lettre provocatrice, et je serai le second tome du colonel Caron … Colmar.

"Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en d‚p“t dans un paquet bien cachet‚ … M. l'abb‚ Pirard. Celui-l… est honnˆte homme, jans‚niste, et en cette qualit‚ … l'abri des s‚ductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres..., c'est … Fouqu‚ que j'enverrai celle-ci."

Il faut en convenir, le regard de Julien ‚tait atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'‚tait l'homme malheureux en guerre avec toute la soci‚t‚.

"Aux armes!"s'‚cria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'h“tel. Il entra dans l'‚choppe de l'‚crivain du coin de la rue; il lui fit peur.

- Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.

Pendant que l'‚crivain travaillait, il ‚crivit lui-mˆme … Fouqu‚; il le priait de lui conserver un d‚p“t pr‚cieux."Mais, se dit-il en s'interrompant, le cabinet noir … la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez...; non, messieurs."Il alla acheter une ‚norme bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son paquet partit par la diligence, adress‚ … un des ouvriers de Fouqu‚, dont personne … Paris ne savait le nom.

Cela fait, il rentra joyeux et leste … l'h“tel de La Mole."A nous! maintenant", s'‚cria-t-il, en s'enfermant … clef dans sa chambre, et jetant son habit:

"Quoi! mademoiselle, ‚crivait-il … Mathilde, c'est"Mlle de La Mole qui, par les mains d'ArsŠne, laquais de"son pŠre, fait remettre une lettre trop s‚duisante … un"pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se jouer"de sa simplicit‚..."

Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu'il venait de recevoir.

La sienne e–t fait honneur … la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n'‚tait encore que dix heures; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra … l'Op‚ra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait exalt‚ … ce point. Il ‚tait un dieu.




CHAPITRE XIV


PENSES D'UNE JEUNE FILLE


Que de perplexit‚s! Que de nuits pass‚es sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre m‚prisable? Il me m‚prisera lui-mˆme. Mais il part, il s'‚loigne.
ALFRED DE MUSSET.



Ce n'‚tait point sans combats que Mathilde avait ‚crit. Quel qu'e–t ‚t‚ le commencement de son int‚rˆt pour Julien, bient“t il domina l'orgueil qui, depuis qu'elfe se connaissait, r‚gnait seul dans son coeur. Cette ƒme haute et froide ‚tait emport‚e pour la premiŠre fois par un sentiment passionn‚. Mais s'il dominait l'orgueil, il ‚tait encore fidŠle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelŠrent, pour ainsi dire, tout son ˆtre moral.

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les ƒmes courageuses, li‚es … un esprit sup‚rieur, eut … lutter longuement contre la dignit‚ et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mŠre, dŠs sept heures du matin, la priant de lui permettre de se r‚fugier … Villequier. La marquise ne daigna pas mˆme lui r‚pondre, et lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la d‚f‚rence aux id‚es re‡ues.

La crainte de mal faire et de heurter les id‚es tenues pour sacr‚es par les Caylus, les de Luz, les Croisenois avait assez peu d'empire sur son ƒme; de tels ˆtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les e–t consult‚s s'il e–t ‚t‚ question d'acheter une calŠche ou une terre. Sa v‚ritable terreur ‚tait que Julien ne f–t m‚content d'elle.

"Peut-ˆtre aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme sup‚rieur?"

Elle abhorrait le manque de caractŠre, c'‚tait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grƒce tout ce qui s'‚carte de la mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient … ses yeux.

"Ils ‚taient braves, et voil… tout. Et encore, comment braves? se disait-elle: en duel. Mais le duel n'est plus qu'une c‚r‚monie. Tout en est su d'avance, mˆme ce que l'on doit dire en tombant. tendu sur le gazon, et la main sur le coeur, il faut un pardon g‚n‚reux pour l'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d'exciter les soup‡ons.

"On brave le danger … la tˆte d'un escadron tout brillant d'acier, mais le danger solitaire, singulier, impr‚vu vraiment laid?

"H‚las! se disait Mathilde, c'‚tait … la cour de Henri III que l'on trouvait des hommes grands par le caractŠre comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi … Jarnac ou … Moncontour, je n'aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Fran‡ais n'‚taient pas des poup‚es. Le jour de la bataille ‚tait presque celui des moindres perplexit‚s.

"Leur vie n'‚tait pas emprisonn‚e, comme une momie d'gypte, sous une enveloppe toujours commune … tous, toujours la mˆme. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage … se retirer seul … onze heures du soir, en sortant de l'h“tel de Soissons, habit‚ par Catherine de M‚dicis, qu'aujourd'hui … courir … Alger. La vie d'un homme ‚tait une suite de hasards. Maintenant la civilisation et le pr‚fet de police ont chass‚ le hasard, plus d'impr‚vu. S'il paraŒt dans les id‚es, il n'est pas assez d'‚pigrammes pour lui; s'il paraŒt dans les ‚v‚nements, aucune lƒchet‚ n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excus‚e. SiŠcle d‚g‚n‚r‚ et ennuyeux! Qu'aurait dit Boniface de La Mole si, levant hors de la tombe sa tˆte coup‚e, il e–t vu, en 1793, dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des moutons, pour ˆtre guillotin‚s deux jours aprŠs? La mort ‚tait certaine, mais il e–t ‚t‚ de mauvais ton de se d‚fendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps h‚ro‹ques de la France, au siŠcle de Bonifacc de La Mole, Julien e–t ‚t‚ le chef d'escadron et mon frŠre le jeune prˆtre, aux moeurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison … la bouche."

Quelques mois auparavant, Mathilde d‚sesp‚rait de rencontrer un ˆtre un peu diff‚rent du patron commun. Elle avait trouv‚ quelque bonheur en se permettant d'‚crire … quelques jeunes gens de la soci‚t‚. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la d‚shonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son pŠre, et de tout l'h“tel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projet‚, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-l…, les jours o— elle avait ‚crit une de ces lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n'‚taient que des r‚ponses.

Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle ‚crivait la premiŠre (quel mot terrible!) … un homme plac‚ dans les derniers rangs de la soci‚t‚.

Cette circonstance assurait, en cas de d‚couverte, un d‚shonneur ‚ternel. Laquelle des femmes venant chez sa mŠre e–t os‚ prendre son parti? Quelle phrase e–t-on pu leur donner … r‚p‚ter pour amortir le coup de l'affreux m‚pris des salons?

Et encore parler ‚tait affreux, mais ‚crire! Il est des choses qu'on n'‚crit pas, s'‚criait Napol‚on apprenant la capitulation de Baylen. Et c'‚tait Julien qui lui avait cont‚ ce mot! comme lui faisant d'avance une le‡on.

Mais tout cela n'‚tait rien encore, l'angoisse de Mathilde avait d'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la soci‚t‚ la tache ineffa‡able et toute pleine de m‚pris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait ‚crire … un ˆtre d'une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.

La profondeur, l'inconnu du caractŠre de Julien eussent effray‚, mˆme en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-ˆtre son maŒtre!

Quelles ne seront pas ses pr‚tentions, si jamais il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme M‚d‚e: Au milieu de tant de p‚rils, il me reste Moi.

Julien n'avait nulle v‚n‚ration pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-ˆtre il n'avait nul amour pour elle!

Dans ces derniers moments de doutes affreux, se pr‚sentŠrent les id‚es d'orgueil f‚minin."Tout doit ˆtre singulier dans le sort d'une fille comme moi, s'‚cria Mathilde impatient‚e."Alors l'orgueil qu'on lui avait inspir‚ dŠs le berceau se trouvait un adversaire pour la vertu. Ce fut dans cet instant que le d‚part de Julien vint tout pr‚cipiter

( De tels caractŠres sont heureusement fort rares.)

Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle trŠs pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour … la femme de chambre de Mlle de La Mole."Cette manoeuvre peut n'avoir aucun r‚sultat, se dit-il, mais si elle r‚ussit, elle me croit parti."Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l'oeil.

Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l'h“tel sans ˆtre aper‡u, mais il rentra avant huit heures.

A peine ‚tait-il dans la bibliothŠque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa r‚ponse. Il pensait qu'il ‚tait de son devoir de lui parler, rien n'‚tait plus commode du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l'‚couter et disparut. Julien en fut charm‚, il ne savait que lui dire.

"Si tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allum‚ l'amour baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu'il ne convient, si jamais je me laissais entraŒner … avoir du go–t pour cette grande poup‚e blonde."Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait ‚t‚ de sa vie.

"Dans la bataille qui se pr‚pare, ajouta-t-il, l'orgueil de la naissance sera comme une colline ‚lev‚e, formant position militaire entre elle et moi. C'est l…-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester … Paris; cette remise de mon d‚part m'avilit et m'expose, si tout ceci n'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il … partir? Je me moquais d'eux, s'ils se moquent de moi. Si son int‚rˆt pour moi a quelque r‚alit‚, je centuplais cet int‚rˆt."

La lettre de Mlle de La Mole avait donn‚ … Julien une jouissance de vanit‚ si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oubli‚ de songer s‚rieusement … la convenance du d‚part.

C'‚tait une fatalit‚ de son caractŠre d'ˆtre extrˆmement sensible … ses fautes. Il ‚tait fort contrari‚ de celle-ci et ne songeait presque plus … la victoire incroyable qui avait pr‚c‚d‚ cc petit ‚chec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothŠque, lui jeta une lettre et s'enfuit. -

"Il paraŒt que ceci va ˆtre le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu."

On lui demandait une r‚ponse d‚cisive avec une hauteur qui augmenta sa gaiet‚ int‚rieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu'il annon‡a, vers la fin de sa r‚ponse, son d‚part d‚cid‚ pour le lendemain matin.

Cette lettre termin‚e: "Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il", et il y alla. Il regardait la fenˆtre de la chambre de Mlle de La Mole.

Elle ‚tait au premier ‚tage, … c“t‚ de l'appartement de sa mŠre, mais il y avait un grand entresol.

Ce premier ‚tait tellement ‚lev‚, qu'en se promenant sous l'all‚e de tilleuls, sa lettre … la main, Julien ne pouvait ˆtre aper‡u de la fenˆtre de Mlle de La Mole. La vo–te form‚e par les tilleuls, fort bien taill‚s, interceptait la vue."Mais quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre … la main, c'est servir mes ennemis."

La chambre de Norbert ‚tait pr‚cis‚ment au-dessus de celle de sa soeur, et si Julien sortait de la vo–te form‚e par les branches taill‚es des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

Mlle de La Mole parut derriŠre sa vitre; il montra sa lettre … demi; elle baissa la tˆte. Aussit“t Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

"Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rˆnal, se dit Julien, quand, mˆme aprŠs six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m'a regard‚ avec des yeux riants."

Il ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa r‚ponse, avait-il honte de la futilit‚ des motifs?"Mais aussi quelle diff‚rence, ajoutait sa pens‚e, dans l'‚l‚gance de la robe du matin, dans l'‚l‚gance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole … trente pas de distance un homme de go–t devinerait le rang qu'elle occupe dans la soci‚t‚. Voil… ce qu'on peut appeler un m‚rite explicite."

Tout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pens‚e; Mme de Rˆnal n'avait pas de marquis de Croisenois … lui sacrifier. Il n'avait pour rival que cet ignoble sous-pr‚fet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons.

A cinq heures, Julien re‡ut une troisiŠme lettre; elle lui fut lanc‚e de la porte de la bibliothŠque. Mlle de La Mole s'enfuit encore."Quelle manie d'‚crire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commod‚ment! L'ennemi veut avoir de mes lettres c'est clair, et plusieurs! Il ne se hƒtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases ‚l‚gantes, pensait-il; mais il pƒlit en lisant. Il n'y avait que huit lignes:

"J'ai besoin de vous parler; il faut que je vous parle ce soir; au moment o— une heure aprŠs minuit sonnera trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande ‚chelle du jardinier auprŠs du puits, placez-la contre ma fenˆtre et montez chez moi. Il fait clair de lune; n'importe."




CHAPITRE XV


EST-CE UN COMPLOT?


Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet con‡u et son ex‚cution! Que de vaines terreurs! que d'irr‚solutions! Il s'agit de la vie. --Il s'agit de bien plus: de l'honneur!
SCHILLER.



" Ceci devient s‚rieux, pensa Julien... et un peu trop clair ajouta-t-il aprŠs avoir pens‚. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la bibliothŠque avec une libert‚ qui, grƒce … Dieu, est entiŠre; le marquis, dans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptes, n'y vient jamais. Quoi! M. de la Mole et le comte Norbert, les seules personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journ‚e; on peut facilement observer le moment de leur rentr‚e … l'h“tel, et la sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable!

"C'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bˆte ou trop fat. Diable! par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une ‚chelle … un premier ‚tage de vingt-cinq pieds d'‚l‚vation! on aura le temps de me voir, mˆme des h“tels voisins. Je serai beau sur mon ‚chelle! Julien monta chez lui et se mit … faire sa malle en sifflant. Il ‚tait r‚solu … partir et … ne pas mˆme r‚pondre."

Mais cette sage r‚solution ne lui donnait pas la paix du coeur."Si par hasard, se dit-il tout … coup, sa malle ferm‚e, Mathilde ‚tait de bonne foi! alors moi je joue, … ses yeux, le r“le d'un lƒche parfait. Je n'ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualit‚s, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouv‚es par des actions parlantes..."

Il fut un quart d'heure … se promener dans sa chambre."A quoi bon le nier? dit-il enfin, je serai un lƒche … ses veux. Je perds non seulement la personne la plus brillante de la haute soci‚t‚, ainsi qu'ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d'un duc, et qui sera duc lui-mˆme. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualit‚s qui me manquent: esprit d'…-propos, naissance, fortune...

"Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de maŒtresses!


--- Mais il n'est qu'un honneur!


dit le vieux don DiŠgue, et ici clairement et nettement, je recule devant le premier p‚ril qui m'est offert, car ce duel avec M. de Beauvoisis se pr‚sentait comme une plaisanterie. Ceci est tout diff‚rent. Je puis ˆtre tir‚ au blanc par un domestique, mais c'est le moindre danger, je puis ˆtre d‚shonor‚!

"Ceci devient s‚rieux, mon gar‡on, ajouta-t-il avec une gaiet‚ et un accent gascons. Il y a de l'honur. Jamais un pauvre diable, jet‚ aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion: j'aurai des bonnes fortunes mais subalternes..."

Il r‚fl‚chit longtemps, il se promenait … pas pr‚cipit‚s, s'arrˆtant tout court de temps … autre. On avait d‚pos‚ dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal de Richelieu qui, malgr‚ lui, attirait ses regards. Ce buste ‚clair‚ par sa lampe avait l'air de le regarder d'une fa‡on s‚vŠre, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit ˆtre si naturelle au caractŠre fran‡ais."De ton temps, grand homme, aurais-je h‚sit‚?

"Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piŠge, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme … me taire. Il faudra donc me tuer. Cela ‚tait bon en 1574 du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. Ces gens-l… ne sont plus les mˆmes. Mlle de La Mole est si envi‚e! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir!

"Les domestiques jasent, entre eux, des pr‚f‚rences marqu‚es dont je suis l'objet, je le sais, je les ai entendus...

"D'un autre c“t‚, ses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambre, on me les enlŠve. J'aurai affaire … deux, trois, quatre hommes que sais-je? Mais ces hommes, o— les prendront-ils i o— trouver des subalternes discrets … Paris? La justice leur fait peur... Parbleu! les Caylus, les Croisenois les de Luz eux-mˆmes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les aura s‚duits. Gare le sort d'Abeilard, M. le secr‚taire!

"Eh bien, parbleu! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai … la figure, comme les soldats de C‚sar … Pharsale... Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu s–r."

Julien fit des copies des deux derniŠres, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothŠque, et porta lui-mˆme les originaux … la poste.

Quand il fut de retour: "Dans quelle folie je vais me jeter!"se dit-il avec surprise et terreur. Il avait ‚t‚ un quart d'heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.

"Mais, si je refuse, je me m‚prise moi-mˆme dans la suite! Toute la vie, cette action sera un grand sujet de doute pour moi et un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas ‚prouv‚ pour l'amant d'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus ais‚ment un crime bien clair; une fois avou‚, je cesserais d'y penser.

"Quoi! un destin, incroyable … force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre en rivalit‚ avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-mˆme, de gaiet‚ de coeur, d‚clar‚ son inf‚rieur! Au fond, il y a de la lƒchet‚ … ne pas aller. Ce mot d‚cide tout, s'‚cria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie!

"Si ceci n'est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi!... Si c'est une mystification parbleu! messieurs, il ne tient qu'… moi de rendre la plaisanterie s‚rieuse, et ainsi ferai-je.

"Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entr‚e dans la chambre; ils peuvent avoir plac‚ quelque machine ing‚nieuse!

"C'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade … tout, dit mon maŒtre d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que l'un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur r‚pondre": il tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce f–t fulminante, il la renouvela.

Il y avait encore bien des heures … attendre; pour faire quelque chose, Julien ‚crivit … Fouqu‚:

"Mon ami, n'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accident, si tu entends dire que quelque chose d'‚trange m'est arriv‚. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t'envoie et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux d‚ Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc.; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire … M. le marquis de La Mole, et quinze jours aprŠs, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de VerriŠres."

Ce petit m‚moire justificatif arrang‚ en forme de conte, que Fouqu‚ ne devait ouvrir qu'en cas d'accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour Mlle de La Mole; mais enfin, il peignait fort exactement sa position.

Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dŒner sonna, elle fit battre son coeur. Son imagination pr‚occup‚e du r‚cit qu'il venait de composer, ‚tait toute aux pressentiments tragiques. Il s'‚tait vu saisi par des domestiques, garrott‚, conduit dans une cave, avec un bƒillon dans la bouche. L…, un domestique le gardait … vue, et si l'honneur de la noble famine exigeait que l'aventure e–t une fin tragique, il ‚tait facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alors, on disait qu'il ‚tait mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.

mu de son propre conte comme un auteur dramatique Julien avait r‚ellement peur lorsqu'il entra dans la salle … manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livr‚e. Il ‚tudiait leur physionomie."Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'exp‚dition de cette nuit? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si pr‚sents, si souvent rappel‚s, que, se croyant outrag‚s, ils auront plus de d‚cision que les autres personnages de leur rang. Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille; elle ‚tait pƒle, et il lui trouvait tout … fait une physionomie du Moyen Age. Jamais il ne lui avait vu l'air si grand, elle ‚tait vraiment belle et imposante."Il en devint presque amoureux."Pallida morte futura", se dit-il (Sa pƒleur annonce ses grands desseins).

En vain, aprŠs dŒner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler e–t, dans ce moment, d‚livr‚ son coeur d'un grand poids.

Pourquoi ne pas l'avouer? il avait peur. Comme il ‚tait r‚solu … agir, il s'abandonnait … ce sentiment sans vergogne."Pourvu qu'au moment d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce que je puis sentir en ce moment?"Il alla reconnaŒtre la situation et le poids de l'‚chelle.

"C'est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir! ici comme … VerriŠres. Quelle diff‚rence! Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n'‚tais pas oblig‚ de me m‚fier de la personne pour laquelle je m'exposais. Quelle diff‚rence aussi dans le danger!

"J'eusse ‚t‚ tu‚ dans les jardins de M. de Rˆnal qu'il n'y avait point de d‚shonneur pour moi. Facilement on e–t rendu ma mort inexplicable. Ici, quels r‚cits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'h“tel de Chaulnes, de l'h“tel de Caylus, de l'h“tel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la post‚rit‚.

"Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette id‚e l'an‚antissait. Et moi, o— pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouqu‚ imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu'une infamie de plus. Quoi! Je suis re‡u dans une maison, et pour prix de l'hospitalit‚ que j'y re‡ois, des bont‚s dont on m'v accable, j'imprime un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah, mille fois plut“t, soyons dupes!"

Cette soir‚e fut affreuse.



CHAPITRE XVI


UNE HEURE DU MATIN


Ce jardin ‚tait fort grand, dessin‚ depuis peu d'ann‚es avec un go–t parfait. Mais les arbres avaient figur‚ dans le fameux Pr‚-aux-Clercs, si c‚lŠbre du temps de Henry III, ils avaient plus d'un siŠcle. On y trouvait quelque chose de champˆtre.
MASSINGER



Il allait ‚crire un contre-ordre … Fouqu‚ lorsque onze heures sonnŠrent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambre, comme s'il se f–t enferme chez lui. Il alla observer … pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout dans les mansardes du quatriŠme, habit‚es par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soir‚e, les domestiques prenaient du punch fort gaiement."Ceux qui rient ainsi, pensa Julien, ne doivent pas faire partie de l'exp‚dition nocturne, ils seraient plus s‚rieux."

Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin."Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maison, ils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens charg‚s de me surprendre.

"Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceci, il doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut ‚pouser de me faire surprendre avant le moment o— je serai entr‚ dans sa chambre."

Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte."Il s'agit de mon honneur, pensa-t-il; si je tombe dans quelque b‚vue, ce ne sera pas une excuse … mes propres yeux de me dire: Je n'y avais pas song‚."

Le temps ‚tait d'une s‚r‚nit‚ d‚sesp‚rante. Vers les onze heures la lune s'‚tait lev‚e, … minuit et demi elle ‚clairait en plein la fa‡ade de l'h“tel donnant sur le Jardin.

"Elle est folle, se disait Julien"comme une heure sonna, il y avait encore de la lumiŠre aux fenˆtres du comte Norbert. De sa vie Julien n'avait eu autant de peur il ne voyait que les dangers de l'entreprise, et n'avait aucun enthousiasme.

Il alla prendre l'immense ‚chelle, attendit cinq minutes, pour laisser le temps … un contre-ordre, et … une heure cinq minutes posa l'‚chelle contre la fenˆtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet … la main, ‚tonn‚ de n'ˆtre pas attaqu‚. Comme il approchait de la fenˆtre, elle s'ouvrit sans bruit:

- Vous voil…, monsieur, lui dit Mathilde avec beaucoup d'‚motion; je suis vos mouvements depuis une heure.

Julien ‚tait fort embarrass‚, il ne savait comment se conduire, il n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarras, il pensa qu'il fallait oser, il essaya d'embrasser Mathilde.

- Fi donc? lui dit-elle en le repoussant.

Fort content d'ˆtre ‚conduit, il se hƒta de jeter un coup d'oeil autour de lui: la lune ‚tait si brillante que les ombres qu'elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole ‚taient noires. Il peut fort bien y avoir l… des hommes cach‚s sans que je les voie, pensa-t-il.

- Qu'avez-vous dans la poche de c“t‚ de votre habit? lui dit Mathilde, enchant‚e de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait ‚trangement, tous les sentiments de retenue et de timidit‚, si naturels … une fille bien n‚e, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice.

- J'ai toutes sortes d'armes et de pistolets, r‚pondit Julien, non moins content d'avoir quelque chose … dire.

- Il faut abaisser l'‚chelle, dit Mathilde.

- Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l'entresol.

- Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire, vous pourriez, ce me semble, abaisser l'‚chelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au premier ‚chelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi.

"Et c'est l… une femme amoureuse! pensa Julien, elle ose dire qu'elle aime! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les pr‚cautions m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement, mais que tout simplement je lui succŠde. Au fait que m'importe! est-ce que je l'aime? je triomphe du marquis en ce sens, qu'il sera trŠs fƒch‚ d'avoir un successeur, et plus fƒch‚ encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au caf‚ Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaŒtre; avec quel air m‚chant il me salua ensuite, quand il ne put plus s'en dispenser!"

Julien avait attach‚ la corde au dernier ‚chelon de l'‚chelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu'elle ne touchƒt pas les vitres."Beau moment pour me tuer pensa-t-il, si quelqu'un est cach‚ dans la chambre d‚ Mathilde; mais un silence profond continuait … r‚gner partout."

L'‚chelle toucha la terre, Julien parvint … la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

- Que va dire ma mŠre, dit Mathilde, quand elle verra ses belles plantes tout ‚cras‚es!... Il faut jeter la corde, ajouta-t-elle d'un grand sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balcon, ce serait une circonstance difficile … expliquer.

- Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisant, et en affectant le langage cr‚ole. (Une des femmes de chambre de la maison ‚tait n‚e … Saint-Domingue.)

- Vous, vous en aller par la porte, dit Mathilde ravie de cette id‚e.

"Ah! que cet homme est digne de tout mon amour!"pensa-t-elle.

Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut ˆtre saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenˆtre. Ils restŠrent immobiles et sans respirer. La lune les ‚clairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inqui‚tude.

Alors l'embarras recommen‡a, il ‚tait grand des deux parts. Julien s'assura que la porte ‚tait ferm‚e avec tous ses verrous; il pensait bien … regarder sous le lit, mais n'osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.

Mathilde ‚tait tomb‚e dans toutes les angoisses de la timidit‚ la plus extrˆme. Elle avait horreur de sa position.

- Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.

Quelle bonne occasion de d‚concerter ces messieurs s'ils sont aux ‚coutes, et d'‚viter la bataille! pensa Julien.

- La premiŠre est cach‚e dans une grosse bible protestante que la diligence d'hier soir emporte bien loin d'ici.

Il parlait fort distinctement en entrant dans ces d‚tails, et de fa‡on … ˆtre entendu des personnes qui pouvaient ˆtre cach‚es dans deux grandes armoires d'acajou qu'il n'avait pas os‚ visiter.

- Les deux autres sont … la poste, et suivent la mˆme route que la premiŠre.

- Eh, grand Dieu! pourquoi toutes ces pr‚cautions? dit Mathilde ‚tonn‚e.

"A propos de quoi est-ce que je mentirais?"pensa Julien, et il lui avoua tous ses soup‡ons.

- Voil… donc la cause de la froideur de tes lettres! s'‚cria Mathilde avec l'accent de la folie plus que de la tendresse.

Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la tˆte, ou du moins ses soup‡ons s'‚vanouirent, il se trouva ‚lev‚ … ses propres yeux, il osa serrer dans ses bras cette fille si belle' et qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repouss‚ qu'… demi.

Il eut recours … sa m‚moire, comme jadis … Besan‡on auprŠs d'Amanda Binet, et r‚cita plusieurs des plus belles phrases de la Nouvelle H‚lo‹se.

- Tu as un coeur d'homme, lui r‚pondit-on sans trop ‚couter ses phrases; j'ai voulu ‚prouver ta bravoure, je l'avoue. Tes premiers soup‡ons et ta r‚solution te montrent plus intr‚pide encore que je ne croyais.

Mathilde faisait effort pour le tutoyer, elle ‚tait ‚videmment plus attentive … cette ‚trange fa‡on de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiement d‚pouill‚ du ton de la tendresse, au bout d'un moment ne fit aucun plaisir … Julien; il s'‚tonnait de l'absence du bonheur; enfin, pour le sentir, il eut recours … sa raison. Il se voyait estim‚ par cette jeune fille si fiŠre, et qui n'accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint … un bonheur d'amour-propre.

Ce n'‚tait pas, il est vrai, cette volupt‚ de l'ƒme qu'il avait trouv‚e quelquefois auprŠs de Mme de Rˆnal. Quelle diff‚rence, grand Dieu! Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C'‚tait le plus vif bonheur d'ambition, et Julien ‚tait surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soup‡onn‚s, et des pr‚cautions qu'il avait invent‚es. En parlant, il songeait aux moyens de profiter de sa victoire.

Mathilde encore fort embarrass‚e, et qui avait l'air atterr‚e de sa d‚marche, parut enchant‚e de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit d‚licieusement de l'esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire … des gens trŠs clairvoyants, le petit Tanbeau ‚tait certainement un espion, mais Mathilde et lui n'‚taient pas non plus sans adresse.

Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothŠque, pour convenir de tout?

- Je puis paraŒtre, sans exciter de soup‡ons, dans toutes les parties de l'h“tel, ajoutait Julien, et presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver … celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arrivƒt toujours par une ‚chelle c'‚tait avec un coeur ivre de joie qu'il s'exposerait … ce faible danger.

En l'‚coutant parler, Mathilde ‚tait choqu‚e de cet air de triomphe."Il est donc mon maŒtre!"se dit-elle. D‚j… elle ‚tait en proie au remords. Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'e–t DU, elle e–t an‚anti elle et Julien. Quand, par instants la force de sa volont‚ faisait taire les remords, des sentiments de timidit‚ et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n'avait nullement pr‚vu l'‚tat affreux o— elle se trouvait.

"Il faut cependant que je lui parle, se dit-elle … la fin cela est dans les convenances, on parle … son amant."Et alors, pour accomplir un devoir et avec une tendresse qui ‚tait bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voix, elle raconta les diverses r‚solutions qu'elle avait prises … son ‚gard pendant ces derniers jours.

Elle avait d‚cid‚ que, s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'‚chelle du jardinier, ainsi qu'il lui ‚tait prescrit, elle serait toute … lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-l… ce rendez-vous ‚tait glac‚. C'‚tait … faire prendre l'amour en haine. Quelle le‡on de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?

AprŠs de longues incertitudes, qui eussent pu paraŒtre … un observateur superficiel l'effet de la haine la plus d‚cid‚e, tant les sentiments qu'une femme se doit … elle-mˆme avaient de peine … c‚der … une volont‚ aussi ferme, Mathilde finit par ˆtre pour lui une maŒtresse aimable.

A la v‚rit‚, ces transports ‚taient un peu voulus. L'amour passionn‚ ‚tait bien plut“t un modŠle qu'on imitait qu'une r‚alit‚.

Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-mˆme et envers son amant."Le pauvre gar‡on, se disait-elle, a ‚t‚ d'une bravoure achev‚e, il doit ˆtre heureux, ou bien c'est moi qui manque de caractŠre."Mais elle e–t voulu racheter au prix d'une ‚ternit‚ de malheur la n‚cessit‚ cruelle o— elle se trouvait.

Malgr‚ la violence affreuse qu'elle s'imposait, elle fut parfaitement maŒtresse de ses paroles.

Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gƒter cette nuit qui sembla singuliŠre plut“t qu'heureuse … Julien. Quelle diff‚rence, grand Dieu! avec son dernier s‚jour de vingt-quatre heures … VerriŠres!"Ces belles fa‡ons de Paris ont trouv‚ le secret de tout gƒter, mˆme l'amour", se disait-il dans son injustice extrˆme.

Il se livrait … ces r‚flexions debout dans une des grandes armoires d'acajou o— on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l'appartement voisin, qui ‚tait celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa mŠre … la messe, les femmes quittŠrent l'appartement, et Julien s'‚chappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.

Il monta … cheval et alla au pas rechercher les endroits les plus solitaires du bois de Meudon. Il ‚tait bien plus ‚tonn‚ qu'heureux. Le bonheur qui, de temps … autre, venait occuper son ƒme, ‚tait comme celui d'un jeune sous-lieutenant qui, … la suite de quelque action ‚tonnante, aurait ‚t‚ nomm‚ colonel d'embl‚e par le g‚n‚ral en chef; il se sentait port‚ … une immense hauteur. Tout ce qui ‚tait au-dessus de lui la veille, ‚tait … ses c“t‚s maintenant ou bien au-dessous. Peu … peu le bonheur de Julien augmenta … mesure qu'il s'‚loignait.

S'il n'y avait rien de tendre dans son ƒme, c'est que, quelque ‚trange que ce mot puisse paraŒtre, Mathilde, dans toute sa conduite avec lui, avait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'impr‚vu pour elle dans tous les ‚v‚nements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait trouv‚s au lieu de ces transports divins dont parlent les romans.

"Me serais-je tromp‚e, n'aurais-je pas d'amour pour lui?"se dit-elle.




CHAPITRE XVII


UNE VIEILLE PE


I now mean to be serious; -- it is time,
Since laughter now-a-days is deem'd too serious
A jest at vice by virtue's called a crime.
Don Juan, C. XIII.



Elle ne parut point au dŒner. Le soir elle vint un instant au salon, mais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut ‚trange; mais, pensa-t-il, je dois me l'avouer, je ne connais les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu faire cent fois, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agit‚ par la plus extrˆme curiosit‚, il ‚tudiait l'expression des traits de Mathilde, il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air sec et m‚chant. Evidemment ce n'‚tait pas la mˆme femme qui, la nuit pr‚c‚dente, avait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour ˆtre vrais.

Le lendemain, le surlendemain mˆme froideur de sa part; elle ne le regardait point, elle ne s'apercevait pas de son existence. Julien, d‚vor‚ par la plus vive inqui‚tude, ‚tait … mille lieues des sentiments de triomphe qui l'avaient seuls anim‚ le premier jour."Serait-ce, par hasard, se dit-il, un retour … la vertu?"Mais ce mot ‚tait bien bourgeois pour l'altiŠre Mathilde.

"Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guŠre … la religion, pensait Julien, elle l'aim‚ comme utile aux int‚rˆts de sa caste.

"Mais par simple d‚licatesse f‚minine ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute irr‚parable qu'elle a commise? Julien croyait ˆtre son premier amant.

"Mais, se disait-il dans d'autres instants, il faut avouer qu'il n'y a rien de na‹f, de simple, de tendre dans toute sa maniŠre d'ˆtre; jamais je ne l'ai vue plus semblable … une reine qui vient de descendre de son tr“ne. Me m‚priserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce qu'elle a fait pour moi, … cause seulement de la bassesse de ma naissance."

Pendant que Julien, rempli de ses pr‚jug‚s puis‚s dans les livres et dans les souvenirs de VerriŠres, poursuivait la chimŠre d'une maŒtresse tendre et qui ne songe plus … sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant, la vanit‚ de Mathilde ‚tait furieuse contre lui.

Comme elle ne s'ennuyait plus depuis deux mois, elle ne craignait plus l'ennui; ainsi, sans pouvoir s'en douter le moins du monde, Julien avait perdu son plus grand avantage.

"Je me suis donc donn‚ un maŒtre! se disait Mlle de La Mole en se promenant agit‚e dans sa chambre. Il est rempli d'honneur, … la bonne heure; mais si je pousse … bout sa vanit‚, il se vengera en faisant connaŒtre la nature de nos relations."Tel est le malheur de notre siŠcle, les plus ‚tranges ‚garements mˆme ne gu‚rissent pas de l'ennui. Julien ‚tait le premier amour de Mathilde, et, dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres mˆme aux ƒmes les plus sŠches, elle ‚tait en proie aux r‚flexions les plus amŠres.

"Il a sur moi un empire immense, puisqu'il rŠgne par la terreur et peut me punir d'une peine atroce, si je le pousse … bout."Cette seule id‚e suffisait pour porter Mathilde … l'outrage, car le courage ‚tait la premiŠre qualit‚ de son caractŠre. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la gu‚rir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que l'id‚e qu'elle jouait … croix ou pile son existence entiŠre.

Le troisiŠme jour, comme Mlle de La Mole s'obstinait … ne pas le regarder, Julien la suivit aprŠs dŒner, et ‚videmment malgr‚ elle dans la salle de billard.

- Eh bien, monsieur, vous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moi, lui dit-elle avec une colŠre … peine retenue, puisque en opposition … ma volont‚ bien clairement d‚clar‚e, vous pr‚tendez me parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant os‚?

Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amants, sans s'en douter ils ‚taient anim‚s l'un contre l'autre des sentiments d‚ la haine la plus vive. Comme aucun des deux n'avait le caractŠre endurant que d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnie, ils en furent bient“t … se d‚clarer nettement qu'ils se brouillaient … jamais.

- Je vous jure un ‚ternel secret, dit Julien, j'ajouterais mˆme que jamais je ne vous adresserai la parole, si votre r‚putation ne pouvait souffrir de ce changement trop marqu‚.

Il salua avec un parfait respect et partit.

Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir, il ‚tait bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait cach‚ dans la grande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son ƒme, du moment qu'il se vit … jamais brouill‚ avec elle.

Sa m‚moire cruelle se mit … lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui, dans la r‚alit‚, l'avait laiss‚ si froid.

DŠs la seconde nuit qui suivit la d‚claration de brouille ‚ternelle, Julien faillit devenir fou en ‚tant oblig‚ de s'avouer qu'il avait de l'amour pour Mlle de La Mole.

Des combats affreux suivirent cette d‚couverte: tous ses sentiments ‚taient boulevers‚s.

Huit jours aprŠs, au lieu d'ˆtre fier avec M. de Croisenois, il l'aurait presque embrass‚ en fondant en larmes.

L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se d‚cida … partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla … la poste.

Il se sentit d‚faillir quand, arriv‚ au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place dŠs le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arrˆta et revint … l'h“tel de La Mole, annoncer son d‚part au marquis.

M. de La Mole ‚tait sorti. Plus mort que vif, Julien alla l'attendre dans la bibliothŠque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?

En le voyant paraŒtre, elle prit un air de m‚chancet‚ auquel il lui fut impossible de se m‚prendre.

Emport‚ par son malheur, ‚gar‚ par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l'ƒme:

- Ainsi, vous ne m'aimez plus?

- J'ai horreur de m'ˆtre livr‚e au premier venu, dit Mathilde, en pleurant de rage contre elle-mˆme.

- Au premier venu! s'‚cria Julien, et il s'‚lan‡a sur une vieille ‚p‚e du Moyen Age, qui ‚tait conserv‚e dans la bibliothŠque comme une curiosit‚.

Sa douleur, qu'il croyait extrˆme au moment o— il avait adress‚ la parole … Mlle de La Mole, venait d'ˆtre centupl‚e par les larmes de honte qu'il lui voyait r‚pandre. Il e–t ‚t‚ le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.

Au moment o— il venait de tirer l'‚p‚e, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d'une sensation si nouvelle, s'avan‡a fiŠrement vers lui; ses larmes s'‚taient taries.

L'id‚e du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se pr‚senta vivement … Julien."Je tuerais sa fille!"se dit-il, quelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l'‚p‚e. Certainement, pensa-t-il, elle va ‚clater de rire … la vue de ce mouvement de m‚lodrame": il dut … cette id‚e le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille ‚p‚e curieusement et comme s'il y e–t cherch‚ quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillit‚ la repla‡a au clou de bronze dor‚ qui la soutenait.

Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute, Mlle de La Mole le regardait ‚tonn‚e: "J'ai donc ‚t‚ sur le point d'ˆtre tu‚e par mon amant!"se disait-elle.

Cette id‚e la transportait dans les plus belles ann‚es du siŠcle de Charles IX et de Henri III.

Elle ‚tait immobile, debout devant Julien qui venait de replacer l'‚p‚e, elle le regardait avec des yeux d'o— la haine s'‚tait envol‚e. Il faut convenir qu'elle ‚tait bien s‚duisante en ce moment, certainement jamais femme n'avait moins ressembl‚ … une poup‚e parisienne (Ce mot ‚tait la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).

"Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui pensa Mathilde; c'est bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et maŒtre, aprŠs une rechute, et au moment pr‚cis o— je viens de lui parler si ferme."Elle s'enfuit.

"Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voil… cet ˆtre qui se pr‚cipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas quinze jours... et ces instants ne reviendront jamais! et c est par ma faute! et au moment d'une action si extraordinaire, si int‚ressante pour moi, je n'y ‚tais pas sensible!... Il faut avouer que je suis n‚ avec un caractŠre bien plat et bien malheureux."

Le marquis parut; Julien se hƒta de lui annoncer son d‚part.

- Pour o—? dit M. de La Mole.

- Pour le Languedoc.

- Non pas, s'il vous plaŒt, vous ˆtes r‚serv‚ … de plus hautes destin‚es, si vous partez ce sera pour le Nord... mˆme, en termes militaires, je vous consigne … l'h“tel. Vous m'obligerez de n'ˆtre jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous d'un moment … l'autre.

Julien salua et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort ‚tonn‚, il ‚tait hors d'‚tat de parler, il s'enferma dans sa chambre. L…, il put s'exag‚rer en libert‚ toute l'atrocit‚ de son sort.

"Ainsi, pensait-il, je ne puis pas mˆme m'‚loigner! Dieu sait combien de jours le marquis va me retenir … Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas un ami que je puisse consulter: l'abb‚ Pirard ne me laisserait pas finir la premiŠre phrase, le comte Altamira me proposerait, pour me distraire, de m'affilier … quelque conspiration.

"Et cependant je suis fou, je le sens; je suis fou!

"Qui pourra me guider, que vais-je devenir?"




CHAPITRE XVIII


MOMENTS CRUELS


Et elle me l'avoue! Elle d‚taille jusqu'aux moindres circonstances! Son oeil si beau fix‚ sur le mien peint l'amour qu'elle sent pour un autre!
SCHILLER



Mademoiselle de la Mole ravie ne songeait qu'au bonheur d'avoir ‚t‚ sur le point d'ˆtre tu‚e. Elle allait jusqu'… se dire: a Il est digne d'ˆtre mon maŒtre, puisqu'il a ‚t‚ sur le point de me tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la soci‚t‚ pour arriver … un tel mouvement de passion?

"Il faut avouer qu'il ‚tait bien joli au moment o— il est mont‚ sur la chaise, pour replacer l'‚p‚e pr‚cis‚ment dans la position pittoresque que le tapissier d‚corateur lui a donn‚e! AprŠs tout, je n'ai pas ‚t‚ si folle de l'aimer!"

Dans cet instant, s'il se f–t pr‚sent‚ quelque moyen honnˆte de renouer, elle l'e–t saisi avec plaisir. Julien enferm‚ … double tour dans sa chambre, ‚tait en proie au plus violent d‚sespoir. Dans ses id‚es folles, il pensait … se jeter … ses pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu ‚cart‚, il e–t err‚ au jardin et dans l'h“tel de maniŠre … se tenir … port‚e des occasions, il e–t peut-ˆtre, en un seul instant, chang‚ en bonheur le plus vif son affreux malheur.

Mais l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le mouvement sublime de saisir l'‚p‚e qui, dans ce moment, le rendait si joli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce caprice, favorable … Julien dura toute la journ‚e; Mathilde se faisait une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l'avait aim‚, elle les regrettait.

"Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre gar‡on n'a dur‚ … ses yeux que depuis une heure aprŠs minuit, quand je l'ai vu arriver par son ‚chelle avec tous ses pistolets dans la poche de c“t‚ de son habit, jusqu'… neuf heures du matin. C'est un quart d'heure aprŠs, en entendant la messe … Sainte-ValŠre, que j'ai commenc‚ … penser qu'il allait se croire mon maŒtre, et qu'il pourrait bien essayer de me faire ob‚ir au nom de la terreur."

AprŠs dŒner, Mlle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et l'engagea en quelque sorte … la suivre au jardin; il ob‚it. Cette ‚preuve lui manquait. Mathilde c‚dait, sans trop s'en douter, … l'amour qu'elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrˆme … se promener … ses c“t‚s; c'‚tait avec curiosit‚ qu'elle regardait ces mains qui, le matin, avaient saisi l'‚p‚e pour la tuer.

Cependant, aprŠs tout ce qui s'‚tait pass‚, il ne pouvait plus ˆtre question de leur ancienne conversation.

Peu … peu, Mathilde se mit … lui parler avec confidence intime de l'‚tat de son coeur. Elle trouvait une singuliŠre volupt‚ dans ce genre de conversation, elle en vint … lui raconter longuement les mouvements d'enthousiasme passager qu'elle avait ‚prouv‚s jadis pour M. de Croisenois, ensuite pour M. de Caylus...

- Quoi! pour M. de Caylus aussi! s'‚cria Julien; et toute l'amŠre jalousie d'un amant d‚laiss‚ ‚clatait dans ce mot. Mathilde en jugea ainsi, et n'en fut point offens‚e.

Elle continua … torturer Julien, en lui d‚taillant ses sentiments d'autrefois de la fa‡on la plus pittoresque, et avec l'accent de la plus intime v‚rit‚. Il voyait qu'elle peignait ce qu'elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en parlant, elle faisait des d‚couvertes dans son propre coeur.

Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.

Soup‡onner qu'un rival est aim‚ est d‚j… bien cruel mais se voir avouer en d‚tail l'amour qu'il inspire par l… femme qu'on adore est peut-ˆtre le comble des douleurs.

O combien ‚taient punis, en cet instant, les mouvements d'orgueil qui avaient port‚ Julien … se pr‚f‚rer aux Caylus, aux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti, il s'exag‚rait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se m‚prisait lui-mˆme!

Mathilde lui semblait un ˆtre au-dessus du divin; toute parole est faible pour exprimer l'excŠs de son admiration. En se promenant … c“t‚ d'elle, il regardait … la d‚rob‚e ses mains, ses bras, sa taille de reine. Il ‚tait sur le point de tomber … ses pieds, an‚anti d'amour et de malheur, et en criant: Piti‚!

Et cette personne si belle, si sup‚rieure … tout, qui une fois m'a aim‚, c'est M. de Caylus qu'elle aimera sans doute bient“t.

Julien ne pouvait douter de la sinc‚rit‚ de Mlle de La Mole l'accent de la v‚rit‚ ‚tait trop ‚vident dans tout ce qu'elle disait. Pour que rien absolument ne manquƒt … son malheur, il y eut des moments o—, … force de s'occuper des sentiments qu'elle avait ‚prouv‚s une fois pour M. de Caylus, Mathilde en vint … parler de lui comme si elle l'aimait actuellement. Certainement il y avait de l'amour dans son accent, Julien le voyait nettement.

L'int‚rieur de sa poitrine e–t ‚t‚ inond‚ de plomb fondu qu'il e–t moins souffert. Comment, arriv‚ … cet excŠs de malheur, le pauvre gar‡on e–t-il pu deviner que c'‚tait parce qu'elle parlait … lui, que Mlle de La Mole trouvait tant de plaisir … repenser aux vell‚it‚s d'amour qu'elle avait ‚prouv‚es jadis pour M. de Caylus ou M. de Croisenois?

Rien ne saurait exprimer les tortures de Julien. Il ‚coutait les confidences d‚taill‚es de l'amour ‚prouv‚ pour d'autres, dans cette mˆme all‚e de tilleuls o—, si peu de jours auparavant, il attendant qu'une heure sonnƒt pour p‚n‚trer dans sa chambre. Un ˆtre humain ne peut soutenir le malheur … un plus haut degr‚.

Ce genre d'intimit‚ cruelle dura huit grands jours. Mathilde tant“t semblait rechercher, tant“t ne fuyait pas les occasions de lui parler; et le sujet de conversation, auquel ils semblaient tous deux revenir avec une sorte de volupt‚ cruelle, c'‚tait le r‚cit des sentiments qu'elle avait ‚prouv‚s pour d'autres: elle lui racontait les lettres qu'elle avait ‚crites, elle lui en rappelait jusqu'aux paroles, elle lui r‚citait des phrases entiŠres. Les derniers jours, elle semblait contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs ‚taient une vive jouissance pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyran, elle pouvait donc se permettre de l'aimer.

On voit que Julien n'avait aucune exp‚rience de la vie, il n'avait pas mˆme lu de romans; s'il e–t ‚t‚ un peu moins gauche et qu'il e–t dit avec quelque sang-froid … cette jeune fille, par lui si ador‚e et qui lui faisait des confidences si ‚tranges:

- Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c'est pourtant moi que vous aimez...

Peut-ˆtre e–t-elle ‚t‚ heureuse d'ˆtre devin‚e; du moins le succŠs e–t-il d‚pendu entiŠrement de la grƒce avec laquelle Julien e–t exprim‚ cette id‚e, et du moment qu'il e–t choisi. Dans tous les cas, il sortait bien, et avec avantage pour lui, d'une situation qui allait devenir monotone aux yeux de Mathilde.

- Et vous ne m'aimez plus, moi qui vous adore! lui dit un jour, aprŠs une longue promenade, Julien ‚perdu d'amour et de malheur.

Cette sottise ‚tait … peu prŠs la plus grande qu'il p–t commettre.

Ce mot d‚truisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole trouvait … lui parler de l'‚tat de son coeur. Elle commen‡ait … s'‚tonner qu'aprŠs ce qui s'‚tait pass‚ il ne s'offensƒt pas de ses r‚cits; elle allait jusqu'… s'imaginer, au moment o— il lui tint ce sot propos, que peut-ˆtre il ne l'aimait plus. La fiert‚ a sans doute ‚teint son amour, se disait-elle. Il n'est pas homme … se voir impun‚ment pr‚f‚rer des ˆtres comme Caylus, de Luz Croisenois, qu'il avoue lui ˆtre tellement sup‚rieurs. Non je ne le verrai plus … mes pieds!

Les jours pr‚c‚dents, dans la na‹vet‚ de son malheur Julien lui faisait un ‚loge passionn‚ des brillantes qualit‚s de ces messieurs; il allait jusqu'… les exag‚rer. Cette nuance n'avait point ‚chapp‚ … Mlle de La Mole, elle en ‚tait ‚tonn‚e. L'ƒme fr‚n‚tique de Julien, en louant un rival qu'il croyait aim‚, sympathisait avec son bonheur.

Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant; Mathilde, s–re d'ˆtre aim‚e, le m‚prisa parfaitement.

Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux m‚pris. Rentr‚e au salon, de toute la soir‚e elle ne le regarda plus. Le lendemain ce m‚pris occupait tout son coeur; il n'‚tait plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir … traiter Julien comme l'ami le plus intime, sa vue lui ‚tait d‚sagr‚able. La sensation de Mathilde alla bient“t jusqu'au d‚go–t; rien ne saurait exprimer l'excŠs du m‚pris qu'elle ‚prouvait en le rencontrant sous ses yeux.

Julien n'avait rien compris … tout ce qui s'‚tait pass‚ dans le coeur de Mathilde, mais sa vanit‚ clairvoyante discerna le m‚pris Il eut le bon sens de ne paraŒtre devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda.

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il se priva en quelque sorte de sa pr‚sence. Il crut sentir que son malheur s'en augmentait encore. Le courage d un coeur d'homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie … une petite fenˆtre dans les combles de l'h“tel; la persienne en ‚tait ferm‚e avec soin, et de l… du moins il pouvait apercevoir Mlle de La Mole dans les instants o— elle paraissait au jardin.

Que devenait-il quand, aprŠs dŒner, il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avou‚ quelque vell‚it‚ d'amour autrefois ‚prouv‚e?

Julien n'avait pas l'id‚e d'une telle intensit‚ de malheur il ‚tait sur le point de jeter des cris, cette ƒme si ferm‚ ‚tait enfin boulevers‚e de fond en comble.

Toute pens‚e ‚trangŠre … Mlle de La Mole lui ‚tait devenue odieuse; il ‚tait incapable d'‚crire les lettres les plus simples.

- Vous ˆtes fou, lui dit un matin le marquis.

Julien, tremblant d'ˆtre devin‚, parla de maladie et parvint … se faire croire. Heureusement pour lui, M. de La Mole le plaisanta … dŒner sur son prochain voyage: Mathilde comprit qu'il pouvait ˆtre fort long. Il y avait d‚j… plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait … cet ˆtre si pƒle et si sombre autrefois aim‚ d'elle, n'avaient plus le pouvoir de la tirer de sa rˆverie.

"Une fille ordinaire, se disait-elle, e–t cherch‚ l'homme qu'elle pr‚fŠre parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais un des caractŠres du g‚nie est de ne pas traŒner sa pens‚e dans l'orniŠre trac‚e par le vulgaire.

"Compagne d'un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j'ai, j'exciterai continuellement l'attention, je ne passerai point inaper‡ue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une r‚volution comme mes cousines, qui, de peur du peuple, n'osent pas gronder un postillon qui les mŠne mal, je serai s–re de jouer un r“le et un grand r“le, car l'homme que j'ai choisi a du caractŠre et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amis, de l'argent? je lui donne tout cela. Mais sa pens‚e traitait un peu Julien en ˆtre inf‚rieur dont on fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour duquel on ne se permet pas mˆme de douter."




CHAPITRE XIX


L'OPRA BOUFFE


O how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day;
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away!
SHAKESPEARE.



Occup‚e de l'avenir et du r“le singulier qu'elle esp‚rait, Mathilde en vint bient“t jusqu'… regretter les discussions sŠches et m‚taphysiques quelle avait jadis avec Julien. Fatigu‚e de si hautes pens‚es, quelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait trouv‚s auprŠs de lui, ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remords, elle en ‚tait accabl‚e dans de certains moments.

"Mais si l'on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d'une fille telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de m‚rite; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grƒce … monter … cheval qui m'ont s‚duite, mais ses profondes discussions sur l'avenir qui attend la France, ses id‚es sur la ressemblance que les ‚v‚nements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la r‚volution de 1688 en Angleterre. J'ai ‚t‚ s‚duite, r‚pondait-elle … ses remords, je suis une faible femme, mais du moins je n'ai pas ‚t‚ ‚gar‚e comme une poup‚e par les avantages ext‚rieurs.

"S'il y a une r‚volution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le r“le de Roland, et moi celui de Mme Roland? j'aime mieux ce r“le que celui de Mme de Sta‰l: l'immoralit‚ de la conduite sera un obstacle dans notre siŠcle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse j'en mourrais de honte."

Les rˆveries de Mathilde n'‚taient pas toutes aussi graves, il faut l'avouer, que les pens‚es que nous venons de transcrire.

Elle regardait Julien … la d‚rob‚e, elle trouvait une grƒce charmante … ses moindres actions.

"Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue … d‚truire chez lui jusqu'… la plus petite id‚e qu'il a des droits.

"L'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre gar‡on m'a dit ce mot d'amour na‹f, au jardin, il y a huit jours, le prouve de reste, il faut convenir que j'ai ‚t‚ bien extraordinaire de me fƒcher d'un mot o— brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme? Son mot ‚tait naturel, et, il faut l'avouer, il ‚tait bien aimable. Julien m'aimait encore aprŠs des conversations ‚ternelles, dans lesquelles je ne lui avais parl‚ et avec bien de la cruaut‚ j'en conviens, que des vell‚it‚s d'amour que l'ennui d‚ la vie que je mŠne m'avait inspir‚es pour ces jeunes gens de la soci‚t‚ desquels il est si jaloux. Ah! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour lui! combien auprŠs de lui ils me semblent ‚tiol‚s et pƒles copies les uns des autres."

En faisant ces r‚flexions, Mathilde, pour se donner une contenance aux yeux de sa mŠre qui la regardait, tra‡ait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'‚tonna, la ravit: il ressemblait … Julien d'une fa‡on frappante. a C'est la voix du ciel! voil… un des miracles de l'amour, s'‚cria-t-elle avec transport: sans m'en douter, je fais son portrait."

Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, prit des couleurs, s'appliqua beaucoup, chercha s‚rieusement … faire le portrait de Julien, mais elle ne put r‚ussir le profil trac‚ au hasard se trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchant‚e, elle y vit une preuve ‚vidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller … l'Op‚ra italien. Elle n'eut qu'une id‚e, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mŠre a les accompagner.

Il ne parut point, ces dames n'eurent que des ˆtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l'op‚ra, Mathilde rˆva … l'homme qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au second acte, une maxime d'amour chant‚e, il faut l'avouer, sur une m‚lodie digne de Cimarosa, p‚n‚tra son coeur. L'h‚ro‹ne de l'op‚ra disait: "Il faut me punir de l'excŠs d'adoration que je sens pour lui, c'est trop l'aimer!"

Du moment qu'elle eut entendu cette cantilŠne sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne r‚pondait pas; sa mŠre la grondait, … peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva … un ‚tat d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que, depuis quelques jours, Julien avait ‚prouv‚s pour elle. La cantilŠne, pleine d'une grƒce divine, sur laquelle ‚tait chant‚e la maxime qui lui semblait faire une application si frappante … sa position, occupait tous les instants o— elle ne songeait pas directement … Julien. Grƒce … son amour pour la musique, elle fut ce soir-l… comme Mme de Rˆnal ‚tait toujours en pensant … Julien. L'amour de tˆte a plus d'esprit sans doute que l'amour vrai, mais il n'a que des instants d'enthousiasme; il se connaŒt trop, il se juge sans cesse; loin d'‚garer la pens‚e il n'est bƒti qu'… force de pens‚es.

De retour … la maison, quoi que p–t dire Mme de La Mole, Mathilde pr‚tendit avoir la fiŠvre et passa une partie de la nuit … r‚p‚ter cette cantilŠne sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air c‚lŠbre qui l'avait charm‚e:


Devo punirmi devo punirmi,
Se troppo amai etc.


Le r‚sultat de cette nuit de folie fut qu'elle crut ˆtre parvenue … triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une fa‡on au malheureux auteur. Les ƒmes glac‚es l'accuseront d'ind‚cence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui d‚gradent le caractŠre de Mathilde. Ce personnage est tout … fait d 'imagination, et mˆme imagin‚ bien en dehors des habitudes sociales qui, parmi tous les siŠcles, assureront un rang si distingu‚ … la civilisation du XIXe siŠcle.

Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l'ornement des bals de cet hiver.

Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop m‚priser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agr‚able dans le monde. Loin de ne voir que de l'ennui dans tous ces avantages, ils sont en g‚n‚ral l'objet des d‚sirs les plus constants, et, s'il y a passion dans les cours, elle est pour eux.

Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens dou‚s de quelque talent comme Julien, ils s'attachent d'une ‚treinte invincible … une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la soci‚t‚ pleuvent sur eux. Malheur … l'homme d'‚tude qui n'est d'aucune coterie, on lui reprochera jusqu'… de petits succŠs fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. H‚, monsieur, un roman est un miroir qui se promŠne sur une grande route'. Tant“t il reflŠte … vos yeux l'azur des cieux, tant“t la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accus‚ d'ˆtre immoral! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir! Accusez bien plut“t le grand chemin o— est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former.

Maintenant qu'il est bien convenu que le caractŠre de Mathilde est impossible dans notre siŠcle non moins prudent que vertueux, je crains moins d'irriter en continuant le r‚cit des folies de cette aimable fille.)

Pendant toute la journ‚e du lendemain, elle ‚pia les occasions de s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de d‚plaire en tout … Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui ‚chappa.

Julien ‚tait trop malheureux et surtout trop agit‚ pour deviner une manoeuvre de passion aussi compliqu‚e, encore moins put-il voir tout ce qu'elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais peut-ˆtre son malheur n'avait ‚t‚ aussi excessif. Ses actions ‚taient tellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe chagrin lui e–t dit: a Songez … profiter rapidement des dispositions qui vont vous ˆtre favorables, dans ce genre d'amour de tˆte, que l'on voit … Paris, la mˆme maniŠre d'ˆtre ne peut durer plus de deux jours", il ne l'e–t pas compris. Mais quelque exalt‚ qu'il f–t, Julien avait de l'honneur. Son premier devoir ‚tait la discr‚tion; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu e–t ‚t‚ un bonheur comparable … celui du malheureux qui, traversant un d‚sert enflamm‚, re‡oit du ciel une gorg‚e d'eau glac‚e. Il connut le p‚ril, il craignit de r‚pondre par un torrent de larmes … l'indiscret qui l'interrogerait; il s'enferma chez lui.

Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut quitt‚, il y descendit; il s'approcha d'un rosier o— elle avait pris une fleur.

La nuit ‚tait sombre, il put se livrer … tout son malheur sans craindre d'ˆtre vu. Il ‚tait ‚vident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle l'avait aim‚ lui, mais elle avait connu son peu de m‚rite.

"Et en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction; je suis au total un ˆtre bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable … moi-mˆme."Il ‚tait mortellement d‚go–t‚ de toutes ses bonnes qualit‚s, de toutes les choses qu'il avait aim‚es avec enthousiasme; et dans cet ‚tat d'imagination renvers‚e, il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un homme sup‚rieur.

Plusieurs fois l'id‚e du suicide s'offrit … lui, cette image ‚tat pleine de charmes c'‚tait comme un repos d‚licieux, c'‚tait le verre d'eau glac‚e offert au mis‚rable qui, dans le d‚sert, meurt de soif et de chaleur.

"Ma mort augmentera le m‚pris qu'elle a pour moi! s'‚cria-t-il. Quel souvenir je laisserai!"

Tomb‚ dans ce dernier abŒme du malheur, un ˆtre humain n'a de ressource que le courage. Julien n'eut pas assez de g‚nie pour se dire: "Il faut oser"; mais comme le soir, il regardait la fenˆtre de la chambre de Mathilde, il vit … travers les persiennes qu'elle ‚teignait sa lumiŠre: il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, h‚las! une fois en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.

Une heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: "Je vais monter avec l'‚chelle", ne fut qu'un instant.

Ce fut l'‚clair du g‚nie, les bonnes raisons arrivŠrent en foule."Puis-je ˆtre plus malheureux!"se disait-il. Il courut … l'‚chelle, le jardinier l'avait enchaŒn‚e. A l'aide du chien d'un de ses petits pistolets, qu'il brisa, Julien anim‚ dans ce moment d'une force surhumaine, tordit un des chaŒnons de la chaŒne qui retenait l'‚chelle; il en fut maŒtre en peu de minutes, et la pla‡a contre la fenˆtre de Mathilde.

"Elle va se fƒcher, m'accabler de m‚pris, qu'importe? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue...; mes lŠvres toucheront sa joue avant que de mourir!"

Il volait en montant l'‚chelle, il frappe … la persienne ; aprŠs quelques instants Mathilde l'entend, elle veut ouvrir la persienne, l'‚chelle s'y oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destin‚ … tenir la persienne ouverte, et, au risque de se pr‚cipiter mille fois, donne une violente secousse … l'‚chelle et la d‚place un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.

Il se jette dans la chambre plus mort que vif:

- C'est donc toi! dit-elle en se pr‚cipitant dans ses bras.

Qui pourra d‚crire l'excŠs du bonheur de Julien? celui de Mathilde fut presque ‚gal.

Elle lui parlait contre elle-mˆme, elle se d‚non‡ait … lui.

- Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de fa‡on … l'‚touffer; tu es mon maŒtre, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon … genoux d'avoir voulu me r‚volter.

Elle quittait ses bras pour tomber … ses pieds.

- Oui, tu es mon maŒtre, lui disait-elle encore, ivre de bonheur et d'amour; rŠgne … jamais sur moi, punis s‚vŠrement ton esclave quand elle voudra se r‚volter.

Dans un autre moment, elle s'arrache de ses bras allume la bougie, et Julien a toutes les peines du mond‚ … l'empˆcher de se couper tout un c“t‚ de ses cheveux.

- Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante: si jamais un ex‚crable orgueil vient m'‚garer, montre-moi ces cheveux et dis: Il n'est plus question d'amour, il ne s'agit pas de l'‚motion que votre ƒme peut ‚prouver en ce moment, vous avez jur‚ d'ob‚ir, ob‚issez sur l'honneur.

Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degr‚ d'‚garement et de f‚licit‚.

La vertu de Julien fut ‚gale … son bonheur.

- Il faut que je descende par l'‚chelle, dit-il … Mathilde, quand il vit l'aube du jour paraŒtre sur les chemin‚es lointaines du c“t‚ de l'orient, au-del… des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus ‚tonnant bonheur qu'une ƒme humaine puisse go–ter, c'est un sacrifice que je fais … votre r‚putation: si vous connaissez mon coeur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous ˆtes en ce moment? mais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre premiŠre entrevue, tous les soup‡ons n'ont pas ‚t‚ dirig‚s contre les voleurs. M. de La Mole a fait ‚tablir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environn‚ d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit...

- Le pauvre gar‡on, s'‚cria Mathilde et elle rit aux ‚clats. Sa mŠre et une femme de service furent ‚veill‚es ; tout … coup on lui adressa la parole … travers la porte. Julien la regarda, elle pƒlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole … sa mŠre.

- Mais si elles ont l'id‚e d'ouvrir la fenˆtre, elles voient l'‚chelle! lui dit Julien.

Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l'‚chelle et se laissa glisser plut“t qu'il ne descendit; en un moment il fut … terre.

Trois secondes aprŠs, l'‚chelle ‚tait sous l'all‚e de tilleuls, et l'honneur de Mathilde sauv‚. Julien, revenu … lui, se trouva tout en sang et presque nu, il s'‚tait bless‚ en se laissant glisser sans pr‚caution.

L'excŠs du bonheur lui avait rendu toute l'‚nergie de son caractŠre: vingt hommes se fussent pr‚sent‚s, que les attaquer seul, en cet instant, n'e–t ‚t‚ qu'un plaisir de plus. Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise … l'‚preuve: il coucha l'‚chelle … sa place ordinaire; il repla‡a la chaŒne qui la retenait: il n'oublia point de revenir effacer l'empreinte que l'‚chelle avait laiss‚e dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenˆtre de Mathilde.

Comme, dans l'obscurit‚, il promenait sa main sur la terre molle pour s'assurer que l'empreinte ‚tait entiŠrement effac‚e, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c'‚tait tout un c“t‚ des cheveux de Mathilde qu'elle avait coup‚ et qu'elle lui jetait.

Elle ‚tait … sa fenˆtre.

- Voil… ce que t'envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c'est le signe d'une ob‚issance ‚ternelle. Je renonce … l'exercice de ma raison, sois mon maŒtre.

Julien vaincu fut sur le point d'aller reprendre l'‚chelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.

Rentrer du jardin dans l'h“tel n'‚tait pas chose facile. Il r‚ussit … forcer la porte d'une cave; parvenu dans la maison, il fut oblig‚ d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laiss‚, dans la petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidement, jusqu'… la clef qui ‚tait dans la poche de son habit."Pourvu pensa-t-il, qu'elle songe … cacher toute cette d‚pouill‚ mortelle!"

Enfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et, comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.

La cloche du d‚jeuner eut grand'peine … l'‚veiller, il parut … la salle … manger. Bient“t aprŠs Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l'amour qui ‚clatait dans les yeux de cette personne si belle et environn‚e de tant d'hommages; mais bient“t sa prudence eut lieu d'ˆtre effray‚e.

Sous pr‚texte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrang‚ ses cheveux de fa‡on … ce que Julien p–t apercevoir du premier coup d'oeil toute l'‚tendue du sacrifice qu'elle avait fait pour lui en les coupant la nuit pr‚c‚dente. Si une aussi belle figure avait pu ˆtre gƒt‚e par quelque chose, Mathilde y serait parvenue; tout un c“t‚ de ses beaux cheveux, d'un blond cendr‚, ‚tait coup‚ in‚galement … un demi-pouce de la tˆte.

A d‚jeuner, toute la maniŠre d'ˆtre de Mathilde r‚pondit … cette premiŠre imprudence. On e–t dit qu'elle prenait … tƒche de faire savoir … tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-l…, M. de La Mole et la marquise ‚taient fort occup‚s d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n'‚tait pas compris. Vers la fin du repas, il arriva … Mathilde, qui parlait … Julien, de l'appeler mon maŒtre. Il rougit jusqu'au blanc des yeux.

Soit hasard ou fait exprŠs de la part de Mlle de La Mole, Mathilde ne fut pas un instant seule ce jour-l…. Le soir, en passant de la salle … manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire … Julien:

- Tous mes projets sont renvers‚s. Croirez-vous que ce soit un pr‚texte de ma part? maman vient de d‚cider qu'une de ses femmes s'‚tablira la nuit dans mon appartement.

Cette journ‚e passa comme un ‚clair, Julien ‚tait au comble du bonheur. DŠs sept heures du matin, le lendemain, il ‚tait install‚ dans la bibliothŠque; il esp‚rait que Mlle de La Mole daignerait y paraŒtre, il lui avait ‚crit une lettre infinie.

Il ne la vit que bien des heures aprŠs, au d‚jeuner. Elle ‚tait ce jour-l… coiff‚e avec le plus grand soin; un art merveilleux s'‚tait charg‚ de cacher la place des cheveux coup‚s. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'‚tait plus question de l'appeler mon maŒtre.

L ‚tonnement de Julien l'empˆchait de respirer... Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui.

En y pensant m–rement, elle avait d‚cid‚ que c'‚tait un ˆtre, si ce n'est tout … fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour m‚riter toutes les ‚tranges folies qu'elle avait os‚es pour lui. Au total, elle ne songeait guŠre … l'amour; ce jour-l…, elle ‚tait lasse d'aimer.

Pour Julien, les mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de seize ans. Le doute affreux, l'‚tonnement le d‚sespoir l'occupŠrent tour … tour pendant ce d‚jeuner qui lui sembla d'une ‚ternelle dur‚e.

DŠs qu'il put d‚cemment se lever de table il se pr‚cipita plut“t qu'il ne courut … l'‚curie, sella lui-mˆme son cheval et partit au galop; il craignait de se d‚shonorer par quelque faiblesse."Il faut que je tue mon coeur … force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu'ai-je fait, qu'aide dit pour m‚riter une telle disgrƒce?

"Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd'hui, pensa-t-il en rentrant … l'h“tel, ˆtre mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plus, c'est son cadavre qui s'agite encore."




CHAPITRE XX


LE VASE DU JAPON


Son coeur ne comprend pas d'abord tout l'excŠs de son malheur: il est plus troubl‚ qu'‚mu. Mais … mesure que la raison revient. il sent la profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent an‚antis pour lui, il ne peut sentir que les vives pointes du d‚sespoir qui le d‚chire. Mais … quoi bon parler de douleur physique? Quelle douleur, sentie par le corps seulement, est comparable … celle-ci ?
JEAN-PAUL.



On sonnait le dŒner, Julien n'eut que le temps de s'habiller, il trouva au salon Mathilde, qui faisait des instances … son frŠre et … M. de Croisenois, pour les engager … ne pas aller passer la soir‚e … Suresnes, chez Mme la mar‚chale de Fervaques.

Il e–t ‚t‚ difficile d'ˆtre plus s‚duisante et plus aimable pour eux. AprŠs dŒner parurent MM. de Luz, de Caylus et plusieurs de leurs amis. On e–t dit que Mlle de La Mole avait repris avec le culte de l'amiti‚ fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps f–t charmant ce soir-l…, elle insista pour ne pas aller au jardin elle voulut que l'on ne s'‚loignƒt pas de la bergŠre o— Mme de La Mole ‚tait plac‚e. Le canap‚ bleu fut le centre du groupe, comme en hiver.

Mathilde avait de l'humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux: il ‚tait li‚ au souvenir de Julien.

Le malheur diminue l'esprit. Notre h‚ros eut la gaucherie de s'arrˆter auprŠs de cette petite chaise de paille, qui jadis avait ‚t‚ t‚moin de triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole; sa pr‚sence ‚tait comme inaper‡ue et pire encore. Ceux des amis de Mlle de La Mole, qui ‚taient plac‚s prŠs de lui … l'extr‚mit‚ du canap‚, affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l'id‚e.

"C'est une disgrƒce de ceour", pensa-t-il. Il voulut ‚tudier un instant les gens qui pr‚tendaient l'accabler de leur d‚dain.

L'oncle de M. de Luz avait une grande charge auprŠs du roi, d'o— il r‚sultait que ce bel officier pla‡ait au commencement de sa conversation, avec chaque interlocuteur qui survenait, cette particularit‚ piquante: son oncle s'‚tait mis en route … sept heures pour Saint-Cloud, et le soir il comptait y coucher. Ce d‚tail ‚tait amen‚ avec toute l'apparence de la bonhomie, mais toujours il arrivait.

En observant M. de Croisenois avec l'oeil s‚vŠre du malheur, Julien remarqua l'extrˆme influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes occultes. C'‚tait au point qu'il s'attristait et prenait de l'humeur, s'il voyait attribuer un ‚v‚nement un peu important … une cause simple et toute naturelle."Il y a l… un commencement de folie, se dit Julien. Ce caractŠre a un rapport frappant avec celui de l'empereur Alexandre, tel que me l'a d‚crit le prince Korasoff."Durant la premiŠre ann‚e de son s‚jour … Paris, le pauvre Julien sortant du s‚minaire, ‚bloui par les grƒces pour lui si nouvelles de tous ces aimables jeunes gens, n'avait pu que les admirer. Leur v‚ritable caractŠre commen‡ait seulement … se dessiner … ses yeux.

"Je joue ici un r“le indigne", pensa-t-il tout … coup. Il s'agissait de quitter sa petite chaise de paille d'une fa‡on qui ne f–t pas trop gauche. Il voulut inventer, il demandait quelque chose de nouveau … une imagination tout occup‚e ailleurs. Il fallait avoir recours … la m‚moire, la sienne ‚tait, il faut l'avouer, peu riche en ressources de ce genre; le pauvre gar‡on avait encore bien peu d'usage, aussi fut-il d'une gaucherie parfaite et remarqu‚e de tous lorsqu'il se leva pour quitter le salon. Le malheur ‚tait trop ‚vident dans toute sa maniŠre d'ˆtre. Il jouait depuis trois quarts d'heure le r“le d'un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense de lui.

Les observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux, l'empˆchŠrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il avait, pour soutenir sa fiert‚, le souvenir de ce qui s'‚tait pass‚ l'avant-veille."Quels que soient leurs mille avantages sur moi, pensait-il en entrant seul au jardin, Mathilde n'a ‚t‚ pour aucun d'eux ce que, deux fois dans ma vie, elle a daign‚ ˆtre pour moi."

Sa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractŠre de la personne singuliŠre que le hasard venait de rendre maŒtresse absolue de tout son bonheur.

Il s'en tint, la journ‚e suivante, … tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canap‚ bleu, auquel Mathilde restait fidŠle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas mˆme le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une ‚trange violence, pensa-t-il, lui naturellement si poli.

Pour Julien, le sommeil e–t ‚t‚ le bonheur. En d‚pit de la fatigue physique, des souvenirs trop s‚duisants commen‡aient … envahir toute son imagination. Il n'eut pas le g‚nie de voir que, par ses grandes courses … cheval dans les bois des environs de Paris, n'agissant que sur lui-mˆme et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathilde, il laissait au hasard la disposition de son sort.

Il lui semblait qu'une chose apporterait … sa douleur un soulagement infini: ce serait de parler … Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui dire?

C'est … quoi, un matin, … sept heures, il rˆvait profond‚ment, lorsque tout … coup il la vit entrer dans la bibliothŠque.

- Je sais, monsieur, que vous d‚sirez me parler.

- Grand Dieu! qui vous l'a dit?

- Je le sais, que vous importe? Si vous manquez d'honneur, vous pouvez me perdre, ou du moins le tenter; mais ce danger, que je ne crois pas r‚el, ne m'empˆchera certainement pas d'ˆtre sincŠre. Je ne vous aime plus, monsieur, mon imagination folle m'a tromp‚e...

A ce coup terrible, ‚perdu d'amour et de malheur, Julien essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de d‚plaire? Mais la raison n'avait plus aucun empire sur ses d‚marches. Un instinct aveugle le poussait … retarder la d‚cision de son sort. Il lui semblait que tant qu'il parlait, tout n'‚tait pas fini. Mathilde n'‚coutait pas ses paroles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il e–t l'audace de l'interrompre.

Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient, ce matin-l…, ‚galement malheureuse. Elle ‚tait en quelque sorte an‚antie par l'affreuse id‚e d'avoir donn‚ des droits sur elle … un petit abb‚ fils d'un paysan."C'est … peu prŠs, se disait-elle dans l‚s moments o— elle s'exag‚rait son malheur, comme si j'avais … me reprocher une faiblesse pour un des laquais."

Dans les caractŠres hardis et fiers, il n'y a qu'un pas de la colŠre contre soi-mˆme … l'emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif.

En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des marques de m‚pris les plus excessives. Elle avait infiniment d'esprit, et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.

Pour la premiŠre fois de sa vie, Julien se trouvait soumis … l'action d'un esprit sup‚rieur anim‚ contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde … se d‚fendre en cet instant, son imagination mobile en vint … se m‚priser soi-mˆme. En s'entendant accabler de marques de m‚pris si cruelles, et calcul‚es avec tant d'esprit pour d‚truire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soi, il lui semblait que Mathilde avait raison. et qu'elle n'en disait n'as assez.

Pour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil d‚licieux … punir ainsi elle et lui de l'adoration quelle avait sentie quelques jours auparavant.

Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la premiŠre fois les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que r‚p‚ter ce que depuis huit jours, disait dans son coeur l'avocat du parti contraire … l'amour.

Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuir, Mlle de La Mole le retint par le bras avec autorit‚.

- Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez trŠs haut, on vous entendra de la piŠce voisine.

- Qu'importe! reprit fiŠrement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on m'entend? Je veux gu‚rir … jamais votre petit amour-propre des id‚es qu'il a pu se figurer sur mon compte.

Lorsque Julien put sortir de la bibliothŠque, il ‚tait tellement ‚tonn‚, qu'il en sentait moins son malheur."Eh bien! elle ne m'aime plus, se r‚p‚tait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il paraŒt qu'elle ma aim‚ huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute la vie.

"Est-il bien possible, elle n'‚tait rien! rien pour mon coeur, il y a si peu de jours!"

Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre … tout jamais! Triompher si complŠtement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse."Ainsi, ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi."Elle ‚tait si heureuse que r‚ellement elle n'avait plus d'amour en ce moment.

AprŠs une scŠne aussi atroce, aussi humiliante, chez un ˆtre moins passionn‚ que Julien, l'amour f–t devenu impossible. Sans s'‚carter un seul instant de cc qu'elle se devait … elle-mˆme Mlle de La Mole lui avait adress‚ de ces choses d‚sagr‚ables, tellement bien calcul‚es, qu'elles peuvent paraŒtre une v‚rit‚, mˆme quand on s'en souvient de sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scŠne si ‚tonnante, fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout ‚tait fini … tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au d‚jeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'‚tait un d‚faut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-l…. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et l'ex‚cutait.

Ce jour-l…, aprŠs le d‚jeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure s‚ditieuse et pourtant assez rare, que le matin son cur‚ lui avait apport‚e en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber un vieux vase de porcelaine bleue, laid au possible.

Mme de La Mole se leva en jetant un cri de d‚tresse, et vint consid‚rer de prŠs les ruines de son vase ch‚ri."C'‚tait du vieux Japon, disait-elle il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'‚tait un pr‚sent des Hollandais au duc d'Orl‚ans r‚gent qui l'avait donn‚ … sa fille..."

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mŠre, ravie de voir bris‚ ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien ‚tait silencieux et point trop troubl‚; il vit Mlle de La Mole tout prŠs de lui.

- Ce vase, lui dit-il, est … jamais d‚truit, ainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le maŒtre de mon coeur ; je vous prie d'agr‚er mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit.

- On dirait en v‚rit‚, dit Mme de La Mole, comme il s'en allait, que ce M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde."Il est vrai, se dit-elle, ma mŠre a devin‚ juste, tel est le sentiment qui l'anime."Alors seulement cessa la joie de la scŠne qu'elle lui avait faite la veille."Eh bien, tout est fini, se dit-elle avec un calme apparent, il me reste un grand exemple, cette erreur est affreuse humiliante! elle me vaudra la sagesse pour tout le rest‚ de la vie."

"Que n'ai-je dit vrai? pensait Julien, pourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me tourmente-t-il encore?"

Cet amour, loin de s'‚teindre comme il l'esp‚rait, fit des progrŠs rapides."Elle est folle il est vrai, se disait-il en est-elle moins adorable? est-il possible d'ˆtre plus jolie?"Tout ce que la civilisation la plus ‚l‚gante peut pr‚senter de vifs plaisirs, n'‚tait-il pas r‚uni comme … l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur pass‚ s'emparaient de Julien, et d‚truisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais s‚vŠres ne font qu'en augmenter le charme.

Vingt-quatre heures aprŠs la rupture du vase de vieux Japon, Julien ‚tait d‚cid‚ment l'un des hommes les plus malheureux.




CHAPITRE XXI


LA NOTE SECRETE


Car tout ce que je raconte, je l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.
Lettre … l'Auteur.



Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeuni, son oeil ‚tait brillant.

- Parlons un peu de votre m‚moire, dit-il … Julien, on dit qu'elle est prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les r‚citer … Londres? mais sans changer un mot!...

Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain … dissimuler un air fort s‚rieux et que Julien ne lui avait jamais vu, mˆme lorsqu'il ‚tait question du procŠs Frilair.

Julien avait d‚j… assez d'usage pour sentir qu'il devait paraŒtre tout … fait dupe du ton l‚ger qu'on lui montrait.

- Ce num‚ro de la Quotidienne n'est peut-ˆtre pas fort amusant; mais, si Monsieur le marquis le permet, demain matin j'aurai l'honneur de le lui r‚citer tout entier.

- Quoi! mˆme les annonces?

- Fort exactement, et sans qu'il y manque un mot.

- M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravit‚ soudaine.

- Oui, monsieur, la crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma m‚moire.

- C'est que j'ai oubli‚ de vous faire cette question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais r‚p‚ter ce que vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai r‚pondu de vous, je vais vous mener dans un salon o— se r‚uniront douze personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

"Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera … son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l'air fin et l‚ger qui lui ‚tait si naturel. Pendant que nous parlerons, vous ‚crirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moi, nous r‚duirons ces vingt pages … quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me r‚citerez demain matin, au lieu de tout le num‚ro de la Quotidienne. Vous partirez aussit“t aprŠs, il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n'ˆtre remarqu‚ de personne. Vous arriverez auprŠs d'un grand personnage. L…, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure; car parmi ses secr‚taires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus … nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter. Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.

"Au moment o— Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prˆte pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours autant de fait donnez-moi la v“tre.

"Le duc lui-mˆme daignera ‚crire sous votre dict‚e les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.

"Cela fait, mais non plus t“t, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la s‚ance … laquelle vous allez assister.

"Ce qui vous empˆchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre Paris et la r‚sidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil … M. l'abb‚ Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort? votre zŠle ne peut pas aller jusqu'… nous en faire part.

"Courez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis d 'un air s‚rieux. Mettez-vous … la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soign‚. En voyage, au contraire, vous serez comme … l'ordinaire. cela vous surprend, votre m‚fiance devine? Oui, mon ami, un des v‚n‚rables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge o— vous aurez demand‚ … souper.

- Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose...

Le marquis prit un air de hauteur et de m‚contentement que Julien ne lui avait pas vu … ce point depuis Bray-le-Haut .

- C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai … propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions.

- Ceci n'en ‚tait pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus s–re.

- Oui, il paraŒt que votre esprit ‚tait bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre ƒge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance.

Julien fut trŠs mortifi‚, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

- Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle … son coeur quand on a fait quelque sottise.

Une heure aprŠs, Julien ‚tait dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyant, le marquis ‚clata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complŠte.

"Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, … qui se fier? et cependant quand on agit, il faut se fier … quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de mˆme acabit ont du coeur, de la fid‚lit‚ pour cent mille; s'il fallait se battre, ils p‚riraient sur les marches du tr“ne, ils savent tout... except‚ ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans ˆtre d‚pist‚. Norbert saurait se faire tuer comme ses a‹eux, c'est aussi le m‚rite d'un conscrit..."

Le marquis tomba dans une rˆverie profonde: "Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-ˆtre ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui..."

- Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une id‚e importune.

- Monsieur, dit Julien, pendant qu'on arrangeait cet habit, j'ai appris par coeur la premiŠre page de la Quotidienne d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal, Julien r‚cita sans se tromper d'un seul mot."Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-l…; pendant ce temps, ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons."

Ils arrivŠrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie bois‚ et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogn‚ achevait d'‚tablir une grande table … manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout tach‚ d'encre, d‚pouille de quelque ministŠre.

Le maŒtre de la maison ‚tait un homme ‚norme, dont le nom ne fut point prononc‚; Julien lui trouva la physionomie et l'‚loquence d'un homme qui digŠre.

Sur un signe du marquis, Julien ‚tait rest‚ au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit … tailler des plumes. Il compta du coin de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole … M. de La Mole sur le ton de l'‚galit‚; les autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entra sans ˆtre annonc‚."Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette pr‚caution serait prise en mon honneur?"Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la mˆme d‚coration extrˆmement distingu‚e que trois autres des personnes qui ‚taient d‚j… dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut r‚duit … ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il ‚tait court et ‚pais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une m‚chancet‚ de sanglier.

L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arriv‚e presque imm‚diate d'un ˆtre tout diff‚rent. C'‚tait un grand homme trŠs maigre et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil ‚tait caressant, son geste poli.

"C'est toute la physionomie du vieil ‚vˆque de Besan‡on", pensa Julien. Cet homme appartenait ‚videmment … l'Eglise, il n'annon‡ait pas plus de cinquante … cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus paterne.

Le jeune ‚vˆque d'Agde parut, il eut l'air fort ‚tonn‚ quand, faisant la revue des pr‚sents, ses yeux arrivŠrent … Julien. Il ne lui avait pas adress‚ la parole depuis la c‚r‚monie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien."Quoi donc! se disait celui-ci connaŒtre un homme me tournera-t-il toujours … malheur? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune ‚vˆque me glace! Il faut convenir que je suis un ˆtre bien singulier et bien malheureux."

Un petit homme extrˆmement noir entra bient“t avec fracas, et se mit … parler dŠs la porte, il avait le teint jaune et l'air un peu fou. DŠs l'arriv‚e de ce parleur impitoyable, des groupes se formŠrent, apparemment pour ‚viter l'ennui de l'‚couter.

En s'‚loignant de la chemin‚e, on se rapprochait du bas bout de la table, occup‚ par Julien.. Sa contenance devenait de plus en plus embarrass‚e, car enfin, quelque effort qu'il fŒt, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d'exp‚rience qu'il e–t, il comprenait toute l'importance des choses dont on parlait sans aucun d‚guisement; et combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir … ce qu'elles restassent secrŠtes!

D‚j…, le plus lentement possible. Julien avait taill‚ une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oubli‚.

"Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes; mais des gens … physionomie aussi m‚diocre, et charg‚s par d'autres ou par eux-mˆmes d'aussi grands int‚rˆts, doivent ˆtre fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse d‚cid‚ment les yeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles."

Son embarras ‚tait extrˆme, il entendait de singuliŠres choses.




CHAPITRE XXII


LA DISCUSSION


La r‚publique! -- Pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanit‚. On est consid‚r‚, … Paris, … cause de sa voiture et non … cause de sa vertu.
NAPOLON, M‚morial.



Le laquais entra pr‚cipitamment en disant:

- Monsieur le duc de***:

- Taisez-vous, vous n'ˆtes qu'un sot, dit le duc en entrant.

Il dit si bien ce mot, et avec tant de majest‚, que malgr‚ lui, Julien pensa que savoir se fƒcher contre un laquais ‚tait toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussit“t. Il avait si bien devin‚ la port‚e du nouvel arrivant, qu'il trembla que son regard ne f–t une indiscr‚tion.

Ce duc ‚tait un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tˆte ‚troite, avec un grand nez, et un visage busqu‚ et tout en avant; il e–t ‚t‚ difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arriv‚e d‚termina l'ouverture de la s‚ance.

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques par la voix de M. de La Mole.

- Je vous pr‚sente M. l'abb‚ Sorel, disait le marquis; il est dou‚ d'une m‚moire ‚tonnante; il n'y a qu'une heure que je lui ai parl‚ de la mission dont il pouvait ˆtre honor‚, et, afin de donner une preuve de sa m‚moire, il a appris par coeur la premiŠre page de la Quotidienne.

- Ah! les nouvelles ‚trangŠres de ce pauvre N..., dit le maŒtre de la maison.

Il prit le journal avec empressement, et regardant Julien d'un air plaisant, … force de chercher … ˆtre important:

- Parlez, monsieur, lui dit-il.

Le silence ‚tait profond, tous les yeux fix‚s sur Julien; il r‚cita si bien qu'au bout de vingt lignes:

- Il suffit, dit le duc.

Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il ‚tait le pr‚sident, car … peine en place, il montra … Julien une table de jeu, et lui fit signe de l'apporter auprŠs de lui. Julien s'y ‚tablit avec ce qu'il faut pour ‚crire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

- Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la piŠce voisine, on vous fera appeler.

Le maŒtre de la maison prit l'air fort inquiet:

- Les volets ne sont pas ferm‚s, dit-il … demi bas … son voisin.

- Il est inutile de regarder par la fenˆtre, cria-t-il sottement … Julien."Me voici fourr‚ dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n'est pas de celles qui conduisent en place de GrŠve. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'‚tait donn‚ de r‚parer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour!"

Tout en pensant … ses folies et … son malheur, il regardait les lieux de fa‡on … ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.

Longtemps Julien fut laiss‚ … ses r‚flexions. Il ‚tait dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la chemin‚e, le livre du Pape, de M. de Maistre, dor‚ sur tranches, et magnifiquement reli‚. Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'‚couter. De moment en moment on parlait trŠs haut dans la piŠce voisine. Enfin, la porte s'ouvrit, on l'appela.

- Songez, messieurs, disait le pr‚sident, que de ce moment nous parlons devant le duc de***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune l‚vite, d‚vou‚ … notre sainte cause, et qui redira facilement, … l'aide de sa m‚moire ‚tonnante, jusqu'… nos moindres discours.



 


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