Le Rouge et le Noir

Part 4 out of 5



"La parole est … monsieur, dit-il en indiquant le personnage … l'air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu'il e–t ‚t‚ plus naturel de nommer le Monsieur aux gilets. Il prit du papier et ‚crivit beaucoup.

(Ici l'auteur e–t voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grƒce, dit l'‚diteur, et pour un ‚crit aussi frivole, manquer de grƒce, c'est mourir.

- La politique, reprend l'auteur, est une pierre attach‚e au cou de la litt‚rature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des int‚rˆts d'imagination, c'est un coup de pistolet au mi lieu d'un concert. Ce bruit est d‚chirant sans ˆtre ‚nergique. Il ne s'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moiti‚ de lecteurs et ennuyer l'autre qui l'a trouv‚e bien autrement sp‚ciale et ‚nergique dans le journal du matin...

- Si vos personnages ne parlent pas politique reprend l'‚diteur, ce ne sont plus les Fran‡ais de 1830, et votre livre n'est plus un miroir, comme vous en avez la pr‚tention...)

Le procŠs-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien pƒle, car il a fallu, comme toujours supprimer les ridicules dont l'excŠs e–t sembl‚ odieux o— peu vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux.)

L'homme aux gilets et … l'air paterne (c'‚tait un ‚vˆque peut-ˆtre) souriait souvent, et alors ses yeux, entour‚s de paupiŠres flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins ind‚cise que de coutume. Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc ("mais quel duc?"se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat g‚n‚ral, parut … Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions d‚cid‚es que l'on reproche souvent … ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla mˆme jusqu'… le lui reprocher.

AprŠs plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophie, l'homme aux gilets dit:

- La noble Angleterre, guid‚e par un grand homme, l'immortel Pitt, a d‚pens‚ quarante milliards de francs pour contrarier la r‚volution. Si cette assembl‚e me permet d'aborder avec quelque franchise une id‚e triste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n'avait … lui opposer qu'une collection de bonnes intentions, il n'y avait de d‚cisif que les moyens personnels...

- Ah! encore l'‚loge de l'assassinat! dit le maŒtre de la maison d un air inquiet.

- Faites-nous grƒce de vos hom‚lies sentimentales, s'‚cria avec humeur le pr‚sident, son oeil de sanglier brilla d'un ‚clat f‚roce. Continuez, dit-il … l'homme aux gilets. Les joues et le front du pr‚sident devinrent pourpres.

- La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est ‚cras‚e aujourd'hui; car chaque Anglais, avant de payer son pain, est oblig‚ de payer l'int‚rˆt des quarante milliards de francs qui furent employ‚s contre les jacobins. Elle n'a plus de Pitt...

- Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l'air fort important.

- De grƒce, silence, messieurs, s'‚cria le pr‚sident; si nous disputons encore, il aura ‚t‚ inutile de faire entrer M. Sorel.

- On sait que monsieur a beaucoup d'id‚es, dit le duc d'un air piqu‚, en regardant l'interrupteur, ancien g‚n‚ral de Napol‚on.

Julien vit que ce mot faisait allusion … quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit; le g‚n‚ral transfuge parut outr‚ de colŠre.

- Il n'y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur, de l'air d‚courag‚ d'un homme qui d‚sespŠre de faire entendre raison … ceux qui l'‚coutent. Y e–t-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mˆmes moyens...

- C'est pourquoi un g‚n‚ral vainqueur, un Bonaparte est d‚sormais impossible en France, s'‚cria l'interrupteur militaire.

Pour cette fois, ni le pr‚sident ni le duc n'osŠrent se fƒcher. quoique Julien cr–t lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baissŠrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de fa‡on … ˆtre entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l'humeur.

- On est press‚ de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout … fait de c“t‚ cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l'expression de son caractŠre, on est press‚ de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu'elles puissent ˆtre. Eh bien, messieurs, je serai bref.

"Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-mˆme reviendrait, qu'avec tout son g‚nie il ne parviendrait pas … mystifier les petits propri‚taires anglais car ils savent que la brŠve campagne de Waterloo leur … co–t‚, … elle seule, un milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettes ajouta le rapporteur en s'animant de plus en plus, je vous dirai: Aidez-vous vous-mˆmes, car l'Angleterre n'a pas une guin‚e … votre service, et quand l'Angleterre ne paye pas, l'Autriche, la Russie, la Prusse, qui n'ont que du courage et pas d'argent, ne peuvent faire contre la France plus d'une campagne ou deux.

"L'on peut esp‚rer que les jeunes soldats rassembl‚s par le jacobinisme seront battus … la premiŠre campagne, … la seconde peut-ˆtre; mais … la troisiŠme, duss‚-je passer pour un r‚volutionnaire … vos yeux pr‚venus, … la troisiŠme vous aurez les soldats de 1794, qui n'‚taient plus les paysans enr‚giment‚s de 1792.

Ici l'interruption partit de trois ou quatre points … la fois.

- Monsieur, dit le pr‚sident … Julien, allez mettre au net dans la piŠce voisine le commencement de procŠs-verbal que vous avez ‚crit. Julien sortit … son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des probabilit‚s qui faisaient le sujet de ses m‚ditations habituelles.

"Ils ont peur que je ne me moque d'eux", pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un s‚rieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant:

- ... Oui, messieurs, c'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut dire:

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

"Il sera dieu! s'‚crie le fabuliste. C'est … vous, messieurs que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mˆmes et la noble France reparaŒtra telle … peu prŠs que nos a‹eux l'avaient faite et que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

"L'Angleterre, ses nobles lords du moins, exŠcre autant que nous l'ignoble jacobinisme: sans l'or anglais, l'Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu 2 gaspilla si bˆtement en 1817? Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruption, mais ‚touff‚e Far les chut de tout le monde. Elle partait encore de l'ancien g‚n‚ral imp‚rial, qui d‚sirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les r‚dacteurs de la note secrŠte.

- Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole aprŠs le tumulte.

Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien."Voil… du bien jou‚", se disait-il, tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole an‚antit les vingt campagnes de ce transfuge.

- Ce n'est pas … l'‚tranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesur‚, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse, qui fait des articles incendiaires dans le Globe, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kl‚ber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionn‚.

- Nous n'avons pas su lui faire de la gloire, dit le pr‚sident, il fallait le maintenir immortel.

- Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets bien tranch‚s. Sachons qui il faut ‚craser. D'un c“t‚ l‚s journalistes, les ‚lecteurs l'opinion en un mot, la jeunesse et tout ce qui l'admire. Pendant qu'elle s'‚tourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l'avantage certain de consommer le budget.

Ici encore l'interruption.

- Vous. monsieur, dit M. de La Mole … l'interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous d‚vorez quarante mille francs port‚s au budget de l'tat, et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

"Eh bien, monsieur, puisque vous m'y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles a‹eux qui suivirent saint Louis … la croisade, vous devriez pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un r‚giment, une compagnie, que dis-je! une demi-compagnie, ne f–t-elle que de cinquante hommes prˆts … combattre, et d‚vou‚s … la bonne cause, … la vie et … la mort. Vous n'avez que des laquais qui, en cas de r‚volte, vous feraient peur … vous-mˆme.

"Le tr“ne, l'autel, la noblesse peuvent p‚rir demain, messieurs, tant que vous n'aurez pas cr‚‚ dans chaque d‚partement une force de cinq cents hommes d‚vou‚s mais je dis d‚vou‚s, non seulement avec toute la bravoure fran‡aise, mais aussi avec la constance espagnole.

"La moiti‚ de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux de vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura … ses c“t‚s, non pas un petit bourgeois bavard, prˆt … arborer la cocarde tricolore si 1815 se pr‚sente de nouveau mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre gentilhomme l'aura endoctrin‚, ce sera son frŠre de lait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquiŠme de son revenu pour former cette petite troupe d‚vou‚e de cinq cents hommes par d‚partement. Alors vous pourrez compter sur une occupation ‚trangŠre. Jamais le soldat ‚tranger ne p‚n‚trera jusqu'… Dijon seulement, s'il n'est s–r de trouver cinq cents soldats amis dans chaque d‚partement.

"Les rois ‚trangers ne vous ‚couteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prˆts … saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est p‚nible, direz-vous, messieurs, notre tˆte est … ce prix. Entre la libert‚ de la presse et notre existence comme gentilshommes il y a guerre … mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.

"Formez vos bataillons, vous dirai-je avec la chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHE, qui, touch‚ du p‚ril imminent du principe monarchique, s'‚lancera … trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer … parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y aura plus en Europe que des pr‚sidents de r‚publique, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s'en vont les prˆtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour … des majorit‚s crott‚es.

"Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un g‚n‚ral accr‚dit‚, connu et aim‚ de tous, que l'arm‚e n'est organis‚e que dans l'int‚rˆt du tr“ne et de l'autel, qu'on lui a “t‚ tous les vieux troupiers, tandis que chacun des r‚giments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

"Deux cent mille jeunes gens appartenant … la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre...

- Trˆve de v‚rit‚s d‚sagr‚ables, dit d'un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignit‚s eccl‚siastiques, car M. de La Mole sourit agr‚ablement au lieu de se fƒcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

"Trˆve de v‚rit‚s d‚sagr‚ables, r‚sumons-nous, messieurs: l'homme … qui il est question de couper une jambe gangren‚e serait mal venu de dire … son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l'expression, messieurs, le noble duc de*** est notre chirurgien...

"Voil… enfin le grand mot prononc‚, pensa Julien, c'est vers le ...... que je galoperai cette nuit."




CHAPITRE XXIII


LE CLERG, LES BOIS, LA LIBERTE


La premiŠre loi de tout ˆtre, c'est de se conserver, c'est de vivre. Vous semez de la cigu‰ et pr‚tendez voir m–rir des ‚pis!
MACHIAVEL.



Le grave personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec une ‚loquence douce et mod‚r‚e, qui plut infiniment … Julien, ces grandes v‚rit‚s:

1ø L'Angleterre n'a pas une guin‚e … notre service; l'‚conomie et Hume y sont … la mode. Les Saints mˆme ne nous donneront pas d'argent, et M. Brougham se moquera de nous.

2ø Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europe, sans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.

3ø N‚cessit‚ de former un parti arm‚ en France, sans quoi le principe monarchique d'Europe ne hasardera pas mˆme ces deux campagnes.

- Le quatriŠme point que j'ose vous proposer comme ‚vident est celui-ci:

"Impossibilit‚ de former un parti arm‚ en France sans le clerg‚. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, messieurs. Il faut tout donner au clerg‚.

"1ø Parce que s'occupant de son affaire nuit et jour, et guid‚ par des hommes de haute capacit‚ ‚tablis loin des orages … trois cents lieues de vos frontiŠres...

- Ah! Rome, Rome! s'‚cria le maŒtre de la maison...

- Oui, monsieur, Rome! reprit le cardinal avec fiert‚. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ing‚nieuses qui furent … la mode quand vous ‚tiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clerg‚, guid‚ par Rome, parle seul au petit peuple.

"Cinquante mille prˆtres r‚pŠtent les mˆmes paroles au jour indiqu‚ par les chefs, et le peuple, qui, aprŠs tout, fournit les soldats, sera plus touch‚ de la voix de ses prˆtres que de tous les petits vers du monde...

(Cette personnalit‚ excita des murmures.)

- Le clerg‚ a un g‚nie sup‚rieur au v“tre, reprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti arm‚, ont ‚t‚ faits par nous. Ici parurent des faits... Qui a envoy‚ quatre-vingt mille fusils en Vend‚e?... etc., etc.

"Tant que le clerg‚ n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la premiŠre guerre, le ministre des finances ‚crit … ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les cur‚s. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c'est affamer les J‚suites, pour parler comme le vulgaire, faire la guerre, c'est d‚livrer ces monstres d'orgueil, les Fran‡ais, de la menace de l'intervention ‚trangŠre.

Le cardinal ‚tait ‚cout‚ avec faveur...

- Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittƒt le ministŠre, son nom irrite inutilement.

A ce mot, tout le monde se leva et parla … la fois."On va me renvoyer encore", pensa Julien, mais le sage pr‚sident lui-mˆme avait oubli‚ la pr‚sence et l'existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'‚tait M. de Nerval, le premier ministre qu'il avait aper‡u au bal de M. le duc de Retz.

Le d‚sordre fut … son comble, comme disent les journaux en parlant de la chambre. Au bout d'un gros quart d'heure, le silence se r‚tablit un peu.

Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un ap“tre:

- Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singuliŠre, que je ne tiens pas au ministŠre.

"Il m'est d‚montr‚, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en d‚cidant contre nous beaucoup de mod‚r‚s. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles … un petit nombre; mais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le ciel m'a dit: Tu porteras ta tˆte sur un ‚chafaud, ou tu r‚tabliras la monarchie en France, et r‚duiras les Chambres … ce qu'‚tait le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

"Voil… un bon acteur, pensa Julien."Il se trompait toujours comme … l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Anim‚ par les d‚bats d'une soir‚e aussi vive, et surtout par la sinc‚rit‚ de la discussion dans ce moment M. de Nerval croyait … sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot je le ferai Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et de funŠbre. Il ‚tait ‚mu.

La discussion reprit bient“t avec une ‚nergie croissante, et surtout une incroyable na‹vet‚."Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un pl‚b‚ien?"

Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maŒtre de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut oblig‚ de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, ‚tait sorti … une heure trois quarts, non sans avoir souvent ‚tudi‚ la figure de Julien dans une glace que le ministre avait … ses c“t‚s. Son d‚part avait paru mettre … l'aise tout le monde.

Pendant qu'on renouvelait les bougies:

- Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas … son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gƒter notre avenir.

"Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare et mˆme effronterie … se pr‚senter ici. Il y paraissait avant d'arriver au ministŠre, mais le portefeuille change tout, noie tous les int‚rˆts d'un homme, il e–t d– le sentir.

A peine le ministre sorti, le g‚n‚ral de Bonaparte avait ferm‚ les yeux. En ce moment, il parla de sa sant‚, de ses blessures, consulta sa montre et s'en alla.

- Je parierais. dit l'homme aux gilets. que le g‚n‚ral court aprŠs le ministre; il va s'excuser de s'ˆtre trouv‚ ici, et pr‚tendre qu'il nous mŠne.

Quand les domestiques … demi endormis eurent termin‚ le renouvellement des bougies:

- D‚lib‚rons enfin, messieurs, dit le pr‚sident, n'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons … la teneur de la note qui, dans quarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parl‚ des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quitt‚s, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

- Rien de plus facile, ce me semble, que de r‚sumer notre position, dit le jeune ‚vˆque d'Agde, avec le feu concentr‚ et contraint du fanatisme le plus exalt‚. Jusque-l… il avait gard‚ le silence son oeil, que Julien avait observ‚, d'abord doux et calme s'‚tait enflamm‚ aprŠs la premiŠre heure de discussion. Maintenant son ƒme d‚bordait comme la lave du V‚suve.

- De 1806 … 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne pas agir directement et personnellement sur Napol‚on. DŠs que cet homme eut fait des ducs et des chambellans dŠs qu'il eut r‚tabli le tr“ne, la mission que Dieu lui avait confi‚e ‚tait finie; il n'‚tait plus bon qu'… immoler. Les saintes critures nous enseignent en plus d'un endroit la maniŠre d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

"Aujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par d‚partement? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A quoi bon mˆler la France … la chose qui est personnelle … Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone p‚risse.

"Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est mˆme dans les int‚rˆts mondains du tr“ne. Pourquoi Paris n'a-t-il pas os‚ souffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch...

......................................................................................................................................................

Ce ne fut qu'… trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.

Le marquis ‚tait honteux et fatigu‚. Pour la premiŠre fois, en parlant … Julien, il y eut de la priŠre dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais r‚v‚ler les excŠs de zŠle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre t‚moin.

- N'en parlez … notre ami de l'‚tranger que s'il insiste s‚rieusement pour connaŒtre nos jeunes fous. Que leur importe que l'‚tat soit renvers‚? ils seront cardinaux, et se r‚fugieront … Rome. Nous, dans nos chƒteaux, nous serons massacr‚s par les paysans.

La note secrŠte que le marquis r‚digea d'aprŠs le grand procŠs-verbal de vingt-six pages, ‚crit par Julien, ne fut prˆte qu'… quatre heures trois quarts.

- Je suis fatigu‚ … la mort, dit le marquis, et on le voit bien … cette note qui manque de nettet‚ vers la fin, j'en suis plus m‚content que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enlŠve, moi je vais vous enfermer … clef dans votre chambre.

Le lendemain, le marquis conduisit Julien … un chƒteau isol‚ assez ‚loign‚ de Paris. L… se trouvŠrent des h“tes singuliers, que Julien jugea ˆtre prˆtres On lui remit un passeport qui portait un nom suppose, mais Indiquait enfin le v‚ritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calŠche.

Le marquis n'avait aucune inqui‚tude sur sa m‚moire Julien lui avait r‚cit‚ plusieurs fois la note secrŠte, mais il craignait tort qu'il ne f–t intercept‚.

- Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amiti‚, au moment o— il quittait le salon. Il y avait peut-ˆtre plus d'un faux frŠre dans notre assembl‚e d'hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il ‚t‚ hors de la vue du marquis qu'il avait oubli‚ et la note secrŠte et la mission, pour ne songer qu'aux m‚pris de Mathilde.

Dans un village … quelques lieues au-del… de Metz, le maŒtre de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il ‚tait dix heures du soir; Julien, fort contrari‚, demanda … souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu'il y par–t, passa dans la cour des ‚curies. Il n'y vit pas de chevaux.

"L'air de cet homme ‚tait pourtant singulier, se disait Julien; son oeil grossier m'examinait."

Il commen‡ait, comme on voit, … ne pas croire exactement tout ce qu'on lui disait. Il songeait … s'‚chapper aprŠs souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver il signor Geronimo, le c‚lŠbre chanteur!

tabli dans un fauteuil qu'il avait fait apporter prŠs du feu, le Napolitain g‚missait tout haut, et parlait plus, … lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l'entouraient ‚bahis.

- Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il … Julien, j'ai promis de chanter demain … Mayence. Sept princes souverains, sont accourus pour m'entendre. Mais allons prendre l'air, ajouta-t-il d'un air significatif.

Quand il fut … cent pas sur la route, et hors de la possibilit‚ d'ˆtre entendu:

- Savez-vous de quoi il retourne? dit-il … Julien; ce maŒtre de poste est un fripon. Tout en me promenant, j'ai donn‚ vingt sous … un petit polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une ‚curie … l'autre extr‚mit‚ du village. On veut retarder quelque courrier.

- Vraiment? dit Julien d'un air innocent.

Ce n'‚tait pas le tout que de d‚couvrir la fraude, il fallait partir: c'est … quoi Geronimo et son ami ne purent r‚ussir.

- Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se m‚fie de nous. C'est peut-ˆtre … vous ou … moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un bon d‚jeuner; pendant qu'on le pr‚pare nous allons nous promener, nous nous ‚chappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

- Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-ˆtre Geronimo lui-mˆme pouvait ˆtre envoy‚ pour l'intercepter.

Il fallut souper et se coucher. Julien ‚tait encore dans le premier sommeil, quand il fut r‚veill‚ en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gˆner.

Il reconnut le maŒtre de poste, arm‚ d'une lanterne sourde. La lumiŠre ‚tait dirig‚e vers le coffre de la calŠche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. A c“t‚ du maŒtre de poste ‚tait un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui ‚taient noires et fort serr‚es.

"C'est une soutane", se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu'il avait plac‚s sous son oreiller.

- Ne craignez pas qu'il se r‚veille, monsieur le cur‚, disait le maŒtre de poste. Le vin qu'on leur a servi ‚tait de celui que vous avez pr‚par‚ vous-mˆme.

- Je ne trouve aucune trace de papiers, r‚pondait le cur‚. Beaucoup de linge, d'essences, de pommades, de futilit‚s, c'est un jeune homme du siŠcle, occup‚ de ses plaisirs. L'‚missaire sera plut“t l'autre, qui affecte de parler avec un accent italien.

Ces gens se rapprochŠrent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il ‚tait bien tent‚ de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie..."Je ne serais qu'un sot se dit-il, je compromettrais ma mission. >, Son habit fouill‚:

- Ce n'est pas l… un diplomate, dit le prˆtre: il s'‚loigna et fit bien.

"S'il me touche dans mon lit, malheur … lui! se disait Julien; il peut fort bien venir me poignarder, et c'est ce que Je ne souffrirai pas."

Le cur‚ tourna la tˆte, Julien ouvrait les yeux … demi; quel ne fut pas son ‚tonnement! c'‚tait l'abb‚ CastanŠde! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait sembl‚, dŠs l'abord, reconnaŒtre une des voix. Julien fut saisi d'une envie d‚mesur‚e de purger la terre d'un de ses plus lƒches coquins...

"Mais ma mission!"se dit-il.

Le cur‚ et son acolyte sortirent. Un quart d'heure aprŠs, Julien fit semblant de s'‚veiller. Il appela et r‚veilla toute la maison.

- Je suis empoisonn‚, s'‚criait-il, je souffre horriblement! Il voulait un pr‚texte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva … demi asphyxi‚ par le laudanum contenu dans le vin.

Julien craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soup‚ avec du chocolat apport‚ de Paris. Il ne put venir … bout de r‚veiller assez Geronimo pour le d‚cider … partir.

- On me donnerait tout le royaume de Naples disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment … la volupt‚ de dormir.

- Mais les sept princes souverains!

- Qu'ils attendent.

Julien partit seul et arriva sans autre incident auprŠs du grand personnage. Il perdit toute une matin‚e … solliciter en vain une audience. Par bonheur vers les quatre heures, le duc voulut prendre l'air. Julien le vit sortir … pied, il n'h‚sita pas … l'approcher et … lui demander l'aum“ne. Arriv‚ … deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation.

- Suivez-moi de loin, lui dit-on sans le regarder.

A un quart de lieue de l… le duc entra brusquement dans un petit Caf‚-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de r‚citer au duc ses quatre pages. Quand il eut fini:

- Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.

Le prince prit des notes.

- Gagnez … pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre calŠche. Allez … Strasbourg comme vous pourrez et le vingt-deux du mois (on ‚tait au dix) trouvez-vous … midi et demi dans ce mˆme Caf‚-hauss N'en sortez que dans une demi-heure. Silence!

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le p‚n‚trer de la plus haute admiration."C'est ainsi, pensa-t-il, qu'on traite les affaires, que dirait ce grand homme d'Etat, s'il entendait les bavards passionn‚s d'il y a trois jours?"

Julien en mit deux … gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait rien … y faire. Il prit un grand d‚tour."Si ce diable d'abb‚ CastanŠde m'a reconnu, il n'est pas homme … perdre facilement ma trace. Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire ‚chouer ma mission!"

L'abb‚ CastanŠde, chef de la police de la congr‚gation, sur toute la frontiŠre du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. Et les j‚suites de Strasbourg, quoique trŠs z‚l‚s, ne songŠrent nullement … observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l'air d'un jeune militaire fort occup‚ de sa personne.




CHAPITRE XXIV


STRASBOURG


Fascination! tu as de l'amour toute son ‚nergie, toute sa puissance d'‚prouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-del… de ta sphŠre. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute … moi, avec sa beaut‚ d'ange et ses douces faiblesses! La voil… livr‚e … ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa mis‚ricorde pour enchanter un coeur d'homme.
Ode de SCHILLER



Force de passer huit jours … Strasbourg, Julien cherchait … se distraire par des id‚es de gloire militaire et de d‚vouement … la patrie. Etait-il donc amoureux? il n'en savait rien, il trouvait seulement dans son ƒme bourrel‚e Mathilde maŒtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l'‚nergie de son caractŠre pour se maintenir au-dessus du d‚sespoir. Penser … ce qui n'avait pas quelque rapport … Mlle de La Mole ‚tait hors de sa puissance. L'ambition, les simples succŠs de vanit‚ le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rˆnal lui avait inspir‚s. Mathilde avait tout absorb‚, il la trouvait partout dans l'avenir.

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succŠs. Cet ˆtre que l'on a vu … VerriŠres si rempli de pr‚somption, si orgueilleux, ‚tait tomb‚ dans un excŠs de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il e–t tu‚ avec plaisir l'abb‚ CastanŠde, et si, … Strasbourg, un enfant se f–t pris de querelle avec lui, il e–t donn‚ raison … l'enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu'il avait rencontr‚s dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employ‚e … lui peindre dans l'avenir des succŠs si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette noire imagination. Quel tr‚sor n'e–t pas ‚t‚ un ami!"Mais, se disait Julien, est-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un ami, l'honneur ne me commande-t-il pas un silence ‚ternel?"

Il se promenait … cheval tristement dans les environs de Kehl; c'est un bourg, sur le bord du Rhin, immortalis‚ par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les Œlots du Rhin, auxquels le courage de ces grands g‚n‚raux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche tenait d‚ploy‚e de la droite la superbe carte qui orne les M‚moires du mar‚chal Saint-Cyr. Une exclamation de gaiet‚ lui fit lever la tˆte.

C'‚tait le prince Korasoff cet ami de Londres, qui lui avait d‚voil‚ quelques mois auparavant les premiŠres rŠgles de la haute fatuit‚. FidŠle … ce grand art, Korasoff arriv‚ de la veille … Strasbourg, depuis une heure … Kehl et qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siŠge de 1796, se mit … tout expliquer … Julien. Le paysan allemand le regardait ‚tonn‚, car il savait assez de fran‡ais pour distinguer les ‚normes b‚vues dans lesquelles tombait le prince. Julien ‚tait … mille lieues des id‚es du paysan, il regardait avec ‚tonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grƒce … monter … cheval.

"L'heureux caractŠre! se disait-il. Comme son pantalon va bien, avec quelle ‚l‚gance sont coup‚s ses cheveux! H‚las! si j'eusse ‚t‚ ainsi, peut-ˆtre qu'aprŠs m'avoir aim‚ trois jours, elle ne m'e–t pas pris en aversion."

Quand le prince eut fini son siŠge de Kehl:

- Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il … Julien, vous outrez le principe de la gravit‚ que je vous ai donn‚ … Londres. L'air triste ne peut ˆtre de bon ton, c'est l'air ennuy‚ qu'il faut. Si vous ˆtes triste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas r‚ussi.

"C'est montrer soi inf‚rieur. tes-vous ennuy‚, au contraire, c'est ce qui a essay‚ vainement de vous plaire qui est inf‚rieur. Comprenez donc, mon cher, combien la m‚prise est grave.

Julien jeta un ‚cu au paysan qui les ‚coutait bouche b‚ante.

- Bien! dit le prince, il y a de la grƒce, un noble d‚dain! fort bien! et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration stupide.

"Ah! si j'eusse ‚t‚ ainsi, elle ne m'e–t pas pr‚f‚r‚ Croisenois!"Plus sa raison ‚tait choqu‚e des ridicules du prince, plus il se m‚prisait de ne pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le d‚go–t de soi-mˆme ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvait d‚cid‚ment triste:

- Ah! ‡…, mon cher, lui dit-il en rentrant … Strasbourg vous ˆtes de mauvaise compagnie, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?

"Les Russes copient les moeurs fran‡aises, mais toujours … cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siŠcle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:

"Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable?"se dit-il tout … coup.

- Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez … Strasbourg fort amoureux et mˆme d‚laiss‚. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m'a plant‚ l… aprŠs trois jours de passion, et ce changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms suppos‚s, les actions et le caractŠre de Mathilde.

- N'achevez pas, dit Korasoff: pour vous donner confiance en votre m‚decin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d'une fortune ‚norme, ou bien plut“t elle appartient, elle … la plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fiŠre de quelque chose.

Julien fit un signe de tˆte, il n'avait plus le courage de parler.

- Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amŠres que vous allez prendre sans d‚lai:

"1ø Voir tous les jours Mme .., comment l'appelez-vous?

- Mme de Dubois.

- Quel nom! dit le prince en ‚clatant de rire; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois, n'allez pas surtout paraŒtre … ses yeux froid et piqu‚ rappelez-vous le grand principe de votre siŠcle: soyez l‚ contraire de ce … quoi l'on s'attend. Montrez-vous pr‚cis‚ment tel que vous ‚tiez huit jours avant d'ˆtre honor‚ de ses bont‚s.

- Ah! j'‚tais tranquille alors, s'‚cria Julien avec d‚sespoir, je croyais la prendre en piti‚...

- Le papillon se br–le … la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

"1ø Vous la verrez tous les jours.

"2ø Vous ferez la cour … une femme de sa soci‚t‚ mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre r“le est difficile; vous jouez la com‚die, et si l'on devine que vous la jouez, vous ˆtes perdu.

- Elle a tant d'esprit et moi si peu! Je suis perdu, dit Julien tristement.

- Non, vous ˆtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profond‚ment occup‚e d'elle-mˆme, comme toutes les femmes qui ont re‡u du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaŒt pas. Pendant les deux ou trois accŠs d'amour qu'elle s'est donn‚s en votre faveur, … grand effort d'imagination, elle voyait en vous le h‚ros qu'elle avait rˆv‚, et non pas ce que vous ˆtes r‚ellement.

"Mais que diable, ce sont l… les ‚l‚ments, mon cher Sorel, ˆtes-vous tout … fait un ‚colier?...

"Parbleu! entrons dans ce magasin, voil… un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-street; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

"Ah! ‡…, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la soci‚t‚ de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous fƒchez pas, mon cher Sorel, c'est plus fort que moi... A qui ferez-vous la cour?

- A une prude par excellence, fille d'un marchand de bas immens‚ment riche. Elle a les plus beaux yeux du monde et qui me plaisent infiniment, elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se d‚concerter si quelqu'un vient … parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son pŠre ‚tait l'un des marchands les plus connus de Strasbourg.

- Ainsi si l'on parle d'industrie, dit le prince en riant vous ˆtes s–r que votre belle songe … elle et non pas … vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empˆchera d'avoir le moindre moment de folie auprŠs de ces beaux yeux. Le succŠs est certain.

Julien songeait … Mme la mar‚chale de Fervaques qui venait beaucoup … l'h“tel de La Mole. C'‚tait une belle ‚trangŠre qui avait ‚pous‚ le mar‚chal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre objet que de faire oublier qu'elle ‚tait fille d'un industriel, et, pour ˆtre quelque chose … Paris, elle s'‚tait mise … la tˆte de la vertu.

Julien admirait sincŠrement le prince; que n'e–t-il pas donn‚ pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff ‚tait ravi: jamais un Fran‡ais ne l'avait ‚cout‚ aussi longtemps."Ainsi, j'en suis enfin venu, se disait le prince charm‚ … me faire ‚couter en donnant des le‡ons … mes maŒtres!"

- Nous sommes bien d'accord, r‚p‚tait-il … Julien pour la dixiŠme fois, pas l'ombre de passion quand vous parlerez … la jeune beaut‚, fille du marchand de bas de Strasbourg, en pr‚sence de Mme de Dubois. Au contraire, passion br–lante en ‚crivant. Lire une lettre d'amour bien ‚crite est le souverain plaisir pour une prude; c'est un moment de relƒche. Elle ne joue pas la com‚die, elle ose ‚couter son coeur donc deux lettres par jour.

- Jamais, jamais! dit Julien d‚courag‚; je me ferais plut“t piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavre, mon cher, n'esp‚rez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

- Et qui vous parle de composer des phrases? J'ai dans mon n‚cessaire six volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractŠres de femme, j'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n'a pas fait la cour … Richemond-la-Terrasse, vous savez, … trois lieues de Londres, … la plus jolie quakeresse de toute l'Angleterre?

Julien ‚tait moins malheureux quand il quitta son ami … deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et, deux jours aprŠs, Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien num‚rot‚es, destin‚es … la vertu la plus sublime et la plus triste.

- Il n'y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit ‚conduire; mais que vous importe d'ˆtre maltrait‚ par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois?

Tous les jours on montait … cheval: le prince ‚tait fou de Julien, ne sachant comment lui t‚moigner son amiti‚ soudaine, il finit par lui offrir la main d'une de ses cousines, riche h‚ritiŠre de Moscou.

- Et une fois mari‚, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez l… vous font colonel en deux ans.

- Mais cette croix n'est pas donn‚e par Napol‚on, il s'en faut bien.

- Qu'importe, dit le prince, ne l'a-t-il pas invent‚e? Elle est encore de bien loin la premiŠre en Europe.

Julien fut sur le point d'accepter; mais son devoir le rappelait auprŠs du grand personnage, en quittant Korasoff, il promit d'‚crire. Il re‡ut la r‚ponse … la note secrŠte qu'il avait apport‚e, et courut vers Paris; mais … peine eut-il ‚t‚ seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. a Je n'‚pouserai pas les millions que m'offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

"AprŠs tout, l'art de s‚duire est son m‚tier, il ne songe qu'… cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasme, la po‚sie sont une impossibilit‚ dans ce caractŠre: c'est un procureur ; raison de plus pour qu'il ne se trompe pas.

"Il le faut, je vais faire la cour … Mme de Fervaques.

"Elle m'ennuiera bien peut-ˆtre un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux, et qui ressemblent tellement … ceux qui m'ont le plus aim‚ au monde.

"Elle est ‚trangŠre; c'est un caractŠre nouveau … observer.

"Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas m'en croire moi mˆme."




CHAPITRE XXV


LE MINISTERE DE LA VERTU


Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.
LOPE DE VEGA.



A peine de retour … Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort d‚concert‚ des d‚pˆches qu'on lui pr‚sentait, notre h‚ros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'ˆtre condamn‚ … mort, ce bel ‚tranger r‚unissait beaucoup de gravit‚ et le bonheur d'ˆtre d‚vot; ces deux m‚rites, et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout … fait … Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu'il en ‚tait fort amoureux.

- C'est la vertu la plus pure et la plus haute, r‚pondit Altamira, seulement un peu j‚suitique et emphatique. Il est des jours o— je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entiŠre. Elle me donne souvent l'id‚e que je ne sais pas le fran‡ais aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom, elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui ‚tait un esprit d'ordre; il a fait la cour … Mme la mar‚chale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noires, et une gravit‚ sans pareille; du reste, bon carbonaro'.

- Je comprends, dit-il enfin … Julien. La mar‚chale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n'en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de r‚ussir? voil… la question. C'est vous dire que, pour ma part, j'ai ‚chou‚. Maintenant que je ne suis plus piqu‚, je me fais ce raisonnement: souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le raconterai bient“t, elle n'est pas mal vindicative.

"Je ne lui trouve pas ce temp‚rament bilieux qui est celui du g‚nie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au contraire … la fa‡on d'ˆtre flegmatique et tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beaut‚ et ses couleurs si fraŒches.

Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme in‚branlable de l'Espagnol; de temps en temps, malgr‚ lui, quelques monosyllabes lui ‚chappaient.

- Voulez-vous m'‚couter? lui dit gravement don Diego Bustos.

- Pardonnez … la furia francese; je suis tout oreilles, dit Julien.

- La mar‚chale de Fervaques est donc fort adonn‚e … la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Coll‚. Vous savez?


J'ai la marotte
D'aimer Marote. etc.


Et Julien dut essuyer la citation tout entiŠre. L'Espagnol ‚tait bien aise de chanter en fran‡ais.

Cette divine chanson ne fut jamais ‚cout‚e avec plus d'impatience. Quand elle fut finie:

- La mar‚chale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette chanson:

Un jour l'amour au cabaret...

Julien fr‚mit qu'il ne voul–t la chanter. Il se contenta de l'analyser. R‚ellement elle ‚tait impie et peu d‚cente.

- Quand la mar‚chale se prit de colŠre contre cette chanson, dit Don Diego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on publie. Quelques progrŠs que fassent la pi‚t‚ et la gravit‚, il y aura toujours en France une litt‚rature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait “ter … l'auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs: Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqu‚ ce rimailleur avec vos armes, il peut vous r‚pondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dor‚s seront pour vous; les gens qui aiment … rire r‚p‚teront ses ‚pigrammes. Savez-vous, monsieur, ce que la mar‚chale me r‚pondit? -- Pour l'int‚rˆt du Seigneur, tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait … respecter la qualit‚. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

- Et elle les a superbes, s'‚cria Julien.

- Je vois que vous ˆtes amoureux... Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n'a pas la constitution bilieuse qui porte … la vengeance. Si elle aime … nuire pourtant, c'est qu'elle est malheureuse, je soup‡onne l… malheur int‚rieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son m‚tier?

L'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

- Voil… toute la question, ajouta-t-il gravement, et c'est de l… que vous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup r‚fl‚chi pendant les deux ans que je me suis port‚ son trŠs humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui ˆtes amoureux, d‚pend de ce grand problŠme: Est-ce une prude lasse de son m‚tier, et m‚chante parce qu'elle est malheureuse?

- Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanit‚ fran‡aise; c'est le souvenir de son pŠre, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractŠre naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un bonheur pour elle, celui d'habiter TolŠde, et d'ˆtre tourment‚e par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.

Comme Julien sortait:

- Altamira m'apprend que vous ˆtes des n“tres, lui dit Don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez … reconqu‚rir notre libert‚, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la mar‚chale; voici quatre lettres de sa main.

- Je vais les copier, s'‚cria Julien, et vous les rapporter.

- Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?

- Jamais, sur l'honneur! s'‚cria Julien.

- Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l'Espagnol, et il reconduisit silencieusement, jusque sur l'escalier, Altamira et Julien.

Cette scŠne ‚gaya un peu notre h‚ros, il fut sur le point de sourire."Et voil… le d‚vot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise d'adultŠre!"

Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait ‚t‚ attentif aux heures sonn‚es par l'horloge de l'h“tel d'Aligre.

Celle du dŒner approchait, il allait donc revoir Mathilde! Il rentra, et s'habilla avec beaucoup de soin.

"PremiŠre sottise, se dit-il en descendant l'escalier; il faut suivre … la lettre l'ordonnance du prince."

Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.

"Maintenant, pensa-t-il, il s'agit des regards."Il n'‚tait que cinq heures et demie, et l'on dŒnait … six. Il eut l'id‚e de descendre au salon, qu'il trouva solitaire. A la vue du canap‚ bleu, il se pr‚cipita … genoux et baisa l'endroit o— Mathilde appuyait son bras, il r‚pandit des larmes, ses joues devinrent br–lantes."Il faut user cette sensibilit‚ sotte, se dit-il avec colŠre; elle me trahirait."Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin.

Ce ne fut qu'en tremblant et bien cach‚ par un grand chˆne, qu'il osa lever les yeux jusqu'… la fenˆtre de Mlle de La Mole. Elle ‚tait herm‚tiquement ferm‚e, il fut sur le point de tomber et resta longtemps appuy‚ contre le chˆne; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir l'‚chelle du jardinier.

Le chaŒnon, jadis forc‚ par lui en des circonstances h‚las! si diff‚rentes, n'avait point ‚t‚ raccommod‚. Emport‚ par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lŠvres.

AprŠs avoir err‚ longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigu‚; ce fut un premier succŠs qu'il sentit vivement."Mes regards seront ‚teints et ne me trahiront pas!"Peu … peules convives arrivŠrent au salon, jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le coeur de Julien.

On se mit … table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidŠle … son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arriv‚e. D'aprŠs la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains, elles tremblaient. Troubl‚ lui-mˆme au-del… de toute expression par cette d‚couverte, il fut assez heureux pour ne paraŒtre que fatigu‚.

M. de La Mole fit son ‚loge. La marquise lui adressa la parole un instant aprŠs, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait … chaque instant: "Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraŒtre ce que j'‚tais r‚ellement huit jours avant mon malheur..."Il eut lieu d'ˆtre satisfait du succŠs et resta au salon. Attentif pour la premiŠre fois envers la maŒtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa soci‚t‚ et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut r‚compens‚e, sur les huit heures, on annon‡a Mme la mar‚chale de Fervaques. Julien s'‚chappa et reparut bient“t, vˆtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gr‚ infini de cette marque de respect, et voulut lui t‚moigner sa satisfaction, en parlant de son voyage … Mme de Fervaques. Julien s'‚tablit auprŠs de la mar‚chale, de fa‡on … ce que ses yeux ne fussent pas aper‡us de Mathilde. Plac‚ ainsi, suivant toutes les rŠgles de l'art, Mme de Fervaques fut pour lui l'objet de l'admiration la plus ‚bahie. C'est par une tirade sur ce sentiment que commen‡ait la premiŠre des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La mar‚chale annon‡a qu'elle allait … l'Op‚ra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l'emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement … c“t‚ de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment."Il faut, se dit-il en rentrant … l'h“tel, que je tienne un journal de siŠge; autrement j'oublierais mes attaques."Il se for‡a … ‚crire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable, … ne presque pas penser … Mlle de La Mole.

Mathilde l'avait presque oubli‚ pendant son voyage."Ce n'est aprŠs tout qu'un ˆtre commun, pensait-elle son nom me rappellera toujours la plus grande tache d‚ ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux id‚es vulgaires de sagesse et d'honneur; une femme a tout … perdre en les oubliant.", Elle se montra dispos‚e … permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec le marquis de Croisenois, pr‚pare depuis si longtemps. Il ‚tait fou de joie; on l'e–t bien ‚tonn‚ en lui disant qu'il y avait de la r‚signation au fond de cette maniŠre de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

Toutes les id‚es de Mlle de La Mole changŠrent en voyant Julien."Au vrai, c'est l… mon mari, se dit-elle; si je reviens de bonne foi aux id‚es de sagesse, c'est ‚videmment lui que je dois ‚pouser."

Elle s'attendait … des importunit‚s, … des airs de malheur de la part de Julien; elle pr‚parait ses r‚ponses: car sans doute, au sortir du dŒner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de l…, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournŠrent pas mˆme vers le jardin. Dieu sait avec quelle peine!"Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, se dit Mlle de La Mole"; elle alla seule au jardin, Julien n'y parut pas. Mathilde vint se promener prŠs des portes-fenˆtres du salon; elle le vit fort occup‚ … d‚crire … Mme de Fervaques les vieux chƒteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commen‡ait … ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu'on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff e–t ‚t‚ bien fier, s'il se f–t trouv‚ … Paris: cette soir‚e ‚tait exactement ce qu'il avait pr‚dit.

Il e–t approuv‚ la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la mar‚chale de Fervaques exigeait que son grand oncle f–t chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la mˆme pr‚tention pour son beau-pŠre; ils r‚unirent leurs efforts, et la mar‚chale vint presque tous les jours … l'h“tel de La Mole. Ce fut d'elle que Julien apprit que le marquis allait ˆtre ministre: il offrait … la Chamarilla un plan fort ing‚nieux pour an‚antir la Charte, sans commotion, en trois ans.

Julien pouvait esp‚rer un ‚vˆch‚, si M. de La Mole arrivait au ministŠre; mais, … ses yeux, tous ces grands int‚rˆts s'‚taient comme recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les int‚rˆts de la vie dans sa maniŠre d'ˆtre avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'aprŠs cinq ou six ans de soins, il parviendrait … s'en faire aimer de nouveau.

Cette tˆte si froide ‚tait, comme on voit, tomb‚e … l'‚tat de d‚raison complet. De toutes les qualit‚s qui l'avaient distingu‚ autrefois il ne lui restait qu'un peu de fermet‚. Mat‚riellement fidŠle au plan de conduite dict‚ par le prince Korasoff, chaque soir il se pla‡ait assez prŠs du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui ‚tait impossible de trouver un mot … dire.

L'effort qu'il s'imposait pour paraŒtre gu‚ri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son ƒme, il restait auprŠs de la mar‚chale comme un ˆtre … peine anim‚; ses yeux mˆme, ainsi que dans l'extrˆme souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

Comme la maniŠre de voir de Mme de La Mole n'‚tait jamais qu'une contre-‚preuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le m‚rite de Julien.




CHAPITRE XXVI


L'AMOUR MORAL


There also was of course in Adeline
That calm patrician polish in the address,
Which ne'er can pass the equinoctial line
Of any thing which Nature would express:
Just as a Mandarin finds nothing fine,
At least his manner suffers not to guess
That any thing he views can greatly please.
Don Juan. C. XIII. stanza 84.



"Il y a un peu de folie dans la maniŠre de voir de toute cette famille, pensait la mar‚chale; ils sont engou‚s de leur jeune abb‚, qui ne sait qu'‚couter, avec d'assez beaux yeux, il est vrai."

Julien, de son c“t‚, trouvait dans les fa‡ons de la mar‚chale un exemple … peu prŠs parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus l'impossibilit‚ d'aucune vive ‚motion. L'impr‚vu dans les mouvements, le manque d'empire sur soi-mˆme, e–t scandalis‚ Mme de Fervaques presque autant que l'absence de majest‚ envers les inf‚rieurs. Le moindre signe de sensibilit‚ e–t ‚t‚ … ses yeux comme une sorte d'ivresse morale dont il faut rougir, et qui nuit fort … ce qu'une personne d'un rang ‚lev‚ se doit … soi-mˆme. Son grand bonheur ‚tait de parler de la derniŠre chasse du roi, son livre favori les M‚moires du duc de Saint-Simon, surtout pour la partie g‚n‚alogique.

Julien savait la place qui, d'aprŠs la disposition des lumiŠres, convenait au genre de beaut‚ de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait d'avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de fa‡on … ne pas apercevoir Mathilde. tonn‚e de cette constance … se cacher d'elle un jour elle quitta le canap‚ bleu et vint travailler auprŠs d'une petite table voisine du fauteuil de la mar‚chale. Julien la voyait d'assez prŠs par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l'effrayŠrent d'abord, aper‡us de si prŠs, ensuite le jetŠrent violemment hors de son apathie habituelle, il parla et fort bien.

Il adressait la parole … la mar‚chale, mais son but unique ‚tait d'agir sur l'ƒme de Mathilde. Il s'anima de telle sorte que Mme de Fervaques arriva … ne plus comprendre ce qu'il disait.

C'‚tait un premier m‚rite. Si Julien e–t eu l'id‚e de le compl‚ter par quelques phrases de mysticit‚ allemande, de haute religiosit‚ et de j‚suitisme, la mar‚chale l'e–t rang‚ d'embl‚e parmi les hommes sup‚rieurs appel‚s … r‚g‚n‚rer le siŠcle.

"Puisqu'il est d'assez mauvais go–t, se disait Mlle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu … Mme de Fervaques, je ne l'‚couterai plus."Pendant toute la fin de cette soir‚e, elle tint parole, quoique avec peine.

A minuit, lorsqu'elle prit le bougeoir de sa mŠre pour l'accompagner … sa chambre, Mme de La Mole s'arrˆta sur l'escalier pour faire un ‚loge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur, elle ne pouvait trouver le sommeil Une id‚e la calma: "ce que je m‚prise peut encore faire un homme de grand m‚rite aux yeux de la mar‚chale."

Pour Julien, il avait agi, il ‚tait moins malheureux; ses veux tombŠrent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie, o— le prince Korasoff avait enferm‚ les cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la premiŠre lettre: On envoie le nø 1 huit jours aprŠs la premiŠre vue.

"Je suis en retard! s'‚cria Julien, car il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques."Il se mit aussit“t … transcrire cette premiŠre lettre d'amour c'‚tait une hom‚lie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse … p‚rir; Julien eut le bonheur de s'endormir … la seconde page.

Quelques heures aprŠs, le grand soleil le surprit appuy‚ sur sa table. Un des moments les plus p‚nibles de sa vie ‚tait celui o—, chaque matin, en s'‚veillant, il s'apprenait son malheur. Ce jour-l…, il acheva la copie de sa lettre presque en riant."Est-il possible, se disait-il, qu'il se soit trouv‚ un jeune homme pour ‚crire ainsi!"Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l'original, il aper‡ut une note au crayon:

On porte ces lettres soi-mˆme: … cheval, cravate notre, redingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit; profonde m‚lancolie dans le regard Si l'on aper‡oit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole … la femme de chambre.

Tout cela fut ex‚cut‚ fidŠlement.

"Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'h“tel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser ‚crire … une vertu si c‚lŠbre! Je vais en ˆtre trait‚ avec le dernier m‚pris, et rien ne m'amusera davantage. C'est, au fond, la seule com‚die … laquelle je puisse ˆtre sensible. Oui couvrir de ridicule cet ˆtre si odieux, que j'appelle moi, m'amusera. Si je m'en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire."

Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien ‚tait celui o— il remettait son cheval … l'‚curie. Korasoff avait express‚ment d‚fendu de regarder, sous quelque pr‚texte que ce f–t, la maŒtresse qui l'avait quitt‚. Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bien, la maniŠre avec laquelle Julien frappait de sa cravache … la porte de l'‚curie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derriŠre le rideau de sa fenˆtre. La mousseline ‚tait si l‚gŠre que Julien voyait au travers. En regardant d'une certaine fa‡on sous le bord de son chapeau, il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux."Par cons‚quent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point l… la regarder."

Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'e–t pas re‡u la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise … son portier avec tant de m‚lancolie. La veille, le hasard avait r‚v‚l‚ … Julien le moyen d'ˆtre ‚loquent; il s'arrangea de fa‡on … voir les yeux de Mathilde. Elle, de son c“t‚, un instant aprŠs l'arriv‚e de la mar‚chale, quitta le canap‚ bleu: c'‚tait d‚serter sa soci‚t‚ habituelle. M. de Croisenois parut constern‚ de ce nouveau caprice; sa douleur ‚vidente “ta … Julien ce que son malheur avait de plus atroce.

Cet impr‚vu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme l'amour-propre se glisse mˆme dans les cours qui servent de temple … la vertu la plus auguste"Mme de La Mole a raison, se dit la mar‚chale en remontant en voiture, ce jeune prˆtre a de la distinction. Il faut que, les premiers jours, ma pr‚sence l'ait intimid‚. Dans le fait, tout ce que l'on rencontre dans cette maison est bien l‚ger; je n'y vois que des vertus aid‚es par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l'ƒge . Ce jeune homme aura su voir la diff‚rence, il ‚crit bien mais je crains fort que cette demande de l'‚clairer d‚ mes conseils, qu'il me fait dans sa lettre, ne soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore soi-mˆme.

"Toutefois, que de conversions ont ainsi commenc‚! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c'est la diff‚rence de son style avec celui des jeunes gens dont j'ai eu l'occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaŒtre de l'onction, un s‚rieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune l‚vite, il aura la doute vertu de Massillon."




CHAPITRE XXVII


LES PLUS BELLES PLACES DE L'GLISE


Des services! des talents! du m‚rite! bah! soyez d'une coterie.
TLMAQUE.



Ainsi l'id‚e d'‚vˆch‚ ‚tait pour la premiŠre fois mˆl‚e avec celle de Julien dans la tˆte d'une femme qui, t“t ou tard, devait distribuer les plus belles places de l'glise de France. Cet avantage n'e–t guŠre touch‚ Julien; en cet instant, sa pens‚e ne s'‚levait … rien d'‚tranger … son malheur actuel: tout le redoublait, par exemple, la vue de sa chambre lui ‚tait devenue insupportable. Le soir, quand il rentrait avec sa bougie, chaque meuble, chaque petit ornement lui semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau d‚tail de son malheur.

"Ce jour-l…, j'ai un travail forc‚, se dit-il en rentrant et avec une vivacit‚ que, depuis longtemps, il ne connaissait plus: esp‚rons que la seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la premiŠre."

Elle l'‚tait davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il en vint … transcrire ligne par ligne, sans songer au sens.

"C'est encore plus emphatique, se disait-il, que les piŠces officielles du trait‚ de Mnster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier … Londres."

Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oubli‚ de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles ‚taient r‚ellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague ‚tait complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire."C'est la harpe ‚olienne du style, pensa Julien. Au milieu des plus hautes pens‚es sur le n‚ant, sur la mort, sur l'infini, etc., je ne vois de r‚el qu'une peur abominable du ridicule."

Le monologue que nous venons d'abr‚ger fut r‚p‚t‚ pendant quinze jours de suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l'Apocalypse, le lendemain aller porter une lettre d'un air m‚lancolique, remettre le cheval … l'‚curie avec l'esp‚rance d'apercevoir la robe de Mathilde, travailler, le soir paraŒtre … l'Op‚ra quand Mme de Fervaques ne venait pas … l'h“tel de La Mole, tels ‚taient les ‚v‚nements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d'int‚rˆt quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la mar‚chale, et il ‚tait ‚loquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commen‡aient … prendre une tournure plus frappante … la fois et plus ‚l‚gante.

Il sentait bien que ce qu'il disait ‚tait absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la frapper par l'‚l‚gance de la diction."Plus ce que je dis est faux, plus je dois lui plaire >>, pensait Julien, et alors, avec une hardiesse abominable, il exag‚rait certains aspects de la nature. Il s'aper‡ut bien vite que, pour ne pas paraŒtre vulgaire aux yeux de la mar‚chale il fallait surtout se bien garder des id‚es simples et raisonnables. Il continuait ainsi, ou abr‚geait ses amplifications suivant qu'il voyait le succŠs ou l'indiff‚rence dans les yeux des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire.

Au total, sa vie ‚tait moins affreuse que lorsque ses journ‚es se passaient dans l'inaction.

"Mais, se disait-il un soir, me voici transcrivant la quinziŠme de ces abominables dissertations; les quatorze premiŠres ont ‚t‚ fidŠlement remises au suisse de la mar‚chale. Je vais avoir l'honneur de remplir toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n'‚crivais pas! Quelle peut ˆtre la fin de tout ceci? Ma constance l'ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce Russe, ami de Korasoff et amoureux de la belle quakeresse de Richemond, fut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus assommant."

Comme tous les ˆtres m‚diocres que le hasard met en pr‚sence des manoeuvres d'un grand g‚n‚ral, Julien ne comprenait rien … l'attaque ex‚cut‚e par le jeune Russe sur le coeur de la s‚vŠre Anglaise. Les quarante premiŠres lettres n'‚taient destin‚es qu'… se faire pardonner la hardiesse d'‚crire. Il fallait faire contracter … cette douce personne, qui peut-ˆtre s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir des lettres peut-ˆtre un peu moins insipides que sa vie de tous les jours.

Un matin, on remit une lettre … Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui e–t sembl‚ bien impossible quelques jours auparavant: ce n'‚tait qu'une invitation … dŒner.

Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusement, le jeune Russe avait voulu ˆtre l‚ger comme Dorat, l… o— il e–t fallu ˆtre simple et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu'il devait occuper au dŒner de la mar‚chale.

Le salon ‚tait de la plus haute magnificence, dor‚ comme la galerie de Diane aux Tuileries, avec des tableaux … l'huile au lambris. Il y avait des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient sembl‚ peu d‚cents … la maŒtresse du logis, qui avait fait corriger les tableaux."SiŠcle moral!"pensa-t-il.

Dans ce salon, il remarqua trois des personnages qui avaient assist‚ … la r‚daction de la note secrŠte. L'un d'eux, Mgr l'‚voque de ***, oncle de la mar‚chale, avait la feuille des b‚n‚fices et, disait-on, ne savait rien refuser … sa niŠce."Quel pas immense j'ai fait se dit Julien en souriant avec m‚lancolie, et combien ii m'est indiff‚rent! Me voici dŒnant avec le fameux ‚vˆque de ***."

Le dŒner fut m‚diocre et la conversation impatientante."C'est la table d'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des pens‚es des hommes y sont fiŠrement abord‚s. coute-t-on trois minutes, on se demande ce qui l'emporte, de l'emphase du parleur ou de son abominable ignorance."

Le lecteur a sans doute oubli‚ ce petit homme de lettres, nomm‚ Tanbeau, neveu de l'acad‚micien et futur professeur, qui, par ses basses calomnies, semblait charg‚ d'empoisonner le salon de l'h“tel de La Mole.

Ce fut par ce petit homme que Julien eut la premiŠre id‚e qu'il se pourrait bien que Mme de Fervaques, tout en ne r‚pondant pas … ses lettres, vit avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'ƒme noire de M. Tanbeau ‚tait d‚chir‚e en pensant aux succŠs de Julien, mais comme d'un autre c“t‚, un homme de m‚rite, pas plus qu'un sot ne peut ˆtre en deux endroits … la fois,"si Sorel devient l'amant de la sublime mar‚chale se disait le futur professeur, elle le placera dans l'glise de quelque maniŠre avantageuse, et j'en serai d‚livr‚ … l'h“tel de La Mole."

M. l'abb‚ Pirard adressa aussi … Julien de longs sermons sur ses succŠs … l'h“tel de Fervaques. Il y avait jalousie de secte entre l'austŠre jans‚niste et le salon j‚suitique, r‚g‚n‚rateur et monarchique de la vertueuse mar‚chale.




CHAPITRE XXVTII


MANON LESCAUT


Or, une fois qu'il fut bien convaincu de la sottise et ƒnerie du prieur, il r‚ussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui ‚tait blanc, et blanc ce qui ‚tait noir.
LICHTENBERG.



Les instructions russes prescrivaient imp‚rieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne … qui on ‚crivait. On ne devait s'‚carter sous aucun pr‚texte, du r“le de l'admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.

Un soir, … l'Op‚ra, dans la loge de Mme de Fervaques Julien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut. Sa seule raison pour parler ainsi, c'est qu'il le trouvait insignifiant.

La mar‚chale dit que ce ballet ‚tait bien inf‚rieur au roman de l'abb‚ Pr‚vost.

"Comment! pensa Julien ‚tonn‚ et amus‚, une personne d'une si haute vertu vanter un roman!"Mme de Fervaques faisait profession, deux ou trois fois la semaine, du m‚pris le plus complet pour les ‚crivains qui, au moyen de ces plats ouvrages, cherchent … corrompre une jeunesse qui n'est, h‚las! que trop dispos‚e aux erreurs des sens.

"Dans ce genre immoral et dangereux, Manon Lescaut continua la mar‚chale, occupe, dit-on, un des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses m‚rit‚es d'un coeur bien criminel y sont, dit-on, d‚peintes avec une v‚rit‚ qui a de la profondeur, ce qui n'empˆche pas votre Bonaparte de prononcer … Sainte-H‚lŠne que c'est un roman ‚crit pour des laquais."

Ce mot rendit toute son activit‚ … l'ƒme de Julien."On a voulu me perdre auprŠs de la mar‚chale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napol‚on. Ce fait l'a assez piqu‚e pour qu'elle cŠde … la tentation de me le faire sentir. Cette d‚couverte l'amusa toute la soir‚e, et le rendit amusant. Comme il prenait cong‚ de la mar‚chale sous le vestibule de l'Op‚ra:

- Souvenez-vous, monsieur, lui dit-elle, qu'il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme une n‚cessit‚ impos‚e par la Providence. Du reste, cet homme n'avait pas l'ƒme assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts.

"Quand on m'aime! se r‚p‚tait Julien, cela ne veut rien dire, ou veut tout dire. Voil… des secrets de langage qui manquent … nos pauvres provinciaux."Et il songea beaucoup … Mme de Rˆnal, en copiant une lettre immense destin‚e … la mar‚chale.

- Comment se fait-il, lui dit-elle le lendemain d'un air d'indiff‚rence qu'il trouva mal jou‚, que vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez ‚crite hier soir, … ce qu'il semble, au sortir de l'Op‚ra?

Julien fut trŠs embarrass‚, il avait copi‚ ligne par ligne, sans songer … ce qu'il ‚crivait, et apparemment avait oubli‚ de substituer aux mots Londres et Richemond, qui se trouvaient dans l'original, ceux de Paris et Saint-Cloud II commen‡a deux ou trois phrases, mais sans possibilit‚ de les achever il se sentait sur le point de c‚der au rire fou. Enfin en cherchant ses mots il parvint … cette id‚e: "Exalt‚ par la discussion des plus sublimes, des plus grands int‚rˆts de l'ƒme humaine, la mienne, en vous ‚crivant, a pu avoir une distraction.

"Je produis une impression se dit-il donc je puis m'‚pargner l'ennui du reste d‚ la soir‚e."Il sortit en courant de l'h“tel de Fervaques. Le soir, en revoyant l'original de la lettre par lui copi‚e la veille, il arriva bien vite … l'endroit fatal o— le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien ‚tonn‚ de trouver cette lettre presque tendre.

C'‚tait le contraste de l'apparente l‚gŠret‚ de ses propos, avec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l'avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout … la mar‚chale; ce n'est pas l… ce style sautillant mis … la mode par Voltaire, cet homme immoral! Quoique notre h‚ros fŒt tout au monde pour bannir toute espŠce de bon sens de sa conversation, elle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n'‚chappait pas … Mme de Fervaques. Environn‚e de personnages ‚minemment moraux, mais qui souvent n'avaient pas une id‚e par soir‚e cette dame ‚tait profond‚ment frapp‚e de tout ce qui ressemblait … une nouveaut‚, mais en mˆme temps, elle croyait se devoir … elle-mˆme d'en ˆtre offens‚e. Elle appelait ce d‚faut, garder l'empreinte de la l‚gŠret‚ du siŠcle...

Mais de tels salons ne sont bons … voir que quand on sollicite. Tout l'ennui de cette vie sans int‚rˆt que menait Julien est sans doute partag‚ par le lecteur. Ce sont l… les landes de notre voyage.

Pendant tout le temps usurp‚ dans la vie de Julien par l'‚pisode Fervaques, Mlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer … lui. Son ƒme ‚tait en proie … de violents combats: quelquefois elle se flattait de m‚priser ce jeune homme si triste; mais, malgr‚ elle, sa conversation la captivait. Ce qui l'‚tonnait surtout, c'‚tait sa fausset‚ parfaite, il ne disait pas un mot … la mar‚chale qui ne f–t un mensonge, ou du moins un d‚guisement abominable de sa fa‡on de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous!es sujets. Ce machiav‚lisme la frappait."Quelle profondeur! se disait-elle; quelle diff‚rence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communs, tels que M. Tanbeau, qui tiennent le mˆme langage!"

Toutefois, Julien avait des Journ‚es affreuses. C'‚tait pour accomplir le plus p‚nible des devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon de la mar‚chale. Ses efforts pour jouer un r“le achevaient d'“ter toute force … son ƒme. Souvent, la nuit, en traversant la cour immense de l'h“tel de Fervaques ce n'‚tait qu'… force de caractŠre et de raisonnement qu'il parvenait … se maintenir un peu au-dessus du d‚sespoir.

a J'ai vaincu le d‚sespoir au s‚minaire, se disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j'avais alors! Je faisais ou je manquais ma fortune, dans l'un comme dans l'autre cas, je me voyais oblig‚ de passer toute ma vie en soci‚t‚ intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus m‚prisable et de plus d‚go–tant. Le printemps suivant onze petits mois aprŠs seulement, j'‚tais le plus heureux peut-ˆtre des jeunes gens de mon ƒge."

Mais bien souvent, tous ces beaux raisonnements ‚taient sans effet contre l'affreuse r‚alit‚. Chaque jour il voyait Mathilde au d‚jeuner et … dŒner. D'aprŠs les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Mole, il la savait … la veille d'‚pouser M. de Croisenois. D‚j… cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour … l'h“tel de La Mole: l'oeil jaloux d'un amant d‚laiss‚ ne perdait pas une seule de ses d‚marches.

Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son pr‚tendu, en rentrant chez lui, Julien ne pouvait s'empˆcher de regarder ses pistolets avec amour.

"Ah! que je serais plus sage, se disait-il, de d‚marquer mon linge, et d'aller dans quelque forˆt solitaire, … vingt lieues de Paris, finir cette ex‚crable vie! Inconnu dans le pays, ma mort serait cach‚e pendant quinze jours, et qui songerait … moi aprŠs quinze jours! >.

Ce raisonnement ‚tait fort sage. Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l'attachaient … la vie."Eh bien! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?

"A l'‚gard de la mar‚chale, certes, aprŠs avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n'en ‚crirai pas d'autres.

"A l'‚gard de Mathilde, ces six semaines de com‚die si p‚nible, ou ne changeront rien … sa colŠre, ou m'obtiendront un instant de r‚conciliation. Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pens‚e."

Quand, aprŠs une longue rˆverie, il parvenait … reprendre son raisonnement: "Donc, se disait-il, j'obtiendrais un jour de bonheur, aprŠs quoi recommenceraient ses rigueurs fond‚es, h‚las! sur le peu de pouvoir que j'ai de lui plaire et il ne me resterait plus aucune ressource, je serais ruin‚, perdu … jamais...

"Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractŠre? H‚las! mon peu de m‚rite r‚pond … tout. Je manquerai d'‚l‚gance dans mes maniŠres, ma fa‡on de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je moi?"




CHAPITRE XXIX


L'ENNUI


Se sacrifier … ses passions, passe: mais … des passions qu'on n'a pas! O triste dix-neuviŠme siŠcle!
GIRODET.



AprŠs avoir lu sans plaisir d'abord les longues lettres de Julien, Mme de Fervaques commen‡ait … en ˆtre occup‚e; mais une chose la d‚solait: "quel dommage que M. Sorel ne soit pas d‚cid‚ment prˆtre! On pourrait l'admettre … une sorte d'intimit‚; avec cette croix et cet habit presque bourgeois, on est expos‚ … des questions cruelles, et que r‚pondre?" Elle n'achevait pas sa pens‚e: "quelque amie maligne peut supposer et mˆme r‚pandre que c'est un petit cousin subalterne, parent de mon pŠre, quelque marchand d‚cor‚ par la garde nationale."

Jusqu'au moment o— elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait ‚t‚ d'‚crire le mot mar‚chale … c“t‚ de son nom. Ensuite une vanit‚ de parvenue, maladive et qui s'offensait de tout, combattit un commencement d'int‚rˆt.

"Il me serait si facile, se disait la mar‚chale, d'en faire un grand vicaire dans quelque diocŠse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout court, et encore petit secr‚taire de M. de La Mole! c'est d‚solant."

Pour la premiŠre fois, cette ƒme qui craignait tant, ‚tait ‚mue d'un int‚rˆt ‚tranger … ses pr‚tentions de rang et de sup‚riorit‚ sociale. Son vieux portier remarqua que lorsqu'il apportait une lettre de ce beau jeune homme qui avait l'air si triste, il ‚tait s–r de voir disparaŒtre l'air distrait et m‚content que la mar‚chale avait toujours soin de prendre … l'arriv‚e d'un de ses gens.

L'ennui d'une fa‡on de vivre toute ambitieuse d'effet sur le public, sans qu'il y e–t au fond du coeur jouissance r‚elle pour ce genre de succŠs, ‚tait devenu si intol‚rable depuis qu'on pensait … Julien, que pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltrait‚es de toute une journ‚e, il suffisait que, pendant la soir‚e de la veille, on e–t passe une heure avec ce Jeune homme singulier. Son cr‚dit naissant r‚sista … des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit … MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort adroites, et que ces messieurs prirent plaisir … r‚pandre sans trop se rendre compte de la v‚rit‚ des accusations. La mar‚chale, dont l'esprit n'‚tait pas fait pour r‚sister … ces moyens vulgaires, racontait ses doutes … Mathilde, et toujours ‚tait consol‚e.

Un jour, aprŠs avoir demand‚ trois fois s'il y avait des lettres, Mme de Fervaques se d‚cida subitement … r‚pondre … Julien. Ce fut une victoire de l'ennui. A la seconde lettre, la mar‚chale fut presque arrˆt‚e par l'inconvenance d'‚crire de sa main une adresse aussi vulgaire: A M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole.

- Il faut, dit-elle le soir … Julien d'un air fort sec, que vous m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.

"Me voil… constitu‚ amant valet de chambre", pensa Julien, et il s'inclina en prenant plaisir … se grimer comme ArsŠne, le vieux valet de chambre du marquis.

Le mˆme soir, il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne heure, il eut une troisiŠme lettre: il en lut cinq ou six lignes au commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d'une petite ‚criture fort serr‚e.

Peu … peu on prit la douce habitude d'‚crire presque tous les jours. Julien r‚pondait par des copies fidŠles des lettres russes, et tel est l'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'‚tait point ‚tonn‚e du peu de rapport des r‚ponses avec ses lettres.

Quelle n'e–t pas ‚t‚ l'irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s'‚tait constitu‚ espion volontaire des d‚marches de Julien, e–t pu lui apprendre que toutes ses lettres non d‚cachet‚es ‚taient jet‚es au hasard dans le tiroir de Julien.

Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothŠque une lettre de la mar‚chale, Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l'adresse de l'‚criture de Julien. Elle entra dans la bibliothŠque comme le portier en sortait, la lettre ‚tait encore sur le bord de la table

Julien, fort occup‚ … ‚crire, ne l'avait pas plac‚e dans son tiroir.

- Voil… ce que je ne puis souffrir, s'‚cria Mathilde en s'emparant de la lettre; vous m'oubliez tout … fait, moi qui suis votre ‚pouse. Votre conduite est affreuse, Monsieur

A ces mots, son orgueil, ‚tonn‚ de l'effroyable inconvenance de sa d‚marche, la suffoqua; elle fondit en larmes, et bient“t parut … Julien hors d'‚tat de respirer.

Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette scŠne avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida Mathilde … s'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras.

Le premier instant o— il s'aper‡ut de ce mouvement fut de joie extrˆme. Le second fut une pens‚e pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot.

Ses bras se raidirent, tant l'effort impos‚ par la politique ‚tait p‚nible."Je ne dois pas mˆme me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et charmant, ou elle me m‚prise et me maltraite. Quel affreux caractŠre!"

Et en maudissant le caractŠre de Mathilde, il l'en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.

L'impassible froideur de Julien redoubla le malheur d'orgueil qui d‚chirait l'ƒme de Mlle de La Mole. Elle ‚tait loin d'avoir le sang-froid n‚cessaire pour chercher … deviner dans ses yeux ce qu'il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se r‚soudre … le regarder; elle tremblait de rencontrer l'expression du m‚pris.

Assise sur le divan de la bibliothŠque immobile et la tˆte tourn‚e du c“t‚ oppos‚ … Julien, elle ‚tait en proie aux plus vives douleurs que l'orgueil et l'amour puissent faire ‚prouver … une ƒme humaine. Dans quelle atroce d‚marche elle venait de tomber!

"Il m'‚tait r‚serv‚, malheureuse que je suis! de voir repousser les avances les plus ind‚centes! et repouss‚es par qui? ajoutait l'orgueil fou de douleur, repouss‚es par un domestique de mon pŠre."

- C'est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle … haute voix.

Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien plac‚e … deux pas devant elle. Elle resta comme glac‚e d'horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout … celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait l'‚criture de Julien, plus ou moins contrefaite.

- Ainsi, s'‚cria-t-elle hors d'elle-mˆme, non seulement vous ˆtes bien avec elle, mais encore vous la m‚prisez. Vous, un homme de rien, m‚priser Mme la mar‚chale de Fervaques!

"Ah! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant … ses genoux, m‚prise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre priv‚e de ton amour. Et elle tomba tout … fait ‚vanouie.

"La voil… donc, cette orgueilleuse, … mes pieds!"se dit Julien.




CHAPITRE. XXX


UNE LOGE AUX BOUFFES


As the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C. 1, st. 75.



Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien ‚tait plus ‚tonn‚ qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe ‚tait sage."Peu parler peu agir, voil… mon unique moyen de salut."

Il releva Mathilde, et sans mot dire la repla‡a sur le divan. Peu … peu les larmes la gagnŠrent.

Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les d‚cachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marqu‚, quand elle reconnut l'‚criture de la mar‚chale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart avaient six pages.

- R‚pondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j'ai de l'orgueil; c'est le malheur de ma position et mˆme de mon caractŠre, je l'avouerai

Mme de Fervaques m'a donc enlev‚ votre coeur... A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices o— ce fatal amour m'a entraŒn‚e?

Un morne silence fut toute la r‚ponse de Julien."De quel droit pensait-il, me demande-t-elle une indiscr‚tion indigne d un honnˆte homme?"

Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en “taient la possibilit‚.

Depuis un mois elle ‚tait malheureuse, mais cette ƒme hautaine ‚tait loin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amen‚ cette explosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emport‚ sur l'orgueil. Elle ‚tait plac‚e sur le divan et fort prŠs de Julien. Il voyait ses cheveux et son cou d'albƒtre, un moment il oublia tout ce qu'il se devait; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine.

Elle tourna la tˆte vers lui lentement: il fut ‚tonn‚ de l'extrˆme douleur qui ‚tait dans ses yeux, c'‚tait … ne pas reconnaŒtre leur physionomie habituelle.

Julien sentit ses forces l'abandonner, tant ‚tait mortellement p‚nible l'acte de courage qu'il s'imposait.

"Ces yeux n'exprimeront bient“t que le plus froid d‚dain, se dit Julien, si je me laisse entraŒner au bonheur de l'aimer."Cependant, d'une voix ‚teinte et avec des paroles qu'elle avait … peine la force d'achever, elle lui r‚p‚tait, en ce moment l'assurance de tous ses regrets pour des d‚marches que trop d'orgueil avait pu conseil

- J'ai aussi de l'orgueil, lui dit Julien d'une voix … peine form‚e, et ses traits peignaient le point extrˆme de l'abattement physique.

Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix ‚tait un bonheur … l'esp‚rance duquel elle avait presque renonc‚. En ce moment elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle e–t voulu trouver des d‚marches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'… quel point elle l'adorait et se d‚testait elle-mˆme.

- C'est probablement … cause de cet orgueil, continua Julien, que vous m'avez distingu‚ un instant; c'est certainement … cause de cette fermet‚ courageuse et qui convient … un homme, que vous m'estimez en ce moment. Je puis avoir de l'amour pour la mar‚chale...

Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression ‚trange. Elle allait entendre prononcer son arrˆt. Ce mouvement n'‚chappa point … Julien; il sentit faiblir son courage.

"Ah! se disait-il en ‚coutant le son des vaines paroles que pronon‡ait sa bouche, comme il e–t fait un bruit ‚tranger; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pƒles, et que tu ne le sentisses pas!"

- Je puis avoir de l'amour pour la mar‚chale, continuait-il... et sa voix s'affaiblissait toujours; mais certainement, je n'ai de son int‚rˆt pour moi aucune preuve d‚cisive...

Mathilde le regarda; il soutint ce regard, du moins il esp‚ra que sa physionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait p‚n‚tr‚ d'amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l'avait ador‚e … ce point, il ‚tait presque aussi fou que Mathilde. Si elle se f–t trouv‚ assez de sang-froid et de courage pour manoeuvrer, il f–t tomb‚ … ses pieds, en abjurant toute vaine com‚die. Il eut assez de force pour pouvoir continuer … parler. a Ah! Korasoff, s'‚cria-t-il int‚rieurement, que n'ˆtes-vous ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour diriger ma conduite!"Pendant ce temps sa voix disait:

- A d‚faut de tout autre sentiment la reconnaissance suffirait pour m'attacher … la mar‚chale; elle m'a montr‚ de l'indulgence, elle m'a consol‚ quand on me m‚prisait ... Je puis ne pas avoir une foi illimit‚e en de certaines apparences extrˆmement flatteuses sans doute, mais peut-ˆtre aussi bien peu durables.

- Ah! grand Dieu! s'‚cria Mathilde.

- Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me r‚pondra que la position que vous semblez dispos‚e … me rendre en cet instant vivra plus de deux jours?

- L'excŠs de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.

Le mouvement violent qu'elle venait de faire avait un peu d‚plac‚ sa pŠlerine; Julien apercevait ses ‚paules charmantes. Ses cheveux un peu d‚rang‚s lui rappelŠrent un souvenir d‚licieux...

Il allait c‚der."Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer cette longue suite de journ‚es pass‚es dans le d‚sespoir. Mme de Rˆnal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s'‚mouvoir que lorsqu'elle s'est prouv‚ par bonnes raisons qu'il doit ˆtre ‚mu."

Il vit cette v‚rit‚ en un clin d'oeil et, en un clin d'oeil aussi, retrouva du courage.

Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et, avec un respect marqu‚, s'‚loigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut aller plus loin. Il s'occupa ensuite … r‚unir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui ‚taient ‚parses sur le divan, et ce fut avec l'apparence d 'un e politesse extrˆme et si cruelle en ce moment qu'il ajouta:

- Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de r‚fl‚chir sur tout ceci.

Il s'‚loigna rapidement et quitta la bibliothŠque; elle l'entendit refermer successivement toutes les portes.

"Le monstre n'est point troubl‚, se dit-elle.

"Mais que dis-je, monstre! il est sage, prudent, bon; c'est moi qui ai plus de torts qu'on ne pourrait imaginer."

Cette maniŠre de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-l…, car elle fut toute … l'amour; on e–t dit que jamais cette ƒme n'avait ‚t‚ agit‚e par l'orgueil, et quel orgueil!

Elle tressaillit d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annon‡a Mme de Fervaques, la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la mar‚chale et s'‚loigna bien vite. Julien, peu enorgueilli de sa p‚nible victoire, avait craint ses propres regards, et n'avait pas dŒn‚ … l'h“tel de La Mole.

Son amour et son bonheur augmentaient rapidement … mesure qu'il s'‚loignait du moment de la bataille; il en ‚tait d‚j… … se blƒmer."Comment ai-je pu lui r‚sister! se disait-il, si elle allait ne plus m'aimer! un moment peut changer cette ƒme altiŠre, et il faut convenir que je l'ai trait‚e d'une fa‡on affreuse."

Le soir, il sentit bien qu'il fallait absolument paraŒtre aux Bouffes, dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait express‚ment invit‚: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa pr‚sence ou son absence impolie. Malgr‚ l'‚vidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au commencement de la soir‚e, de se plonger dans la soci‚t‚. En parlant, il allait perdre la moiti‚ de son bonheur.

Dix heures sonnŠrent: il fallut absolument se montrer.

Par bonheur, il trouva la loge de la mar‚chale remplie de femmes et fut rel‚gu‚ prŠs de la porte, et tout … fait cach‚ par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du d‚sespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes, elles faisaient un tel contraste avec fa mƒle fermet‚ de sa physionomie habituelle, que cette ƒme de grande dame, dŠs longtemps satur‚e de tout ce que la fiert‚ de parvenue a de plus corrodant, en fut touch‚e. Le peu qui restait chez elle d'un coeur de femme la porta … parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.

- Avez-vous vu les dames de La Mole, lui dit-elle, elles sont aux troisiŠmes. A l'instant, Julien se pencha dans la salle en s'appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux ‚taient brillants de larmes.

"Et cependant ce n'est pas leur jour d'op‚ra, pensa Julien, quel empressement!"

Mathilde avait d‚cid‚ sa mŠre … venir aux Bouffes, malgr‚ l'inconvenance du rang de la loge qu'une complaisante de la maison s'‚tait empress‚e de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soir‚e avec la mar‚chale.




CHAPITRE XXXI


LUI FAIRE PEUR


Voil… donc le beau miracle de votre civilisation! De l'amour vous avez fait une affaire ordinaire.
BARNAVE.



Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses regards rencontrŠrent d'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenue, il n'y avait l… que des personnages subalternes, l'amie qui avait prˆt‚ la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oubli‚ toute crainte de sa mŠre. Presque ‚touff‚e par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot:

- Des garanties!

"Au moins, que je ne lui parle pas", se disait Julien fort ‚mu lui-mˆme, et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous pr‚texte du lustre qui ‚blouit le troisiŠme rang de loges."Si je parle, elle ne peut plus douter de l'excŠs de mon ‚motion, le son de ma voix me trahira, tout peut ˆtre perdu encore."

Ses combats ‚taient bien plus p‚nibles que le matin, son ƒme avait eu le temps de s'‚mouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanit‚. Ivre d'amour et de volupt‚, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caractŠre, un ˆtre capable d'un tel effort sur lui-mˆme peut aller loin, si fata sinant.

Mlle de La Mole insista pour ramener Julien … l'h“tel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-…-vis d'elle, lui parla constamment et empˆcha qu'il ne p–t dire un mot … sa fille. On e–t pens‚ que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l'excŠs de son ‚motion, il s'y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu'en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta … genoux et couvrit de baisers les lettres d'amour donn‚es par le prince Korasoff?

"O grand homme! que ne te dois-je pas?"s'‚cria-t-il dans sa folie.

Peu … peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara … un g‚n‚ral qui vient de gagner … demi une grande bataille."L'avantage est certain, immense, se dit-il; mais que se passera-t-il demain? Un instant peut tout perdre."

Il ouvrit d'un mouvement passionn‚ les M‚moires dict‚s … Sainte-H‚lŠne par Napol‚on, et pendant deux longues heures se for‡a … les lire, ses yeux seuls lisaient n'importe, il s'y for‡ait. Pendant cette singuliŠre lecture sa tˆte et son coeur mont‚s au niveau de tout ce qu'il y … de plus grand, travaillaient … son insu."Ce coeur est bien diff‚rent de celui de Mme de Rˆnal", se disait-il, mais il n'allait pas plus loin.

"LUI FAIRE PEUR s'‚cria-t-il tout … coup en jetant le livre au loin. L'ennemi ne m'ob‚ira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera me m‚priser."

Il se promenait dans sa petite chambre ivre de joie. A la v‚rit‚, ce bonheur ‚tait plus d'orgueil que d'amour.

"Lui faire peur!"se r‚p‚tait-il fiŠrement, et il avait raison d'ˆtre fier."Mˆme dans ses moments les plus heureux, Mme de Rˆnal doutait toujours que mon amour f–t ‚gal au sien. Ici, c'est un d‚mon que je subjugue, donc il faut subjuguer."

Il savait bien que le lendemain dŠs huit heures du matin, Mathilde serait … la bibliothŠque; il n'y parut qu'… neuf heures, br–lant d'amour, mais sa tˆte dominait son coeur. Une seule minute peut-ˆtre ne se passa pas sans qu'il ne se r‚p‚tƒt: "la tenir toujours occup‚e de ce grand doute, m'aime-t-il?"Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop … se rassurer.

Il la trouva pƒle, calme, assise sur le divan, mais hors d'‚tat apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:

- Ami, je t'ai offens‚, il est vrai; tu peux ˆtre fƒch‚ contre moi.

Julien ne s'attendait pas … ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.

- Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle aprŠs un silence qu'elle avait esp‚r‚ voir rompre; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres'... Je serai perdue … jamais, d‚shonor‚e...

Elle eut le courage de retirer sa main … Julien pour s'en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu f‚minine ‚taient rentr‚s dans cette ƒme...

- Eh bien! d‚shonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir; c'est une garantie.

"Hier j'ai ‚t‚ heureux, parce que j'ai eu le courage d'ˆtre s‚vŠre avec moi-mˆme", pensa Julien. AprŠs un petit moment de silence, il eut assez d'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial:

- Une fois en route pour Londres, une fois d‚shonor‚e, pour me servir de vos expressions, qui me r‚pond que vous m'aimerez? que ma pr‚sence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur de plus. Ce n'est pas votre position avec le monde qui fait obstacle, c'est par malheur votre caractŠre. Pouvez-vous vous r‚pondre … vous-mˆme que vous m'aimerez huit jours?

"Ah! qu'elle m'aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j'en mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenir, que m'importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne d‚pend que de moi!"

Mathilde le vit pensif.

- Je suis donc tout … fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la main.

Julien l'embrassa, mais … l'instant la main de fer du devoir saisit son coeur."Si elle voit combien je l'adore, je la perds."Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignit‚ qui convient … un homme.

Ce jour-l… et les suivants, il sut cacher l'excŠs de sa f‚licit‚; il y eut des moments o— il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses bras.

Dans d'autres instants, le d‚lire du bonheur l'emportait sur tous les conseils de la prudence.

C'‚tait auprŠs d'un berceau de chŠvrefeuilles dispos‚ pour cacher l'‚chelle, dans le jardin, qu'il avait coutume d'aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand chˆne ‚tait tout prŠs, et le tronc de cet arbre l'empˆchait d'ˆtre vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce mˆme lieu qui lui rappelait si vivement l'excŠs de son malheur, le contraste du d‚sespoir pass‚ et de la f‚licit‚ pr‚sente fut trop fort pour son caractŠre; des larmes inondŠrent ses yeux, et, portant … ses lŠvres la main de son amie:

- Ici, je vivais en pensant … vous; ici, je regardais cette persienne, j'attendais des heures entiŠres le moment fortun‚ o— je verrais cette main l'ouvrir...

Sa faiblesse fut complŠte. Il lui peignit, avec ces couleurs vraies qu'on n'invente point, l'excŠs de son d‚sespoir d'alors. De courtes interjections t‚moignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce...

"Que fais-je, grand Dieu! se dit Julien revenant … lui tout … coup. Je me perds."

Dans l'excŠs de son alarme, il crut d‚j… voir moins d'amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C'‚tait une illusion, mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d'une pƒleur mortelle. Ses yeux s'‚teignirent un instant, et l'expression d'une hauteur non exempte de m‚chancet‚ succ‚da bient“t … celle de l'amour le plus vrai et le plus abandonn‚.

- Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et inqui‚tude.

- Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens … vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m'aimez, vous m'ˆtes d‚vou‚e, et je n'ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.

- Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes?

- Et je me les reproche vivement, chŠre amie. Je les ai compos‚es autrefois pour une femme qui m'aimait et m'ennuyait... C'est le d‚faut de mon caractŠre, je me d‚nonce moi-mˆme … vous, pardonnez-moi.

Des larmes amŠres inondaient les joues de Mathilde.

- DŠs que par quelque nuance qui m'a choqu‚, j'ai un moment de rˆverie forc‚e, continuait Julien, mon ex‚crable m‚moire, que je maudis en ce moment, m'offre une ressource et j'en abuse.

- Je viens donc de tomber … mon insu dans quelque action qui vous aura d‚plu, dit Mathilde avec une na‹vet‚ charmante.

- Un jour, je m'en souviens, passant prŠs de ces chŠvrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M. de Luz vous l'a prise, et vous la lui avez laiss‚e. J'‚tais … deux pas.

- M. de Luz? c'est impossible, reprit Mathilde, avec la hauteur qui lui ‚tait si naturelle: je n'ai point ces fa‡ons.

- J'en suis s–r, r‚pliqua vivement Julien.

- Eh bien! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement.

Elle savait positivement que, depuis bien des mois, elle n'avait pas permis une telle action … M. de Luz.

Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: "Non, se dit-il, elle ne m'aime pas moins."

Elle lui reprocha le soir, en riant, son go–t pour Mme de Fervaques:

- Un bourgeois aimer une parvenue! Les cours de cette espŠce sont peut-ˆtre les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.

Dans le temps qu'il se croyait m‚pris‚ de Mathilde, Julien ‚tait devenu l'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espŠce; une fois sa toilette arrang‚e, il n'y songeait plus.

Une chose piquait Mathilde, Julien continuait … copier les lettres russes, et … les envoyer … la mar‚chale.




CHAPITRE XXXII


LE TIGRE



H‚las! pourquoi ces choses et non pas d'autres?
BEAUMARCHAIS.



Un voyageur anglais raconte l'intimit‚ o— il vivait avec un tigre; il n'avait ‚lev‚ et le caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet arm‚.

Julien ne s'abandonnait … l'excŠs de son bonheur que dans les instants o— Mathilde ne pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il s'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps … autre quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathilde, qu'il observait avec ‚tonnement, et l'excŠs de son d‚vouement ‚taient sur le point de lui “ter tout empire sur lui-mˆme, il avait le courage de la quitter brusquement.

Pour la premiŠre fois Mathilde aima.

La vie, qui toujours pour elle s'‚tait traŒn‚e … pas de tortue, volait maintenant.

Comme il fallait cependant que l'orgueil se fŒt jour de quelque fa‡on, elle voulait s'exposer avec t‚m‚rit‚ … tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir.

C'‚tait Julien qui avait de la prudence, et c'‚tait seulement quand il ‚tait question de danger qu'elle ne c‚dait"as … sa volont‚; mais soumise et presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets.

Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.

Le petit Tanbeau s'‚tablissant un jour … c“t‚ d'eux, elle le pria d'aller lui chercher dans la bibliothŠque le volume de Smollett o— se trouve la r‚volution de 16882; et comme il h‚sitait:

- Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une expression d'insultante hauteur qui fut un baume pour l'ƒme de Julien

- Avez-vous remarqu‚ le regard de ce petit monstre? lui dit-il.

- Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser … l'instant.

Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n'‚tait guŠre moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis … Julien, et d'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exag‚r‚ les marques d'int‚rˆt presque tout … fait innocentes dont ces messieurs avaient ‚t‚ l'objet.

Malgr‚ les plus belles r‚solutions, sa fiert‚ de femme l'empˆchait tous les jours de dire … Julien:

- C'est parce que je parlais … vous que je trouvais du plaisir … d‚crire la faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre, venait … l'effleurer un peu.

Aujourd'hui, … peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instants, qu'elle se trouvait avoir une question … faire … Julien, et c'‚tait un pr‚texte pour le retenir auprŠs d elle.

Elle se trouva enceinte et l'apprit avec joie … Julien.

- Main tenant douterez-vous de moi? N'est-ce pas une garantie? Je suis votre ‚pouse … jamais.

Cette annonce frappa Julien d'un ‚tonnement profond. Il fut sur le point d'oublier le principe de sa conduite. Comment ˆtre volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l'air un peu souffrant, mˆme les jours o— la sagesse faisait entendre sa voix terrible, il ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensables selon son exp‚rience, … la dur‚e de leur amour.

- Je veux ‚crire … mon pŠre, lui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un pŠre pour moi, c'est un ami: comme tel, je trouverais indigne de vous et de moi de chercher … le tromper, ne f–t-ce qu'un instant.

- Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effray‚.

- Mon devoir, r‚pondit-elle avec des yeux brillants de joie.

Elle se trouvait plus magnanime que son amant.

- Mais il me chassera avec ignominie!

- C'est son droit, il faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochŠre, en plein midi.

Julien ‚tonn‚ la pria de diff‚rer d'une semaine.

- Je ne puis, r‚pondit-elle l'honneur parle, j'ai vu le devoir, il faut le suivre, et … l'instant.

- Eh bien! je vous ordonne de diff‚rer, dit enfin Julien. Votre honneur est … couvert, je suis votre ‚poux. Notre ‚tat … tous les deux va ˆtre chang‚ par cette d‚marche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est aujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz, le soir, quand M. de La Mole rentrera, le portier lui remettra la lettre fatale... Il ne pense qu'… vous faire duchesse, j'en suis certain, jugez de son malheur!

- Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?

- Je puis avoir piti‚ de mon bienfaiteur, ˆtre navr‚ de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.

Mathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annonc‚ son nouvel ‚tat … Julien, c'‚tait la premiŠre fois qu'il lui parlait avec autorit‚; jamais il ne l'avait tant aim‚e. C'‚tait avec bonheur que la partie tendre de son ƒme saisissait le pr‚texte de l'‚tat o— se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L'aveu … M. de La Mole l'agita profond‚ment. Allait-il ˆtre s‚par‚ de Mathilde? et avec quelque douleur qu'elle le vŒt partir, un mois aprŠs son d‚part, songerait-elle … lui?

Il avait une horreur presque ‚gale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.

Le soir, il avoua … Mathilde ce second sujet de chagrin, et ensuite, ‚gar‚ par son amour, il fit l'aveu du premier.

Elle changea de couleur.

- R‚ellement, lui dit-elle, six mois pass‚s loin de moi seraient un malheur pour vous!

- Immense, le seul au monde que je voie avec terreur.

Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son r“le avec tant d'application, qu'il ‚tait parvenu … lui faire penser qu'elle ‚tait celle des deux qui avait le plus d'amour.

Le mardi fatal arriva bien vite. A minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il l'ouvrŒt lui-mˆme, et seulement quand il serait sans t‚moins.


"MON PERE,

"Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. AprŠs mon mari, vous ˆtes et serez toujours l'ˆtre qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe … la peine que je vous cause; mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de d‚lib‚rer et d'agir, je n'ai pu diff‚rer plus longtemps l'aveu que je vous dois. Si votre amiti‚, que je sais ˆtre extrˆme pour moi, veut m'accorder une petite pension, j'irai m'‚tablir o— vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaŒtra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d'un charpentier de VerriŠres. Voil… ce nom qui m''a fait tant de peine … ‚crire. Je redoute pour Julien votre colŠre, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon pŠre; mais je le savais en l'aimant car c'est moi qui l'ai aim‚ la premiŠre, c'est moi qui l'ai s‚duit. Je tiens de vous et de nos a‹eux une ƒme trop ‚lev‚e pour arrˆter mon attention … ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en vain que, dans le dessein de vous plaire, j'ai song‚ … M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous plac‚ le vrai m‚rite sous mes yeux? vous me l'avez dit vous-mˆme … mon retour d'HyŠres: ce jeune Sorel est le seul ˆtre qui m'amuse; le pauvre gar‡on est aussi afflig‚ que moi, s'il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empˆcher que vous ne soyez irrit‚ comme pŠre; mais aimez-moi toujours comme ami.

"Julien me respectait. S'il me parlait quelquefois, c'‚tait uniquement … cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractŠre le porte … ne jamais r‚pondre qu'officiellement … tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inn‚ de la diff‚rence des positions sociales. C'est moi, je l'avoue, en rougissant, … mon meilleur ami, et jamais un tel aveu ne sera fait … un autre, c'est moi qui un jour au jardin lui ai serr‚ le bras.

"AprŠs vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrit‚ contre lui? Ma faute est irr‚parable. Si vous l'exigez, c'est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son d‚sespoir de vous d‚plaire. Vous ne le verrez jamais, mais J'irai le rejoindre o— il voudra. C'est son droit, c'est mon devoir, il est le pŠre de mon enfant. Si votre bont‚ veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s'‚tablir … Besan‡on o— il commencera le m‚tier de maŒtre de latin et de litt‚rature. De quelque bas degr‚ qu'il parte, j'ai la certitude qu'il s'‚lŠvera. Avec lui, je ne crains pas l'obscurit‚. S'il y a r‚volution, je suis s–re pour lui d'un premier r“le. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux qui ont demand‚ ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position mˆme sous le r‚gime actuel, s'il avait un million et la protection de mon pŠre..."


Mathilde, qui savait que le marquis ‚tait un homme tout de premier mouvement, avait ‚crit huit pages.

"Que faire? se disait Julien, en se promenant … minuit dans le jardin pendant que M. de La Mole lisait cette lettre, o— est 1ø mon devoir, 2ø mon int‚rˆt? Ce que je lui dois est immense: j'eusse ‚t‚ sans lui un coquin subalterne, et pas assez coquin pour n'ˆtre point ha‹ et pers‚cut‚ par les autres. Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineries n‚cessaires seront 1ø plus rares, 2ø moins ignobles. Cela est plus que s'il m'e–t donn‚ un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.

"S'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il ‚crirait?..."

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole.

- Le marquis vous demande … l'instant, vˆtu ou non vˆtu.

Le valet ajouta … voix basse, en marchant … c“t‚ de Julien:

- M. le marquis est hors de lui, prenez garde … vous.




CHAPITRE XXXIII


L'ENFER DE LA FAIBLESSE


En taillant ce diamant un lapidaire malhabile lui a “t‚ quelques-unes de ses plus vives ‚tincelles. Au Moyen Age, que dis-je? encore sous Richelieu, le Fran‡ais avait la force de vouloir.
MIRABEAU.



Julien trouva le marquis furieux: pour la premiŠre fois de sa vie, peut-ˆtre, ce seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent … la bouche. Notre h‚ros fut ‚tonn‚, impatient‚, mais sa reconnaissance n'en fut point ‚branl‚e."Que de beaux projets depuis longtemps ch‚ris au fond de sa pens‚e e pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui r‚pondre, mon silence augmenterait sa colŠre."La r‚ponse fut fournie par le r“le de Tartuffe.

- Je ne suis pas un ange.. Je vous ai bien servi, vous m'avez pay‚ avec g‚n‚rosit‚... J'‚tais reconnaissant, mais j'ai vingt-deux ans... Dans cette maison, ma pens‚e n'‚tait comprise que de vous et de cette personne aimable...

- Monstre! s'‚cria le marquis. Aimable! aimable! Le jour o— vous l'avez trouv‚e aimable, vous deviez fuir.

- Je l'ai tent‚; alors, je vous demandai de partir pour le Languedoc.

Las de se promener avec fureur, le marquis, dompt‚ par la douleur, se jeta dans un fauteuil; Julien l'entendit se dire … demi-voix: "Ce n'est point l… un m‚chant homme."

- Non, je ne le suis pas pour vous, s'‚cria Julien en tombant … ses genoux.

Mais il eut une honte extrˆme de ce mouvement et se releva bien vite.

Le marquis ‚tait r‚ellement ‚gar‚. A la vue de ce mouvement, il recommen‡a … l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre. La nouveaut‚ de ces jurons ‚tait peut-ˆtre une distraction.

- Quoi! ma fille s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux id‚es se pr‚sentaient aussi nettement, M. de La Mole ‚tait tortur‚ et les mouvements de son ƒme n'‚taient plus volontaires. Julien craignit d'ˆtre battu.

Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commen‡ait … s'accoutumer … son malheur, il adressait … Julien des reproches assez raisonnables:

- Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre devoir ‚tait de fuir... Vous ˆtes le dernier des hommes...

Julien s'approcha de la table et ‚crivit:

"Depuis longtemps ta vie m'est insupportable, j'y mets un terme. le prie monsieur le marquis d'agr‚er, avec l'expression d'une reconnaissance sans bornes, mes excuses de l'embarras que ma mort dans son h“tel peut causer."

- Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.

- Allez … tous les diables, lui cria le marquis comme il s'en allait.

"Je comprends, pensa Julien; il ne serait pas fƒch‚ de me voir ‚pargner la fa‡on de ma mort … son valet de chambre... Qu'il me tue, … la bonne heure c'est une satisfaction que je lui offre... Mais, parbleu, j'aime la vie... Je me dois … mon fils."

Cette id‚e qui, pour la premiŠre fois, paraissait aussi nettement … son imagination, l'occupa tout entier aprŠs les premiŠres minutes de promenade donn‚es au sentiment du danger.

Cet int‚rˆt si nouveau en fit un ˆtre prudent."Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raison, il est capable de tout. Fouqu‚ est trop ‚loign‚, d'ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d'un coeur tel que celui du marquis.

"Le comte Altamira... Suis-je s–r d'un silence ‚ternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action et complique ma position. H‚las! il ne me reste que le sombre abb‚ Pirard... Son esprit est r‚tr‚ci par le jans‚nisme... Un coquin de j‚suite connaŒtrait le monde, et serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre, au seul ‚nonc‚ du crime."

Le g‚nie de Tartuffe vint au secours de Julien: "Eh bien j'irai me confesser … lui."Telle fut la derniŠre r‚solution qu'il prit au jardin, aprŠs s'ˆtre prononc‚ deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il pouvait ˆtre surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.

Le lendemain, de trŠs grand matin, Julien ‚tait … plusieurs lieues de Paris, frappant … la porte du s‚vŠre jans‚niste. Il trouva, … son grand ‚tonnement, qu'il n'‚tait point trop surpris de sa confidence.

- J'ai peut-ˆtre des reproches … me faire, se disait l'abb‚ plus soucieux qu'irrit‚. J'avais cru deviner cet amour... Mon amiti‚ pour vous, petit malheureux, m'a empˆch‚ d'avertir le pŠre ...

- Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.

(Il aimait l'abb‚ en ce moment, et une scŠne lui e–t ‚t‚ fort p‚nible.)

- Je vois trois partis, continua Julien: 1ø M. de La Mole peut me faire donner la mort, et il raconta la lettre de suicide qu'il avait laiss‚e au marquis. 2ø Me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.

- Vous accepteriez? dit l'abb‚ furieux, et se levant.

- Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerai jamais sur le fils de mon bienfaiteur.

"3ø Il peut m'‚loigner. S'il me dit: Allez … Edimbourg, … New York, j'ob‚irai. Alors on peut cacher la position d‚ Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu'on supprime mon fils.

- Ce sera l…, n'en doutez point, la premiŠre id‚e de cet homme corrompu ...

A Paris, Mathilde ‚tait au d‚sespoir. Elle avait vu son pŠre vers les sept heures. Il lui avait montr‚ la lettre de Julien. elle tremblait qu'il n'e–t trouv‚ noble de mettre fin … sa vie: "Et sans ma permission?"se disait-elle avec une douleur qui ‚tait de la colŠre.

- S'il est mort, je mourrai, dit-elle … son pŠre. C'est vous qui serez cause de sa mort... Vous vous en r‚jouirez peut-ˆtre... Mais je le jure … ses mƒnes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme veuve Sorel ; j'enverrai mes billets de faire-part, comptez l…-dessus... Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lƒche.

Son amour allait jusqu'… la folie. A son tour, M. de La Mole fut interdit.

Il commen‡a … voir les ‚v‚nements avec quelque raison. Au d‚jeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut d‚livr‚ d'un poids immense et surtout flatt‚, quand il s'aper‡ut qu'elle n'avait rien dit … sa mŠre.

Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque … la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas trŠs reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conf‚rence avec l'abb‚ Pirard. Son imagination ‚tait ‚teinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide.

- Mon pŠre peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir … l'instant mˆme pour Villequier. Remontez … cheval, sortez de l'h“tel avant qu'on ne se lŠve de table.

Comme Julien ne quittait point l'air ‚tonn‚ et froid elle eut un accŠs de larmes.

- Laisse-moi conduire nos affaires, s'‚cria-t-elle avec transport, et en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n'est pas volontairement que je me s‚pare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambre, que l'adresse soit d'une main ‚trangŠre, moi je t'‚crirai des volumes. Adieu! fuis.

Ce dernier mot blessa Julien, il ob‚it cependant."Il est fatal, pensait-il, que, mˆme dans leurs meilleurs moments, ces gens-l… trouvent le secret de me choquer."

Mathilde r‚sista avec fermet‚ … tous les projets prudents de son pŠre. Elle ne voulut jamais ‚tablir la n‚gociation sur d'autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorel, et vivrait pauvrement avec son mari en Suisse, ou chez son pŠre … Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d'un accouchement clandestin.

- Alors commencerait pour moi la possibilit‚ de la calomnie et du d‚shonneur. Deux mois aprŠs le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est n‚ … une ‚poque convenable.

D'abord accueillie par des transports de colŠre, cette fermet‚ finit par donner des doutes au marquis.

Dans un moment d'attendrissement:

- Tiens! dit-il … sa fille voil… une inscription de dix mille livres de rente, envoie-la … ton Julien, et qu'il me mette bien vite dans l'impossibilit‚ de la reprendre.

Pour ob‚ir … Mathilde, dont il connaissait l'amour pour le commandement Julien avait fait quarante lieues inutiles: il ‚tait … Villequier, r‚glant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l'occasion de son retour. Il alla demander asile … l'abb‚ Pirard, qui, pendant son absence, ‚tait devenu l'alli‚ le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu'il ‚tait interrog‚ par le marquis, il lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu.

- Et par bonheur, ajoutait l'abb‚, la sagesse du monde est ici d'accord avec la religion. Pourrait-on compter un instant, avec le caractŠre fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne se serait pas impos‚ … elle-mˆme? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage public la soci‚t‚ s'occupera beaucoup plus longtemps de cette m‚salliance ‚trange. Il faut tout dire en une fois, sans apparence ni r‚alit‚ du moindre mystŠre.

- Il est vrai, dit le marquis pensif. Dans ce systŠme, parler de ce mariage aprŠs trois jours, devient un rabƒchage d'homme qui n'a pas d'id‚es. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement et se glisser incognito … la suite.

Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abb‚ Pirard. Le grand obstacle, … leurs yeux, ‚tait le caractŠre d‚cid‚ de Mathilde. Mais aprŠs tant de beaux raisonnements, l'ƒme du marquis ne pouvait s'accoutumer … renoncer … l'espoir du tabouret pour sa fille.

Sa m‚moire et son imagination ‚taient nourries des roueries et des fausset‚s de tous genres qui ‚taient encore possibles dans sa jeunesse. C‚der … la n‚cessit‚, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et d‚shonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces rˆveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir de cette fille ch‚rie.

"Qui l'e–t ou pr‚voir? se disait-il. Une fille d'un caractŠre si altier, d'un g‚nie si ‚lev‚, plus fiŠre que moi du nom qu'elle porte! dont la main m'‚tait demand‚e d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en France!

"Il faut renoncer … toute prudence. Ce siŠcle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos."




CHAPITRE XXXIV


UN HOMME D'ESPRIT


Le pr‚fet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministre, pr‚sident du conseil, duc? Voici comment je ferais la guerre... Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers...
LE GLOBE



Aucun argument ne vaut pour d‚truire l'empire de dix ann‚es de rˆveries agr‚ables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fƒcher, mais ne pouvait se r‚soudre … pardonner."Si ce Julien pouvait mourir par accident!"se disait-il quelquefois. C est ainsi que cette imagination attrist‚e trouvait quelque soulagement … poursuivre les chimŠres les plus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de l'abb‚ Pirard. Un mois se passa ainsi sans que le n‚gociation fŒt un pas.

Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aper‡us brillants dont il s'enthousiasmait pendant trois jours. Alors, un plan de conduite ne lui plaisait pas parce qu'il ‚tait ‚tay‚ par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient grƒce … ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l'ardeur et l'enthousiasme d'un poŠte, … amener les choses … une certaine position; le lendemain, il n'y songeait plus.

D'abord Julien fut d‚concert‚ des lenteurs du marquis; mais, aprŠs quelques semaines, il commen‡a … deviner que M. de La Mole n'avait, dans cette affaire, aucun plan arrˆt‚.

Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l'administration de s'terres, il ‚tait cach‚ au presbytŠre de l'abb‚ Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son pŠre, mais quelquefois ils ‚taient des semaines entiŠres sans parler de l'affaire qui occupait toutes leurs pens‚es.

- Je ne veux pas savoir o— est cet homme, lui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:


"Les terres de Languedoc rendent 20.600 fr. Je donne 10.600 fr. … ma fille, et 10.000 fr. … M. Julien Sorel. Je donne les terres mˆmes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation s‚par‚s, et de me les apporter demain; aprŠs quoi, plus de relations entre nous. Ah! Monsieur, devais-je m'attendre … tout ceci?

"Le marquis DE LA MOLE."


- Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au chƒteau d'Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c'est un pays aussi beau que l'Italie.

Cette donation surprit extrˆmement Julien. Il n'‚tait plus l'homme s‚vŠre et froid que nous avons connu. La destin‚e de son fils absorbait d'avance toutes ses pens‚es. Cette fortune impr‚vue et assez consid‚rable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, … sa femme ou … lui 36.000 livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments ‚taient absorb‚s dans son adoration pour son mari, car c'est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition ‚tait de faire reconnaŒtre son mariage. Elle passait sa vie … s'exag‚rer la haute prudence qu'elle avait montr‚e en liant son sort … celui d'un homme sup‚rieur. Le m‚rite personnel ‚tait … la mode dans sa tˆte.

L'absence presque continue, la multiplicit‚ des affaires, le peu de temps que l'on avait pour parler d'amour, vinrent compl‚ter le bon effet de la sage politique autrefois invent‚e par Julien.

Mathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle ‚tait parvenue … aimer r‚ellement.

Dans un moment d'humeur, elle ‚crivit … son pŠre, et commen‡a sa lettre comme Othello:

"Que j'aie pr‚f‚r‚ Julien aux agr‚ments que la soci‚t‚ offrait … la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de consid‚ration et de petite vanit‚ sont nuls pour moi. Voici bient“t six semaines que je vis s‚par‚e de mon mari. C'est assez pour vous t‚moigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaŒt mon secret, que le respectable abb‚ Pirard. J'irai chez lui, il nous mariera, et une heure aprŠs la c‚r‚monie, nous serons en route pour le Languedoc, et ne reparaŒtrons jamais … Paris que d'aprŠs vos ordres. Mais ce qui me perce le coeur, c'est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les ‚pigrammes d'un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert … chercher querelle … Julien? Dans cette circonstance, je le connais, je n'aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son ƒme du pl‚b‚ien r‚volt‚. Je vous en conjure … genoux, “ mon pŠre! venez assister … mon mariage, dans l'‚glise de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l'anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assur‚es, etc., etc."

L'ƒme du marquis fut jet‚e par cette lettre dans un ‚trange embarras. Il fallait donc … la fin prendre un parti Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette ‚trange circonstance, les grands traits du caractŠre, imprim‚s par les ‚v‚nements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l'‚migration en avaient fait un homme … imagination. AprŠs avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l'avait jet‚ dans les affreuses misŠres des ‚migr‚s. Cette dure ‚cole avait chang‚ une ƒme de vingt-deux ans. Au fond, il ‚tait camp‚ au milieu de ses richesses actuelles, plus qu'il n'en ‚tait domin‚. Mais cette mˆme imagination qui avait pr‚serv‚ son ƒme de la gangrŠne de l'or, l'avait jet‚ en proie … une folle passion pour voir sa tille d‚cor‚e d'un beau titre. Pendant les six semaines qui venaient de s'‚couler, tant“t pouss‚ par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien, la pauvret‚ lui semblait ignoble, d‚shonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l'‚poux de sa fille; il jetait l'argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette g‚n‚rosit‚ d'argent, changer de nom, s'exiler en Am‚rique, ‚crire … Mathilde qu'il ‚tait mort pour elle... M. de La Mole supposait cette lettre ‚crite, il suivait son effet sur le caractŠre de sa fille...

Le jour o— il fut tir‚ de ces songes si jeunes par la lettre r‚elle de Mathilde aprŠs avoir pens‚ longtemps … tuer Julien ou … le faire disparaŒtre, il rˆvait … lui bƒtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d'une de ses terres, et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnes, son beau-pŠre, lui avait parl‚ plusieurs fois, depuis que son fils unique avait ‚t‚ tu‚ en Espagne, du d‚sir de transmettre son titre … Norbert...

"L'on ne peut refuser … Julien une singuliŠre aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-ˆtre mˆme du brillant se disait le marquis... mais au fond de ce caractŠre, je trouve quelque chose d'effrayant. C'est l'impression qu'il produit sur tout le monde. Donc il y a l… quelque chose de r‚el"(plus ce point r‚el ‚tait difficile … saisir, plus il effrayait l'ƒme imaginative du vieux marquis).

"Ma fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre supprim‚e): "Julien ne s'est affili‚ … aucun salon, … aucune coterie."Il ne s'est m‚nag‚ aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l'abandonne... Mais est-ce l… ignorance de l'‚tat actuel de la soci‚t‚?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de candidature r‚elle et profitable, que celle des salons...

"Non, il n'a pas le g‚nie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunit‚... Ce n'est point un caractŠre … la Louis XI. D'un autre c“t‚, je lui vois les maximes les plus antig‚n‚reuses... Je m'y perds... Se r‚p‚terait-il ces maximes, pour servir de digue … ses passions?

"Du reste, une chose surnage: il est impatient du m‚pris, je le tiens par l….

"Il n'a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d'instinct... C'est un tort, mais enfin, l'ƒme d un s‚minariste devrait n'ˆtre impatiente que du manque de jouissance et d'argent. Lui, bien diff‚rent, ne peut supporter le m‚pris … aucun prix."

Press‚ par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la n‚cessit‚ de se d‚cider: "Enfin, voici la grande question: l'audace de Julien est-elle all‚e jusqu'… entreprendre de faire la cour … ma fille, parce qu'il sait que je l'aime avant tout, et que j'ai cent mille ‚cus de rente?

"Mathilde proteste du contraire... Non, mon Julien, voil… un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

"Y a-t-il eu amour v‚ritable, impr‚vu? ou bien d‚sir vulgaire de s'‚lever … une belle position? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d'abord que ce soup‡on peut le perdre auprŠs de moi, de l… cet aveu: c'est elle qui s'est avis‚e de l'aimer la premiŠre...

"Une fille d'un caractŠre si altier se serait oubli‚e jusqu'… faire des avances mat‚rielles!... Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins ind‚cents de lui faire connaŒtre qu'elle le distinguait.

Qui s'excuse s'accuse; je me d‚fie de Mathilde..."Ce jour-l…, les raisonnements du marquis ‚taient plus concluants qu'… l'ordinaire. Cependant l'habitude l'emporta il r‚solut de gagner du temps et d'‚crire … sa fille. Car on s'‚crivait d'un c“t‚ de l'h“tel … l'autre; M. de La Mole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir tˆte. Il avait peur de tout finir par une concession subite.


LETTRE

"Gardez-vous de faire de nouvelles folies voici un brevet de lieutenant de hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m'interrogez pas. Qu'il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir … Strasbourg, o— est son r‚giment. Voici un mandat sur mon banquier; qu'on m'ob‚isse."


L'amour et la joie de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoire, et r‚pondit … l'instant:


"M. de La Vernaye serait … vos pieds, ‚perdu de reconnaissance, s'il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais au milieu de cette g‚n‚rosit‚, mon pŠre m'a oubli‚e, l'honneur de votre fille est en danger. Une indiscr‚tion peut faire une tache ‚ternelle et que vingt mille ‚cus de rente ne r‚pareraient pas. Je n'enverrai le brevet … M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera c‚l‚br‚ en public, … Villequier. Bient“t aprŠs cette ‚poque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraŒtre en public qu'avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m'avoir sauv‚e de ce nom de Sorel, etc., etc."


Le r‚ponse fut impr‚vue.


"Ob‚issez, ou je me r‚tracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous-mˆme vous le savez moins que moi. Qu'il parte pour Strasbourg, et songe … marcher droit. Je ferai connaŒtre mes volont‚s d'ici … quinze jours."


Cette r‚ponse si ferme ‚tonna Mathilde. Je ne connais pas Julien; ce mot la jeta dans une rˆverie, qui bient“t finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais elle les croyait la v‚rit‚."L'esprit de mon Julien n'a pas revˆtu le petit uniforme mesquin des salons, et mon pŠre ne croit pas … sa sup‚riorit‚, pr‚cis‚ment … cause de ce qui la prouve...

"Toutefois, si je n'ob‚is pas … cette vell‚it‚ de caractŠre, je vois la possibilit‚ d'une scŠne publique; un ‚clat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. AprŠs l'‚clat... pauvret‚ pour dix ans; et la folie de choisir un mari … cause de son m‚rite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon pŠre, … son ƒge, il peut m'oublier... Norbert ‚pousera une femme aimable adroite: le vieux Louis XIV fut s‚duit par la duchesse de Bourgogne..."

Elle se d‚cida … ob‚ir, mais se garda de communiquer la lettre de son pŠre … Julien, ce caractŠre farouche e–t pu ˆtre port‚ … quelque folie.

Le soir, lorsqu'elle apprit … Julien qu'il ‚tait lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l'ambition de toute sa vie, et par la passion qu'il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d'‚tonnement.

"AprŠs tout, pensait-il, mon roman est fini, et … moi seul tout le m‚rite. J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde; son pŠre ne peut vivre sans elle, et elle sans moi."




CHAPITRE XXXV


UN ORAGE


Mon Dieu, donnez-moi la m‚diocrit‚!
MIRABEAU.



Son ƒme ‚tait absorb‚e, il ne r‚pondait qu'… demi … la vive tendresse qu'elle lui t‚moignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n'avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilit‚ de son orgueil qui viendrait d‚ranger toute la position.

Presque tous les matins, elle voyait l'abb‚ Pirard arriver … l'h“tel. Par lui, Julien ne pouvait-il pas avoir p‚n‚tr‚ quelque chose des intentions de son pŠre? Le marquis lui-mˆme, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir ‚crit? AprŠs un aussi grand bonheur comment expliquer l'air s‚vŠre de Julien? Elle n'osa l'interroger.

Elle n'osa! elle, Mathilde! Il y eut, dŠs ce moment, dans son sentiment pour Julien, du vague, de l'impr‚vu, presque de la terreur. Cette ƒme sŠche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un ˆtre ‚lev‚ au milieu de cet excŠs de civilisation que Paris admire.

Le lendemain de grand matin, Julien ‚tait au presbytŠre de l'abb‚ Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise d‚labr‚e, lou‚e … la poste voisine.

- Un tel ‚quipage n'est plus de saison, lui dit le s‚vŠre abb‚ d'un air rechign‚. Voici vingt mille francs, dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage … les d‚penser dans l'ann‚e, mais en tƒchant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte, jet‚e … un jeune homme, le prˆtre ne voyait qu'une occasion de p‚cher.)

"Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura re‡u cet argent de son pŠre, qu'il est inutile de d‚signer autrement. M. de La Vernaye jugera peut-ˆtre convenable de faire un cadeau … M. Sorel, charpentier … VerriŠres, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l'abb‚; j'ai enfin d‚termin‚ M. de La Mole … transiger avec cet abb‚ de Frilair, si j‚suite. Son cr‚dit est d‚cid‚ment trop fort pour le n“tre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besan‡on, sera une des conditions tacites de l'arrangement.

Julien ne fut plus maŒtre de son transport, il embrassa l'abb‚, il se voyait reconnu.

- Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant, que veut dire cette vanit‚ mondaine?... Quant … Sorel et … ses fils, je leur offrirai, en mon nom, une pension annuelle, de cinq cents francs, qui leur sera pay‚e … chacun, tant que je serai content d'eux.

Julien ‚tait d‚j… froid et hautain. Il remercia, mais en termes trŠs vagues et n'engageant … rien."Serait-il bien possible, se disait-il que je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exil‚ dans nos montagnes par le terrible Napol‚on?"A chaque instant, cette id‚e lui semblait moins improbable..."Ma haine pour mon pŠre serait une preuve... Je ne serais plus un monstre!"

Peu de jours aprŠs ce monologue, le quinziŠme r‚giment de hussards, l'un des plus brillants de l'arm‚e, ‚tait en bataille sur la place d'armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l'Alsace, qui lui avait co–t‚ six mille francs. Il ‚tait re‡u lieutenant, sans avoir jamais ‚t‚ sous-lieutenant que sur les contr“les d'un r‚giment dont jamais il n'avait ou‹ parler.

Son air impassible, ses yeux s‚vŠres et presque m‚chants, sa pƒleur, son inalt‚rable sang-froid commencŠrent sa r‚putation dŠs le premier jour. Peu aprŠs, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu'il fit connaŒtre sans trop d'affectation, ‚loignŠrent l'id‚e de plaisanter … haute voix sur son compte. AprŠs cinq ou six jours d'h‚sitation, l'opinion publique du r‚giment se d‚clara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, except‚ de la jeunesse.

De Strasbourg, Julien ‚crivit … M. Ch‚lan, l'ancien cur‚ de VerriŠres, qui touchait maintenant aux bornes de l'extrˆme vieillesse.


"Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas les ‚v‚nements qui ont port‚ ma famille … m'enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux, pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m'avez secouru.


Julien ‚tait ivre d'ambition et non pas de vanit‚ toutefois il donnait une grande part de son attention … l'apparence ext‚rieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livr‚es de ses gens ‚taient tenus avec une correction qui aurait fait honneur … la ponctualit‚ d'un grand seigneur anglais. A peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait d‚j… que, pour commander en chef … trente ans, au plus tard, comme tous les grands g‚n‚raux il fallait … vingt-trois ˆtre plus que lieutenant. Il n‚ pensait qu'… la gloire et … son fils.

Ce fut au milieu des transports de l'ambition la plus effr‚n‚e qu'il fut surpris par un jeune valet de pied de l'h“tel de La Mole, qui arrivait en courrier.


"Tout est perdu, lui ‚crivait Mathilde, accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, d‚sertez s'il le faut. A peine arriv‚, attendez-moi dans un fiacre, prŠs la petite porte du jardin, au nø... de la rue... J'irai vous parler, peut-ˆtre pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource; comptez sur moi, vous me trouverez d‚vou‚e et ferme dans l'adversit‚. Je vous aime.


En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel, et partit de Strasbourg … franc ‚trier; mais l'affreuse inqui‚tude qui le d‚vorait ne lui permit pas de continuer cette fa‡on de voyager au-del… de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidit‚ presque incroyable qu'il arriva au lieu indiqu‚, prŠs la petite porte du jardin de l'h“tel de La Mole. Cette porte s'ouvrit, et … l'instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se pr‚cipita dans ses bras. Heureusement il n'‚tait que cinq heures du matin, et la rue ‚tait encore d‚serte.

- Tout est perdu; mon pŠre, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour o—? personne ne le sait. Voici sa lettre, lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.

"Je pouvais tout pardonner, except‚ le projet de vous s‚duire parce que vous ˆtes riche. Voil…, malheureuse fille, l'affreuse v‚rit‚. Je vous donne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais … un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au loin, hors des frontiŠres de France, ou mieux"encore en Am‚rique. Lisez la lettre que je re‡ois en r‚ponse aux renseignements que j'avais demand‚s. L'impudent m'avait engag‚ lui-mˆme … ‚crire … Mme de Rˆnal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative … cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage … recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement … un homme vil, et vous retrouverez un pŠre."

- O— est la lettre de Mme de Rˆnal? dit froidement Julien.

- La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'aprŠs que tu aurais ‚t‚ pr‚par‚.


LETTRE

"Ce que je dois … la cause sacr‚e de la religion et de la morale m'oblige, monsieur, a la d‚marche p‚nible que je viens accomplir auprŠs de vous; une rŠgle qui ne peut faillir m'ordonne de nuire en ce moment … mon prochain, mais afin d'‚viter un plus grand scandale. La douleur que j'‚prouve doit ˆtre surmont‚e par le sentiment du devoir. Il n'est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la v‚rit‚, a pu sembler inexplicable ou mˆme honnˆte. On a pu croire convenable de cacher ou de d‚guiser une partie de la r‚alit‚, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite que vous d‚sirez connaŒtre, a ‚t‚ dans le fait extrˆmement condamnable et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c'est … l'aide de l'hypocrisie la plus consomm‚e, et par la s‚duction d'une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherch‚ … se faire un ‚tat et … devenir quelque chose. C'est une partie de"mon p‚nible devoir d'ajouter que je suis oblig‚e de croire que M. J... n'a aucun principe de religion. En"conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour r‚ussir dans une maison est de chercher … s‚duire la femme qui a le principal cr‚dit. Couvert par une apparence de d‚sint‚ressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir … disposer du maŒtre de la maison et de sa fortune. Il laisse aprŠs lui le malheur et des regrets ‚ternels, etc., etc., etc."


Cette lettre, extrˆmement longue et … demi effac‚e par des larmes ‚tait bien de la main de Mme de Rˆnal elle ‚tait mˆme ‚crite avec plus de soin qu'… l'ordinaire.

- Je ne puis blƒmer M. de La Mole, dit Julien aprŠs l'avoir finie; il est juste et prudent. Quel pŠre voudrait donner sa fille ch‚rie … un tel homme! Adieu!

Julien sauta … bas du fiacre et courut … sa chaise de poste arrˆt‚e au bout de la rue. Mathilde, qu'il semblait avoir oubli‚e, fit quelques pas pour le suivre; mais les regards des marchands qui s'avan‡aient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle ‚tait connue, la forcŠrent … rentrer pr‚cipitamment au jardin.

Julien ‚tait parti pour VerriŠres. Dans cette route rapide, il ne put ‚crire … Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.

Il arriva … VerriŠres un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du pays qui l'accabla de compliments sur sa r‚cente fortune. C'‚tait la nouvelle du pays.

Julien eut beaucoup de peine … lui faire comprendre qu'il voulait une paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets.

Les trois coups sonnaient; c'est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, aprŠs les diverses sonneries de la matin‚e, annonce le commencement imm‚diat de la messe.

Julien entra dans l'‚glise neuve de VerriŠres. Toutes les fenˆtres hautes de l'‚difice ‚taient voil‚es avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva … quelques pas derriŠre le banc de Mme de Rˆnal. Il lui sembla qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aim‚ fit trembler le bras de Julien d'une telle fa‡on, qu'il ne put d'abord ex‚cuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il … lui-mˆme; physiquement, je ne le puis.

En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l'‚l‚vation. Mme de Rˆnal baissa la tˆte qui un instant se trouva presque entiŠrement cach‚e par les plis de son chƒle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua; il tira un second coup, elle tomba.




CHAPITRE XXXVI


DTAILS TRISTES


Ne vous attendez point de ma part … de la faiblesse. Je me suis veng‚. J'ai m‚rit‚ la mort et me voici. Priez pour mon ƒme.
SCHILLER



Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu … lui, il aper‡ut tous les fidŠles qui s'enfuyaient de l'‚glise; le prˆtre avait quitt‚ l'autel. Julien se mit … suivre d'un pas assez lent quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme, qui voulait fuir plus vite que les autres, le poussa rudement, il tomba. Ses pieds s'‚taient embarrass‚s dans une chaise renvers‚e par la foule; en se relevant, il se sentit le cou serr‚; c'‚tait un gendarme en grande tenue qui l'arrˆtait. Machinalement Julien voulut avoir recours … ses petits pistolets; mais un second gendarme s'emparait de ses bras.

Il fut conduit … la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul, la porte se ferma sur lui … double tour; tout cela fut ex‚cut‚ trŠs vite, et il y fut insensible.

"Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant … lui... Oui, dans quinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici l…."

Son raisonnement n'allait pas plus loin il se sentait la tˆte comme si elle e–t ‚t‚ serr‚e avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le tenait. AprŠs quelques instants, il s'endormit profond‚ment.

Mme de Rˆnal n'‚tait pas bless‚e mortellement. La premiŠre balle avait perc‚ son chapeau; comme elle se retournait le second coup ‚tait parti. La balle l'avait frapp‚e … l'‚paule et, chose ‚tonnante, avait ‚t‚ renvoy‚e par l'os de l'‚paule, que pourtant elle cassa, contre un pilier gothique, dont elle d‚tacha un ‚norme ‚clat de pierre.

Quand, aprŠs un pansement long et douloureux, le chirurgien, homme grave, dit … Mme de Rˆnal: je r‚ponds de votre vie comme de la mienne, elle fut profond‚ment afflig‚e.

Depuis longtemps, elle d‚sirait sincŠrement la mort. La lettre qui lui avait ‚t‚ impos‚e par son confesseur actuel, et qu'elle avait ‚crite … M. de La Mole, avait donn‚ le dernier coup … cet ˆtre affaibli par un malheur trop constant. Ce malheur ‚tait l'absence de Julien; elle l'appelait, elle, le remords. Le directeur, jeune eccl‚siastique vertueux et fervent, nouvellement arriv‚ de Dijon, ne s'y trompait pas.

"Mourir ainsi, mais non de ma main, ce n'est point un p‚ch‚, pensait Mme de Rˆnal. Dieu me pardonnera peut-ˆtre de me r‚jouir de ma mort. Elle n'osait ajouter: Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des f‚licit‚s"

A peine fut-elle d‚barrass‚e de la pr‚sence du chirurgien et de tous les amis accourus en foule, qu'elle fit appeler lisa sa femme de chambre

- Le ge“lier, lui dit-elle en rougissant beaucoup, est un homme cruel. Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agr‚able pour moi... Cette id‚e m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-mˆme remettre au ge“lier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le maltraite... Il faut surtout qu'if n'aille pas parler de cet envoi d'argent.

C'est … la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l'humanit‚ du ge“lier de VerriŠres; c'‚tait toujours ce M. Noiroud, minist‚riel parfait, auquel nous avons vu la pr‚sence de M. Appert faire une si belle peur.

Un juge parut dans la prison.

- J'ai donn‚ la mort avec pr‚m‚ditation, lui dit Julien; j'ai achet‚ et fait charger les pistolets chez un tel, l'armurier. L'article 1342 du code p‚nal est clair, je m‚rite la mort et je l'attends.

Le petit esprit du juge ne comprenant pas cette franchise, il multipliait les questions pour faire en sorte que l'accus‚ se coupƒt dans ses r‚ponses.

- Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que vous pouvez le d‚sirer? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre pr‚sence.

Il me reste un ennuyeux devoir … remplir, pensa Julien, il faut ‚crire … Mlle de La Mole.


"Je me suis veng‚, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraŒtra dans les journaux, et je ne puis m'‚chapper de ce monde incognito. Je vous en demande pardon. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a ‚t‚ atroce, comme la douleur d'ˆtre s‚par‚ de vous. De ce moment, je m'interdis d'‚crire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, mˆme … mon fils: le silence est la seule fa‡on de m'honorer. Pour le commun des hommes, je serai un assassin vulgaire... Permettez-moi la v‚rit‚ en ce moment suprˆme: vous m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche … ˆtre vivant, aura ‚puis‚ pour plusieurs ann‚es tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractŠre. Vous ‚tiez faite pour vivre avec les h‚ros du moyen ƒge; montrez en cette occurrence leur ferme caractŠre. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident. Sil vous faut absolument le secours d'un ami, je vous lŠgue l'abb‚ Pirard.

"Ne parlez … nul autre, surtout pas de gens de votre"classe: les de Luz, les Caylus.

"Un an aprŠs ma mort, ‚pousez M. de Croisenois, je vous en prie, je vous l'ordonne comme votre ‚poux. Ne m'‚crivez point, je ne r‚pondrais pas. Bien moins m‚chant que Iago, … ce qu'il me semble, je vais dire comme lui: From this time forth I never will speak word.

"On ne me verra ni parler ni ‚crire; vous aurez eu"mes derniŠres paroles comme mes derniŠres adorations.

J. S."


Ce fut aprŠs avoir fait partir cette lettre que, pour la premiŠre fois Julien, un peu revenu … lui, fut trŠs malheureux. Chacune des esp‚rances de l'ambition dut ˆtre arrach‚e successivement de son coeur par ce grand mot: "Je mourrai, il faut mourir."La mort en elle-mˆme n'‚tait pas horrible … ses yeux. Toute sa vie n'avait ‚t‚ qu'une longue pr‚paration au malheur, et il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le plus grand de tous.

"Quoi donc! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme trŠs fort sur les armes, est-ce que j'aurais la faiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'ƒme?"il passa plus d'une heure … chercher … se bien connaŒtre sous ce rapport.

Quand il eut vu clair dans son ƒme, et que la v‚rit‚ parut devant ses yeux aussi nettement qu'un des piliers de sa prison, il pensa au remords.

"Pourquoi en aurais-je? J'ai ‚t‚ offens‚ d'une maniŠre atroce; j ai tu‚, je m‚rite la mort, mais voil… tout. Je meurs aprŠs avoir sold‚ mon compte envers l'humanit‚. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien … personne; ma mort n'a rien de honteux que l'instrument: cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de VerriŠres, mais sous le rapport intellectuel, quoi de plus m‚prisable! Il me reste un moyen d'ˆtre consid‚rable … leurs yeux: c'est de jeter au peuple des piŠces d'or en allant au supplice. Ma m‚moire, li‚e … l'id‚e de l'or, sera resplendissante pour eux."

AprŠs ce raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla ‚vident: "Je n'ai plus rien … faire sur la terre", se dit Julien, et il s'endormit profond‚ment.

Vers les neuf heures du soir, le ge“lier le r‚veilla en lui apportant … souper.

- Que dit-on dans VerriŠres?

- Monsieur Julien, le serment que j'ai prˆt‚ devant le crucifix, … la cour royale, le jour que je fus install‚ dans ma place, m'oblige au silence.

Il se taisait, mais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien."Il faut, pensa-t-il, que je lui fasse attendre longtemps les cinq francs qu'il d‚sire pour me vendre sa conscience."

Quand le ge“lier vit le repas finir sans tentative de s‚duction:

- L'amiti‚ que j'ai pour vous, monsieur Julien, dit-il d'un air faux et doux, m'oblige … parler, quoiqu'on dise que c'est contre l'int‚rˆt de la justice, parce que cela peut vous servir … arranger votre d‚fense... Monsieur Julien, qui est bon gar‡on, sera bien content si je lui apprends que Mme de Rˆnal va mieux.

- Quoi! elle n'est pas morte? s'‚cria Julien en se levant de table hors de lui.

- Quoi! vous ne saviez rien! dit le ge“lier d'un air stupide qui bient“t devint de la cupidit‚ heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien qui, d aprŠs la loi et justice, ne devait pas parler. Mais pour faire plaisir … monsieur, je suis all‚ chez lui, et il m'a tout cont‚...

- Enfin, la blessure n'est pas mortelle, lui dit Julien impatient‚ en s'avan‡ant vers lui, tu m'en r‚ponds sur ta vie?

Le ge“lier, g‚ant de six pieds de haut eut peur et se retira vers la porte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour arriver … la v‚rit‚, il se rassit et jeta un napol‚on … M. Noiroud.

A mesure que le r‚cit de cet homme prouvait … Julien que la blessure de Mme de Rˆnal n'‚tait pas mortelle, il se sentait gagn‚ par les larmes.

- Sortez! lui dit-il brusquement.

Le ge“lier ob‚it. A peine la porte fut-elle ferm‚e: "Grand Dieu! elle n'est pas morte!"s'‚cria Julien, et il tomba … genoux, pleurant … chaudes larmes.

Dans ce moment suprˆme, il ‚tait croyant. Qu'importent les hypocrisies des prˆtres? peuvent-elles “ter quelque chose … la v‚rit‚ et … la sublimit‚ de l'id‚e de Dieu?

Seulement alors, Julien commen‡a … se repentir du crime commis. Par une co‹ncidence qui lui ‚vita le d‚sespoir, en cet instant seulement, venait de cesser l'‚tat d'irritation physique et de demi-folie o— il ‚tait plong‚ depuis son d‚part de Paris pour VerriŠres.

Ses larmes avaient une source g‚n‚reuse, il n'avait aucun doute sur la condamnation qui l'attendait.

"Ainsi elle vivra! se disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour m'aimer..."

Le lendemain matin fort tard, quand le ge“lier le r‚veilla:

- Il faut que vous ayez un fameux coeur, monsieur Julien, lui dit cet homme. Deux fois je suis venu et j'ai fait conscience de vous r‚veiller. Voici deux bouteilles d'excellent vin que vous envoie M. Maslon notre cur‚.

- Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.

- Oui, monsieur, r‚pondit le ge“lier en baissant la voix, mais ne parlez pas si haut, cela pourrait vous compromettre.

Julien rit de bon coeur.

- Au point o— j'en suis, mon ami, vous seul pourriez me nuire si vous cessiez d'ˆtre doux et humain... Vous serez bien pay‚, dit Julien en s'interrompant et reprenant l'air imp‚rieux.

Cet air fut justifi‚ … l'instant par le don d'une piŠce de monnaie.

M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands d‚tails tout ce qu'il avait appris sur Mme de Rˆnal, mais il ne parla point de la visite de Mlle lisa.

Cet homme ‚tait bas et soumis autant que possible. Une id‚e traversa la tˆte de Julien: "Cette espŠce de g‚ant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n'est guŠre fr‚quent‚e; je puis lui assurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse avec moi... La difficult‚ sera de le persuader de ma bonne foi."L'id‚e du long colloque … avoir avec un ˆtre aussi vil inspira du d‚go–t … Julien, il pensa … autre chose.

Le soir, il n'‚tait plus temps. Une chaise de poste vint le prendre … minuit. Il fut trŠs content des gendarmes, ses compagnons de voyage. Le matin, lorsqu'il arriva … la prison de Besan‡on, on eut la bont‚ de le loger dans l'‚tage sup‚rieur d'un donjon gothique. Il jugea l'architecture du commencement du XIXe siŠcle; il en admira la grƒce et le l‚gŠret‚ piquante. Par un ‚troit intervalle entre deux murs au-del… d'une cour profonde, il avait une ‚chapp‚e de vue superbe.

Le lendemain, il y eut un interrogatoire, aprŠs quoi, pendant plusieurs jours, on le laissa tranquille. Son ƒme ‚tait calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: "J'ai voulu tuer, je dois ˆtre tu‚."

Sa pens‚e ne s'arrˆta pas davantage … ce raisonnement. Le jugement, l'ennui de paraŒtre en public la d‚fense il consid‚rait tout cela comme de l‚gers embarras, des c‚r‚monies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour mˆme. Le moment de la mort ne l'arrˆtait guŠre plus: "J'y songerai aprŠs le jugement."La vie n'‚tait point ennuyeuse pour lui, il consid‚rait toutes choses sous un nouvel aspect, il n'avait plus d'ambition. Il pensait rarement … Mlle de La Mole. Ses remords l'occupaient beaucoup et lui pr‚sentaient souvent l'image de Mme de Rˆnal, surtout pendant le silence des nuits troubl‚ seulement, dans ce donjon ‚lev‚, par le chant d‚ l'orfraie!

Il remerciait le ciel de ne l'avoir pas bless‚e … mort."Chose ‚tonnante! se disait-il, je croyais que par sa lettre … M. de La Mole elle avait d‚truit … jamais mon bonheur … venir et moins de quinze jours aprŠs la date de cette lettre, je n‚ songe plus … tout ce qui m'occupait alors... Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy... J'‚tais heureux alors... Je ne connaissais pas mon bonheur!"

Dans d'autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise."Si j'avais bless‚ … mort Mme de Rˆnal, je me serais tu‚... J'ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur … moi-mˆme.

"Me tuer! voil… la grande question, se disait-il. Ces juges si formalistes, si acharn‚s aprŠs le pauvre accus‚, qui feraient pendre le meilleur citoyen pour accrocher la croix... Je me soustrairais … leur empire, … leurs injures en mauvais fran‡ais, que le journal du d‚partement va appeler de l'‚loquence...

"Je puis vivre encore cinq ou six semaines, plus ou moins... Me tuer! ma foi non, se dit-il aprŠs quelques jours, Napol‚on a v‚cu...

"D'ailleurs, la vie m'est agr‚able; ce s‚jour est tranquille; je n'y ai point d'ennuyeux, ajouta-t-il en riant, et il se mit … faire la note des livres qu'il voulait faire venir de Paris"




CHAPITRE XXXVII


UN DONJON


Le tombeau d'un ami.
STERNE.



Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n'‚tait pas l'heure o— l'on montait dans sa prison; l'orfraie s'envola en criant, la porte s'ouvrit, et le v‚n‚rable cur‚ Ch‚lan tout tremblant et la canne … la main, se jeta dans ses bras.

- Ah! grand Dieu! est-il possible, mon enfant... Monstre! devrais-je dire.

Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne tombƒt. Il fut oblig‚ de le conduire … une chaise. La main du temps s'‚tait appesantie sur cet homme autrefois si ‚nergique. Il ne parut plus … Julien que l'ombre de lui-mˆme.

Quand il eut repris haleine:

- Avant-hier seulement, je re‡ois votre lettre de Strasbourg, avec vos cinq cents francs pour les pauvres de VerriŠres, on me l'a apport‚e dans la montagne, … Liveru o— je suis retir‚ chez mon neveu Jean. Hier, J'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible!

Et le vieillard ne pleurait plus, il avait l'air priv‚ d'id‚e, et ajouta machinalement:

- Vous aurez besoin de vos cinq cents francs, je vous les rapporte.

- J'ai besoin de vous voir, mon pŠre, s'‚cria Julien attendri. J'ai de l'argent de reste.

Mais il ne put plus obtenir de r‚ponse sens‚e. De temps … autre, M. Ch‚lan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julien, et ‚tait comme ‚tourdi de le voir lui prendre les mains et les porter … ses lŠvres. Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d'‚nergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une espŠce de paysan vint bient“t chercher le vieillard.

- Il ne faut pas le fatiguer et le faire trop parler, dit-il … Julien, qui comprit que c'‚tait le neveu.

Cette apparition laissa Julien plong‚ dans un malheur cruel et qui ‚loignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son coeur glac‚ dans sa poitrine.

Cet instant fut le plus cruel qu'il e–t ‚prouv‚ depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d'ƒme et de g‚n‚rosit‚ s'‚taient dissip‚es comme un nuage devant la tempˆte.

Cette affreuse situation dura plusieurs heures. AprŠs l'empoisonnement moral, il faut des remŠdes physiques et du vin de Champagne. Julien se f–t estim‚ un lƒche d'y avoir recours. Vers la fin d'une journ‚e horrible, pass‚e tout entiŠre … se promener dans son ‚troit donjon: "Que je suis fou! s'‚cria-t-il. C'est dans le cas o— je devrais mourir comme un autre, que la vue de ce pauvre vieillard aurait d– me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et … la fleur des ans me met pr‚cis‚ment … l'abri de cette triste d‚cr‚pitude."

Quelques raisonnements qu'il se fŒt, Julien se trouva attendri comme un ˆtre pusillanime, et par cons‚quent malheureux de cette visite.

Il n'y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine; la mort lui apparaissait … une plus grande hauteur, et comme chose moins facile.

"Ce sera l… mon thermomŠtre, se dit-il. Ce soir, je suis … dix degr‚s au-dessous du courage qui me conduit de niveau … la guillotine. Ce matin, je l'avais ce courage. Au reste, qu'importe? pourvu qu'il me revienne au moment n‚cessaire. Cette id‚e de thermomŠtre l'amusa, et enfin parvint … le distraire."

Le lendemain … son r‚veil, il eut honte de la journ‚e de la veille."Mon bonheur, ma tranquillit‚ sont enjeu."Il r‚solut presque d'‚crire … M. le procureur g‚n‚ral, pour demander que personne ne f–t admis auprŠs de lui."Et Fouqu‚? pensa-t-il. S'il peut prendre sur lui de venir … Besan‡on, quelle ne serait pas sa douleur!"

Il y avait deux mois peut-ˆtre qu'il n'avait song‚ … Fouqu‚."J'‚tais un grand sot … Strasbourg, ma pens‚e n'allait pas au-del… du collet de mon habit."Le souvenir de Fouqu‚ l'occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation."Me voici d‚cid‚ment de vingt degr‚s au-dessous du niveau de la mort... Si cette faiblesse augmente, il vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abb‚s Maslon et les Valenod, si je meurs comme un cuistre!"

Fouqu‚ arriva, cet homme simple et bon ‚tait ‚perdu de douleur. Son unique id‚e, s'il en avait, ‚tait de vendre tout son bien pour s‚duire le ge“lier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l'‚vasion de M. de Lavalette.

- Tu me fais peine, lui dit Julien; M. de Lavalette ‚tait innocent, moi je suis coupable. Sans le vouloir, tu me fais songer … la diff‚rence...

"Mais, est-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout … coup observateur et m‚fiant.

Fouqu‚ ravi de voir enfin son ami r‚pondre … son id‚e dominante, lui d‚taille longuement et … cent francs prŠs, ce qu'il tirerait de chacune de ses propri‚t‚s.

"Quel effort sublime chez un propri‚taire de province! pensa Julien. Que d'‚conomies, que de petites demi-l‚sineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faire il sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j'ai vus … l'h“tel de La Mole, et qui lisent Ren‚, n'aurait aucun de ces ridicules; mais except‚ ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par h‚ritage, et qui ignorent la valeur de l'argent, quel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d'un tel sacrifice?"

Toutes les fautes de fran‡ais, tous les gestes communs de Fouqu‚ disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, compar‚e … Paris, n'a re‡u un plus bel hommage. Fouqu‚, ravi du moment d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement … la fuite.

Cette vue du sublime rendit … Julien toute la force que l'apparition de M. Ch‚lan lui avait fait perdre. Il ‚tait encore bien jeune; mais, suivant moi, ce tut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au ruse, comme la plupart des hommes, l'ƒge lui e–t donn‚ la bont‚ facile … s'attendrir, il se f–t gu‚ri d'une m‚fiance folle... Mais … quoi bon ces vaines pr‚dictions?

Les interrogatoires devenaient plus fr‚quents en d‚pit des efforts de Julien, dont toutes les r‚ponses tendaient … abr‚ger l'affaire:

- J'ai tu‚ ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec pr‚m‚ditation, r‚p‚tait-il chaque jour.

Mais le juge ‚tait formaliste avant tout. Les d‚clarations de Julien n'abr‚geaient nullement les interrogatoires, l'amour-propre du juge fut piqu‚. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le transf‚rer dans un affreux cachot, et que c'‚tait grƒce aux d‚marches de Fouqu‚ qu'on lui laissait sa jolie chambre … cent quatre-vingts marches d'‚l‚vation.

M. l'abb‚ de Frilair ‚tait au nombre des hommes importants qui chargeaient Fouqu‚ de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissement, M. de Frilair lui annon‡a que, touch‚ des bonnes qualit‚s de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus au s‚minaire, il comptait le recommander aux juges. Fouqu‚ entrevit l'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu'… terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l'acquittement de l'accus‚, une somme de dix louis.

Fouqu‚ se m‚prenait ‚trangement. M. de Frilair n'‚tait point un Valenod. Il refusa et chercha mˆme … faire entendre au bon paysan qu'il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu'il ‚tait impossible d'ˆtre clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aum“ne pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout.

"Ce Julien est un ˆtre singulier, son action est inexplicable, pensait M. de Frilair, et rien ne doit l'ˆtre pour moi... Peut-ˆtre sera-t-il possible d'en faire un martyr... Dans tous les cas, je saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-ˆtre une occasion de faire peur … cette Mme de Rˆnal, qui ne nous estime point, et au fond me d‚teste... Peut-ˆtre pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de r‚conciliation ‚clatante avec M. de La Mole, qui a un faible pour ce petit s‚minariste."

La transaction sur le procŠs avait ‚t‚ sign‚e quelques semaines auparavant, et l'abb‚ Pirard ‚tait reparti de Besan‡on, non sans avoir parl‚ de la myst‚rieuse naissance de Julien, le jour mˆme o— le malheureux assassinait Mme de Rˆnal dans l'‚glise de VerriŠres.

Julien ne voyait plus qu'un ‚v‚nement d‚sagr‚able entre lui et la mort, c'‚tait la visite de son pŠre. Il consulta Fouqu‚ sur l'id‚e d'‚crire … M. le procureur g‚n‚ral, pour ˆtre dispens‚ de toute visite. Cette horreur pour la vue d'un pŠre, et dans un tel moment, choqua profond‚ment le coeur honnˆte et bourgeois du marchand de bois.

Il crut comprendre pourquoi tant de gens ha‹ssaient passionn‚ment son ami. Par respect pour le malheur, il cacha sa maniŠre de sentir.

- Dans tous les cas lui r‚pondit-il froidement, cet ordre de secret ne serait pas appliqu‚ … ton pŠre.




CHAPITRE XXXVIII


UN HOMME PUISSANT


Mais il y a tant de mystŠre dans ses d‚marches et d'‚l‚gance dans sa taille! Qui peut-elle ˆtre?
SCHILLER.



Les portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut r‚veill‚ en sursaut.

- Ah! bon Dieu, pensa-t-il, voil… mon pŠre. Quelle scŠne d‚sagr‚able!

Au mˆme instant, une femme vˆtue en paysanne se pr‚cipita dans ses bras en le serrant d'une fa‡on convulsive; il eut peine … la reconnaŒtre. C'‚tait Mlle de La Mole.

- M‚chant, je n'ai su que par ta lettre o— tu ‚tais. Ce que tu appelles ton crime, et qui n'est qu'une noble vengeance qui me r‚vŠle toute la hauteur du coeur qui bat dans cette poitrine, je ne l'ai su qu'… VerriŠres...

Malgr‚ ses pr‚ventions contre Mlle de La Mole, que d'ailleurs il ne s'avouait pas bien nettement, Julien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette fa‡on d'agir et de parler un sentiment noble, d‚sint‚ress‚, bien au-dessus de tout ce qu'aurait os‚ une ƒme petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reine, et aprŠs quelques instants, ce fut avec une rare noblesse d'‚locution et de pens‚e qu'il lui dit:

- L'avenir se dessinait … mes yeux fort clairement. AprŠs ma mort, je vous remariais … M. de Croisenois, qui aurait ‚pous‚ une veuve. L'ƒme noble mais un peu romanesque de cette veuve charmante, ‚tonn‚e et convertie au culte de la prudence vulgaire par un ‚v‚nement singulier, tragique et grand pour elle, e–t daign‚ comprendre le m‚rite fort r‚el du jeune marquis. Vous vous seriez r‚sign‚e … ˆtre heureuse du bonheur de tout le monde: la consid‚ration, les richesses, le haut rang... Mais, chŠre Mathilde, votre arriv‚e … Besan‡on, si elle est soup‡onn‚e, va ˆtre un coup mortel pour M. de La Mole, et voil… ce que jamais je ne me pardonnerai. Je lui ai d‚j… caus‚ tant de chagrin! L'acad‚micien va dire qu'il a r‚chauff‚ un serpent dans son sein.

- J'avoue que je m'attendais peu … tant de froide raison, … tant de souci pour l'avenir, dit Mlle de La Mole … demi fƒch‚e. Ma femme de chambre, presque aussi prudente que vous, a pris un passeport pour elle, et c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste.

- Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'… moi?

- Ah! tu es toujours l'homme sup‚rieur, celui que j'ai distingu‚! D'abord, j'ai offert cent francs … un secr‚taire de juge, qui pr‚tendait que mon entr‚e dans ce donjon ‚tait impossible. Mais l'argent re‡u, cet honnˆte homme m'a fait attendre, a ‚lev‚ des objections, j'ai pens‚ qu'il songeait … me voler...

Elle s'arrˆta.

- Eh bien? dit Julien.

- Ne te fƒche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l'embrassant, j'ai ‚t‚ oblig‚e de dire mon nom … ce secr‚taire, qui me prenait pour une jeune ouvriŠre de Paris amoureuse du beau Julien... En v‚rit‚, ce sont ses termes. Je lui ai jur‚ que j'‚tais ta femme, et j'aurai une permission pour te voir chaque jour.

"La folie est complŠte, pensa Julien, je n'ai pu l'empˆcher. AprŠs tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui ‚pousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout", et il se livra avec d‚lices … l'amour de Mathilde; c'‚tait de la folie, de la grandeur d'ƒme, tout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa s‚rieusement de se tuer avec lui.

AprŠs ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasi‚e du bonheur de voir Julien, une curiosit‚ vive s'empara tout … coup de son ƒme. Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'‚tait imagin‚. Bon il ace de La Mole lui semblait ressuscit‚, mais plus h‚ro‹que.

Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur offrant de l'or trop cr–ment; mais ils finirent par accepter.

Elle arriva rapidement … cette id‚e, qu'en fait de choses douteuses et d'une haute port‚e, tout d‚pendait … Besan‡on de M. l'abb‚ de Frilair.

Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables difficult‚s pour parvenir jusqu'au tout-puissant congr‚ganiste. Mais le bruit de la beaut‚ d'une jeune marchande de modes, folle d'amour, et venue de Paris … Besan‡on, pour consoler le jeune abb‚ Julien Sorel, se r‚pandit dans la ville.

Mathilde courait seule … pied, dans les rues de Besan‡on, elle esp‚rait n'ˆtre pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile … sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait … le faire r‚volter pour sauver Julien marchant … la mort. Mlle de La Mole croyait ˆtre vˆtue simplement et comme il convient … une femme dans la douleur; elle l'‚tait de fa‡on … attirer tous les regards.

Elle ‚tait … Besan‡on l'objet de l'attention de tous lorsque aprŠs huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair.

Quel que f–t son courage, les id‚es de congr‚ganiste influent et de profonde et prudente sc‚l‚ratesse ‚taient tellement lices dans son esprit, qu'elle trembla en sonnant … la porte de l'‚vˆch‚. Elle pouvait … peine marcher, lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait … l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais ‚piscopal lui donnait froid."Je puis m'asseoir sur un fauteuil, et ce fauteuil me saisir les bras, j'aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir... Je suis isol‚e dans cette grande ville!"

A son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassur‚e. D'abord c'‚tait un laquais en livr‚e fort ‚l‚gante, qui lui avait ouvert. Le salon o— on la fit attendre ‚talait ce luxe fin et d‚licat, si diff‚rent de la magnificence grossiŠre, et que l'on ne trouve … Paris que dans les meilleures maisons. DŠs qu'elle aper‡ut M. de Frilair qui venait … elle d'un air paterne, toutes les id‚es de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas mˆme sur cette belle figure, l'empreinte de cette vertu ‚nergique et quelque peu sauvage si antipathique … la soci‚t‚ de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prˆtre, qui disposait de tout … Besan‡on, annon‡ait l'homme de bonne compagnie, le pr‚lat instruit, l'administrateur habile. Mathilde se crut … Paris.

Il ne fallut que quelques instants … M. de Frilair pour amener Mathilde … lui avouer qu'elle ‚tait la fille de son puissant adversaire, le marquis de La Mole.

- Je ne suis point en effet Mme Michelet, dit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintien, et cet aveu me co–te peu, car je viens vous consulter, monsieur, sur la possibilit‚ de procurer l'‚vasion de M. de La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une ‚tourderie, la femme sur laquelle il a tir‚ se porte bien. En second lieu, pour s‚duire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs, et m'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauv‚ M. de La Vernaye.

M. de Frilair paraissait ‚tonn‚ de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerre, adress‚es … M. Julien Sorel de La Vernaye.

- Vous voyez, monsieur, que mon pŠre se chargeait de sa fortune. C'est tout simple, je l'ai ‚pous‚ en secret, mon pŠre d‚sirait qu'il f–t officier sup‚rieur, avant de d‚clarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.

Mathilde remarqua que l'expression de la bont‚ et d'une gaiet‚ douce s'‚vanouissait rapidement, … mesure que M. de Frilair arrivait … des d‚couvertes importantes. Une finesse mˆl‚e de fausset‚ profonde se peignit sur sa figure.

L'abb‚ avait des doutes, il relisait lentement les documents officiels.

"Quel parti puis-je tirer de ces ‚tranges confidences? se disait-il. Me voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la c‚lŠbre mar‚chale de Fervaques niŠce toute-puissante de Mgr l'‚voque de***, par qui l'on est ‚vˆque en France.

"Ce que je regardais comme recul‚ dans l'avenir se pr‚sente … l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux."

D'abord Mathilde fut effray‚e du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissant, avec lequel elle se trouvait seule dans un appartement recul‚."Mais quoi! se dit-elle bient“t, la pire chance n'e–t-elle pas ‚t‚ de ne faire aucune impression sur le froid ‚go‹sme d'un prˆtre rassasi‚ de pouvoir et de jouissances?"

bloui de cette voie rapide et impr‚vue qui s'ouvrait … ses yeux pour arriver … l'‚piscopat, ‚tonn‚ du g‚nie de Mathilde, un instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque … ses pieds, ambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.

"Tout s'‚claircit, pensa-t-elle, rien ne sera impossible ici … l'amie de Mme de Fervaques. Malgr‚ un sentiment de jalousie encore bien douloureux, elle eut le courage d'expliquer que Julien ‚tait l'ami intime de la mar‚chale, et rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l'‚vˆque de***.

- Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jur‚s parmi les notables habitants de ce d‚partement, dit le grand vicaire avec l'ƒpre regard de l'ambition et en appuyant sur les mots, je me consid‚rerais comme bien peu chanceux, si, dans chaque liste, je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours, j'aurais la majorit‚, plus qu'elle mˆme pour condamner, voyez mademoiselle, avec quelle grande facilit‚ je puis faire absoudre...

L'abb‚ s'arrˆta tout … coup, comme ‚tonn‚ du son de ses paroles; il avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.

Mais, … son tour, il frappa Mathilde de stupeur, quand il lui apprit que ce qui ‚tonnait et int‚ressait surtout la soci‚t‚ de Besan‡on dans l'‚trange aventure de Julien, c'est qu'il avait inspir‚ autrefois une grande passion … Mme de Rˆnal, et l'avait longtemps partag‚e. M. de Frilair s'aper‡ut facilement du trouble extrˆme que produisait son r‚cit.

"J'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfin, voici un moyen de conduire cette petite personne si d‚cid‚e; je tremblais de n'y pas r‚ussir."L'air distingu‚ et peu facile … mener redoublait … ses yeux le charme de la rare beaut‚ qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit' tout son sang-froid, et n'h‚sita point … retourner le poignard dans son coeur.

- Je ne serais pas surpris aprŠs tout, lui dit-il d'un air l‚ger, quand nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tir‚ deux coups de pistolet … cette femme autrefois tant aim‚e. Il s'en faut bien qu'elle soit sans agr‚ments, et depuis peu elle voyait fort souvent un certain abb‚ Marquinot de Dijon, espŠce de jans‚niste sans moeurs, comme ils sont tous.

M. de Frilair tortura voluptueusement et … loisir le coeur de cette jolie fille, dont il avait surpris le secret.

- Pourquoi, disait-il en arrˆtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l'‚glise, si ce n'est parce que, pr‚cis‚ment en cet instant son rival y c‚l‚brait la messe? Tout le monde accorde infiniment d'esprit, et encore plus de prudence … l'homme heureux que vous prot‚gez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rˆnal qu'il connaŒt si bien? l…, avec la presque certitude de n'ˆtre ni vu, ni pris, ni soup‡onn‚, il pouvait donner la mort … la femme dont il ‚tait jaloux.

Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d'elle-mˆme. Cette ƒme altiŠre, mais satur‚e de toute cette prudence sŠche qui passe dans le grand monde pour peindre fidŠlement le coeur humain, n'‚tait pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudence, qui peut ˆtre si vif pour une ƒme ardente. Dans les hautes classes de la soci‚t‚ de Paris, o— Mathilde avait v‚cu, la passion ne peut que bien rarement se d‚pouiller de prudence, et c'est du cinquiŠme ‚tage qu'on se jette par la fenˆtre.

Enfin, l'abb‚ de Frilair fut s–r de son empire. Il fit entendre … Mathilde (sans doute il mentait), qu'il pouvait disposer … son gr‚ du ministŠre public, charg‚ de soutenir l'accusation contre Julien.

AprŠs que le sort aurait d‚sign‚ les trente-six jur‚s de la session, il ferait une d‚marche directe et personnelle auprŠs de trente jur‚s au moins.

Si Mathilde n'avait pas sembl‚ si jolie … M. de Frilair, il ne lui e–t parl‚ aussi clairement qu'… la cinq ou sixiŠme entrevue.




CHAPITRE XXXIX


L'INTRIGUE


Castres 1676. -- Un frŠre vient d'assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme ‚tait d‚j… coupable d'un meurtre. Son pŠre, en faisant distribuer secrŠtement cinq cents ‚cus aux conseillers, lui a sauv‚ la vie.
LOCKE, Voyage en France.



En sortant de l'‚vˆch‚, Mathilde n'h‚sita pas … envoyer un courrier … Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arrˆta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de Frilair ‚crite en entier de la main de Mgr l'‚vˆque de***. Elle allait jusqu'… la supplier d'accourir elle-mˆme … Besan‡on. Ce trait fut h‚ro‹que de la part d'une ƒme jalouse et fiŠre.

D'aprŠs le conseil de Fouqu‚, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses d‚marches … Julien. Sa pr‚sence le troublait assez sans cela. Plus honnˆte homme … l'approche de la mort qu'il ne l'avait ‚t‚ durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole mais aussi pour Mathilde.

"Quoi donc! se disait-il, je trouve auprŠs d'elle des moments de distraction et mˆme de l'ennui. Elle se perd pour moi, et c'est ainsi que je l'en r‚compense! Serais-je donc un m‚chant?"Cette question l'e–t bien peu occup‚ quand il ‚tait ambitieux; alors, ne pas r‚ussir ‚tait la seule honte … ses yeux.

Son malaise moral auprŠs de Mathilde, ‚tait d'autant plus d‚cid‚, qu'il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices ‚tranges qu'elle voulait faire pour le sauver.

Exalt‚e par un sentiment dont elle ‚tait fiŠre et qui l'emportait sur tout son orgueil, elle e–t voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque d‚marche extraordinaire. Les projets les plus ‚tranges, les plus p‚rilleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les ge“liers, bien pay‚s, la laissaient r‚gner dans la prison. Les id‚es de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa r‚putation; peu lui importait de faire connaŒtre son ‚tat … toute la soci‚t‚. Se jeter … genoux pour demander la grƒce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l'attention du prince, au risque de se faire mille fois ‚craser, ‚tait une des moindres chimŠres que rˆvait cette imagination exalt‚e et courageuse. Par ses amis employ‚s auprŠs du roi, elle ‚tait s–re d'ˆtre admise dans les parties r‚serv‚es du parc de Saint-Cloud.

Julien se trouvait peu digne de tant de d‚vouement, … vrai dire il ‚tait fatigu‚ d'h‚ro‹sme. C'e–t ‚t‚ … une tendresse simple, na‹ve et presque timide, qu'il se f–t trouv‚ sensible, tandis qu'au contraire, il fallait toujours l'id‚e d'un public et des autres … l'ƒme hautaine de Mathilde.

Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu'elle avait un besoin secret d'‚tonner le public par l'excŠs de son amour et la sublimit‚ de ses entreprises.

Julien prenait de l'humeur de ne point se trouver touch‚ de tout cet h‚ro‹sme. Qu'e–t-ce ‚t‚ s'il e–t connu toutes les folies dont Mathilde accablait l'esprit d‚vou‚, mais ‚minemment raisonnable et born‚ du bon Fouqu‚?

Il ne savait trop que blƒmer dans le d‚vouement de Mathilde; car lui aussi e–t sacrifi‚ toute sa fortune et expos‚ sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il ‚tait stup‚fait de la quantit‚ d'or jet‚ par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi d‚pens‚es en imposŠrent … Fouqu‚, qui avait pour l'argent toute la v‚n‚ration d'un provincial.

Enfin, il d‚couvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, … son grand soulagement, trouva un mot pour blƒmer son caractŠre si fatigant pour lui: elle ‚tait changeante. De cette ‚pithŠte … celle de mauvaise tˆte, le plus grand anathŠme en province, il n'y a qu'un pas.

"Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu'une passion si vive et dont je suis l'objet me laisse tellement insensible! et je l'adorais il y a deux mois! J'avais bien lu que l'approche de la mort d‚sint‚resse de tout, mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un ‚go‹ste?"Il se faisait … ce sujet les reproches les plus humiliants.

L'ambition ‚tait morte en son coeur, une autre passion y ‚tait sortie de ses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassin‚ Mme de Rˆnal.

Dans le fait, il en ‚tait ‚perdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand laiss‚ absolument seul et sans crainte d'ˆtre interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journ‚es heureuses qu'il avait pass‚es jadis … VerriŠres ou … Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envol‚s avaient pour lui une fraŒcheur et un charme irr‚sistibles. Jamais il ne pensait … ses succŠs de Paris, il en ‚tait ennuy‚.

Ces dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie devin‚es par la jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement qu'elle avait … lutter contre l'amour de la solitude. Quelquefois, elle pronon‡ait avec terreur le nom de Mme de Rˆnal. Elle voyait fr‚mir Julien. Sa passion n'eut d‚sormais ni bornes, ni mesure.

"S'il meurt, je meurs aprŠs lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer … ce point un amant destin‚ … la mort?"Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des h‚ros, c'‚taient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cours du siŠcle de Charles IX et de Henri III.

Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son coeur la tˆte de Julien: "Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tˆte charmante serait destin‚e … tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflamm‚e d'un h‚ro‹sme qui n'‚tait pas sans bonheur, mes lŠvres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glac‚es moins de vingt-quatre heures aprŠs ."

Les souvenirs de ces moments d'h‚ro‹sme et d'affreuse volupt‚ l'attachaient d'une ‚treinte invincible! L'id‚e de suicide, si occupante par elle-mˆme, et jusqu'ici si ‚loign‚e de cette ƒme altiŠre, y p‚n‚tra, et ce fut pour y r‚gner bient“t avec un empire absolu."Non, le sang de mes ancˆtres ne s'est point atti‚di en descendant jusqu'… moi, se disait Mathilde avec orgueil."

- J'ai une grƒce … vous demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice … VerriŠres, Mme de Rˆnal surveillera la nourrice.

- Ce que vous me dites l… est bien dur...

Et Mathilde pƒlit.

- Il est vrai, et je t'en demande mille fois pardon, s'‚cria Julien sortant de sa rˆverie et la serrant dans ses bras.

AprŠs avoir s‚ch‚ ses larmes, il revint … sa pens‚e, mais avec plus d'adresse. Il avait donn‚ … la conversation un tour de philosophie m‚lancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sit“t se fermer pour lui.

- Il faut convenir, chŠre amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les ƒmes sup‚rieures... La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l'orgueil de votre famille, c'est ce que devineront les subalternes. La n‚gligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte... J'espŠre qu'… une ‚poque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous ob‚irez … mes derniŠres recommandations: Vous ‚pouserez M. le marquis de Croisenois.

- Quoi, d‚shonor‚e!

- Le d‚shonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le v“tre. Vous serez une veuve et la veuve d'un fou, voil… tout. J'irai plus loin: mon crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point d‚shonorant. Peut-ˆtre … cette ‚poque, quelque l‚gislateur philosophe aura obtenu, des pr‚jug‚s de ses contemporains, la suppression de la peine de mort'. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier ‚poux de Mlle de La Mole ‚tait un fou, mais non pas un m‚chant homme, un sc‚l‚rat. Il fut absurde de faire tomber cette tˆte... Alors ma m‚moire ne sera point infƒme; du moins aprŠs un certain temps... Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre g‚nie feront jouer … M. de Croisenois, devenu votre ‚poux, un r“le auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualit‚s toutes seules qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siŠcle plus tard, et ne donnent que des pr‚tentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer … la tˆte de la jeunesse fran‡aise.

"Vous porterez le secours d'un caractŠre ferme et entreprenant au parti politique o— vous jetterez votre ‚poux. Vous pourrez succ‚der aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alors, chŠre amie, le feu c‚leste qui vous anime en ce moment sera un peu atti‚di.

"Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il aprŠs beaucoup d'autres phrases pr‚paratoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l'amour que vous avez eu pour moi...

Il s'arrˆta tout … coup et devint rˆveur. Il se trouvait de nouveau vis-…-vis cette id‚e si choquante pour Mathilde:

- Dans quinze ans, Mme de Rˆnal adorera mon fils, et vous l'aurez oubli‚.




CHAPITRE XL.


LA TRANQUILLITE


C'est parce que alors j'‚tais fou qu'aujourd'hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d'instantan‚, que tes vues sont courtes! Ton mil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions.
Mme GOETHE.



Cet entretien fut coup‚ par un interrogatoire, suivi d'une conf‚rence avec l'avocat charg‚ de la d‚fense. Ces moments ‚taient les seuls absolument d‚sagr‚ables d'une vie pleine d'incurie et de rˆveries tendres.

- Il y a meurtre, et meurtre avec pr‚m‚ditation, dit Julien au juge comme … l'avocat. J'en suis fƒch‚, messieurs, ajouta-t-il en souriant; mais ceci r‚duit votre besogne … bien peu de chose.

"AprŠs tout, se disait Julien, quand il fut parvenu … se d‚livrer de ces deux ˆtres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des ‚pouvantements, ce duel … issue malheureuse, dont je ne m'occuperai s‚rieusement que le jour mˆme.

"C'est que j'ai connu un plus grand malheur, continua Julien en philosophant avec lui-mˆme. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage … Strasbourg, quand je me croyais abandonn‚ par Mathilde... Et pouvoir dire que j'ai d‚sir‚ avec tant de passion cette intimit‚ parfaite qui aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le fait, je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude..."

L'avocat, homme de rŠgle et de formalit‚s, le croyait fou et pensait avec le public que c'‚tait la jalousie qui lui avait mis le pistolet … la main. Un jour, il hasarda de faire entendre … Julien que cette all‚gation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l'accus‚ redevint en un clin d'oeil un ˆtre passionn‚ et incisif.

- Sur votre vie, monsieur, s'‚cria Julien hors de lui, souvenez-vous de ne plus prof‚rer cet abominable mensonge.

Le prudent avocat eut peur un instant d'ˆtre assassin‚.

Il pr‚parait sa plaidoirie, parce que l'instant d‚cisif approchait rapidement. Besan‡on et tout le d‚partement ne parlaient que de cette cause c‚lŠbre. Julien ignorait ce d‚tail, il avait pri‚ qu'on ne lui parlƒt jamais de ces sortes de choses.

Ce jour-l…, Fouqu‚ et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics fort propres, selon eux, … donner des esp‚rances, Julien les avait arrˆt‚s dŠs le premier mot.

- Laissez-moi ma vie id‚ale. Vos petites tracasseries vos d‚tails de la vie r‚elle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser … la mort qu'… ma maniŠre. Que m'importent les autres? Mes relations avec les autres vont ˆtre tranch‚es brusquement. De grƒce ne me parlez plus de ces gens-l…: c'est bien assez d'ˆtre encore encanaill‚ … la vue du juge d'instruction et de l'avocat.

"Au fait, se disait-il … lui-mˆme, il paraŒt que mon destin est de mourir en rˆvant. Un ˆtre obscur, tel que moi, s–r d'ˆtre oubli‚ avant quinze jours, serait bien dupe il faut l'avouer, de jouer la com‚die...

"Il est singulier pourtant que je n'aie connu l'art de jouir de la vie que depuis que j'en vois le terme si prŠs de moi."

Il passait ces derniŠres journ‚es … se promener sur l'‚troite terrasse au haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoy‚ chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition ‚tait attendue chaque jour par tous les t‚lescopes de la ville. Sa pens‚e ‚tait … Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rˆnal … Fouqu‚, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu'elle se r‚tablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.

Pendant que l'ƒme de Julien ‚tait presque toujours tout entiŠre dans le pays des id‚es, Mathilde occup‚e des choses r‚elles, comme il convient … un coeur aristocrate avait su avancer … un tel point l'intimit‚ de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que d‚j… le grand mot ‚vˆch‚ avait ‚t‚ prononc‚.

Le v‚n‚rable pr‚lat charg‚ de la feuille des b‚n‚fices ajouta en apostille … une lettre de sa niŠce: Ce pauvre Sorel n'est qu'un ‚tourdi j'espŠre qu'on nous le rendra.

A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien.

- Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d'une liste innombrable de jur‚s, et qui n'a d'autre but r‚el que d'enlever toute influence aux gens bien n‚s, disait-il … Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jur‚s de la session, j'aurais r‚pondu du verdict. J'ai bien fait acquitter le cur‚ N...

Ce fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l'urne, M. de Frilair trouva cinq congr‚ganistes de Besan‡on, et parmi les ‚trangers … la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.

- Je r‚ponds d'abord de ces huit jur‚s-ci, dit-il … Mathilde. Les cinq premiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imb‚cile qui a peur de tout.

Le journal r‚pandit dans le d‚partement les noms des jur‚s et Mme de Rˆnal, … l'inexprimable terreur de son mari voulut venir … Besan‡on. Tout ce que M. de Rˆnal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le d‚sagr‚ment d'ˆtre appel‚e en t‚moignage.

- Vous ne comprenez pas ma position, disait l'ancien maire de VerriŠres, je suis maintenant lib‚ral de la d‚fection, comme ils disent', nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du procureur g‚n‚ral et des juges tout ce qui pourra m'ˆtre d‚sagr‚able.

Mme de Rˆnal c‚da sans peine aux ordres de son mari."Si je paraissais … la cour d'assises, se disait-elle, j'aurais l'air de demander vengeance."

Malgr‚ toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et … son mari, … peine arriv‚e … Besan‡on elle ‚crivit de sa main … chacun des trente-six jur‚s:

"Je ne paraŒtrai point le jour du jugement monsieur parce que ma pr‚sence pourrait jeter de la d‚faveur sur la cause de M. Sorel. Je ne d‚sire qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauv‚. N'en doutez point, l'affreuse id‚e qu'… cause de moi un innocent a ‚t‚ conduit … la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l'abr‚gerait. Comment pourriez-vous le condamner … mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la soci‚t‚ n'a point le droit d'arracher la vie, et surtout … un ˆtre tel que Julien Sorel. Tout le monde, … VerriŠres, lui a connu des moments d'‚garement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, mˆme parmi ses ennemis (et combien n'en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant prŠs de dix-huit mois, nous l'avons tous connu pieux, sage, appliqu‚; mais, deux ou trois fois par an, il ‚tait saisi par des accŠs de m‚lancolie qui allaient jusqu'… l'‚garement. Toute la ville de VerriŠres, tous nos voisins de Vergy o— nous passons la belle saison, ma famille entiŠre, M. le sous-pr‚fet lui-mˆme, rendront justice … sa pi‚t‚ exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se f–t-il appliqu‚ pendant des ann‚es … apprendre le livre saint? Mes fils auront l'honneur de vous pr‚senter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les d‚tails qui seraient encore n‚cessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait … le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.

"Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer … ce fait? La blessure, qui a ‚t‚ le r‚sultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-mˆmes remarquaient chez leur pr‚cepteur, est tellement peu dangereuse, qu'aprŠs moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de VerriŠres … Besan‡on. Si j apprends, monsieur, que vous h‚sitiez le moins du monde … soustraire … la barbarie des lois un ˆtre si peu coupable, je sortirai de mon lit o— me retiennent uniquement les ordres de mon mari et j'irai me jeter … vos pieds.

"D‚clarez, monsieur, que la pr‚m‚ditation n'est pas constante, et vous n'aurez pas … vous reprocher le sang d'un innocent, etc., etc."



CHAPITRE XLI


LE JUGEMENT


Le pays se souviendra longtemps de ce procŠs c‚lŠbre. L'int‚rˆt pour l'accus‚ ‚tait port‚ jusqu'… l'agitation: c'est que son crime ‚tait ‚tonnant et pourtant pas atroce. L'e–t-il ‚t‚, ce jeune homme ‚tait si beau! Sa haute fortune sit“t finie augmentait l'attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait pƒlissantes attendre la r‚ponse.
SAINTE-BEUVE.



Enfin parut ce jour, tellement redout‚ de Mme de Rˆnal et de Mathilde.

L'aspect ‚trange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans ‚motion mˆme l'ƒme ferme de Fouqu‚. Toute la province ‚tait accourue … Besan‡on pour voir juger cette cause romanesque.

Depuis plusieurs jours, il n'y avait plus de place dans les auberges. M. le pr‚sident des assises ‚tait assailli par des demandes de billets, toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.

Mathilde tenait en r‚serve pour ce moment suprˆme une lettre ‚crite en entier de la main de Mgr l'‚vˆque de ***. Ce pr‚lat, qui dirigeait l'glise de France et faisait des ‚vˆques, daignait demander l'acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.

A la fin de l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes :

- Je r‚ponds de la d‚claration du jury, lui dit M. de Frilair sortant enfin de sa r‚serve diplomatique, et presque ‚mu lui-mˆme. Parmi les douze personnes charg‚es d'examiner si le crime de votre prot‚g‚ est constant, et surtout s'il y a eu pr‚m‚ditation, je compte six amis d‚vou‚s … ma fortune, et je leur ai fait entendre qu'il d‚pendait d'eux de me porter … l'‚piscopat. Le baron Valenod, que j'ai fait maire de VerriŠres, dispose entiŠrement de deux de ses administr‚s, MM. de Moirod et de Cholin. A la v‚rit‚, le sort nous a donn‚ pour cette affaire deux jur‚s fort mal pensants; mais, quoique ultra-lib‚raux, ils sont fidŠles … mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J'ai appris qu'un sixiŠme jur‚ industriel, immens‚ment riche et bavard lib‚ral, aspire en secret … une fourniture au ministŠre de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me d‚plaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.

- Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiŠte.

- Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succŠs. C'est un parleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l'a pris … la misŠre, et je vais en faire un pr‚fet. Il est capable de battre les autres jur‚s, s'ils ne veulent pas voter … sa guise.

Mathilde fut un peu rassur‚e.

Une autre discussion l'attendait dans la soir‚e. Pour ne pas prolonger une scŠne d‚sagr‚able et dont, … ses yeux, le r‚sultat ‚tait certain, Julien ‚tait r‚solu … ne pas prendre la parole.

- Mon avocat parlera, c'est bien assez, dit-il … Mathilde. Je ne serai que trop longtemps expos‚ en spectacle … tous mes ennemis. Ces provinciaux ont ‚t‚ choqu‚s de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m'en, il n'en est pas un qui ne d‚sire ma condamnation, sauf … pleurer comme un sot quand on me mŠnera … la mort.

- Ils d‚sirent vous voir humili‚, il n'est que trop vrai, r‚pondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma pr‚sence … Besan‡on et le spectacle de ma douleur ont int‚ress‚ toutes les femmes: votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l'auditoire est pour vous, etc., etc.

Le lendemain … neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du palais de justice, cc fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent … ‚carter la foule immense entass‚e dans la cour. Julien avait bien dormi, il ‚tait fort calme et n'‚prouvait d'autre sentiment qu'une piti‚ philosophique pour cette foule d'envieux qui, sans cruaut‚, allaient applaudir … son arrˆt de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au milieu de la foule, ii fut oblig‚ de reconnaŒtre que sa pr‚sence inspirait au public une piti‚ tendre. Il n'entendit pas un seul propos d‚sagr‚able."Ces provinciaux sont moins m‚chants que je ne le croyais", se dit-il.

En entrant dans la salle du jugement, il fut frapp‚ de l'‚l‚gance de l'architecture. C'‚tait un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taill‚es dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.

Mais bient“t toute son attention fut absorb‚e par douze ou quinze jolies femmes qui, plac‚es vis-…-vis la sellette de l'accus‚, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jur‚s. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui rŠgne au-dessus de l'amphith‚ƒtre ‚tait remplie de femmes: la plupart ‚taient jeunes et lui semblŠrent fort jolies leurs veux ‚taient brillants et remplis d'int‚rˆt. Dans l‚ reste de la salle, la foule ‚tait ‚norme, on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.

Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s'aper‡urent de sa pr‚sence, en le voyant occuper la place un peu plus ‚lev‚e r‚serv‚e … l'accus‚, il fut accueilli par un murmure d'‚tonnement et de tendre int‚rˆt.

On e–t dit, ce jour-l…, qu'il n'avait pas vingt ans; il ‚tait mis fort simplement, mais avec une grƒce parfaite, ses cheveux et son front ‚taient charmants; Mathilde avait voulu pr‚sider elle-mˆme … sa toilette. La pƒleur de Julien ‚tait extrˆme. A peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous c“t‚s:

- Dieu! comme il est jeune! Mais c'est un enfant ... Il est bien mieux que son portrait.

- Mon accus‚, fui dit le gendarme assis … sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l'amphith‚ƒtre o— sont plac‚s les jur‚s. C'est Mme la pr‚fŠte, continua le gendarme, … c“t‚ Mme la Marquise de N***, celle-l… vous aime bien; je l'ai entendue parler au juge d'instruction. AprŠs, c'est Mme Derville...

- Mme Derville! s'‚cria Julien, et une vive rougeur couvrit son front."Au sortir d'ici, pensa-t-il, elle va ‚crire … Mme de Rˆnal."Il ignorait l'arriv‚e de Mme de Rˆnal … Besan‡on.

Les t‚moins furent entendus; cela prit plusieurs heures. DŠs les premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat g‚n‚ral, deux de ces dames plac‚es dans le petit balcon, tout … fait en face de Julien, fondirent en larmes."Mme Derville ne s'attendrit point ainsi", pensa Julien. Cependant il remarqua qu'elle ‚tait fort rouge.

L'avocat g‚n‚ral faisait du pathos en mauvais fran‡ais sur la barbarie du crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l'air de le d‚sapprouver vivement. Plusieurs jur‚s, apparemment de la connaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer."Voil… qui ne laisse pas d'ˆtre de bon augure", pensa Julien.

Jusque-l… il s'‚tait senti p‚n‚tr‚ d'un m‚pris sans m‚lange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L'‚loquence plate de l'avocat g‚n‚ral augmenta ce sentiment de d‚go–t. Mais peu … peu la s‚cheresse d'ƒme de Julien disparut devant les marques d'int‚rˆt dont il ‚tait ‚videmment l'objet.

Il fut content de la mine ferme de son avocat.

- Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.

- Toute l'emphase pill‚e … Bossuet, qu'on a ‚tal‚e contre vous, vous a servi, dit l'avocat.

En effet, … peine avait-il parl‚ pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir … la main. L'avocat, encourag‚ adressa aux jur‚s des choses extrˆmement fortes. Julien fr‚mit, il se sentait sur le point de verser des larmes."Grand Dieu! que diront mes ennemis?"

Il allait c‚der … l'attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.

"Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette ƒme basse! Quand mon crime n'aurait amen‚ que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi, dans les soir‚es d'hiver, … Mme de Rˆnal!"

Cette id‚e effa‡a toutes les autres. Bient“t aprŠs, Julien fut rappel‚ … lui-mˆme par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il ‚tait convenable de lui serrer la main. Le temps avait pass‚ rapidement.

On apporta des rafraŒchissements … l'avocat et … l'accus‚. Ce fut alors seulement que Julien fut frapp‚ d'une circonstance: aucune femme n'avait quitt‚ l'audience pour aller dŒner.

- Ma foi, je meurs de faim, dit l'avocat, et vous?

- Moi de mˆme, r‚pondit Julien.

- Voyez, voil… Mme la pr‚fŠte qui re‡oit aussi son dŒner, lui dit l'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.

La s‚ance recommen‡a.

Comme le pr‚sident faisait son r‚sum‚, minuit sonna. Le pr‚sident fut oblig‚ de s'interrompre, au milieu du silence de l'anxi‚t‚ universelle, le retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle.

"Voil… le dernier de mes jours qui commence", pensa Julien. Bient“t il se sentit enflamm‚ par l'id‚e du devoir. Il avait domin‚ jusque-l… son attendrissement, et gard‚ sa r‚solution de ne point parler; mais quand le pr‚sident des assises lui demanda s'il avait quelque chose … ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumiŠres, lui semblŠrent bien brillants."Pleurerait-elle, par hasard?"pensa-t-il.


--- Messieurs les jur‚s,

"L'horreur du m‚pris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir … votre classe vous voyez en moi un paysan qui s'est r‚volt‚ contr‚ la bassesse de sa fortune.

"Je ne vous demande aucune grƒce continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend: elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rˆnal avait ‚t‚ pour moi comme une mŠre. Mon crime est atroce, et il fut pr‚m‚dit‚. J'ai donc m‚rit‚ la mort, messieurs les jur‚s. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s'arrˆter … ce que ma jeunesse peut m‚riter de piti‚, voudront punir en moi et d‚courager … jamais cette classe de jeunes gens qui, n‚s dans un ordre inf‚rieur, et en quelque sorte opprim‚s par la pauvret‚, ont le bonheur de se procurer une bonne ‚ducation, et l'audace de se mˆler … ce que l'orgueil des gens riches appelle la soci‚t‚.

"Voil… mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de s‚v‚rit‚, que, dans le fait, je ne suis point jug‚ par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jur‚s quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indign‚s...

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il avait sur le coeur; l'avocat g‚n‚ral, qui aspirait aux faveurs de l'aristocratie, bondissait sur son siŠge; mais malgr‚ le tour un peu abstrait que Julien avait donn‚ … la discussion toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-mˆme avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint … la pr‚m‚ditation, … son repentir, au respect, … l'adoration filiale et sans bornes que, dans des temps plus heureux, il avait pour Mme de Rˆnal ... Mme Derville jeta un cri et s'‚vanouit.

Une heure sonnait comme les jur‚s se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n'avait abandonn‚ sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d'abord trŠs vives, mais peu … peu, la d‚cision du jury se faisant attendre, la fatigue g‚n‚rale commen‡a … jeter du calme dans l'assembl‚e. Ce moment ‚tait solennel; les lumiŠres jetaient moins d'‚clat. Julien, trŠs fatigu‚, entendait discuter auprŠs de lui la question de savoir si ce retard ‚tait de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux ‚taient pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle.

Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jur‚s s'ouvrit. M. le baron de Valenod s'avan‡a d'un pas grave et th‚ƒtral, il ‚tait suivi de tous les jur‚s. Il toussa, puis d‚clara qu'en son ƒme et conscience la d‚claration unanime du jury ‚tait que Julien Sorel ‚tait coupable de meurtre, et de meurtre avec pr‚m‚ditation: cette d‚claration entraŒnait la peine de mort; elle fut prononc‚e un instant aprŠs. Julien regarda sa montre, et se souvint de m'de Lavalette, il ‚tait deux heures et un quart."C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il.

"Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne... Je suis trop surveill‚ pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette... Ainsi, dans trois jours, … cette mˆme heure, je saurai … quoi m'en tenir sur le grand peut-ˆtre."

En ce moment, il entendit un cri et fut rappel‚ aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures ‚taient tourn‚es vers une petite tribune pratiqu‚e dans le couronnement d'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y ‚tait cach‚e. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit … regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient … faire traverser la foute.

"Tƒchons de ne pas apprˆter … rire … ce fripon de Valenod pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononc‚ la d‚claration qui entraŒne la peine de mort! tandis que ce pauvre pr‚sident des assises, tout juge qu'il est depuis nombre d'ann‚es, avait la larme … l'oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalit‚ auprŠs de Mme de Rˆnal!... Je ne la verrai donc plus! C'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens... Que j'aurais ‚t‚ heureux de lui dire toute l'horreur que j ai de mon crime!

"Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamn‚."




CHAPITRE XLII



En ramenant Julien en prison, on l'avait introduit dans une chambre destin‚e aux condamn‚s … mort. Lui qui, d'ordinaire, remarquait jusqu'aux plus petites circonstances, ne s'‚tait point aper‡u qu'on ne le faisait pas remonter … son donjon. Il songeait … ce qu'il dirait … Mme de Rˆnal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. AprŠs une telle action, comment lui persuader que je l'aime uniquement? car enfin, j'ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.

En se mettant au lit, il trouva des draps d'une toile grossiŠre. Ses yeux se dessillŠrent."Ah! je suis au cachot, se dit-il, comme condamn‚ … mort. C'est juste...

"Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix: C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps, on peut bien dire: Je serai guillotin‚, tu seras guillotin‚, mais on ne dit pas: J'ai ‚t‚ guillotin‚.

"Pourquoi pas. reprit Julien. s'il v a une autre vie?...

Ma foi, si je trouve l‚ Dieu des chr‚tiens, je suis perdu: c'est un despote, et, comme tel, il est rempli d'id‚es de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne J'ai jamais aim‚, je n'ai mˆme jamais voulu croire qu'on l'aimƒt sincŠrement . Il est sans piti‚ (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d'une maniŠre abominable...

"Mais si je trouve le Dieu de F‚nelon! Il me dira peut-ˆtre: Il te sera beaucoup pardonn‚, parce que tu as beaucoup aim‚...

"Ai-je beaucoup aim‚? Ah! j'ai aim‚ Mme de Rˆnal mais ma conduite a ‚t‚ atroce. L…, comme ailleurs, l‚ m‚rite simple et modeste a ‚t‚ abandonn‚ pour ce qui est brillant...

"Mais aussi, quelle perspective!... Colonel de hussards, si nous avions la guerre; secr‚taire de l‚gation pendant la paix, ensuite ambassadeur... car bient“t j'aurais su les affaires... et quand je n'aurais ‚t‚ qu'un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalit‚ … craindre? Toutes mes sottises eussent ‚t‚ pardonn‚es, ou plut“t compt‚es pour des m‚rites. Homme de m‚rite et jouissant de la plus grande existence … Vienne ou … Londres...

"-- Pas pr‚cis‚ment, monsieur, guillotin‚ dans trois jours."

Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit."En v‚rit‚, l'homme a deux ˆtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait … cette r‚flexion maligne?

"Eh bien, oui, mon ami, guillotin‚ dans trois jours r‚pondit-il … l'interrupteur. M. de Cholin louera une fenˆtre, de compte … demi avec l'abb‚ Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenˆtre, lequel de ces deux dignes personnages volera l'autre? ',

Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout … coup:


LADISLAS.
... Mon ƒme est toute prˆte.

LE ROI, pŠre de Ladislas.
L'‚chafaud l'est aussi; portez-y votre tˆte.


"Belle r‚ponse!"pensa-t-il, et il s'endormit. Quelqu'un le r‚veilla le matin en le serrant fortement.

-- Quoi, d‚j…! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.

C'‚tait Mathilde. Heureusement, elle ne m'a pas compris. Cette r‚flexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde chang‚e comme par six mois de maladie: r‚ellement elle n'‚tait pas reconnaissable.

-- Cet infƒme Frilair m'a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains, la fureur l'empˆchait de pleurer.

-- N'‚tais-je pas beau hier, quand j'ai pris la parole? r‚pondit Julien. J'improvisais, et pour la premiŠre fois de ma vie! Il est vrai qu'il est … craindre que ce ne soit aussi la derniŠre.

Dans ce moment, Julien jouait sur le caractŠre de Mathilde avec tout le sang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano...

-- L'avantage d'une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande ƒme de Mathilde a ‚lev‚ son amant jusqu'… elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait ‚t‚ mieux devant ses juges?

Mathilde, ce jour-l…, ‚tait tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquiŠme ‚tage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu'elle lui avait souvent inflig‚.

"On ne connaŒt point les sources du Nil, se disait Julien; il n'a point ‚t‚ donn‚ … l'oeil de l'homme de voir le roi des fleuves dans l'‚tat de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faible d'abord parce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur facile … toucher; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et mˆme faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne m'ont-ils pas m‚pris‚ pour ce d‚faut! Ils croyaient que je demandais grƒce: voil… ce qu'il ne faut pas souffrir.



 


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