Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

Part 3 out of 6



savait trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu
explique l'excentrique personnalite de son maitre. Il lui avait
appris quelle gageure entrainait ce gentleman autour du monde.
Mrs. Aouda avait souri; mais apres tout, elle lui devait la vie,
et son sauveur ne pouvait perdre a ce qu'elle le vit a travers
sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le recit que le guide indou avait fait de sa
touchante histoire. Elle etait, en effet, de cette race qui
tient le premier rang parmi les races indigenes. Plusieurs
negociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans
le commerce des cotons. L'un d'eux, Sir James Jejeebhoy, a ete
anobli par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda etait parente
de ce riche personnage qui habitait Bombay. C'etait meme un
cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait
rejoindre a Hong-Kong. Trouverait-elle pres de lui refuge et
assistance ? Elle ne pouvait l'affirmer. A quoi Mr. Fogg
repondait qu'elle n'eut pas a s'inquieter, et que tout
s'arrangerait mathematiquement! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne
sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr.
Fogg, ses grands yeux "limpides comme les lacs sacres de
l'Himalaya"! Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonne que jamais,
ne semblait point homme a se jeter dans ce lac.

Cette premiere partie de la traversee du _Rangoon_ s'accomplit
dans des conditions excellentes. Le temps etait maniable.
Toute cette portion de l'immense baie que les marins appellent
les "brasses du Bengale" se montra favorable a la marche du
paquebot. Le _Rangoon_ eut bientot connaissance du
Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque
montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds,
signale de fort loin aux navigateurs.

La cote fut prolongee d'assez pres. Les sauvages Papouas de
l'ile ne se montrerent point. Ce sont des etres places au
dernier degre de l'echelle humaine, mais dont on fait a tort des
anthropophages.

Le developpement panoramique de ces iles etait superbe.
D'immenses forets de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de
muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosees, de fougeres
arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arriere
se profilait l'elegante silhouette des montagnes. Sur la cote
pullulaient par milliers ces precieuses salanganes, dont les
nids comestibles forment un mets recherche dans le Celeste
Empire. Mais tout ce spectacle varie, offert aux regards par le
groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina
rapidement vers le detroit de Malacca, qui devait lui donner
acces dans les mers de la Chine.

Que faisait pendant cette traversee l'inspecteur Fix, si
malencontreusement entraine dans un voyage de circumnavigation ?
Au depart de Calcutta, apres avoir laisse des instructions pour
que le mandat, s'il arrivait enfin, lui fut adresse a Hong-Kong,
il avait pu s'embarquer a bord du _Rangoon_ sans avoir ete
apercu de Passepartout, et il esperait bien dissimuler sa
presence jusqu'a l'arrivee du paquebot. En effet, il lui eut
ete difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait a bord, sans
eveiller les soupcons de Passepartout, qui devait le croire a
Bombay. Mais il fut amene a renouer connaissance avec l'honnete
garcon par la logique meme des circonstances.

Comment? On va le voir.

Toutes les esperances, tous les desirs de l'inspecteur de
police, etaient maintenant concentres sur un unique point du
monde, Hong-Kong, car le paquebot s'arretait trop peu de temps a
Singapore pour qu'il put operer en cette ville. C'etait donc a
Hong-Kong que l'arrestation du voleur devait se faire, ou le
voleur lui echappait, pour ainsi dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong etait encore une terre anglaise, mais la
derniere qui se rencontrat sur le parcours. Au-dela, la Chine,
le Japon, l'Amerique offraient un refuge a peu pres assure au
sieur Fogg. A Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat
d'arrestation qui courait evidemment apres lui, Fix arretait
Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle
difficulte. Mais apres Hong-Kong, un simple mandat
d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte
d'extradition. De la retards, lenteurs, obstacles de toute
nature, dont le coquin profiterait pour echapper definitivement.
Si l'operation manquait a Hong-Kong, il serait, sinon
impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec
quelque chance de succes.

"Donc," se repetait Fix pendant ces longues heures qu'il passait
dans sa cabine, donc, ou le mandat sera a Hong-Kong, et j'arrete
mon homme, ou il n'y sera pas, et cette fois il faut a tout prix
que je retarde son depart ! J'ai echoue a Bombay, j'ai echoue a
Calcutta! Si je manque mon coup a Hong-Kong, je suis perdu de
reputation ! Coute que coute, il faut reussir. Mais quel moyen
employer pour retarder, si cela est necessaire, le depart de ce
maudit Fogg?"

En dernier ressort, Fix etait bien decide a tout avouer a
Passepartout, a lui faire connaitre ce maitre qu'il servait et
dont il n'etait certainement pas le complice. Passepartout,
eclaire par cette revelation, devant craindre d'etre compromis,
se rangerait sans doute a lui, Fix. Mais enfin c'etait un moyen
hasardeux, qui ne pouvait etre employe qu'a defaut de tout
autre. Un mot de Passepartout a son maitre eut suffi a
compromettre irrevocablement l'affaire.

L'inspecteur de police etait donc extremement embarrasse, quand
la presence de Mrs. Aouda a bord du _Rangoon_, en compagnie de
Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle etait cette femme? Quel concours de circonstances en
avait fait la compagne de Fogg? C'etait evidemment entre Bombay
et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point
de la peninsule? Etait-ce le hasard qui avait reuni Phileas
Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage a travers l'Inde, au
contraire, n'avait-il pas ete entrepris par ce gentleman dans le
but de rejoindre cette charmante personne? car elle etait
charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du
tribunal de Calcutta.

On comprend a quel point l'agent devait etre intrigue. Il se
demanda s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel
enlevement. Oui! cela devait etre! Cette idee s'incrusta dans
le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait
tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fut mariee
ou non, il y avait enlevement, et il etait possible, a
Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il ne
put s'en tirer a prix d'argent.

Mais il ne fallait pas attendre l'arrivee du _Rangoon_ a
Hong-Kong. Ce Fogg avait la detestable habitude de sauter d'un
bateau dans un autre, et, avant que l'affaire fut entamee, il
pouvait etre deja loin.

L'important etait donc de prevenir les autorites anglaises et de
signaler le passage du _Rangoon_ avant son debarquement. Or,
rien n'etait plus facile, puisque le paquebot faisait escale a
Singapore, et que Singapore est reliee a la cote chinoise par un
fil telegraphique.

Toutefois, avant d'agir et pour operer plus surement, Fix
resolut d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'etait pas
tres difficile de faire parler ce garcon, et il se decida a
rompre l'incognito qu'il avait garde jusqu'alors. Or, il n'y
avait pas de temps a perdre. On etait au 30 octobre, et le
lendemain meme le _Rangoon_ devait relacher a Singapore.

Donc, ce jour-la, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont,
dans l'intention d'aborder Passepartout "le premier" avec les
marques de la plus extreme surprise. Passepartout se promenait
a l'avant, quand l'inspecteur se precipita vers lui, s'ecriant:

"Vous, sur le _Rangoon_!"

"Monsieur Fix a bord!" repondit Passepartout, absolument
surpris, en reconnaissant son compagnon de traversee du
_Mongolia_. Quoi! je vous laisse a Bombay, et je vous retrouve
sur la route de Hong-Kong! Mais vous faites donc, vous aussi,
le tour du monde?"

"Non, non," repondit Fix, "et je compte m'arreter a Hong-Kong,
au moins quelques jours."

"Ah!" dit Passepartout, qui parut un instant etonne. "Mais
comment ne vous ai-je pas apercu a bord depuis notre depart de
Calcutta?"

"Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis reste
couche dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me reussit pas
aussi bien que l'ocean Indien. Et votre maitre, Mr. Phileas
Fogg?"

"En parfaite sante, et aussi ponctuel que son itineraire! Pas
un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela,
vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

"Une jeune dame?" repondit l'agent, qui avait parfaitement
l'air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait
dire.

Mais Passepartout l'eut bientot mis au courant de son histoire.
Il raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de
l'elephant au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty,
l'enlevement d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta,
la liberte sous caution. Fix, qui connaissait la derniere
partie de ces incidents, semblait les ignorer tous, et
Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures
devant un auditeur qui lui marquait tant d'interet.

"Mais, en fin de compte," demanda Fix, est-ce que votre maitre a
l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe?"

"Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la
remettre aux soins de l'un de ses parents, riche negociant de
Hong-Kong."

"Rien a faire!" se dit le detective en dissimulant son
desappointement. "Un verre de gin, monsieur Passepartout?"

"Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions
a notre rencontre a bord du _Rangoon_!"



XVII


OU IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE
DE SINGAPORE A HONG-KONG


Depuis ce jour, Passepartout et le detective se rencontrerent
frequemment, mais l'agent se tint dans une extreme reserve
vis-a-vis de son compagnon, et il n'essaya point de le faire
parler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui
restait volontiers dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu'il
tint compagnie a Mrs. Aouda, soit qu'il jouat au whist, suivant
son invariable habitude.

Quant a Passepartout, il s'etait pris tres serieusement a editer
sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur
la route de son maitre. Et, en effet, on eut ete etonne a
moins. Ce gentleman, tres aimable, tres complaisant a coup sur,
que l'on rencontre d'abord a Suez, qui s'embarque sur le
_Mongolia_, qui debarque a Bombay, ou il dit devoir sejourner,
que l'on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour
Hong-Kong, en un mot, suivant pas a pas l'itineraire de Mr.
Fogg, cela valait la peine qu'on y reflechit. Il y avait la une
concordance au moins bizarre. A qui en avait ce Fix?
Passepartout etait pret a parier ses babouches -- il les avait
precieusement conservees -- que le Fix quitterait Hong-Kong en
meme temps qu'eux, et probablement sur le meme paquebot.

Passepartout eut reflechi pendant un siecle, qu'il n'aurait
jamais devine de quelle mission l'agent avait ete charge.
Jamais il n'eut imagine que Phileas Fogg fut "file", a la facon
d'un voleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans
la nature humaine de donner une explication a toute chose, voici
comment Passepartout, soudainement illumine, interpreta la
presence permanente de Fix, et, vraiment, son interpretation
etait fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'etait et ne
pouvait etre qu'un agent lance sur les traces de Mr. Fogg par
ses collegues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage
s'accomplissait regulierement autour du monde, suivant
l'itineraire convenu.

"C'est evident! c'est evident!" se repetait l'honnete garcon,
tout fier de sa perspicacite. C'est un espion que ces gentlemen
ont mis a nos trousses! Voila qui n'est pas digne! Mr. Fogg si
probe, si honorable! Le faire epier par un agent! Ah!
messieurs du Reform-Club, cela vous coutera cher!"

Passepartout, enchante de sa decouverte, resolut cependant de
n'en rien dire a son maitre, craignant que celui-ci ne fut
justement blesse de cette defiance que lui montraient ses
adversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix a
l'occasion, a mots couverts et sans se compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l'apres-midi, le _Rangoon_
embouquait le detroit de Malacca, qui separe la presqu'ile de ce
nom des terres de Sumatra. Des ilots montagneux tres escarpes,
tres pittoresques derobaient aux passagers la vue de la grande
ile.

Le lendemain, a quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant
gagne une demi-journee sur sa traversee reglementaire, relachait
a Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance a la colonne des gains, et,
cette fois, il descendit a terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui
avait manifeste le desir de se promener pendant quelques heures.

Fix, a qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit
sans se laisser apercevoir. Quant a Passepartout, qui riait _in
petto_ a voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes
ordinaires.

L'ile de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les
montagnes, c'est-a-dire les profils, lui manquent. Toutefois,
elle est charmante dans sa maigreur. C'est un parc coupe de
belles routes. Un joli equipage, attele de ces chevaux elegants
qui ont ete importes de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs.
Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers a
l'eclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont
formes du bouton meme de la fleur entrouverte. La, les buissons
de poivriers remplacaient les haies epineuses des campagnes
europeennes ; des sagoutiers, de grandes fougeres avec leur
ramure superbe, variaient l'aspect de cette region tropicale;
des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum
penetrant. Les singes, bandes alertes et grimacantes, ne
manquaient pas dans les bois, ni peut-etre les tigres dans les
jungles. A qui s'etonnerait d'apprendre que dans cette ile, si
petite relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas
detruits jusqu'au dernier, on repondra qu'ils viennent de
Malacca, en traversant le detroit a la nage.

Apres avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda
et son compagnon -- qui regardait un peu sans voir -- rentrerent
dans la ville, vaste agglomeration de maisons lourdes et
ecrasees, qu'entourent de charmants jardins ou poussent des
mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.

A dix heures, ils revenaient au paquebot, apres avoir ete
suivis, sans s'en douter, par l'inspecteur, qui avait du lui
aussi se mettre en frais d'equipage.

Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave
garcon avait achete quelques douzaines de mangoustes, grosses
comme des pommes moyennes, d'un brun fonce au-dehors, d'un rouge
eclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les
levres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille.
Passepartout fut trop heureux de les offrir a Mrs. Aouda, qui le
remercia avec beaucoup de grace.

A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon,
larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les
passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont
les forets abritent les plus beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ separent Singapore de l'ile de
Hong-Kong, petit territoire anglais detache de la cote chinoise.
Phileas Fogg avait interet a les franchir en six jours au plus,
afin de prendre a Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6
novembre pour Yokohama, l'un des principaux ports du Japon.

Le _Rangoon_ etait fort charge. De nombreux passagers s'etaient
embarques a Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois,
des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les
secondes places.

Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier
quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla
quelquefois en grande brise, mais tres heureusement de la partie
du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il
etait maniable, le capitaine faisait etablir la voilure. Le
_Rangoon_, gree en brick, navigua souvent avec ses deux huniers
et sa misaine, et sa rapidite s'accrut sous la double action de
la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une
lame courte et parfois tres fatigante, les cotes d'Annam et de
Cochinchine.

Mais la faute en etait plutot au _Rangoon_ qu'a la mer, et c'est
a ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades,
durent s'en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie peninsulaire, qui font le
service des mers de Chine, ont un serieux defaut de
construction. Le rapport de leur tirant d'eau en charge avec
leur creux a ete mal calcule, et, par suite, ils n'offrent
qu'une faible resistance a la mer. Leur volume, clos,
impenetrable a l'eau, est insuffisant. Ils sont "noyes", pour
employer l'expression maritime, et, en consequence de cette
disposition, il ne faut que quelques paquets de mer, jetes a
bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc tres
inferieurs -- sinon par le moteur et l'appareil evaporatoire, du
moins par la construction, -- aux types des Messageries
francaises, tels que l'_Imperatrice_ et le _Cambodge_. Tandis
que, suivant les calculs des ingenieurs, ceux-ci peuvent
embarquer un poids d'eau egal a leur propre poids avant de
sombrer, les bateaux de la Compagnie peninsulaire, le
_Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne pourraient pas
embarquer le sixieme de leur poids sans couler par le fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes
precautions. Il fallait quelquefois mettre a la cape sous
petite vapeur. C'etait une perte de temps qui ne paraissait
affecter Phileas Fogg en aucune facon, mais dont Passepartout se
montrait extremement irrite. Il accusait alors le capitaine, le
mecanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se
melent de transporter des voyageurs. Peut-etre aussi la pensee
de ce bec de gaz qui continuait de bruler a son compte dans la
maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son
impatience.

"Mais vous etes donc bien presse d'arriver a Hong-Kong?" lui
demanda un jour le detective.

"Tres presse!" repondit Passepartout.

"Vous pensez que Mr. Fogg a hate de prendre le paquebot de
Yokohama?"

"Une hate effroyable."

"Vous croyez donc maintenant a ce singulier voyage autour du
monde?"

"Absolument. Et vous, monsieur Fix?"

"Moi? je n'y crois pas!"

"Farceur!" repondit Passepartout en clignant de l'oeil.

Ce mot laissa l'agent reveur. Ce qualificatif l'inquieta, sans
qu'il sut trop pourquoi. Le Francais l'avait-il devine ? Il ne
savait trop que penser. Mais sa qualite de detective, dont seul
il avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la
reconnaitre? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout
avait certainement eu une arriere-pensee.

Il arriva meme que le brave garcon alla plus loin, un autre
jour, mais c'etait plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa
langue.

"Voyons, monsieur Fix," demanda-t-il a son compagnon d'un ton
malicieux, est-ce que, une fois arrives a Hong-Kong, nous aurons
le malheur de vous y laisser?"

"Mais," repondit Fix assez embarrasse, je ne sais!...Peut-etre
que..."

"Ah!" dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un
bonheur pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie
peninsulaire ne saurait s'arreter en route! Vous n'alliez qu'a
Bombay, et vous voici bientot en Chine! L'Amerique n'est pas
loin, et de l'Amerique a l'Europe il n'y a qu'un pas!"

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait
la figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire
avec lui. Mais celui-ci, qui etait en veine, lui demanda "si ca
lui rapportait beaucoup, ce metier-la?"

"Oui et non," repondit Fix sans sourciller. "Il y a de bonnes
et de mauvaises affaires. "Mais vous comprenez bien que je ne
voyage pas a mes frais!"

"Oh! pour cela, j'en suis sur!" s'ecria Passepartout, riant de
plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit a
reflechir. Il etait evidemment devine. D'une facon ou d'une
autre, le Francais avait reconnu sa qualite de detective. Mais
avait-il prevenu son maitre ? Quel role jouait-il dans tout
ceci? Etait-il complice ou non ? L'affaire etait-elle eventee,
et par consequent manquee ? L'agent passa la quelques heures
difficiles, tantot croyant tout perdu, tantot esperant que Fogg
ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se retablit dans son cerveau, et il resolut
d'agir franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas
dans les conditions voulues pour arreter Fogg a Hong-Kong, et si
Fogg se preparait a quitter definitivement cette fois le
territoire anglais, lui, Fix, dirait tout a Passepartout. Ou le
domestique etait le complice de son maitre -- et celui-ci savait
tout, et dans ce cas l'affaire etait definitivement compromise
-- ou le domestique n'etait pour rien dans le vol, et alors son
interet serait d'abandonner le voleur.

Telle etait donc la situation respective de ces deux hommes, et
au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse
indifference. Il accomplissait rationnellement son orbite
autour du monde, sans s'inquieter des asteroides qui gravitaient
autour de lui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait -- suivant
l'expression des astronomes -- un astre troublant qui aurait du
produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman.
Mais non! Le charme de Mrs. Aouda n'agissait point, a la grande
surprise de Passepartout, et les perturbations, si elles
existaient, eussent ete plus difficiles a calculer que celles
d'Uranus qui l'ont amene la decouverte de Neptune.

Oui! c'etait un etonnement de tous les jours pour Passepartout,
qui lisait tant de reconnaissance envers son maitre dans les
yeux de la jeune femme! Decidement Phileas Fogg n'avait de
coeur que ce qu'il en fallait pour se conduire heroiquement,
mais amoureusement, non! Quant aux preoccupations que les
chances de ce voyage pouvaient faire naitre en lui, il n'y en
avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans des
transes continuelles. Un jour, appuye sur la rambarde de
l'"engine-room", il regardait la puissante machine qui
s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage,
l'helice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par
les soupapes, ce qui provoqua la colere du digne garcon.

"Elles ne sont pas assez chargees, ces soupapes!" s'ecria-t-il.
"On ne marche pas! Voila bien ces Anglais! Ah! si c'etait un
navire americain, on sauterait peut-etre, mais on irait plus
vite!"



XVIII


DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE,
VA A SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la traversee, le temps fut assez
mauvais. Le vent devint tres fort. Fixe dans la partie du
nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_,
trop instable, roula considerablement, et les passagers furent
en droit de garder rancune a ces longues lames affadissantes que
le vent soulevait du large.

Pendant les journees du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de
tempete. La bourrasque battit la mer avec vehemence. Le
_Rangoon_ dut mettre a la cape pendant un demi-jour, se
maintenant avec dix tours d'helice seulement, de maniere a
biaiser avec les lames. Toutes les voiles avaient ete serrees,
et c'etait encore trop de ces agres qui sifflaient au milieu des
rafales.

La vitesse du paquebot, on le concoit, fut notablement diminuee,
et l'on put estimer qu'il arriverait a Hong-Kong avec vingt
heures de retard sur l'heure reglementaire, et plus meme, si la
tempete ne cessait pas.

Phileas Fogg assistait a ce spectacle d'une mer furieuse, qui
semblait lutter directement contre lui, avec son habituelle
impassibilite. Son front ne s'assombrit pas un instant, et,
cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre son
voyage en lui faisant manquer le depart du paquebot de Yokohama.
Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui.
Il semblait vraiment que cette tempete rentrat dans son
programme, qu'elle fut prevue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec
son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par
le passe.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du meme oeil. Bien au
contraire. Cette tempete lui plaisait. Sa satisfaction aurait
meme ete sans bornes, si le _Rangoon_ eut ete oblige de fuir
devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils
obligeraient le sieur Fogg a rester quelques jours a Hong-Kong.
Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait
dans son jeu. Il etait bien un peu malade, mais qu'importe! Il
ne comptait pas ses nausees, et, quand son corps se tordait sous
le mal de mer, son esprit s'ebaudissait d'une immense
satisfaction.

Quant a Passepartout, on devine dans quelle colere peu
dissimulee il passa ce temps d'epreuve. Jusqu'alors tout avait
si bien marche! La terre et l'eau semblaient etre a la devotion
de son maitre. Steamers et railways lui obeissaient. Le vent
et la vapeur s'unissaient pour favoriser son voyage. L'heure
des mecomptes avait-elle donc enfin sonne? Passepartout, comme
si les vingt mille livres du pari eussent du sortir de sa
bourse, ne vivait plus. Cette tempete l'exasperait, cette
rafale le mettait en fureur, et il eut volontiers fouette cette
mer desobeissante! Pauvre garcon! Fix lui cacha soigneusement
sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout
eut devine le secret contentement de Fix, Fix eut passe un
mauvais quart d'heure.

Passepartout, pendant toute la duree de la bourrasque, demeura
sur le pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas; il
grimpait dans la mature; il etonnait l'equipage et aidait a tout
avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea le
capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient
s'empecher de rire en voyant un garcon si decontenance.
Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait
la tempete. On le renvoyait alors au barometre, qui ne se
decidait pas a remonter. Passepartout secouait le barometre,
mais rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il
accablait l'irresponsable instrument.

Enfin la tourmente s'apaisa. L'etat de la mer se modifia dans
la journee du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le
sud et redevint favorable.

Passepartout se rasserena avec le temps. Les huniers et les
basses voiles purent etre etablis, et le _Rangoon_ reprit sa
route avec une merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait
bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalee que le 6,
a cinq heures du matin. L'itineraire de Phileas Fogg portait
l'arrivee du paquebot au 5. Or, il n'arrivait que le 6.
C'etait donc vingt-quatre heures de retard, et le depart pour
Yokohama serait necessairement manque. A six heures, le pilote
monta a bord du _Rangoon_ et prit place sur la passerelle, afin
de diriger le navire a travers les passes jusqu'au port de
Hong-Kong.

Passepartout mourait du desir d'interroger cet homme, de lui
demander si le paquebot de Yokohama avait quitte Hong-Kong.
Mais il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir
jusqu'au dernier instant. Il avait confie ses inquietudes a
Fix, qui -- le fin renard -- essayait de le consoler, en lui
disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain
paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colere bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas a interroger le pilote,
Mr. Fogg, apres avoir consulte son Bradshaw, demanda de son air
tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau
de Hong-Kong pour Yokohama.

"Demain, a la maree du matin," repondit le pilote.

"Ah!" fit Mr. Fogg, sans manifester aucun etonnement.

Passepartout, qui etait present, eut volontiers embrasse le
pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

"Quel est le nom de ce steamer?" demanda Mr. Fogg.

"Le _Carnatic_," repondit le pilote.

"N'etait-ce pas hier qu'il devait partir?"

"Oui, monsieur, mais on a du reparer une de ses chaudieres, et
son depart a ete remis a demain."

"Je vous remercie", repondit Mr. Fogg, qui de son pas
automatique redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant a Passepartout, il saisit la main du pilote et l'etreignit
vigoureusement en disant:

"Vous, pilote, vous etes un brave homme!"

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses reponses lui
valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il
remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de
cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pecheurs, de
navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de
Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ etait a quai, et les passagers
debarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singulierement servi
Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette necessite de
reparer ses chaudieres, le _Carnatic_ fut parti a la date du 5
novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient du attendre
pendant huit jours le depart du paquebot suivant. Mr. Fogg, il
est vrai, etait en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard
ne pouvait avoir de consequences facheuses pour le reste du
voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama a San Francisco la
traversee du Pacifique etait en correspondance directe avec le
paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que
celui-ci fut arrive.

Evidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard a Yokohama,
mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traversee du
Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg se
trouvait donc, a vingt-quatre heures pres, dans les conditions
de son programme, trente-cinq jours apres avoir quitte Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin a cinq
heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de
ses affaires, c'est-a-dire de celles qui concernaient Mrs.
Aouda. Au debarque du bateau, il offrit son bras a la jeune
femme et la conduisit vers un palanquin. Il demanda aux
porteurs de lui indiquer un hotel, et ceux-ci lui designerent
l'_Hotel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de
Passepartout, et vingt minutes apres il arrivait a destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg
veilla a ce qu'elle ne manquat de rien. Puis il dit a Mrs.
Aouda qu'il allait immediatement se mettre a la recherche de ce
parent aux soins duquel il devait la laisser a Hong-Kong. En
meme temps il donnait a Passepartout l'ordre de demeurer a
l'hotel jusqu'a son retour, afin que la jeune femme n'y restat
pas seule.

Le gentleman se fit conduire a la Bourse. La, on connaitrait
immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui
comptait parmi les plus riches commercants de la ville.

Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le
negociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait
plus la Chine. Sa fortune faite, il s'etait etabli en Europe --
en Hollande, croyait-on --, ce qui s'expliquait par suite de
nombreuses relations qu'il avait eues avec ce pays pendant son
existence commerciale.

Phileas Fogg revint a l'_Hotel du Club_. Aussitot il fit
demander a Mrs. Aouda la permission de se presenter devant elle,
et, sans autre preambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh
ne residait plus a Hong-Kong, et qu'il habitait
vraisemblablement la Hollande.

A cela, Mrs. Aouda ne repondit rien d'abord. Elle passa sa main
sur son front, et resta quelques instants a reflechir. Puis, de
sa douce voix:

"Que dois-je faire, monsieur Fogg?" dit-elle.

"C'est tres simple," repondit le gentleman. "Revenir en
Europe."

"Mais je ne puis abuser..."

"Vous n'abusez pas, et votre presence ne gene en rien mon
programme...Passepartout?"

"Monsieur?" repondit Passepartout.

"Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines."

Passepartout, enchante de continuer son voyage dans la compagnie
de la jeune femme, qui etait fort gracieuse pour lui, quitta
aussitot l'_Hotel du Club_.



XIX


OU PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE
QUI S'ENSUIT

Hong-Kong n'est qu'un ilot, dont le traite de Nanking, apres la
guerre de 1842, assura la possession a l'Angleterre. En
quelques annees, le genie colonisateur de la Grande-Bretagne y
avait fonde une ville importante et cree un port, le port
Victoria. Cette ile est situee a l'embouchure de la riviere de
Canton, et soixante milles seulement la separent de la cite
portugaise de Macao, batie sur l'autre rive. Hong-Kong devait
necessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale, et
maintenant la plus grande partie du transit chinois s'opere par
la ville anglaise. Des docks, des hopitaux, des wharfs, des
entrepots, une cathedrale gothique, un "government-house", des
rues macadamisees, tout ferait croire qu'une des cites
commercantes des comtes de Kent ou de Surrey, traversant le
spheroide terrestre, est venue ressortir en ce point de la
Chine, presque a ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le
port Victoria, regardant les palanquins, les brouettes a voile,
encore en faveur dans le Celeste Empire, et toute cette foule de
Chinois, de Japonais et d'Europeens, qui se pressait dans les
rues. A peu de choses pres, c'etait encore Bombay, Calcutta ou
Singapore, que le digne garcon retrouvait sur son parcours. Il
y a ainsi comme une trainee de villes anglaises tout autour du
monde.

Passepartout arriva au port Victoria. La, a l'embouchure de la
riviere de Canton, c'etait un fourmillement de navires de toutes
nations, des anglais, des francais, des americains, des
hollandais, batiments de guerre et de commerce, des embarcations
japonaises ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas,
et meme des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres
flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout remarqua
un certain nombre d'indigenes vetus de jaune, tous tres avances
en age. Etant entre chez un barbier chinois pour se faire raser
"a la chinoise", il apprit par le Figaro de l'endroit, qui
parlait un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous
quatre-vingts ans au moins, et qu'a cet age ils avaient le
privilege de porter la couleur jaune, qui est la couleur
imperiale. Passepartout trouva cela fort drole, sans trop
savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du
_Carnatic_, et la il apercut Fix qui se promenait de long en
large, ce dont il ne fut point etonne. Mais l'inspecteur de
police laissait voir sur son visage les marques d'un vif
desappointement.

"Bon!" se dit Passepartout, "cela va mal pour les gentlemen du
Reform-Club!"

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir
remarquer l'air vexe de son compagnon.

Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre
l'infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il etait
evident que le mandat courait apres lui, et ne pourrait
l'atteindre que s'il sejournait quelques jours en cette ville.
Or, Hong-Kong etant la derniere terre anglaise du parcours, le
sieur Fogg allait lui echapper definitivement, s'il ne parvenait
pas a l'y retenir.

"Eh bien, monsieur Fix, etes-vous decide a venir avec nous
jusqu'en Amerique?" demanda Passepartout.

"Oui," repondit Fix les dents serrees.

"Allons donc! s'ecria Passepartout en faisant entendre un
retentissant eclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez
pas vous separer de nous. Venez retenir votre place, venez!"
Et tous deux entrerent au bureau des transports maritimes et
arreterent des cabines pour quatre personnes. Mais l'employe
leur fit observer que les reparations du _Carnatic_ etant
terminees, le paquebot partirait le soir meme a huit heures, et
non le lendemain matin, comme il avait ete annonce.

"Tres bien!" repondit Passepartout, "cela arrangera mon maitre.
Je vais le prevenir."

A ce moment, Fix prit un parti extreme. Il resolut de tout dire
a Passepartout. C'etait le seul moyen peut-etre qu'il eut de
retenir Phileas Fogg pendant quelques jours a Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit a son compagnon de se
rafraichir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il
accepta l'invitation de Fix.

Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect
engageant. Tous deux y entrerent. C'etait une vaste salle bien
decoree, au fond de laquelle s'etendait un lit de camp, garni de
coussins. Sur ce lit etaient ranges un certain nombre de
dormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle
de petites tables en jonc tresse. Quelques uns vidaient des
pintes de biere anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de
liqueurs alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart
fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrees de petites
boulettes d'opium melange d'essence de rose. Puis, de temps en
temps, quelque fumeur enerve glissait sous la table, et les
garcons de l'etablissement, le prenant par les pieds et par la
tete, le portaient sur le lit de camp pres d'un confrere. Une
vingtaine de ces ivrognes etaient ainsi ranges cote a cote, dans
le dernier degre d'abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu'ils etaient entres dans une
tabagie hantee de ces miserables, hebetes, amaigris, idiots,
auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux
cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui
s'appelle l'opium! Tristes millions que ceux-la, preleves sur
un des plus funestes vices de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essaye de remedier a un tel abus
par des lois severes, mais en vain. De la classe riche, a
laquelle l'usage de l'opium etait d'abord formellement reserve,
cet usage descendit jusqu'aux classes inferieures, et les
ravages ne purent plus etre arretes. On fume l'opium partout et
toujours dans l'empire du Milieu. Hommes et femmes s'adonnent a
cette passion deplorable, et lorsqu'ils sont accoutumes a cette
inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, a moins d'eprouver
d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur peut
fumer jusqu'a huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.

Or, c'etait dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui
pullulent, meme a Hong-Kong, que Fix et Passepartout etaient
entres avec l'intention de se rafraichir. Passepartout n'avait
pas d'argent, mais il accepta volontiers la " politesse" de son
compagnon, quitte a la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Francais fit
largement honneur, tandis que Fix, plus reserve, observait son
compagnon avec une extreme attention. On causa de choses et
d'autres, et surtout de cette excellente idee qu'avait eue Fix
de prendre passage sur le _Carnatic_. Et a propos de ce
steamer, dont le depart se trouvait avance de quelques heures,
Passepartout, les bouteilles etant vides, se leva, afin d'aller
prevenir son maitre.

Fix le retint.

"Un instant," dit-il.

"Que voulez-vous, monsieur Fix?"

"J'ai a vous parler de choses serieuses."

"De choses serieuses!" s'ecria Passepartout en vidant quelques
gouttes de vin restees au fond au son verre. Eh bien, nous en
parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui."

"Restez," repondit Fix. "Il s'agit de votre maitre!"

Passepartout, a ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.

L'expression du visage de Fix lui parut singuliere. Il se
rassit.

"Qu'est-ce donc que vous avez a me dire?" demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la
voix :

"Vous avez devine qui j'etais?" lui demanda-t-il.

"Parbleu!" dit Passepartout en souriant.

"Alors je vais tout vous avouer..."

"Maintenant que je sais tout, mon compere! Ah! voila qui n'est
pas fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi
vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien
inutilement!"

"Inutilement!" dit Fix. "Vous en parlez a votre aise! On voit
bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme!"

"Mais si, je la connais," repondit Passepartout. "Vingt mille
livres!"

"Cinquante-cinq mille!" reprit Fix, en serrant la main du
Francais.

"Quoi!" s'ecria Passepartout, "Mr. Fogg aurait ose!...
Cinquante-cinq mille livres!...Eh bien! raison de plus pour ne
pas perdre un instant," ajouta-t-il en se levant de nouveau.

"Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui forca
Passepartout a se rasseoir, apres avoir fait apporter un flacon
de brandy, -- et si je reussis, je gagne une prime de deux mille
livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 F) a la condition de
m'aider?"

"Vous aider?" s'ecria Passepartout, dont les yeux etaient
demesurement ouverts.

"Oui, m'aider a retenir le sieur Fogg pendant quelques jours a
Hong-Kong!"

"Hein!" fit Passepartout, "que dites-vous la? Comment! non
content de faire suivre mon maitre, de suspecter sa loyaute, ces
gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles! J'en suis
honteux pour eux!"

"Ah ca! que voulez-vous dire?" demanda Fix.

"Je veux dire que c'est de la pure indelicatesse. Autant
depouiller Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche!"

"Eh! c'est bien a cela que nous comptons arriver!"

"Mais c'est un guet-apens!" s'ecria Passepartout, -- qui
s'animait alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix,
et qu'il buvait sans s'en apercevoir, -- un guet-apens
veritable! Des gentlemen! des collegues!"

Fix commencait a ne plus comprendre.

"Des collegues!" s'ecria Passepartout, "des membres du
Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon maitre est un
honnete homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement
qu'il pretend le gagner."

"Mais qui croyez-vous donc que je sois?" demanda Fix, en fixant
son regard sur Passepartout.

"Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de
controler l'itineraire de mon maitre, ce qui est singulierement
humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps deja, j'aie
devine votre qualite, je me suis bien garde de la reveler a Mr.
Fogg!"

"Il ne sait rien?...." demanda vivement Fix.

"Rien", repondit Passepartout en vidant encore une fois son
verre.

L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hesitait
avant de reprendre la parole. Que devait-il faire? L'erreur de
Passepartout semblait sincere, mais elle rendait son projet plus
difficile. Il etait evident que ce garcon parlait avec une
absolue bonne foi, et qu'il n'etait point le complice de son
maitre, -- ce que Fix aurait pu craindre.

"Eh bien," se dit-il, "puisqu'il n'est pas son complice, il
m'aidera."

Le detective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs,
il n'avait plus le temps d'attendre. A tout prix, il fallait
arreter Fogg a Hong-Kong.

"Ecoutez," dit Fix d'une voix breve, "ecoutez-moi bien. Je ne
suis pas ce que vous croyez, c'est-a-dire un agent des membres
du Reform-Club..."

"Bah!" dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.

"Je suis un inspecteur de police, charge d'une mission par
l'administration metropolitaine..."

"Vous... inspecteur de police!..."

"Oui, et je le prouve," reprit Fix. "Voici ma commission."

Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra a son
compagnon une commission signee du directeur de la police
centrale. Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir
articuler une parole.

"Le pari du sieur Fogg," reprit Fix, "n'est qu'un pretexte dont
vous etes dupes, vous et ses collegues du Reform-Club, car il
avait interet a s'assurer votre inconsciente complicite.

"Mais pourquoi?".... s'ecria Passepartout.

"Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq
mille livres a ete commis a la Banque d'Angleterre par un
individu dont le signalement a pu etre releve. Or, voici ce
signalement, et c'est trait pour trait celui du sieur Fogg."

"Allons donc!" s'ecria Passepartout en frappant la table de son
robuste poing. Mon maitre est le plus honnete homme du monde!"

"Qu'en savez-vous?" repondit Fix. "Vous ne le connaissez meme
pas! Vous etes entre a son service le jour de son depart, et il
est parti precipitamment sous un pretexte insense, sans malles,
emportant une grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir
que c'est un honnete homme!"

"Oui! oui!" repetait machinalement le pauvre garcon.

"Voulez-vous donc etre arrete comme son complice?"

Passepartout avait pris sa tete a deux mains. Il n'etait plus
reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police.
Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme
genereux et brave! Et pourtant que de presomptions relevees
contre lui! Passepartout essayait de repousser les soupcons qui
se glissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire a la
culpabilite de son maitre.

"Enfin, que voulez-vous de moi?" dit-il a l'agent de police, en
se contenant par un supreme effort.

"Voici," repondit Fix. "J'ai file le sieur Fogg jusqu'ici, mais
je n'ai pas encore recu le mandat d'arrestation, que j'ai
demande a Londres. Il faut donc que vous m'aidiez a retenir a
Hong-Kong..."

"Moi! que je..."

"Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise
par la Banque d'Angleterre!"

"Jamais!" repondit Passepartout, qui voulut se lever et
retomba, sentant sa raison et ses forces lui echapper a la fois.

"Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien meme tout ce que
vous m'avez dit serait vrai... quand mon maitre serait le voleur
que vous cherchez... ce que je nie... j'ai ete.. je suis a son
service... je l'ai vu bon et genereux... Le trahir... jamais...
non, pour tout l'or du monde... Je suis d'un village ou l'on ne
mange pas de ce pain-la!..."

"Vous refusez?"

"Je refuse."

"Mettons que je n'ai rien dit," repondit Fix, "et buvons."

"Oui, buvons"

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse.
Fix, comprenant qu'il fallait a tout prix le separer de son
maitre, voulut l'achever. Sur la table se trouvaient quelques
pipes chargees d'opium. Fix en glissa une dans la main de
Passepartout, qui la prit, la porta a ses levres, l'alluma,
respira quelques bouffees, et retomba, la tete alourdie sous
l'influence du narcotique.

"Enfin," dit Fix en voyant Passepartout aneanti, "le sieur Fogg
ne sera pas prevenu a temps du depart du _Carnatic_, et s'il
part, du moins partira-t-il sans ce maudit Francais!"

Puis il sortit, apres avoir paye la depense.



XX


DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scene qui allait peut-etre compromettre si
gravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se
promenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs.
Aouda avait accepte son offre de la conduire jusqu'en Europe, il
avait du songer a tous les details que comporte un aussi long
voyage. Qu'un Anglais comme lui fit le tour du monde un sac a
la main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre
une pareille traversee dans ces conditions.

De la, necessite d'acheter les vetements et objets necessaires
au voyage. Mr. Fogg s'acquitta de sa tache avec le calme qui le
caracterisait, et a toutes les excuses ou objections de la jeune
veuve, confuse de tant de complaisance:

"C'est dans l'interet de mon voyage, c'est dans mon programme,"
repondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrerent a
l'hotel et dinerent a la table d'hote, qui etait somptueusement
servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguee, remonta dans son
appartement, apres avoir "a l'anglaise" serre la main de son
imperturbable sauveur.

L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soiree
dans la lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_.
S'il avait ete homme a s'etonner de quelque chose, c'eut ete de
ne point voir apparaitre son domestique a l'heure du coucher.
Mais, sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter
Hong-Kong avant le lendemain matin, il ne s'en preoccupa pas
autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de
sonnette de Mr. Fogg.

Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son
domestique n'etait pas rentre a l'hotel nul n'aurait pu le dire.
Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prevenir Mrs.
Aouda, et envoya chercher un palanquin.

Il etait alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_
devait profiter pour sortir des passes, etait indiquee pour neuf
heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrive a la porte de l'hotel, Mr. Fogg
et Mrs. Aouda monterent dans ce confortable vehicule, et les
bagages suivirent derriere sur une brouette. Une demi-heure
plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai
d'embarquement, et la Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ etait
parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, a la fois, et le paquebot et son
domestique, en etait reduit a se passer de l'un et de l'autre.
Mais aucune marque de desappointement ne parut sur son visage,
et comme Mrs. Aouda le regardait avec inquietude, il se contenta
de repondre:

"C'est un incident, madame, rien de plus."

En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention
s'approcha de lui. C'etait l'inspecteur Fix, qui le salua et
lui dit:

"N'etes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du
_Rangoon_, arrive hier?"

"Oui, monsieur," repondit froidement Mr. Fogg, "mais je n'ai pas
l'honneur..."

"Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique."

"Savez-vous ou il est, monsieur?" demanda vivement la jeune
femme.

"Quoi!" repondit Fix, feignant la surprise, "n'est-il pas avec
vous?"

"Non," repondit Mrs. Aouda. "Depuis hier, il n'a pas reparu.
Se serait-il embarque sans nous a bord du _Carnatic_ ?"

"Sans vous, madame?..." repondit l'agent. "Mais, excusez ma
question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot?"

"Oui, monsieur."

"Moi aussi, madame, et vous me voyez tres desappointe. Le
_Carnatic_, ayant termine ses reparations, a quitte Hong-Kong
douze heures plus tot sans prevenir personne, et maintenant il
faudra attendre huit jours le prochain depart!"

En prononcant ces mots: "huit jours", Fix sentait son coeur
bondir de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours a
Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le mandat d'arret.
Enfin, la chance se declarait pour le representant de la loi.

Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il recut, quand il
entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme:

"Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble,
dans le port de Hong-Kong."

Et Mr. Fogg, offrant son bras a Mrs. Aouda, se dirigea vers les
docks a la recherche d'un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eut dit qu'un fil le rattachait a
cet homme.

Toutefois, la chance sembla veritablement abandonner celui
qu'elle avait si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant
trois heures, parcourut le port en tous sens, decide, s'il le
fallait, a freter un batiment pour le transporter a Yokohama;
mais il ne vit que des navires en chargement ou en dechargement,
et qui, par consequent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit
a esperer.

Cependant Mr. Fogg ne se deconcertait pas, et il allait
continuer ses recherches, dut-il pousser jusqu'a Macao, quand il
fut accoste par un marin sur l'avant-port.

"Votre Honneur cherche un bateau?" lui dit le marin en se
decouvrant.

"Vous avez un bateau pret a partir?" demanda Mr. Fogg.

"Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote ny 43, le meilleur de la
flottille."

"Il marche bien?"

"Entre huit et neuf milles, au plus pres. Voulez-vous le voir?"

"Oui."

"Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en
mer?"

"Non. D'un voyage."

"Un voyage?"

"Vous chargez-vous de me conduire a Yokohama?"

Le marin, a ces mots, demeura les bras ballants, les yeux
ecarquilles.

"Votre Honneur veut rire?" dit-il.

"Non! j'ai manque le depart du _Carnatic_, et il faut que je
sois le 14, au plus tard, a Yokohama, pour prendre le paquebot
de San Francisco.

"Je le regrette," repondit le pilote, "mais c'est impossible."

"Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de
deux cents livres si j'arrive a temps."

"C'est serieux?" demanda le pilote.

"Tres serieux", repondit Mr. Fogg.

Le pilote s'etait retire a l'ecart. Il regardait la mer,
evidemment combattu entre le desir de gagner une somme enorme et
la crainte de s'aventurer si loin. Fix etait dans des transes
mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s'etait retourne vers Mrs. Aouda.

"Vous n'aurez pas peur, madame?" lui demanda-t-il.

"Avec vous, non, monsieur Fogg", repondit la jeune femme.

Le pilote s'etait de nouveau avance vers le gentleman, et
tournait son chapeau entre ses mains.

"Eh bien, pilote?" dit Mr. Fogg.

"Eh bien, Votre Honneur," repondit le pilote, je ne puis risquer
ni mes hommes, ni moi, ni vous-meme, dans une si longue
traversee sur un bateau de vingt tonneaux a peine, et a cette
epoque de l'annee. D'ailleurs, nous n'arriverions pas a temps,
car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong a Yokohama."

"Seize cents seulement," dit Mr. Fogg.

"C'est la meme chose."

Fix respira un bon coup d'air.

"Mais," ajouta le pilote, "il y aurait peut-etre moyen de
s'arranger autrement."

Fix ne respira plus.

"Comment?" demanda Phileas Fogg.

"En allant a Nagasaki, l'extremite sud du Japon, onze cents
milles, ou seulement a Shangai, a huit cents milles de
Hong-Kong. Dans cette derniere traversee, on ne s'eloignerait
pas de la cote chinoise, ce qui serait un grand avantage,
d'autant plus que les courants y portent au nord."

"Pilote," repondit Phileas Fogg, "c'est a Yokohama que je dois
prendre la malle americaine, et non a Shangai ou a Nagasaki."

"Pourquoi pas?" repondit le pilote. Le paquebot de San
Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale a Yokohama et
a Nagasaki, mais son port de depart est Shangai."

"Vous etes certain de ce vous dites?"

"Certain."

"Et quand le paquebot quitte-t-il Shangai?"

"Le 11, a sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours
devant nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et
avec une moyenne de huit milles a l'heure, si nous sommes bien
servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous
pouvons enlever les huit cents milles qui nous separent de
Shangai."

"Et vous pourriez partir?..."

"Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et
d'appareiller."

"Affaire convenue... Vous etes le patron du bateau?"

"Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadere_."

"Voulez-vous des arrhes?"

"Si cela ne desoblige pas Votre Honneur."

"Voici deux cents livres a compte...Monsieur, ajouta Phileas
Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter..."

"Monsieur," repondit resolument Fix, "j'allais vous demander
cette faveur."

"Bien. Dans une demi-heure nous serons a bord."

"Mais ce pauvre garcon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de
Passepartout preoccupait extremement.

"Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire," repondit
Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fievreux, rageant, se rendait au
bateau-pilote, tous deux se dirigerent vers les bureaux de la
police de Hong-Kong. La, Phileas Fogg donna le signalement de
Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier.
Meme formalite fut remplie chez l'agent consulaire francais, et
le palanquin, apres avoir touche a l'hotel, ou les bagages
furent pris, ramena les voyageurs a l'avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote ny 43, son equipage a
bord, ses vivres embarques, etait pret a appareiller.

C'etait une charmante petite goelette de vingt tonneaux que la
_Tankadere_, bien pincee de l'avant, tres degagee dans ses
facons, tres allongee dans ses lignes d'eau. On eut dit un
yacht de course. Ses cuivres brillants, ses ferrures
galvanisees, son pont blanc comme de l'ivoire, indiquaient que
le patron John Bunsby s'entendait a la tenir en bon etat. Ses
deux mats s'inclinaient un peu sur l'arriere. Elle portait
brigantine, misaine, trinquette, focs, fleches, et pouvait greer
une fortune pour le vent arriere. Elle devait merveilleusement
marcher, et, de fait, elle avait deja gagne plusieurs prix dans
les "matches" de bateaux-pilotes.

L'equipage de la _Tankadere_ se composait du patron John Bunsby
et de quatre hommes. C'etaient de ces hardis marins qui, par
tous les temps, s'aventurent a la recherche des navires, et
connaissent admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de
quarante-cinq ans environ, vigoureux, noir de hale, le regard
vif, la figure energique, bien d'aplomb, bien a son affaire, eut
inspire confiance aux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passerent a bord. Fix s'y trouvait
deja. Par le capot d'arriere de la goelette, on descendait dans
une chambre carree, dont les parois s'evidaient en forme de
cadres, au dessus d'un divan circulaire. Au milieu, une table
eclairee par une lampe de roulis. C'etait petit, mais propre.

"Je regrette de n'avoir pas mieux a vous offrir," dit Mr. Fogg a
Fix, qui s'inclina sans repondre.

L'inspecteur de police eprouvait comme une sorte d'humiliation a
profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

"A coup sur," pensait-il, "c'est un coquin fort poli, mais c'est
un coquin!"

A trois heures dix minutes, les voiles furent hissees. Le
pavillon d'Angleterre battait a la corne de la goelette. Les
passagers etaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda
jeterent un dernier regard sur le quai, afin de voir si
Passepartout n'apparaitrait pas.

Fix n'etait pas sans apprehension, car le hasard aurait pu
conduire en cet endroit meme le malheureux garcon qu'il avait si
indignement traite, et alors une explication eut eclate, dont le
detective ne se fut pas tire a son avantage. Mais le Francais
ne se montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le
tenait encore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadere_,
prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs,
s'elanca en bondissant sur les flots.



XXI


OU LE PATRON DE LA "TANKARDERE" RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME
DE DEUX CENTS LIVRES

C'etait une aventureuse expedition que cette navigation de huit
cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout
a cette epoque de l'annee. Elles sont generalement mauvaises,
ces mers de la Chine, exposees a des coups de vent terribles,
principalement pendant les equinoxes, et on etait encore aux
premiers jours de novembre.

C'eut ete, bien evidemment, l'avantage du pilote de conduire ses
passagers jusqu'a Yokohama, puisqu'il etait paye tant par jour.
Mais son imprudence aurait ete grande de tenter une telle
traversee dans ces conditions, et c'etait deja faire acte
d'audace, sinon de temerite, que de remonter jusqu'a Shangai.
Mais John Bunsby avait confiance en sa _Tankadere_, qui
s'elevait a la lame comme une mauve, et peut-etre n'avait-il pas
tort. Pendant les dernieres heures de cette journee, la
_Tankadere_ navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong,
et sous toutes les allures, au plus pres ou vent arriere, elle
se comporta admirablement.

"Je n'ai pas besoin, pilote," dit Phileas Fogg au moment ou la
goelette donnait en pleine mer, "de vous recommander toute la
diligence possible."

"Que Votre Honneur s'en rapporte a moi," repondit John Bunsby.
En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de
porter. Nos fleches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient
qu'a assommer l'embarcation en nuisant a sa marche."

"C'est votre metier, et non le mien, pilote, et je me fie a
vous."

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes ecartees, d'aplomb
comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La
jeune femme, assise a l'arriere, se sentait emue en contemplant
cet ocean, assombri deja par le crepuscule, qu'elle bravait sur
une frele embarcation. Au-dessus de sa tete se deployaient les
voiles blanches, qui l'emportaient dans l'espace comme de
grandes ailes. La goelette, soulevee par le vent, semblait
voler dans l'air. La nuit vint. La lune entrait dans son
premier quartier, et son insuffisante lumiere devait s'eteindre
bientot dans les brumes de l'horizon. Des nuages chassaient de
l'est et envahissaient deja une partie du ciel.

Le pilote avait dispose ses feux de position, -- precaution
indispensable a prendre dans ces mers tres frequentees aux
approches des atterrages. Les rencontres de navires n'y etaient
pas rares, et, avec la vitesse dont elle etait animee, la
goelette se fut brisee au moindre choc.

Fix revait a l'avant de l'embarcation. Il se tenait a l'ecart,
sachant Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui
repugnait de parler a cet homme, dont il acceptait les services.
Il songeait aussi a l'avenir. Cela lui paraissait certain que
le sieur Fogg ne s'arreterait pas a Yokohama, qu'il prendrait
immediatement le paquebot de San Francisco afin d'atteindre
l'Amerique, dont la vaste etendue lui assurerait l'impunite avec
la securite. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut
plus simple.

Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme
un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traverse
les trois quarts du globe, afin de gagner plus surement le
continent americain, ou il mangerait tranquillement le million
de la Banque, apres avoir depiste la police. Mais une fois sur
la terre de l'Union, que ferait Fix? Abandonnerait-il cet
homme? Non, cent fois non! et jusqu'a ce qu'il eut obtenu un
acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle.
C'etait son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout
cas, une circonstance heureuse s'etait produite : Passepartout
n'etait plus aupres de son maitre, et surtout, apres les
confidences de Fix, il etait important que le maitre et le
serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n'etait pas non plus sans songer a son
domestique, si singulierement disparu. Toutes reflexions
faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un
malentendu, le pauvre garcon ne se fut embarque sur le
_Carnatic_, au dernier moment. C'etait aussi l'opinion de Mrs.
Aouda, qui regrettait profondement cet honnete serviteur, auquel
elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouvat a
Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transporte, il serait
aise de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint a fraichir. Peut-etre eut-il ete
prudent de prendre un ris, mais le pilote, apres avoir
soigneusement observe l'etat du ciel, laissa la voilure telle
qu'elle etait etablie.

D'ailleurs, la _Tankadere_ portait admirablement la toile, ayant
un grand tirant d'eau, et tout etait pare a amener rapidement,
en cas de grain.

A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la
cabine.

Fix les y avait precedes, et s'etait etendu sur l'un des cadres.
Quant au pilote et a ses hommes, ils demeurerent toute la nuit
sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goelette avait
fait plus de cent milles. Le loch, souvent jete, indiquait que
la moyenne de sa vitesse etait entre huit et neuf milles. La
_Tankadere_ avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes
et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidite.
Si le vent tenait dans ces conditions, les chances etaient pour
elle.

La _Tankadere_, pendant toute cette journee, ne s'eloigna pas
sensiblement de la cote, dont les courants lui etaient
favorables. Elle l'avait a cinq milles au plus par sa hanche de
babord, et cette cote, irregulierement profilee, apparaissait
parfois a travers quelques eclaircies. Le vent venant de terre,
la mer etait moins forte par la meme: circonstance heureuse
pour la goelette, car les embarcations d'un petit tonnage
souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui "les
tue", pour employer l'expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hala le sud-est. Le pilote
fit etablir les fleches; mais au bout de deux heures, il fallut
les amener, car le vent fraichissait a nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement refractaires au
mal de mer, mangerent avec appetit les conserves et le biscuit
du bord. Fix fut invite a partager leur repas et dut accepter,
sachant bien qu'il est aussi necessaire de lester les estomacs
que les bateaux, mais cela le vexait! Voyager aux frais de cet
homme, se nourrir de ses propres vivres, il trouvait a cela
quelque chose de peu loyal. Il mangea cependant, -- sur le
pouce, il est vrai, -- mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas termine, il crut devoir prendre le sieur
Fogg a part, et il lui dit:

"Monsieur..."

Ce "monsieur" lui ecorchait les levres, et il se retenait pour
ne pas mettre la main au collet de ce "monsieur"!

"Monsieur, vous avez ete fort obligeant en m'offrant passage a
votre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas
d'agir aussi largement que vous, j'entends payer ma part..."

"Ne parlons pas de cela, monsieur," repondit Mr. Fogg.

"Mais si, je tiens..."

"Non, monsieur," repeta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de
replique. "Cela entre dans les frais generaux!"

Fix s'inclina, il etouffait, et, allant s'etendre sur l'avant de
la goelette, il ne dit plus un mot de la journee.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir.
Plusieurs fois il dit a Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu
a Shangai. Mr. Fogg repondit simplement qu'il y comptait.
D'ailleurs, tout l'equipage de la petite goelette y mettait du
zele. La prime affriolait ces braves gens. Aussi, pas une
ecoute qui ne fut consciencieusement raidie! Pas une voile qui
ne fut vigoureusement etarquee! Pas une embardee que l'on put
reprocher a l'homme de barre! On n'eut pas manoeuvre plus
severement dans une regate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait releve au loch un parcours de deux cent
vingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait esperer
qu'en arrivant a Yokohama, il n'aurait aucun retard a inscrire a
son programme. Ainsi donc, le premier contretemps serieux qu'il
eut eprouve depuis son depart de Londres ne lui causerait
probablement aucun prejudice.

Pendant la nuit, vers les premieres heures du matin, la
_Tankadere_ entrait franchement dans le detroit de Fo-Kien, qui
separe la grande ile Formose de la cote chinoise, et elle
coupait le tropique du Cancer. La mer etait tres dure dans ce
detroit, plein de remous formes par les contre-courants. La
goelette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa
marche. Il devint tres difficile de se tenir debout sur le
pont.

Avec le lever du jour, le vent fraichit encore. Il y avait dans
le ciel l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le barometre
annoncait un changement prochain de l'atmosphere ; sa marche
diurne etait irreguliere, et le mercure oscillait
capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever vers le
sud-est en longues houles "qui sentaient la tempete". La
veille, le soleil s'etait couche dans une brume rouge, au milieu
des scintillations phosphorescentes de l'ocean.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura
entre ses dents des choses peu intelligibles. A un certain
moment, se trouvant pres de son passager:

"On peut tout dire a Votre Honneur?" dit-il a voix basse.

"Tout," repondit Phileas Fogg.

"Eh bien, nous allons avoir un coup de vent."

"Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.

"Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se prepare!"

"Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon cote,"
repondit Mr. Fogg.

"Si vous le prenez comme cela," repliqua le pilote, je n'ai plus
rien a dire!"

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une
epoque moins avancee de l'annee, le typhon, suivant l'expression
d'un celebre meteorologiste, se fut ecoule comme une cascade
lumineuse de flammes electriques, mais en equinoxe hiver il
etait a craindre qu'il ne se dechainat avec violence.

Le pilote prit ses precautions par avance. Il fit serrer toutes
les voiles de la goelette et amener les vergues sur le pont.
Les mots de fleche furent depasses. On rentra le bout-dehors.
Les panneaux furent condamnes avec soin. Pas une goutte d'eau
ne pouvait, des lors, penetrer dans la coque de l'embarcation.
Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut
hisse en guise de trinquette, de maniere a maintenir la goelette
vent arriere. Et on attendit.

John Bunsby avait engage ses passagers a descendre dans la
cabine; mais, dans un etroit espace, a peu pres prive d'air, et
par les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien
d'agreable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-meme ne
consentirent a quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba a
bord. Rien qu'avec son petit morceau de toile, la _Tankadere_
fut enlevee comme une plume par ce vent dont on ne saurait
donner une idee exacte, quand il souffle en tempete. Comparer
sa vitesse a la quadruple vitesse d'une locomotive lancee a
toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la verite.

Pendant toute la journee, l'embarcation courut ainsi vers le
nord, emportee par les lames monstrueuses, en conservant
heureusement une rapidite egale a la leur. Vingt fois elle
faillit etre coiffee par une de ces montagnes d'eau qui se
dressaient a l'arriere; mais un adroit coup de barre, donne par
le pilote, parait la catastrophe. Les passagers etaient
quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient
philosophiquement. Fix maugreait sans doute, mais l'intrepide
Aouda, les yeux fixes sur son compagnon, dont elle ne pouvait
qu'admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la
tourmente a ses cotes. Quant a Phileas Fogg, il semblait que ce
typhon fut partie de son programme.

Jusqu'alors la _Tankadere_ avait toujours fait route au nord;
mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent,
tournant de trois quarts, hala le nord-ouest. La goelette,
pretant alors le flanc a la lame, fut effroyablement secouee.
La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer,
quand on ne sait pas avec quelle solidite toutes les parties
d'un batiment sont reliees entre elles.

Avec la nuit, la tempete s'accentua encore. En voyant
l'obscurite se faire, et avec l'obscurite s'accroitre la
tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquietudes. Il se
demanda s'il ne serait pas temps de relacher, et il consulta son
equipage.

Ses hommes consultes, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui
dit:

"Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des
ports de la cote."

"Je le crois aussi," repondit Phileas Fogg.

"Ah!" fit le pilote, mais lequel?"

"Je n'en connais qu'un," repondit tranquillement Mr. Fogg.

"Et c'est!..."

"Shangai."

Cette reponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans
comprendre ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait
d'obstination et de tenacite. Puis il s'ecria:

"Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. A Shangai!"

Et la direction de la _Tankadere_ fut imperturbablement
maintenue vers le nord.

Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goelette
ne chavira pas. Deux fois elle fut engagee, et tout aurait ete
enleve a bord, si les saisines eussent manque. Mrs. Aouda etait
brisee, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une
fois Mr. Fogg dut se precipiter vers elle pour la proteger
contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempete se dechainait encore avec une
extreme fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est.
C'etait une modification favorable, et la _Tankadere_ fit de
nouveau route sur cette mer demontee, dont les lames se
heurtaient alors a celles que provoquait la nouvelle aire du
vent. De la un choc de contre-houles qui eut ecrase une
embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la cote a travers les brumes
dechirees, mais pas un navire en vue. La _Tankadere_ etait
seule a tenir la mer.

A midi, il y eut quelques symptomes d'accalmie, qui, avec
l'abaissement du soleil sur l'horizon, se prononcerent plus
nettement.

Le peu de duree de la tempete tenait a sa violence meme. Les
passagers, absolument brises, purent manger un peu et prendre
quelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit retablir ses
voiles au bas ris. La vitesse de l'embarcation fut
considerable. Le lendemain, 11, au lever du jour,
reconnaissance faite de la cote, John Bunsby put affirmer qu'on
n'etait pas a cent milles de Shangai.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journee pour les
faire! C'etait le soir meme que Mr. Fogg devait arriver a
Shangai, s'il ne voulait pas manquer le depart du paquebot de
Yokohama. Sans cette tempete, pendant laquelle il perdit
plusieurs heures, il n'eut pas ete en ce moment a trente milles
du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer
tombait avec elle. La goelette se couvrit de toile. Fleches,
voiles d'etais, contre-foc, tout portait, et la mer ecumait sous
l'etrave.

A midi, la _Tankadere_ n'etait pas a plus de quarante-cinq
milles de Shangai. Il lui restait six heures encore pour gagner
ce port avant le depart du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives a bord. On voulait arriver a tout
prix. Tous -- Phileas Fogg excepte sans doute -- sentaient leur
coeur battre d'impatience. Il fallait que la petite goelette se
maintint dans une moyenne de neuf milles a l'heure, et le vent
mollissait toujours! C'etait une brise irreguliere, des
bouffees capricieuses venant de la cote. Elles passaient, et la
mer se deridait aussitot apres leur passage.

Cependant l'embarcation etait si legere, ses voiles hautes, d'un
fin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le
courant aidant, a six heures, John Bunsby ne comptait plus que
dix milles jusqu'a la riviere de Shangai, car la ville elle-meme
est situee a une distance de douze milles au moins au-dessus de
l'embouchure.

A sept heures, on etait encore a trois milles de Shangai. Un
formidable juron s'echappa des levres du pilote... La prime de
deux cents livres allait evidemment lui echapper. Il regarda
Mr. Fogg.

Mr. Fogg etait impassible, et cependant sa fortune entiere se
jouait a ce moment...

A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronne d'un panache de
fumee, apparut au ras de l'eau. C'etait le paquebot americain,
qui sortait a l'heure reglementaire.

"Malediction!" s'ecria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un
bras desespere.

"Des signaux!" dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de
bronze s'allongeait a l'avant de la _Tankadere_. Il servait a
faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut charge jusqu'a la gueule, mais au moment ou le
pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumiere:

"Le pavillon en berne", dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amene a mi-mat. C'etait un signal de detresse,
et l'on pouvait esperer que le paquebot americain, l'apercevant,
modifierait un instant sa route pour rallier l'embarcation.

"Feu!" dit Mr. Fogg.

Et la detonation du petit canon de bronze eclata dans l'air.



XXII


OU PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX ANTIPODES, IL EST
PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quitte Hong-Kong, le 7 novembre, a six
heures et demie du soir, se dirigeait a toute vapeur vers les
terres du Japon.

Il emportait un plein chargement de marchandises et de
passagers. Deux cabines de l'arriere restaient inoccupees.
C'etaient celles qui avaient ete retenues pour le compte de Mr.
Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non
sans quelque surprise, un passager, l'oeil a demi hebete, la
demarche branlante, la tete ebouriffee, qui sortait du capot des
secondes et venait en titubant s'asseoir sur une drome.

Ce passager, c'etait Passepartout en personne. Voici ce qui
etait arrive.

Quelques instants apres que Fix eut quitte la tabagie, deux
garcons avaient enleve Passepartout profondement endormi, et
l'avaient couche sur le lit reserve aux fumeurs. Mais trois
heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses
cauchemars par une idee fixe, se reveillait et luttait contre
l'action stupefiante du narcotique. La pensee du devoir non
accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d'ivrognes, et
trebuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant,
mais toujours et irresistiblement pousse par une sorte
d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un reve:
"Le _Carnatic_! le _Carnatic_!"

Le paquebot etait la fumant, pret a partir. Passepartout
n'avait que quelques pas a faire. Il s'elanca sur le pont
volant, il franchit la coupee et tomba inanime a l'avant, au
moment ou le _Carnatic_ larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitues a ces sortes de scenes,
descendirent le pauvre garcon dans une cabine des secondes, et
Passepartout ne se reveilla que le lendemain matin, a cent
cinquante milles des terres de la Chine.

Voila donc pourquoi, ce matin-la, Passepartout se trouvait sur
le pont du _Carnatic_, et venait humer a pleine gorgees les
fraiches brises de la mer. Cet air pur le degrisa. Il commenca
a rassembler ses idees et n'y parvint pas sans peine. Mais,
enfin, il se rappela les scenes de la veille, les confidences de
Fix, la tabagie, etc.

"Il est evident," se dit-il, "que j'ai ete abominablement grise!
Que va dire Mr. Fogg? En tout cas, je n'ai pas manque le
bateau, et c'est le principal."

Puis, songeant a Fix:

"Pour celui-la," se dit-il, "j'espere bien que nous en sommes
debarrasses, et qu'il n'a pas ose, apres ce qu'il m'a propose,
nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un
detective aux trousses de mon maitre, accuse de ce vol commis a
la Banque d'Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur
comme je suis un assassin!"

Passepartout devait-il raconter ces choses a son maitre?
Convenait-il de lui apprendre le role joue par Fix dans cette
affaire? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arrivee a
Londres, pour lui dire qu'un agent de la police metropolitaine
l'avait file autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui,
sans doute. En tout cas, question a examiner. Le plus presse,
c'etait de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agreer ses
excuses pour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer etait houleuse, et le
paquebot roulait fortement. Le digne garcon, aux jambes peu
solides encore, gagna tant bien que mal l'arriere du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblat ni a son maitre,
ni a Mrs. Aouda.

"Bon," fit-il, "Mrs. Aouda est encore couchee a cette heure.
Quant a Mr. Fogg, il aura trouve quelque joueur de whist, et
suivant son habitude..."

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y etait
pas. Passepartout n'avait qu'une chose a faire : c'etait de
demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser
lui repondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom.

"Pardonnez-moi," dit Passepartout en insistant. "Il s'agit d'un
gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagne d'une
jeune dame..."

"Nous n'avons pas de jeune dame a bord," repondit le purser. Au
surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la
consulter."

Passepartout consulta la liste... Le nom de son maitre n'y
figurait pas.

Il eut comme un eblouissement. Puis une idee lui traversa le
cerveau.

"Ah ca! je suis bien sur le _Carnatic_?" s'ecria-t-il.

"Oui," repondit le purser.

"En route pour Yokohama?"

"Parfaitement."

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'etre trompe
de navire! Mais s'il etait sur le _Carnatic_, il etait certain
que son maitre ne s'y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'etait un coup
de foudre. Et, soudain, la lumiere se fit en lui. Il se
rappela que l'heure du depart du _Carnatic_ avait ete avancee,
qu'il devait prevenir son maitre, et qu'il ne l'avait pas fait!
C'etait donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manque
ce depart!

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traitre qui, pour le
separer de son maitre, pour retenir celui-ci a Hong-Kong,
l'avait enivre! Car il comprit enfin la manoeuvre de
l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, a coup sur
ruine, son pari perdu, arrete, emprisonne peut-etre!...
Passepartout, a cette pensee, s'arracha les cheveux. Ah! si
jamais Fix lui tombait sous la main, quel reglement de comptes!

Enfin, apres le premier moment d'accablement, Passepartout
reprit son sang-froid et etudia la situation. Elle etait peu
enviable. Le Francais se trouvait en route pour le Japon.
Certain d'y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la
poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son
passage et sa nourriture a bord etaient payes d'avance. Il
avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti.
S'il mangea et but pendant cette traversee, cela ne saurait se
decrire. Il mangea pour son maitre, pour Mrs. Aouda et pour
lui-meme. Il mangea comme si le Japon, ou il allait aborder,
eut ete un pays desert, depourvu de toute substance comestible.

Le 13, a la maree du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port
de Yokohama.

Ce point est une relache importante du Pacifique, ou font escale
tous les steamers employes au service de la poste et des
voyageurs entre l'Amerique du Nord, la Chine, le Japon et les
iles de la Malaisie. Yokohama est situee dans la baie meme de
Yeddo, a peu de distance de cette immense ville, seconde
capitale de l'empire japonais, autrefois residence du taikoun,
du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la
grande cite qu'habite le mikado, empereur ecclesiastique,
descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, pres des
jetees du port et des magasins de la douane, au milieu de
nombreux navires appartenant a toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette
terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux
a faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller a
l'aventure par les rues de la ville.

Passepartout se trouva d'abord dans une cite absolument
europeenne, avec des maisons a basses facades, ornees de
verandas sous lesquelles se developpaient d'elegants peristyles,
et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses
entrepots, tout l'espace compris depuis le promontoire du Traite
jusqu'a la riviere. La, comme a Hong-Kong, comme a Calcutta,
fourmillait un pele-mele de gens de toutes races, Americains,
Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prets a tout vendre et a
tout acheter, au milieu desquels le Francais se trouvait aussi
etranger que s'il eut ete jete au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c'etait de se
recommander pres des agents consulaires francais ou anglais
etablis a Yokohama; mais il lui repugnait de raconter son
histoire, si intimement melee a celle de son maitre, et avant
d'en venir la, il voulait avoir epuise toutes les autres
chances.

Donc, apres avoir parcouru la partie europeenne de la ville,
sans que le hasard l'eut en rien servi, il entra dans la partie
japonaise, decide, s'il le fallait, a pousser jusqu'a Yeddo.

Cette portion indigene de Yokohama est appelee Benten, du nom
d'une deesse de la mer, adoree sur les iles voisines. La se
voyaient d'admirables allees de sapins et de cedres, des portes
sacrees d'une architecture etrange, des ponts enfouis au milieu
des bambous et des roseaux, des temples abrites sous le couvert
immense et melancolique des cedres seculaires, des bonzeries au
fond desquelles vegetaient les pretres du bouddhisme et les
sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables
ou l'on eut pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et
aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eut dit decoupes dans
quelque paravent indigene, et qui se jouaient au milieu de
caniches a jambes courtes et de chats jaunatres, sans queue,
tres paresseux et tres caressants.

Dans les rues, ce n'etait que fourmillement, va-et-vient
incessant: bonzes passant processionnellement en frappant leurs
tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de
police, a chapeaux pointus incrustes de laque et portant deux
sabres a leur ceinture, soldats vetus de cotonnades bleues a
raies blanches et armes de fusil a percussion, hommes d'armes du
mikado, ensaches dans leur pourpoint de soie, avec haubert et
cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes
conditions, -- car, au Japon, la profession de soldat est autant
estimee qu'elle est dedaignee en Chine. Puis, des freres
queteurs, des pelerins en longues robes, de simples civils,
chevelure lisse et d'un noir d'ebene, tete grosse, buste long,
jambes greles, taille peu elevee, teint colore depuis les
sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune
comme celui des Chinois, dont les Japonais different
essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les
chevaux, les porteurs, les brouettes a voile, les "norimons" a
parois de laque, les "cangos" moelleux, veritables litieres en
bambou, on voyait circuler, a petits pas de leur petit pied,
chausse de souliers de toile, de sandales de paille ou de
socques en bois ouvrage, quelques femmes peu jolies, les yeux
brides, la poitrine deprimee, les dents noircies au gout du
jour, mais portant avec elegance le vetement national, le
"kirimon", sorte de robe de chambre croisee d'une echarpe de
soie, dont la large ceinture s'epanouissait derriere en un noeud
extravagant, -- que les modernes Parisiennes semblent avoir
emprunte aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de
cette foule bigarree, regardant aussi les curieuses et opulentes
boutiques, les bazars ou s'entasse tout le clinquant de
l'orfevrerie japonaise, les "restaurations" ornees de banderoles
et de bannieres, dans lesquelles il lui etait interdit d'entrer,
et ces maisons de the ou se boit a pleine tasse l'eau chaude
odorante, avec le "saki", liqueur tiree du riz en fermentation,
et ces confortables tabagies ou l'on fume un tabac tres fin, et
non l'opium, dont l'usage est a peu pres inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des
immenses rizieres. La s'epanouissaient, avec des fleurs qui
jetaient leurs dernieres couleurs et leurs derniers parfums, des
camelias eclatants, portes non plus sur des arbrisseaux, mais
sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers,


 


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