Le Tour du Monde en 80 Jours
by
Jules Verne

Part 4 out of 6



non l'opium, dont l'usage est … peu prŠs inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des
immenses riziŠres. L… s'‚panouissaient, avec des fleurs qui
jetaient leurs derniŠres couleurs et leurs derniers parfums, des
cam‚lias ‚clatants, port‚s non plus sur des arbrisseaux, mais
sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers,
des pruniers, des pommiers, que les indigŠnes cultivent plut“t
pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins
grima‡ants, des tourniquets criards d‚fendent contre le bec des
moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces.
Pas de cŠdre majestueux qui n'abritƒt quelque grand aigle; pas
de saule pleureur qui ne recouvrŒt de son feuillage quelque
h‚ron m‚lancoliquement perch‚ sur une patte; enfin, partout des
corneilles, des canards, des ‚perviers, des oies sauvages, et
grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de
"Seigneuries", et qui symbolisent pour eux la long‚vit‚ et le
bonheur.

En errant ainsi, Passepartout aper‡ut quelques violettes entre
les herbes:

"Bon!" dit-il, "voil… mon souper."

Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.

"Pas de chance!" pensa-t-il.

Certes, l'honnˆte gar‡on avait, par pr‚vision, aussi
copieusement d‚jeun‚ qu'il avait pu avant de quitter le
_Carnatic_; mais aprŠs une journ‚e de promenade, il se sentit
l'estomac trŠs creux. Il avait bien remarqu‚ que moutons,
chŠvres ou porcs, manquaient absolument aux ‚talages des
bouchers indigŠnes, et, comme il savait que c'est un sacrilŠge
de tuer les boeufs, uniquement r‚serv‚s aux besoins de
l'agriculture, il en avait conclu que la viande ‚tait rare au
Japon. Il ne se trompait pas ; mais … d‚faut de viande de
boucherie, son estomac se f–t fort accommod‚ des quartiers de
sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille
ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque
exclusivement avec le produit des riziŠres. Mais il dut faire
contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de
pourvoir … sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigŠne, et il
erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores,
regardant les groupes de baladins ex‚cuter leurs prestigieux
exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la
foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, ‚maill‚e
des feux de pˆcheurs, qui attiraient le poisson … la lueur de
r‚sines enflamm‚es.

Enfin les rues se d‚peuplŠrent. A la foule succ‚dŠrent les
rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques
costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient … des
ambassadeurs, et Passepartout r‚p‚tait plaisamment, chaque fois
qu'il rencontrait quelque patrouille ‚blouissante:

"Allons, bon! encore une ambassade japonaise qui part pour
l'Europe!"



XXIII


DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DEMESUREMENT

Le lendemain, Passepartout, ‚reint‚, affam‚, se dit qu'il
fallait manger … tout prix, et que le plus t“t serait le mieux.
Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il f–t
plut“t mort de faim. C'‚tait alors le cas ou jamais, pour ce
brave gar‡on, d'utiliser la voix forte, sinon m‚lodieuse, dont
la nature l'avait gratifi‚.

Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il
r‚solut de les essayer. Les Japonais devaient certainement ˆtre
amateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des
cymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient
qu'appr‚cier les talents d'un virtuose europ‚en.

Mais peut-ˆtre ‚tait-il un peu matin pour organiser un concert,
et les dilettanti, inopin‚ment r‚veill‚s, n'auraient peut-ˆtre
pas pay‚ le chanteur en monnaie … l'effigie du mikado.

Passepartout se d‚cida donc … attendre quelques heures; mais,
tout en cheminant, il fit cette r‚flexion qu'il semblerait trop
bien vˆtu pour un artiste ambulant, et l'id‚e lui vint alors
d'‚changer ses vˆtements contre une d‚froque plus en harmonie
avec sa position. Cet ‚change devait, d'ailleurs, produire une
soulte, qu'il pourrait imm‚diatement appliquer … satisfaire son
app‚tit.

Cette r‚solution prise, restait … l'ex‚cuter. Ce ne fut
qu'aprŠs de longues recherches que Passepartout d‚couvrit un
brocanteur indigŠne, auquel il exposa sa demande. L'habit
europ‚en plut au brocanteur, et bient“t Passepartout sortait
affubl‚ d'une vieille robe japonaise et coiff‚ d'une sorte de
turban … c“tes, d‚color‚ sous l'action du temps. Mais, en
retour, quelques pi‚cettes d'argent r‚sonnaient dans sa poche.

"Bon," pensa-t-il, "je me figurerai que nous sommes en
carnaval!"

Le premier soin de Passepartout, ainsi "japonais‚", fut d'entrer
dans une "tea-house" de modeste apparence, et l…, d'un reste de
volaille et de quelques poign‚es de riz, il d‚jeuna en homme
pour qui le dŒner serait encore un problŠme … r‚soudre.

"Maintenant," se dit-il quand il fut copieusement restaur‚, "il
s'agit de ne pas perdre la tˆte. Je n'ai plus la ressource de
vendre cette d‚froque contre une autre encore plus japonaise.
Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement
possible ce pays du Soleil, dont je ne garderai qu'un lamentable
souvenir!"

Passepartout songea alors … visiter les paquebots en partance
pour l'Am‚rique. Il comptait s'offrir en qualit‚ de cuisinier
ou de domestique, ne demandant pour toute r‚tribution que le
passage et la nourriture. Une fois … San Francisco, il verrait
… se tirer d'affaire. L'important, c'‚tait de traverser ces
quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s'‚tendent entre
le Japon et le Nouveau Monde.

Passepartout, n'‚tant point homme … laisser languir une id‚e, se
dirigea vers le port de Yokohama. Mais … mesure qu'il
s'approchait des docks, son projet, qui lui avait paru si simple
au moment o— il en avait eu l'id‚e, lui semblait de plus en plus
inex‚cutable. Pourquoi aurait-on besoin d'un cuisinier ou d'un
domestique … bord d'un paquebot am‚ricain, et quelle confiance
inspirerait-il, affubl‚ de la sorte? Quelles recommandations
faire valoir? Quelles r‚f‚rences indiquer?

Comme il r‚fl‚chissait ainsi, ses regards tombŠrent sur une
immense affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de
Yokohama. Cette affiche ‚tait ainsi libell‚e en anglais:


TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE DE

L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR

------

DERNIERES REPRESENTATIONS



Avant leur d‚part pour les Etats-Unis d'Am‚rique


DES

LONGS-NEZ-LONGS-NEZ

SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU



Grande Attraction !



"Les Etats-Unis d'Am‚rique! s'‚cria Passepartout, voil…
justement mon affaire!..."

Il suivit l'homme-affiche, et, … sa suite, il rentra bient“t
dans la ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il
s'arrˆtait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs
faisceaux de banderoles, et dont les parois ext‚rieures
repr‚sentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes,
toute une bande de jongleurs.

C'‚tait l'‚tablissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum
am‚ricain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs,
clowns, acrobates, ‚quilibristes, gymnastes, qui, suivant
l'affiche, donnait ses derniŠres repr‚sentations avant de
quitter l'empire du Soleil pour les Etats de l'Union.

Passepartout entra sous un p‚ristyle qui pr‚c‚dait la case, et
demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.

"Que voulez-vous?" dit-il … Passepartout, qu'il prit d'abord
pour un indigŠne.

"Avez-vous besoin d'un domestique?" demanda Passepartout.

"Un domestique," s'‚cria le Barnum en caressant l'‚paisse
barbiche grise qui foisonnait sous son menton, "j'en ai deux,
ob‚issants, fidŠles, qui ne m'ont jamais quitt‚, et qui me
servent pour rien, … condition que je les nourrisse... Et les
voil…," ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes,
sillonn‚s de veines grosses comme des cordes de contrebasse.

"Ainsi, je ne puis vous ˆtre bon … rien?"

"A rien."

"Diable! ‡a m'aurait pourtant fort convenu de partir avec
vous."

"Ah ‡…!" dit l'honorable Batulcar, "vous ˆtes Japonais comme je
suis un singe! Pourquoi donc ˆtes-vous habill‚ de la sorte?"

"On s'habille comme on peut!"

"Vrai, cela. Vous ˆtes un Fran‡ais, vous?"

"Oui, un Parisien de Paris."

"Alors, vous devez savoir faire des grimaces?"

"Ma foi," r‚pondit Passepartout, vex‚ de voir sa nationalit‚
provoquer cette demande, nous autres Fran‡ais, nous savons faire
des grimaces, c'est vrai, mais pas mieux que les Am‚ricains!"

"Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je
peux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En
France, on exhibe des farceurs ‚trangers, et … l'‚tranger, des
farceurs fran‡ais!"

"Ah!"

"Vous ˆtes vigoureux, d'ailleurs?"

"Surtout quand je sors de table."

"Et vous savez chanter?"

"Oui," r‚pondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie
dans quelques concerts de rue.

"Mais savez-vous chanter la tˆte en bas, avec une toupie
tournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en ‚quilibre
sur la plante du pied droit?"

"Parbleu!" r‚pondit Passepartout, qui se rappelait les premiers
exercices de son jeune ƒge.

"C'est que, voyez-vous, tout est l…!" r‚pondit l'honorable
Batulcar.

L'engagement fut conclu _hic et nunc_.

Enfin, Passepartout avait trouv‚ une position. Il ‚tait engag‚
pour tout faire dans la c‚lŠbre troupe japonaise. C'‚tait peu
flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San
Francisco.

La repr‚sentation, annonc‚e … grand fracas par l'honorable
Batulcar, devait commencer … trois heures, et bient“t les
formidables instruments d'un orchestre japonais, tambours et
tam-tams, tonnaient … la porte. On comprend bien que
Passepartout n'avait pu ‚tudier un r“le, mais il devait prˆter
l'appui de ses solides ‚paules dans le grand exercice de la
"grappe humaine" ex‚cut‚ par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce
"great attraction" de la repr‚sentation devait clore la s‚rie
des exercices.

Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste
case. Europ‚ens et indigŠnes, Chinois et Japonais, hommes,
femmes et enfants, se pr‚cipitaient sur les ‚troites banquettes
et dans les loges qui faisaient face … la scŠne. Les musiciens
‚taient rentr‚s … l'int‚rieur, et l'orchestre au complet, gongs,
tam-tams, cliquettes, fl–tes, tambourins et grosses caisses,
op‚raient avec fureur.

Cette repr‚sentation fut ce que sont toutes ces exhibitions
d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les
remiers ‚quilibristes du monde. L'un, arm‚ de son ‚ventail et
de petits morceaux de papier, ex‚cutait l'exercice si gracieux
des papillons et des fleurs. Un autre, avec la fum‚e odorante
de sa pipe, tra‡ait rapidement dans l'air une s‚rie de mots
bleuƒtres, qui formaient un compliment … l'adresse de
l'assembl‚e. Celui-ci jonglait avec des bougies allum‚es, qu'il
‚teignit successivement quand elles passŠrent devant ses lŠvres,
et qu'il ralluma l'une … l'autre sans interrompre un seul
instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-l… reproduisit, au
moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables
combinaisons ; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient
s'animer d'une vie propre dans leur interminable giration ;
elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de
sabre, sur des fils de fer, v‚ritables cheveux tendus d'un c“t‚
de la scŠne … l'autre ; elles faisaient le tour de grands vases
de cristal, elles gravissaient des ‚chelles de bambou, elles se
dispersaient dans tous les coins, produisant des effets
harmoniques d'un ‚trange caractŠre en combinant leurs tonalit‚s
diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et elles
tournaient dans l'air ; ils les lan‡aient comme des volants,
avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours; ils
les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient,
elles tournaient encore, -- jusqu'au moment o— un ressort
d‚tendu les faisait s'‚panouir en gerbes d'artifice!

Inutile de d‚crire ici les prodigieux exercices des acrobates et
gymnastes de la troupe. Les tours de l'‚chelle, de la perche,
de la boule, des tonneaux, etc. furent ex‚cut‚s avec une
pr‚cision remarquable. Mais le principal attrait de la
repr‚sentation ‚tait l'exhibition de ces "Longs-Nez", ‚tonnants
‚quilibristes que l'Europe ne connaŒt pas encore.

Ces Longs-Nez forment une corporation particuliŠre plac‚e sous
l'invocation directe du dieu Tingou. Vˆtus comme des h‚rauts du
Moyen Age, ils portaient une splendide paire d'ailes … leurs
‚paules. Mais ce qui les distinguait plus sp‚cialement, c'‚tait
ce long nez dont leur face ‚tait agr‚ment‚e, et surtout l'usage
qu'ils en faisaient. Ces nez n'‚taient rien moins que des
bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits,
les autres courb‚s, ceux-ci lisses, ceux-l… verruqueux. Or,
c'‚tait sur ces appendices, fix‚s d'une fa‡on solide, que
s'op‚raient tous leurs exercices d'‚quilibre. Une douzaine de
ces sectateurs du dieu Tingou se couchŠrent sur le dos, et leurs
camarades vinrent s'‚battre sur leurs nez, dress‚s comme des
paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci … celui-l…, et
ex‚cutant les tours les plus invraisemblables.

Pour terminer, on avait sp‚cialement annonc‚ au public la
pyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez
devaient figurer le "Char de Jaggernaut". Mais au lieu de
former cette pyramide en prenant leurs ‚paules pour point
d'appui, les artistes de l'honorable Batulcar ne devaient
s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux qui formaient la
base du char avait quitt‚ la troupe, et comme il suffisait
d'ˆtre vigoureux et adroit, Passepartout avait ‚t‚ choisi pour
le remplacer.

Certes, le digne gar‡on se sentit tout piteux, quand -- triste
souvenir de sa jeunesse -- il eut endoss‚ son costume du Moyen
Age, orn‚ d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui
eut ‚t‚ appliqu‚ sur la face! Mais enfin, ce nez, c'‚tait son
gagne-pain, et il en prit son parti.

Passepartout entra en scŠne, et vint se ranger avec ceux de ses
collŠgues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut.
Tous s'‚tendirent … terre, le nez dress‚ vers le ciel. Une
seconde section d'‚quilibristes vint se poser sur ces longs
appendices, une troisiŠme s'‚tagea au-dessus, puis une
quatriŠme, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur
pointe, un monument humain s'‚leva bient“t jusqu'aux frises du
th‚ƒtre.

Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de
l'orchestre ‚clataient comme autant de tonnerres, quand la
pyramide s'‚branla, l'‚quilibre se rompit, un des nez de la base
vint … manquer, et le monument s'‚croula comme un chƒteau de
cartes...

C'‚tait la faute … Passepartout qui, abandonnant son poste,
franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant
… la galerie de droite, tombait aux pieds d'un spectateur en
s'‚criant:

"Ah! mon maŒtre! mon maŒtre!"

"Vous?"

"Moi!"

"Eh bien! en ce cas, au paquebot, mon gar‡on!..."

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'‚taient
pr‚cipit‚s par les couloirs au-dehors de la case. Mais, l…, ils
trouvŠrent l'honorable Batulcar, furieux, qui r‚clamait des
dommages-int‚rˆts pour "la casse". Phileas Fogg apaisa sa
fureur en lui jetant une poign‚e de bank-notes. Et, … six
heures et demie, au moment o— il allait partir, Mr. Fogg et Mrs.
Aouda mettaient le pied sur le paquebot am‚ricain, suivis de
Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce nez de six
pieds qu'il n'avait pas encore pu arracher de son visage!



XXIV


PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSEE DE L'OCEAN PACIFIQUE

Ce qui ‚tait arriv‚ en vue de Shanga‹, on le comprend. Les
signaux faits par la _TankadŠre_ avaient ‚t‚ aper‡us du paquebot
de Yokohama.

Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s'‚tait dirig‚ vers
la petite go‚lette. Quelques instants aprŠs, Phileas Fogg,
soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche du
patron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13 750 F). Puis
l'honorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix ‚taient mont‚s … bord
du steamer, qui avait aussit“t fait route pour Nagasaki et
Yokohama.

Arriv‚ le matin mˆme, 14 novembre, … l'heure r‚glementaire,
Phileas Fogg, laissant Fix aller … ses affaires, s'‚tait rendu …
bord du _Carnatic_, et l… il apprenait, … la grande joie de Mrs.
Aouda -- et peut-ˆtre … la sienne, mais du moins il n'en laissa
rien paraŒtre -- que le Fran‡ais Passepartout ‚tait
effectivement arriv‚ la veille … Yokohama.

Phileas Fogg, qui devait repartir le soir mˆme pour San
Francisco, se mit imm‚diatement … la recherche de son
domestique. Il s'adressa, mais en vain, aux agents consulaires
fran‡ais et anglais, et, aprŠs avoir inutilement parcouru les
rues de Yokohama, il d‚sesp‚rait de retrouver Passepartout,
quand le hasard, ou peut-ˆtre une sorte de pressentiment, le fit
entrer dans la case de l'honorable Batulcar. Il n'e–t certes
point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de
h‚raut; mais celui-ci, dans sa position renvers‚e, aper‡ut son
maŒtre … la galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez.
De l… rupture de l'‚quilibre, et ce qui s'ensuivit.

Voil… ce que Passepartout apprit de la bouche mˆme de Mrs.
Aouda, qui lui raconta alors comment s'‚tait faite cette
travers‚e de Hong-Kong … Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix,
sur la go‚lette la _TankadŠre_.

Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le
moment n'‚tait pas venu de dire … son maŒtre ce qui s'‚tait
pass‚ entre l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans
l'histoire que Passepartout fit de ses aventures, il s'accusa et
s'excusa seulement d'avoir ‚t‚ surpris par l'ivresse de l'opium
dans une tabagie de Yokohama.

Mr. Fogg ‚couta froidement ce r‚cit, sans r‚pondre; puis il
ouvrit … son domestique un cr‚dit suffisant pour que celui-ci
p–t se procurer … bord des habits plus convenables. Et, en
effet, une heure ne s'‚tait pas ‚coul‚e, que l'honnˆte gar‡on,
ayant coup‚ son nez et rogn‚ ses ailes, n'avait plus rien en lui
qui rappelƒt le sectateur du dieu Tingou.

Le paquebot faisant la travers‚e de Yokohama … San Francisco
appartenait … la Compagnie du "Pacific Mail steam", et se
nommait le _General-Grant_. C'‚tait un vaste steamer … roues,
jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien am‚nag‚ et dou‚
d'une grande vitesse. Un ‚norme balancier s'‚levait et
s'abaissait successivement au dessus du pont ; … l'une de ses
extr‚mit‚s s'articulait la tige d'un piston, et … l'autre celle
d'une bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en
mouvement circulaire, s'appliquait directement … l'arbre des
roues. Le _General-Grant_ ‚tait gr‚‚ en trois-mƒts go‚lette, et
il poss‚dait une grande surface de voilure, qui aidait
puissamment la vapeur. A filer ses douze milles … l'heure, le
paquebot ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour
traverser le Pacifique.

Phileas Fogg ‚tait donc autoris‚ … croire que, rendu le 2
d‚cembre … San Francisco, il serait le 11 … New York et le 20 …
Londres, -- gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale
du 21 d‚cembre.

Les passagers ‚taient assez nombreux … bord du steamer, des
Anglais, beaucoup d'Am‚ricains, une v‚ritable ‚migration de
coolies pour l'Am‚rique, et un certain nombre d'officiers de
l'arm‚e des Indes, qui utilisaient leur cong‚ en faisant le tour
du monde.

Pendant cette travers‚e il ne se produisit aucun incident
nautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuy‚ par
sa forte voilure, roulait peu. L'oc‚an Pacifique justifiait
assez son nom. Mr. Fogg ‚tait aussi calme, aussi peu
communicatif que d'ordinaire. Sa jeune compagne se sentait de
plus en plus attach‚e … cet homme par d'autres liens que ceux de
la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si g‚n‚reuse en
somme, l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'‚tait
presque … son insu qu'elle se laissait aller … des sentiments
dont l'‚nigmatique Fogg ne semblait aucunement subir
l'influence.

En outre, Mrs. Aouda s'int‚ressait prodigieusement aux projets
du gentleman. Elle s'inqui‚tait des contrari‚t‚s qui pouvaient
compromettre le succŠs du voyage. Souvent elle causait avec
Passepartout, qui n'‚tait point sans lire entre les lignes dans
le coeur de Mrs. Aouda. Ce brave gar‡on avait, maintenant, …
l'‚gard de son maŒtre, la foi du charbonnier; il ne tarissait
pas en ‚loges sur l'honnˆtet‚, la g‚n‚rosit‚, le d‚vouement de
Phileas Fogg; puis il rassurait Mrs. Aouda sur l'issue du
voyage, r‚p‚tant que le plus difficile ‚tait fait, que l'on
‚tait sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon,
que l'on retournait aux contr‚es civilis‚es, et enfin qu'un
train de San Francisco … New York et un transatlantique de New
York … Londres suffiraient, sans doute, pour achever cet
impossible tour du monde dans les d‚lais convenus.

Neuf jours aprŠs avoir quitt‚ Yokohama, Phileas Fogg avait
exactement parcouru la moiti‚ du globe terrestre.

En effet, le _General-Grant_, le 23 novembre, passait au cent
quatre-vingtiŠme m‚ridien, celui sur lequel se trouvent, dans
l'h‚misphŠre austral, les antipodes de Londres. Sur
quatre-vingts jours mis … sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai,
en avait employ‚ cinquante-deux, et il ne lui en restait plus
que vingt-huit … d‚penser. Mais il faut remarquer que si le
gentleman se trouvait … moiti‚ route seulement "par la
diff‚rence des m‚ridiens", il avait en r‚alit‚ accompli plus des
deux tiers du parcours total. Quels d‚tours forc‚s, en effet,
de Londres … Aden, d'Aden … Bombay, de Calcutta … Singapore, de
Singapore … Yokohama! A suivre circulairement le cinquantiŠme
parallŠle, qui est celui de Londres, la distance n'e–t ‚t‚ que
de douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg ‚tait
forc‚, par les caprices des moyens de locomotion, d'en parcourir
vingt-six mille dont il avait fait environ dix-sept mille cinq
cents, … cette date du 23 novembre. Mais maintenant la route
‚tait droite, et Fix n'‚tait plus l… pour y accumuler les
obstacles!

Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout ‚prouva une
grande joie. On se rappelle que l'entˆt‚ s'‚tait obstin‚ …
garder l'heure de Londres … sa fameuse montre de famille, tenant
pour fausses toutes les heures des pays qu'il traversait. Or,
ce jour-l…, bien qu'il ne l'e–t jamais ni avanc‚e ni retard‚e,
sa montre se trouva d'accord avec les chronomŠtres du bord.

Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait
bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il e–t ‚t‚
pr‚sent.

"Ce coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les
m‚ridiens, sur le soleil, sur la lune! r‚p‚tait Passepartout.
Hein! ces gens-l…! Si on les ‚coutait, on ferait de la belle
horlogerie! J'‚tais bien s–r qu'un jour ou l'autre, le soleil
se d‚ciderait … se r‚gler sur ma montre!..."

Passepartout ignorait ceci: c'est que si le cadran de sa montre
e–t ‚t‚ divis‚ en vingt-quatre heures comme les horloges
italiennes, il n'aurait eu aucun motif de triompher, car les
aiguilles de son instrument, quand il ‚tait neuf heures du matin
… bord, auraient indiqu‚ neuf heures du soir, c'est-…-dire la
vingt et uniŠme heure depuis minuit, -- diff‚rence pr‚cis‚ment
‚gale … celle qui existe entre Londres et le cent
quatre-vingtiŠme m‚ridien.

Mais si Fix avait ‚t‚ capable d'expliquer cet effet purement
physique, Passepartout, sans doute, e–t ‚t‚ incapable, sinon de
le comprendre, du moins de l'admettre. Et en tout cas, si, par
impossible, l'inspecteur de police se f–t inopin‚ment montr‚ …
bord en ce moment, il est probable que Passepartout, … bon droit
rancunier, e–t trait‚ avec lui un sujet tout diff‚rent et d'une
tout autre maniŠre.

Or, o— ‚tait Fix en ce moment?...

Fix ‚tait pr‚cis‚ment … bord du _General-Grant_. En effet, en
arrivant … Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il
comptait retrouver dans la journ‚e, s'‚tait imm‚diatement rendu
chez le consul anglais. L…, il avait enfin trouv‚ le mandat,
qui, courant aprŠs lui depuis Bombay, avait d‚j… quarante jours
de date, -- mandat qui lui avait ‚t‚ exp‚di‚ de Hong-Kong par ce
mˆme _Carnatic_ … bord duquel on le croyait. Qu'on juge du
d‚sappointement du d‚tective!

Le mandat devenait inutile! Le sieur Fogg avait quitt‚ les
possessions anglaises! Un acte d'extradition ‚tait maintenant
n‚cessaire pour l'arrˆter!

"Soit!" se dit Fix, aprŠs le premier moment de colŠre, "mon
mandat n'est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin
a tout l'air de revenir dans sa patrie, croyant avoir d‚pist‚ la
police. Bien. Je le suivrai jusque-l…. Quant … l'argent, Dieu
veuille qu'il en reste! Mais en voyages, en primes, en procŠs,
en amendes, en ‚l‚phant, en frais de toute sorte, mon homme a
d‚j… laiss‚ plus de cinq mille livres sur sa route. AprŠs tout,
la Banque est riche!"

Son parti pris, il s'embarqua aussit“t sur le _General-Grant_.
Il ‚tait … bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivŠrent. A
son extrˆme surprise, il reconnut Passepartout sous son costume
de h‚raut.

Il se cacha aussit“t dans sa cabine, afin d'‚viter une
explication qui pouvait tout compromettre, -- et, grƒce au
nombre des passagers, il comptait bien n'ˆtre point aper‡u de
son ennemi, lorsque ce jour-l… pr‚cis‚ment il se trouva face …
face avec lui sur l'avant du navire.

Passepartout sauta … la gorge de Fix, sans autre explication,
et, au grand plaisir de certains Am‚ricains qui pariŠrent
imm‚diatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur
une vol‚e superbe, qui d‚montra la haute sup‚riorit‚ de la boxe
fran‡aise sur la boxe anglaise.

Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme
soulag‚. Fix se releva, en assez mauvais ‚tat, et, regardant
son adversaire, il lui dit froidement:

"Est-ce fini?"

"Oui, pour l'instant."

"Alors venez me parler."

"Que je..."

"Dans l'int‚rˆt de votre maŒtre."

Passepartout, comme subjugu‚ par ce sang-froid, suivit
l'inspecteur de police, et tous deux s'assirent … l'avant du
steamer.

"Vous m'avez ross‚," dit Fix. "Bien. A pr‚sent, ‚coutez-moi.
Jusqu'ici j'ai ‚t‚ l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je
suis dans son jeu."

"Enfin!" s'‚cria Passepartout, "vous le croyez un honnˆte
homme?"

"Non," r‚pondit froidement Fix, "je le crois un coquin...Chut!
ne bougez pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a ‚t‚ sur
les possessions anglaises, j'ai eu int‚rˆt … le retenir en
attendant un mandat d'arrestation. J'ai tout fait pour cela.
J'ai lanc‚ contre lui les prˆtres de Bombay, je vous ai enivr‚ …
Hong-Kong, je vous ai s‚par‚ de votre maŒtre, je lui ai fait
manquer le paquebot de Yokohama..."

Passepartout ‚coutait, les poings ferm‚s.

"Maintenant," reprit Fix, "Mr. Fogg semble retourner en
Angleterre? Soit, je le suivrai. Mais, d‚sormais, je mettrai …
‚carter les obstacles de sa route autant de soin et de zŠle que
j'en ai mis jusqu'ici … les accumuler. Vous le voyez, mon jeu
est chang‚, et il est chang‚ parce que mon int‚rˆt le veut.
J'ajoute que votre int‚rˆt est pareil au mien, car c'est en
Angleterre seulement que vous saurez si vous ˆtes au service
d'un criminel ou d'un honnˆte homme!"

Passepartout avait trŠs attentivement ‚cout‚ Fix, et il fut
convaincu que Fix parlait avec une entiŠre bonne foi.

"Sommes-nous amis?" demanda Fix.

"Amis, non," r‚pondit Passepartout. "Alli‚s, oui, et sous
b‚n‚fice d'inventaire, car, … la moindre apparence de trahison,
je vous tords le cou."

"Convenu," dit tranquillement l'inspecteur de police.

Onze jours aprŠs, le 3 d‚cembre, le _General-Grant_ entrait dans
la baie de la Porte-d'Or et arrivait … San Francisco.

Mr. Fogg n'avait encore ni gagn‚ ni perdu un seul jour.



XXV


OU L'ON DONNE UN LEGER APER€U DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE
MEETING

Il ‚tait sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et
Passepartout prirent pied sur le continent am‚ricain, -- si
toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils
d‚barquŠrent. Ces quais, montant et descendant avec la mar‚e,
facilitent le chargement et le d‚chargement des navires. L…
s'embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de
toutes nationalit‚s, et ces steam-boats … plusieurs ‚tages, qui
font le service du Sacramento et de ses affluents. L…
s'entassent aussi les produits d'un commerce qui s'‚tend au
Mexique, au P‚rou, au Chili, au Br‚sil, … l'Europe, … l'Asie, …
toutes les Œles de l'oc‚an Pacifique.

Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre am‚ricaine,
avait cru devoir op‚rer son d‚barquement en ex‚cutant un saut
p‚rilleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai
dont le plancher ‚tait vermoulu, il faillit passer au travers.
Tout d‚contenanc‚ de la fa‡on dont il avait "pris pied" sur le
nouveau continent, l'honnˆte gar‡on poussa un cri formidable,
qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de
p‚licans, h“tes habituels des quais mobiles.

Mr. Fogg, aussit“t d‚barqu‚, s'informa de l'heure … laquelle
partait le premier train pour New York. C'‚tait … six heures du
soir. Mr. Fogg avait donc une journ‚e entiŠre … d‚penser dans
la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs.
Aouda et pour lui.

Passepartout monta sur le siŠge, et le v‚hicule, … trois dollars
la course, se dirigea vers International-H“tel.

De la place ‚lev‚e qu'il occupait, Passepartout observait avec
curiosit‚ la grande ville am‚ricaine: larges rues, maisons
basses bien align‚es, ‚glises et temples d'un gothique
anglo-saxon, docks immenses, entrep“ts comme des palais, les uns
en bois, les autres en brique ; dans les rues, voitures
nombreuses, omnibus, "cars" de tramways, et sur les trottoirs
encombr‚s, non seulement des Am‚ricains et des Europ‚ens, mais
aussi des Chinois et des Indiens, -- enfin de quoi composer une
population de plus de deux cent mille habitants.

Passepartout fut assez surpris de ce qu'il voyait. Il en ‚tait
encore … la cit‚ l‚gendaire de 1849, … la ville des bandits, des
incendiaires et des assassins, accourus … la conquˆte des
p‚pites, immense capharnam de tous les d‚class‚s, o— l'on
jouait la poudre l'or, un revolver d'une main et un couteau de
l'autre. Mais "ce beau temps" ‚tait pass‚. San Francisco
pr‚sentait l'aspect d'une grande ville commer‡ante. La haute
tour de l'h“tel de ville, o— veillent les guetteurs, dominait
tout cet ensemble de rues et d'avenues, se coupant … angles
droits, entre lesquels s'‚panouissaient des squares verdoyants,
puis une ville chinoise qui semblait avoir ‚t‚ import‚e du
C‚leste Empire dans une boŒte … joujoux. Plus de sombreros,
plus de chemises rouges … la mode des coureurs de placers, plus
d'Indiens emplum‚s, mais des chapeaux de soie et des habits
noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen dou‚s d'une
activit‚ d‚vorante. Certaines rues, entre autres
Montgommery-street -- le R‚gent-street de Londres, le boulevard
des Italiens de Paris, le Broadway de New York --, ‚taient
bord‚es de magasins splendides, qui offraient … leur ‚talage les
produits du monde entier.

Lorsque Passepartout arriva … International-H“tel, il ne lui
semblait pas qu'il e–t quitt‚ l'Angleterre.

Le rez-de-chauss‚e de l'h“tel ‚tait occup‚ par un immense "bar"
, sorte de buffet ouvert _gratis_ … tout passant. Viande sŠche,
soupe aux huŒtres, biscuit et chester s'y d‚bitaient sans que le
consommateur e–t … d‚lier sa bourse. Il ne payait que sa
boisson, ale, porto ou x‚rŠs, si sa fantaisie le portait … se
rafraŒchir. Cela parut "trŠs am‚ricain" … Passepartout.

Le restaurant de l'h“tel ‚tait confortable. Mr. Fogg et Mrs.
Aouda s'installŠrent devant une table et furent abondamment
servis dans des plats lilliputiens par des NŠgres du plus beau
noir.

AprŠs d‚jeuner, Phileas Fogg, accompagn‚ de Mrs. Aouda, quitta
l'h“tel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y
faire viser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son
domestique, qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de
fer du Pacifique, il ne serait pas prudent d'acheter quelques
douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt.
Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui
arrˆtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr.
Fogg r‚pondit que c'‚tait l… une pr‚caution inutile, mais il le
laissa libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se
dirigea vers les bureaux de l'agent consulaire.

Phileas Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, "par le plus
grand des hasards", il rencontrait Fix. L'inspecteur se montra
extrˆmement surpris. Comment! Mr. Fogg et lui avaient fait
ensemble la travers‚e du Pacifique, et ils ne s'‚taient pas
rencontr‚s … bord! En tout cas, Fix ne pouvait ˆtre qu'honor‚
de revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires
le rappelant en Europe, il serait enchant‚ de poursuivre son
voyage en une si agr‚able compagnie.

Mr. Fogg r‚pondit que l'honneur serait pour lui, et Fix -- qui
tenait … ne point le perdre de vue -- lui demanda la permission
de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce
qui fut accord‚.

Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flƒnant par les rues.
Ils se trouvŠrent bient“t dans Montgommery-street, o—
l'affluence du populaire ‚tait ‚norme. Sur les trottoirs, au
milieu de la chauss‚e, sur les rails des tramways, malgr‚ le
passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des
boutiques, aux fenˆtres de toutes les maisons, et mˆme jusque
sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches
circulaient au milieu des groupes. Des banniŠres et des
banderoles flottaient au vent. Des cris ‚clataient de toutes
parts.

"Hurrah pour Kamerfield!"

"Hurrah pour Mandiboy!"

C'‚tait un meeting. Ce fut du moins la pens‚e de Fix, et il
communiqua son id‚e … Mr. Fogg, en ajoutant:

"Nous ferons peut-ˆtre bien, monsieur, de ne point nous mˆler …
cette cohue. Il n'y a que de mauvais coups … recevoir.

"En effet," r‚pondit Phileas Fogg, "et les coups de poing, pour
ˆtre politiques, n'en sont pas moins des coups de poing!"

Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin
de voir sans ˆtre pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg
et lui prirent place sur le palier sup‚rieur d'un escalier que
desservait une terrasse, situ‚e en contre-haut de
Montgommery-street. Devant eux, de l'autre c“t‚ de la rue,
entre le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un
n‚gociant en p‚trole, se d‚veloppait un large bureau en plein
vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient
converger.

Et maintenant, pourquoi ce meeting? A quelle occasion se
tenait-il? Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait-il
de la nomination d'un haut fonctionnaire militaire ou civil,
d'un gouverneur d'Etat ou d'un membre du CongrŠs? Il ‚tait
permis de le conjecturer, … voir l'animation extraordinaire qui
passionnait la ville. En ce moment un mouvement consid‚rable se
produisit dans la foule. Toutes les mains ‚taient en l'air.
Quelques-unes, solidement ferm‚es, semblaient se lever et
s'abattre rapidement au milieu des cris, -- maniŠre ‚nergique,
sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse
qui refluait. Les banniŠres oscillaient, disparaissaient un
instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la
houle se propageaient jusqu'… l'escalier, tandis que toutes les
tˆtes moutonnaient … la surface comme une mer soudainement
remu‚e par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait …
vue d'oeil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur
normale.

"C'est ‚videmment un meeting," dit Fix, "et la question qui l'a
provoqu‚ doit ˆtre palpitante. Je ne serais point ‚tonn‚ qu'il
f–t encore question de l'affaire de l'_Alabama_, bien qu'elle
soit r‚solue."

"Peut-ˆtre," r‚pondit simplement Mr. Fogg.

"En tout cas," reprit Fix, "deux champions sont en pr‚sence l'un
de l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy."

Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise
cette scŠne tumultueuse, et Fix allait demander … l'un de ses
voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un
mouvement plus accus‚ se pronon‡a. Les hurrahs, agr‚ment‚s
d'injures, redoublŠrent. La hampe des banniŠres se transforma
en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut
des voitures arrˆt‚es, et des omnibus enray‚s dans leur course,
s'‚changeaient force horions. Tout servait de projectiles.
Bottes et souliers d‚crivaient dans l'air des trajectoires trŠs
tendues, et il sembla mˆme que quelques revolvers mˆlaient aux
vocif‚rations de la foule leurs d‚tonations nationales.

La cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premiŠres
marches. L'un des partis ‚tait ‚videmment repouss‚, sans que
les simples spectateurs pussent reconnaŒtre si l'avantage
restait … Mandiboy ou … Kamerfield.

"Je crois prudent de nous retirer," dit Fix, qui ne tenait pas …
ce que "son homme" re‡–t un mauvais coup ou se fŒt une mauvaise
affaire. S'il est question de l'Angleterre dans tout ceci et
qu'on nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la
bagarre!"

"Un citoyen anglais...," r‚pondit Phileas Fogg.

Mais le gentleman ne put achever sa phrase. DerriŠre lui, de
cette terrasse qui pr‚c‚dait l'escalier, partirent des
hurlements ‚pouvantables. On criait: "Hurrah! Hip! Hip! pour
Mandiboy!" C'‚tait une troupe d'‚lecteurs qui arrivait … la
rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvŠrent entre deux feux. Il
‚tait trop tard pour s'‚chapper. Ce torrent d'hommes, arm‚s de
cannes plomb‚es et de casse-tˆte, ‚tait irr‚sistible. Phileas
Fogg et Fix, en pr‚servant la jeune femme, furent horriblement
bouscul‚s. Mr. Fogg, non moins flegmatique que d'habitude,
voulut se d‚fendre avec ces armes naturelles que la nature a
mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un
‚norme gaillard … barbiche rouge, au teint color‚, large
d'‚paules, qui paraissait ˆtre le chef de la bande, leva son
formidable poing sur Mr. Fogg, et il e–t fort endommag‚ le
gentleman, si Fix, par d‚vouement, n'e–t re‡u le coup … sa
place. Une ‚norme bosse se d‚veloppa instantan‚ment sous le
chapeau de soie du d‚tective, transform‚ en simple toque.

"Yankee!" dit Mr. Fogg, en lan‡ant … son adversaire un regard
de profond m‚pris.

"Englishman!" r‚pondit l'autre.

"Nous nous retrouverons!"

"Quand il vous plaira. -- Votre nom?"

"Phileas Fogg. Le v“tre?"

"Le colonel Stamp W. Proctor."

Puis, cela dit, la mar‚e passa. Fix fut renvers‚ et se releva,
les habits d‚chir‚s, mais sans meurtrissure s‚rieuse. Son
paletot de voyage s'‚tait s‚par‚ en deux parties in‚gales, et
son pantalon ressemblait … ces culottes dont certains Indiens --
affaire de mode -- ne se vˆtent qu'aprŠs en avoir pr‚alablement
enlev‚ le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait ‚t‚ ‚pargn‚e,
et, seul, Fix en ‚tait pour son coup de poing.

"Merci," dit Mr. Fogg … l'inspecteur, dŠs qu'ils furent hors de
la foule.

"Il n'y a pas de quoi," r‚pondit Fix, mais venez.

"O—?"

"Chez un marchand de confection."

En effet, cette visite ‚tait opportune. Les habits de Phileas
Fogg et de Fix ‚taient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen
se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et
Mandiboy.

Une heure aprŠs, ils ‚taient convenablement vˆtus et coiff‚s.
Puis ils revinrent … International-H“tel.

L…, Passepartout attendait son maŒtre, arm‚ d'une demi-douzaine
de revolvers-poignards … six coups et … inflammation centrale.
Quand il aper‡ut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front
s'obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le
r‚cit de ce qui s'‚tait pass‚, Passepartout se rass‚r‚na.
Evidemment Fix n'‚tait plus un ennemi, c'‚tait un alli‚. Il
tenait sa parole.

Le dŒner termin‚, un coach fut amen‚, qui devait conduire … la
gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en
voiture, Mr. Fogg dit … Fix:

"Vous n'avez pas revu ce colonel Proctor?"

"Non," r‚pondit Fix.

"Je reviendrai en Am‚rique pour le retrouver," dit froidement
Phileas Fogg. "Il ne serait pas convenable qu'un citoyen
anglais se laissƒt traiter de cette fa‡on."

L'inspecteur sourit et ne r‚pondit pas. Mais, on le voit, Mr.
Fogg ‚tait de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolŠrent pas le
duel chez eux, se battent … l'‚tranger, quand il s'agit de
soutenir leur honneur.

A six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare
et trouvaient le train prˆt … partir. Au moment o— Mr. Fogg
allait s'embarquer, il avisa un employ‚ et le rejoignant:

"Mon ami," lui dit-il, "n'y a-t-il pas eu quelques troubles
aujourd'hui … San Francisco?"

"C'‚tait un meeting, monsieur," r‚pondit l'employ‚.

"Cependant, j'ai cru remarquer une certaine animation dans les
rues."

"Il s'agissait simplement d'un meeting organis‚ pour une
‚lection."

"L'‚lection d'un g‚n‚ral en chef, sans doute?" demanda Mr.
Fogg.

"Non, monsieur, d'un juge de paix."

Sur cette r‚ponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train
partit … toute vapeur.



XXVI


DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU
PACIFIQUE

"Ocean to Ocean" -- ainsi disent les Am‚ricains --, et ces trois
mots devraient ˆtre la d‚nomination g‚n‚rale du "grand trunk",
qui traverse les Etats-Unis d'Am‚rique dans leur plus grande
largeur.

Mais, en r‚alit‚, le "Pacific rail-road" se divise en deux
parties distinctes: "Central Pacific" entre San Francisco et
Ogden, et "Union Pacific" entre Ogden et Omaha. L… se
raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en
communication fr‚quente avec New York.

New York et San Francisco sont donc pr‚sentement r‚unis par un
ruban de m‚tal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois
mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le
Pacifique, le chemin de fer franchit une contr‚e encore
fr‚quent‚e par les Indiens et les fauves, -- vaste ‚tendue de
territoire que les Mormons commencŠrent … coloniser vers 1845,
aprŠs qu'ils eurent ‚t‚ chass‚s de l'Illinois.

Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on
employait six mois pour aller de New York … San Francisco.
Maintenant, on met sept jours.

C'est en 1862 que, malgr‚ l'opposition des d‚put‚s du Sud, qui
voulaient une ligne plus m‚ridionale, le trac‚ du rail-road fut
arrˆt‚ entre le quarante et uniŠme et le quarante-deuxiŠme
parallŠle. Le pr‚sident Lincoln, de si regrett‚e m‚moire, fixa
lui-mˆme, dans l'Etat de Nebraska, … la ville d'Omaha, la tˆte
de ligne du nouveau r‚seau. Les travaux furent aussit“t
commenc‚s et poursuivis avec cette activit‚ am‚ricaine, qui
n'est ni paperassiŠre ni bureaucratique. La rapidit‚ de la
main-d'oeuvre ne devait nuire en aucune fa‡on … la bonne
ex‚cution du chemin. Dans la prairie, on avan‡ait … raison d'un
mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails
de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait …
leur surface au fur et … mesure qu'ils ‚taient pos‚s.

Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son
parcours, dans les Etats de Iowa, du Kansas, du Colorado et de
l'Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de
Platte-river jusqu'… l'embouchure de la branche du nord, suit la
branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les
montagnes Wahsatch, contourne le lac Sal‚, arrive … Lake Salt
City, la capitale des Mormons, s'enfonce dans la vall‚e de la
Tuilla, longe le d‚sert am‚ricain, les monts de C‚dar et
Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par
Sacramento jusqu'au Pacifique, sans que ce trac‚ d‚passe en
pente cent douze pieds par mille, mˆme dans la travers‚e des
montagnes Rocheuses.

Telle ‚tait cette longue artŠre que les trains parcouraient en
sept jours, et qui allait permettre … l'honorable Phileas Fogg
-- il l'esp‚rait du moins -- de prendre, le 11, … New York, le
paquebot de Liverpool.

Le wagon occup‚ par Phileas Fogg ‚tait une sorte de long omnibus
qui reposait sur deux trains form‚s de quatre roues chacun, dont
la mobilit‚ permet d'attaquer des courbes de petit rayon. A
l'int‚rieur, point de compartiments : deux files de siŠges,
dispos‚s de chaque c“t‚, perpendiculairement … l'axe, et entre
lesquels ‚tait r‚serv‚ un passage conduisant aux cabinets de
toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la
longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par
des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d'une
extr‚mit‚ … l'autre du convoi, qui mettait … leur disposition
des wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants
et des wagons … caf‚s. Il n'y manquait que des wagons-th‚ƒtres.
Mais il y en aura un jour.

Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de
livres et de journaux, d‚bitant leur marchandise, et des
vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne
manquaient point de chalands.

Les voyageurs ‚taient partis de la station d'Oakland … six
heures du soir. Il faisait d‚j… nuit, -- une nuit froide,
sombre, avec un ciel couvert dont les nuages mena‡aient de se
r‚soudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande
rapidit‚. En tenant compte des arrˆts, il ne parcourait pas
plus de vingt milles … l'heure, vitesse qui devait, cependant,
lui permettre de franchir les Etats-Unis dans les temps
r‚glementaires.

On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait
bient“t gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait plac‚
auprŠs de l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas.
Depuis les derniers ‚v‚nements, leurs relations s'‚taient
notablement refroidies.

Plus de sympathie, plus d'intimit‚. Fix n'avait rien chang‚ …
sa maniŠre d'ˆtre, mais Passepartout se tenait, au contraire,
sur une extrˆme r‚serve, prˆt au moindre soup‡on … ‚trangler son
ancien ami.

Une heure aprŠs le d‚part du train, la neige tomba --, neige
fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du
convoi. On n'apercevait plus … travers les fenˆtres qu'une
immense nappe blanche, sur laquelle, en d‚roulant ses volutes,
la vapeur de la locomotive paraissait grisƒtre.

A huit heures, un "steward" entra dans le wagon et annon‡a aux
voyageurs que l'heure du coucher ‚tait sonn‚e. Ce wagon ‚tait
un "sleeping-car", qui, en quelques minutes, fut transform‚ en
dortoir. Les dossiers des bancs se repliŠrent, des couchettes
soigneusement paquet‚es se d‚roulŠrent par un systŠme ing‚nieux,
des cabines furent improvis‚es en quelques instants, et chaque
voyageur eut bient“t … sa disposition un lit confortable, que
d'‚pais rideaux d‚fendaient contre tout regard indiscret. Les
draps ‚taient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y avait plus
qu'… se coucher et … dormir -- ce que chacun fit, comme s'il se
f–t trouv‚ dans la cabine confortable d'un paquebot --, pendant
que le train filait … toute vapeur … travers l'Etat de
Californie.

Dans cette portion du territoire qui s'‚tend entre San Francisco
et Sacramento, le sol est peu accident‚. Cette partie du chemin
de fer, sous le nom de "Central Pacific road", prit d'abord
Sacramento pour point de d‚part, et s'avan‡a vers l'est … la
rencontre de celui qui partait d'Omaha. De San Francisco … la
capitale de la Californie, la ligne courait directement au
nord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie
de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux
importantes cit‚s furent franchis en six heures, et vers minuit,
pendant qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs
passŠrent … Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville
consid‚rable, siŠge de la l‚gislature de l'Etat de Californie,
ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses h“tels
splendides, ni ses squares, ni ses temples.

En sortant de Sacramento, le train, aprŠs avoir d‚pass‚ les
stations de Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax,
s'engagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il ‚tait sept
heures du matin quand fut travers‚e la station de Cisco. Une
heure aprŠs, le dortoir ‚tait redevenu un wagon ordinaire et les
voyageurs pouvaient … travers les vitres entrevoir les points de
vue pittoresques de ce montagneux pays. Le trac‚ du train
ob‚issait aux caprices de la Sierra, ici accroch‚ aux flancs de
la montagne, l… suspendu au-dessus des pr‚cipices, ‚vitant les
angles brusques par des courbes audacieuses, s'‚lan‡ant dans des
gorges ‚troites que l'on devait croire sans issues. La
locomotive, ‚tincelante comme une chƒsse, avec son grand fanal
qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argent‚e, son
"chasse-vache", qui s'‚tendait comme un ‚peron, mˆlait ses
sifflements et ses mugissements … ceux des torrent et des
cascades, et tordait sa fum‚e … la noire ramure des sapins.

Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le
rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas
dans la ligne droite le plus court chemin d'un point … un autre,
et ne violentant pas la nature.

Vers neuf heures, par la vall‚e de Carson, le train p‚n‚trait
dans l'Etat de Nevada, suivant toujours la direction du
nord-est. A midi, il quittait Reno, o— les voyageurs eurent
vingt minutes pour d‚jeuner. Depuis ce point, la voie ferr‚e,
c“toyant Humboldt-river, s'‚leva pendant quelques milles vers le
nord, en suivant son cours. Puis elle s'infl‚chit vers l'est,
et ne devait plus quitter le cours d'eau avant d'avoir atteint
les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque …
l'extr‚mit‚ orientale de l'Etat du Nevada.

AprŠs avoir d‚jeun‚, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons
reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune
femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient
le paysage vari‚ qui passait sous leurs yeux, -- vastes
prairies, montagnes se profilant … l'horizon, ® creeks ¯ roulant
leurs eaux ‚cumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se
massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces
innombrables arm‚es de ruminants opposent souvent un
insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des
milliers de ces animaux d‚filer pendant plusieurs heures, en
rangs press‚s, au travers du rail-road. La locomotive est alors
forc‚e de s'arrˆter et d'attendre que la voie soit redevenue
libre.

Ce fut mˆme ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois
heures du soir, un troupeau de dix … douze mille tˆtes barra le
rail-road. La machine, aprŠs avoir mod‚r‚ sa vitesse, essaya
d'engager son ‚peron dans le flanc de l'immense colonne, mais
elle dut s'arrˆter devant l'imp‚n‚trable masse.

On voyait ces ruminants -- ces buffalos, comme les appellent
improprement les Am‚ricains -- marcher ainsi de leur pas
tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils
avaient une taille sup‚rieure … celle des taureaux d'Europe, les
jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une
bosse musculaire, les cornes ‚cart‚es … la base, la tˆte, le cou
et les ‚paul‚s recouverts d'une criniŠre … longs poils. Il ne
fallait pas songer … arrˆter cette migration. Quand les bisons
ont adopt‚ une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni
modifier leur marche. C'est un torrent de chair vivante
qu'aucune digue ne saurait contenir.

Les voyageurs, dispers‚s sur les passerelles, regardaient ce
curieux spectacle. Mais celui qui devait ˆtre le plus press‚ de
tous, Phileas Fogg, ‚tait demeur‚ … sa place et attendait
philosophiquement qu'il pl–t aux buffles de lui livrer passage.
Passepartout ‚tait furieux du retard que causait cette
agglom‚ration d'animaux. Il e–t voulu d‚charger contre eux son
arsenal de revolvers.

"Quel pays!" s'‚cria-t-il. "De simples boeufs qui arrˆtent des
trains, et qui s'en vont l…, processionnellement, sans plus se
hƒter que s'ils ne gˆnaient pas la circulation! Pardieu! je
voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait pr‚vu ce contretemps dans
son programme! Et ce m‚canicien qui n'ose pas lancer sa machine
… travers ce b‚tail encombrant!"

Le m‚canicien n'avait point tent‚ de renverser l'obstacle, et il
avait prudemment agi. Il e–t ‚cras‚ sans doute les premiers
buffles attaqu‚s par l'‚peron de la locomotive; mais, si
puissante qu'elle f–t, la machine e–t ‚t‚ arrˆt‚e bient“t, un
d‚raillement se serait in‚vitablement produit, et le train f–t
rest‚ en d‚tresse.

Le mieux ‚tait donc d'attendre patiemment, quitte ensuite …
regagner le temps perdu par une acc‚l‚ration de la marche du
train. Le d‚fil‚ des bisons dura trois grandes heures, et la
voie ne redevint libre qu'… la nuit tombante. A ce moment, les
derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que
les premiers disparaissaient au-dessous de l'horizon du sud.

Il ‚tait donc huit heures, quand le train franchit les d‚fil‚s
des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il p‚n‚tra
sur le territoire de l'Utah, la r‚gion du grand lac Sal‚, le
curieux pays des Mormons.



XXVII


DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES
A L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE

Pendant la nuit du 5 au 6 d‚cembre, le train courut au sud-est
sur un espace de cinquante milles environ; puis il remonta
d'autant vers le nord-est, en s'approchant du grand lac Sal‚.

Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur
les passerelles. Le temps ‚tait froid, le ciel gris, mais il ne
neigeait plus. Le disque du soleil, ‚largi par les brumes,
apparaissait comme une ‚norme piŠce d'or, et Passepartout
s'occupait … en calculer la valeur en livres sterling, quand il
fut distrait de cet utile travail par l'apparition d'un
personnage assez ‚trange.

Ce personnage, qui avait pris le train … la station d'Elko,
‚tait un homme de haute taille, trŠs brun, moustaches noires,
bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir,
cravate blanche, gants de peau de chien. On e–t dit un
r‚v‚rend. Il allait d'une extr‚mit‚ du train … l'autre, et, sur
la portiŠre de chaque wagon, il collait avec des pains …
cacheter une notice ‚crite … la main.

Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que
l'honorable "elder" William Hitch, missionnaire mormon,
profitant de sa pr‚sence sur le train nø 48, ferait, de onze
heures … midi, dans le car nø 117, une conf‚rence sur le
mormonisme --, invitant … l'entendre tous les gentlemen soucieux
de s'instruire touchant les mystŠres de la religion des "Saints
des derniers jours".

"Certes, j'irai", se dit Passepartout, qui ne connaissait guŠre
du mormonisme que ses usages polygames, base de la soci‚t‚
mormone.

La nouvelle se r‚pandit rapidement dans le train, qui emportait
une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus,
all‚ch‚s par l'appƒt de la conf‚rence, occupaient … onze heures
les banquettes du car nø 117. Passepartout figurait au premier
rang des fidŠles. Ni son maŒtre ni Fix n'avaient cru devoir se
d‚ranger.

A l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix
assez irrit‚e, comme s'il e–t ‚t‚ contredit d'avance, il
s'‚cria:

"Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frŠre
Hvram est un martyr, et que les pers‚cutions du gouvernement de
l'Union contre les prophŠtes vont faire ‚galement un martyr de
Brigham Young! Qui oserait soutenir le contraire?"

Personne ne se hasarda … contredire le missionnaire, dont
l'exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement
calme. Mais, sans doute, sa colŠre s'expliquait par ce fait que
le mormonisme ‚tait actuellement soumis … de dures ‚preuves.
Et, en effet, le gouvernement des Etats-Unis venait, non sans
peine, de r‚duire ces fanatiques ind‚pendants. Il s'‚tait rendu
maŒtre de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, aprŠs
avoir emprisonn‚ Brigham Young, accus‚ de r‚bellion et de
polygamie. Depuis cette ‚poque, les disciples du prophŠte
redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils
r‚sistaient par la parole aux pr‚tentions du CongrŠs. On le
voit, l'elder William Hitch faisait du pros‚lytisme jusqu'en
chemin de fer.

Et alors il raconta, en passionnant son r‚cit par les ‚clats de
sa voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme,
depuis les temps bibliques: "comment, dans Isra‰l, un prophŠte
mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion
nouvelle, et les l‚gua … son fils Morom ; comment, bien des
siŠcles plus tard, une traduction de ce pr‚cieux livre, ‚crit en
caractŠres ‚gyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier
de l'Etat de Vermont, qui se r‚v‚la comme prophŠte mystique en
1825 ; comment, enfin, un messager c‚leste lui apparut dans une
forˆt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur."

En ce moment, quelques auditeurs, peu int‚ress‚s par le r‚cit
r‚trospectif du missionnaire, quittŠrent le wagon; mais William
Hitch, continuant, raconta "comment Smyth junior, r‚unissant son
pŠre, ses deux frŠres et quelques disciples, fonda la religion
des Saints des derniers jours --, religion qui, adopt‚e non
seulement en Am‚rique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en
Allemagne, compte parmi ses fidŠles des artisans et aussi nombre
de gens exer‡ant des professions lib‚rales ; comment une colonie
fut fond‚e dans l'Ohio; comment un temple fut ‚lev‚ au prix de
deux cent mille dollars et une ville bƒtie … Kirkland ; comment
Smyth devint un audacieux banquier et re‡ut d'un simple montreur
de momies un papyrus contenant un r‚cit ‚crit de la main
d'Abraham et autres c‚lŠbres Egyptiens."

Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs
s'‚claircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une
vingtaine de personnes.

Mais l'elder, sans s'inqui‚ter de cette d‚sertion, raconta avec
d‚tail "comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme
quoi ses actionnaires ruin‚s l'enduisirent de goudron et le
roulŠrent dans la plume; comme quoi on le retrouva, plus
honorable et plus honor‚ que jamais, quelques ann‚es aprŠs, …
Independance, dans le Missouri, et chef d'une communaut‚
florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples,
et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir
dans le Far West am‚ricain."

Dix auditeurs ‚taient encore l…, et parmi eux l'honnˆte
Passepartout, qui ‚coutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi
qu'il apprit "comment, aprŠs de longues pers‚cutions, Smyth
reparut dans l'Illinois et fonda en 1839, sur les bords du
Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s'‚leva jusqu'…
vingt-cinq mille ƒmes ; comment Smyth en devint le maire, le
juge suprˆme et le g‚n‚ral en chef; comment, en 1843, il posa sa
candidature … la pr‚sidence des Etats-Unis, et comment enfin,
attir‚ dans un guet-apens, … Carthage, il fut jet‚ en prison et
assassin‚ par une bande d'hommes masqu‚s."

En ce moment, Passepartout ‚tait absolument seul dans le wagon,
et l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles,
lui rappela que, deux ans aprŠs l'assassinat de Smyth, son
successeur, le prophŠte inspir‚, Brigham Young, abandonnant
Nauvoo, vint s'‚tablir aux bords du lac Sal‚, et que l…, sur cet
admirable territoire, au milieu de cette contr‚e fertile, sur le
chemin des ‚migrants qui traversaient l'Utah pour se rendre en
Californie, la nouvelle colonie, grƒce aux principes polygames
du mormonisme, prit une extension ‚norme.

"Et voil…," ajouta William Hitch, "voil… pourquoi la jalousie du
CongrŠs s'est exerc‚e contre nous! pourquoi les soldats de
l'Union ont foul‚ le sol de l'Utah! pourquoi notre chef, le
prophŠte Brigham Young, a ‚t‚ emprisonn‚ au m‚pris de toute
justice! C‚derons-nous … la force? Jamais! Chass‚s du
Vermont, chass‚s de l'Illinois, chass‚s de l'Ohio, chass‚s du
Missouri, chass‚s de l'Utah, nous retrouverons encore quelque
territoire ind‚pendant o— nous planterons notre tente... Et
vous, mon fidŠle, ajouta l'elder en fixant sur son unique
auditeur des regards courrouc‚s, planterez-vous la v“tre …
l'ombre de notre drapeau?"

"Non", r‚pondit bravement Passepartout, qui s'enfuit … son tour,
laissant l'‚nergumŠne prˆcher dans le d‚sert.

Mais pendant cette conf‚rence, le train avait march‚ rapidement,
et, vers midi et demi, il touchait … sa pointe nord-ouest le
grand lac Sal‚. De l…, on pouvait embrasser, sur un vaste
p‚rimŠtre, l'aspect de cette mer int‚rieure, qui porte aussi le
nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain
d'Am‚rique. Lac admirable, encadr‚ de belles roches sauvages, …
larges assises, encro–t‚es de sel blanc, superbe nappe d'eau qui
couvrait autrefois un espace plus consid‚rable; mais avec le
temps, ses bords, montant peu … peu, ont r‚duit sa superficie en
accroissant sa profondeur.

Le lac Sal‚, long de soixante-dix milles environ, large de
trente-cinq, est situ‚ … trois mille huit cents pieds au-dessus
du niveau de la mer. Bien diff‚rent du lac Asphaltite, dont la
d‚pression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est
consid‚rable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de
leur poids de matiŠre solide. Leur pesanteur sp‚cifique est de
1 170, celle de l'eau distill‚e ‚tant 1 000. Aussi les poissons
n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et
autres creeks, y p‚rissent bient“t ; mais il n'est pas vrai que
la densit‚ de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse
plonger.

Autour du lac, la campagne ‚tait admirablement cultiv‚e, car les
Mormons s'entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des
corrals pour les animaux domestiques, des champs de bl‚, de
ma‹s, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de
rosiers sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel e–t
‚t‚ l'aspect de cette contr‚e, six mois plus tard ; mais en ce
moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui
le poudrait l‚gŠrement.

A deux heures, les voyageurs descendaient … la station d'Ogden.
Le train ne devant repartir qu'… six heures, Mr. Fogg, Mrs.
Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se
rendre … la Cit‚ des Saints par le petit embranchement qui se
d‚tache de la station d'Ogden. Deux heures suffisaient …
visiter cette ville absolument am‚ricaine et, comme telle, bƒtie
sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes ‚chiquiers
… longues lignes froides, avec la "tristesse lugubre des angles
droits", suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de
la Cit‚ des Saints ne pouvait ‚chapper … ce besoin de sym‚trie
qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, o— les
hommes ne sont certainement pas … la hauteur des institutions,
tout se fait "carr‚ment", les villes, les maisons et les
sottises.

A trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues
de la cit‚, bƒtie entre la rive du Jourdain et les premiŠres
ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquŠrent peu ou point
d'‚glises, mais, comme monuments, la maison du prophŠte, la
Court-house et l'arsenal; puis, des maisons de brique bleuƒtre
avec v‚randas et galeries, entour‚es de jardins, bord‚es
d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d'argile et de
cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la
principale rue, o— se tient le march‚, s'‚levaient quelques
h“tels orn‚s de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.

Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvŠrent pas la cit‚ fort
peupl‚e. Les rues ‚taient presque d‚sertes, -- sauf toutefois
la partie du Temple, qu'ils n'atteignirent qu'aprŠs avoir
travers‚ plusieurs quartiers entour‚s de palissades. Les femmes
‚taient assez nombreuses, ce qui s'explique par la composition
singuliŠre des m‚nages mormons. Il ne faut pas croire,
cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre,
mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de
l'Utah qui tiennent surtout … ˆtre ‚pous‚es, car, suivant la
religion du pays, le ciel mormon n'admet point … la possession
de ses b‚atitudes les c‚libataires du sexe f‚minin. Ces pauvres
cr‚atures ne paraissaient ni ais‚es ni heureuses.
Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une
jaquette de soie noire ouverte … la taille, sous une capuche ou
un chƒle fort modeste. Les autres n'‚taient vˆtues que
d'indienne.

Passepartout, lui, en sa qualit‚ de gar‡on convaincu, ne
regardait pas sans un certain effroi ces Mormones charg‚es de
faire … plusieurs le bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon
sens, c'‚tait le mari qu'il plaignait surtout. Cela lui
paraissait terrible d'avoir … guider tant de dames … la fois au
travers des vicissitudes de la vie, … les conduire ainsi en
troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y
retrouver pour l'‚ternit‚ en compagnie du glorieux Smyth, qui
devait faire l'ornement de ce lieu de d‚lices. D‚cid‚ment, il
ne se sentait pas la vocation, et il trouvait -- peut-ˆtre
s'abusait-il en ceci -- que les citoyennes de Great-Lake-City
jetaient sur sa personne des regards un peu inqui‚tants.

TrŠs heureusement, son s‚jour dans la Cit‚ des Saints ne devait
pas se prolonger. A quatre heures moins quelques minutes, les
voyageurs se retrouvaient … la gare et reprenaient leur place
dans leurs wagons.

Le coup de sifflet se fit entendre; mais au moment o— les roues
motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commen‡aient
… imprimer au train quelque vitesse, ces cris: "Arrˆtez!
arrˆtez!" retentirent.

On n'arrˆte pas un train en marche. Le gentleman qui prof‚rait
ces cris ‚tait ‚videmment un Mormon attard‚. Il courait …
perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n'avait ni
portes ni barriŠres. Il s'‚lan‡a donc sur la voie, sauta sur le
marchepied de la derniŠre voiture, et tomba essouffl‚ sur une
des banquettes du wagon.

Passepartout, qui avait suivi avec ‚motion les incidents de
cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il
s'int‚ressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah
n'avait ainsi pris la fuite qu'… la suite d'une scŠne de m‚nage.

Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda …
lui demander poliment combien il avait de femmes, … lui tout
seul, -- et … la fa‡on dont il venait de d‚camper, il lui en
supposait une vingtaine au moins.

"Une, monsieur!" r‚pondit le Mormon en levant les bras au ciel,
"une, et c'‚tait assez!"



XXVIII


DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR A FAIRE ENTENDRE LE
LANGAGE DE LA RAISON

Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden,
s'‚leva pendant une heure vers le nord, jusqu'… Weber-river,
ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. A
partir de ce point, il reprit la direction de l'est … travers le
massif accident‚ des monts Wahsatch. C'est dans cette partie du
territoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes
Rocheuses proprement dites, que les ing‚nieurs am‚ricains ont
‚t‚ aux prises avec les plus s‚rieuses difficult‚s. Aussi, dans
ce parcours, la subvention du gouvernement de l'Union s'est-elle
‚lev‚e … quarante-huit mille dollars par mille, tandis qu'elle
n'‚tait que de seize mille dollars en plaine; mais les
ing‚nieurs, ainsi qu'il a ‚t‚ dit, n'ont pas violent‚ la nature,
ils ont rus‚ avec elle, tournant les difficult‚s, et pour
atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze
mille pieds, a ‚t‚ perc‚ dans tout le parcours du rail-road.

C'‚tait au lac Sal‚ mˆme que le trac‚ avait atteint jusqu'alors
sa plus haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil
d‚crivait une courbe trŠs allong‚e, s'abaissant vers la vall‚e
du Bitter-creek, pour remonter jusqu'au point de partage des
eaux entre l'Atlantique et le Pacifique. Les rios ‚taient
nombreux dans cette montagneuse r‚gion. Il fallut franchir sur
des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout ‚tait
devenu plus impatient … mesure qu'il s'approchait du but. Mais
Fix, … son tour, aurait voulu ˆtre d‚j… sorti de cette difficile
contr‚e. Il craignait les retards, il redoutait les accidents,
et ‚tait plus press‚ que Phileas Fogg lui-mˆme de mettre le pied
sur la terre anglaise!

A dix heures du soir, le train s'arrˆtait … la station de
Fort-Bridger, qu'il quitta presque aussit“t, et, vingt milles
plus loin, il entrait dans l'Etat de Wyoming, -- l'ancien Dakota
--, en suivant toute la vall‚e du Bitter-creek, d'o— s'‚coulent
une partie des eaux qui forment le systŠme hydrographique du
Colorado.

Le lendemain, 7 d‚cembre, il y eut un quart d'heure d'arrˆt … la
station de Green-river. La neige avait tomb‚ pendant la nuit
assez abondamment, mais, mˆl‚e … de la pluie, … demi fondue,
elle ne pouvait gˆner la marche du train. Toutefois, ce mauvais
temps ne laissa pas d'inqui‚ter Passepartout, car l'accumulation
des neiges, en embourbant les roues des wagons, e–t certainement
compromis le voyage.

"Aussi, quelle id‚e," se disait-il, "mon maŒtre a-t-il eue de
voyager pendant l'hiver! Ne pouvait-il attendre la belle saison
pour augmenter ses chances?"

Mais, en ce moment, o— l'honnˆte gar‡on ne se pr‚occupait que de
l'‚tat du ciel et de l'abaissement de la temp‚rature, Mrs. Aouda
‚prouvait des craintes plus vives, qui provenaient d'une tout
autre cause.

En effet, quelques voyageurs ‚taient descendus de leur wagon, et
se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en
attendant le d‚part du train. Or, … travers la vitre, la jeune
femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet
Am‚ricain qui s'‚tait si grossiŠrement comport‚ … l'‚gard de
Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda,
ne voulant pas ˆtre vue, se rejeta en arriŠre.

Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle
s'‚tait attach‚e … l'homme qui, si froidement que ce f–t, lui
donnait chaque jour les marques du plus absolu d‚vouement. Elle
ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment
que lui inspirait son sauveur, et … ce sentiment elle ne donnait
encore que le nom de reconnaissance, mais, … son insu, il y
avait plus que cela. Aussi son coeur se serra-t-il, quand elle
reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait t“t ou
tard demander raison de sa conduite. Evidemment, c'‚tait le
hasard seul qui avait amen‚ dans ce train le colonel Proctor,
mais enfin il y ‚tait, et il fallait empˆcher … tout prix que
Phileas Fogg aper‡ut son adversaire.

Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un
moment o— sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout
au courant de la situation.

"Ce Proctor est dans le train!" s'‚cria Fix. "Eh bien,
rassurez-vous, madame, avant d'avoir affaire au sieur... … Mr.
Fogg, il aura affaire … moi ! Il me semble que, dans tout ceci,
c'est encore moi qui ai re‡u les plus graves insultes!"

"Et, de plus," ajouta Passepartout, "je me charge de lui, tout
colonel qu'il est."

"Monsieur Fix," reprit Mrs. Aouda, "Mr. Fogg ne laissera …
personne le soin de le venger. Il est homme, il l'a dit, …
revenir en Am‚rique pour retrouver cet insulteur. Si donc il
aper‡oit le colonel Proctor, nous ne pourrons empˆcher une
rencontre, qui peut amener de d‚plorables r‚sultats. Il faut
donc qu'il ne le voie pas."

"Vous avez raison, madame," r‚pondit Fix, "une rencontre
pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait
retard‚, et..."

"Et," ajouta Passepartout, "cela ferait le jeu des gentlemen du
Reform-Club. Dans quatre jours nous serons … New York! Eh
bien, si pendant quatre jours mon maŒtre ne quitte pas son
wagon, on peut esp‚rer que le hasard ne le mettra pas face …
face avec ce maudit Am‚ricain, que Dieu confonde! Or, nous
saurons bien l'empˆcher..."

La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s'‚tait r‚veill‚, et
regardait la campagne … travers la vitre tachet‚e de neige.
Mais, plus tard, et sans ˆtre entendu de son maŒtre ni de Mrs.
Aouda, Passepartout dit … l'inspecteur de police:

"Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui?"

"Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe!" r‚pondit
simplement Fix, d'un ton qui marquait une implacable volont‚.

Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps,
mais ses convictions … l'endroit de son maŒtre ne faiblirent
pas.

Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr.
Fogg dans ce compartiment pour pr‚venir toute rencontre entre le
colonel et lui? Cela ne pouvait ˆtre difficile, le gentleman
‚tant d'un naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas,
l'inspecteur de police crut avoir trouv‚ ce moyen, car, quelques
instants plus tard, il disait … Phileas Fogg:

"Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que
l'on passe ainsi en chemin de fer."

"En effet," r‚pondit le gentleman, "mais elles passent."

"A bord des paquebots," reprit l'inspecteur, "vous aviez
l'habitude de faire votre whist?"

"Oui," r‚pondit Phileas Fogg, "mais ici ce serait difficile. Je
n'ai ni cartes ni partenaires."

"Oh! les cartes, nous trouverons bien … les acheter. On vend
de tout dans les wagons am‚ricains. Quant aux partenaires, si,
par hasard, madame..."

"Certainement, monsieur," r‚pondit vivement la jeune femme, "je
connais le whist. Cela fait partie de l'‚ducation anglaise."

"Et moi," reprit Fix, "j'ai quelques pr‚tentions … bien jouer ce
jeu. Or, … nous trois et un mort..."

"Comme il vous plaira, monsieur," r‚pondit Phileas Fogg,
enchant‚ de reprendre son jeu favori --, mˆme en chemin de fer.

Passepartout fut d‚pˆch‚ … la recherche du steward, et il revint
bient“t avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une
tablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu
commen‡a.

Mrs. Aouda savait trŠs suffisamment le whist, et elle re‡ut mˆme
quelques compliments du s‚vŠre Phileas Fogg. Quant …
l'inspecteur, il ‚tait tout simplement de premiŠre force, et
digne de tenir tˆte au gentleman.

"Maintenant," se dit Passepartout … lui-mˆme, "nous le tenons.
Il ne bougera plus!"

A onze heures du matin, le train avait atteint le point de
partage des eaux des deux oc‚ans. C'‚tait … Passe-Bridger, …
une hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais
au-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touch‚s
par le profil du trac‚ dans ce passage … travers les montagnes
Rocheuses. AprŠs deux cents milles environ, les voyageurs se
trouveraient enfin sur ces longues plaines qui s'‚tendent
jusqu'… l'Atlantique, et que la nature rendait si propices …
l'‚tablissement d'une voie ferr‚e. Sur le versant du bassin
atlantique se d‚veloppaient d‚j… les premiers rios, affluents ou
sous-affluents de North-Platte-river. Tout l'horizon du nord et
de l'est ‚tait couvert par cette immense courtine
semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des
Rocky-Mountains, domin‚e par le pic de Laramie. Entre cette
courbure et la ligne de fer s'‚tendaient de vastes plaines,
largement arros‚es. Sur la droite du rail-road s'‚tageaient les
premiŠres rampes du massif montagneux qui s'arrondit au sud
jusqu'aux sources de la riviŠre de l'Arkansas, l'un des grands
tributaires du Missouri.

A midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort
Halleck, qui commande cette contr‚e. Encore quelques heures, et
la travers‚e des montagnes Rocheuses serait accomplie. On
pouvait donc esp‚rer qu'aucun accident ne signalerait le passage
du train … travers cette difficile r‚gion. La neige avait cess‚
de tomber. Le temps se mettait au froid sec. De grands
oiseaux, effray‚s par la locomotive, s'enfuyaient au loin.
Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine.
C'‚tait le d‚sert dans son immense nudit‚.

AprŠs un d‚jeuner assez confortable, servi dans le wagon mˆme,
Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur
interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent
entendre. Le train s'arrˆta.

Passepartout mit la tˆte … la portiŠre et ne vit rien qui
motivƒt cet arrˆt. Aucune station n'‚tait en vue.

Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne
songeƒt … descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta
de dire … son domestique:

"Voyez donc ce que c'est."

Passepartout s'‚lan‡a hors du wagon. Une quarantaine de
voyageurs avaient d‚j… quitt‚ leurs places, et parmi eux le
colonel Stamp W. Proctor.

Le train ‚tait arrˆt‚ devant un signal tourn‚ au rouge qui
fermait la voie. Le m‚canicien et le conducteur, ‚tant
descendus, discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le
chef de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoy‚
au-devant du train. Des voyageurs s'‚taient approch‚s et
prenaient part … la discussion, -- entre autres le susdit
colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes imp‚rieux.

Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie
qui disait:

"Non! il n'y a pas moyen de passer! Le pont de Medicine-Bow
est ‚branl‚ et ne supporterait pas le poids du train."

Ce pont, dont il ‚tait question, ‚tait un pont suspendu, jet‚
sur un rapide, … un mille de l'endroit o— le convoi s'‚tait
arrˆt‚. Au dire du garde-voie, il mena‡ait ruine, plusieurs des
fils ‚taient rompus, et il ‚tait impossible d'en risquer le
passage. Le garde-voie n'exag‚rait donc en aucune fa‡on en
affirmant qu'on ne pouvait passer. Et d'ailleurs, avec les
habitudes d'insouciance des Am‚ricains, on peut dire que, quand
ils se mettent … ˆtre prudents, il y aurait folie … ne pas
l'ˆtre.

Passepartout, n'osant aller pr‚venir son maŒtre, ‚coutait, les
dents serr‚es, immobile comme une statue.

Ah ‡…! s'‚cria le colonel Proctor, nous n'allons pas,
j'imagine, rester ici … prendre racine dans la neige!"

"Colonel," r‚pondit le conducteur, on a t‚l‚graphi‚ … la
station d'Omaha pour demander un train, mais il n'est pas
probable qu'il arrive … Medicine-Bow avant six heures."

"Six heures!" s'‚cria Passepartout.

"Sans doute," r‚pondit le conducteur. "D'ailleurs, ce temps
nous sera n‚cessaire pour gagner … pied la station."

"A pied!" s'‚criŠrent tous les voyageurs.

"Mais … quelle distance est donc cette station?" demanda l'un
d'eux au conducteur.

"A douze milles, de l'autre c“t‚ de la riviŠre."

"Douze milles dans la neige!" s'‚cria Stamp W. Proctor.

Le colonel lan‡a une bord‚e de jurons, s'en prenant … la
compagnie, s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux,
n'‚tait pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait l… un
obstacle mat‚riel contre lequel ‚choueraient, cette fois, toutes
les bank-notes de son maŒtre.

Au surplus, le d‚sappointement ‚tait g‚n‚ral parmi les
voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient oblig‚s …
faire une quinzaine de milles … travers la plaine couverte de
neige. Aussi ‚tait-ce un brouhaha, des exclamations, des
vocif‚rations, qui auraient certainement attir‚ l'attention de
Phileas Fogg, si ce gentleman n'e–t ‚t‚ absorb‚ par son jeu.

Cependant Passepartout se trouvait dans la n‚cessit‚ de le
pr‚venir, et, la tˆte basse, il se dirigeait vers le wagon,
quand le m‚canicien du train -- un vrai Yankee, nomm‚ Forster
--, ‚levant la voix, dit:

"Messieurs, il y aurait peut-ˆtre moyen de passer."

"Sur le pont" r‚pondit un voyageur.

"Sur le pont."

"Avec notre train?" demanda le colonel.

"Avec notre train."

Passepartout s'‚tait arrˆt‚, et d‚vorait les paroles du
m‚canicien.

"Mais le pont menace ruine!" reprit le conducteur.

"N'importe," r‚pondit Forster. Je crois qu'en lan‡ant le train
avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de
passer."

"Diable!" fit Passepartout.

Mais un certain nombre de voyageurs avaient ‚t‚ imm‚diatement
s‚duits par la proposition. Elle plaisait particuliŠrement au
colonel Proctor. Ce cerveau br–l‚ trouvait la chose trŠs
faisable. Il rappela mˆme que des ing‚nieurs avaient eu l'id‚e
de passer des riviŠres "sans pont" avec des trains rigides
lanc‚s … toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les
int‚ress‚s dans la question se rangŠrent … l'avis du m‚canicien.

"Nous avons cinquante chances pour passer," disait l'un.

"Soixante," disait l'autre.

"Quatre-vingts!...quatre-vingt-dix sur cent!"

Passepartout ‚tait ahuri, quoiqu'il f–t prˆt … tout tenter pour
op‚rer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui
semblait un peu trop "am‚ricaine".

"D'ailleurs," pensa-t-il, "il y a une chose bien plus simple …
faire, et ces gens-l… n'y songent mˆme pas!..."

"Monsieur," dit-il … un des voyageurs, "le moyen propos‚ par le
m‚canicien me paraŒt un peu hasard‚, mais..."

"Quatre-vingts chances! r‚pondit le voyageur, qui lui tourna le
dos.

"Je sais bien," r‚pondit Passepartout en s'adressant … un autre
gentleman, "mais une simple r‚flexion..."

"Pas de r‚flexion, c'est inutile!" r‚pondit l'Am‚ricain
interpell‚ en haussant les ‚paules, puisque le m‚canicien assure
qu'on passera!"

"Sans doute," reprit Passepartout, "on passera, mais il serait
peut-ˆtre plus prudent..."

"Quoi! prudent! s'‚cria le colonel Proctor, que ce mot,
entendu par hasard, fit bondir. A grande vitesse, on vous dit!
Comprenez-vous? A grande vitesse!"

"Je sais... je comprends..." r‚p‚tait Passepartout, auquel
personne ne laissait achever sa phrase, "mais il serait, sinon
plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus
naturel..."

"Qui? que? quoi? Qu'a-t-il donc celui-l… avec son naturel?.."
s'‚cria-t-on de toutes parts.

Le pauvre gar‡on ne savait plus de qui se faire entendre.

"Est-ce que vous avez peur?" lui demanda le colonel Proctor.

"Moi, peur!" s'‚cria Passepartout. "Eh bien, soit! Je
montrerai … ces gens-l… qu'un Fran‡ais peut ˆtre aussi am‚ricain
qu'eux!"

"En voiture! en voiture!" criait le conducteur.

"Oui! en voiture," r‚p‚tait Passepartout, "en voiture! Et tout
de suite! Mais on ne m'empˆchera pas de penser qu'il e–t ‚t‚
plus naturel de nous faire d'abord passer … pied sur ce pont,
nous autres voyageurs, puis le train ensuite!..."

Mais personne n'entendit cette sage r‚flexion, et personne n'e–t
voulu en reconnaŒtre la justesse.

Les voyageurs ‚taient r‚int‚gr‚s dans leur wagon. Passepartout
reprit sa place, sans rien dire de ce qui s'‚tait pass‚. Les
joueurs ‚taient tout entiers … leur whist.

La locomotive siffla vigoureusement. Le m‚canicien, renversant
la vapeur, ramena son train en arriŠre pendant prŠs d'un mille
--, reculant comme un sauteur qui veut prendre son ‚lan.

Puis, … un second coup de sifflet, la marche en avant
recommen‡a: elle s'acc‚l‚ra ; bient“t la vitesse devint
effroyable ; on n'entendait plus qu'un seul hennissement sortant
de la locomotive; les pistons battaient vingt coups … la
seconde; les essieux des roues fumaient dans les boŒtes …
graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier,
marchant avec une rapidit‚ de cent milles … l'heure, ne pesait
plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.

Et l'on passa! Et ce fut comme un ‚clair. On ne vit rien du
pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d'une rive … l'autre,
et le m‚canicien ne parvint … arrˆter sa machine emport‚e qu'…
cinq milles au-del… de la station.

Mais … peine le train avait-il franchi la riviŠre, que le pont,
d‚finitivement ruin‚, s'abŒmait avec fracas dans le rapide de
Medicine-Bow.



XXIX


OU IL SERA FAIT LE RECIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE
RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION

Le soir mˆme, le train poursuivait sa route sans obstacles,
d‚passait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et
arrivait … la passe d'Evans. En cet endroit, le rail-road
atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille
quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de l'oc‚an. Les
voyageurs n'avaient plus qu'… descendre jusqu'… l'Atlantique sur
ces plaines sans limites, nivel‚es par la nature.

L… se trouvait sur le ® grand trunk ¯ l'embranchement de
Denver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire est
riche en mines d'or et d'argent, et plus de cinquante mille
habitants y ont d‚j… fix‚ leur demeure.

A ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient ‚t‚
faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits.
Quatre nuits et quatre jours, selon toute pr‚vision, devaient
suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait
donc dans les d‚lais r‚glementaires.

Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le
Lodge-pole-creek courait parallŠlement … la voie, en suivant la
frontiŠre rectiligne commune aux Etats du Wyoming et du
Colorado. A onze heures, on entrait dans le Nebraska, on
passait prŠs du Sedgwick, et l'on touchait … Julesburgh, plac‚
sur la branche sud de Platte-river.

C'est … ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific
Road, le 23 octobre 1867, et dont l'ing‚nieur en chef fut le
g‚n‚ral J. M. Dodge. L… s'arrˆtŠrent les deux puissantes
locomotives, remorquant les neuf wagons des invit‚s, au nombre
desquels figurait le vice-pr‚sident, Mr. Thomas C. Durant ; l…
retentirent les acclamations; l…, les Sioux et les Pawnies
donnŠrent le spectacle d'une petite guerre indienne; l…, les
feux d'artifice ‚clatŠrent; l…, enfin, se publia, au moyen d'une
imprimerie portative, le premier num‚ro du journal _Railway
Pioneer_. Ainsi fut c‚l‚br‚e l'inauguration de ce grand chemin
de fer, instrument de progrŠs et de civilisation, jet‚ … travers
le d‚sert et destin‚ … relier entre elles des villes et des
cit‚s qui n'existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive,
plus puissant que la lyre d'Amphion, allait bient“t les faire
surgir du sol am‚ricain.

A huit heures du matin, le fort Mac-Pherson ‚tait laiss‚ en
arriŠre. Trois cent cinquante-sept milles s‚parent ce point
d'Omaha. La voie ferr‚e suivait, sur sa rive gauche, les
capricieuses sinuosit‚s de la branche sud de Platte-river. A
neuf heures, on arrivait … l'importante ville de North-Platte,
bƒtie entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se
rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule artŠre
--, affluent consid‚rable dont les eaux se confondent avec
celles du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha.

Le cent-uniŠme m‚ridien ‚tait franchi.

Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun
d'eux ne se plaignait de la longueur de la route --, pas mˆme le
mort. Fix avait commenc‚ par gagner quelques guin‚es, qu'il
‚tait en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins
passionn‚ que Mr. Fogg. Pendant cette matin‚e, la chance
favorisa singuliŠrement ce gentleman. Les atouts et les
honneurs pleuvaient dans ses mains. A un certain moment, aprŠs
avoir combin‚ un coup audacieux, il se pr‚parait … jouer pique,
quand, derriŠre la banquette, une voix se fit entendre, qui
disait:

"Moi, je jouerais carreau..."

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levŠrent la tˆte. Le colonel Proctor
‚tait prŠs d'eux.

Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussit“t.

"Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais," s'‚cria le colonel,
"c'est vous qui voulez jouer pique!"

"Et qui le joue," r‚pondit froidement Phileas Fogg, en abattant
un dix de cette couleur.

"Eh bien, il me plaŒt que ce soit carreau", r‚pliqua le colonel
Proctor d'une voix irrit‚e.

Et il fit un geste pour saisir la carte jou‚e, en ajoutant:

"Vous n'entendez rien … ce jeu."

"Peut-ˆtre serai-je plus habile … un autre," dit Phileas Fogg,
qui se leva.

"Il ne tient qu'… vous d'en essayer, fils de John Bull!"
r‚pliqua le grossier personnage.

Mrs. Aouda ‚tait devenue pƒle. Tout son sang lui refluait au
coeur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la
repoussa doucement. Passepartout ‚tait prˆt … se jeter sur
l'Am‚ricain, qui regardait son adversaire de l'air le plus
insultant. Mais Fix s'‚tait lev‚, et, allant au colonel
Proctor, il lui dit:

"Vous oubliez que c'est moi … qui vous avez affaire, monsieur,
moi que vous avez, non seulement injuri‚, mais frapp‚!"

"Monsieur Fix," dit Mr. Fogg, "je vous demande pardon, mais ceci
me regarde seul. En pr‚tendant que j'avais tort de jouer pique,
le colonel m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra
raison."

"Quand vous voudrez, et o— vous voudrez," r‚pondit l'Am‚ricain,
et … l'arme qu'il vous plaira!"

Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur
tenta inutilement de reprendre la querelle … son compte.
Passepartout voulait jeter le colonel par la portiŠre, mais un
signe de son maŒtre l'arrˆta. Phileas Fogg quitta le wagon, et
l'Am‚ricain le suivit sur la passerelle.

"Monsieur," dit Mr. Fogg … son adversaire, "je suis fort press‚
de retourner en Europe, et un retard quelconque pr‚judicierait
beaucoup … mes int‚rˆts."

"Eh bien! qu'est-ce que cela me fait?" r‚pondit le colonel
Proctor.

"Monsieur," reprit trŠs poliment Mr. Fogg, "aprŠs notre
rencontre … San Francisco, j'avais form‚ le projet de venir vous
retrouver en Am‚rique, dŠs que j'aurais termin‚ les affaires qui
m'appellent sur l'ancien continent."

"Vraiment!"

"Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois?"

"Pourquoi pas dans six ans?"

"Je dis six mois," r‚pondit Mr. Fogg, "et je serai exact au
rendez-vous."

"Des d‚faites, tout cela!" s'‚cria Stamp W. Proctor. "Tout de
suite ou pas."

"Soit," r‚pondit Mr. Fogg. "Vous allez … New York?"

"Non."

"A Chicago?"

"Non."

"A Omaha?"

"Peu vous importe! Connaissez-vous Plum-Creek?"

"Non," r‚pondit Mr. Fogg.

"C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure.
Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut ‚changer
quelques coups de revolver."


 


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