Les Cinq Cents Millions de la Begum by Jules Verne
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l'auberge. Il suivit alors un des chemins extérieurs, et, arrivant
bientôt à un groupe d'habitations qu'il avait remarquées dans la
matinée, il trouva aisément un logis de garçon chez une brave femme qui
<< recevait des pensionnaires >>.
Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après souper à la
recherche d'une brasserie. Il s'enferma dans sa chambre, tira de sa
poche un fragment d'acier ramassé sans doute dans la salle de puddlage,
et un fragment de terre à creuset recueilli dans le secteur O ; puis,
il les examina avec un soin singulier, à la lueur d'une lampe fumeuse.
Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonné, en feuilleta
les pages chargées de notes, de formules et de calculs, et écrivit ce
qui suit en bon français, mais, pour plus de précautions, dans une
langue chiffrée dont lui seul connaissait le chiffre :
<< 10 novembre. -- _Stahlstadt._ -- Il n'y a rien de particulier dans
le mode de puddlage, si ce n'est, bien entendu, le choix de deux
températures différentes et relativement basses pour la première
chauffe et le réchauffage, selon les règles déterminées par Chernoff.
Quant à la coulée, elle s'opère suivant le procédé Krupp, mais avec une
égalité de mouvements véritablement admirable. Cette précision dans les
manoeuvres est la grande force allemande. Elle procède du sentiment
musical inné dans la race germanique. Jamais les Anglais ne pourront
atteindre à cette perfection : l'oreille leur manque, sinon la
discipline. Des Français peuvent y arriver aisément, eux qui sont les
premiers danseurs du monde. Jusqu'ici donc, rien de mystérieux dans les
succès si remarquables de cette fabrication. Les échantillons de
minerai que j'ai recueillis dans la montagne sont sensiblement
analogues à nos bons fers. Les spécimens de houille sont assurément
très beaux et de qualité éminemment métallurgique, mais sans rien non
plus d'anormal. Il n'est pas douteux que la fabrication Schultze ne
prenne un soin spécial de dégager ces matières premières de tout
mélange étranger et ne les emploie qu'à l'état de pureté parfaite. Mais
c'est encore là un résultat facile à réaliser. Il ne reste donc, pour
être en possession de tous les éléments du problème, qu'à déterminer la
composition de cette terre réfractaire, dont sont faits les creusets et
les tuyaux de coulée. Cet objet atteint et nos équipes de fondeurs
convenablement disciplinées, je ne vois pas pourquoi nous ne ferions
pas ce qui se fait ici ! Avec tout cela, je n'ai encore vu que deux
secteurs, et il y en a au moins vingt-quatre, sans compter l'organisme
central, le département des plans et des modèles, le cabinet secret !
Que peuvent-ils bien machiner dans cette caverne ? Que ne doivent pas
craindre nos amis après les menaces formulées par Herr Schultze,
lorsqu'il est entré en possession de son héritage ? >>
Sur ces points d'interrogation, Schwartz, assez fatigué de sa journée,
se déshabilla, se glissa dans un petit lit aussi inconfortable que peut
l'être un lit allemand -- ce qui est beaucoup dire --, alluma une pipe
et se mit à fumer en lisant un vieux livre. Mais sa pensée semblait
être ailleurs. Sur ses lèvres, les petits jets de vapeur odorante se
succédaient en cadence et faisaient :
<< Peuh !... Peuh !... Peuh !... Peuh !... >>
Il finit par déposer son livre et resta songeur pendant longtemps,
comme absorbé dans la solution d'un problème difficile.
<< Ah ! s'écria-t-il enfin, quand le diable lui-même s'en mêlerait, je
découvrirai le secret de Herr Schultze, et surtout ce qu'il peut
méditer contre France-Ville ! >>
Schwartz s'endormit en prononçant le nom du docteur Sarrasin ; mais,
dans son sommeil, ce fut le nom de Jeanne, petite fille, qui revint sur
ses lèvres. Le souvenir de la fillette était resté entier, encore bien
que Jeanne, depuis qu'il l'avait quittée, fût devenue une jeune
demoiselle. Ce phénomène s'explique aisément par les lois ordinaires de
l'association des idées : l'idée du docteur renfermait celle de sa
fille, association par contiguïté. Aussi, lorsque Schwartz, ou plutôt
Marcel Bruckmann, s'éveilla, ayant encore le nom de Jeanne à la pensée,
il ne s'en étonna pas et vit dans ce fait une nouvelle preuve de
l'excellence des principes psychologiques de Stuart Mill.
VI LE PUITS ALBRECHT
Madame Bauer, la bonne femme qui donnait l'hospitalité à Marcel
Bruckmann, suissesse de naissance, était la veuve d'un mineur tué
quatre ans auparavant dans un de ces cataclysmes qui font de la vie du
houilleur une bataille de tous les instants. L'usine lui servait une
petite pension annuelle de trente dollars, à laquelle elle ajoutait le
mince produit d'une chambre meublée et le salaire que lui apportait
tous les dimanches son petit garçon Carl.
Quoique à peine âgé de treize ans, Carl était employé dans la houillère
pour fermer et ouvrir, au passage des wagonnets de charbon, une de ces
portes d'air qui sont indispensables à la ventilation des galeries, en
forçant le courant à suivre une direction déterminée. La maison tenue à
bail par sa mère, se trouvant trop loin du puits Albrecht pour qu'il
pût rentrer tous les soirs au logis, on lui avait donné par surcroît
une petite fonction nocturne au fond de la mine même. Il était chargé
de garder et de panser six chevaux dans leur écurie souterraine,
pendant que le palefrenier remontait au-dehors.
La vie de Carl se passait donc presque tout entière à cinq cents mètres
au-dessous de la surface terrestre. Le jour, il se tenait en sentinelle
auprès de sa porte d'air ; la nuit, il dormait sur la paille auprès de
ses chevaux. Le dimanche matin seulement, il revenait à la lumière et
pouvait pour quelques heures profiter de ce patrimoine commun des
hommes : le soleil, le ciel bleu et le sourire maternel.
Comme on peut bien penser, après une pareille semaine, lorsqu'il
sortait du puits, son aspect n'était pas précisément celui d'un jeune
<< gommeux >>. Il ressemblait plutôt à un gnome de féerie, à un
ramoneur ou à un Nègre papou. Aussi dame Bauer consacrait-elle
généralement une grande heure à le débarbouiller à grand renfort d'eau
chaude et de savon. Puis, elle lui faisait revêtir un bon costume de
gros drap vert, taillé dans une défroque paternelle qu'elle tirait des
profondeurs de sa grande armoire de sapin, et, de ce moment jusqu'au
soir, elle ne se lassait pas d'admirer son garçon, le trouvant le plus
beau du monde.
Dépouillé de son sédiment de charbon, Carl, vraiment, n'était pas plus
laid qu'un autre. Ses cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux,
allaient bien à son teint d'une blancheur excessive ; mais sa taille
était trop exiguë pour son âge. Cette vie sans soleil le rendait aussi
anémique qu'une laitue, et il est vraisemblable que le compte-globules
du docteur Sarrasin, appliqué au sang du petit mineur, y aurait révélé
une quantité tout à fait insuffisante de monnaie hématique.
Au moral, c'était un enfant silencieux, flegmatique, tranquille, avec
une pointe de cette fierté que le sentiment du péril continuel,
l'habitude du travail régulier et la satisfaction de la difficulté
vaincue donnent à tous les mineurs sans exception.
Son grand bonheur était de s'asseoir auprès de sa mère, à la table
carrée qui occupait le milieu de la salle basse, et de piquer sur un
carton une multitude d'insectes affreux qu'il rapportait des entrailles
de la terre. L'atmosphère tiède et égale des mines a sa faune spéciale,
peu connue des naturalistes, comme les parois humides de la houille ont
leur flore étrange de mousses verdâtres, de champignons non décrits et
de flocons amorphes. C'est ce que l'ingénieur Maulesmulhe, amoureux
d'entomologie, avait remarqué, et il avait promis un petit écu pour
chaque espèce nouvelle dont Carl pourrait lui apporter un spécimen.
Perspective dorée, qui avait d'abord amené le garçonnet à explorer avec
soin tous les recoins de la houillère, et qui, petit à petit, avait
fait de lui un collectionneur. Aussi, c'était pour son propre compte
qu'il recherchait maintenant les insectes.
Au surplus, il ne limitait pas ses affections aux araignées et aux
cloportes. Il entretenait, dans sa solitude, des relations intimes avec
deux chauves-souris et avec un gros rat mulot. Même, s'il fallait l'en
croire, ces trois animaux étaient les bêtes les plus intelligentes et
les plus aimables du monde ; plus spirituelles encore que ses chevaux
aux longs poils soyeux et à la croupe luisante, dont Carl ne parlait
pourtant qu'avec admiration.
Il y avait Blair-Athol, surtout, le doyen de l'écurie, un vieux
philosophe, descendu depuis six ans à cinq cents mètres au-dessous du
niveau de la mer, et qui n'avait jamais revu la lumière du jour. Il
était maintenant presque aveugle. Mais comme il connaissait bien son
labyrinthe souterrain ! Comme il savait tourner à droite ou à gauche,
en traînant son wagon, sans jamais se tromper d'un pas ! Comme il
s'arrêtait à point devant les portes d'air, afin de laisser l'espace
nécessaire à les ouvrir ! Comme il hennissait amicalement, matin et
soir, à la minute exacte où sa provende lui était due ! Et si bon, si
caressant, si tendre !
<< Je vous assure, mère, qu'il me donne réellement un baiser en
frottant sa joue contre la mienne, quand j'avance ma tête auprès de
lui, disait Carl. Et c'est très commode, savez vous, que Blair-Athol
ait ainsi une horloge dans la tête ! Sans lui, nous ne saurions pas, de
toute la semaine, s'il est nuit ou jour, soir ou matin ! >>
Ainsi bavardait l'enfant, et dame Bauer l'écoutait avec ravissement.
Elle aimait Blair-Athol, elle aussi, de toute l'affection que lui
portait son garçon, et ne manquait guère, à l'occasion, de lui envoyer
un morceau de sucre. Que n'aurait-elle pas donné pour aller voir ce
vieux serviteur, que son homme avait connu, et en même temps visiter
l'emplacement sinistre où le cadavre du pauvre Bauer, noir comme de
l'encre, carbonisé par le feu grisou, avait été retrouvé après
l'explosion ?... Mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et
il fallait se contenter des descriptions incessantes que lui en faisait
son fils.
Ah ! elle la connaissait bien, cette houillère, ce grand trou noir d'où
son mari n'était pas revenu ! Que de fois elle avait attendu, auprès de
cette gueule béante, de dix-huit pieds de diamètre, suivi du regard, le
long du muraillement en pierres de taille, la double cage en chêne dans
laquelle glissaient les bennes accrochées à leur câble et suspendues
aux poulies d'acier, visité la haute charpente extérieure, le bâtiment
de la machine à vapeur, la cabine du marqueur, et le reste ! Que de
fois elle s'était réchauffée au brasier toujours ardent de cette énorme
corbeille de fer où les mineurs sèchent leurs habits en émergeant du
gouffre, où les fumeurs impatients allument leur pipe ! Comme elle
était familière avec le bruit et l'activité de cette porte infernale !
Les receveurs qui détachent les wagons chargés de houille, les
accrocheurs, les trieurs, les laveurs, les mécaniciens, les chauffeurs,
elle les avait tous vus et revus à la tâche !
Ce qu'elle n'avait pu voir et ce qu'elle voyait bien, pourtant, par les
yeux du coeur, c'est ce qui se passait, lorsque la benne s'était
engloutie, emportant la grappe humaine d'ouvriers, parmi eux son mari
jadis, et maintenant son unique enfant !
Elle entendait leurs voix et leurs rires s'éloigner dans la profondeur,
s'affaiblir, puis cesser. Elle suivait par la pensée cette cage, qui
s'enfonçait dans le boyau étroit et vertical, à cinq, six cents mètres,
-- quatre fois la hauteur de la grande pyramide !... Elle la voyait
arriver enfin au terme de sa course, et les hommes s'empresser de
mettre pied à terre !
Les voilà se dispersant dans la ville souterraine, prenant l'un à
droite, l'autre à gauche ; les rouleurs allant à leur wagon ; les
piqueurs, armés du pic de fer qui leur donne son nom, se dirigeant vers
le bloc de houille qu'il s'agit d'attaquer ; les remblayeurs s'occupant
à remplacer par des matériaux solides les trésors de charbon qui ont
été extraits, les boiseurs établissant les charpentes qui soutiennent
les galeries non muraillées ; les cantonniers réparant les voies,
posant les rails ; les maçons assemblant les voûtes...
Une galerie centrale part du puits et aboutit comme un large boulevard
à un autre puits éloigné de trois ou quatre kilomètres. De là rayonnent
à angles droits des galeries secondaires, et, sur les lignes
parallèles, les galeries de troisième ordre. Entre ces voies se
dressent des murailles, des piliers formés par la houille même ou par
la roche. Tout cela régulier, carré, solide, noir !...
Et dans ce dédale de rues, égales de largeur et de longueur, toute une
armée de mineurs demi-nus s'agitant, causant, travaillant à la lueur de
leurs lampes de sûreté !...
Voilà ce que dame Bauer se représentait souvent, quand elle était
seule, songeuse, au coin de son feu.
Dans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une
qu'elle connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait
et refermait la porte.
Le soir venu, la bordée de jour remontait pour être remplacée par la
bordée de nuit. Mais son garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la
benne. Il se rendait à l'écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il
lui servait son souper d'avoine et sa provision de foin ; puis il
mangeait à son tour le petit dîner froid qu'on lui descendait de
là-haut, jouait un instant avec son gros rat, immobile à ses pieds,
avec ses deux chauves- souris voletant lourdement autour de lui, et
s'endormait sur la litière de paille.
Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait
à demi-mot tous les détails que lui donnait Carl !
<< Savez-vous, mère, ce que m'a dit hier M. l'ingénieur Maulesmulhe ?
Il a dit que, si je répondais bien sur les questions d'arithmétique
qu'il me posera un de ces jours, il me prendrait pour tenir la chaîne
d'arpentage, quand il lève des plans dans la mine avec sa boussole. Il
paraît qu'on va percer une galerie pour aller rejoindre le puits Weber,
et il aura fort à faire pour tomber juste !
-- Vraiment ! s'écriait dame Bauer enchantée, M. l'ingénieur
Maulesmulhe a dit cela ! >>
Et elle se représentait déjà son garçon tenant la chaîne, le long des
galeries, tandis que l'ingénieur, carnet en main, relevait les
chiffres, et, l'oeil fixé sur la boussole, déterminait la direction de
la percée.
<< Malheureusement, reprit Carl, je n'ai personne pour m'expliquer ce
que je ne comprends pas dans mon arithmétique, et j'ai bien peur de mal
répondre ! >>
Ici, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa
qualité de pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mêla
de la conversation pour dire à l'enfant :
<< Si tu veux m'indiquer ce qui t'embarrasse, je pourrai peut-être te
l'expliquer.
-- Vous ? fit dame Bauer avec quelque incrédulité.
-- Sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que je n'apprenne rien aux
cours du soir, où je vais régulièrement après souper ? Le maître est
très content de moi et dit que je pourrais servir de moniteur ! >>
Ces principes posés, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de
papier blanc, s'installa auprès du petit garçon, lui demanda ce qui
l'arrêtait dans son problème et le lui expliqua avec tant de clarté,
que Carl, émerveillé, n'y trouva plus la moindre difficulté.
A dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considération pour son
pensionnaire, et Marcel se prit d'affection pour son petit camarade.
Du reste il se montrait lui-même un ouvrier exemplaire et n'avait pas
tardé à être promu d'abord à la seconde, puis à la première classe.
Tous les matins, à sept heures, il était à la porte 0. Tous les soirs,
après son souper, il se rendait au cours professé par l'ingénieur
Trubner. Géométrie, algèbre, dessin de figures et de machines, il
abordait tout avec une égale ardeur, et ses progrès étaient si rapides,
que le maître en fut vivement frappé. Deux mois après être entré à
l'usine Schultze, le jeune ouvrier était déjà noté comme une des
intelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur 0, mais de
toute la Cité de l'Acier. Un rapport de son chef immédiat, expédié à la
fin du trimestre, portait cette mention formelle :
<< Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de première classe. Je
dois signaler ce sujet à l'administration centrale, comme tout à fait
"hors ligne" sous le triple rapport des connaissances théoriques, de
l'habileté pratique et de l'esprit d'invention le plus caractérisé. >>
Il fallut néanmoins une circonstance extraordinaire pour achever
d'appeler sur Marcel l'attention de ses chefs. Cette circonstance ne
manqua pas de se produire, comme il arrive toujours tôt ou tard :
malheureusement, ce fut dans les conditions les plus tragiques.
Un dimanche matin, Marcel, assez étonné d'entendre sonner dix heures
sans que son petit ami Carl eût paru, descendit demander à dame Bauer
si elle savait la cause de ce retard. Il la trouva très inquiète. Carl
aurait dû être au logis depuis deux heures au moins. Voyant son
anxiété, Marcel s'offrit d'aller aux nouvelles, et partit dans la
direction du puits Albrecht.
En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur
demander s'ils avaient vu le petit garçon ; puis, après avoir reçu une
réponse négative et avoir échangé avec eux ce _Glück auf !_ (<< Bonne
sortie ! >>) qui est le salut des houilleurs allemands, Marcel
poursuivit sa promenade.
Il arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L'aspect n'en était
pas tumultueux et animé comme il l'est dans la semaine. C'est à peine
si une jeune << modiste >> -- c'est le nom que les mineurs donnent
gaiement et par antiphrase aux trieuses de charbon --, était en train
de bavarder avec le marqueur, que son devoir retenait, même en ce jour
férié, à la gueule du puits.
<< Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numéro 41902 ? >> demanda
Marcel à ce fonctionnaire.
L'homme consulta sa liste et secoua la tête.
<< Est-ce qu'il y a une autre sortie de la mine ?
-- Non, c'est la seule, répondit le marqueur. La "fendue", qui doit
affleurer au nord, n'est pas encore achevée.
-- Alors, le garçon est en bas ?
-- Nécessairement, et c'est en effet extraordinaire, puisque, le
dimanche, les cinq gardiens spéciaux doivent seuls y rester.
-- Puis-je descendre pour m'informer ?...
-- Pas sans permission.
-- Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.
-- Pas d'accident possible le dimanche !
-- Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu'est devenu cet
enfant !
-- Adressez-vous au contremaître de la machine, dans ce bureau... si
toutefois il s'y trouve... >>
Le contremaître, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise
aussi raide que du fer-blanc, s'était heureusement attardé à ses
comptes. En homme intelligent et humain, il partagea tout de suite
l'inquiétude de Marcel.
<< Nous allons voir ce qu'il en est >>, dit-il.
Et, donnant l'ordre au mécanicien de service de se tenir prêt à filer
du câble, il se disposa à descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.
<< N'avez-vous pas des appareils Galibert ? demanda celui-ci. Ils
pourraient devenir utiles...
-- Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou.
>>
Le contremaître prit dans une armoire deux réservoirs en zinc, pareils
aux fontaines que les marchands de << coco >> portent à Paris sur le
dos. Ce sont des caisses à air comprimé, mises en communication avec
les lèvres par deux tubes de caoutchouc dont l'embouchure de corne se
place entre les dents. On les remplit à l'aide de soufflets spéciaux,
construits de manière à se vider complètement. Le nez serré dans une
pince de bois, on peut ainsi, muni d'une provision d'air, pénétrer
impunément dans l'atmosphère la plus irrespirable.
Les préparatifs achevés, le contremaître et Marcel s'accrochèrent à la
benne, le câble fila sur les poulies et la descente commença. Eclairés
par deux petites lampes électriques, tous deux causaient en s'enfonçant
dans les profondeurs de la terre.
<< Pour un homme qui n'est pas de la partie vous n'avez pas froid aux
yeux, disait le contremaître. J'ai vu des gens ne pas pouvoir se
décider à descendre ou rester accroupis comme des lapins au fond de la
benne !
-- Vraiment ? répondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est
vrai que je suis descendu deux ou trois fois dans les houillères. >>
On fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond-
point d'arrivée, n'avait point vu le petit Carl.
On se dirigea vers l'écurie. Les chevaux y étaient seuls et
paraissaient même s'ennuyer de tout leur coeur. Telle est du moins la
conclusion qu'il était permis de tirer du hennissement de bienvenue par
lequel Blair-Athol salua ces trois figures humaines. A un clou était
pendu le sac de toile de Carl, et dans un petit coin, à côté d'une
étrille, son livre d'arithmétique.
Marcel fit aussitôt remarquer que sa lanterne n'était plus là, nouvelle
preuve que l'enfant devait être dans la mine.
<< Il peut avoir été pris dans un éboulement, dit le contremaître, mais
c'est peu probable ! Qu'aurait-il été faire dans les galeries
d'exploitation, un dimanche ?
-- Oh ! peut-être a-t-il été chercher des insectes avant de sortir !
répondit le gardien. C'est une vraie passion chez lui ! >>
Le garçon de l'écurie, qui arriva sur ces entrefaites, confirma cette
supposition. Il avait vu Carl partir avant sept heures avec sa lanterne.
Il ne restait donc plus qu'à commencer des recherches régulières. On
appela à coups de sifflet les autres gardiens, on se partagea la
besogne sur un grand plan de la mine, et chacun, muni de sa lampe,
commença l'exploration des galeries de second et de troisième ordre qui
lui avaient été dévolues.
En deux heures, toutes les régions de la houillère avaient été passées
en revue, et les sept hommes se retrouvaient au rond-point. Nulle part,
il n'y avait la moindre trace d'éboulement, mais nulle part non plus la
moindre trace de Carl. Le contremaître, peut-être influencé par un
appétit grandissant, inclinait vers l'opinion que l'enfant pouvait
avoir passé inaperçu et se trouver tout simplement à la maison ; mais
Marcel, convaincu du contraire, insista pour faire de nouvelles
recherches.
<< Qu'est-ce que cela ? dit-il en montrant sur le plan une région
pointillée, qui ressemblait, au milieu de la précision des détails
avoisinants, à ces _terrae ignotae_ que les géographes marquent aux
confins des continents arctiques.
-- C'est la zone provisoirement abandonnée, à cause de l'amincissement
de la couche exploitable, répondit le contremaître.
-- Il y a une zone abandonnée ?... Alors c'est là qu'il faut chercher !
>> reprit Marcel avec une autorité que les autres hommes subirent.
Ils ne tardèrent pas à atteindre l'orifice de galeries qui devaient, en
effet, à en juger par l'aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir
été délaissées depuis plusieurs années. Ils les suivaient déjà depuis
quelque temps sans rien découvrir de suspect, lorsque Marcel, les
arrêtant, leur dit :
<< Est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et pris de maux de tête ?
-- Tiens ! c'est vrai ! répondirent ses compagnons.
-- Pour moi, reprit Marcel, il y a un instant que je me sens à demi
étourdi. Il y a sûrement ici de l'acide carbonique !... Voulez-vous me
permettre d'enflammer une allumette ? demanda-t-il au contremaître.
-- Allumez, mon garçon, ne vous gênez pas. >>
Marcel tira de sa poche une petite boîte de fumeur, frotta une
allumette, et, se baissant, approcha de terre la petite flamme. Elle
s'éteignit aussitôt.
<< J'en étais sûr... dit-il. Le gaz, étant plus lourd que l'air, se
maintient au ras du sol... Il ne faut pas rester ici -- je parle de
ceux qui n'ont pas d'appareils Galibert. Si vous voulez, maître, nous
poursuivrons seuls la recherche. >>
Les choses ainsi convenues, Marcel et le contremaître prirent chacun
entre leurs dents l'embouchure de leur caisse à air, placèrent la pince
sur leurs narines et s'enfoncèrent dans une succession de vieilles
galeries.
Un quart d'heure plus tard, ils en ressortaient pour renouveler l'air
des réservoirs ; puis, cette opération accomplie, ils repartaient.
A la troisième reprise, leurs efforts furent enfin couronnés de succès.
Une petite lueur bleuâtre, celle d'une lampe électrique, se montra au
loin dans l'ombre. Ils y coururent...
Au pied de la muraille humide, gisait, immobile et déjà froid, le
pauvre petit Carl. Ses lèvres bleues, sa face injectée, son pouls muet,
disaient, avec son attitude, ce qui s'était passé.
Il avait voulu ramasser quelque chose à terre, il s'était baissé et
avait été littéralement noyé dans le gaz acide carbonique.
Tous les efforts furent inutiles pour le rappeler à la vie. La mort
remontait déjà à quatre ou cinq heures. Le lendemain soir, il y avait
une petite tombe de plus dans le cimetière neuf de Stahlstadt, et dame
Bauer, la pauvre femme, était veuve de son enfant comme elle l'était de
son mari.
VII LE BLOC CENTRAL
Un rapport lumineux du docteur Echternach, médecin en chef de la
section du puits Albrecht, avait établi que la mort de Carl Bauer, nÊ
41902, âgé de treize ans, << trappeur >> à la galerie 228, était due à
l'asphyxie résultant de l'absorption par les organes respiratoires
d'une forte proportion d'acide carbonique.
Un autre rapport non moins lumineux de l'ingénieur Maulesmulhe avait
exposé la nécessité de comprendre dans un système d'aération la zone B
du plan XIV, dont les galeries laissaient transpirer du gaz délétère
par une sorte de distillation lente et insensible.
Enfin, une note du même fonctionnaire signalait à l'autorité compétente
le dévouement du contremaître Rayer et du fondeur de première classe
Johann Schwartz.
Huit à dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en arrivant pour prendre
son jeton de présence dans la loge du concierge, trouva au clou un
ordre imprimé à son adresse :
<< Le nommé Schwartz se présentera aujourd'hui à dix heures au bureau
du directeur général. Bloc central, porte et route A. Tenue
d'extérieur. >>
<< Enfin !... pensa Marcel. Ils y ont mis le temps, mais ils y viennent
! >>
Il avait maintenant acquis, dans ses causeries avec ses camarades et
dans ses promenades du dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance
de l'organisation générale de la cité suffisante pour savoir que
l'autorisation de pénétrer dans le Bloc central ne courait pas les
rues. De véritables légendes s'étaient répandues à cet égard. On disait
que des indiscrets, ayant voulu s'introduire par surprise dans cette
enceinte réservée, n'avaient plus reparu ; que les ouvriers et employés
y étaient soumis, avant leur admission, à toute une série de cérémonies
maçonniques, obligés de s'engager sous les serments les plus solennels
à ne rien révéler de ce qui se passait, et impitoyablement punis de
mort par un tribunal secret s'ils violaient leur serment... Un chemin
de fer souterrain mettait ce sanctuaire en communication avec la ligne
de ceinture... Des trains de nuit y amenaient des visiteurs inconnus...
Il s'y tenait parfois des conseils suprêmes où des personnages
mystérieux venaient s'asseoir et participer aux délibérations...
Sans ajouter plus de foi qu'il ne fallait à tous ces récits Marcel
savait qu'ils étaient, en somme, l'expression populaire d'un fait
parfaitement réel : l'extrême difficulté qu'il y avait à pénétrer dans
la division centrale. De tous les ouvriers qu'il connaissait -- et il
avait des amis parmi les mineurs de fer comme parmi les charbonniers,
parmi les affineurs comme parmi les employés des hauts fourneaux, parmi
les brigadiers et les charpentiers comme parmi les forgerons --, pas un
seul n'avait jamais franchi la porte A.
C'est donc avec un sentiment de curiosité profonde et de plaisir intime
qu'il s'y présenta à l'heure indiquée. Il put bientôt s'assurer que les
précautions étaient des plus sévères.
Et d'abord, Marcel était attendu. Deux hommes revêtus d'un uniforme
gris, sabre au côté et revolver à la ceinture, se trouvaient dans la
loge du concierge. Cette loge, comme celle de la soeur tourière d'un
couvent cloîtré, avait deux portes, l'une à l'extérieur, l'autre
intérieure, qui ne s'ouvraient jamais en même temps.
Le laissez-passer examiné et visé, Marcel se vit, sans manifester
aucune surprise, présenter un mouchoir blanc, avec lequel les deux
acolytes en uniforme lui bandèrent soigneusement les yeux.
Le prenant ensuite sous les bras, ils se mirent en marche avec lui sans
mot dire.
Au bout de deux à trois mille pas, on monta un escalier, une porte
s'ouvrit et se referma, et Marcel fut autorisé à retirer son bandeau.
Il se trouvait alors dans une salle très simple, meublée de quelques
chaises, d'un tableau noir et d'une large planche à épures, garnie de
tous les instruments nécessaires au dessin linéaire. Le jour venait par
de hautes fenêtres à vitres dépolies.
Presque aussitôt, deux personnages de tournure universitaire entrèrent
dans la salle.
<< Vous êtes signalé comme un sujet distingué, dit l'un d'eux. Nous
allons vous examiner et voir s'il y a lieu de vous admettre à la
division des modèles. Etes-vous disposé à répondre à nos questions ? >>
Marcel se déclara modestement prêt à l'épreuve.
Les deux examinateurs lui posèrent alors successivement des questions
sur la chimie, sur la géométrie et sur l'algèbre. Le jeune ouvrier les
satisfit en tous points par la clarté et la précision de ses réponses.
Les figures qu'il traçait à la craie sur le tableau étaient nettes,
aisées, élégantes. Ses équations s'alignaient menues et serrées, en
rangs égaux comme les lignes d'un régiment d'élite. Une de ses
démonstrations même fut si remarquable et si nouvelle pour ses juges,
qu'ils lui en exprimèrent leur étonnement en lui demandant où il
l'avait apprise.
<< A Schaffouse, mon pays, à l'école primaire.
-- Vous paraissez bon dessinateur ?
-- C'était ma meilleure partie.
-- L'éducation qui se donne en Suisse est décidément bien remarquable !
dit l'un des examinateurs à l'autre... Nous allons vous laisser deux
heures pour exécuter ce dessin, reprit-il, en remettant au candidat une
coupe de machine à vapeur, assez compliquée. Si vous vous en acquittez
bien, vous serez admis avec la mention : _Parfaitement satisfaisant et
hors ligne_... >>
Marcel, resté seul, se mit à l'ouvrage avec ardeur.
Quand ses juges rentrèrent, à l'expiration du délai de rigueur, ils
furent si émerveillés de son épure, qu'ils ajoutèrent à la mention
promise : _Nous n'avons pas un autre dessinateur de talent égal_.
Le jeune ouvrier fut alors ressaisi par les acolytes gris, et, avec le
même cérémonial, c'est-à-dire les yeux bandés, conduit au bureau du
directeur général.
<< Vous êtes présenté pour l'un des ateliers de dessin à la division
des modèles, lui dit ce personnage. Etes-vous disposé à vous soumettre
aux conditions du règlement ?
-- Je ne les connais pas, dit Marcel, mais je présume qu'elles sont
acceptables.
-- Les voici : 1Ê Vous êtes astreint, pour toute la durée de votre
engagement, à résider dans la division même. Vous ne pouvez en sortir
que sur autorisation spéciale et tout à fait exceptionnelle. -- 2Ê Vous
êtes soumis au régime militaire, et vous devez obéissance absolue, sous
les peines militaires, à vos supérieurs. Par contre, vous êtes assimilé
aux sous-officiers d'une armée active, et vous pouvez, par un
avancement régulier, vous élever aux plus hauts grades. -- 3Ê Vous vous
engagez par serment à ne jamais révéler à personne ce que vous voyez
dans la partie de la division où vous avez accès. -- 4Ê Votre
correspondance est ouverte par vos chefs hiérarchiques, à la sortie
comme à la rentrée, et doit être limitée à votre famille. >>
<< Bref, je suis en prison >>, pensa Marcel.
Puis, il répondit très simplement :
<< Ces conditions me paraissent justes et je suis prêt à m'y soumettre.
-- Bien. Levez la main... Prêtez serment... Vous êtes nommé dessinateur
au 4e atelier... Un logement vous sera assigné, et, pour les repas,
vous avez ici une cantine de premier ordre... Vous n'avez pas vos
effets avec vous ?
-- Non, monsieur. Ignorant ce qu'on me voulait, je les ai laissés chez
mon hôtesse.
-- On ira vous les chercher, car vous ne devez plus sortir de la
division. >>
<< J'ai bien fait, pensa Marcel, d'écrire mes notes en langage chiffré
! On n'aurait eu qu'à les trouver !... >>
Avant la fin du jour, Marcel était établi dans une jolie chambrette, au
quatrième étage d'un bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait pu
prendre une première idée de sa vie nouvelle.
Elle ne paraissait pas devoir être aussi triste qu'il l'aurait cru
d'abord. Ses camarades -- il fit leur connaissance au restaurant --
étaient en général calmes et doux, comme tous les hommes de travail.
Pour essayer de s'égayer un peu, car la gaieté manquait à cette vie
automatique, plusieurs d'entre eux avaient formé un orchestre et
faisaient tous les soirs d'assez bonne musique. Une bibliothèque, un
salon de lecture offraient à l'esprit de précieuses ressources au point
de vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des cours
spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient
obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à
des concours fréquents. Mais la liberté, l'air manquaient dans cet
étroit milieu. C'était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et
à l'usage d'hommes faits. L'atmosphère ambiante ne laissait donc pas de
peser sur ces esprits, si façonnés qu'ils fussent à une discipline de
fer.
L'hiver s'acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s'était donné corps
et âme. Son assiduité, la perfection de ses dessins, les progrès
extraordinaires de son instruction, signalés unanimement par tous les
maîtres et tous les examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au
milieu de ces hommes laborieux, une célébrité relative. Du consentement
général, il était le dessinateur le plus habile, le plus ingénieux, le
plus fécond en ressources. Y avait-il une difficulté ? C'est à lui
qu'on recourait. Les chefs eux-mêmes s'adressaient à son expérience
avec le respect que le mérite arrache toujours à la jalousie la plus
marquée. Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant au coeur de
la division des modèles, en pénétrer les secrets intimes, il était loin
de compte.
Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de
diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était
attaché. Intellectuellement, son activité pouvait et devait s'étendre
aux branches les plus lointaines de l'industrie métallurgique. En
pratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en
construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes
sortes d'industries et d'usages, pour des navires de guerre et pour des
presses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La
division du travail poussée à son extrême limite l'enserrait dans son
étau.
Après quatre mois passés dans la section A, Marcel n'en savait pas plus
sur l'ensemble des oeuvres de la Cité de l'Acier qu'avant d'y entrer.
Tout au plus avait-il rassemblé quelques renseignements généraux sur
l'organisation dont il n'était -- malgré ses mérites -- qu'un rouage
presque infime. Il savait que le centre de la toile d'araignée figurée
par Stahlstadt était la Tour du Taureau, sorte de construction
cyclopéenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il avait appris
aussi, toujours par les récits légendaires de la cantine, que
l'habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait à la base de
cette tour, et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On
ajoutait que cette salle voûtée, garantie contre tout danger d incendie
et blindée intérieurement comme un monitor l'est à l'extérieur, était
fermée par un système de portes d'acier à serrures mitrailleuses,
dignes de la banque la plus soupçonneuse. L'opinion générale était
d'ailleurs que Herr Schultze travaillait à l'achèvement d'un engin de
guerre terrible, d'un effet sans précédent et destiné à assurer bientôt
à l'Allemagne la domination universelle
Pour achever de percer le mystère, Marcel avait vainement roulé dans sa
tête les plans les plus audacieux d'escalade et de déguisement. Il
avait dû s'avouer qu'ils n'avaient rien de praticable. Ces lignes de
murailles sombres et massives, éclairées la nuit par des flots de
lumière, gardées par des sentinelles éprouvées, opposeraient toujours à
ses efforts un obstacle infranchissable. Parvint-il même à les forcer
sur un point, que verrait-il ? Des détails, toujours des détails ;
Jamais un ensemble !
N'importe. Il s'était juré de ne pas céder ; il ne céderait pas. S'il
fallait dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l'heure sonnerait
où ce secret deviendrait le sien ! Il le fallait. France-Ville
prospérait alors, cité heureuse, dont les institutions bienfaisantes
favorisaient tous et chacun en montrant un horizon nouveau aux peuples
découragés Marcel ne doutait pas qu'en face d'un pareil succès de la
race latine,. Schultze ne fût plus que jamais résolu à accomplir ses
menaces. La Cité de l'Acier elle-même et les travaux qu'elle avait pour
but en étaient une preuve.
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi.
Un jour, en mars, Marcel venait, pour la millième fois, de se
renouveler à lui-même ce serment d'Annibal, lorsqu'un des acolytes gris
l'informa que le directeur général avait à lui parler.
<< Je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l'ordre
de lui envoyer notre meilleur dessinateur. C'est vous. Veuillez faire
vos paquets pour passer au cercle interne. Vous êtes promu au grade de
lieutenant. >>
Ainsi, au moment même où il désespérait presque du succès, l'effet
logique et naturel d'un travail héroïque lui procurait cette admission
tant désirée ! Marcel en fut si pénétré de joie, qu'il ne put contenir
l'expression de ce sentiment sur sa physionomie.
<< Je suis heureux d'avoir à vous annoncer une si bonne nouvelle,
reprit le directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la
voie que vous suivez si courageusement. L'avenir le plus brillant vous
est offert. Allez, monsieur. >>
Enfin, Marcel, après une si longue épreuve, entrevoyait le but qu'il
s'était juré d'atteindre !
Entasser dans sa valise tous ses vêtements, suivre les hommes gris,
franchir enfin cette dernière enceinte dont l'entrée unique, ouverte
sur la route A, aurait pu si longtemps encore lui rester interdite,
tout cela fut l'affaire de quelques minutes pour Marcel.
Il était au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n'avait
encore aperçu que la tête sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.
Le spectacle qui s'étendait devant lui était assurément des plus
imprévus. Qu'on imagine un homme transporte subitement, sans
transition, du milieu d'un atelier européen, bruyant et banal, au fond
d'une forêt vierge de la zone torride. Telle était la surprise qui
attendait Marcel au centre de Stahlstadt.
Encore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup a être vu à travers les
descriptions des grands écrivains, tandis que le parc de Herr Schultze
était le mieux peigné des Jardins d'agrément. Les palmiers les plus
élancés, les bananiers les plus touffus, les cactus les plus obèses en
formaient les massifs. Des lianes s'enroulaient élégamment aux grêles
eucalyptus, se drapaient en festons verts ou retombaient en chevelures
opulentes. Les plantes grasses les plus invraisemblables fleurissaient
en pleine terre. Les ananas et les goyaves mûrissaient auprès des
oranges. Les colibris et les oiseaux de paradis étalaient en plein air
les richesses de leur plumage. Enfin, la température même était aussi
tropicale que la végétation.
Marcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifères qui
produisaient ce miracle, et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il
resta un instant stupéfait.
Puis, il se rappela qu'il y avait non loin de là une houillère en
combustion permanente, et il comprit que Herr Schultze avait
ingénieusement utilisé ces trésors de chaleur souterraine pour se faire
servir par des tuyaux métalliques une température constante de serre
chaude.
Mais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien,
n'empêcha pas ses yeux d'être éblouis et charmés du vert des pelouses,
et ses narines d'aspirer avec ravissement les arômes qui emplissaient
l'atmosphère. Après six mois passés sans voir un brin d'herbe, il
prenait sa revanche. Une allée sablée le conduisit par une pente
insensible au pied d'un beau degré de marbre, dominé par une
majestueuse colonnade. En arrière se dressait la masse énorme d'un
grand bâtiment carré qui était comme le piédestal de la Tour du
Taureau. Sous le péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets en livrée
rouge, un suisse à tricorne et hallebarde ; il remarqua entre les
colonnes de riches candélabres de bronze, et, comme il montait le
degré, un léger grondement lui révéla que le chemin de fer souterrain
passait sous ses pieds.
Marcel se nomma et fut aussitôt admis dans un vestibule qui était un
véritable musée de sculpture. Sans avoir le temps de s'y arrêter, il
traversa un salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva à un
salon jaune et or où le valet de pied le laissa seul cinq minutes.
Enfin, il fut introduit dans un splendide cabinet de travail vert et or.
Herr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre à côté d'une
chope de bière, faisait au milieu de ce luxe l'effet d'une tache de
boue sur une botte vernie.
Sans se lever, sans même tourner la tête, le Roi de l'Acier dit
froidement et simplement :
<< Vous êtes le dessinateur
-- Oui, monsieur.
-- J'ai vu de vos épures. Elles sont très bien. Mais vous ne savez donc
faire que des machines à vapeur ?
-- On ne m'a jamais demandé autre chose.
-- Connaissez-vous un peu la partie de la balistique ?
-- Je l'ai étudiée à mes moments perdus et pour mon plaisir. >>
Cette réponse alla au coeur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors
son employé.
<< Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi ?... Nous
verrons un peu comment vous vous en tirerez !... Ah ! vous aurez de la
peine à remplacer cet imbécile de Sohne, qui s'est tué ce matin en
maniant un sachet de dynamite !... L'animal aurait pu nous faire sauter
tous ! >>
Il faut bien l'avouer ; ce manque d'égards ne semblait pas trop
révoltant dans la bouche de Herr Schultze !
VIII LA CAVERNE DU DRAGON
Le lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne
sera probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au
bout de quelques semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous
deux étaient devenus inséparables. Travaux, repas, promenades dans le
parc, longues pipes fumées sur des mooss de bière -- ils prenaient tout
en commun. Jamais l'ex-professeur d'Iéna n'avait rencontré un
collaborateur qui fût aussi bien selon son coeur, qui le comprît pour
ainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses données
théoriques.
Marcel n'était pas seulement d'un mérite transcendant dans toutes les
branches du métier, c'était aussi le plus charmant compagnon, le
travailleur le plus assidu, l'inventeur le plus modestement fécond.
Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in
petto :
<< Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garçon ! >> La vérité est
que Marcel avait pénétré du premier coup d'oeil le caractère de son
terrible patron. Il avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme
immense, omnivore, manifesté au-dehors par une vanité féroce, et il
s'était religieusement attaché à régler là-dessus sa conduite de tous
les instants.
En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté
spécial de ce clavier, qu'il était arrivé à jouer du Schultze comme on
joue du piano. Sa tactique consistait simplement à montrer autant que
possible son propre mérite, mais de manière à laisser toujours à
l'autre une occasion de rétablir sa supériorité sur lui. Par exemple,
achevait-il un dessin, il le faisait parfait -- moins un défaut facile
à voir comme à corriger, et que l'ex-professeur signalait aussitôt avec
exaltation.
Avait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la
conversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l'avoir
trouvée. Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple :
<< J'ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m'avez
demandé.
-- Moi ? répondait Herr Schultze, qui n'avait jamais songé à pareille
chose.
-- Mais oui ! Vous l'avez donc oublié ?... Un éperon détachable,
laissant dans le flanc de l'ennemi une torpille en fuseau, qui éclate
après un intervalle de trois minutes !
-- Je n'en avais plus aucun souvenir. J'ai tant d'idées en tête ! >>
Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la
nouvelle invention.
Peut-être, après tout, n'était-il qu'à demi dupe de cette manoeuvre. Au
fond, il est probable qu'il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par
une de ces mystérieuses fermentations qui s'opèrent dans les cervelles
humaines, il en arrivait aisément à se contenter de << paraître >>
supérieur, et surtout de faire illusion à son subordonné.
<< Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! >> se disait il
parfois en découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux
<< dominos >> de sa mâchoire.
D'ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une échelle de compensation.
Lui seul au monde pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels !...
Ces rêves n'avaient de valeur que par lui et pour lui !... Marcel, au
bout du compte, n'était qu'un des rouages de l'organisme que lui,
Schultze, avait su créer, etc.
Avec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme on dit. Après cinq
mois de séjour à la Tour du Taureau, Marcel n'en savait pas beaucoup
plus sur les mystères du Bloc central. A la vérité, ses soupçons
étaient devenus des quasi-certitudes. Il était de plus en plus
convaincu que Stahlstadt recelait un secret, et que Herr Schultze avait
encore un bien autre but que celui du gain. La nature de ses
préoccupations, celle de son industrie même rendaient infiniment
vraisemblable l'hypothèse qu'il avait inventé quelque nouvel engin de
guerre.
Mais le mot de l'énigme restait toujours obscur.
Marcel en était bientôt venu à se dire qu'il ne l'obtiendrait pas sans
une crise. Ne la voyant pas venir, il se décida à la provoquer.
C'était un soir, le 5 septembre, à la fin du dîner. Un an auparavant,
jour pour jour, il avait retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de
son petit ami Carl. Au loin, l'hiver si long et si rude de cette Suisse
américaine couvrait encore toute la campagne de son manteau blanc.
Mais, dans le parc de Stahlstadt, la température était aussi tiède
qu'en juin, et la neige, fondue avant de toucher le sol, se déposait en
rosée au lieu de tomber en flocons.
<< Ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses, n'est-ce pas ?
fit remarquer Herr Schultze, que les millions de la Bégum n'avaient pas
lassé de son mets favori.
-- Délicieuses >>, répondit Marcel, qui en mangeait héroïquement tous
les soirs, quoiqu'il eût fini par avoir ce plat en horreur.
Les révoltes de son estomac achevèrent de le décider à tenter l'épreuve
qu'il méditait.
<< Je me demande même, comment les peuples qui n'ont ni saucisses, ni
choucroute, ni bière, peuvent tolérer l'existence ! reprit Herr
Schultze avec un soupir.
-- La vie doit être pour eux un long supplice, répondit Marcel. Ce sera
véritablement faire preuve d'humanité que de les réunir au Vaterland.
-Eh ! eh !... cela viendra... cela viendra ! s'écria le Roi de l'Acier.
Nous voici déjà installés au coeur de l'Amérique. Laissez-nous prendre
une île ou deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambées
nous saurons faire autour du globe ! >>
Le valet de pied avait apporté les pipes. Herr Schultze bourra la
sienne et l'alluma. Marcel avait choisi avec préméditation ce moment
quotidien de complète béatitude.
<< Je dois dire, ajouta-t-il après un instant de silence, que je ne
crois pas beaucoup à cette conquête !
-- Quelle conquête ? demanda Herr Schultze, qui n'était déjà plus au
sujet de la conversation.
-- La conquête du monde par les Allemands. >>
L'ex-professeur pensa qu'il avait mal entendu.
<< Vous ne croyez pas à la conquête du monde par les Allemands ?
-- Non.
-- Ah ! par exemple, voilà qui est fort !... Et je serais curieux de
connaître les motifs de ce doute !
-- Tout simplement parce que les artilleurs français finiront par faire
mieux et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les
connaissent bien, ont pour idée fixe qu'un Français averti en vaut
deux. 1870 est une leçon qui se retournera contre ceux qui l'ont
donnée. Personne n'en doute dans mon petit pays, monsieur, et, s'il
faut tout vous dire, c'est l'opinion des hommes les plus forts en
Angleterre. >>
Marcel avait proféré ces mots d'un ton froid, sec et tranchant, qui
doubla, s'il est possible, l'effet qu'un tel blasphème, lancé de but en
blanc, devait produire sur le Roi de l'Acier.
Herr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à
la face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d'être
allé trop loin. Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli
étouffer de rage, n'en mourait pas sur le coup, il reprit :
<< Oui, c'est fâcheux à constater, mais c'est ainsi. Si nos rivaux ne
font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu'ils
n'ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement
à augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu'ils préparent
du nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion !
-- Du nouveau ! du nouveau ! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons
aussi, monsieur !
-- Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos
prédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les
proportions et la portée de nos pièces !
-- Doublons !... riposta Herr Schultze d'un ton qui signifiait : En
vérité ! nous faisons mieux que doubler !
-- Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires.
Tenez, voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d'invention
nous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux,
soyez-en sûr ! >>
Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le
tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur
apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l'agitaient.
Fallait-il en arriver à ce degré d'humiliation ? S'appeler Schultze,
être le maître absolu de la plus grande usine et de la première
fonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les
parlements, et s'entendre dire par un petit dessinateur suisse qu'on
manque d'invention, qu'on est au-dessous d'un artilleur français !...
Et cela quand on avait près de soi, derrière l'épaisseur d'un mur
blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la
bouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n'était pas possible
d'endurer un pareil supplice !
Herr Schultze se leva d'un mouvement si brusque, qu'il en cassa sa
pipe. Puis, regardant Marcel d'un oeil chargé d'ironie, et, serrant les
dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots :
<< Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je
manque d'invention ! >>
Marcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise
produite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la
violence du dépit qu'il avait provoqué, la vanité étant plus forte chez
l'ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son
secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son cabinet de travail,
dont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa bibliothèque
et en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par des
rangées de livres, apparut dans la muraille. C'était l'entrée d'un
passage étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu'au pied
même de la Tour du Taureau.
Là, une porte de chêne fut ouverte à l'aide d'une petite clef qui ne
quittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée
par un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les
coffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de
fer, qui était intérieurement armé d'un appareil compliqué d'engins
explosibles, que Marcel, sans doute par curiosité professionnelle,
aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le
temps.
Tous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure
apparente, qui s'ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu,
selon des règles déterminées.
Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent
à gravir les deux cents marches d'un escalier de fer, et ils arrivèrent
au sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de
Stahlstadt.
Sur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve,
s'arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures.
Au centre de la casemate s'allongeait un canon d'acier.
<< Voilà ! >> dit le professeur, qui n'avait pas soufflé mot depuis le
trajet.
C'était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle
devait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par
la culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée
sur un affût d'acier et roulant sur des rubans de même métal, elle
aurait pu être manoeuvrée par un enfant, tant les mouvements en étaient
rendus faciles par un système de roues dentées. Un ressort
compensateur, établi en arrière de l'affût, avait pour effet d'annuler
le recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et
de replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa
position première.
<< Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce ? demanda
Marcel, qui ne put se retenir d'admirer un pareil engin.
-- A vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une
plaque de quarante pouces aussi aisément que si c'était une tartine de
beurre !
-- Quelle est donc sa portée ?
-- Sa portée ! s'écria Schultze, qui s'enthousiasmait Ah ! vous disiez
tout à l'heure que notre génie imitateur n'avait rien obtenu de plus
que de doubler la portée des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon-
là, je me charge d'envoyer, avec une précision suffisante, un
projectile à la distance de dix lieues !
-- Dix lieues ! s'écria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle
employez-vous donc ?
-- Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! répondit Herr Schultze
d'un ton singulier. Il n'y a plus d'inconvénient à vous dévoiler mes
secrets ! La poudre à gros grains a fait son temps. Celle dont je me
sers est le fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois
supérieure à celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple
encore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse
!
-- Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur
acier, ne pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle ! Votre
canon, après trois, quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors
d'usage !
-- Ne tirât-il qu'un coup, un seul, ce coup suffirait !
-- Il coûterait cher !
-- Un million, puisque c'est le prix de revient de la pièce !
-- Un coup d'un million !...
-- Qu'importe, s'il peut détruire un milliard !
-- Un milliard ! >> s'écria Marcel.
Cependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l'horreur mêlée
d'admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction.
Puis, il ajouta :
<< C'est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d'artillerie,
mais qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse : des
perfectionnements, de l'imitation, pas d'invention !
-- Pas d'invention ! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je
vous répète que je n'ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! >>
Le Roi de l'Acier et son compagnon, quittant alors la casemate,
redescendirent à l'étage inférieur, qui était mis en communication avec
la plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une
certaine quantité d'objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient
pu être pris à distance pour d'autres canons démontés. << Voilà nos
obus >>, dit Herr Schultze.
Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne
ressemblaient à rien de ce qu'il connaissait. C'étaient d'énormes tubes
de deux mètres de long et d'un mètre dix de diamètre, revêtus
extérieurement d'une chemise de plomb propre à se mouler sur les
rayures de la pièce, fermés à l'arrière par une plaque d'acier
boulonnée et à l'avant par une pointe d'acier ogivale, munie d'un
bouton de percussion.
Quelle était la nature spéciale de ces obus ? C'est ce que rien dans
leur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu'ils
devaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible,
dépassant tout ce qu'on avait jamais fait ans ce genre.
<< Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester
silencieux.
-- Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, - au
moins en apparence ?
-- L'apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne
diffère pas sensiblement de ce qu'il serait pour un obus ordinaire de
même calibre... Allons, il faut tout vous dire ! . . Obus-fusée de
verre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de
pression intérieure acide carbonique liquide. La chute détermine
l'explosion de l'enveloppe et le retour du liquide à l'état gazeux.
Conséquence : un froid d'environ cent degrés au-dessous de zéro dans
toute la zone avoisinante, en même temps mélange d'un énorme volume de
gaz acide carbonique à l'air ambiant. Tout être vivant qui se trouve
dans un rayon de trente mètres du centre d'explosion est en même temps
congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de
calcul, mais l'action s'étend vraisemblablement beaucoup plus loin,
peut-être à cent et deux cents mètres de rayon ! Circonstance plus
avantageuse encore, le gaz acide carbonique restant très longtemps dans
les couches inférieures de l'atmosphère, en raison de son poids qui est
supérieur à celui de l'air, la zone dangereuse conserve ses propriétés
septiques plusieurs heures après l'explosion, et tout être qui tente
d'y pénétrer périt infailliblement. C'est un coup de canon à effet à la
fois instantané et durable !... Aussi, avec mon système pas de blessés,
rien que des morts ! >>
Herr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites
de son invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d'orgueil
et montrait toutes ses dents.
<< Voyez-vous d'ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à
feu braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un
hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent
batteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite
toutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une
atmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil
électrique... En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une
superficie de mille hectares ! Un véritable océan d'acide carbonique
aura submergé la ville ! C'est pourtant une idée qui m'est venue l'an
dernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d'un
petit mineur du puits Albrecht ! J'en avais bien eu la première
inspiration à Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien [La grotte
du Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom à la propriété
curieuse que possède son atmosphère d'asphyxier un chien ou un
quadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un homme
debout, -- propriété due à une couche de gaz acide carbonique de
soixante centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras
de terre.]. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée
l'essor définitif. Vous saisissez bien le principe, n'est-ce pas ? Un
océan artificiel d'acide carbonique pur ! Or, une proportion d'un
cinquième de ce gaz suffit à rendre l'air irrespirable. >>
Marcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence.
Herr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu'il ne voulut pas en
abuser.
<< Il n'y a qu'un détail qui m'ennuie, dit-il.
-- Lequel donc ? demanda Marcel.
-- C'est que je n'ai pas réussi à supprimer le bruit de l'explosion.
Cela donne trop d'analogie à mon coup de canon avec le coup du canon
vulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j'arrivais à obtenir un
tir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille
hommes à la fois, par une nuit calme et sereine ! >>
L'idéal enchanteur qu'il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et
peut-être sa rêverie, qui n'était qu'une immersion profonde dans un
bain d'amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne
l'eût interrompue par cette observation :
<< Très bien, monsieur, très bien ! mais mille canons de ce genre c'est
du temps et de l'argent.
-- L'argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?... Le temps est à nous !
>>
Et, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu'il
disait !
<< Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d'acide carbonique, n'est
pas absolument nouveau, puisqu'il dérive des projectiles asphyxiants,
connus depuis bien des années ; mais il peut être éminemment
destructeur, je n'en disconviens pas. Seulement...
-- Seulement ?...
-- Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais
à dix lieues !...
-- Il n'est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze
en souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un
projectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits
canons symétriquement disposés encastrés les uns dans les autres comme
les tubes d'une lunette, et qui, après avoir été lancés comme
projectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus
chargés de matières incendiaires. C'est comme une batterie que je lance
dans l'espace et qui peut porter l'incendie et la mort sur toute une
ville en la couvrant d'une averse de feux inextinguibles ! Il a le
poids voulu pour franchir les dix lieues dont j'ai parlé ! Et, avant
peu, l'expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules
pourront toucher du doigt cent mille cadavres qu'il aura couchés à
terre ! >>
Les dominos brillaient à ce moment d'un si insupportable éclat dans la
bouche de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d'en
briser une douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il
n'était pas au bout de ce qu'il devait entendre.
En effet, Herr Schultze reprit :
<< Je vous ai dit qu'avant peu, une expérience décisive serait tentée !
-- Comment ? Où ?... s'écria Marcel.
-- Comment ? Avec un de ces obus, qui franchira la chaîne des
Cascade-Mounts, lancé par mon canon de la plate-forme !... Où ? Sur une
cité dont dix lieues au plus nous séparent, qui ne peut s'attendre à ce
coup de tonnerre, et qui s'y attendît-elle, n'en pourrait parer les
foudroyants résultats ! Nous sommes au 5 septembre !... Eh bien, le 13
à onze heures quarante-cinq minutes du soir, France-Ville disparaîtra
du sol américain ! L'incendie de Sodome aura eu son pendant ! Le
professeur Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel à son tour ! >>
Cette fois, à cette déclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui
reflua au coeur ! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se
passait en lui.
<< Voilà ! reprit-il du ton le plus dégagé. Nous faisons ici le
contraire de ce que font les inventeurs de France-Ville ! Nous
cherchons le secret d'abréger la vie des hommes tandis qu'ils
cherchent, eux, le moyen de l'augmenter. Mais leur oeuvre est
condamnée, et c'est de la mort, semée par nous, que doit naître la vie.
Cependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en
fondant une ville isolée, a mis sans s'en douter à ma portée le plus
magnifique champ d'expériences. >>
Marcel ne pouvait croire à ce qu'il venait d'entendre.
<< Mais, dit-il, d'une voix dont le tremblement involontaire parut
attirer un instant l'attention du Roi de l'Acier, les habitants de
France- Ville ne vous ont rien fait, monsieur ! Vous n'avez, que je
sache, aucune raison de leur chercher querelle ?
-- Mon cher, répondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien
organisé sous d'autres rapports, un fonds d'idées celtiques qui vous
nuiraient beaucoup, si vous deviez vivre longtemps ! Le droit, le bien,
le mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n'y
a d'absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence
vitale l'est au même titre que celle de la gravitation. Vouloir s'y
soustraire, c'est chose insensée ; s'y ranger et agir dans le sens
qu'elle nous indique, c'est chose raisonnable et sage, et voilà
pourquoi je détruirai la cité du docteur Sarrasin. Grâce à mon canon,
mes cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent
mille rêveurs qui constituent là-bas un groupe condamné à périr. >>
Marcel, comprenant l'inutilité de vouloir raisonner avec Herr Schultze,
ne chercha plus à le ramener.
Tous deux quittèrent alors la chambre des obus, dont les portes à
secret furent refermées, et ils redescendirent à la salle à manger.
De l'air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de
bière à sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour
remplacer celle qu'il avait cassée, et s'adressant au valet de pied :
<< Arminius et Sigimer sont-ils là ? demanda-t-il.
-- Oui, monsieur.
-- Dites-leur de se tenir à portée de ma voix. >>
Lorsque le domestique eut quitté la salle à manger, le Roi de l'Acier,
se tournant vers Marcel, le regarda bien en face.
Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une
dureté métallique.
<< Réellement, dit-il, vous exécuterez ce projet ?
-- Réellement. Je connais, à un dixième de seconde près en longitude et
en latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, à onze
heures quarante-cinq du soir, elle aura vécu.
-- Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret !
-- Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais
logique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. >>
Marcel, sur ces derniers mots, s'était levé.
<< Comment n'avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze,
que je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront
plus les redire ? >>
Le timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la
porte de la salle.
<< Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le
connaissez !... Il ne vous reste plus qu'à mourir. >>
Marcel ne répondit pas.
<< Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que
je puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en
tenir sur mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait
illogique. La grandeur de mon but me défend d'en compromettre le succès
pour une considération d'une valeur relative aussi minime que la vie
d'un homme, -- même d'un homme tel que vous, mon cher, dont j'estime
tout particulièrement la bonne organisation cérébrale. Aussi, je
regrette véritablement qu'un petit mouvement d'amour-propre m'ait
entraîné trop loin et me mette à présent dans la nécessité de vous
supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts
auxquels je me suis consacré, il n'y a plus de question de sentiment.
Je puis bien vous le dire, c'est d'avoir pénétré mon secret que votre
prédécesseur Sohne est mort, et non pas par l'explosion d'un sachet de
dynamite !... La règle est absolue, il faut qu'elle soit inflexible !
Je n'y puis rien changer. >>
Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à
l'entêtement bestial de cette tête chauve, qu'il était perdu. Aussi ne
se donna-t-il même pas la peine de protester.
<< Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.
-- Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr
Schultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un
matin, vous ne vous réveillerez pas. Voilà tout. >>
Sur un signe du Roi de l'Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans
sa chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.
Mais, lorsqu'il se retrouva seul, il songea, en frémissant d'angoisse
et de colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à
tous ceux qu'il aimait !
<< La mort qui m'attend n'est rien, se dit-il. Mais le danger qui les
menace, comment le conjurer ! >>
IX << P.P.C. >>
La situation, en effet, était excessivement grave. Que pouvait faire
Marcel, dont les heures d'existence étaient maintenant comptées, et qui
voyait peut-être arriver sa dernière nuit avec le coucher du soleil ?
Il ne dormit pas un instant -- non par crainte de ne plus se réveiller,
ainsi que l'avait dit Herr Schultze --, mais parce que sa pensée ne
parvenait pas à quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente
catastrophe !
<< Que tenter ? se répétait-il. Détruire ce canon ? Faire sauter la
tour qui le porte ? Et comment le pourrais-je ? Fuir ! fuir, lorsque ma
chambre est gardée par ces deux colosses ! Et puis, quand je
parviendrais, avant cette date du 13 septembre, à quitter Stahlstadt,
comment empêcherais-je ?... Mais si ! A défaut de notre chère cité, je
pourrais au moins sauver ses habitants, arriver jusqu'à eux, leur crier
: "Fuyez sans retard ! Vous êtes menacés de périr par le feu, par le
fer ! Fuyez tous !" >>
Puis, les idées de Marcel se jetaient dans un autre courant.
<< Ce misérable Schultze ! pensait-il. En admettant même qu'il ait
exagéré les effets destructeurs de son obus, et qu'il ne puisse couvrir
de ce feu inextinguible la ville tout entière il est certain qu'il peut
d'un seul coup en incendier une partie considérable ! C'est un engin
effroyable qu'il a imaginé là, et, malgré la distance qui sépare les
deux villes, ce formidable canon saura bien y envoyer son projectile !
Une vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse obtenue jusqu'
ici ! Quelque chose comme dix mille mètres, deux lieues et demie à la
seconde ! Mais c'est presque le tiers de la vitesse de translation de
la terre sur son orbite ! Est-ce donc possible ?... Oui, oui !... si
son canon n'éclate pas au premier coup !... Et il n'éclatera pas, car
il est fait d'un métal dont la résistance à l'éclatement est presque
infinie ! Le coquin connaît très exactement la situation de
France-Ville Sans sortir de son antre, il pointera son canon avec une
précision mathématique, et, comme il l'a dit, l'obus ira tomber sur le
centre même de la cité ! Comment en prévenir les infortunés habitants !
>>
Marcel n'avait pas fermé l'oeil, quand le jour reparut. Il quitta alors
le lit sur lequel il s'était vainement étendu pendant toute cette
insomnie fiévreuse.
<< Allons, se dit-il, ce sera pour la nuit prochaine ! Ce bourreau, qui
veut bien m'épargner la souffrance, attendra sans doute que le sommeil,
l'emportant sur l'inquiétude, se soit emparé de moi ! Et alors !...
Mais quelle mort me réserve-t-il donc ? Songe-t-il à me tuer avec
quelque inhalation d'acide prussique pendant que je dormirai ?
Introduira-t-il dans ma chambre de ce gaz acide carbonique qu'il a à
discrétion ? N'emploiera-t-il pas plutôt ce gaz à l'état liquide tel
qu'il le met dans ses obus de verre, et dont le subit retour à l'état
gazeux déterminera un froid de cent degrés ! Et le lendemain, à la
place de "moi", de ce corps vigoureux bien constitué, plein de vie, on
ne retrouverait plus qu'une momie desséchée, glacée, racornie !... Ah !
le misérable ! Eh bien, que mon coeur se sèche, s'il le faut, que ma
vie se refroidisse dans cette insoutenable température, mais que mes
amis, que le docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne, ma petite Jeanne,
soient sauvés ! Or, pour cela, il faut que je fuie... Donc, je fuirai !
>>
En prononçant ce dernier mot, Marcel, par un mouvement instinctif, bien
qu'il dût se croire renfermé dans sa chambre, avait mis la main sur la
serrure de la porte.
A son extrême surprise, la porte s'ouvrit, et il put descendre, comme
d'habitude, dans le jardin où il avait coutume de se promener.
<< Ah ! fit-il, je suis prisonnier dans le Bloc central, mais je ne le
suis pas dans ma chambre ! C'est déjà quelque chose ! >> Seulement, à
peine Marcel fut-il dehors, qu'il vit bien que, quoique libre en
apparence, il ne pourrait plus faire un pas sans être escorté des deux
personnages qui répondaient aux noms historiques, ou plutôt
préhistoriques, d'Arminius et de Sigimer.
Il s'était déjà demandé plus d'une fois, en les rencontrant sur son
passage, quelle pouvait bien être la fonction de ces deux colosses en
casaque grise, au cou de taureau, aux biceps herculéens, aux faces
rouges embroussaillées de moustaches épaisses et de favoris
buissonnants !
Leur fonction, il la connaissait maintenant. C'étaient les exécuteurs
des hautes oeuvres de Herr Schultze, et provisoirement ses gardes du
corps personnels.
Ces deux géants le tenaient à vue, couchaient à la porte de sa chambre,
emboîtaient le pas derrière lui s'il sortait dans le parc. Un
formidable armement de revolvers et de poignards, ajouté à leur
uniforme, accentuait encore cette surveillance.
Avec cela, muets comme des poissons. Marcel ayant voulu, dans un but
diplomatique, lier conversation avec eux, n'avait obtenu en réponse que
des regards féroces. Même l'offre d'un verre de bière, qu'il avait
quelque raison de croire irrésistible, était restée infructueuse. Après
quinze heures d'observation, il ne leur connaissait qu'un vice -- un
seul --, la pipe, qu'ils prenaient la liberté de fumer sur ses talons.
Cet unique vice, Marcel pourrait-il l'exploiter au profit de son propre
salut ? Il ne le savait pas, il ne pouvait encore l'imaginer, mais il
s'était juré à lui-même de fuir, et rien ne devait être négligé de ce
qui pouvait amener son évasion. Or, cela pressait. Seulement, comment
s'y prendre ?
Au moindre signe de révolte ou de fuite, Marcel était sûr de recevoir
deux balles dans la tête. En admettant qu'il fût manqué, il se trouvait
au centre même d'une triple ligne fortifiée, bordée d'un triple rang de
sentinelles.
Selon son habitude, l'ancien élève de l'Ecole centrale s'était
correctement posé le problème en mathématicien.
<< Soit un homme gardé à vue par des gaillards sans scrupules,
individuellement plus forts que lui, et de plus armés jusque aux dents.
Il s'agit d'abord, pour cet homme, d'échapper à la vigilance de ses
argousins. Ce premier point acquis il lui reste à sortir d'une place
forte dont tous les abords sont rigoureusement surveillés... >>
Cent fois, Marcel rumina cette double question et cent fois il se buta
à une impossibilité.
Enfin, l'extrême gravité de la situation donna-t-elle à ses facultés d
invention le coup de fouet suprême ? Le hasard décida-t-il seul de la
trouvaille ? Ce serait difficile à dire.
Toujours est-il que, le lendemain, pendant que Marcel se promenait dans
le parc, ses yeux s'arrêtèrent, au bord d'un parterre, sur un arbuste
dont l'aspect le frappa.
C'était une plante de triste mine, herbacée, à feuilles alternes,
ovales, aiguës et géminées, avec de grandes fleurs rouges en forme de
clochettes monopétales et soutenues par un pédoncule axillaire.
Marcel, qui n'avait jamais fait de botanique qu'en amateur, crut
pourtant reconnaître dans cet arbuste la physionomie caractéristique de
la famille des solanacées. A tout hasard, il en cueillit une petite
feuille et la mâcha légèrement en poursuivant sa promenade.
Il ne s'était pas trompé. Un alourdissement de tous ses membres,
accompagné d'un commencement de nausées 1'avertit bientôt qu'il avait
sous la main un laboratoire naturel de belladone, c'est-à-dire du plus
actif des narcotiques.
Toujours flânant, il arriva jusqu'au petit lac artificiel qui
s'étendait vers le sud du parc pour aller alimenter, à l'une de ses
extrémités, une cascade assez servilement copiée sur celle du bois de
Boulogne.
<< Où donc se dégage l'eau de cette cascade ? >> se demanda Marcel.
C'était d'abord dans le lit d'une petite rivière, qui, après avoir
décrit une douzaine de courbes, disparaissait sur la limite du parc.
Il devait donc se trouver là un déversoir, et, selon toute apparence,
la rivière s'échappait en l'emplissant à travers un des canaux
souterrains qui allaient arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.
Marcel entrevit là une porte de sortie. Ce n'était pas une porte
cochère évidemment, mais c'était une porte.
<< Et si le canal était barré par des grilles de fer ! objecta tout
d'abord la voix de la prudence.
-- Qui ne risque rien n'a rien ! Les limes n'ont pas été inventées pour
roder les bouchons, et il y en a d'excellentes dans le laboratoire ! >>
répliqua une autre voix ironique, celle qui dicte les résolutions
hardies.
En deux minutes, la décision de Marcel fut prise. Une idée -- ce qu'on
appelle une idée ! -- lui était venue, idée irréalisable, peut-être,
mais qu'il tenterait de réaliser, si la mort ne le surprenait pas
auparavant.
Il revint alors sans affectation vers l'arbuste à fleurs rouges, il en
détacha deux ou trois feuilles, de telle sorte que ses gardiens ne
pussent manquer de le voir.
Puis, une fois rentré dans sa chambre, il fit, toujours ostensiblement,
sécher ces feuilles devant le feu, les roula dans ses mains pour les
écraser, et les mêla à son tabac.
Pendant les six jours qui suivirent, Marcel, à son extrême surprise, se
réveilla chaque matin. Herr Schultze, qu'il ne voyait plus, qu'il ne
rencontrait jamais pendant ses promenades, avait-il donc renoncé à ce
projet de se défaire de lui ? Non, sans doute, pas plus qu'au projet de
détruire la ville du docteur Sarrasin.
Marcel profita donc de la permission qui lui était laissée de vivre,
et, chaque jour, il renouvela sa manoeuvre. Il prenait soin, bien
entendu, de ne pas fumer de belladone, et, à cet effet, il avait deux
paquets de tabac, l'un pour son usage personnel, l'autre pour sa
manipulation quotidienne. Son but était simplement d'éveiller la
curiosité d'Arminius et de Sigimer. En fumeurs endurcis qu'ils étaient,
ces deux brutes devaient bientôt en venir à remarquer l'arbuste dont il
cueillait les feuilles, à imiter son opération et à essayer du goût que
ce mélange communiquait au tabac.
Le calcul était juste, et le résultat prévu se produisit pour ainsi
dire mécaniquement.
Dès le sixième jour -- c'était la veille du fatal 13 septembre --,
Marcel, en regardant derrière lui du coin de l'oeil, sans avoir l'air
d'y songer, eut la satisfaction de voir ses gardiens faire leur petite
provision de feuilles vertes.
Une heure plus tard, il s'assura qu'ils les faisaient sécher à la
chaleur du feu, les roulaient dans leurs grosses mains calleuses, les
mêlaient à leur tabac. Ils semblaient même se pourlécher les lèvres à
l'avance !
Marcel se proposait-il donc seulement d'endormir Arminius et Sigimer ?
Non. Ce n'était pas assez d'échapper à leur surveillance. Il fallait
encore trouver la possibilité de passer par le canal, à travers la
masse d'eau qui s'y déversait, même si ce canal mesurait plusieurs
kilomètres de long. Or, ce moyen, Marcel l'avait imaginé. Il avait, il
est vrai, neuf chances sur dix de périr, mais le sacrifice de sa vie,
déjà condamnée, était fait depuis longtemps.
Le soir arriva, et, avec le soir, l'heure du souper, puis l'heure de la
dernière promenade. L'inséparable trio prit le chemin du parc.
Sans hésiter, sans perdre une minute, Marcel se dirigea délibérément
vers un bâtiment élevé dans un massif, et qui n'était autre que
l'atelier des modèles. Il choisit un banc écarté, bourra sa pipe et se
mit à la fumer.
Aussitôt, Arminius et Sigimer, qui tenaient leurs pipes toutes prêtes,
s'installèrent sur le banc voisin et commencèrent à aspirer des
bouffées énormes.
L'effet du narcotique ne se fit pas attendre.
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que les deux lourds Teutons
bâillaient et s'étiraient à l'envi comme des ours en cage. Un nuage
voila leurs yeux ; leurs oreilles bourdonnèrent ; leurs faces passèrent
du rouge clair au rouge cerise ; leurs bras tombèrent inertes ; leurs
têtes se renversèrent sur le dossier du banc.
Les pipes roulèrent à terre.
Finalement, deux ronflements sonores vinrent se mêler en cadence au
gazouillement des oiseaux, qu'un été perpétuel retenait au parc de
Stahlstadt.
Marcel n'attendait que ce moment. Avec quelle impatience, on le
comprendra, puisque, le lendemain soir, à onze heures quarante-cinq,
France-Ville, condamnée par Herr Schultze, aurait cessé d'exister.
Marcel s'était précipité dans l'atelier des modèles. Cette vaste salle
renfermait tout un musée. Réductions de machines hydrauliques,
locomotives, machines à vapeur, locomobiles, pompes d'épuisement,
turbines, perforatrices, machines marines, coques de navire, il y avait
là pour plusieurs millions de chefs-d'oeuvre. C'étaient les modèles en
bois de tout ce qu'avait fabriqué l'usine Schultze depuis sa fondation,
et l'on peut croire que les gabarits de canons, de torpilles ou d'obus,
n'y manquaient pas.
La nuit était noire, conséquemment propice au projet hardi que le jeune
Alsacien comptait mettre à exécution. En même temps qu'il allait
préparer son suprême plan d'évasion, il voulait anéantir le musée des
modèles de Stahlstadt. Ah ! s'il avait aussi pu détruire, avec la
casemate et le canon qu'elle abritait, l'énorme et indestructible Tour
du Taureau ! Mais il n'y fallait pas songer.
Le premier soin de Marcel fut de prendre une petite scie d'acier,
propre à scier le fer, qui était pendue à un des râteliers d'outils, et
de la glisser dans sa poche. Puis, frottant une allumette qu'il tira de
sa boîte, sans que sa main hésitât un instant, il porta la flamme dans
un coin de la salle où étaient entassés des cartons d'épures et de
légers modèles en bois de sapin.
Puis, il sortit.
Un instant après, l'incendie, alimenté par toutes ces matières
combustibles, projetait d'intenses flammes à travers les fenêtres de la
salle. Aussitôt, la cloche d'alarme sonnait, un courant mettait en
mouvement les carillons électriques des divers quartiers de Stahlstadt,
et les pompiers, traînant leurs engins à vapeur, accouraient de toutes
parts.
Au même moment, apparaissait Herr Schultze, dont la présence était bien
faite pour encourager tous ces travailleurs.
En quelques minutes, les chaudières à vapeur avaient été mises en
pression, et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapidité.
C'était un déluge d'eau qu'elles déversaient sur les murs et jusque sur
les toits du musée des modèles. Mais le feu, plus fort que cette eau,
qui, pour ainsi dire, se vaporisait à son contact au lieu de
l'éteindre, eut bientôt attaqué toutes les parties de l'édifice à la
fois. En cinq minutes, il avait acquis une intensité telle, que l'on
devait renoncer à tout espoir de s'en rendre maître. Le spectacle de
cet incendie était grandiose et terrible.
Marcel, blotti dans un coin, ne perdait pas de vue Herr Schultze, qui
poussait ses hommes comme à l'assaut d'une ville. Il n'y avait pas,
d'ailleurs, à faire la part du feu. Le musée des modèles était isolé
dans le parc, et il était maintenant certain qu'il serait consumé tout
entier.
A ce moment, Herr Schultze, voyant qu'on ne pourrait rien préserver du
bâtiment lui-même, fit entendre ces mots jetés d'une voix éclatante :
<< Dix mille dollars à qui sauvera le modèle nÊ 3175, enfermé sous la
vitrine du centre ! >>
Ce modèle était précisément le gabarit du fameux canon perfectionné par
Schultze, et plus précieux pour lui qu'aucun des autres objets enfermés
dans le musée.
Mais, pour sauver ce modèle, il s'agissait de se jeter sous une pluie
de feu, à travers une atmosphère de fumée noire qui devait être
irrespirable. Sur dix chances, il y en avait neuf d'y rester ! Aussi,
malgré l'appât des dix mille dollars, personne ne répondait à l'appel
de Herr Schultze.
Un homme se présenta alors.
C'était Marcel.
<< J'irai, dit-il.
-- Vous ! s'écria Herr Schultze.
-- Moi !
-- Cela ne vous sauvera pas, sachez-le, de la sentence de mort
prononcée contre vous !
-- Je n'ai pas la prétention de m'y soustraire, mais d'arracher à la
destruction ce précieux modèle !
-- Va donc, répondit Herr Schultze, et je te jure que, si tu réussis,
les dix mille dollars seront fidèlement remis à tes héritiers.
-- J'y compte bien >>, répondit Marcel.
On avait apporté plusieurs de ces appareils Galibert, toujours préparés
en cas d'incendie, et qui permettent de pénétrer dans les milieux
irrespirables. Marcel en avait déjà fait usage, lorsqu'il avait tenté
d'arracher à la mort le petit Carl, l'enfant de dame Bauer.
Un de ces appareils, chargé d'air sous une pression de plusieurs
atmosphères, fut aussitôt placé sur son dos. La pince fixée à son nez,
l'embouchure des tuyaux à sa bouche, il s'élança dans la fumée.
<< Enfin ! se dit-il. J'ai pour un quart d'heure d'air dans le
réservoir !... Dieu veuille que cela me suffise ! >>
On l'imagine aisément, Marcel ne songeait en aucune façon à sauver le
gabarit du canon Schultze. Il ne fit que traverser, au péril de sa vie,
la salle emplie de fumée, sous une averse de brandons ignescents, de
poutres calcinées, qui, par miracle, ne l'atteignirent pas, et, au
moment où le toit s'effondrait au milieu d'un feu d'artifice
d'étincelles, que le vent emportait jusqu'aux nuages, il s'échappait
par une porte opposée qui s'ouvrait sur le parc.
Courir vers la petite rivière, en descendre la berge jusqu'au déversoir
inconnu qui l'entraînait au-dehors de Stahlstadt, s'y plonger sans
hésitation, ce fut pour Marcel l'affaire de quelques secondes.
Un rapide courant le poussa alors dans une masse d'eau qui mesurait
sept à huit pieds de profondeur. Il n'avait pas besoin de s'orienter,
car le courant le conduisait comme s'il eût tenu un fil d'Ariane. Il
s'aperçut presque aussitôt qu'il était entré dans un étroit canal,
sorte de boyau, que le trop-plein de la rivière emplissait tout entier.
<< Quelle est la longueur de ce boyau ? se demanda Marcel. Tout est là
! Si je ne l'ai pas franchi en un quart d'heure, l'air me manquera, et
je suis perdu ! >>
Marcel avait conservé tout son sang-froid. Depuis dix minutes, le
courant le poussait ainsi, quand il se heurta à un obstacle.
C'était une grille de fer, montée sur gonds, qui fermait le canal.
<< Je devais le craindre ! >> se dit simplement Marcel.
Et, sans perdre une seconde, il tira la scie de sa poche, et commença à
scier le pêne à l'affleurement de la gâche.
Cinq minutes de travail n'avaient pas encore détaché ce pêne. La grille
restait obstinément fermée. Déjà Marcel ne respirait plus qu'avec une
difficulté extrême. L'air, très raréfié dans le réservoir, ne lui
arrivait qu'en une insuffisante quantité. Des bourdonnements aux
oreilles, le sang aux yeux, la congestion le prenant à la tête, tout
indiquait qu'une imminente asphyxie allait le foudroyer ! Il résistait,
cependant, il retenait sa respiration afin de consommer le moins
possible de cet oxygène que ses poumons étaient impropres à dégager de
ce milieu !... mais le pêne ne cédait pas, quoique largement entamé !
A ce moment, la scie lui échappa.
<< Dieu ne peut être contre moi ! >> pensa-t-il.
Et, secouant la grille à deux mains, il le fit avec cette vigueur que
donne le suprême instinct de la conservation.
La grille s'ouvrit. Le pêne était brisé, et le courant emporta
l'infortuné Marcel, presque entièrement suffoqué, et qui s'épuisait à
aspirer les dernières molécules d'air du réservoir !
....
Le lendemain, lorsque les gens de Herr Schultze pénétrèrent dans
l'édifice entièrement dévoré par l'incendie, ils ne trouvèrent ni parmi
les débris, ni dans les cendres chaudes, rien qui restât d'un être
humain. Il était donc certain que le courageux ouvrier avait été
victime de son dévouement. Cela n'étonnait pas ceux qui l'avaient connu
dans les ateliers de l'usine.
Le modèle si précieux n'avait donc pas pu être sauvé, mais l'homme qui
possédait les secrets du Roi de l'Acier était mort.
<< Le Ciel m'est témoin que je voulais lui épargner la souffrance, se
dit tout bonnement Herr Schultze ! En tout cas c'est une économie de
dix mille dollars ! >>
Et ce fut toute l'oraison funèbre du jeune Alsacien !
X UN ARTICLE DE L'_UNSERE CENTURIE_, REVUE ALLEMANDE
Un mois avant l'époque à laquelle se passaient les événements qui ont
été racontés ci-dessus, une revue à couverture saumon, intitulée
_Unsere Centurie_ (Notre Siècle), publiait l'article suivant au sujet
de France-Ville, article qui fut particulièrement goûté par les
délicats de l'Empire germanique, peut-être parce qu'il ne prétendait
étudier cette cité qu'à un point de vue exclusivement matériel.
<< Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du phénomène extraordinaire
qui s'est produit sur la côte occidentale des Etats-Unis. La grande
république américaine, grâce à la proportion considérable d'émigrants
que renferme sa population, a de longue date habitué le monde à une
succession de surprises. Mais la dernière et la plus singulière est
véritablement celle d'une cité appelée France-Ville, dont l'idée même
n'existait pas il y a cinq ans, aujourd'hui florissante et subitement
arrivée au plus haut degré de prospérité.
<< Cette merveilleuse cité s'est élevée comme par enchantement sur la
rive embaumée du Pacifique. Nous n'examinerons pas si, comme on
l'assure, le plan primitif et l'idée première de cette entreprise
appartiennent à un Français, le docteur Sarrasin. La chose est
possible, étant donné que ce médecin peut se targuer d'une parenté
éloignée avec notre illustre Roi de l'Acier. Même, soit dit en passant,
on ajoute que la captation d'un héritage considérable, qui revenait
légitimement à Herr Schultze, n'a pas été étrangère à la fondation de
France-Ville. Partout où il se fait quelque bien dans le monde, on peut
être certain de trouver une semence germanique ; c'est une vérité que
nous sommes fiers de constater à l'occasion. Mais, quoi qu'il en soit,
nous devons à nos lecteurs des détails précis et authentiques sur cette
végétation spontanée d'une cité modèle.
<< Qu'on n'en cherche pas le nom sur la carte. Même le grand atlas en
trois cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre éminent
Tuchtigmann, où sont indiqués avec une exactitude rigoureuse tous les
buissons et bouquets d'arbres de l'Ancien et du Nouveau Monde, même ce
monument généreux de la science géographique appliquée à l'art du
tirailleur, ne porte pas encore la moindre trace de France- Ville. A la
place où s'élève maintenant la cité nouvelle s'étendait encore, il y a
cinq ans, une lande déserte. C'est le point exact indiqué sur la carte
par le 43e degré 11' 3'' de latitude nord, et le 124e degré 41' 17" de
longitude à l'ouest de Greenwich. Il se trouve, comme on voit, au bord
de l'océan Pacifique et au pied de la chaîne secondaire des montagnes
Rocheuses qui a reçu le nom de Monts-des-Cascades, à vingt lieues au
nord du cap Blanc, Etat d'Oregon, Amérique septentrionale.
<< L'emplacement le plus avantageux avait été recherché avec soin et
choisi entre un grand nombre d'autres sites favorables. Parmi les
raisons qui en ont déterminé l'adoption, on fait valoir spécialement sa
latitude tempérée dans l'hémisphère Nord, qui a toujours été à la tête
de la civilisation terrestre - sa position au milieu d'une république
fédérative et dans un Etat encore nouveau, qui lui a permis de se faire
garantir provisoirement son indépendance et des droits analogues à ceux
que possède en Europe la principauté de Monaco, sous la condition de
rentrer après un certain nombre d'années dans l'Union ; -- sa situation
sur l'Océan, qui devient de plus en plus la grande route du globe ; --
la nature accidentée, fertile et éminemment salubre du sol ; -- la
proximité d'une chaîne de montagnes qui arrête à la fois les vents du
nord, du midi et de l'est, en laissant à la brise du Pacifique le soin
de renouveler l'atmosphère de la cité, -- la possession d'une petite
rivière dont l'eau fraîche, douce légère, oxygénée par des chutes
répétées et par la rapidité de son cours, arrive parfaitement pure à la
mer ; -- enfin, un port naturel très aisé à développer par des jetées
et formé par un long promontoire recourbé en crochet.
<< On indique seulement quelques avantages secondaires : proximité de
belles carrières de marbre et de pierre, gisements de kaolin, voire
même des traces de pépites aurifères. En fait, ce détail a manqué faire
abandonner le territoire ; les fondateurs de la ville craignaient que
la fièvre de 1'or vînt se mettre à la traverse de leurs projets. Mais,
par bonheur, les pépites étaient petites et rares.
<< Le choix du territoire, quoique déterminé seulement par des études
sérieuses et approfondies, n'avait d'ailleurs pris que peu de jours et
n'avait pas nécessité d'expédition spéciale. La science du globe est
maintenant assez avancée pour qu'on puisse, sans sortir de son cabinet,
obtenir sur les régions les plus lointaines des renseignements exacts
et précis.
<< Ce point décidé, deux commissaires du comité d'organisation ont pris
à Liverpool le premier paquebot en partance, sont arrivés en onze jours
à New York, et sept jours plus tard à San Francisco, où ils ont nolisé
un steamer, qui les déposait en dix heures au site désigné.
<< S'entendre avec la législature d'Oregon, obtenir une concession de
terre allongée du bord de la mer à la crête des Cascade-Mounts, sur une
largeur de quatre lieues, désintéresser, avec quelques milliers de
dollars, une demi-douzaine de planteurs qui avaient sur ces terres des
droits réels ou supposés, tout cela n'a pas pris plus d'un mois.
<< En janvier 1872, le territoire était déjà reconnu, mesuré, jalonné,
sondé, et une armée de vingt mille coolies chinois, sous la direction
de cinq cents contremaîtres et ingénieurs européens, était à l'oeuvre.
Des affiches placardées dans tout l'Etat de Californie, un
wagon-annonce ajouté en permanence au train rapide qui part tous les
matins de San Francisco pour traverser le continent américain, et une
réclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette ville,
avaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait
même été inutile d'adopter le procédé de publicité en grand, par voie
de lettres gigantesques sculptées sur les pics des montagnes Rocheuses,
qu'une compagnie était venue offrir à prix réduits. Il faut dire aussi
que l'affluence des coolies chinois dans l'Amérique occidentale jetait
à ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires.
Plusieurs Etats avaient dû recourir, pour protéger les moyens
d'existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences
sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation de
France- Ville vint à point pour les empêcher de périr. Leur
rémunération uniforme fut fixée à un dollar par jour, qui ne devait
leur être payé qu'après l'achèvement des travaux, et à des vivres en
nature distribués par l'administration municipale. On évita ainsi le
désordre et les spéculations éhontées qui déshonorent trop souvent ces
grands déplacements de population. Le produit des travaux était déposé
toutes les semaines, en présence des délégués, à la grande Banque de
San Francisco, et chaque coolie devait s'engager, en le touchant, à ne
plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d'une
population jaune, qui n'aurait pas manqué de modifier d'une manière
assez fâcheuse le type et le génie de la Cité nouvelle. Les fondateurs
s'étant d'ailleurs réservé le droit d'accorder ou de refuser le permis
de séjour, l'application de la mesure a été relativement aisée.
<< La première grande entreprise a été l'établissement d'un
embranchement ferré, reliant le territoire de la ville nouvelle au
tronc du Pacific-Railroad et tombant à la ville de Sacramento. On eut
soin d'éviter tous les bouleversements de terres ou tranchées profondes
qui auraient pu exercer sur la salubrité une influence fâcheuse. Ces
travaux et ceux du port furent poussés avec une activité
extraordinaire. Dès le mois d'avril, le premier train direct de New
York amenait en gare de France-Ville les membres du comité, jusqu'à ce
jour restés en Europe.
<< Dans cet intervalle, les plans généraux de la ville, le détail des
habitations et des monuments publics avaient été arrêtés.
<< Ce n'étaient pas les matériaux qui manquaient : dès les premières
nouvelles du projet, l'industrie américaine s'était empressée d'inonder
les quais de France-Ville de tous les éléments imaginables de
construction. Les fondateurs n'avaient que l'embarras du choix. Ils
décidèrent que la pierre de taille serait réservée pour les édifices
nationaux et pour l'ornementation générale, tandis que les maisons
seraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces briques
grossièrement moulées avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit,
mais de briques légères, parfaitement régulières de forme, de poids et
de densité, transpercées dans le sens de leur longueur d'une série de
trous cylindriques et parallèles. Ces trous, assemblés bout à bout,
devaient former dans l'épaisseur de tous les murs des conduits ouverts
à leurs deux extrémités, et permettre ainsi à l'air de circuler
librement dans l'enveloppe extérieure des maisons, comme dans les
cloisons internes.[Ces prescriptions, aussi bien que l'idée générale du
Bien-Etre, sont empruntées au savant docteur Benjamin Ward Richardson,
membre de la Société royale de Londres.] Cette disposition avait en
même temps le précieux avantage d'amortir les sons et de procurer à
chaque appartement une indépendance complète.
<< Le comité ne prétendait pas d'ailleurs imposer aux constructeurs un
type de maison. Il était plutôt l'adversaire de cette uniformité
fatigante et insipide ; il s'était contenté de poser un certain nombre
de règles fixes, auxquelles les architectes étaient tenus de se plier :
<< 1Ê Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d'arbres,
de gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.
<< 2Ê Aucune maison n'aura plus de deux étages ; l'air et la lumière ne
doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres.
<< 3Ê Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la
rue, dont elles seront séparées par une grille à hauteur d'appui.
L'intervalle entre la grille et la façade sera aménagé en parterre.
<< 4Ê Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes
au modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour
l'ornementation.
<< 5Ê Les toits seront en terrasses, légèrement inclinés dans les
quatre sens, couverts de bitume, bordés d'une galerie assez haute pour
rendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisés pour
l'écoulement immédiat des eaux de pluie.
<< 6Ê Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations,
ouverte de tous côtés, et formant sous le premier plan d'habitation un
sous-sol d'aération en même temps qu'une halle. Les conduits à eau et
les décharges y seront à découvert, appliqués au pilier central de la
voûte, de telle sorte qu'il soit toujours aisé d'en vérifier l'état,
et, en cas d'incendie, d'avoir immédiatement l'eau nécessaire. L'aire
de cette halle, élevée de cinq à six centimètres au-dessus du niveau de
la rue, sera proprement sablée. Une porte et un escalier spécial la
mettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et
toutes les transactions ménagères pourront s'opérer là sans blesser la
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