Les Cinq Cents Millions de la Begum
by
Jules Verne

Part 3 out of 4



vue ou l'odorat.

<< 7Ê Les cuisines, offices ou dépendances seront, contrairement à
l'usage ordinaire, placés à l'étage supérieur et en communication avec
la terrasse, qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un
élévateur, mû par une force mécanique, qui sera, comme la lumière
artificielle et l'eau, mise à prix réduit à la disposition des
habitants, permettra aisément le transport de tous les fardeaux à cet
étage.

<< 8Ê Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle.
Mais deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et
laboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits : les tapis
et les papiers peints. Les parquets, artistement construits de bois
précieux assemblés en mosaïques par d'habiles ébénistes, auraient tout
à perdre à se cacher sous des lainages d'une propreté douteuse. Quant
aux murs, revêtus de briques vernies, ils présentent aux yeux l'éclat
et la variété des appartements intérieurs de Pompéi, avec un luxe de
couleurs et de durée que le papier peint, chargé de ses mille poisons
subtils, n'a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces
et les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un
germe morbide ne peut s'y mettre en embuscade.

<< 9Ê Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On
ne saurait trop recommander de faire de cette pièce, où se passe un
tiers de la vie, la plus vaste, la plus aérée et en même temps la plus
simple. Elle ne doit servir qu'au sommeil : quatre chaises, un lit en
fer, muni d'un sommier à jours et d'un matelas de laine fréquemment
battu, sont les seuls meubles nécessaires. Les édredons, couvre-pieds
piqués et autres, alliés puissants des maladies épidemiques, en sont
naturellement exclus. De bonnes couvertures de laine, légères et
chaudes, faciles à blanchir, suffisent amplement à les remplacer. Sans
proscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller
du moins de les choisir parmi les étoffes susceptibles de fréquents
lavages.

<< 10Ê Chaque pièce a sa cheminée chauffée, selon les goûts, au feu de
bois ou de houille, mais à toute cheminée correspond une bouche d'appel
d'air extérieur. Quant à la fumée, au lieu d'être expulsée par les
toits, elle s'engage à travers des conduits souterrains qui l'appellent
dans des fourneaux spéciaux, établis, aux frais de la ville, en arrière
des maisons, à raison d'un fourneau pour deux cents habitants. Là, elle
est dépouillée des particules de carbone qu'elle emporte, et déchargée
à l'état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres, dans
l'atmosphère.

<< Telles sont les dix règles fixes, imposées pour la construction de
chaque habitation particulière.

<< Les dispositions générales ne sont pas moins soigneusement étudiées.

<< Et d'abord le plan de la ville est essentiellement simple et
régulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les
rues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de
largeur uniforme, plantées d'arbres et désignées par des numéros
d'ordre.

<< De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d'un tiers,
prend le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés
une tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer
métropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est réservé et
orné de belles copies des chefs-d'oeuvre de la sculpture, en attendant
que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux
dignes de les remplacer.

<< Toutes les industries et tous les commerces sont libres.

<< Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais
il est nécessaire de donner de bonnes références, d'être apte à exercer
une profession utile ou libérale, dans l'industrie, les sciences ou les
arts, de s'engager à observer les lois de la ville. Les existences
oisives n'y seraient pas tolérées.

<< Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants
sont la cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les
bibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une
entente des convenances hygiéniques véritablement dignes d'une grande
cité.

<< Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l'âge de quatre
ans à suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent
seuls développer leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue
tous à une propreté si rigoureuse, qu'ils considèrent une tache sur
leurs simples habits comme un déshonneur véritable.

<< Cette question de la propreté individuelle et collective est du
reste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville.
Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt qu'ils sont
formés les miasmes qui émanent constamment d'une agglomération humaine,
telle est l'oeuvre principale du gouvernement central. A cet effet, les
produits des égouts sont centralisés hors de la ville, traités par des
procédés qui en permettent la condensation et le transport quotidien
dans les campagnes.

<< L'eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les
trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d'une cour
hollandaise. Les marchés alimentaires sont l'objet d'une surveillance
incessante, et des peines sévères sont appliquées aux négociants qui
osent spéculer sur la santé publique. Un marchand qui vend un oeuf
gâté, une viande avariée, un litre de lait sophistiqué, est tout
simplement traité comme un empoisonneur qu'il est. Cette police
sanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes
expérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les
écoles normales.

<< Leur juridiction s'étend jusqu'aux blanchisseries mêmes, toutes
établies sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs
artificiels et surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps
ne revient à son propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à
fond, et un soin spécial est pris de ne jamais réunir les envois de
deux familles distinctes. Cette simple précaution est d'un effet
incalculable.

<< Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l'assistance à
domicile est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et
à quelques cas exceptionnels. Il est à peine besoin d'ajouter que
l'idée de faire d'un hôpital un édifice plus grand que tous les autres
et d'entasser dans un même foyer d'infection sept à huit cents malades,
n'a pu entrer dans la tête d'un fondateur de la cité modèle. Loin de
chercher, par une étrange aberration, à réunir systématiquement
plusieurs patients, on ne pense au contraire qu'à les isoler. C'est
leur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque
maison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en
un appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions
exceptionnelles et restreintes, pour l'accommodation temporaire de
quelques cas pressants.

<< Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver -- chacun ayant sa
chambre particulière --, centralisés dans ces baraques légères, faites
de bois de sapin, et qu'on brûle régulièrement tous les ans pour les
renouveler. Ces ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle
spécial, ont d'ailleurs l'avantage de pouvoir être transportées à
volonté sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et
multipliées autant qu'il est nécessaire.

<< Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d'un
corps de gardes-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier
tout spécial, et tenues par l'administration centrale à la disposition
du public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les
médecins les auxiliaires les plus précieux et les plus dévoués. Elles
apportent au sein des familles les connaissances pratiques si
nécessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont
pour mission d'empêcher la propagation de la maladie en même temps
qu'elles soignent le malade.

<< On ne finirait pas si l'on voulait énumérer tous les
perfectionnements hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle
ont inaugurés. Chaque citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure,
où les principes les plus importants d'une vie réglée selon la science
sont exposés dans un langage simple et clair.

<< Il y voit que l'équilibre parfait de toutes ses fonctions est une
des nécessités de la santé ; que le travail et le repos sont également
indispensables à ses organes ; que la fatigue est nécessaire à son
cerveau comme à ses muscles ; que les neuf dixièmes des maladies sont
dues à la contagion transmise par l'air ou les aliments. Il ne saurait
donc entourer sa demeure et sa personne de trop de "quarantaines"
sanitaires. Eviter l'usage des poisons excitants, pratiquer les
exercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une
tâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et
des légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à
huit heures par nuit, tel est l'ABC de la santé.

<< Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en
sommes venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme
d'une ville achevée. C'est qu'en effet, les premières maisons une fois
bâties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il
faut avoir visité le Far West pour se rendre compte de ces
efflorescences urbaines. Encore désert au mois de janvier 1872,
l'emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il en
possédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.

<< Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï.
Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début,
les maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des
conditions très modestes. L'absence de tout octroi, l'indépendance
politique de ce petit territoire isolé, l'attrait de la nouveauté, la
douceur du climat ont contribué à appeler l'émigration. A l'heure qu'il
est, France-Ville compte près de cent mille habitants.

<< Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c'est que
l'expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la
mortalité annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille
Europe ou du Nouveau Monde, n'est jamais sensiblement descendue
au-dessous de trois pour cent, à France-Ville la moyenne de ces cinq
dernières années n'est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il
grossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui a signalé la
première campagne. Celui de l'an dernier, pris séparément, n'est que de
un et quart. Circonstance plus importante encore : à quelques
exceptions près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été
dues à des affections spécifiques et la plupart héréditaires. Les
maladies accidentelles ont été à la fois infiniment plus rares, plus
limitées et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux
épidémies proprement dites, on n'en a point vu.

<< Les développements de cette tentative seront intéressants à suivre.
Il sera curieux, notamment, de rechercher si l'influence d'un régime
aussi scientifique sur toute la durée d'une génération, à plus forte
raison de plusieurs générations, ne pourrait pas amortir les
prédispositions morbides héréditaires.

<< "Il n'est assurément pas outrecuidant de l'espérer, a écrit un des
fondateurs de cette étonnante agglomération, et, dans ce cas, quelle ne
serait pas la grandeur du résultat ! Les hommes vivant jusqu'à quatre-
vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la
plupart des animaux, comme les plantes ! "

<< Un tel rêve a de quoi séduire !

<< S'il nous est permis, toutefois, d'exprimer notre opinion sincère,
nous n'avons qu'une foi médiocre dans le succès définitif de
l'expérience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement
fatal, qui est de se trouver aux mains d'un comité où l'élément latin
domine et dont l'élément germanique a été systématiquement exclu. C'est
là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde existe, il ne s'est rien
fait de durable que par l'Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de
définitif. Les fondateurs de France-Ville auront bien pu déblayer le
terrain, élucider quelques points spéciaux ; mais ce n'est pas encore
sur ce point de l'Amérique, c'est aux bords de la Syrie que nous
verrons s'élever un jour la vraie cité modèle. >>

XI UN DINER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN

Le 13 septembre -- quelques heures seulement avant l'instant fixé par
Herr Schultze pour la destruction de France-Ville --, ni le gouverneur
ni aucun des habitants ne se doutaient encore de l'effroyable danger
qui les menaçait.

Il était sept heures du soir.

Cachée dans d'épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité
s'allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et présentait ses
quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les
caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la
brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé.
Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses
verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles,
exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient,
calmes et coquettes dans leur blancheur. L'air était tiède, le ciel
bleu comme la mer, qu'on voyait miroiter au bout des longues avenues.

Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l'air de
santé des habitants, de l'activité qui régnait dans les rues. On
fermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture,
la bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où
d'excellents cours publics étaient organisés par sections peu
nombreuses, -- ce qui permettait à chaque élève de s'approprier à lui
seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces
établissements, occasionna pendant quelques instants un certain
encombrement ; mais aucune exclamation d'impatience, aucun cri ne se
fit entendre. L'aspect général était tout de calme et de satisfaction.

C'était non au centre de la ville, mais sur le bord du Pacifique que la
famille Sarrasin avait bâti sa demeure. Là, tout d'abord -- car cette
maison fut construite une des premières --, le docteur était venu
s'établir définitivement avec sa femme et sa fille Jeanne.

Octave, le millionnaire improvisé, avait voulu rester à Paris, mais il
n'avait plus Marcel pour lui servir de mentor.

Les deux amis s'étaient presque perdus de vue depuis l'époque où ils
habitaient ensemble la rue du Roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait
émigré avec sa femme et sa fille à la côte de l'Oregon, Octave était
resté maître de lui-même. Il avait bientôt été entraîné fort loin de
l'école, où son père avait voulu lui faire continuer ses études, et il
avait échoué au dernier examen, d'où son ami était sorti avec le numéro
un.

Jusque-là, Marcel avait été la boussole du pauvre Octave, incapable de
se conduire lui-même. Lorsque le jeune Alsacien fut parti, son camarade
d'enfance finit peu à peu par mener à Paris ce qu'on appelle la vie à
grandes guides. Le mot était, dans le cas présent, d'autant plus juste
que la sienne se passait en grande partie sur le siège élevé d'un
énorme coach à quatre chevaux, perpétuellement en voyage entre l'avenue
Marigny, où il avait pris un appartement, et les divers champs de
courses de la banlieue. Octave Sarrasin, qui, trois mois plus tôt,
savait à peine rester en selle sur les chevaux de manège qu'il louait à
l'heure, était devenu subitement un des hommes de France les plus
profondément versés dans les mystères de l'hippologie. Son érudition
était empruntée à un groom anglais qu'il avait attaché à son service et
qui le dominait entièrement par l'étendue de ses connaissances
spéciales.

Les tailleurs, les selliers et les bottiers se partageaient ses
matinées. Ses soirées appartenaient aux petits théâtres et aux salons
d'un cercle, tout flambant neuf, qui venait de s'ouvrir au coin de la
rue Tronchet, et qu'Octave avait choisi parce que le monde qu'il y
trouvait rendait à son argent un hommage que ses seuls mérites
n'avaient pas rencontré ailleurs. Ce monde lui paraissait l'idéal de la
distinction. Chose particulière, la liste, somptueusement encadrée, qui
figurait dans le salon d'attente, ne portait guère que des noms
étrangers. Les titres foisonnaient, et l'on aurait pu se croire, du
moins en les énumérant, dans l'antichambre d'un collège héraldique.
Mais, si l'on pénétrait plus avant, on pensait plutôt se trouver dans
une exposition vivante d'ethnologie. Tous les gros nez et tous les
teints bilieux des deux mondes semblaient s'être donné rendez-vous là.
Supérieurement habillés, du reste, ces personnages cosmopolites,
quoiqu'un goût marqué pour les étoffes blanchâtres révélât l'éternelle
aspiration des races jaune ou noire vers la couleur des << faces pâles
>>.

Octave Sarrasin paraissait un jeune dieu au milieu de ces bimanes. On
citait ses mots, on copiait ses cravates, on acceptait ses jugements
comme articles de foi. Et lui, enivré de cet encens, ne s'apercevait
pas qu'il perdait régulièrement tout son argent au baccara et aux
courses. Peut-être certains membres du club, en leur qualité
d'Orientaux, pensaient-ils avoir des droits à l'héritage de la Bégum.
En tout cas, ils savaient l'attirer dans leurs poches par un mouvement
lent, mais continu.

Dans cette existence nouvelle, les liens qui attachaient Octave à
Marcel Bruckmann s'étaient vite relâchés. A peine, de loin en loin, les
deux camarades échangeaient-ils une lettre. Que pouvait-il y avoir de
commun entre l'âpre travailleur, uniquement occupé d'amener son
intelligence à un degré supérieur de culture et de force, et le joli
garçon, tout gonflé de son opulence, l'esprit rempli de ses histoires
de club et d'écurie ?

On sait comment Marcel quitta Paris, d'abord pour observer les
agissements de Herr Schultze, qui venait de fonder Stahlstadt, une
rivale de France-Ville, sur le même terrain indépendant des Etats-
Unis, puis pour entrer au service du Roi de l'Acier.

Pendant deux ans, Octave mena cette vie d'inutile et de dissipé. Enfin,
l'ennui de ces choses creuses le prit, et, un beau jour, après quelques
millions dévorés, il rejoignit son père, -- ce qui le sauva d'une ruine
menaçante, encore plus morale que physique. A cette époque, il
demeurait donc à France-Ville dans la maison du docteur.

Sa soeur Jeanne, à en juger du moins par l'apparence, était alors une
exquise jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle son séjour de quatre
années dans sa nouvelle patrie avait donné toutes les qualités
américaines, ajoutées à toutes les grâces françaises. Sa mère disait
parfois qu'elle n'avait jamais soupçonné, avant de l'avoir pour
compagne de tous les instants, le charme de l'intimité absolue.

Quant à Mme Sarrasin, depuis le retour de l'enfant prodigue, son
dauphin, le fils aîné de ses espérances, elle était aussi complètement
heureuse qu'on peut l'être ici-bas, car elle s'associait à tout le bien
que son mari pouvait faire et faisait, grâce à son immense fortune.

Ce soir-là, le docteur Sarrasin avait reçu, à sa table, deux de ses
plus intimes amis, le colonel Hendon, un vieux débris de la guerre de
Sécession, qui avait laissé un bras à Pittsburgh et une oreille à
Seven- Oaks, mais qui n'en tenait pas moins sa partie tout comme un
autre à la table d'échecs ; puis M. Lentz, directeur général de
l'enseignement dans la nouvelle cité.

La conversation roulait sur les projets de l'administration de la
ville, sur les résultats déjà obtenus dans les établissements publics
de toute nature, institutions, hôpitaux, caisses de secours mutuel.

M. Lentz, selon le programme du docteur, dans lequel l'enseignement
religieux n'était pas oublié, avait fondé plusieurs écoles primaires où
les soins du maître tendaient à développer l'esprit de l'enfant en le
soumettant à une gymnastique intellectuelle, calculée de manière à
suivre l'évolution naturelle de ses facultés. On lui apprenait à aimer
une science avant de s'en bourrer, évitant ce savoir qui, dit
Montaigne, << nage en la superficie de la cervelle >>, ne pénètre pas
l'entendement, ne rend ni plus sage ni meilleur. Plus tard, une
intelligence bien préparée saurait, elle-même, choisir sa route et la
suivre avec fruit.

Les soins d'hygiène étaient au premier rang dans une éducation si bien
ordonnée. C'est que l'homme, corps et esprit, doit être également
assuré de ces deux serviteurs ; si l'un fait défaut, il en souffre, et
l'esprit à lui seul succomberait bientôt.

A cette époque, France-Ville avait atteint le plus haut degré de
prospérité, non seulement matérielle, mais intellectuelle. Là, dans des
congrès, se réunissaient les plus illustres savants des deux mondes.
Des artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, attirés par la
réputation de cette cité, y affluaient. Sous ces maîtres étudiaient de
jeunes Francevillais, qui promettaient d'illustrer un jour ce coin de
la terre américaine. Il était donc permis de prévoir que cette nouvelle
Athènes, française d'origine, deviendrait avant peu la première des
cités.

Il faut dire aussi que l'éducation militaire des élèves se faisait dans
les Lycées concurremment avec l'éducation civile. En en sortant, les
jeunes gens connaissaient, avec le maniement des armes, les premiers
éléments de stratégie et de tactique.

Aussi, le colonel Hendon, lorsqu'on fut sur ce chapitre, déclara-t-il
qu'il était enchanté de toutes ses recrues.

<< Elles sont, dit-il, déjà accoutumées aux marches forcées, à la
fatigue, à tous les exercices du corps. Notre armée se compose de tous
les citoyens, et tous, le jour où il le faudra, se trouveront soldats
aguerris et disciplinés. >>

France-Ville avait bien les meilleures relations avec tous les Etats
voisins, car elle avait saisi toutes les occasions de les obliger ;
mais l'ingratitude parle si haut, dans les questions d'intérêt, que le
docteur et ses amis n'avaient pas perdu de vue la maxime : Aide-toi, le
Ciel t'aidera ! et ils ne voulaient compter que sur eux-mêmes.

On était à la fin du dîner ; le dessert venait d'être enlevé, et, selon
l'habitude anglo-saxonne qui avait prévalu, les dames venaient de
quitter la table.

Le docteur Sarrasin, Octave, le colonel Hendon et M. Lentz continuaient
la conversation commencée, et entamaient les plus hautes questions
d'économie politique, lorsqu'un domestique entra et remit au docteur
son journal.

C'était le _New York Herald_. Cette honorable feuille s'était toujours
montrée extrêmement favorable à la fondation puis au développement de
France-Ville, et les notables de la cité avaient l'habitude de chercher
dans ses colonnes les variations possibles de l'opinion publique aux
Etats-Unis à leur égard. Cette agglomération de gens heureux, libres,
indépendants, sur ce petit territoire neutre, avait fait bien des
envieux, et si les Francevillais avaient en Amérique des partisans pour
les défendre, il se trouvait des ennemis pour les attaquer. En tout
cas, le _New York Herald_ était pour eux, et il ne cessait de leur
donner des marques d'admiration et d'estime.

Le docteur Sarrasin, tout en causant, avait déchiré la bande du journal
et jeté machinalement les yeux sur le premier article.

Quelle fut donc sa stupéfaction à la lecture des quelques lignes
suivantes, qu'il lut à voix basse d'abord, à voix haute ensuite, pour
la plus grande surprise et la plus profonde indignation de ses amis :

<< _New York, 8 septembre._ -- Un violent attentat contre le droit des
gens va prochainement s'accomplir. Nous apprenons de source certaine
que de formidables armements se font à Stahlstadt dans le but
d'attaquer et de détruire France-Ville, la cité d'origine française.
Nous ne savons si les Etats-Unis pourront et devront intervenir dans
cette lutte qui mettra encore aux prises les races latine et saxonne ;
mais nous dénonçons aux honnêtes gens cet odieux abus de la force. Que
France-Ville ne perde pas une heure pour se mettre en état de
défense... etc. >>

XII LE CONSEIL

Ce n'était pas un secret, cette haine du Roi de l'Acier pour l'oeuvre
du docteur Sarrasin. On savait qu'il était venu élever cité contre
cité. Mais de là à se ruer sur une ville paisible, à la détruire par un
coup de force, on devait croire qu'il y avait loin. Cependant,
l'article du _New York Herald_ était positif. Les correspondants de ce
puissant journal avaient pénétré les desseins de Herr Schultze, et --
ils le disaient --, il n'y avait pas une heure à perdre !

Le digne docteur resta d'abord confondu. Comme toutes les âmes
honnêtes, il se refusait aussi longtemps qu'il le pouvait à croire le
mal. Il lui semblait impossible qu'on pût pousser la perversité jusqu'à
vouloir détruire, sans motif ou par pure fanfaronnade, une cité qui
était en quelque sorte la propriété commune de l'humanité.

<< Pensez donc que notre moyenne de mortalité ne sera pas cette année
de un et quart pour cent ! s'écria-t-il naïvement, que nous n'avons pas
un garçon de dix ans qui ne sache lire, qu'il ne s'est pas commis un
meurtre ni un vol depuis la fondation de France-Ville ! Et des barbares
viendraient anéantir à son début une expérience si heureuse ! Non ! Je
ne peux pas admettre qu'un chimiste, qu'un savant, fût-il cent fois
germain, en soit capable ! >>

Il fallut bien, cependant, se rendre aux témoignages d'un journal tout
dévoué à l'oeuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment
d'abattement passé, le docteur Sarrasin, redevenu maître de lui-même,
s'adressa à ses amis :

<< Messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du Conseil civique, et il
vous appartient comme à moi de prendre toutes les mesures nécessaires
pour le salut de la ville. Qu'avons nous à faire tout d'abord ?

-- Y a-t-il possibilité d'arrangement ? dit M. Lentz. Peut-on
honorablement éviter la guerre ?

-- C'est impossible, répliqua Octave. Il est évident que Herr Schultze
la veut à tout prix. Sa haine ne transigera pas !

-- Soit ! s'écria le docteur. On s'arrangera pour être en mesure de lui
répondre. Pensez-vous, colonel, qu'il y ait un moyen de résister aux
canons de Stahlstadt ?

-- Toute force humaine peut être efficacement combattue par une autre
force humaine, répondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer à
nous défendre par les mêmes moyens et les mêmes armes dont Herr
Schultze se servira pour nous attaquer. La construction d'engins de
guerre capables de lutter avec les siens exigerait un temps très long,
et je ne sais, d'ailleurs, si nous réussirions à les fabriquer, puisque
les ateliers spéciaux nous manquent. Nous n'avons donc qu'une chance de
salut : empêcher l'ennemi d'arriver jusqu'à nous, et rendre
l'investissement impossible.

-- Je vais immédiatement convoquer le Conseil >>, dit le docteur
Sarrasin.

Le docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de travail.

C'était une pièce simplement meublée, dont trois côtés étaient couverts
par des rayons chargés de livres, tandis que le quatrième présentait,
au-dessous de quelques tableaux et d'objets d'art, une rangée de
pavillons numérotés, pareils à des cornets acoustiques.

<< Grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil à
France-Ville en restant chacun chez soi. >>

Le docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanément
son appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois
minutes, le mot << présent ! >> apporté successivement par chaque fil
de communication, annonça que le Conseil était en séance.

Le docteur se plaça alors devant le pavillon de son appareil
expéditeur, agita une sonnette et dit :

<< La séance est ouverte... La parole est à mon honorable ami le
colonel Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la
plus haute gravité. >>

Le colonel se plaça à son tour devant le téléphone, et, après avoir lu
l'article du New York Herald, il demanda que les premières mesures
fussent immédiatement prises.

A peine avait-il conclu que le numéro 6 lui posa une question :

<< Le colonel croyait-il la défense possible, au cas où les moyens sur
lesquels il comptait pour empêcher l'ennemi d'arriver n'y auraient pas
réussi ? >>

Le colonel Hendon répondit affirmativement. La question et la réponse
étaient parvenues instantanément à chaque membre invisible du Conseil
comme les explications qui les avaient précédées.

Le numéro 7 demanda combien de temps, à son estime, les Francevillais
avaient pour se préparer.

<< Le colonel ne le savait pas, mais il fallait agir comme s'ils
devaient être attaqués avant quinze jours.

Le numéro 2 : << Faut-il attendre l'attaque ou croyez-vous préférable
de la prévenir ?

-- Il faut tout faire pour la prévenir, répondit le colonel, et, si
nous sommes menacés d'un débarquement, faire sauter les navires de Herr
Schultze avec nos torpilles. >> Sur cette proposition, le docteur
Sarrasin offrit d'appeler en conseil les chimistes les plus distingués,
ainsi que les officiers d'artillerie les plus expérimentés, et de leur
confier le soin d'examiner les projets que le colonel Hendon avait à
leur soumettre.

Question du numéro 1 :

<< Quelle est la somme nécessaire pour commencer immédiatement les
travaux de défense ?

-- Il faudrait pouvoir disposer de quinze à vingt millions de dollars.
>>

Le numéro 4 : << Je propose de convoquer immédiatement l'assemblée
plénière des citoyens. >>

Le président Sarrasin : << Je mets aux voix la proposition. >>

Deux coups de timbre, frappés dans chaque téléphone, annoncèrent
qu'elle était adoptée à l'unanimité.

Il était huit heures et demie. Le Conseil civique n'avait pas duré dix-
huit minutes et n'avait dérangé personne.

L'assemblée populaire fut convoquée par un moyen aussi simple et
presque aussi expéditif. A peine le docteur Sarrasin eut-il communiqué
le vote du Conseil à l'hôtel de ville, toujours par l'intermédiaire de
son téléphone, qu'un carillon électrique se mit en mouvement au sommet
de chacune des colonnes placées dans les deux cent quatre-vingts
carrefours de la ville. Ces colonnes étaient surmontées de cadrans
lumineux dont les aiguilles, mues par l'électricité, s'étaient aussitôt
arrêtées sur huit heures et demie, -- heure de la convocation.

Tous les habitants, avertis à la fois par cet appel bruyant qui se
prolongea pendant plus d'un quart d'heure, s'empressèrent de sortir ou
de lever la tête vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu'un
devoir national les appelait à la halle municipale, ils s'empressèrent
de s'y rendre.

A l'heure dite, c'est-à-dire en moins de quarante-cinq minutes,
l'assemblée était au complet. Le docteur Sarrasin se trouvait déjà à la
place d'honneur, entouré de tout le Conseil. Le colonel Hendon
attendait, au pied de la tribune, que la parole lui fût donnée.

La plupart des citoyens savaient déjà la nouvelle qui motivait le
meeting. En effet, la discussion du Conseil civique, automatiquement
sténographiée par le téléphone de l'hôtel de ville, avait été
immédiatement envoyée aux journaux, qui en avaient fait l'objet d'une
édition spéciale, placardée sous forme d'affiches.

La halle municipale était une immense nef à toit de verre, où l'air
circulait librement, et dans laquelle la lumière tombait à flots d'un
cordon de gaz qui dessinait les arêtes de la voûte.

La foule était debout, calme, peu bruyante. Les visages étaient gais.
La plénitude de la santé, l'habitude d'une vie pleine et régulière, la
conscience de sa propre force mettaient chacun au-dessus de toute
émotion désordonnée d'alarme ou de colère.

A peine le président eut-il touché la sonnette, à huit heures et demie
précises, qu'un silence profond s'établit.

Le colonel monta à la tribune.

Là, dans une langue sobre et forte, sans ornements inutiles et
prétentions oratoires -- la langue des gens qui, sachant ce qu'ils
disent, énoncent clairement les choses parce qu'ils les comprennent
bien --, le colonel Hendon raconta la haine invétérée de Herr Schultze
contre la France, contre Sarrasin et son oeuvre, les préparatifs
formidables qu'annonçait le New York Herald, destinés à détruire
France-Ville et ses habitants.

<< C'était à eux de choisir le parti qu'ils croyaient le meilleur à
prendre, poursuivit-il. Bien des gens sans courage et sans patriotisme
aimeraient peut-être mieux céder le terrain, et laisser les agresseurs
s'emparer de la patrie nouvelle. Mais le colonel était sûr d'avance que
des propositions si pusillanimes ne trouveraient pas d'écho parmi ses
concitoyens. Les hommes qui avaient su comprendre la grandeur du but
poursuivi par les fondateurs de la cité modèle, les hommes qui avaient
su en accepter les lois, étaient nécessairement des gens de coeur et
d'intelligence. Représentants sincères et militants du progrès, ils
voudraient tout faire pour sauver cette ville incomparable, monument
glorieux élevé à l'art d'améliorer le sort de l'homme ! Leur devoir
était donc de donner leur vie pour la cause qu'ils représentaient. >>

Une immense salve d'applaudissements accueillit cette péroraison.

Plusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du colonel Hendon.

Le docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la nécessité de constituer
sans délai un Conseil de défense, chargé de prendre toutes les mesures
urgentes, en s'entourant du secret indispensable aux opérations
militaires, la proposition fut adoptée.

Séance tenante, un membre du Conseil civique suggéra la convenance de
voter un crédit provisoire de cinq millions de dollars, destinés aux
premiers travaux. Toutes les mains se levèrent pour ratifier la mesure.

A dix heures vingt-cinq minutes, le meeting était terminé, et les
habitants de France-Ville, s'étant donné des chefs, allaient se
retirer, lorsqu'un incident inattendu se produisit.

La tribune, libre depuis un instant, venait d'être occupée par un
inconnu de l'aspect le plus étrange.

Cet homme avait surgi là comme par magie. Sa figure énergique portait
les marques d'une surexcitation effroyable, mais son attitude était
calme et résolue. Ses vêtements à demi collés à son corps et encore
souillés de vase, son front ensanglanté, disaient qu'il venait de
passer par de terribles épreuves.

A sa vue, tous s'étaient arrêtés. D'un geste impérieux, l'inconnu avait
commandé à tous l'immobilité et le silence.

Qui était-il ? D'où venait-il ? Personne, pas même le docteur Sarrasin,
ne songea à le lui demander.

D'ailleurs, on fut bientôt fixé sur sa personnalité.

<< Je viens de m'échapper de Stahlstadt, dit-il. Herr Schultze m'avait
condamné à mort. Dieu a permis que j'arrivasse jusqu'à vous assez à
temps pour tenter de vous sauver. Je ne suis pas un inconnu pour tout
le monde ici. Mon vénéré maître, le docteur Sarrasin, pourra vous dire,
je l'espère qu'en dépit de l'apparence qui me rend méconnaissable même
pour lui, on peut avoir quelque confiance dans Marcel Bruckmann !

- Marcel ! >> s'étaient écriés à la fois le docteur et Octave.

Tous deux allaient se précipiter vers lui...

Un nouveau geste les arrêta.

C'était Marcel, en effet, miraculeusement sauvé. Après qu'il eut forcé
la grille du canal, au moment où il tombait presque asphyxié, le
courant l'avait entraîné comme un corps sans vie. Mais, par bonheur,
cette grille fermait l'enceinte même de Stahlstadt, et, deux minutes
après, Marcel était jeté au-dehors, sur la berge de la rivière, libre
enfin, s'il revenait à la vie !

Pendant de longues heures, le courageux jeune homme était resté étendu
sans mouvement, au milieu de cette sombre nuit, dans cette campagne
déserte, loin de tout secours.

Lorsqu'il avait repris ses sens, il faisait jour. Il s'était alors
souvenu !... Grâce à Dieu, il était donc enfin hors de la maudite
Stahlstadt ! Il n'était plus prisonnier. Toute sa pensée se concentra
sur le docteur Sarrasin, ses amis, ses concitoyens !

<< Eux ! eux ! >> s'écria-t-il alors.

Par un suprême effort, Marcel parvint à se remettre sur pied.

Dix lieues le séparaient de France-Ville, dix lieues à faire, sans
railway, sans voiture, sans cheval, à travers cette campagne qui était
comme abandonnée autour de la farouche Cité de l'Acier. Ces dix lieues,
il les franchit sans prendre un instant de repos, et, à dix heures et
quart, il arrivait aux premières maisons de la cité du docteur Sarrasin.

Les affiches qui couvraient les murs lui apprirent tout. Il comprit que
les habitants étaient prévenus du danger qui les menaçait ; mais il
comprit aussi qu'ils ne savaient ni combien ce danger était immédiat,
ni surtout de quelle étrange nature il pouvait être.

La catastrophe préméditée par Herr Schultze devait se produire ce
soir-là, à onze heures quarante-cinq... Il était dix heures un quart.

Un dernier effort restait à faire. Marcel traversa la ville tout d'un
élan, et, à dix heures vingt-cinq minutes, au moment où l'assemblée
allait se retirer, il escaladait la tribune.

<< Ce n'est pas dans un mois, mes amis, s'écria-t-il, ni même dans huit
jours, que le premier danger peut vous atteindre ! Avant une heure, une
catastrophe sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur
votre ville. Un engin digne de l'enfer, et qui porte à dix lieues, est,
à l'heure où je parle, braqué contre elle. Je l'ai vu. Que les femmes
et les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui présentent
quelques garanties de solidité, ou qu'ils sortent de la ville à
l'instant pour chercher un refuge dans la montagne ! Que les hommes
valides se préparent pour combattre le feu par tous les moyens
possibles ! Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées
ni soldats ne marchent encore contre vous. L'adversaire qui vous menace
a dédaigné les moyens d'attaque ordinaires. Si les plans, si les
calculs d'un homme dont la puissance pour le mal vous est connue se
réalisent, si Herr Schultze ne s'est pas pour la première fois trompé,
c'est sur cent points à la fois que l'incendie va se déclarer
subitement dans France-Ville ! C'est sur cent points différents qu'il
s'agira de faire tout à l'heure face aux flammes ! Quoi qu'il en doive
advenir, c'est tout d'abord la population qu'il faut sauver, car enfin,
celles de vos maisons, ceux de vos monuments qu'on ne pourra préserver,
dût même la ville entière être détruite, l'or et le temps pourront les
rebâtir ! >>

En Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais ce n'est pas en
Amérique qu'on s'aviserait de nier les miracles de la science, même les
plus inattendus. On écouta le jeune ingénieur, et, sur l'avis du
docteur Sarrasin, on le crut.

La foule, subjuguée plus encore par l'accent de l'orateur que par ses
paroles, lui obéit sans même songer à les discuter. Le docteur
répondait de Marcel Bruckmann. Cela suffisait.

Des ordres furent immédiatement donnés, et des messagers partirent dans
toutes les directions pour les répandre.

Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure,
descendirent dans les caves, résignés à subir les horreurs d'un
bombardement ; les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent la
campagne et tournèrent les premières rampes des Cascade-Mounts. Pendant
ce temps et en toute hâte, les hommes valides réunissaient sur la
grande place et sur quelques points indiqués par le docteur tout ce qui
pouvait servir à combattre le feu, c'est-à-dire de l'eau, de la terre,
du sable.

Cependant, à la salle des séances, la délibération continuait à l'état
de dialogue.

Mais il semblait alors que Marcel fût obsédé par une idée qui ne
laissait place à aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et
ses lèvres murmuraient ces seuls mots :

<< A onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible que ce Schultze
maudit ait raison de nous par son exécrable invention ?... >>

Tout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d'un
homme qui demande le silence, et, le crayon à la main, il traça d'une
main fébrile quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et
alors, on vit peu à peu son front s'éclairer, sa figure devenir
rayonnante :

<< Ah ! mes amis ! s'écria-t-il, mes amis ! Ou les chiffres que voici
sont menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s'évanouir comme un
cauchemar devant l'évidence d'un problème de balistique dont je
cherchais en vain la solution ! Herr Schultze s'est trompé ! Le danger
dont il nous menace n'est qu'un rêve ! Pour une fois, sa science est en
défaut ! Rien de ce qu'il a annoncé n'arrivera, ne peut arriver ! Son
formidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y toucher, et,
s'il reste à craindre quelque chose, ce n'est que pour l'avenir ! >>

Que voulait dire Marcel ? On ne pouvait le comprendre !

Mais alors, le jeune Alsacien exposa le résultat du calcul qu'il venait
enfin de résoudre. Sa voix nette et vibrante déduisit sa démonstration
de façon à la rendre lumineuse pour les ignorants eux-mêmes. C'était la
clarté succédant aux ténèbres, le calme à l'angoisse. Non seulement le
projectile ne toucherait pas à la cité du docteur, mais il ne
toucherait à << rien du tout >>. Il était destiné à se perdre dans
l'espace !

Le docteur Sarrasin approuvait du geste l'exposé des calculs de Marcel,
lorsque, tout d'un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de
la salle :

<< Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de
Marcel Bruckmann a raison ! Quoi qu'il en soit, mes amis, ne regrettons
aucune des précautions prises et ne négligeons rien de ce qui peut
déjouer les inventions de notre ennemi. Son coup, s'il doit manquer,
comme Marcel vient de nous en donner l'espoir, ne sera pas le dernier !
La haine de Schultze ne saurait se tenir pour battue et s'arrêter
devant un échec !

- Venez ! >> s'écria Marcel.

Et tous le suivirent sur la grande place.

Les trois minutes s'écoulèrent. Onze heures quarante-cinq sonnèrent à
l'horloge !...

Quatre secondes après, une masse sombre passait dans les hauteurs du
ciel, et, rapide comme la pensée, se perdait bien au-delà de la ville
avec un sifflement sinistre.

<< Bon voyage ! s'écria Marcel, en éclatant de rire. Avec cette vitesse
initiale, l'obus de Herr Schultze qui a dépassé, maintenant, les
limites de l'atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol terrestre ! >>

Deux minutes plus tard, une détonation se faisait entendre, comme un
bruit sourd, qu'on eût cru sorti des entrailles de la terre !

C'était le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait
en retard de cent treize secondes sur le projectile qui se déplaçait
avec une vitesse de cent cinquante lieues à la minute.

XIII MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT

<< France-Ville, 14 septembre.

<< Il me paraît convenable d'informer le Roi de l'Acier que j'ai passé
fort heureusement, avant-hier soir, la frontière de ses possessions,
préférant mon salut à celui du modèle du canon Schultze.

<< En vous présentant mes adieux, je manquerais à tous mes devoirs, si
je ne vous faisais pas connaître, à mon tour, mes secrets ; mais, soyez
tranquille, vous n'en paierez pas la connaissance de votre vie.

<< Je ne m'appelle pas Schwartz, et je ne suis pas suisse. Je suis
alsacien. Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingénieur passable,
s'il faut vous en croire, mais, avant tout, je suis français. Vous vous
êtes fait l'ennemi implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille.
Vous nourrissiez d'odieux projets contre tout ce que j'aime. J'ai tout
osé, j'ai tout fait pour les connaître ! Je ferai tout pour les déjouer.

<< Je m'empresse de vous faire savoir que votre premier coup n'a pas
porté, que votre but, grâce à Dieu, n'a pas été atteint, et qu'il ne
pouvait pas l'être ! Votre canon n'en est pas moins un canon archi-
merveilleux, mais les projectiles qu'il lance sous une telle charge de
poudre, et ceux qu'il pourrait lancer, ne feront de mal à personne !
Ils ne tomberont jamais nulle part. Je l'avais pressenti, et c'est
aujourd'hui, à votre plus grande gloire, un fait acquis, que Herr
Schultze a inventé un canon terrible... entièrement inoffensif.

<< C'est donc avec plaisir que vous apprendrez que nous avons vu votre
obus trop perfectionné passer hier soir, à onze heures quarante-cinq
minutes et quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se dirigeait
vers l'ouest, circulant dans le vide, et il continuera à graviter ainsi
jusqu'à la fin des siècles. Un projectile, animé d'une vitesse initiale
vingt fois supérieure à la vitesse actuelle, soit dix mille mètres à la
seconde, ne peut plus "tomber" ! Son mouvement de translation, combiné
avec l'attraction terrestre, en fait un mobile destiné à toujours
circuler autour de notre globe.

<< Vous auriez dû ne pas l'ignorer.

<< J'espère, en outre, que le canon de la Tour du Taureau est
absolument détérioré par ce premier essai ; mais ce n'est pas payer
trop cher, deux cent mille dollars, l'agrément d'avoir doté le monde
planétaire d'un nouvel astre, et la Terre d'un second satellite.

<< Marcel BRUCKMANN. >>

Un exprès partit immédiatement de France-Ville pour Stahlstadt. On
pardonnera à Marcel de n'avoir pu se refuser la satisfaction
gouailleuse de faire parvenir sans délai cette lettre à Herr Schultze.

Marcel avait en effet raison lorsqu'il disait que le fameux obus, animé
de cette vitesse et circulant au-delà de la couche atmosphérique, ne
tomberait plus sur la surface de la terre, -- raison aussi quant il
espérait que, sous cette énorme charge de pyroxyle, le canon de la Tour
du Taureau devait être hors d'usage.

Ce fut une rude déconvenue pour Herr Schultze, un échec terrible à son
indomptable amour-propre, que la réception de cette lettre. En la
lisant, il devint livide, et, après l'avoir lue, sa tête tomba sur sa
poitrine comme s'il avait reçu un coup de massue. Il ne sortit de cet
état de prostration qu'au bout d'un quart d'heure, mais par quelle
colère !

Arminius et Sigimer seuls auraient pu dire ce qu'en furent les éclats !

Cependant, Herr Schultze n'était pas homme à s'avouer vaincu. C'est une
lutte sans merci qui allait s'engager entre lui et Marcel. Ne lui
restait-il pas ses obus chargés d'acide carbonique liquide, que des
canons moins puissants, mais plus pratiques, pourraient lancer à courte
distance ?

Apaisé par un effort soudain, le Roi de l'Acier était rentré dans son
cabinet et avait repris son travail.

Il était clair que France-Ville, plus menacée que jamais, ne devait
rien négliger pour se mettre en état de défense.

XIV BRANLE-BAS DE COMBAT

Si le danger n'était plus imminent, il était toujours grave. Marcel fit
connaître au docteur Sarrasin et à ses amis tout ce qu'il savait des
préparatifs de Herr Schultze et de ses engins de destruction. Dès le
lendemain, le Conseil de défense, auquel il prit part, s'occupa de
discuter un plan de résistance et d'en préparer l'exécution.

En tout ceci, Marcel fut bien secondé par Octave, qu'il trouva
moralement changé et bien à son avantage.

Quelles furent les résolutions prises ? Personne n'en sut le détail.
Les principes généraux furent seuls systématiquement communiqués à la
presse et répandus dans le public. Il n'était pas malaisé d'y
reconnaître la main pratique de Marcel.

<< Dans toute défense, se disait-on par la ville, la grande affaire est
de bien connaître les forces de l'ennemi et d'adapter le système de
résistance à ces forces mêmes. Sans doute, les canons de Herr Schultze
sont formidables. Mieux vaut pourtant avoir en face de soi ces canons,
dont on sait le nombre, le calibre, la portée et les effets, que
d'avoir à lutter contre des engins mal connus. >>

Le tout était d'empêcher l'investissement de la ville, soit par terre,
soit par mer.

C'est cette question qu'étudiait avec activité le Conseil de défense,
et, le jour où une affiche annonça que le problème était résolu,
personne n'en douta. Les citoyens accoururent se proposer en masse pour
exécuter les travaux nécessaires. Aucun emploi n'était dédaigné, qui
devait contribuer à l'oeuvre de défense. Des hommes de tout âge, de
toute position, se faisaient simples ouvriers en cette circonstance. Le
travail était conduit rapidement et gaiement. Des approvisionnements de
vivres suffisants pour deux ans furent emmagasinés dans la ville. La
houille et le fer arrivèrent aussi en quantités considérables : le fer,
matière première de l'armement ; la houille, réservoir de chaleur et de
mouvement, indispensables à la lutte.

Mais, en même temps que la houille et le fer, s'entassaient sur les
places, des piles gigantesques de sacs de farine et de quartiers de
viande fumée, des meules de fromages, des montagnes de conserves
alimentaires et de légumes desséchés s'amoncelaient dans les halles
transformées en magasins. Des troupeaux nombreux étaient parqués dans
les jardins qui faisaient de France-Ville une vaste pelouse.

Enfin, lorsque parut le décret de mobilisation de tous les hommes en
état de porter les armes, l'enthousiasme qui l'accueillit témoigna une
fois de plus des excellentes dispositions de ces soldats citoyens.
Equipés simplement de vareuses de laine, pantalons de toile et demi-
bottes, coiffés d'un bon chapeau de cuir bouilli, armés de fusils
Werder, ils manoeuvraient dans les avenues.

Des essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossés,
élevaient des retranchements et des redoutes sur tous les points
favorables. La fonte des pièces d'artillerie avait commencé et fut
poussée avec activité. Une circonstance très favorable à ces travaux
était qu'on put utiliser le grand nombre de fourneaux fumivores que
possédait la ville et qu'il fut aisé de transformer en fours de fonte.

Au milieu de ce mouvement incessant, Marcel se montrait infatigable. Il
était partout, et partout à la hauteur de sa tâche. Qu'une difficulté
théorique ou pratique se présentât, il savait immédiatement la
résoudre. Au besoin, il retroussait ses manches et montrait un procédé
expéditif, un tour de main rapide. Aussi son autorité était-elle
acceptée sans murmure et ses ordres toujours ponctuellement exécutés.

Auprès de lui, Octave faisait de son mieux. Si, tout d'abord, il
s'était promis de bien garnir son uniforme de galons d'or, il y
renonça, comprenant qu'il ne devait rien être, pour commencer, qu'un
simple soldat.

Aussi prit-il rang dans le bataillon qu'on lui assigna et sut-il s'y
conduire en soldat modèle. A ceux qui firent d'abord mine de le
plaindre :

<< A chacun selon ses mérites, répondit-il. Je n'aurais peut-être pas
su commander !... C'est le moins que j'apprenne à obéir ! >>

Une nouvelle -- fausse il est vrai -- vint tout à coup imprimer aux
travaux de défense une impulsion plus vive encore. Herr Schultze,
disait-on, cherchait à négocier avec des compagnies maritimes pour le
transport de ses canons. A partir de ce moment, les << canards >> se
succédèrent tous les jours. C'était tantôt la flotte schultzienne qui
avait mis le cap sur France-Ville, tantôt le chemin de fer de
Sacramento qui avait été coupé par des << uhlans >>, tombés du ciel
apparemment.

Mais ces rumeurs, aussitôt contredites, étaient inventées à plaisir par
des chroniqueurs aux abois dans le but d'entretenir la curiosité de
leurs lecteurs. La vérité, c'est que Stahlstadt ne donnait pas signe de
vie.

Ce silence absolu, tout en laissant à Marcel le temps de compléter ses
travaux de défense, n'était pas sans l'inquiéter quelque peu dans ses
rares instants de loisir.

<< Est-ce que ce brigand aurait changé ses batteries et me préparerait
quelque nouveau tour de sa façon ? >> se demandait-il parfois.

Mais le plan, soit d'arrêter les navires ennemis, soit d'empêcher
l'investissement, promettait de répondre à tout, et Marcel, en ses
moments d'inquiétude, redoublait encore d'activité.

Son unique plaisir et son unique repos, après une laborieuse journée,
était l'heure rapide qu'il passait tous les soirs dans le salon de Mme
Sarrasin.

Le docteur avait exigé, dès les premiers jours, qu'il vînt
habituellement dîner chez lui, sauf dans le cas où il en serait empêché
par un autre engagement ; mais, par un phénomène singulier, le cas d'un
engagement assez séduisant pour que Marcel renonçât à ce privilège ne
s'était pas encore présenté. L'éternelle partie d'échecs du docteur
avec le colonel Hendon n'offrait cependant pas un intérêt assez
palpitant pour expliquer cette assiduité. Force est donc de penser
qu'un autre charme agissait sur Marcel, et peut-être pourra-t- on en
soupçonner la nature, quoique, assurément, il ne la soupçonnât pas
encore lui-même, en observant l'intérêt que semblaient avoir pour lui
ses causeries du soir avec Mme Sarrasin et Mlle Jeanne, lorsqu'ils
étaient tous trois assis près de la grande table sur laquelle les deux
vaillantes femmes préparaient ce qui pouvait être nécessaire au service
futur des ambulances.

<< Est-ce que ces nouveaux boulons d'acier vaudront mieux que ceux dont
vous nous aviez montré le dessin ? demandait Jeanne, qui s'intéressait
à tous les travaux de la défense.

-- Sans nul doute, mademoiselle, répondait Marcel.

-- Ah ! j'en suis bien heureuse ! Mais que le moindre détail industriel
représente de recherche et de peine !... Vous me disiez que le génie a
creusé hier cinq cents nouveaux mètres de fossés ? C'est beaucoup,
n'est-ce pas ?

-- Mais non, ce n'est même pas assez ! De ce train-là nous n'aurons pas
terminé l'enceinte à la fin du mois.

-- Je voudrais bien la voir finie, et que ces affreux Schultziens
arrivassent ! Les hommes sont bien heureux de pouvoir agir et se rendre
utiles. L'attente est ainsi moins longue pour eux que pour nous, qui ne
sommes bonnes à rien.

-- Bonnes à rien ! s'écriait Marcel, d'ordinaire plus calme, bonnes à
rien. Et pour qui donc, selon vous, ces braves gens, qui ont tout
quitté pour devenir soldats, pour qui donc travaillent-ils, sinon pour
assurer le repos et le bonheur de leurs mères, de leurs femmes, de
leurs fiancées ? Leur ardeur, à tous, d'où leur vient-elle, sinon de
vous, et à qui ferez vous remonter cet amour du sacrifice, sinon... >>

Sur ce mot, Marcel, un peu confus, s'arrêta. Mlle Jeanne n'insista pas,
et ce fut la bonne Mme Sarrasin qui fut obligée de fermer la
discussion, en disant au jeune homme que l'amour du devoir suffisait
sans doute à expliquer le zèle du plus grand nombre.

Et lorsque Marcel, rappelé par la tâche impitoyable, pressé d'aller
achever un projet ou un devis, s'arrachait à regret à cette douce
causerie, il emportait avec lui l'inébranlable résolution de sauver
France-Ville et le moindre de ses habitants.

Il ne s'attendait guère à ce qui allait arriver, et, cependant, c'était
la conséquence naturelle, inéluctable, de cet état de choses contre
nature, de cette concentration de tous en un seul, qui était la loi
fondamentale de la Cité de l'Acier.

XV LA BOURSE DE SAN FRANCISCO

La Bourse de San Francisco, expression condensée et en quelque sorte
algébrique d'un immense mouvement industriel et commercial, est l'une
des plus animées et des plus étranges du monde. Par une conséquence
naturelle de la position géographique de la capitale de la Californie,
elle participe du caractère cosmopolite, qui est un de ses traits les
plus marqués. Sous ses portiques de beau granit rouge, le Saxon aux
cheveux blonds, à la taille élevée, coudoie le Celte au teint mat, aux
cheveux plus foncés, aux membres plus souples et plus fins. Le Nègre y
rencontre le Finnois et l'Indu. Le Polynésien y voit avec surprise le
Groenlandais. Le Chinois aux yeux obliques, à la natte soigneusement
tressée, y lutte de finesse avec le Japonais, son ennemi historique.
Toutes les langues, tous les dialectes, tous les jargons s'y heurtent
comme dans une Babel moderne.

L'ouverture du marché du 12 octobre, à cette Bourse unique au monde, ne
présenta rien d'extraordinaire. Comme onze heures approchaient, on vit
les principaux courtiers et agents d'affaires s'aborder gaiement ou
gravement, selon leurs tempéraments particuliers, échanger des poignées
de main, se diriger vers la buvette et préluder, par des libations
propitiatoires, aux opérations de la journée. Ils allèrent, un à un,
ouvrir la petite porte de cuivre des casiers numérotés qui reçoivent,
dans le vestibule, la correspondance des abonnés, en tirer d'énormes
paquets de lettres et les parcourir d'un oeil distrait.

Bientôt, les premiers cours du jour se formèrent, en même temps que la
foule affairée grossissait insensiblement. Un léger brouhaha s'éleva
des groupes, de plus en plus nombreux.

Les dépêches télégraphiques commencèrent alors à pleuvoir de tous les
points du globe. Il ne se passait guère de minute sans qu'une bande de
papier bleu, lue à tue-tête au milieu de la tempête des voix, vînt
s'ajouter sur la muraille du nord à la collection des télégrammes
placardés par les gardes de la Bourse.

L'intensité du mouvement croissait de minute en minute. Des commis
entraient en courant, repartaient, se précipitaient vers le bureau
télégraphique, apportaient des réponses. Tous les carnets étaient
ouverts, annotés, raturés, déchirés. Une sorte de folie contagieuse
semblait avoir pris possession de la foule, lorsque, vers une heure,
quelque chose de mystérieux sembla passer comme un frisson à travers
ces groupes agités.

Une nouvelle étonnante, inattendue, incroyable, venait d'être apportée
par l'un des associés de la Banque du Far West et circulait avec la
rapidité de l'éclair.

Les uns disaient :

<< Quelle plaisanterie !... C'est une manoeuvre ! Comment admettre une
bourde pareille ?

-- Eh ! eh ! faisaient les autres, il n'y a pas de fumée sans feu !

-- Est-ce qu'on sombre dans une situation comme celle-là ?

-- On sombre dans toutes les situations !

-- Mais, monsieur, les immeubles seuls et l'outillage représentent plus
de quatre-vingts millions de dollars ! s'écriait celui-ci.

-- Sans compter les fontes et aciers, approvisionnements et produits
fabriqués ! répliquait celui-là.

-- Parbleu ! c'est ce que je disais ! Schultze est bon pour
quatre-vingt- dix millions de dollars, et je me charge de les réaliser
quand on voudra sur son actif !

-- Enfin, comment expliquez-vous cette suspension de paiements ?

-- Je ne me l'explique pas du tout !... Je n'y crois pas !

-- Comme si ces choses-là n'arrivaient pas tous les jours et aux
maisons réputées les plus solides !

-- Stahlstadt n'est pas une maison, c'est une ville !

-- Après tout, il est impossible que ce soit fini ! Une compagnie ne
peut manquer de se former pour reprendre ses affaires !

-- Mais pourquoi diable Schultze ne l'a-t-il pas formée, avant de se
laisser protester ?

-- Justement, monsieur, c'est tellement absurde que cela ne supporte
pas l'examen ! C'est purement et simplement une fausse nouvelle,
probablement lancée par Nash, qui a terriblement besoin d'une hausse
sur les aciers !

-- Pas du tout une fausse nouvelle ! Non seulement Schultze est en
faillite, mais il est en fuite !

-- Allons donc !

-- En fuite, monsieur. Le télégramme qui le dit vient d'être placardé à
l'instant ! >>

Une formidable vague humaine roula vers le cadre des dépêches. La
dernière bande de papier bleu était libellée en ces termes :

<< _New York_, 12 heures 10 minutes. -- Central-Bank. Usine Stahlstadt.
Paiements suspendus. Passif connu : quarante-sept millions de dollars.
Schultze disparu. >>

Cette fois, il n'y avait plus à douter, quelque surprenante que fût la
nouvelle, et les hypothèses commencèrent à se donner carrière.

A deux heures, les listes de faillites secondaires entraînées par celle
de Herr Schultze, commencèrent à inonder la place. C'était la
Mining-Bank de New York qui perdait le plus ; la maison Westerley et
fils, de Chicago, qui se trouvait impliquée pour sept millions de
dollars ; la maison Milwaukee, de Buffalo, pour cinq millions ; la
Banque industrielle, de San Francisco, pour un million et demi ; puis
le menu fretin des maisons de troisième ordre.

D'autre part, et sans attendre ces nouvelles, les contrecoups naturels
de l'événement se déchaînaient avec fureur.

Le marché de San Francisco, si lourd le matin, à dire d'experts, ne
l'était certes pas à deux heures ! Quels soubresauts ! quelles hausses
! quel déchaînement effréné de la spéculation !

Hausse sur les aciers, qui montent de minute en minute ! Hausse sur les
houilles ! Hausse sur les actions de toutes les fonderies de l'Union
américaine ! Hausse sur les produits fabriqués de tout genre de
l'industrie du fer ! Hausse aussi sur les terrains de France-Ville.
Tombés à zéro, disparus de la cote, depuis la déclaration de guerre,
ils se trouvèrent subitement portés à cent quatre-vingts dollars l'âcre
demandé !

Dès le soir même, les boutiques à nouvelles furent prises d'assaut.
Mais le _Herald_ comme la _Tribune_, l'_Alto_ comme le _Guardian_,
l'_Echo_ comme le _Globe_, eurent beau inscrire en caractères
gigantesques les maigres informations qu'ils avaient pu recueillir, ces
informations se réduisaient, en somme, presque à néant.

Tout ce qu'on savait, c'est que, le 25 septembre, une traite de huit
millions de dollars, acceptée par Herr Schultze, tirée par Jackson,
Elder & Co, de Buffalo, ayant été présentée à Schring, Strauss & Co,
banquiers du Roi de l'Acier, à New York, ces messieurs avaient constaté
que la balance portée au crédit de leur client était insuffisante pour
parer à cet énorme paiement, et lui avaient immédiatement donné avis
télégraphique du fait, sans recevoir de réponse ; qu'ils avaient alors
recouru à leurs livres et constaté avec stupéfaction que, depuis treize
jours, aucune lettre et aucune valeur ne leur étaient parvenues de
Stahlstadt ; qu'à dater de ce moment les traites et les chèques tirés
par Herr Schultze sur leur caisse s'étaient accumulés quotidiennement
pour subir le sort commun et retourner à leur lieu d'origine avec la
mention << No effects >> (pas de fonds).

Pendant quatre jours, les demandes de renseignements les télégrammes
inquiets, les questions furieuses, s'étaient abattus d'une part sur la
maison de banque, de l'autre sur Stahlstadt.

Enfin, une réponse décisive était arrivée.

<< Herr Schultze disparu depuis le 17 septembre, disait le télégramme.
Personne ne peut donner la moindre lueur sur ce mystère. Il n'a pas
laissé d'ordres, et les caisses de secteur sont vides. >>

Dès lors, il n'avait plus été possible de dissimuler la vérité. Des
créanciers principaux avaient pris peur et déposé leurs effets au
tribunal de commerce. La déconfiture s'était dessinée en quelques
heures avec la rapidité de la foudre, entraînant avec elle son cortège
de ruines secondaires. A midi, le 13 octobre, le total des créances
connues était de quarante-sept millions de dollars. Tout faisait
prévoir que, avec les créances complémentaires, le passif approcherait
de soixante millions.

Voilà ce qu'on savait et ce que tous les journaux racontaient, à
quelques amplifications près. Il va sans dire qu'ils annonçaient tous
pour le lendemain les renseignements les plus inédits et les plus
spéciaux.

Et, de fait, il n'en était pas un qui n'eût dès la première heure
expédié ses correspondants sur les routes de Stahlstadt.

Dès le 14 octobre au soir, la Cité de l'Acier s'était vue investie par
une véritable armée de reporters, le carnet ouvert et le crayon au
vent. Mais cette armée vint se briser comme une vague contre l'enceinte
extérieure de Stahlstadt. La consigne était toujours maintenue, et les
reporters eurent beau mettre en oeuvre tous les moyens possibles de
séduction, il leur fut impossible de la faire plier.

Ils purent, toutefois, constater que les ouvriers ne savaient rien et
que rien n'était changé dans la routine de leur section. Les
contremaîtres avaient seulement annoncé la veille, par ordre supérieur,
qu'il n'y avait plus de fonds aux caisses particulières, ni
d'instructions venues du Bloc central, et qu'en conséquence les travaux
seraient suspendus le samedi suivant, sauf avis contraire.

Tout cela, au lieu d'éclairer la situation, ne faisait que la
compliquer. Que Herr Schultze eût disparu depuis près d'un mois, cela
ne faisait doute pour personne. Mais quelle était la cause et la portée
de cette disparition, c'est ce que personne ne savait. Une vague
impression que le mystérieux personnage allait reparaître d'une minute
à l'autre dominait encore obscurément les inquiétudes.

A l'usine, pendant les premiers jours, les travaux avaient continué
comme à l'ordinaire, en vertu de la vitesse acquise. Chacun avait
poursuivi sa tâche partielle dans l'horizon limité de sa section. Les
caisses particulières avaient payé les salaires tous les samedis. La
caisse principale avait fait face jusqu'à ce jour aux nécessités
locales. Mais la centralisation était poussée à Stahlstadt à un trop
haut degré de perfection, le maître s'était réservé une trop absolue
surintendance de toutes les affaires, pour que son absence n'entraînât
pas, dans un temps très court, un arrêt forcé de la machine. C'est
ainsi que, du 17 septembre, jour où pour la dernière fois, le Roi de
l'Acier avait signé des ordres, jusqu'au 13 octobre, où la nouvelle de
la suspension des paiements avait éclaté comme un coup de foudre, des
milliers de lettres -- un grand nombre contenaient certainement des
valeurs considérables --, passées par la poste de Stahlstadt, avaient
été déposées à la boîte du Bloc central, et, sans nul doute, étaient
arrivées au cabinet de Herr Schultze. Mais lui seul se réservait le
droit de les ouvrir, de les annoter d'un coup de crayon rouge et d'en
transmettre le contenu au caissier principal.

Les fonctionnaires les plus élevés de l'usine n'auraient jamais songé
seulement à sortir de leurs attributions régulières. Investis en face
de leurs subordonnés d'un pouvoir presque absolu, ils étaient chacun,
vis-à-vis de Herr Schultze -- et même vis-à-vis de son souvenir --,
comme autant d'instruments sans autorité, sans initiative, sans voix au
chapitre. Chacun s'était donc cantonné dans la responsabilité étroite
de son mandat, avait attendu, temporisé, << vu venir >> les événements.

A la fin, les événements étaient venus. Cette situation singulière
s'était prolongée jusqu'au moment où les principales maisons
intéressées, subitement saisies d'alarme, avaient télégraphié,
sollicité une réponse, réclamé, protesté, enfin pris leurs précautions
légales. Il avait fallu du temps pour en arriver là. On ne se décida
pas aisément à soupçonner une prospérité si notoire de n'avoir que des
pieds d'argile. Mais le fait était maintenant patent : Herr Schultze
s'était dérobé à ses créanciers.

C'est tout ce que les reporters purent arriver à savoir. Le célèbre
Meiklejohn lui-même, illustre pour avoir réussi à soutirer des aveux
politiques au président Grant l'homme le plus taciturne de son siècle,
l'infatigable Blunderbuss, fameux pour avoir le premier, lui simple
correspondant du _World_, annoncé au tsar la grosse nouvelle de la
capitulation de Plewna, ces grands hommes du reportage n'avaient pas
été cette fois plus heureux que leurs confrères. Ils étaient obligés de
s'avouer à eux-mêmes que la _Tribune_ et le _World_ ne pourraient
encore donner le dernier mot de la faillite Schultze.

Ce qui faisait de ce sinistre industriel un événement presque unique,
c'était cette situation bizarre de Stahlstadt, cet état de ville
indépendante et isolée qui ne permettait aucune enquête régulière et
légale. La signature de Herr Schultze était, il est vrai, protestée à
New York, et ses créanciers avaient toute raison de penser que l'actif
représenté par l'usine pouvait suffire dans une certaine mesure à les
indemniser. Mais à quel tribunal s'adresser pour en obtenir la saisie
ou la mise sous séquestre ? Stahlstadt était restée un territoire
spécial, non classé encore, où tout appartenait à Herr Schultze. Si
seulement il avait laissé un représentant, un conseil d'administration,
un substitut ! Mais rien, pas même un tribunal, pas même un conseil
judiciaire ! Il était à lui seul le roi, le grand juge, le général en
chef, le notaire, l'avoué, le tribunal de commerce de sa ville. Il
avait réalisé en sa personne l'idéal de la centralisation. Aussi, lui
absent, on se trouvait en face du néant pur et simple, et tout cet
édifice formidable s'écroulait comme un château de cartes.

En toute autre situation, les créanciers auraient pu former un
syndicat, se substituer à Herr Schultze, étendre la main sur son actif,
s'emparer de la direction des affaires. Selon toute apparence, ils
auraient reconnu qu'il ne manquait, pour faire fonctionner la machine,
qu'un peu d'argent peut-être et un pouvoir régulateur.

Mais rien de tout cela n'était possible. L'instrument légal faisait
défaut pour opérer cette substitution. On se trouvait arrêté par une
barrière morale, plus infranchissable, s'il est possible, que les
circonvallations élevées autour de la Cité de l'Acier. Les infortunés
créanciers voyaient le gage de leur créance, et ils se trouvaient dans
l'impossibilité de le saisir.

Tout ce qu'ils purent faire fut de se réunir en assemblée générale, de
se concerter et d'adresser une requête au Congrès pour lui demander de
prendre leur cause en main, d'épouser les intérêts de ses nationaux, de
prononcer l'annexion de Stahlstadt au territoire américain et de faire
rentrer ainsi cette création monstrueuse dans le droit commun de la
civilisation. Plusieurs membres du Congrès étaient personnellement
intéressés dans l'affaire ; la requête, par plus d'un côté, séduisait
le caractère américain, et il y avait lieu de penser qu'elle serait
couronnée d'un plein succès. Malheureusement, le Congrès n'était pas en
session, et de longs délais étaient à redouter avant que l'affaire pût
lui être soumise.

En attendant ce moment, rien n'allait plus à Stahlstadt et les
fourneaux s'éteignaient un à un.

Aussi la consternation était-elle profonde dans cette population de dix
mille familles qui vivaient de l'usine. Mais que faire ? Continuer le
travail sur la foi d'un salaire qui mettrait peut-être six mois à
venir, ou qui ne viendrait pas du tout ? Personne n'en était d'avis.
Quel travail, d'ailleurs ? La source des commandes s'était tarie en
même temps que les autres. Tous les clients de Herr Schultze
attendaient pour reprendre leurs relations, la solution légale. Les
chefs de section, ingénieurs et contremaîtres, privés d'ordres, ne
pouvaient agir.

Il y eut des réunions, des meetings, des discours, des projets. Il n'y
eut pas de plan arrêté, parce qu'il n'y en avait pas de possible. Le
chômage entraîna bientôt avec lui son cortège de misères, de désespoirs
et de vices. L'atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque
cheminée qui avait cessé de fumer à l'usine, on vit naître un cabaret
dans les villages d'alentour.

Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su
prévoir les jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir
avec armes et bagages, -- les outils, la literie, chère au coeur de la
ménagère, et les enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui
se révélait à eux par la portière du wagon. Ils partirent, ceux-là,
s'éparpillèrent aux quatre coins de l'horizon, eurent bientôt retrouvé,
l'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une
autre enclume, un autre foyer...

Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en
était-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil
cave et le coeur navré !

Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de
proie à face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands
désastres, acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt
privés de crédit comme de salaire, d'espoir comme de travail, et voyant
s'allonger devant eux, noir comme l'hiver qui allait s'ouvrir, un
avenir de misère !

XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE

Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à
France-Ville, le premier mot de Marcel avait été :

<< Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? >>

Sans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une
telle ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique
l'hypothèse était inadmissible. Mais il s'était dit encore que la haine
ne raisonne pas, et que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr
Schultze devait, à un moment donné, le rendre capable de tout sacrifier
à sa passion. Quoi qu'il en pût être, cependant, il fallait rester sur
le qui-vive.

A sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une
proclamation pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les
fausses nouvelles semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa
vigilance.

Les travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais,
accentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à
ce qui pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze.
Mais les détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San
Francisco, de Chicago et de New York, les conséquences financières et
commerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de
preuves insaisissables, séparément sans force, si puissantes par leur
accumulation, ne permit plus de doute...

Un beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée,
comme un dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de
son réveil. Oui ! France-Ville était évidemment hors de danger, sans
avoir eu à coup férir, et ce fut Marcel, arrivé à une conviction
absolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicité
dont il disposait.

Ce fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement. On se
serrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner. Les femmes
exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément
congé d'exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde était
rassuré, satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents.

Mais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur
Sarrasin. Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux
qui étaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se
mettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir
entraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que leur bonheur, ne lui
avait pas laissé un moment de repos. Enfin, il était déchargé d'une si
terrible inquiétude et respirait à l'aise.

Cependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les
citoyens. Dans toutes les classes, on s'était rapproché davantage, on
s'était reconnus frères, animés de sentiments semblables, touchés par
les mêmes intérêts. Chacun avait senti s'agiter dans son coeur un être
nouveau. Désormais, pour les habitants de France-Ville, la << patrie >>
était née. On avait craint, on avait souffert pour elle ; on avait
mieux senti combien on l'aimait.

Les résultats matériels de la mise en état de défense furent aussi tout
à l'avantage de la cité. On avait appris à connaître ses forces. On
n'aurait plus à les improviser. On était plus sûr de soi. A l'avenir, à
tout événement, on serait prêt.

Enfin, jamais le sort de l'oeuvre du docteur Sarrasin ne s'était
annoncé si brillant. Et, chose rare, on ne se montra pas ingrat envers
Marcel. Encore bien que le salut de tous n'eût pas été son ouvrage, des
remerciements publics furent votés au jeune ingénieur comme à
l'organisateur de la défense, à celui au dévouement duquel la ville
aurait dû de ne pas périr, si les projets de Herr Schultze avaient été
mis à exécution.

Marcel, cependant, ne trouvait pas que son rôle fût terminé. Le mystère
qui environnait Stahlstadt pouvait encore receler un danger,
pensait-il. Il ne se tiendrait pour satisfait qu'après avoir porté une
lumière complète au milieu même des ténèbres qui enveloppaient encore
la Cité de l'Acier.

Il résolut donc de retourner à Stahlstadt, et de ne reculer devant rien
pour avoir le dernier mot de ses derniers secrets.

Le docteur Sarrasin essaya bien de lui représenter que l'entreprise
serait difficile, hérissée de dangers, peut-être ; qu'il allait faire
là une sorte de descente aux enfers ; qu'il pouvait trouver on ne sait
quels abîmes cachés sous chacun de ses pas... Herr Schultze, tel qu'il
le lui avait dépeint, n'était pas homme à disparaître impunément pour
les autres, à s'ensevelir seul sous les ruines de toutes ses
espérances... On était en droit de tout redouter de la dernière pensée
d'un tel personnage... Elle ne pouvait rappeler que l'agonie terrible
du requin !...

<< C'est précisément parce que je pense, cher docteur, que tout ce que
vous imaginez est possible, lui répondit Marcel, que je crois de mon
devoir d'aller à Stahlstadt. C'est une bombe dont il m'appartient
d'arracher la mèche avant qu'elle n'éclate, et je vous demanderai même
la permission d'emmener Octave avec moi.

-- Octave ! s'écria le docteur.

-- Oui ! C'est maintenant un brave garçon, sur lequel on peut compter,
et je vous assure que cette promenade lui fera du bien !

-- Que Dieu vous protège donc tous les deux ! >> répondit le vieillard
ému en l'embrassant.

Le lendemain matin, une voiture, après avoir traversé les villages
abandonnés, déposait Marcel et Octave à la porte de Stahlstadt. Tous
deux étaient bien équipés, bien armés, et très décidés à ne pas revenir
sans avoir éclairci ce sombre mystère.

Ils marchaient côte à côte sur le chemin de ceinture extérieur qui
faisait le tour des fortifications, et la vérité, dont Marcel s'était
obstiné à douter jusqu'à ce moment, se dessinait maintenant devant lui.

L'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route
qu'il longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel,
il aurait aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la
baïonnette d'une sentinelle, mille signes de vie désormais absents. Les
fenêtres illuminées des secteurs se seraient montrées comme autant de
verrières étincelantes. Maintenant, tout était sombre et muet. La mort
seule semblait planer sur la cité, dont les hautes cheminées se
dressaient à l'horizon comme des squelettes. Les pas de Marcel et de
son compagnon sur la chaussée résonnaient dans le vide. L'expression de
solitude et de désolation était si forte, qu'Octave ne put s'empêcher
de dire :

<< C'est singulier, je n'ai jamais entendu un silence pareil à celui-ci
! On se croirait dans un cimetière ! >>

Il était sept heures, lorsque Marcel et Octave arrivèrent au bord du
fossé, en face de la principale porte de Stahlstadt. Aucun être vivant
ne se montrait sur la crête de la muraille, et, des sentinelles qui
autrefois s'y dressaient de distance en distance, comme autant de
poteaux humains, il n'y avait plus la moindre trace. Le pont-levis
était relevé, laissant devant la porte un gouffre large de cinq à six
mètres.

Il fallut plus d'une heure pour réussir à amarrer un bout de câble, en
le lançant à tour de bras à l'une des poutrelles. Après bien des peines
pourtant, Marcel y parvint, et Octave, se suspendant à la corde, put se
hisser à la force des poignets jusqu'au toit de la porte. Marcel lui
fit alors passer une à une les armes et munitions ; puis, il prit à son
tour le même chemin.

Il ne resta plus alors qu'à ramener le câble de l'autre côté de la
muraille, à faire descendre tous les _impedimenta_ comme on les avait
hissés, et, enfin, à se laisser glisser en bas.

Les deux jeunes gens se trouvèrent alors sur le chemin de ronde que
Marcel se rappelait avoir suivi le premier jour de son entrée à
Stahlstadt. Partout la solitude et le silence le plus complet. Devant
eux s'élevait, noire et muette, la masse imposante des bâtiments, qui,
de leurs mille fenêtres vitrées, semblaient regarder ces intrus comme
pour leur dire :

<< Allez-vous-en !... Vous n'avez que faire de vouloir pénétrer nos
secrets ! >>

Marcel et Octave tinrent conseil.

<< Le mieux est d'attaquer la porte O, que je connais >>, dit Marcel.

Ils se dirigèrent vers l'ouest et arrivèrent bientôt devant l'arche
monumentale qui portait à son front la lettre O. Les deux battants
massifs de chêne, à gros clous d'acier, étaient fermés. Marcel s'en
approcha, heurta à plusieurs reprises avec un pavé qu'il ramassa sur la
chaussée.

L'écho seul lui répondit.

<< Allons ! à l'ouvrage ! >> cria-t-il à Octave.

Il fallut recommencer le pénible travail du lancement de l'amarre par-
dessus la porte, afin de rencontrer un obstacle où elle pût s'accrocher
solidement. Ce fut difficile. Mais, enfin, Marcel et Octave réussirent
à franchir la muraille, et se trouvèrent dans l'axe du secteur O.

<< Bon ! s'écria Octave, à quoi bon tant de peines ? Nous voilà bien
avancés ! Quand nous avons franchi un mur, nous en trouvons un autre
devant nous !

-- Silence dans les rangs ! répondit Marcel... Voilà justement mon
ancien atelier. Je ne serai pas fâché de le revoir et d'y prendre
certains outils dont nous aurons certainement besoin, sans oublier
quelques sachets de dynamite. >>

C'était la grande halle de coulée où le jeune Alsacien avait été admis
lors de son arrivée à l'usine. Qu'elle était lugubre, maintenant, avec
ses fourneaux éteints, ses rails rouillés, ses grues poussiéreuses qui
levaient en l'air leurs grands bras éplorés comme autant de potences !
Tout cela donnait froid au coeur, et Marcel sentait la nécessité d'une
diversion.

<< Voici un atelier qui t'intéressera davantage >>, dit-il à Octave en
le précédant sur le chemin de la cantine.

Octave fit un signe d'acquiescement, qui devint un signe de
satisfaction, lorsqu'il aperçut, rangés en bataille sur une tablette de
bois, un régiment de flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boîtes
de conserve montraient aussi leurs étuis de fer-blanc, poinçonnés aux
meilleures marques. Il y avait là de quoi faire un déjeuner dont le
besoin, d'ailleurs, se faisait sentir. Le couvert fut donc mis sur le
comptoir d'étain, et les deux jeunes gens reprirent des forces pour
continuer leur expédition.

Marcel, tout en mangeant, songeait à ce qu'il avait à faire. Escalader
la muraille du Bloc central, il n'y avait pas à y songer. Cette
muraille était prodigieusement haute, isolée de tous les autres
bâtiments, sans une saillie à laquelle on pût accrocher une corde. Pour
en trouver la porte -- porte probablement unique --, il aurait fallu
parcourir tous les secteurs, et ce n'était pas une opération facile.
Restait l'emploi de la dynamite, toujours bien chanceux, car il
paraissait impossible que Herr Schultze eût disparu sans semer
d'embûches le terrain qu'il abandonnait, sans opposer des contre-mines
aux mines que ceux qui voudraient s'emparer de Stahlstadt ne
manqueraient pas d'établir. Mais rien de tout cela n'était pour faire
reculer Marcel.

Voyant Octave refait et reposé, Marcel se dirigea avec lui vers le bout
de la rue qui formait l'axe du secteur, jusqu'au pied de la grande
muraille en pierre de taille.

<< Que dirais-tu d'un boyau de mine là-dedans ? demandat-il. -- Ce sera
dur, mais nous ne sommes pas des fainéants ! >> répondit Octave, prêt à
tout tenter.

Le travail commença. Il fallut déchausser la base de la muraille,
introduire un levier dans l'interstice de deux pierres, en détacher
une, et enfin, à l'aide d'un foret, opérer la percée de plusieurs
petits boyaux parallèles. A dix heures, tout était terminé, les
saucissons de dynamite étaient en place, et la mèche fut allumée.

Marcel savait qu'elle durerait cinq minutes, et comme il avait remarqué
que la cantine, située dans un sous-sol, formait une véritable cave
voûtée, il vint s'y réfugier avec Octave.

Tout à coup, l'édifice et la cave même furent secoués comme par l'effet
d'un tremblement de terre. Une détonation formidable, pareille à celle
de trois ou quatre batteries de canons tonnant à la fois, déchira les
airs, suivant de près la secousse. Puis, après deux à trois secondes,
une avalanche de débris projetés de tous les côtés retomba sur le sol.

Ce fut, pendant quelques instants, un roulement continu de toits
s'effondrant, de poutres craquant, de murs s'écroulant, au milieu des
cascades claires des vitres cassées.

Enfin, cet horrible vacarme prit fin. Octave et Marcel quittèrent alors
leur retraite.

Si habitué qu'il fût aux prodigieux effets des substances explosives,
Marcel fut émerveillé des résultats qu'il constata. La moitié du
secteur avait sauté, et les murs démantelés de tous les ateliers
voisins du Bloc central ressemblaient à ceux d'une ville bombardée. De
toutes parts les décombres amoncelés, les éclats de verre et les
plâtres couvraient le sol, tandis que des nuages de poussière,
retombant lentement du ciel où l'explosion les avait projetés,
s'étalaient comme une neige sur toutes ces ruines.

Marcel et Octave coururent à la muraille intérieure. Elle était
détruite aussi sur une largeur de quinze à vingt mètres, et, de l'autre
côté de la brèche, l'ex-dessinateur du Bloc central aperçut la cour, à
lui bien connue, où il avait passé tant d'heures monotones.

Du moment où cette cour n'était plus gardée, la grille de fer qui
l'entourait n'était pas infranchissable... Elle fut bientôt franchie.

Partout le même silence.

Marcel passa en revue les ateliers où jadis ses camarades admiraient
ses épures. Dans un coin, il retrouva, à demi ébauché sur sa planche,
le dessin de machine à vapeur qu'il avait commencé, lorsqu'un ordre de
Herr Schultze l'avait appelé au parc. Au salon de lecture, il revit les
journaux et les livres familiers.

Toutes choses avaient gardé la physionomie d'un mouvement suspendu,
d'une vie interrompue brusquement.

Les deux jeunes gens arrivèrent à la limite intérieure du Bloc central
et se trouvèrent bientôt au pied de la muraille qui devait, dans la
pensée de Marcel, les séparer du parc.

<< Est-ce qu'il va falloir encore faire danser ces moellons-là ? lui
demanda Octave.

-- Peut-être... mais, pour entrer, nous pourrions d'abord chercher une
porte qu'une simple fusée enverrait en l'air. >>

Tous deux se mirent à tourner autour du parc en longeant la muraille.
De temps à autre, ils étaient obligés de faire un détour, de doubler un
corps de bâtiment qui s'en détachait comme un éperon, ou d'escalader
une grille. Mais ils ne la perdaient jamais de vue, et ils furent
bientôt récompensés de leurs peines. Une petite porte, basse et louche,
qui interrompait le muraillement, leur apparut.

En deux minutes, Octave eut percé un trou de vrille à travers les
planches de chêne. Marcel, appliquant aussitôt son oeil à cette
ouverture, reconnut, à sa vive satisfaction, que, de l'autre côté,
s'étendait le parc tropical avec sa verdure éternelle et sa température
de printemps.

<< Encore une porte à faire sauter, et nous voilà dans la place !
dit-il à son compagnon.

-- Une fusée pour ce carré de bois, répondit Octave, ce serait trop
d'honneur ! >>

Et il commença d'attaquer la poterne à grands coups de pic.

Il l'avait à peine ébranlée, qu'on entendit une serrure intérieure
grincer sous l'effort d'une clef, et deux verrous glisser dans leurs
gardes.

La porte s'entrouvrit, retenue en dedans par une grosse chaîne.

<< _Wer da ?_ >> (Qui va là ?) dit une voix rauque.

XVII EXPLICATIONS A COUPS DE FUSIL

Les deux jeunes gens ne s'attendaient à rien moins qu'à une pareille
question. Ils en furent plus surpris véritablement qu'ils ne l'auraient
été d'un coup de fusil.

De toutes les hypothèses que Marcel avait imaginées au sujet de cette
ville en léthargie, la seule qui ne se fût pas présentée à son esprit,
était celle-ci : un être vivant lui demandant tranquillement compte de
sa visite. Son entreprise, presque légitime, si l'on admettait que
Stahlstadt fût complètement déserte, revêtait une tout autre
physionomie, du moment où la cité possédait encore des habitants. Ce
qui n'était, dans le premier cas, qu'une sorte d'enquête archéologique,
devenait, dans le second, une attaque à main armée avec effraction.

Toutes ces idées se présentèrent à l'esprit de Marcel avec tant de
force, qu'il resta d'abord comme frappé de mutisme.

<< _Wer da ?_ >> répéta la voix, avec un peu d'impatience.

L'impatience n'était évidemment pas tout à fait déplacée. Franchir pour
arriver à cette porte des obstacles si variés, escalader des murailles
et faire sauter des quartiers de ville, tout cela pour n'avoir rien à
répondre lorsqu'on vous demande simplement :

<< Qui va là ? >> cela ne laissait pas d'être surprenant.

Une demi-minute suffit à Marcel pour se rendre compte de la fausseté de
sa position, et aussitôt, s'exprimant en allemand :

<< Ami ou ennemi à votre gré ! répondit-il. Je demande à parler à Herr
Schultze. >>

Il n'avait pas articulé ces mots qu'une exclamation de surprise se fit
entendre à travers la porte entrebâillée :

<< _Ach !_ >>

Et, par l'ouverture, Marcel put apercevoir un coin de favoris rouges,
une moustache hérissée, un oeil hébété, qu'il reconnut aussitôt. Le
tout appartenait à Sigimer, son ancien garde du corps.

<< Johann Schwartz ! s'écria le géant avec une stupéfaction mêlée de
joie. Johann Schwartz ! >>

Le retour inopiné de son prisonnier paraissait l'étonner presque autant
qu'il avait dû l'être de sa disparition mystérieuse. << Puis-je parler
à Herr Schultze ? >> répéta Marcel, voyant qu'il ne recevait d'autre
réponse que cette exclamation.

Sigimer secoua la tête.

<< Pas d'ordre ! dit-il. Pas entrer ici sans ordre !

-- Pouvez-vous du moins faire savoir à Herr Schultze que je suis là et
que je désire l'entretenir ?

-- Herr Schultze pas ici ! Herr Schultze parti ! répondit le géant avec
une nuance de tristesse.

-- Mais où est-il ? Quand reviendra-t-il ?

-- Ne sais ! Consigne pas changée ! Personne entrer sans ordre ! >>

Ces phrases entrecoupées furent tout ce que Marcel put tirer de
Sigimer, qui, à toutes les questions, opposa un entêtement bestial.

Octave finit par s'impatienter.

<< A quoi bon demander la permission d'entrer ? dit-il. Il est bien
plus simple de la prendre ! >>

Et il se rua contre la porte pour essayer de la forcer. Mais la chaîne
résista, et une poussée, supérieure à la sienne, eut bientôt refermé le
battant, dont les deux verrous furent successivement tirés.

<< Il faut qu'ils soient plusieurs derrière cette planche ! >> s'écria
Octave, assez humilié de ce résultat.

Il appliqua son oeil au trou de vrille, et, presque aussitôt, il poussa
un cri de surprise :

<< Il y a un second géant !

-- Arminius ? >> répondit Marcel.

Et il regarda à son tour par le trou de vrille.

<< Oui ! c'est Arminius, le collègue de Sigimer ! >>

Tout à coup, une autre voix, qui semblait venir du ciel, fit lever la
tête à Marcel.

<< _Wer da ?_ >> disait la voix.

C'était celle d'Arminius, cette fois.

La tête du gardien dépassait la crête de la muraille, qu'il devait
avoir atteinte à l'aide d'une échelle.

<< Allons, vous le savez bien, Arminius ! répondit Marcel. Voulez-vous
ouvrir, oui ou non ? >>

Il n'avait pas achevé ces mots que le canon d'un fusil se montra sur la
crête du mur. Une détonation retentit, et une balle vint raser le bord
du chapeau d'Octave.

<< Eh bien, voilà pour te répondre ! >> s'écria Marcel, qui,
introduisant un saucisson de dynamite sous la porte, la fit voler en
éclats.

A peine la brèche était-elle faite, que Marcel et Octave, la carabine
au poing et le couteau aux dents, s'élancèrent dans le parc.

Contre le pan du mur, lézardé par l'explosion, qu'ils venaient de
franchir, une échelle était encore dressée, et, au pied de cette
échelle, on voyait des traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius
n'étaient là pour défendre le passage.

Les jardins s'ouvraient devant les deux assiégeants dans toute la
splendeur de leur végétation. Octave était émerveillé.

<< C'était magnifique !... dit-il. Mais attention !... Déployons nous
en tirailleurs !... Ces mangeurs de choucroute pourraient bien s'être
tapis derrière les buissons ! >>

Octave et Marcel se séparèrent, et, prenant chacun l'un des côtés de
l'allée qui s'ouvrait devant eux ils avancèrent avec prudence, d'arbre
en arbre, d'obstacle en obstacle, selon les principes de la stratégie
individuelle la plus élémentaire.

La précaution était sage. Ils n'avaient pas fait cent pas, qu'un second
coup de fusil éclata. Une balle fit sauter l'écorce d'un arbre que
Marcel venait à peine de quitter.

<< Pas de bêtises !... Ventre à terre ! >> dit Octave à demi voix.

Et, joignant l'exemple au précepte, il rampa sur les genoux et sur les
coudes jusqu'à un buisson épineux qui bordait le rond-point au centre
duquel s'élevait la Tour du Taureau. Marcel, qui n'avait pas suivi
assez promptement cet avis, essuya un troisième coup de feu et n'eut
que le temps de se jeter derrière le tronc d'un palmier pour en éviter
un quatrième.

<< Heureusement que ces animaux-là tirent comme des conscrits ! cria
Octave à son compagnon, séparé de lui par une trentaine de pas.

-- Chut ! répondit Marcel des yeux autant que des lèvres. Vois-tu la
fumée qui sort de cette fenêtre, au rez-de-chaussée ?... C'est là
qu'ils sont embusqués, les bandits !... Mais je veux leur jouer un tour
de ma façon ! >>

En un clin d'oeil, Marcel eut coupé derrière le buisson un échalas de
longueur raisonnable ; puis, se débarrassant de sa vareuse, il la jeta
sur ce bâton, qu'il surmonta de son chapeau, et il fabriqua ainsi un
mannequin présentable. Il le planta alors à la place qu'il occupait, de
manière à laisser visibles le chapeau et les deux manches, et, se
glissant vers Octave, il lui siffla dans l'oreille :

<< Amuse-les par ici en tirant sur la fenêtre, tantôt de ta place,
tantôt de la mienne ! Moi, je vais les prendre à revers ! >>

Et Marcel, laissant Octave tirailler, se coula discrètement dans les
massifs qui faisaient le tour du rond-point.

Un quart d'heure se passa, pendant lequel une vingtaine de balles
furent échangées sans résultat.

La veste de Marcel et son chapeau étaient littéralement criblés ; mais,
personnellement, il ne s'en trouvait pas plus mal. Quant aux persiennes
du rez-de-chaussée, la carabine d'Octave les avait mises en miettes.

Tout à coup, le feu cessa, et Octave entendit distinctement ce cri
étouffé :

<< A moi !... Je le tiens !... >>

Quitter son abri, s'élancer à découvert dans le rond-point, monter à
l'assaut de la fenêtre, ce fut pour Octave l'affaire d'une demi-minute.
Un instant après, il tombait dans le salon.

Sur le tapis, enlacés comme deux serpents, Marcel et Sigimer luttaient
désespérément. Surpris par l'attaque soudaine de son adversaire, qui
avait ouvert à l'improviste une porte intérieure, le géant n'avait pu
faire usage de ses armes. Mais sa force herculéenne en faisait un
redoutable adversaire, et, quoique jeté à terre, il n'avait pas perdu
l'espoir de reprendre le dessus. Marcel, de son côté, déployait une
vigueur et une souplesse remarquables.

La lutte eût nécessairement fini par la mort de l'un des combattants,
si l'intervention d'Octave ne fat arrivée à point pour amener un
résultat moins tragique. Sigimer, pris par les deux bras et désarmé, se
vit attaché de manière à ne pouvoir plus faire un mouvement.

<< Et l'autre ? >> demanda Octave.

Marcel montra au bout de l'appartement un sofa sur lequel Arminius
était étendu tout sanglant.

<< Est-ce qu'il a reçu une balle ? demanda Octave.

-- Oui >>, répondit Marcel.

Puis il s'approcha d'Arminius.

<< Mort ! dit-il.

-- Ma foi, le coquin ne l'a pas volé ! s'écria Octave.

-- Nous voilà maîtres de la place ! répondit Marcel. Nous allons
procéder à une visite sérieuse. D'abord le cabinet de Herr Schultze ! >>

Du salon d'attente où venait de se passer le dernier acte du siège, les
deux jeunes gens suivirent l'enfilade d'appartements qui conduisait au
sanctuaire du Roi de l'Acier.

Octave était en admiration devant toutes ces splendeurs.

Marcel souriait en le regardant et ouvrait une à une les portes qu'il
rencontrait devant lui jusqu'au salon vert et or.

Il s'attendait bien à y trouver du nouveau, mais rien d'aussi singulier
que le spectacle qui s'offrit à ses yeux. On eut dit que le bureau
central des postes de New York ou de Paris, subitement dévalisé, avait
été jeté pêle-mêle dans ce salon. Ce n'étaient de tous côtés que
lettres et paquets cachetés, sur le bureau, sur les meubles, sur le
tapis. On enfonçait jusqu'à mi-jambe dans cette inondation. Toute la
correspondance financière, industrielle et personnelle de Herr
Schultze, accumulée de jour en jour dans la boîte extérieure du parc,
et fidèlement relevée par Arminius et Sigimer, était là dans le cabinet
du maître.

Que de questions, de souffrances, d'attentes anxieuses, de misères, de
larmes enfermées dans ces plis muets à l'adresse de Herr Schultze ! Que
de millions aussi, sans doute, en papier, en chèques, en mandats, en
ordres de tout genre !... Tout cela dormait là, immobilisé par
l'absence de la seule main qui eut le droit de faire sauter ces
enveloppes fragiles mais inviolables.

<< Il s'agit maintenant, dit Marcel, de retrouver la porte secrète du
laboratoire ! >>

Il commença donc à enlever tous les livres de la bibliothèque. Ce fut
en vain. Il ne parvint pas à découvrir le passage masqué qu'il avait un
jour franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain il ébranla un à un
tous les panneaux, et, s'armant d'une tige de fer qu'il prit dans la
cheminée, il les fit sauter l'un après l'autre ! En vain il sonda la
muraille avec l'espoir de l'entendre sonner le creux ! Il fut bientôt
évident que Herr Schultze, inquiet de n'être plus seul à posséder le
secret de la porte de son laboratoire, l'avait supprimée.

Mais il avait nécessairement dû en faire ouvrir une autre.

<< Où ?... se demandait Marcel. Ce ne peut être qu'ici, puisque c'est
ici qu'Arminius et Sigimer ont apporté les lettres ! C'est donc dans
cette salle que Herr Schultze a continué de se tenir après mon départ !
Je connais assez ses habitudes pour savoir qu'en faisant murer l'ancien
passage, il aura voulu en avoir un autre à sa portée, à l'abri des
regards indiscrets !... Serait-ce une trappe sous le tapis ? >>

Le tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il n'en fut pas moins
décloué et relevé. Le parquet, examiné feuille à feuille, ne présentait
rien de suspect.

<< Qui te dit que l'ouverture est dans cette pièce ? demanda Octave.

-- J'en suis moralement sûr ! répondit Marcel.

-- Alors il ne me reste plus qu'à explorer le plafond >>, dit Octave en
montant sur une chaise.

Son dessein était de grimper jusque sur le lustre et de sonder le tour
de la rosace centrale à coups de crosse de fusil.

Mais Octave ne fut pas plus tôt suspendu au candélabre doré, qu'à son
extrême surprise, il le vit s'abaisser sous sa main. Le plafond bascula
et laissa à découvert un trou béant, d'où une légère échelle d'acier
descendit automatiquement jusqu'au ras du parquet.

C'était comme une invitation à monter.

<< Allons donc ! Nous y voilà ! >> dit tranquillement Marcel ; et il
s'élança aussitôt sur l'échelle, suivi de près par son compagnon.

XVIII L'AMANDE DU NOYAU

L'échelle d'acier s'accrochait par son dernier échelon au parquet même
d'une vaste salle circulaire, sans communication avec l'extérieur.
Cette salle eût été plongée dans l'obscurité la plus complète, si une
éblouissante lumière blanchâtre n'eût filtré à travers l'épaisse vitre
d'un oeil-de-boeuf, encastré au centre de son plancher de chêne. On eût
dit le disque lunaire, au moment où dans son opposition avec le soleil,
il apparaît dans toute sa pureté.

Le silence était absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne
pouvaient ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans
l'antichambre d'un monument funéraire.



 


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