Les chansons de Bilitis
by
Pierre Louÿs

Part 2 out of 3



quand je sens ta vie contre ma vie, quand
tes genoux se dressent derrière moi, alors
ma bouche haletante ne sait même plus
trouver la tienne.

Étreins-moi comme je t'étreins! Vois, la
lampe vient de mourir, nous roulons dans la
nuit; mais je presse ton corps brûlant et
j'entends ta plainte perpétuelle...

Gémis! gémis! gémis! ô femme! Erôs
nous traîne dans la douleur. Tu souffrirais
moins sur ce lit pour mettre un enfant au
monde que pour accoucher de ton amour.



73 -- REPRISE (non traduite)



74 -- LE COEUR


Haletante, je lui pris la main et je
l'appliquai fortement sous la peau moite de
mon sein gauche. Et je tournais la tête ici
et là et je remuais les lèvres sans parler.

Mon coeur affolé, brusque et dur, battait
et battait ma poitrine, comme un satyre
emprisonné heurterait, ployé dans une outre.
Elle me dit: « Ton coeur te fait mal... »

« Ô Mnasidika, répondis-je, le coeur des
femmes n'est pas là. Celui-ci est un pauvre
oiseau, une colombe qui remue ses ailes
faibles. Le coeur des femmes est plus terrible.

« Semblable à une petite baie de myrte,
il brûle dans la flamme rouge et sous une
écume abondante. C'est là que je me sens
mordue par la vorace Aphroditê. »



75 -- PAROLES DANS LA NUIT


Nous reposons, les yeux fermés; le silence
est grand autour de notre couche. Nuits
ineffables de l'été! Mais elle, qui me croit
endormie, pose sa main chaude sur mon bras.

Elle murmure: « Bilitis, tu dors? » Le coeur
me bat, mais sans répondre, je respire
régulièrement comme une femme couchée dans
les rêves. Alors elle commence à parler:

« Puisque tu ne m'entends pas, dit-elle,
ah! que je t'aime! » Et elle répète mon nom.
« Bilitis... Bilitis... » Et elle m'effleure du
bout de ses doigts tremblants:

« C'est à moi, cette bouche! à moi seule!
Y en a-t-il une plus belle au monde? Ah!
mon bonheur, mon bonheur! C'est à moi
ces bras nus, cette nuque et ces cheveux... »



76 -- L'ABSENCE


Elle est sortie, elle est loin, mais je la
vois, car tout est plein d'elle dans cette
chambre, tout lui appartient, et moi comme
le reste.

Ce lit encore tiède où je laisse errer ma
bouche, est foulé à la mesure de son corps.
Dans ce coussin tendre a dormi sa petite tête
enveloppée de cheveux.

Ce bassin est celui où elle s'est lavée; ce
peigne a pénétré les noeuds de sa chevelure
emmêlée. Ces pantoufles prirent ses pieds
nus. Ces poches de gaze continrent ses seins.

Mais ce que je n'ose toucher du doigt, c'est
ce miroir où elle a vu ses meurtrissures
toutes chaudes, et où subsiste peut-être
encore le reflet de ses lèvres mouillées.



77 -- L'AMOUR


Hélas, si je pense à elle, ma gorge se dessèche,
ma tête retombe, mes seins durcissent et me
font mal, je frissonne et je pleure en marchant.

Si je la vois, mon coeur s'arrête, mes mains
tremblent, mes pieds se glacent, une rougeur
de feu monte à mes joues, mes tempes battent
douloureusement.

Si je la touche, je deviens folle, mes bras
se raidissent, mes genoux défaillent. Je tombe
devant elle, et je me couche comme une
femme qui va mourir.

De tout ce qu'elle me dit je me sens blessée.
Son amour est une torture et les passants
entendent mes plaintes... Hélas! Comment
puis-je l'appeler Bien-Aimée?



78 -- LA PURIFICATION


Te voilà! défais tes bandelettes, et tes
agrafes et ta tunique. Ôte jusqu'à tes
sandales, jusqu'aux rubans de tes jambes,
jusqu'à la bande de ta poitrine.

Lave le noir de tes sourcils, et le rouge de
tes lèvres. Efface le blanc de tes épaules
et défrise tes cheveux dans l'eau.

Car je veux t'avoir toute pure, telle que tu
naquis sur le lit, aux pieds de ta mère féconde
et devant ton père glorieux,

Si chaste que ma main dans ta main te fera
rougir jusqu'à la bouche, et qu'un mot de moi
sous ton oreille affolera tes yeux
tournoyants.



79 -- LA BERCEUSE DE MNASIDIKA


Ma petite enfant, si peu d'années que j'aie
de plus que toi-même, je t'aime, non pas
comme une amante, mais comme si tu étais
sortie de mes entrailles laborieuses.

Lorsque étendue sur mes genoux, tes deux
bras frêles autour de moi, tu cherches mon
sein, la bouche tendue, et me tettes avec
lenteur entre tes lèvres palpitantes,

Alors je rêve qu'autrefois, j'ai allaité
réellement cette bouche douillette, souple et
baignée, ce vase myrrhin couleur de pourpre
où le bonheur de Bilitis est mystérieusement
enfermé.

Dors. Je te bercerai d'une main sur mon
genou qui se lève et s'abaisse. Dors ainsi.
Je chanterai pour toi les petites chansons
lamentables qui endorment les nouveaux-nés...



80 -- PROMENADE AU BORD DE LA MER


Comme nous marchions sur la plage, sans
parler, et enveloppées jusqu'au menton
dans nos robes de laine sombre, des jeunes
filles joyeuses ont passé.

« Ah! c'est Bilitis et Mnasidika! Voyez,
le beau petit écureuil que nous avons pris:
il est doux comme un oiseau et effaré comme
un lapin.

« Chez Lydé nous le mettrons en cage et nous
lui donnerons beaucoup de lait avec des
feuilles de salade. C'est une femelle, elle
vivra longtemps. »

Et les folles sont parties en courant. Pour
nous, sans parler nous nous sommes assises,
moi sur une roche, elle sur le sable, et nous
avons regardé la mer.



81 -- L'OBJET


« Salut, Bilitis, Mnasidika, salut. -- Assieds-toi.
Comment va ton mari? -- Trop bien. Ne lui dites
pas que vous m'avez vue. Il me tuerait s'il me
savait ici. -- Sois sans crainte.

-- Et voilà votre chambre? et voilà votre
lit? Pardonne-moi. Je suis curieuse. -- Tu
connais cependant le lit de Myrrhinê. -- Si
peu. -- On la dit jolie. -- Et lascive, ô ma
chère! mais taisons-nous.

-- Que voulais-tu de moi? -- Que tu me
prêtes... -- Parle. -- Je n'ose nommer
l'objet. -- Nous n'en avons pas. -- Vraiment?
-- Mnasidika est vierge. -- Alors, où en
acheter? -- Chez le cordonnier Drakhôn.

-- Dis aussi: qui te vend ton fil à broder?
Le mien se casse dès qu'on le regarde. --
Je le fais moi-même, mais Naïs en vend
d'excellent. -- À quel prix? -- Trois oboles.
-- C'est cher. Et l'objet? -- Deux drachmes
-- Adieu. »



82 -- SOIR PRÈS DU FEU


L'hiver est dur, Mnasidika. Tout est froid,
hors notre lit. Lève-toi, cependant, viens
avec moi, car j'ai allumé un grand feu avec
des souches mortes et du bois fendu.

Nous nous chaufferons accroupies, toutes
nues, nos cheveux sur le dos, et nous boirons
du lait dans la même coupe et nous mangerons
des gâteaux au miel.

Comme la flamme est sonore et gaie! N'es-tu
pas trop près? Ta peau devient rouge.
Laisse-moi la baiser partout où le feu l'a
faite brûlante.

Au milieu des tisons ardents je vais chauffer
le fer et te coiffer ici. Avec les charbons
éteints j'écrirai ton nom sur le mur.



83 -- PRIÈRES


Que veux-tu? dis-le. S'il le faut, je
vendrai mes derniers bijoux pour qu'une
esclave attentive guette le désir de tes
yeux, la soif quelconque de tes lèvres.

Si le lait de nos chèvres te semble fade, je
louerai pour toi, comme pour un enfant, une
nourrice aux mamelles gonflées qui chaque
matin t'allaitera.

Si notre lit te semble rude, j'achèterai tous
les coussins mous, toutes les couvertures de
soie, tous les draps fourrés de plumes des
marchandes amathusiennes.

Tout. Mais il faut que je te suffise, et si
nous dormions sur la terre, il faut que la
terre te soit plus douce que le lit chaud
d'une étrangère.



84 -- LES YEUX


Larges yeux de Mnasidika, combien vous
me rendez heureuse quand l'amour noircit
vos paupières et vous anime et vous noie
sous les larmes;

Mais combien folle, quand vous vous
détournez ailleurs, distraits par une femme
qui passe ou par un souvenir qui n'est pas
le mien.

Alors mes joues se creusent, mes mains
tremblent et je souffre... Il me semble que
de toutes parts, et devant vous ma vie s'en va.

Larges yeux de Mnasidika, ne cessez pas de me
regarder! ou je vous trouerai avec mon
aiguille et vous ne verrez plus que la nuit
terrible.



85 -- LES FARDS


Tout, et ma vie, et le monde, et les hommes,
tout ce qui n'est pas elle n'est rien.
Tout ce qui n'est pas elle, je te le donne,
passant.

Sait-elle que de travaux j'accomplis pour
être belle à ses yeux, par ma coiffure et par
mes fards, par mes robes et mes parfums?

Aussi longtemps je tournerais la meule, je
ferais plonger la rame ou je bêcherais la
terre, s'il fallait à ce prix la retenir ici.

Mais faites qu'elle ne l'apprenne jamais,
Déesses qui veillez sur nous! Le jour où
elle saura que je l'aime elle cherchera une
autre femme.



86 -- LE SILENCE DE MNASIDIKA


Elle avait ri toute la journée, et même elle
s'était un peu moquée de moi. Elle avait
refusé de m'obéir, devant plusieurs femmes
étrangères.

Quand nous sommes rentrées, j'ai affecté
de ne pas lui parler, et comme elle se jetait
à mon cou, en disant: « Tu es fâchée? » je
lui ai dit:

« Ah! tu n'es plus comme autrefois, tu n'es
plus comme le premier jour. Je ne te
reconnais plus, Mnasidika. » Elle ne m'a rien
répondu;

Mais elle a mis tous ses bijoux qu'elle ne
portait plus depuis longtemps, et la même
robe jaune brodée de bleu que le jour de
notre rencontre.



87 -- SCÈNE


« Où étais-tu? -- Chez la marchande de fleurs.
J'ai acheté des iris très beaux. Les voici,
je te les apporte. -- Pendant si longtemps tu
as acheté quatre fleurs? -- La marchande m'a
retenue.

-- Tu as les joues pâles et les yeux
brillants. -- C'est la fatigue de la
route. -- Tes cheveux sont mouillés et
mêlés. -- C'est la chaleur et c'est le vent
qui m'ont toute décoiffée.

-- On a dénoué ta ceinture. J'avais fait le
noeud moi-même, plus lâche que celui-ci. --
Si lâche qu'elle s'est défaite; un esclave qui
passait me l'a renouée.

-- Il y a une trace à ta robe. -- C'est l'eau
des fleurs qui est tombée. -- Mnasidika, ma
petite âme, tes iris sont les plus beaux qu'il
y ait dans tout Mytilène. -- Je le sais bien,
je le sais bien. »



88 -- ATTENTE


Le soleil a passé toute la nuit chez les
morts depuis que je l'attends, assise sur mon
lit, lasse d'avoir veillé. La mèche de la lampe
épuisée a brûlé jusqu'à la fin.

Elle ne reviendra plus: voici la dernière
étoile. Je sais bien qu'elle ne viendra plus.
Je sais même le nom que je hais. Et cependant
j'attends encore.

Qu'elle vienne maintenant! oui, qu'elle
vienne, la chevelure défaite et sans roses,
la robe souillée, tachée, froissée, la langue
sèche et les paupières noires!

Dès qu'elle ouvrira la porte, je lui dirai...
mais la voici... C'est sa robe que je touche,
ses mains, ses cheveux, sa peau. Je l'embrasse
d'une bouche éperdue, et je pleure.



89 -- LA SOLITUDE


Pour qui maintenant farderais-je mes lèvres?
Pour qui polirais-je mes ongles? Pour qui
parfumerais-je mes cheveux?

Pour qui mes seins poudrés de rouge, s'ils ne
doivent plus la tenter? Pour qui mes bras
lavés de lait s'ils ne doivent plus jamais
l'étreindre?

Comment pourrais-je dormir? Comment
pourrais-je me coucher? Ce soir ma main,
dans tout mon lit, n'a pas trouvé sa main
chaude.

Je n'ose plus rentrer chez moi, dans la
chambre affreusement vide. Je n'ose plus
rouvrir la porte. Je n'ose même plus rouvrir
les yeux.



90 -- LETTRE


Cela est impossible, impossible. Je t'en
supplie à genoux, avec larmes, toutes les
larmes que j'ai pleurées sur cette horrible
lettre, ne m'abandonne pas ainsi.

Songes-tu combien c'est affreux de te reperdre
à jamais pour la seconde fois, après avoir
eu l'immense joie d'espérer te reconquérir.
Ah! mes amours! ne sentez-vous donc
pas à quel point je vous aime!

Écoute-moi. Consens à me revoir encore
une fois. Veux-tu être demain, au soleil
couchant, devant ta porte? Demain, ou le jour
suivant. Je viendrai te prendre. Ne me refuse
pas cela.

La dernière fois peut-être, soit, mais encore
cette fois, encore cette fois! Je te le
demande, je te le crie, et songe que de ta
réponse dépend le reste de ma vie.



91 -- LA TENTATIVE


Tu étais jalouse de nous, Gyrinno, fille
trop ardente. Que de bouquets as-tu fait
suspendre au marteau de notre porte! Tu
nous attendais au passage et tu nous suivais
dans la rue.

Maintenant tu es selon tes voeux, étendue
à la place aimée, et la tête sur ce coussin
où flotte une autre odeur de femme. Tu es
plus grande qu'elle n'était. Ton corps
différent m'étonne.

Regarde, je t'ai enfin cédé. Oui, c'est
moi. Tu peux jouer avec mes seins, caresser
ma hanche, ouvrir mes genoux. Mon corps
tout entier s'est livré à tes lèvres
infatigables, -- hélas!

Ah! Gyrinno! avec l'amour mes larmes aussi
débordent! Essuie-les avec tes cheveux, ne
les baise pas, ma chérie; et enlace moi de
plus près encore pour maîtriser mes
tremblements.



92 -- L'EFFORT


Encore! assez de soupirs et de bras étirés!
Recommence! Penses-tu donc que l'amour
soit un délassement? Gyrinno, c'est
une tâche, et de toutes la plus rude.

Réveille-toi! Il ne faut pas que tu dormes!
Que m'importent tes paupières bleues et
la barre de douleur qui brûle tes jambes
maigres. Astarté bouillonne dans mes reins.

Nous nous sommes couchées avant le crépuscule.
Voici déjà la mauvaise aurore; mais je ne
suis pas lasse pour si peu. Je ne dormirai
pas avant le second soir.

Je ne dormirai pas: il ne faut pas que tu
dormes. Oh! comme la saveur du matin est
amère! Gyrinno, appprécie-la. Les baisers
sont plus difficiles, mais plus étranges, et
plus lents.



93 -- MYRRHINÊ (non traduite)



94 -- A GYRINNÔ


Ne crois pas que je t'aie aimée. Je t'ai
mangée comme une figue mûre, je t'ai bue
comme une eau ardente, je t'ai portée autour
de moi comme une ceinture de peau.

Je me suis amusée de ton corps, parce que
tu as les cheveux courts, les seins en pointe
sur ton corps maigre, et les mamelons noirs
comme deux petites dattes.

Comme il faut de l'eau et des fruits, une
femme aussi est nécessaire, mais déjà je ne
sais plus ton nom, toi qui as passé dans mes
bras comme l'ombre d'une autre adorée.

Entre ta chair et la mienne, un rêve brûlant
m'a possédée. Je te serrais sur moi comme
sur une blessure et je criais: Mnasidika!
Mnasidika! Mnasidika!



95 -- LE DERNIER ESSAI


« Que veux-tu, vieille? -- Te consoler. -- C'est
peine perdue. -- On m'a dit que depuis ta
rupture, tu allais d'amour en amour sans
trouver l'oubli ni la paix. Je viens te
proposer quelqu'un.

-- Parle. -- C'est une jeune esclave née à
Sardes. Elle n'a pas sa pareille au monde,
car elle est à la fois homme et femme, bien
que sa poitrine et ses longs cheveux et sa
voix claire fassent illusion.

-- Son âge? -- Seize ans. -- Sa taille? -- Grande.
Elle n'a connu personne ici, hors Psappha
qui en est éperdument amoureuse et a voulu
me l'acheter vingt mines. Si tu la loues,
elle est à toi. -- Et qu'en ferai-je?

Voici vingt-deux nuits que j'essaye en vain
d'échapper au souvenir... Soit, je prendrai
celle-ci encore, mais préviens la pauvre
petite, pour qu'elle ne s'effraye point si je
sanglote dans ses bras. »



96 -- LE SOUVENIR DÉCHIRANT


Je me souviens... (à quelle heure du jour ne
l'ai-je pas devant mes yeux?) je me souviens
de la façon dont Elle soulevait ses cheveux
avec ses faibles doigts si pâles.

Je me souviens d'une nuit qu'elle passa,
la joue sur mon sein, si doucement, que le
bonheur me tint éveillée, et le lendemain elle
avait au visage la marque de la papille ronde.

Je la vois tenant sa tasse de lait et me
regardant de côté, avec un sourire. Je la
vois, poudrée et coiffée, ouvrant ses grands
yeux devant son miroir, et retouchant du
doigt le rouge de ses lèvres.

Et surtout, si mon désespoir est une perpétuelle
torture, c'est que je sais, instant par
instant, comment elle défaille dans les bras
de l'autre, et ce qu'elle lui demande et ce
qu'elle lui donne.



97 -- À LA POUPÉE DE CIRE


Poupée de cire, jouet chéri qu'elle appelait
son enfant, elle t'a laissée toi aussi et elle
t'oublie comme moi, qui fus avec elle ton
père ou ta mère, je ne sais.

La pression de ses lèvres avaient déteint
tes petites joues; et à ta main gauche voici
ce doigt cassé qui la fit tant pleurer. Cette
petite cyclas que tu portes, c'est elle qui te
l'a brodée.

À l'entendre, tu savais déjà lire. Pourtant
tu n'étais pas sevrée, et le soir, penchée sur
toi, elle ouvrait sa tunique et te donnait le
sein, « afin que tu ne pleures pas », disait-elle.

Poupée, si je voulais la revoir, je te donnerais
à l'Aphroditê, comme le plus cher de mes cadeaux.
Mais je veux penser qu'elle est tout à fait morte.



98 -- CHANT FUNÈBRE


Chantez un chant funèbre, muses Mytiléniennes,
chantez! La terre est sombre comme un vêtement
de deuil et les arbres jaunes frissonnent comme
des chevelures coupées.

Héraïos! ô mois triste et doux! les feuilles
tombent doucement comme la neige; le soleil
est plus pénétrant dans la forêt plus éclaircie.
Je n'entends plus rien que le silence.

Voici qu'on a porté au tombeau Pittakos
chargé d'années. Beaucoup sont morts, que
j'ai connus. Et celle qui vit est pour moi
comme si elle n'était plus.

Celui-ci est le dixième automne que j'ai vu
mourir sur cette plaine. Il est temps aussi
que je disparaisse. Pleurez avec moi, muses
Mytiléniennes, pleurez sur mes pas!




III

ÉPIGRAMMES DANS L'ÎLE DE CHYPRE


geu'sate kai` krhoki'nois chrhi'sate gui^a my'rhois.
Kai` Mytil_enai'_o*i to`n pneu`mona te'gxate Bakch_o*i
xai` syzeu'xate moi ph_ola'da parhthenix_e'n.>

PHILODÈME.



99 -- HYMNE À ASTARTÉ


Mère inépuisable, incorruptible, créatrice,
née la première, engendrée par toi-même,
conçue de toi-même, issue de toi seule et
qui te réjouis en toi, Astarté!

Ô perpétuellement fécondée, ô vierge et
nourrice de tout, chaste et lascive, pure et
jouissante, ineffable, nocturne, douce,
respiratrice du feu, écume de la mer!

Toi qui accordes en secret la grâce, toi
qui unis, toi qui aimes, toi qui saisis d'un
furieux désir les races multipliées des bêtes
sauvages, et joins les sexes dans les forêts,

Ô Astarté irrésistible, entends-moi, prends-moi,
possède-moi, ô Lune! et treize fois, chaque
année, arrache à mes entrailles la libation
de mon sang!



100 -- HYMNE À LA NUIT


Les masses noires des arbres ne bougent
pas plus que des montagnes. Les étoiles
emplissent un ciel immense. Un air chaud
comme un souffle humain caresse mes yeux
et mes joues.

Ô Nuit qui enfantas les Dieux! comme tu es
douce sur mes lèvres! comme tu es chaude
dans mes cheveux! comme tu entres en moi
ce soir, et comme je me sens grosse de tout
ton printemps!

Les fleurs qui vont fleurir vont toutes
naître de moi. Le vent qui respire est mon
haleine. Le parfum qui passe est mon désir.
Toutes les étoiles sont dans mes yeux.

Ta voix, est-ce le bruit de la mer, est-ce
le silence de la plaine? Ta voix, je ne la
comprends pas, mais elle me jette la tête aux
pieds et mes larmes lavent mes deux mains.



101 -- LES MÉNADES


À travers les forêts qui dominent la mer,
les Ménades se sont ruées. Maskhalê aux
seins fougueux, hurlante, brandissait le
phallos, qui était de bois de sycomore et
barbouillé de vermillon.

Toutes, sous la bassaris et les couronnes
de pampre, couraient et criaient et sautaient,
les crotales claquaient dans les mains, et
les thyrses crevaient la peau des tympanôns
retentissants.

Chevelures mouillées, jambes agiles, seins
rougis et bousculés, sueur des joues, écume
des lèvres, ô Dionysos, elles t'offraient
en retour l'ardeur que tu jetais en elles!

Et le vent de la mer relevant vers le ciel
les cheveux roux de Héliokomis, les tordait
comme une flamme furieuse sur une torche
de blanche cire.



102 -- LA MER DE KYPRIS


Sur le plus haut promontoire je me suis
couchée en avant. La mer était noire comme
un champ de violettes. La voie lactée
ruisselait de la grande mamelle divine.

Mille Ménades autour de moi dormaient dans
les fleurs déchirées. Les longues herbes
se mêlaient aux chevelures. Et voici que
le soleil naquit dans l'eau orientale.

C'étaient les mêmes flots et le même rivage
qui virent un jour apparaître le corps blanc
d'Aphrodita... Je cachai tout à coup mes
yeux dans mes mains.

Car j'avais vu trembler sur l'eau mille
petites lèvres de lumière: le sexe pur ou le
sourire de Kypris Philommeïdès.



103 -- LES PRÊTRESSES DE L'ASTARTÉ


Les prêtresses de l'Astarté font l'amour au
lever de la lune; puis elles se relèvent et
se baignent dans un bassin vaste aux
margelles d'argent.

De leurs doigts recourbés, elles peignent
leurs chevelures, et leurs mains teintes de
pourpre, mêlées à leurs boucles noires,
semblent des branches de corail dans une mer
sombre et flottante.

Elles ne s'épilent jamais, pour que le
triangle de la déesse marque leur ventre
comme un temple; mais elles se teignent au
pinceau et se parfument profondément.

Les prêtresses de l'Astarté font l'amour au
coucher de la lune; puis dans une salle de
tapis où brûle une haute lampe d'or, elles se
couchent au hasard.



104 -- LES MYSTÈRES


Dans l'enceinte trois fois mystérieuse, où
les hommes ne pénètrent pas, nous t'avons
fêtée, Astarté de la Nuit, Mère du Monde,
Fontaine de la vie des Dieux!

J'en révélerai quelque chose, mais pas
plus qu'il n'est permis. Autour du Phallos
couronné, cent vingt femmes se balançaient
en criant. Les initiées étaient en habits
d'hommes, les autres en tunique fendue.

Les fumées des parfums, les fumées des
torches, flottaient entre nous comme des
nuées. Je pleurais à larmes brûlantes.
Toutes, aux pieds de la Borbeia nous nous
sommes jetées sur le dos.

Enfin, quand l'Acte religieux fut consommé,
et quand, dans le Triangle Unique on eut
plongé le phallos pourpré, alors le mystère
commença, mais je n'en dirai pas davantage.



105 -- LES COURTISANES ÉGYPTIENNES


Je suis allée avec Plango chez les courtisanes
égyptiennes, tout en haut de la vieille ville.
Elles ont des amphores de terre, des plateaux
de cuivre et des nattes jaunes où elles
s'accroupissent sans effort.

Leurs chambres sont silencieuses, sans
angles et sans encoignures, tant les couches
successives de chaux bleue ont émoussé les
chapiteaux et arrondi le pied des murs.

Elles se tiennent immobiles, les mains
posées sur les genoux. Quand elles offrent
la bouillie elles murmurent: « Bonheur. »
Et quand on les remercie, elles disent:
« Grâce à toi. »

Elles comprennent le hellène et feignent de
le parler mal pour se rire de nous dans leur
langue; mais nous, dent pour dent, nous
parlons lydien et elles s'inquiètent tout à
coup.



106 -- JE CHANTE MA CHAIR ET MA VIE


Certes je ne chanterai pas les amantes
célèbres. Si elles ne sont plus, pourquoi
en parler? Ne suis-je pas semblable à elles?
N'ai-je pas trop de songer à moi-même?

Je t'oublierai, Pasiphaë, bien que ta passion
fût extrême. Je ne te louerai pas, Syrinx
ni toi, Byblis, ni toi, par la déesse entre
toutes choisie, Hélène aux bras blancs!

Si quelqu'un souffrit, je ne le sens qu'à
peine. Si quelqu'un aima, j'aime davantage.
Je chante ma chair et ma vie, et non pas
l'ombre stérile des amoureuses enterrées.

Reste couché, ô mon corps, selon ta mission
voluptueuse! Savoure la jouissance
quotidienne et les passions sans lendemain.
Ne laisse pas une joie inconnue aux regrets
du jour de ta mort.



107 -- LES PARFUMS


Je me parfumerai toute la peau pour attirer
les amants. Sur mes belles jambes, dans
un bassin d'argent, je verserai du nard de
Tarsos et du metôpiôn d'Aigypte.

Sous mes bras, de la menthe crépue; sur
mes cils et sur mes yeux, de la marjolaine
de Kôs. Esclave, défais ma chevelure et
emplis-la de fumée d'encens.

Voici l'oïnanthê des montagnes de Kypre; je
la ferai couler entre mes seins; la liqueur
de rose qui vient de Phasêlis embaumera ma
nuque et mes joues.

Et maintenant, répands sur mes reins la
bakkaris irrésistible. Il vaut mieux, pour
une courtisane, connaître les parfums de
Lydie que les moeurs du Péloponnèse.



108 -- CONVERSATION


« Bonjour. -- Bonjour aussi. -- Tu es bien
pressée. -- Peut-être moins que tu ne
penses. -- Tu es une jolie fille. -- Peut-être
plus que tu ne crois.

-- Quel est ton nom charmant? -- Je ne dis
pas cela si vite. -- Tu as quelqu'un ce
soir? -- Toujours celui qui m'aime. -- Et
comment l'aimes-tu? -- Comme il veut.

-- Soupons ensemble. -- Si tu le désires.
Mais que donnes-tu? -- Ceci. -- Cinq drachmes?
C'est pour mon esclave. Et pour moi?
-- Dis toi-même. -- Cent.

-- Où demeures-tu? -- Dans cette maison
bleue. -- À quelle heure veux-tu que je
t'envoie chercher? -- Tout de suite si tu
veux. -- Tout de suite. -- Va devant. »



109 -- LA ROBE DÉCHIRÉE


« Holà! par les deux déesses, qui est
l'insolent qui a mis le pied sur ma
robe? -- C'est un amoureux. -- C'est un
sot. -- J'ai été maladroit, pardonne-moi.

-- L'imbécile! ma robe jaune est toute
déchirée par derrière, et si je marche ainsi
dans la rue, on va me prendre pour une
fille pauvre qui sert la Kypris inverse.

-- Ne t'arrêteras-tu pas? -- Je crois qu'il
me parle encore! -- Me quitteras-tu ainsi
fâchée?... Tu ne réponds pas? Hélas!
je n'ose plus parler.

-- Il faut bien que je rentre chez moi
pour changer de robe. -- Et je ne puis te
suivre? -- Qui est ton père? -- C'est le
riche armateur Nikias. -- Tu as de beaux
yeux, je te pardonne. »



110 -- LES BIJOUX


Un diadème d'or ajouré couronne mon front
étroit et blanc. Cinq chaînettes d'or, qui
font le tour de mes joues et de mon menton,
se suspendent aux cheveux par deux larges
agrafes.

Sur mes bras qu'envierait Iris, treize
bracelets d'argent s'étagent. Qu'ils sont
lourds! Mais ce sont des armes; et je sais
une ennemie qui en a souffert.

Je suis vraiment toute couverte d'or. Mes
seins sont cuirassés de deux pectoraux d'or.
Les images des dieux ne sont pas aussi riches
que je le suis.

Et je porte sur ma robe épaisse une cointure
lamée d'argent. Tu pourras y lire ce vers:
« Aime-moi éternellement; mais ne sois pas
aflligé si je te trompe trois fois par jour. »



111 -- L'INDIFFÉRENT


Dès qu'il est entré dans ma chambre, quel
qu'il soit (cela importe-t-il?): « Vois,
dis-je à l'esclave, quel bel homme! et
qu'une courtisane est heureuse! »

Je le déclare Adônis, Arès ou Héraklès
selon son visage, ou le Vieillard des Mers,
si ses cheveux sont de pâle argent. Et
alors, quels dédains pour la jeunesse légère!

« Ah! fais-je, si je n'avais pas demain à
payer mon fleuriste et mon orfèvre, comme
j'aimerais à te dire: Je ne veux pas de ton
or! Je suis ta servante passionnée! »

Puis, quand il a refermé ses bras sous mes
épaules, je vois un batelier du port passer
comme une image divine sur le ciel étoilé
de mes paupières transparentes.



112 -- L'EAU PURE DU BASSIN


« Eau pure du bassin, miroir immobile, dis-moi
ma beauté. -- Ô Bilitis, ou qui que tu sois,
Téthys peut-être ou Amphritritê, tu es belle,
sache-le.

« Ton visage se penche sous ta chevelure
épaisse, gonflée de fleurs et de parfums.
Tes paupières molles s'ouvrent à peine et
tes flancs sont las des mouvements de
l'amour.

« Ton corps fatigué du poids de tes seins
porte les marques fines de l'ongle et les
taches bleues du baiser. Tes bras sont
rougis par l'étreinte. Chaque ligne de ta
peau fut aimée.

-- Eau claire du bassin, ta fraîcheur repose.
Reçois-moi, qui suis lasse en effet. Emporte
le fard de mes joues, et la sueur de mon
ventre et le souvenir de la nuit. »



113 -- LA FÊTE NOCTURNE (non traduite)



114 -- VOLUPTÉ


Sur une terrasse blanche, la nuit, ils nous
laissèrent évanouies dans les roses. La
sueur chaude coulait comme des larmes, de nos
aisselles sur nos seins. Une volupté
accablante empourprait nos têtes renversées.

Quatre colombes captives, baignées dans
quatre parfums, voletèrent au dessus de nous
en silence. De leurs ailes, sur les femmes
nues, ruisselaient des gouttes de senteur.
Je fus inondée d'essence d'iris.

Ô lassitude! je reposai ma joue sur le
ventre d'une jeune fille qui s'enveloppa de
fraîcheur avec ma chevelure humide. L'odeur
de sa peau safranée enivrait ma bouche
ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.

Je dormis, mais un rêve épuisant m'éveilla:
l'iynx, oiseau des désirs nocturnes, chantait
éperdument au loin. Je toussai avec un frisson.
Un bras languissant comme une fleur s'élevait
peu à peu vers la lune, dans l'air.



115 -- L'HÔTELLERIE


Hôtelier, nous sommes quatre. Donne-nous
une chambre et deux lits. Il est trop tard
maintenant pour rentrer à la ville et la
pluie a crevé la route.

Apporte une corbeille de figues, du fromage
et du vin noir; mais ôte d'abord mes sandales
et lave-moi les pieds, car la boue me
chatouille.

Tu feras porter dans la chambre deux bassins
avec de l'eau, une lampe pleine, un cratère
et des kylix. Tu secoueras les couvertures
et tu battras les coussins.

Mais que les lits soient de bon érable et
que les planches soient muettes! Demain
tu ne nous réveilleras pas.



116 -- LA DOMESTICITÉ


Quatre esclaves gardent ma maison: deux
Thraces robustes à ma porte, un Sicilien à
ma cuisine et une Phrygienne docile et
muette pour le service de mon lit.

Les deux Thraces sont de beaux hommes.
Ils ont un bâton à la main pour chasser les
amants pauvres et un marteau pour clouer
sur le mur les couronnes que l'on m'envoie.

Le Sicilien est un cuisinier rare; je l'ai
payé douze mines. Aucun autre ne sait
comme lui préparer des croquettes frites et
des gâteaux de coquelicots.

La Phrygienne me baigne, me coiffe et
m'épile. Elle dort le matin dans ma chambre
et pendant trois nuits, chaque mois, elle me
remplace près de mes amants.



117 -- LE TRIOMPHE DE BILITIS


Les processionnaires m'ont portée en
triomphe, moi, Bilitis, toute nue sur un
char en coquille où des esclaves, pendant la
nuit, avaient effeuillé dix mille roses.

J'étais couchée, les mains sous la nuque,
mes pieds seuls étaient vêtus d'or, et mon
corps s'allongeait mollement, sur le lit de
mes cheveux tièdes mêlés aux pétales frais.

Douze enfants, les épaules ailées, me
servaient comme une déesse; les uns tenaient
un parasol, les autres me mouillaient de
parfums, ou brûlaient de l'encens à la proue.

Et autour de moi j'entendais bruire la rumeur
ardente de la foule, tandis que l'haleine des
désirs flottait sur ma nudité, dans les
brumes bleues des aromates.



118 -- À SES SEINS


Chairs en fleurs, ô mes seins! que vous
êtes riches de volupté! Mes seins dans mes
mains, que vous avez de mollesses et de
moelleuses chaleurs et de jeunes parfums!

Jadis, vous étiez glacés comme une poitrine
de statue et durs comme d'insensibles
marbres. Depuis que vous fléchissez je vous
chéris davantage, vous qui fûtes aimés.

Votre forme lisse et renflée est l'honneur de
mon torse brun. Soit que je vous emprisonne
sous la résille d'or, soit que je vous
délivre tout nus, vous me précédez de votre
splendeur.

Soyez donc heureux cette nuit. Si mes doigts
enfantent des caresses, vous seuls le saurez
jusqu'à demain matin; car, cette nuit,
Bilitis a payé Bilitis.



119 -- LIBERTÉ (non traduite)



120 -- MYDZOURIS


Mydzouris, petite ordure, ne pleure plus.
Tu es mon amie. Si ces femmes t'insultent
encore, c'est moi qui leur répondrai. Viens
sous mon bras, et sèche tes yeux.

Oui, je sais que tu es une horrible enfant
et que ta mère t'apprit de bonne heure à faire
preuve de tous les courages. Mais tu es jeune
et c'est pourquoi tu ne peux rien faire qui
ne soit charmant.

La bouche d'une fille de quinze ans reste
pure malgré tout. Les lèvres d'une femme
chenue, même vierges, sont dégradées; car
le seul opprobre est de vieillir et nous ne
sommes flétries que par la ride.

Mydzouris, j'aime tes yeux francs, ton
nom impudique et hardi, ta voix rieuse et
ton corps léger. Viens chez moi, tu seras
mon aide, et quand nous sortirons ensemble,
les femmes te diront: Salut.



121 -- LE BAIN


Enfant, garde bien la porte et ne laisse
pas entrer les passants, car moi et six filles
aux beaux bras nous nous baignons secrètement
dans les eaux tièdes du bassin.

Nous ne voulons que rire et nager. Laisse
les amants dans la rue. Nous tremperons
nos jambes dans l'eau et, assises sur le bord
du marbre, nous jouerons aux osselets.

Nous jouerons aussi à la balle. Ne laisse
pas entrer les amants; nos chevelures sont
trop mouillées; nos gorges ont la chair de
poule et le bout de nos doigts se ride.

D'ailleurs, il s'en repentirait, celui qui
nous surprendrait nues! Bilitis n'est pas
Athêna, mais elle ne se montre qu'à ses
heures et châtie les yeux trop ardents.



122 -- AU DIEU DE BOIS


Ô Vénérable Priapos, dieu de bois que j'ai
fait sceller dans le marbre du bord de mes
bains, ce n'est pas sans raison, gardien des
vergers, que tu veilles ici sur des
courtisanes.

Dieu, nous ne t'avons pas acheté pour te
sacrifier nos virginités. Nul ne peut donner
ce qu'il n'a plus, et les zélatrices de Pallas
ne courent pas les rues d'Amathonte.

Non. Tu veillais autrefois sur les chevelures
des arbres, sur les fleurs bien arrosées,
sur les fruits lourds et savoureux. C'est
pourquoi nous t'avons choisi.

Garde aujourd'hui nos têtes blondes, les
pavots ouverts de nos lèvres et les violettes
de nos yeux. Garde les fruits durs de nos
seins et donne-nous des amants qui te
ressemblent.



123 -- LA DANSEUSE AUX CROTALES


Tu attaches à tes mains légères tes crotales
retentissants, Myrrhinidion ma chérie, et à
peine nue hors de la robe, tu étires tes membres
nerveux. Que tu es jolie, les bras en l'air,
les reins arqués et les seins rouges!

Tu commences: tes pieds l'un devant l'autre
se posent, hésitent, et glissent mollement.
Ton corps se plie comme une écharpe, tu
caresses ta peau qui frissonne, et la volupté
inonde tes longs yeux évanouis.

Tout à coup, tu claques des crotales! Cambre-
toi sur les pieds dressés, secoue les reins,
lance les jambes et que tes mains pleines de
fracas appellent tous les désirs en bande
autour de ton corps tournoyant!

Nous, applaudissons à grands cris, soit que,
souriant sur l'épaule, tu agites d'un
frémissement ta croupe convulsive et musclée,
soit que tu ondules presque étendue, au
rhythme de tes souvenirs.



124 -- LA JOUEUSE DE FLÛTE


Mélixô, les jambes serrées, le corps penché,
les bras en avant, tu glisses ta double
flûte légère entre tes lèvres mouillées de vin,
et tu joues au dessus de la couche où Téléas
m'étreint encore.

Ne suis-je pas bien imprudente, moi qui loue
une aussi jeune fille pour distraire mes
heures laborieuses, moi qui la montre ainsi
nue aux regards curieux de mes amants, ne
suis-je pas inconsidérée?

Non, Mélixô, petite musicienne, tu es une
honnête amie. Hier tu ne m'as pas refusé de
changer ta flûte pour une autre quand je
désespérais d'accomplir un amour plein de
difficultés. Mais tu es sûre.

Car je sais bien à quoi tu penses. Tu
attends la fin de cette nuit excessive qui
t'anime cruellement en vain et au premier
matin tu courras dans la rue, avec ton seul
ami Psyllos, vers ton petit matelas défoncé.



125 -- LA CEINTURE CHAUDE


« Tu crois que tu ne m'aimes plus, Téléas, et
depuis un mois tu passes tes nuits à table,
comme si les fruits, les vins, les miels
pouvaient te faire oublier ma bouche. Tu
crois que tu ne m'aimes plus, pauvre fou! »

Disant cela, j'ai dénoué ma ceinture en
moiteur et je l'ai roulée autour de sa tête.
Elle était toute chaude encore de la chaleur
de mon ventre; le parfum de ma peau sortait
de ses mailles fines.

Il la respira longuement, les yeux fermés,
puis je sentis qu'il revenait à moi et je vis
même très clairement ses désirs réveillés
qu'il ne me cachait point, mais, par ruse, je
sus résister.

« Non, mon ami. Ce soir, Lysippos me possède.
Adieu! » Et j'ajoutai en m'enfuyant: « Ô gourmand
de fruits et de légumes! le petit jardin de
Bilitis n'a qu'une figue, mais elle est bonne. »



126 -- À UN MARI HEUREUX


Je t'envie, Agorakritès, d'avoir une femme
aussi zélée. C'est elle-même qui soigne
l'étable, et le matin, au lieu de faire
l'amour elle donne à boire aux bestiaux.

Tu t'en réjouis. Que d'autres, dis-tu, ne
songent qu'aux voluptés basses, veillent la
nuit, dorment le jour et demandent encore à
l'adultère une satiété criminelle.

Oui; ta femme travaille à l'étable. On dit
même qu'elle a mille tendresses pour le plus
jeune de tes ânes. Ah! Ha! c'est un bel
animal! Il a une touffe noire sur les yeux.

On dit qu'elle joue entre ses pattes, sous
son ventre gris et doux... Mais ceux qui
disent cela sont des médisants. Si ton âne
lui plaît, Agorakritès, c'est que son regard
sans doute lui rappelle le tien.



127 -- À UN ÉGARÉ


L'amour des femmes est le plus beau de
tous ceux que les mortels éprouvent, et tu
penserais ainsi, Kléôn, si tu avais l'âme
vraiment voluptueuse; mais tu ne rêves que
vanités.

Tu perds tes nuits à chérir les éphèbes
qui nous méconnaissent. Regarde-les donc!
Qu'ils sont laids! Compare à leurs têtes
rondes nos chevelures immenses; cherche
nos seins blancs sur leurs poitrines.

À côté de leurs flancs étroits, considère
nos hanches luxuriantes, large couche creusée
pour l'amant. Dis enfin quelles lèvres
humaines, sinon celles qu'ils voudraient
avoir, élaborent les voluptés?

Tu es malade, ô Kléôn, mais une femme
te peut guérir. Va chez la jeune Satyra,
la fille de ma voisine Gorgô. Sa croupe est
une rose au soleil, et elle ne te refusera pas
le plaisir qu'elle-même préfère.



128 -- THÉRAPEUTIQUE


Ô Asklêpios, sois-moi propice, ô dieu de
la santé divine, le jour où l'éternelle nuit
noire menacera mes yeux effrayés; car le
poison de ma beauté, un jour, a servi de
remède.

On m'avait mandée en costume dans la chambre
d'un jeune homme que les femmes ne tentaient
point. Des caleçons crevés se collaient à
mes cuisses, et mes seins jaillissaient nus
d'une brassière brodée d'or.

J'ai dansé selon le rite au son des crotales,
les douze désirs d'Aphroditê. Et voici que
l'amour est entré en lui tout à coup, et sur
le lit de sa virginité j'ai recommencé toute
la danse.

« Tu sais te faire aimer, disait-il, mais tu
n'en es pas émue. Que faut-il faire pour
que tu m'aimes? » Je le regardai plus
loin que les yeux et je lui dis avec lenteur:
« T'imaginer que tu es femme. »



129 -- LA COMMANDE


« Vieille, écoute-moi. Je donne un festin dans
trois jours. Il me faut un divertissement.
Tu me loueras toutes tes filles. Combien en
as-tu et que savent-elles faire?

-- J'en ai sept. Trois dansent la kordax
avec l'écharpe et le phallos. Néphélê aux
aisselles lisses mimera l'amour de la
colombe entre ses seins couleur de roses.

Une chanteuse en péplos brodé chantera
des chansons de Rhodes, accompagnée par
deux aulétrides qui auront des guirlandes
de myrte enroulées à leurs jambes brunes.

-- C'est bien. Qu'elles soient épilées de
frais, lavées et parfumées des pieds à la
tête, prêtes à d'autres jeux si on les leur
demande. Va donner les ordres. Adieu. »



130 -- LA FIGURE DE PASIPHAË


Dans une débauche que deux jeunes gens et des
courtisanes firent chez moi, où l'amour
ruissela comme le vin, Damalis, pour fêter
son nom, dansa la Figure de Pasiphae.

Elle avait fait faire à Kitiôn deux masques
de vache et de taureau, pour elle et pour
Kharmantidès. Elle portait des cornes
terribles, et une queue véritable à son
caleçon de cuir.

Les autres femmes menées par moi, tenant des
fleurs et des flambeaux, nous tournions sur
nous-mêmes avec des cris, et nous caressions
Damalis du bout de nos chevelures pendantes.

Ses mugissements et nos chants et les danses
effrénées ont duré plus que la nuit. La
chambre vide est encore chaude. Je regarde
mes mains rougies et les canthares de Khios
où nagent des roses.



131 -- LA JONGLEUSE


Quand la première aube se mêla aux lueurs
affaiblies des flambeaux, je fis entrer dans
l'orgie une joueuse de flûte vicieuse et
agile, qui tremblait un peu, ayant froid.

Louez la petite fille aux paupières bleues,
aux cheveux courts, aux seins aigus, vêtue
seulement d'une ceinture, d'où pendaient des
rubans jaunes et des tiges d'iris noirs.

Louez-la! car elle fut adroite et fit des
tours difficiles. Elle jonglait avec des
cerceaux, sans rien casser dans la salle, et
se glissait au travers comme une sauterelle.

Parfois elle faisait la roue sur les mains
et sur les pieds. Ou bien les deux bras en
l'air et les genoux écartés elle se courbait
à la renverse et touchait la terre en riant.



132 -- LA DANSE DES FLEURS


Anthis, danseuse de Lydie, a sept voiles
autour d'elle. Elle déroule le voile jaune,
sa chevelure noire se répand. Le voile rose
glisse de sa bouche. Le voile blanc tombé
laisse voir ses bras nus.

Elle dégage ses petits seins du voile rouge
qui se dénoue. Elle abaisse le voile vert de
sa croupe jusqu'aux pieds. Elle tire le
voile bleu de ses épaules, mais elle presse
sur sa pudeur le dernier voile transparent.

Les jeunes gens la supplient: elle secoue la
tête en arrière. Au son des flûtes seulement,
elle le déchire un peu, puis tout à fait, et,
avec les gestes de la danse, elle cueille les
fleurs de son corps,

En chantant: « Où sont mes roses? où sont mes
violettes parfumées? Où sont mes touffes de
persil? -- Voilà mes roses, je vous les donne.
Voilà mes violettes, en voulez-vous? Voilà
mes beaux persils frisés. »



133 -- LA DANSE DE SATYRA (non traduite)



134 -- MYDZOURIS COURONNÉE (non traduite)



135 -- LA VIOLENCE


Non, tu ne me prendras pas de force, n'y
compte pas, Lamprias. Si tu as entendu dire
qu'on a violé Parthenis, sache qu'elle y a
mis du sien, car on ne jouit pas de nous sans
y être invité.

Oh! va de ton mieux, fais des efforts, c'est
manqué. Je me défends à peine, cependant.
Je n'appellerai pas au secours. Et je ne
lutte même pas; mais je bouge. Pauvre ami,
c'est manqué encore.

Continue. Ce petit jeu m'amuse. D'autant
que je suis sûre de vaincre. Encore un essai
malheureux, et peut-être tu seras moins
disposé à me prouver tes désirs éteints.

Bourreau, que fais-tu! Chien! tu me brises
les poignets! et ce genou qui m'éventre!
Ah! va, maintenant, c'est une belle victoire,
que de ravir à terre une jeune fille en larmes.



136 -- CHANSON


Le premier me donna un collier, un collier de
perles qui vaut une ville, avec les palais et
les temples, et les trésors et les esclaves.

Le second fit pour moi des vers. Il disait
que mes cheveux sont noirs comme ceux de la
nuit sur la mer et mes yeux bleus comme ceux
du matin.

Le troisième était si beau que sa mère ne
l'embrassait pas sans rougir. Il mit ses
mains sur mes genoux, et ses lèvres sur mon
pied nu.

Toi, tu ne m'as rien dit. Tu ne m'as rien
donné, car tu es pauvre. Et tu n'es pas
beau, mais c'est toi que j'aime.



137 -- CONSEILS À UN AMANT


Si tu veux être aimé d'une femme, ô jeune
ami, quelle qu'elle soit, ne lui dis pas que
tu la veux, mais fais qu'elle te voie tous les
jours, puis disparais, pour revenir.

Si elle t'adresse la parole, sois amoureux
sans empressement. Elle viendra d'elle-même
à toi. Sache alors la prendre de force, le
jour où elle entend se donner.

Quand tu la recevras dans ton lit, néglige
ton propre plaisir. Les mains d'une femme
amoureuse sont tremblantes et sans caresses.
Dispense-les d'être zélées.

Mais toi, ne prends pas de repos. Prolonge
les baisers à perte d'haleine. Ne la laisse
pas dormir, même si elle t'en prie. Baise
toujours la partie de son corps vers laquelle
elle tourne les yeux.



138 -- LES AMIES À DÎNER


Myromêris et Maskhalê, mes amies, venez avec
moi, car je n'ai pas d'amant ce soir, et,
couchées sur des lits de byssos, nous
causerons autour du dîner.

Une nuit de repos vous fera du bien: vous
dormirez dans mon lit, même sans fards et mal
coiffées. Mettez une simple tunique de laine
et laissez vos bijoux au coffre.

Nul ne vous fera danser pour admirer vos
jambes et les mouvements lourds de vos reins.
Nul ne vous demandera les Figures sacrées,
pour juger si vous êtes amoureuses.

Et je n'ai pas commandé, pour nous, deux
joueuses de flûte aux belles bouches, mais
deux marmites de pois rissolés, des gâteaux
au miel, des croquettes frites et ma dernière
outre de Khios.



139 -- LE TOMBEAU D'UNE JEUNE COURTISANE


Ici gît le corps délicat de Lydé, petite
colombe, la plus joyeuse de toutes les
courtisanes, qui plus que toute autre aima
les orgies, les cheveux flottants, les danses
molles et les tuniques d'hyacinthe.

Plus que toute autre elle aima les glottismes
savoureux, les caresses sur la joue, les jeux
que la lampe voit seule et l'amour qui brise
les membres. Et maintenant, elle est une
petite ombre.

Mais avant de la mettre au tombeau, on l'a
merveilleusement coiffée et on l'a couchée
dans les roses; la pierre même qui la recouvre
est tout imprégnée d'essences et de parfums.

Terre sacrée, nourrice de tout, accueille
doucement la pauvre morte, endors-la dans
tes bras ô Mère! et fais pousser autour de
la stèle, non les orties et les ronces, mais
les faibles violettes blanches.



140 -- LA PETITE MARCHANDE DE ROSES


Hier, m'a dit Naïs, j'étais sur la place,
quand une petite fille en loques rouges a
passé, portant des roses, devant un groupe de
jeunes gens. Et voici ce que j'ai entendu:

« Achetez-moi quelque chose. -- Explique-toi,
petite, car nous ne savons ce que tu vends:
toi? tes roses? ou tout à la fois? -- Si
vous m'achetez toutes mes fleurs, vous aurez
la vendeuse pour rien.

-- Et combien veux-tu de tes roses? -- Il faut
six oboles à ma mère ou bien je serai battue
comme une chienne. -- Suis-nous. Tu auras une
drachme. -- Alors je vais chercher ma petite
soeur? »

Cette enfant n'est pas courtisane, Bilitis,
nul ne la connaît. Vraiment n'est-ce pas un
scandale et tolérerons-nous que ces filles
viennent salir dans la journée les lits qui
nous attendent le soir?



141 -- LA DISPUTE


Ah! par l'Aphrodita, te voilà! tête de
sang! pourriture! empuse! stérile! carcan!
gauchère! digne de rien! mauvaise truie!
N'essaie pas de me fuir, mais approche et
plus près encore.

Voyez-moi cette femme de matelots, qui ne
sait pas même plisser son vêtement sur
l'épaule et qui met de si mauvais fard que
le noir de ses sourcils coule sur sa joue en
ruisseaux d'encre!

Tu es Phoïnikienne: couche avec ceux de
ta race. Pour moi, mon père était Hellène:
j'ai droit sur tous ceux qui portent le pétase.
Et même sur les autres, s'il me plaît ainsi.

Ne t'arrête plus dans ma rue, ou je t'enverrai
dans l'Hadès faire l'amour avec Kharôn, et je
dirai très justement: « Que la terre te soit
légère! » pour que les chiens puissent te
déterrer.



142 -- MÉLANCOLIE


Je frissonne; la nuit est fraîche, et la
forêt toute mouillée. Pourquoi m'as-tu conduite
ici? mon grand lit n'est-il pas plus
doux que cette mousse semée de pierres?

Ma robe à fleurs aura des taches de verdure;
mes cheveux seront mêlés de brindilles;
mon coude, regarde mon coude, comme
il est déjà souillé de terre humide.

Autrefois pourtant, je suivais dans les
bois celui... Ah! laisse-moi quelque temps.
Je suis triste, ce soir. Laisse-moi, sans parler,
la main sur les yeux.

En vérité, ne peux-tu attendre! sommes
nous des bêtes brutes pour nous prendre
ainsi! Laisse-moi. Tu n'ouvriras ni mes
genoux ni mes lèvres. Mes yeux mêmes, de
peur de pleurer, se ferment.



143 -- LA PETITE PHANIÔN


Étranger, arrête-toi, regarde qui t'a fait
signe: c'est la petite Phaniôn de Kôs, elle
mérite que tu la choisisses.

Vois, ses cheveux frisent comme du persil,
sa peau est douce comme un duvet d'oiseau.
Elle est petite et brune. Elle parle bien.

Si tu veux la suivre, elle ne te demandera
pas tout l'argent de ton voyage; non, mais
une drachme ou une paire de chaussures.

Tu trouveras chez elle un bon lit, des figues
fraîches, du lait, du vin, et, s'il fait
froid, il y aura du feu.



144 -- INDICATIONS


S'il te faut, passant qui t'arrêtes, des cuisses
élancées et des reins nerveux, une gorge
dure, des genoux qui étreignent, va chez
Plangô, c'est mon amie.

Si tu cherches une fille rieuse, avec des
seins exubérants, la taille délicate, la croupe
grasse et les reins creusés, va jusqu'au coin
de cette rue, où demeure Spidorrhodellis.

Mais si les longues heures tranquilles dans
les bras d'une courtisane, la peau douce, la
chaleur du ventre et l'odeur des cheveux te
plaisent, cherche Miltô, tu seras content.

N'espère pas beaucoup d'amour; mais
profite de son expérience. On peut tout
demander à une femme, quand elle est nue,
quand il fait nuit, et quand les cent drachmes
sont sur le foyer.



145 -- LE MARCHAND DE FEMMES


« Qui est là? -- Je suis le marchand de
femmes. Ouvre la porte, Sôstrata, je te
présente deux occasions. Celle-ci d'abord.
Approche, Anasyrtolis, et défais-toi. -- Elle
est un peu grosse.

-- C'est une beauté. De plus, elle danse
la kordax et elle sait quatre-vingts
chansons. -- Tourne-toi. Lève les bras.
Montre tes cheveux. Donne le pied. Souris.
C'est bien.

-- Celle-ci, maintenant. -- Elle est trop
jeune! -- Non pas, elle a eu douze ans
avant-hier, et tu ne lui apprendrais plus
rien. -- Ote ta tunique. Voyons? Non, elle
est maigre.

-- Je n'en demande qu'une mine. -- Et la
première? -- Deux mines trente. -- Trois
mines les deux? -- C'est dit. -- Entrez là
et lavez-vous. Toi, adieu. »



146 -- L'ÉTRANGER


Étranger, ne va pas plus loin dans la ville.
Tu ne trouveras ailleurs que chez moi des
filles plus jeunes ni plus expertes. Je suis
Sôstrata, célèbre au delà de la mer.

Vois celle-ci dont les yeux sont verts
comme l'eau dans l'herbe. Tu n'en veux pas?
Voici d'autres yeux qui sont noirs comme la
violette, et une chevelure de trois coudées.

J'ai mieux encore. Xanthô, ouvre ta cyclas.
Étranger, ses seins sont durs comme le coing,
touche-les. Et son beau ventre, tu le voie,
porte les trois plis de Kypris.

Je l'ai achetée avec sa soeur, qui n'est pas
d'âge à aimer encore, mais qui la seconde
utilement. Par les deux déesses! tu es de
race noble. Phyllis et Xanthô, suivez le
chevalier!



147 -- PHYLLIS (non traduite)



148 -- LE SOUVENIR DE MNASIDIKA


Elles dansaient l'une devant l'autre, d'un
mouvement rapide et fuyant; elles semblaient
toujours vouloir s'enlacer, et pourtant ne se
touchaient point, si ce n'est du bout des
lèvres.

Quand elles tournaient le dos en dansant,
elles se regardaient, la tête sur l'épaule,
et la sueur brillait sous leurs bras levés,
et leurs chevelures fines passaient devant
leurs seins.

La langueur de leurs yeux, le feu de leurs
joues, la gravité de leurs visages, étaient
trois chansons ardentes. Elles se frôlaient
furtivement, elles pliaient leurs corps sur
les hanches.

Et tout à coup, elles sont tombées, pour
achever à terre la danse molle... Souvenir
de Mnasidika, c'est alors que tu m'apparus,
et tout, hors ta chère image, me fut importun.



149 -- LA JEUNE MÈRE


Ne crois pas, Myromêris, que, d'avoir été
mère, tu sois moindre en beauté. Voici que
ton corps sous la robe a noyé ses formes
grêles dans une voluptueuse mollesse.

Tes seins sont deux vastes fleurs renversées
sur ta poitrine, et dont la queue coupée
nourrit une sève laiteuse. Ton ventre
plus doux défaille sous la main.

Et maintenant considère la toute petite enfant
qui est née du frisson que tu as eu un
soir dans les bras d'un passant dont tu ne
sais plus le nom. Rêve à sa lointaine destinée.

Ces yeux qui s'ouvrent à peine s'allongeront
un jour d'une ligne de fard noir, et ils
sèmeront aux hommes la douleur ou la joie,
d'un mouvement de leurs cils.



150 -- L'INCONNU


Il dort. Je ne le connais pas. Il me fait
horreur. Pourtant sa bourse est pleine d'or
et il a donné à l'esclave quatre drachmes en
entrant. J'espère une mine pour moi-même.

Mais j'ai dit à la Phrygienne d'entrer au lit
à ma place. Il était ivre et l'a prise pour
moi. Je serais plutôt morte dans les
supplices que de m'allonger près de cet
homme.

Hélas! je songe aux prairies de Tauros...
J'ai été une petite vierge... Alors, j'avais
la poitrine légère, et j'étais si folle
d'envie amoureuse que je haïssais mes soeurs
mariées.

Que ne faisais-je pas pour obtenir ce que
j'ai refusé cette nuit! Aujourd'hui mes
mamelles se plient, et dans mon coeur trop
usé, Erôs s'endort de lassitude.



151 -- LA DUPERIE


Je m'éveille... Est-il donc parti? Il a
laissé quelque chose? Non: deux amphores
vides et des fleurs souillées. Tout le tapis
est rouge de vin.

J'ai dormi, mais je suis encore ivre... Avec
qui donc suis-je rentrée?... Pourtant nous
nous sommes couchés. Le lit est même trempé
de sueur.

Peut-être étaient-ils plusieurs; le lit est
si bouleversé. Je ne sais plus... Mais on
les a vus! Voilà ma Phrygienne. Elle dort
encore en travers de la porte.

Je lui donne un coup de pied dans la poitrine
et je crie: « Chienne, tu ne pouvais pas... »
Je suis si enrouée que je ne puis parler.



152 -- LE DERNIER AMANT


Enfant, ne passe pas sans m'avoir aimée.
Je suis encore belle, dans la nuit; tu verras
combien mon automne est plus chaud que le
printemps d'une autre.

Ne cherche pas l'amour des vierges. L'amour
est un art difficile où les jeunes filles
sont peu versées. Je l'ai appris toute ma
vie pour le donner à mon dernier amant.

Mon dernier amant, ce sera toi, je le sais.
Voici ma bouche, pour laquelle un peuple a
pâli de désir. Voici mes cheveux, les mêmes
cheveux que Psappha la Grande a chantés.

Je recueillerai en ta faveur tout ce qu'il
m'est resté de ma jeunesse perdue. Je brûlerai
les souvenirs eux-mêmes. Je te donnerai
la flûte de Lykas, la ceinture de Mnasidika.



153 -- LA COLOMBE


Depuis longtemps déjà je suis belle; le jour
vient où je ne serai plus femme. Et alors je
connaîtrai les souvenirs déchirants, les
brûlantes envies solitaires et les larmes
dans les mains.

Si la vie est un long songe, à quoi bon lui
résister? Maintenant, quatre et cinq fois la
nuit je demande la jouissance amoureuse, et
quand mes flancs sont épuisés je m'endors où
mon corps retombe.

Au matin, j'ouvre les paupières et je
frissonne dans mes cheveux. Une colombe est
sur ma fenêtre; je lui demande en quel mois
nous sommes. Elle me dit: « C'est le mois où
les femmes sont en amour. »

Ah! quel que soit le mois, la colombe dit
vrai, Kypris! Et je jette mes deux bras
autour de mon amant, et avec de grands
tremblements j'étire jusqu'au pied du lit mes
jambes encore engourdies.



154 -- LA PLUIE AU MATIN


La nuit s'efface. Les étoiles s'éloignent.
Voici que les dernières courtisanes sont
rentrées avec les amants. Et moi, dans la
pluie du matin, j'écris ces vers sur le


 


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