Tour Du Mond 80 Jours
by
Jules Verne

Part 2 out of 6



dans cette rade formée par les îles Salcette, Colaba, Éléphanta,
Butcher, et à quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay.

Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée,
et son partenaire et lui, grâce à une manoeuvre audacieuse, ayant fait
les treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem
admirable.

Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y
arrivait le 20. C'était donc, depuis son départ de Londres, un gain
de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son
itinéraire à la colonne des bénéfices.

X
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OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE
QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE

Personne n'ignore que l'Inde -- ce grand triangle renversé dont la
base est au nord et la pointe au sud -- comprend une superficie de
quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement
répandue une population de cent quatre-vingts millions d'habitants.
Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une
certaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneur
général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et
un lieutenant-gouverneur à Agra.

Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de
sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix
millions d'habitants. C'est assez dire qu'une notable partie du
territoire échappe encore à l'autorité de la reine ; et, en effet,
chez certains rajahs de l'intérieur, farouches et terribles,
l'indépendance indoue est encore absolue.

Depuis 1756 -- époque à laquelle fut fondé le premier établissement
anglais sur l'emplacement aujourd'hui occupé par la ville de Madras --
jusqu'à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection des
cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle
s'annexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au
prix de rentes qu'elle payait peu ou point ; elle nommait son
gouverneur général et tous ses employés civils ou militaires ; mais
maintenant elle n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde
relèvent directement de la couronne.

Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la
péninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on y
voyageait par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval,
en charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme, en coach, etc.
Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitesse l'Indus, le
Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur
en se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement
de Calcutta.

Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers
l'Inde. La distance à vol d'oiseau n'est que de mille à onze cents
milles, et des trains, animés d'une vitesse moyenne seulement,
n'emploieraient pas trois jours à la franchir ; mais cette distance
est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en
s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de la péninsule.

Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indian peninsular
railway ». En quittant l'île de Bombay, il traverse Salcette, saute
sur le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des
Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à Burhampour, sillonne le
territoire à peu près indépendant du Bundelkund, s'élève jusqu'à
Allahabad, s'infléchit vers l'est, rencontre le Gange à Bénarès, s'en
écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la
ville française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.

C'était à quatre heures et demie du soir que les passagers du
_Mongolia_ avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait
à huit heures précises.

Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot,
donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui
recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et,
de son pas régulier qui battait la seconde comme le pendule d'une
horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.

Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni
l'hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les
docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les
synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de
Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni
les chefs-d'oeuvre d'Éléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au
sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de l'île Salcette, ces
admirables restes de l'architecture bouddhiste !

Non ! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se
rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner.
Entre autres mets, le maître d'hôtel crut devoir lui recommander une
certaine gibelotte de « lapin du pays », dont il lui dit merveille.

Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement ;
mais, en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable.

Il sonna le maître d'hôtel.

« Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est du lapin,
cela ?

-- Oui, mylord, répondit
effrontément le drôle, du lapin des jungles.

-- Et ce lapin-là n'a pas miaulé quand on l'a tué ?

-- Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vous jure...

-- Monsieur le maître d'hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez
pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans l'Inde, les chats étaient
considérés comme des animaux sacrés. C'était le bon temps.

-- Pour les chats, mylord ?

-- Et peut-être aussi pour les voyageurs ! »

Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner.

Quelques instants après Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi,
débarqué du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police de
Bombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont
il était chargé, sa situation vis-à-vis de l'auteur présumé du vol.
Avait-on reçu de Londres un mandat d'arrêt ?... On n'avait rien reçu.
Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore
arrivé.

Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre
d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire
regardait l'administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait
légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette
observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec
les moeurs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle,
n'admettent aucun arbitraire.

Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se résigner à attendre son
mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable
coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il
ne doutait pas que Phileas Fogg n'y séjournât, et, on le sait, c'était
aussi la conviction de Passepartout, -- ce qui laisserait au mandat
d'arrêt le temps d'arriver.

Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en
quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu'il en
serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait
pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à Calcutta, et peut-être
plus loin. Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg
n'était pas absolument sérieux, et si la fatalité ne l'entraînait pas,
lui qui voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en
quatre-vingts jours !

En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et
chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait
grand concours de populaire, et, au milieu d'Européens de toutes
nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans
ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens en longues robes,
des Parsis à mitre noire. C'était précisément une fête célébrée par
ces Parsis ou Guèbres, descendants directs des sectateurs de
Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les plus civilisés, les plus
intelligents, les plus austères des Indous, -- race à laquelle
appartiennent actuellement les riches négociants indigènes de Bombay.
Ce jour-là, ils célébraient une sorte de carnaval religieux, avec
processions et divertissements, dans lesquels figuraient des bayadères
vêtues de gazes roses brochées d'or et d'argent, qui, au son des
violes et au bruit des tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec
une décence parfaite, d'ailleurs.

Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses
oreilles s'ouvraient démesurément pour voir et entendre, si son air,
sa physionomie était bien celle du « booby » le plus neuf qu'on pût
imaginer, il est superflu d'y insister ici.

Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de
compromettre le voyage, sa curiosité l'entraîna plus loin qu'il ne
convenait.

En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se
dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode de
Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter l'intérieur.

Il ignorait deux choses : d'abord que l'entrée de certaines pagodes
indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les
croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs
chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine
politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter
jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit
sévèrement quiconque en viole les pratiques.

Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste,
admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de
l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les
dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se
précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et
commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages.

Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup de
poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort
empêtrés dans leurs longues robes, et, s'élançant hors de la pagode de
toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième
Indou, qui s'était jeté sur ses traces, en ameutant la foule.

A huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ
du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le
paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du
chemin de fer.

Fix était là, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à
la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son
parti fut aussitôt pris de l'accompagner jusqu'à Calcutta et plus loin
s'il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans
l'ombre, mais Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout
narra en peu de mots à son maître.

« J'espère que cela ne vous arrivera plus », répondit simplement
Phileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.

Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans
mot dire.

Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et
modifia subitement son projet de départ.

« Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire
indien... Je tiens mon homme. »

En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train
disparut dans la nuit.

XI
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OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE A UN PRIX
FABULEUX

Le train était parti à l'heure réglementaire. Il emportait un certain
nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et
des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans
la partie orientale de la péninsule.

Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un
troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.

C'était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des
partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui
rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès.

Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui
s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût
véritablement mérité la qualification d'indigène. Depuis son jeune
âge, il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans
son pays natal. C'était un homme instruit, qui aurait volontiers
donné des renseignements sur les coutumes, l'histoire, l'organisation
du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce
gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une
circonférence. C'était un corps grave, parcourant une orbite autour
du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. En
ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées
depuis son départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s'il eût
été dans sa nature de faire un mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n'était pas sans avoir reconnu l'originalité de
son compagnon de route, bien qu'il ne l'eût étudié que les cartes à la
main et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un
coeur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg
avait une âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations
morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que
le brigadier général avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce
produit des sciences exactes.

Phileas Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de
voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'opérait. Le
brigadier général ne vit dans ce pari qu'une excentricité sans but
utile et à laquelle manquerait nécessairement le _transire
benefaciendo_ qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont
marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemment sans « rien
faire », ni pour lui, ni pour les autres.

Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les
viaducs, avait traversé l'île Salcette et courait sur le continent. A
la station de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui,
par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l'Inde, et il
gagna la station de Pauwell. A ce point, il s'engagea dans les
montagnes très ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de
trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois
épais.

De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient
quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une
conversation qui tombait souvent, dit :

« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet
endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.

-- Pourquoi cela, Sir Francis ?

-- Parce que le chemin de fer s'arrêtait à la base de ces montagnes,
qu'il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu'à la
station de Kandallah, située sur le versant opposé.

-- Ce retard n'eût aucunement dérangé l'économie de mon programme,
répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l'éventualité de
certains obstacles.

-- Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous
risquiez d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec
l'aventure de ce garçon. »

Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage,
dormait profondément et ne rêvait guère que l'on parlât de lui.

« Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour
ce genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus
tout à ce que l'on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si
votre domestique eût été pris...

-- Eh bien, s'il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il
aurait été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu
tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu
retarder son maître ! »

Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train
franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il
s'élançait à travers un pays relativement plat, formé par le
territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de
bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le
clocher de l'église européenne. De nombreux petits cours d'eau, la
plupart affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette
contrée fertile.

Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il
traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular
railway ». Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de
plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras d'un mécanicien
anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur les
plantations de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers
rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de
palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows,
quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples
merveilleux qu'enrichissait l'inépuisable ornementation de
l'architecture indienne. Puis, d'immenses étendues de terrain se
dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les
serpents ni les tigres qu'épouvantaient les hennissements du train, et
enfin des forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées
d'éléphants, qui, d'un oeil pensif, regardaient passer le convoi
échevelé.

Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les
voyageurs traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent
ensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin
s'élevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la célèbre
Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simple
chef-lieu de l'une des provinces détachées du royaume du Nizam.
C'était sur cette contrée que Feringhea, le chef des Thugs, le roi des
Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces assassins, unis dans une
association insaisissable, étranglaient, en l'honneur de la déesse de
la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais verser de sang, et il
fut un temps où l'on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce
sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais a bien pu
empêcher ces meurtres dans une notable proportion, mais l'épouvantable
association existe toujours et fonctionne encore.

A midi et demi, le train s'arrêta à la station de Burhampour, et
Passepartout put s'y procurer à prix d'or une paire de babouches,
agrémentées de perles fausses, qu'il chaussa avec un sentiment
d'évidente vanité.

Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station
d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit
fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.

Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors
l'esprit de Passepartout. Jusqu'à son arrivée à Bombay, il avait cru
et pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant,
depuis qu'il filait à toute vapeur à travers l'Inde, un revirement
s'était fait dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il
retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au
sérieux les projets de son maître, il croyait à la réalité du pari,
conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps, qu'il ne
fallait pas dépasser. Déjà même, il s'inquiétait des retards
possibles, des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se
sentait comme intéressé dans cette gageure, et tremblait à la pensée
qu'il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable
badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était
beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les jours écoulés,
maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et blâmait _in
petto_ Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au mécanicien. Il ne
savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un paquebot
ne l'était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est réglementée.

Vers le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour,
qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.

Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty,
Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu'il était trois
heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée
sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de
soixante-dix-sept degrés dans l'ouest, devait retarder et retardait en
effet de quatre heures.

Sir Francis rectifia donc l'heure donnée par Passepartout, auquel il
fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de
Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu'il devait se régler sur
chaque nouveau méridien, et que, puisqu'il marchait constamment vers
l'est, c'est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts
d'autant de fois quatre minutes qu'il y avait de degrés parcourus. Ce
fut inutile. Que l'entêté garçon eût compris ou non l'observation du
brigadier général, il s'obstina à ne pas avancer sa montre, qu'il
maintint invariablement à l'heure de Londres. Innocente manie,
d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.

A huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de
Rothal, le train s'arrêta au milieu d'une vaste clairière, bordée de
quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le conducteur du train
passa devant la ligne des wagons en disant :

« Les voyageurs descendent ici. »

Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien
comprendre à cette halte au milieu d'une forêt de tamarins et de
khajours.

Passepartout, non moins surpris, s'élança sur la voie et revint
presque aussitôt, s'écriant :

« Monsieur, plus de chemin de fer !

-- Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.

-- Je veux dire que le train ne continue pas ! »

Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le
suivit, sans se presser. Tous deux s'adressèrent au conducteur :

« Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.

-- Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.

-- Nous nous arrêtons ici ?

-- Sans doute. Le chemin de fer n'est point achevé...

-- Comment ! il n'est point achevé ?

-- Non ! il y a encore un tronçon d'une cinquantaine de milles à
établir entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.

-- Les journaux ont pourtant annoncé l'ouverture complète du railway !

-- Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés.

-- Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta ! reprit Sir
Francis Cromarty, qui commençait à s'échauffer.

-- Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien
qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'à Allahabad. »

Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers
assommé le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait regarder son
maître.

« Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le
voulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.

-- Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument préjudiciable à
vos intérêts ?

-- Non, Sir Francis, cela était prévu.

-- Quoi ! vous saviez que la voie...

-- En aucune façon, mais je savais qu'un obstacle quelconque surgirait
tôt ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis. J'ai deux jours
d'avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour
Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu'au 22, et nous arriverons à
temps à Calcutta. »

Il n'y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète
assurance.

Il n'était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s'arrêtaient
à ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la
manie d'avancer, et ils avaient prématurément annoncé l'achèvement de
la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption
de la voie, et, en descendant du train, ils s'étaient emparés des
véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à
quatre roues, charrettes traînées par des zébus, sortes de boeufs à
bosses, chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes,
palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty,
après avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils sans avoir
rien trouvé.

« J'irai à pied », dit Phileas Fogg.

Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace
significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes
babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la
découverte, et en hésitant un peu :

« Monsieur, dit-il, je crois que j'ai trouvé un moyen de transport.

-- Lequel ?

-- Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent
pas d'ici.

-- Allons voir l'éléphant », répondit Mr. Fogg.

Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout arrivaient près d'une hutte qui attenait à un enclos
fermé de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et
dans l'enclos, un éléphant. Sur leur demande, l'Indien introduisit
Mr. Fogg et ses deux compagnons dans l'enclos.

Là, ils se trouvèrent en présence d'un animal, à demi domestiqué, que
son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais
une bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le
caractère naturellement doux de l'animal, de façon à le conduire
graduellement à ce paroxysme de rage appelé « mutsh » dans la langue
indoue, et cela, en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de
beurre. Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel
résultat, mais il n'en est pas moins employé avec succès par les
éleveurs. Très heureusement pour Mr. Fogg, l'éléphant en question
venait à peine d'être mis à ce régime, et le « mutsh » ne s'était
point encore déclaré.

Kiouni -- c'était le nom de la bête -- pouvait, comme tous ses
congénères, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut
d'autre monture, Phileas Fogg résolut de l'employer.

Mais les éléphants sont chers dans l'Inde, où ils commencent à devenir
rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont
extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement,
quand ils sont réduits à l'état de domesticité, de telle sorte qu'on
ne peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l'objet de
soins extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l'Indien s'il voulait
lui louer son éléphant, l'Indien refusa net.

Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F)
l'heure. Refus. Vingt livres ? Refus encore. Quarante livres ?
Refus toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais
l'Indien ne se laissait pas tenter.

La somme était belle, cependant. En admettant que l'éléphant employât
quinze heures à se rendre à Allahabad, c'était six cents livres
(15 000 F) qu'il rapporterait à son propriétaire.

Phileas Fogg, sans s'animer en aucune façon, proposa alors à l'Indien
de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d'abord mille livres
(25 000 F).

L'Indien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôle flairait-il une
magnifique affaire.

Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l'engagea à réfléchir
avant d'aller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon qu'il
n'avait pas l'habitude d'agir sans réflexion, qu'il s'agissait en fin
de compte d'un pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était
nécessaire, et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait
cet éléphant.

Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allumés par
la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'était qu'une
question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents
livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50
000 F). Passepartout, si rouge d'ordinaire, était pâle d'émotion.

A deux mille livres, l'Indien se rendit.

« Par mes babouches, s'écria Passepartout, voilà qui met à un beau
prix la viande d'éléphant ! »

L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un guide. Ce
fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses
services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui
ne pouvait que doubler son intelligence.

L'éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait
parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. Il couvrit d'une
sorte de housse le dos de l'éléphant et disposa, de chaque côté sur
ses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables.

Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du
fameux sac. Il semblait vraiment qu'on les tirât des entrailles de
Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le
transporter à la station d'Allahabad. Le brigadier général accepta.
Un voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque animal.

Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place
dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se
mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier
général. Le Parsi se jucha sur le cou de l'éléphant, et à neuf heures
l'animal, quittant la bourgade, s'enfonçait par le plus court dans
l'épaisse forêt de lataniers.

XII
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OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT
A TRAVERS LES FORÊTS DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT

Le guide, afin d'abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite
le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d'exécution. Ce
tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts
Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait
intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et
sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant
à travers la forêt, et on s'en rapporta à lui.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans leurs
cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de l'éléphant, auquel
son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la
situation avec le flegme le plus britannique, causant peu d'ailleurs,
et se voyant à peine l'un l'autre.

Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement
soumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une
recommandation de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car
elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de
l'éléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme
un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de
ses sauts de carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un
morceau de sucre, que l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa
trompe, sans interrompre un instant son trot régulier.

Après deux heures de marche, le guide arrêta l'éléphant et lui donna
une heure de repos. L'animal dévora des branchages et des
arbrisseaux, après s'être d'abord désaltéré à une mare voisine. Sir
Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé.
Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s'il fût sorti de son lit.

« Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général en le regardant
avec admiration.

-- De fer forgé », répondit Passepartout, qui s'occupa de préparer un
déjeuner sommaire.

A midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un
aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de
tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides,
hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites.
Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs,
est habitée par une population fanatique, endurcie dans les pratiques
les plus terribles de la religion indoue. La domination des Anglais
n'a pu s'établir régulièrement sur un territoire soumis à l'influence
des rajahs, qu'il eût été difficile d'atteindre dans leurs
inaccessibles retraites des Vindhias.

Plusieurs fois, on aperçut des bandes d'Indiens farouches, qui
faisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède.
D'ailleurs, le Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour
des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d'animaux pendant cette
journée, à peine quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions
et grimaces dont s'amusait fort Passepartout.

Une pensée au milieu de bien d'autres inquiétait ce garçon. Qu'est-ce
que Mr. Fogg ferait de l'éléphant, quand il serait arrivé à la
station d'Allahabad ? L'emmènerait-il ? Impossible ! Le prix du
transport ajouté au prix d'acquisition en ferait un animal ruineux.
Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? Cette estimable bête
méritait bien qu'on eût des égards pour elle. Si, par hasard, Mr.
Fogg lui en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait très
embarrassé. Cela ne laissait pas de le préoccuper.

A huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été
franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant
septentrional, dans un bungalow en ruine.

La distance parcourue pendant cette journée était d'environ vingt-cinq
milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station
d'Allahabad.

La nuit était froide. A l'intérieur du bungalow, le Parsi alluma un
feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper
se composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent
en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par
quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements
sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui s'endormit debout,
appuyé au tronc d'un gros arbre.

Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards
et de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanement
aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne
firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir
Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de
fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la
culbute de la veille. quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement
que s'il eût été dans sa tranquille maison de Saville-row.

A six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait
arriver à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon, Mr.
Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante-huit heures économisées
depuis le commencement du voyage.

On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris
son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de
Kallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il
évitait toujours les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces
campagnes désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin
du grand fleuve. La station d'Allahabad n'était pas à douze milles
dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les
fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que la crème »,
disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.

A deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse forêt,
qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il
préférait voyager ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il n'avait
fait jusqu'alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait
devoir s'accomplir sans accident, quand l'éléphant, donnant quelques
signes d'inquiétude, s'arrêta soudain.

Il était quatre heures alors.

« Qu'y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête
au-dessus de son cacolet.

-- Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, en prêtant l'oreille
à un murmure confus qui passais sous l'épaisse ramure.

Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût
dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d'instruments
de cuivre.

Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait
patiemment, sans prononcer une parole.

Le Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un arbre et s'enfonça au
plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint,
disant :

« Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S'il est
possible, évitons d'être vus. »

Le guide détacha l'éléphant et le conduisit dans un fourré, en
recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même
se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait
nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans
l'apercevoir, car l'épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement.

Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des
chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales.
Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une
cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons.
Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel
de cette cérémonie religieuse.

En première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus
de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d'hommes, de
femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie
funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et
de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les
rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut
une statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richement
caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corps colorié d'un
rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue
pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. A son cou
s'enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs une ceinture de
mains coupées. Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le
chef manquait.

Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.

« La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l'amour et de la mort.

-- De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais ! dit
Passepartout. La vilaine bonne femme ! »

Le Parsi lui fit signe de se taire.

Autour de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un
groupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts d'incisions
cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte,
énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies indoues, se
précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut.

Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur
costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.

Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son
cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils
étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues.
Une tunique lamée d'or, recouverte d'une mousseline légère, dessinait
les contours de sa taille.

Derrière cette jeune femme -- contraste violent pour les yeux --, des
gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs
pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.

C'était le corps d'un vieillard, revêtu de ses opulents habits de
rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe
tissue de soie et d'or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses
magnifiques armes de prince indien.

Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris
couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments, fermaient
le cortège.

Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air
singulièrement attristé, et se tournant vers le guide :

« Un sutty ! » dit-il.

Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La
longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses
derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.

Peu à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques éclats
de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond
silence.

Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty,
et aussitôt que la procession eut disparu :

« Qu'est-ce qu'un sutty ? demanda-t-il.

-- Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c'est un
sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous
venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.

-- Ah ! les gueux ! s'écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri
d'indignation.

-- Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.

-- C'est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah
indépendant du Bundelkund.

-- Comment ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre
émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l'Inde, et les
Anglais n'ont pu les détruire ?

-- Dans la plus grande partie de l'Inde, répondit Sir Francis
Cromarty, ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous n'avons
aucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce
territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias
est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.

-- La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive !

-- Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l'était
pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se
verrait réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la
nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la repousserait,
elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans
quelque coin comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette
affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice,
bien plus que l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois,
cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut
l'intervention énergique du gouvernement pour l'empêcher. Ainsi, il y
a quelques années, je résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint
demander au gouverneur l'autorisation de se brûler avec le corps de
son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la
veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là
elle consomma son sacrifice. »

Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et,
quand le récit fut achevé :

« Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas
volontaire, dit-il.

-- Comment le savez-vous ?

-- C'est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund,
répondit le guide.

-- Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance,
fit observer Sir Francis Cromarty.

-- Cela tient à ce qu'on l'a enivrée de la fumée du chanvre et de
l'opium.

-- Mais où la conduit-on ?

-- A la pagode de Pillaji, à deux milles d'ici. Là, elle passera la
nuit en attendant l'heure du sacrifice.

-- Et ce sacrifice aura lieu ?...

-- Demain, dès la première apparition du jour. »

Après cette réponse, le guide fit sortir l'éléphant de l'épais fourré
et se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment où il allait
l'exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l'arrêta, et,
s'adressant à Sir Francis Cromarty :

« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.

-- Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s'écria le brigadier
général.

-- J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer à cela.

-- Tiens ! Mais vous êtes un homme de coeur ! dit Sir Francis
Cromarty.

-- Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. quand j'ai le
temps. »

XIII
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DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS
QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX

Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être
Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par
conséquent la réussite de ses projets, mais il n'hésita pas. Il
trouva, d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.

Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui.
L'idée de son maître l'exaltait. Il sentait un coeur, une âme sous
cette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire ? Ne
serait-il pas porté pour les hindous ? A défaut de son concours, il
fallait au moins s'assurer sa neutralité.

Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est
Parsie. Disposez de moi.

-- Bien, guide, répondit Mr. Fogg.

-- Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous
risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris.
Ainsi, voyez.

-- C'est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre
la nuit pour agir ?

-- Je le pense aussi », répondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C'était
une Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches
négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation
absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l'eût
crue Européenne. Elle se nommait Aouda.

Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund.
Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l'attendait,
elle s'échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui
avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne
semblait pas qu'elle pût échapper.

Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur
généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait
l'éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant
que possible.

Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents
pas de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements
des fanatiques se laissaient entendre distinctement.

Les moyens de parvenir jusqu'à la victime furent alors discutés. Le
guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait
que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une
des portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de
l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille ? C'est
ce qui ne pourrait être décidé qu'au moment et au lieu mêmes. Mais ce
qui ne fit aucun doute, c'est que l'enlèvement devait s'opérer cette
nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au
supplice. A cet instant, aucune intervention humaine n'eût pu la
sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l'ombre se
fit, vers six heures du soir, ils résolurent d'opérer une
reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs
s'éteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être
plongés dans l'épaisse ivresse du « hang » -- opium liquide, mélangé
d'une infusion de chanvre --, et il serait peut-être possible de se
glisser entre eux jusqu'au temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout,
s'avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de
reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d'une petite
rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles
brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé.
C'était le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné d'une
huile parfumée. A sa partie supérieure reposait le corps embaumé du
rajah, qui devait être brûlé en même temps que sa veuve. A cent pas
de ce bûcher s'élevait la pagode, dont les minarets perçaient dans
l'ombre la cime des arbres.

« Venez ! » dit le guide à voix basse.

Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa
silencieusement à travers les grandes herbes.

Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les
branches.

Bientôt le guide s'arrêta à l'extrémité d'une clairière. Quelques
résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de
dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille
couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu.
Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.

A l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se
dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les
gardes des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient
aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu'à
l'intérieur les prêtres veillaient aussi.

Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilité
de forcer l'entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils
ne pouvaient rien tenter de ce côté.

Ils s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse.

« Attendons, dit le brigadier général, il n'est que huit heures
encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.

-- Cela est possible, en effet », répondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s'étendirent donc au pied d'un arbre et
attendirent.

Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait
observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours
à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les
fenêtres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu'à minuit. La situation ne changea pas. Même
surveillance au-dehors. Il était évident qu'on ne pouvait compter sur
l'assoupissement des gardes. L'ivresse du « hang » leur avait été
probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par
une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la
question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime
avec autant de soin que les soldats à la porte du temple.

Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr.
Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour
assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir
rencontré personne. Aucune surveillance n'avait été établie de ce
côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient
absolument.

Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier,
quittait à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des
arbres accroissait encore l'obscurité.

Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles, il
fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération,
Phileas Fogg et ses compagnons n'avaient absolument que leurs couteaux
de poche. Très heureusement, les parois du temple se composaient d'un
mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer.
La première brique une fois enlevée, les autres viendraient
facilement.

On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le
Parsi d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient à desceller
les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.

Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l'intérieur du
temple, et presque aussitôt d'autres cris lui répondirent du dehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on
surpris ? L'éveil était-il donné ? La plus vulgaire prudence leur
commandait de s'éloigner, -- ce qu'ils firent en même temps que
Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau
sous le couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en était une, se
fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.

Mais -- contretemps funeste -- des gardes se montrèrent au chevet de
la pagode, et s'y installèrent de manière à empêcher toute approche.

Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre
hommes, arrêtés dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne pouvaient plus
parvenir jusqu'à la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis
Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et
le guide avait quelque peine à le contenir. L'impassible Fogg
attendait sans manifester ses sentiments.

« N'avons-nous plus qu'à partir ? demanda le brigadier général à voix
basse.

-- Nous n'avons plus qu'à partir, répondit le guide.

-- Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant
midi.

-- Mais qu'espérez-vous ? répondit Sir Francis Cromarty. Dans
quelques heures le jour va paraître, et...

-- La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. »

Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de
Phileas Fogg.

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, au moment du
supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement
à ses bourreaux ?

C'eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce
point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu'au
dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas
ses compagnons à l'endroit où ils s'étaient réfugiés, et il les ramena
vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet
d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d'un arbre,
ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit comme un
éclair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau.

Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! » et maintenant il
répétait : « Pourquoi pas, après tout ? C'est une chance, peut-être
la seule, et avec de tels abrutis !... »

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il
ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d'un serpent sur les
basses branches de l'arbre dont l'extrémité se courbait vers le sol.

Les heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres
annoncèrent l'approche du jour. Cependant l'obscurité était profonde
encore.

C'était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule
assoupie. Les groupes s'animèrent. Des coups de tam-tam retentirent.
Chants et cris éclatèrent de nouveau. L'heure était venue à laquelle
l'infortunée allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive
s'échappa de l'intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent
apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient
au-dehors. Il leur sembla même que, secouant l'engourdissement de
l'ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse
tentait d'échapper à ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty
bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas
Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.

En ce moment, la foule s'ébranla. La jeune femme était retombée dans
cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à
travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs vociférations
religieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la
foule, la suivirent.

Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et
s'arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était
couché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la
victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.

Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile, s'enflamma
aussitôt.

A ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg,
qui dans un moment de folie généreuse, s'élançait vers le bûcher...

Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea
soudain. Un cri de terreur s'éleva. Toute cette foule se précipita à
terre, épouvantée.

Le vieux rajah n'était donc pas mort, qu'on le vît se redresser tout à
coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras,
descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui
donnaient une apparence spectrale ?

Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d'une terreur subite,
étaient là, face à terre, n'osant lever les yeux et regarder un tel
prodige !

La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient,
et sans qu'elle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty
étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et
Passepartout, sans doute, n'était pas moins stupéfié !...

Ce ressuscité arriva ainsi près de l'endroit où se tenaient Mr. Fogg
et Sir Francis Cromarty, et là, d'une voix brève :

« Filons !... » dit-il.

C'était Passepartout lui-même qui s'était glissé vers le bûcher au
milieu de la fumée épaisse ! C'était Passepartout qui, profitant de
l'obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort !
C'était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur,
passait au milieu de l'épouvante générale !

Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et
l'éléphant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des
clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur
apprirent que la ruse était découverte.

En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux
rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un
enlèvement venait de s'accomplir.

Aussitôt ils s'étaient précipités dans la forêt. Les gardes les
avaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs
fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors
de la portée des balles et des flèches.

XIV
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DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE
VALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER A LA VOIR

Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartout riait
encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré la main de
l'intrépide garçon. Son maître lui avait dit : « Bien », ce qui, dans
la bouche de ce gentleman, équivalait à une haute approbation. A quoi
Passepartout avait répondu que tout l'honneur de l'affaire appartenait
à son maître. Pour lui, il n'avait eu qu'une idée « drôle », et il
riait en songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout,
ancien gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait été le veuf d'une
charmante femme, un vieux rajah embaumé !

Quant à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui
s'était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle
reposait sur l'un des cacolets.

Cependant l'éléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi,
courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heure après
avoir quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers une immense
plaine. A sept heures, on fit halte. La jeune femme était toujours
dans une prostration complète. Le guide lui fit boire quelques
gorgées d'eau et de brandy, mais cette influence stupéfiante qui
l'accablait devait se prolonger quelque temps encore.

Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse produite
par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune inquiétude sur
son compte.

Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question
dans l'esprit du brigadier général, celui-ci se montrait moins rassuré
pour l'avenir. Il n'hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs.
Aouda restait dans l'Inde, elle retomberait inévitablement entre les
mains de ses bourreaux. Ces énergumènes se tenaient dans toute la
péninsule, et certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient
reprendre leur victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir
Francis Cromarty citait, à l'appui de ce dire, un fait de même nature
qui s'était passé récemment. A son avis, la jeune femme ne serait
véritablement en sûreté qu'après avoir quitté l'Inde.

Phileas Fogg répondit qu'il tiendrait compte de ces observations et
qu'il aviserait.

Vers dix heures, le guide annonçait la station d'Allahabad. Là
reprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains
franchissent, en moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui sépare
Allahabad de Calcutta.

Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui
ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, à midi, pour
Hong-Kong.

La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout
fut chargé d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe,
châle, fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son maître lui ouvrait
un crédit illimité.

Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville.
Allahabad, c'est la cité de Dieu, l'une des plus vénérées de l'Inde,
en raison de ce qu'elle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés,
le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les pèlerins de toute la
péninsule. On sait d'ailleurs que, suivant les légendes du Ramayana,
le Gange prend sa source dans le ciel, d'où, grâce à Brahma, il
descend sur la terre.

Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville,
autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison
d'État. Plus de commerce, plus d'industrie dans cette cité, jadis
industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchait vainement un
magasin de nouveautés, comme s'il eût été dans Regent-street à
quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux
juif difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en
étoffe écossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau
de loutre qu'il n'hésita pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F).
Puis, tout triomphant, il retourna à la gare.

Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à laquelle
les prêtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait peu à peu, et
ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne.

Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de la reine
d'Ahméhnagara, il s'exprime ainsi :

« Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts, encadre
les contours harmonieux de ses joues délicates et blanches, brillantes
de poli et de fraîcheur. Ses sourcils d'ébène ont la forme et la
puissance de l'arc de Kama, dieu d'amour, et sous ses longs cils
soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent
comme dans les lacs sacrés de l'Himalaya les reflets les plus purs de
la lumière céleste. Fines, égales et blanches, ses dents
resplendissent entre ses lèvres souriantes, comme des gouttes de rosée
dans le sein mi-clos d'une fleur de grenadier. Ses oreilles mignonnes
aux courbes symétriques, ses mains vermeilles, ses petits pieds bombés
et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de l'éclat des plus
belles perles de Ceylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa
mince et souple ceinture, qu'une main suffit à enserrer, rehausse
l'élégante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste
où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors, et, sous les
plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été modelée en argent pur
de la main divine de Vicvacarma, l'éternel statuaire. »

Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs.
Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femme dans
toute l'acception européenne du mot. Elle parlait l'anglais avec une
grande pureté, et le guide n'avait point exagéré en affirmant que
cette jeune Parsie avait été transformée par l'éducation.

Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le Parsi
attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu, sans le
dépasser d'un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait
tout ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait,
en effet, risqué volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et
si, plus tard, les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement
à leur vengeance.

Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un éléphant
acheté si cher ?

Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard.

« Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. J'ai payé
ton service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet éléphant ? Il est
à toi. »

Les yeux du guide brillèrent.

« C'est une fortune que Votre Honneur me donne ! s'écria-t-il.

-- Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c'est moi qui serai encore
ton débiteur.

-- A la bonne heure ! s'écria Passepartout. Prends, ami ! Kiouni
est un brave et courageux animal ! »

Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de sucre,
disant :

« Tiens, Kiouni, tiens, tiens ! »

L'éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction. Puis,
prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa trompe, il
l'enleva jusqu'à la hauteur de sa tête. Passepartout, nullement
effrayé, fit une bonne caresse à l'animal, qui le replaça doucement à
terre, et, à la poignée de trompe de l'honnête Kiouni, répondit une
vigoureuse poignée de main de l'honnête garçon.

Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda
occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès.

Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville d'Allahabad, et ils
furent franchis en deux heures.

Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle ; les
vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.

Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce
compartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu de
voyageurs qui lui étaient absolument inconnus !

Tout d'abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la
ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier
général lui raconta son histoire. Il insista sur le dévouement de
Phileas Fogg, qui n'avait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et
sur le dénouement de l'aventure, dû à l'audacieuse imagination de
Passepartout.

Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout
honteux, répétait que « ça n'en valait pas la peine »!

Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus
que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les
interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux
scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne où tant de
dangers l'attendaient encore, elle fut prise d'un frisson de terreur.

Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda,
et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidement d'ailleurs, de la
conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu'à ce que cette affaire
fût assoupie.

Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Précisément, à
Hong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un des
principaux négociants de cette ville, qui est absolument anglaise,
tout en occupant un point de la côte chinoise.

A midi et demi, le train s'arrêtait à la station de Bénarès. Les
légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l'emplacement
de l'ancienne Casi, qui était autrefois suspendue dans l'espace, entre
le zénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, à cette
époque plus réaliste, Bénarès, Athènes de l'Inde au dire des
orientalistes, reposait tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout
put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en
clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument désolé, sans aucune
couleur locale.

C'était là que devait s'arrêter Sir Francis Cromarty. Les troupes
qu'il rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. Le
brigadier général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant
tout le succès possible, et exprimant le voeu qu'il recommençât ce
voyage d'une façon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg
pressa légèrement les doigts de son compagnon. Les compliments de
Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle n'oublierait ce
qu'elle devait à Sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, il fut
honoré d'une vraie poignée de main de la part du brigadier général.
Tout ému, il se demanda où et quand il pourrait bien se dévouer pour
lui. Puis on se sépara.

A partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du
Gange. A travers les vitres du wagon, par un temps assez clair,
apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes
de verdure, les champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des
étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus,
des forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse
bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi,
malgré la saison avancée et la température déjà froide, des bandes
d'Indous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes
ablutions. Ces fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont
sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en ces
trois personnes : Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la
personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le maître
suprême des prêtres et des législateurs. Mais de quel oeil Brahma,
Shiva et Whisnou devaient-ils considérer cette Inde, maintenant «
britannisée », lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et
troublait les eaux consacrées du Gange, effarouchant les mouettes qui
volaient à sa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et
les dévots étendus au long de ses rives !

Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de vapeur
blanche en cacha les détails. A peine les voyageurs purent-ils
entrevoir le fort de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès,
ancienne forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour et ses importantes
fabriques d'eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s'élève sur
la rive gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande
cité industrielle et commerçante, où se tient le principal marché
d'opium de l'Inde, Monghir, ville plus qu'européenne, anglaise comme
Manchester ou Birmingham, renommée pour ses fonderies de fer, ses
fabriques de taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes
cheminées encrassaient d'une fumée noire le ciel de Brahma, -- un
véritable coup de poing dans le pays du rêve !

Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours,
des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute
vitesse, et on n'aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni
Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois
capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du
territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir flotter
le drapeau de sa patrie !

Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot,
en partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'à midi. Phileas Fogg
avait donc cinq heures devant lui.

D'après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale
des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres,
et il y arrivait au jour fixé. Il n'avait donc ni retard ni avance.
Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay
avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la
péninsule indienne, -- mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les
regrettait pas.

XV
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OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE
QUELQUES MILLIERS DE LIVRES

Le train s'était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du
wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre
pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au
paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer confortablement Mrs. Aouda,
qu'il ne voulait pas quitter, tant qu'elle serait en ce pays si
dangereux pour elle.

Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman
s'approcha de lui et dit :

« Monsieur Phileas Fogg ?

-- C'est moi.

-- Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant
Passepartout.

-- Oui.

-- Veuillez me suivre tous les deux. »

Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise
quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout
Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes
françaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa
baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d'obéir.

« Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg.

-- Elle le peut », répondit le policeman.

Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un
palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places,
attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le
trajet, qui dura vingt minutes environ.

La voiture traversa d'abord la « ville noire », aux rues étroites,
bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population
cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la ville
européenne, égayée de maisons de briques, ombragée de cocotiers,
hérissée de mâtures, que parcouraient déjà, malgré l'heure matinale,
des cavaliers élégants et de magnifiques attelages.

Le palki-ghari s'arrêta devant une habitation d'apparence simple, mais
qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman
fit descendre ses prisonniers -- on pouvait vraiment leur donner ce
nom --, et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en
leur disant :

« C'est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge
Obadiah. »

Puis il se retira et ferma la porte.

« Allons ! nous sommes pris ! » s'écria Passepartout, en se laissant
aller sur une chaise.

Mrs. Aouda, s'adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d'une voix dont
elle cherchait en vain à déguiser l'émotion :

« Monsieur, il faut m'abandonner ! C'est pour moi que vous êtes
poursuivi ! C'est pour m'avoir sauvée ! »

Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n'était pas possible.
Poursuivi pour cette affaire du sutty ! Inadmissible ! Comment les
plaignants oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise. Mr.
Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n'abandonnerait pas la jeune
femme, et qu'il la conduirait à Hong-Kong.

« Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout.

-- Avant midi nous serons à bord », répondit simplement l'impassible
gentleman.

Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s'empêcher de
se dire à lui-même :

« Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous serons à bord ! »
Mais il n'était pas rassuré du tout.

A huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le policeman
reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine.
C'était une salle d'audience, et un public assez nombreux, composé
d'Européens et d'indigènes, en occupait déjà le prétoire.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face
des sièges réservés au magistrat et au greffier.

Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du
greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque
pendue à un clou et s'en coiffa lestement.

« La première cause », dit-il.

Mais, portant la main à sa tête :

« Hé ! ce n'est pas ma perruque !

-- En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne, répondit le greffier.

-- Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse
rendre une bonne sentence avec la perruque d'un greffier ! »

L'échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires,
Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui paraissait
marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du
prétoire.

« La première cause, reprit alors le juge Obadiah.

-- Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.

-- Me voici, répondit Mr. Fogg.

-- Passepartout ?

-- Présent ! répondit Passepartout.

-- Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l'on
vous guette à tous les trains de Bombay.

-- Mais de quoi nous accuse-t-on ? s'écria Passepartout, impatienté.

-- Vous allez le savoir, répondit le juge.

-- Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j'ai
droit...

-- Vous a-t-on manqué d'égards ? demanda Mr. Obadiah.

-- Aucunement.

-- Bien ! faites entrer les plaignants. »

Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prêtres indous
furent introduits par un huissier.

« C'est bien cela ! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui
voulaient brûler notre jeune dame ! »

Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à
haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas
Fogg et son domestique, accusés d'avoir violé un lieu consacré par la
religion brahmanique.

« Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg.

-- Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et
j'avoue.

-- Ah ! vous avouez ?...

-- J'avoue et j'attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce
qu'ils voulaient faire à la pagode de Pillaji. »

Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux
paroles de l'accusé.

« Sans doute ! s'écria impétueusement Passepartout, à cette pagode de
Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime ! »

Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge
Obadiah.

« Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! En pleine ville de
Bombay ?

-- Bombay ? s'écria Passepartout.

-- Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la
pagode de Malebar-Hill, à Bombay.

-- Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur,
ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau.

-- Mes souliers ! » s'écria Passepartout, qui, surpris au dernier
chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.

On devine la confusion qui s'était opérée dans l'esprit du maître et
du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l'avaient
oublié, et c'était celui-là même qui les amenait devant le magistrat
de Calcutta.

En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer
de cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze
heures, il s'était fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill ; il
leur avait promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien
que le gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de
délit ; puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces
du sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la
jeune veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas
Fogg et son domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche,
devaient arrêter à leur descente du train. Que l'on juge du
désappointement de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n'était point
encore arrivé dans la capitale de l'Inde. Il dut croire que son
voleur, s'arrêtant à une des stations du Peninsular-railway, s'était
réfugié dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre
heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare.
Quelle fut donc sa joie quand, ce matin même, il le vit descendre du
wagon, en compagnie, il est vrai, d'une jeune femme dont il ne pouvait
s'expliquer la présence. Aussitôt il lança sur lui un policeman, et
voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve du rajah du
Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.

Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait
aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivait le débat
avec un intérêt facile à comprendre, -- car à Calcutta, comme à
Bombay, comme à Suez, le mandat d'arrestation lui manquait encore !

Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu échappé à
Passepartout, qui aurait donné tout ce qu'il possédait pour reprendre
ses imprudentes paroles.

« Les faits sont avoués ? dit le juge.

-- Avoués, répondit froidement Mr. Fogg.

-- Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend
protéger également et rigoureusement toutes les religions des
populations de l'Inde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout,
convaincu d'avoir violé d'un pied sacrilège le pavé de la pagode de
Malebar-Hill, à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit
Passepartout à quinze jours de prison et à une amende de trois cents
livres (7 500 F).

-- Trois cents livres ? s'écria Passepartout, qui n'était
véritablement sensible qu'à l'amende.

-- Silence ! fit l'huissier d'une voix glapissante.

-- Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas matériellement
prouvé qu'il n'y ait pas connivence entre le domestique et le maître,
qu'en tout cas celui-ci doit être tenu responsable des gestes d'un
serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à
huit jours de prison et cent cinquante livres d'amende. Greffier,
appelez une autre cause ! »

Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas
Fogg retenu huit jours à Calcutta, c'était plus qu'il n'en fallait
pour donner au mandat le temps de lui arriver.

Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître.
Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai
badaud, il était entré dans cette maudite pagode !

Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l'eût
pas concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où
le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit :

« J'offre caution.

-- C'est votre droit », répondit le juge.

Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand
il entendit le juge, « attendu la qualité d'étrangers de Phileas Fogg
et de son domestique », fixer la caution pour chacun d'eux à la somme
énorme de mille livres (25 000 F).

C'était deux mille livres qu'il en coûterait à Mr. Fogg, s'il ne
purgeait pas sa condamnation.

« Je paie », dit ce gentleman.

Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes
qu'il déposa sur le bureau du greffier.

« Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le
juge. En attendant, vous êtes libres sous caution.

-- Venez, dit Phileas Fogg à son domestique.

-- Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers ! » s'écria
Passepartout avec un mouvement de rage.

On lui rendit ses souliers.

« En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il. Plus de mille livres
chacun ! Sans compter qu'ils me gênent ! »

Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert
son bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se
déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et
qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces
de Fogg.

Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et
lui montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui s'arrêta
bientôt sur l'un des quais de la ville.

A un demi-mille en rade, le _Rangoon_ était mouillé, son pavillon de
partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg
était en avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et
s'embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le
détective frappa la terre du pied.

« Le gueux ! s'écria-t-il, il part ! Deux mille livres sacrifiées !
Prodigue comme un voleur ! Ah ! je le filerai jusqu'au bout du monde
s'il le faut ; mais du train dont il va, tout l'argent du vol y aura
passé! »

L'inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet,
depuis qu'il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu'en
primes, en achat d'éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg
avait déjà semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et
le tant pour cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives,
allait diminuant toujours.

XVI
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OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES
CHOSES DONT ON LUI PARLE

Le _Rangoon_, l'un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et
orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était
un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix
tonnes, et d'une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait
le _Mongolia_ en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda
ne fut-elle point aussi bien installée que l'eût désiré Phileas Fogg.
Après tout, il ne s'agissait que d'une traversée de trois mille cinq
cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se
montra pas une difficile passagère.

Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus
ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui
témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman
l'écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans
qu'une intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il
veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. A de certaines
heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l'écouter. Il
accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte,
mais avec la grâce et l'imprévu d'un automate dont les mouvements
auraient été combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que
penser, mais Passepartout lui avait un peu expliqué l'excentrique
personnalité de son maître. Il lui avait appris quelle gageure
entraînait ce gentleman autour du monde. Mrs. Aouda avait souri ;
mais après tout, elle lui devait la vie, et son sauveur ne pouvait
perdre à ce qu'elle le vît à travers sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa
touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le
premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis
ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons.
L'un d'eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement
anglais, et Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui
habitait Bombay. C'était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable
Jejeeh, qu'elle comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près
de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l'affirmer. A quoi Mr.
Fogg répondait qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout
s'arrangerait mathématiquement ! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? On ne sait.
Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses
grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de l'Himalaya » ! Mais
l'intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme
à se jeter dans ce lac.

Cette première partie de la traversée du _Rangoon_ s'accomplit dans
des conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette
portion de l'immense baie que les marins appellent les « brasses du
Bengale » se montra favorable à la marche du paquebot. Le _Rangoon_
eut bientôt connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe,
que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre
cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs.

La côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de l'île ne
se montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de
l'échelle humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages.

Le développement panoramique de ces îles était superbe. D'immenses
forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks,
de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le
pays en premier plan, et en arrière se profilait l'élégante silhouette
des montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses
salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans
le Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards
par le groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina
rapidement vers le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès
dans les mers de la Chine.

Que faisait pendant cette traversée l'inspecteur Fix, si
malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation ? Au
départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le
mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu
s'embarquer à bord du _Rangoon_ sans avoir été aperçu de Passepartout,
et il espérait bien dissimuler sa présence jusqu'à l'arrivée du
paquebot. En effet, il lui eût été difficile d'expliquer pourquoi il
se trouvait à bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui
devait le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance
avec l'honnête garçon par la logique même des circonstances.
Comment ? On va le voir.

Toutes les espérances, tous les désirs de l'inspecteur de police,
étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong-Kong,
car le paquebot s'arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu'il
pût opérer en cette ville. C'était donc à Hong-Kong que l'arrestation
du voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi
dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière
qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon,
l'Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. A
Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait
évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les
mains de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong,
un simple mandat d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte
d'extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature,
dont le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si
l'opération manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du
moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès.

« Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu'il passait dans
sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j'arrête mon homme,
ou il n'y sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde
son départ ! J'ai échoué à Bombay, j'ai échoué à Calcutta ! Si je
manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! Coûte que
coûte, il faut réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si
cela est nécessaire, le départ de ce maudit Fogg ? »

En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à
Passepartout, à lui faire connaître ce maître qu'il servait et dont il
n'était certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette
révélation, devant craindre d'être compromis, se rangerait sans doute
à lui, Fix. Mais enfin c'était un moyen hasardeux, qui ne pouvait
être employé qu'à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son
maître eût suffi à compromettre irrévocablement l'affaire.

L'inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la
présence de Mrs. Aouda à bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas
Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait
fait la compagne de Fogg ? C'était évidemment entre Bombay et
Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la
péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la
jeune voyageuse ? Ce voyage à travers l'Inde, au contraire,
n'avait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre
cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix l'avait
bien vu dans la salle d'audience du tribunal de Calcutta.

On comprend à quel point l'agent devait être intrigué. Il se demanda
s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement.
Oui ! cela devait être ! Cette idée s'incrusta dans le cerveau de
Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait tirer de cette
circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait
enlèvement, et il était possible, à Hong-Kong, de susciter au
ravisseur des embarras tels, qu'il ne pût s'en tirer à prix d'argent.

Mais il ne fallait pas attendre l'arrivée du _Rangoon_ à Hong-Kong.
Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d'un bateau dans un
autre, et, avant que l'affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin.

L'important était donc de prévenir les autorités anglaises et de
signaler le passage du _Rangoon_ avant son débarquement. Or, rien
n'était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore,
et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil
télégraphique.

Toutefois, avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut
d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'était pas très difficile
de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l'incognito qu'il
avait gardé jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps à perdre. On
était au 30 octobre, et le lendemain même le _Rangoon_ devait relâcher
à Singapore.

Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans
l'intention d'aborder Passepartout « le premier » avec les marques de
la plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l'avant, quand
l'inspecteur se précipita vers lui, s'écriant :

« Vous, sur le _Rangoon_ !

-- Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolument surpris,
en reconnaissant son compagnon de traversée du _Mongolia_. Quoi ! je
vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong !
Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ?

-- Non, non, répondit Fix, et je compte m'arrêter à Hong-Kong, -- au
moins quelques jours.

-- Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment
ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ?

-- Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté
couché dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi
bien que l'océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg ?

-- En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! Pas un
jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous,
mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

-- Une jeune dame ? » répondit l'agent, qui avait parfaitement l'air
de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.

Mais Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire. Il
raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'éléphant
au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enlèvement
d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous
caution. Fix, qui connaissait la dernière partie de ces incidents,
semblait les ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme
de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant
d'intérêt.

« Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a
l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe ?

-- Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons tout simplement la
remettre aux soins de l'un de ses parents, riche négociant de
Hong-Kong. »

« Rien à faire ! » se dit le détective en dissimulant son
désappointement. « Un verre de gin, monsieur Passepartout ?

-- Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions à
notre rencontre à bord du _Rangoon_ ! »

XVII
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OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE
DE SINGAPORE A HONG-KONG

Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent
fréquemment, mais l'agent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis
de son compagnon, et il n'essaya point de le faire parler. Une ou
deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers
dans le grand salon du _Rangoon_, soit qu'il tînt compagnie à Mrs.
Aouda, soit qu'il jouât au whist, suivant son invariable habitude.

Quant à Passepartout, il s'était pris très sérieusement à méditer sur
le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route
de son maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce
gentleman, très aimable, très complaisant à coup sûr, que l'on
rencontre d'abord à Suez, qui s'embarque sur le _Mongolia_, qui
débarque à Bombay, où il dit devoir séjourner, que l'on retrouve sur
le _Rangoon_, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivant pas à
pas l'itinéraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu'on y réfléchît.
Il y avait là une concordance au moins bizarre. A qui en avait ce
Fix ? Passepartout était prêt a parier ses babouches -- il les avait
précieusement conservées -- que le Fix quitterait Hong-Kong en même
temps qu'eux, et probablement sur le même paquebot.


 


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