Tour Du Mond 80 Jours
by
Jules Verne

Part 3 out of 6




Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait jamais
deviné de quelle mission l'agent avait été chargé. Jamais il n'eût
imaginé que Phileas Fogg fût « filé », à la façon d'un voleur, autour
du globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de
donner une explication à toute chose, voici comment Passepartout,
soudainement illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et,
vraiment, son interprétation était fort plausible. En effet, suivant
lui, Fix n'était et ne pouvait être qu'un agent lancé sur les traces
de Mr. Fogg par ses collègues du Reform-Club, afin de constater que
ce voyage s'accomplissait régulièrement autour du monde, suivant
l'itinéraire convenu.

« C'est évident ! c'est évident ! se répétait l'honnête garçon, tout
fier de sa perspicacité. C'est un espion que ces gentlemen ont mis à
nos trousses ! Voilà qui n'est pas digne ! Mr. Fogg si probe, si
honorable ! Le faire épier par un agent ! Ah ! messieurs du
Reform-Club, cela vous coûtera cher ! »

Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de n'en
rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé
de cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se
promit bien de gouailler Fix à l'occasion, à mots couverts et sans se
compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l'après-midi, le _Rangoon_ embouquait le
détroit de Malacca, qui sépare la presqu'île de ce nom des terres de
Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques
dérobaient aux passagers la vue de la grande île.

Le lendemain, à quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagné une
demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore,
afin d'y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette
fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait
manifesté le désir de se promener pendant quelques heures.

Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se
laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait _in petto_ à voir
la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.

L'île de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les
montagnes, c'est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle
est charmante dans sa maigreur. C'est un parc coupé de belles routes.
Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés
de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au
milieu des massifs de palmiers à l'éclatant feuillage, et de
girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur
entrouverte. Là, les buissons de poivriers remplaçaient les haies
épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers, de grandes
fougères avec leur ramure superbe, variaient l'aspect de cette région
tropicale ; des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un
parfum pénétrant. Les singes, bandes alertes et grimaçantes, ne
manquaient pas dans les bois, ni peut-être les tigres dans les
jungles. A qui s'étonnerait d'apprendre que dans cette île, si petite
relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas détruits
jusqu'au dernier, on répondra qu'ils viennent de Malacca, en
traversant le détroit à la nage.

Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et
son compagnon -- qui regardait un peu sans voir -- rentrèrent dans la
ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées,
qu'entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, des
ananas et tous les meilleurs fruits du monde.

A dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans
s'en douter, par l'inspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en
frais d'équipage.

Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garçon
avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des
pommes moyennes, d'un brun foncé au-dehors, d'un rouge éclatant
au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres,
procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout
fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec
beaucoup de grâce.

A onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses
amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue
ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus
beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ séparent Singapore de l'île de Hong-Kong,
petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg
avait intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à
Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama,
l'un des principaux ports du Japon.

Le _Rangoon_ était fort chargé. De nombreux passagers s'étaient
embarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des
Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes
places.

Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de
la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande
brise, mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui
favorisait la marche du steamer. Quand il était maniable, le
capitaine faisait établir la voilure. Le _Rangoon_, gréé en brick,
navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité
s'accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C'est ainsi
que l'on prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les
côtes d'Annam et de Cochinchine.

Mais la faute en était plutôt au _Rangoon_ qu'à la mer, et c'est à ce
paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent
s'en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le
service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le
rapport de leur tirant d'eau en charge avec leur creux a été mal
calculé, et, par suite, ils n'offrent qu'une faible résistance à la
mer. Leur volume, clos, impénétrable à l'eau, est insuffisant. Ils
sont « noyés », pour employer l'expression maritime, et, en
conséquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquets de
mer, jetés à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sont donc
très inférieurs -- sinon par le moteur et l'appareil évaporatoire, du
moins par la construction, -- aux types des Messageries françaises,
tels que l'_Impératrice_ et le _Cambodge_. Tandis que, suivant les
calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids d'eau égal
à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie
péninsulaire, le _Golgonda_, le _Corea_, et enfin le _Rangoon_, ne
pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le
fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes
précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite
vapeur. C'était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas
Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement
irrité. Il accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie,
et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des
voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait
de brûler à son compte dans la maison de Saville-row entrait-elle pour
beaucoup dans son impatience.

« Mais vous êtes donc bien pressé d'arriver à Hong-Kong ? lui demanda
un jour le détective.

-- Très pressé! répondit Passepartout.

-- Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de
Yokohama ?

-- Une hâte effroyable.

-- Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ?

-- Absolument. Et vous, monsieur Fix ?

-- Moi ? je n'y crois pas !

-- Farceur ! » répondit Passepartout en clignant de l'oeil.

Ce mot laissa l'agent rêveur. Ce qualificatif l'inquiéta, sans qu'il
sût trop pourquoi. Le Français l'avait-il deviné ? Il ne savait trop
que penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le
secret, comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître ? Et
cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu
une arrière-pensée.

Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais
c'était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.

« Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d'un ton
malicieux, est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le
malheur de vous y laisser ?

-- Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !... Peut-être
que...

-- Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un
bonheur pour moi ! Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne
saurait s'arrêter en route ! Vous n'alliez qu'à Bombay, et vous voici
bientôt en Chine ! L'Amérique n'est pas loin, et de l'Amérique à
l'Europe il n'y a qu'un pas ! »

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la
figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui.
Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si « ça lui rapportait
beaucoup, ce métier-là ? »

« Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de
mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à
mes frais !

-- Oh ! pour cela, j'en suis sûr ! » s'écria Passepartout, riant de
plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à
réfléchir. Il était évidemment deviné. D'une façon ou d'une autre,
le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il
prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? Était-il
complice ou non ? L'affaire était-elle éventée, et par conséquent
manquée ? L'agent passa là quelques heures difficiles, tantôt croyant
tout perdu, tantôt espérant que Fogg ignorait la situation, enfin ne
sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut d'agir
franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas dans les
conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se
préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais,
lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le
complice de son maître -- et celui-ci savait tout, et dans ce cas
l'affaire était définitivement compromise -- ou le domestique n'était
pour rien dans le vol, et alors son intérêt serait d'abandonner le
voleur.

Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et
au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence.
Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans
s'inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait -- suivant l'expression
des astronomes -- un astre troublant qui aurait dû produire certaines
perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non ! Le charme de
Mrs. Aouda n'agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et
les perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à
calculer que celles d'Uranus qui l'ont amené la découverte de Neptune.

Oui ! c'était un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui
lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la
jeune femme ! Décidément Phileas Fogg n'avait de coeur que ce qu'il
en fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non !
Quant aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire
naître en lui, il n'y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui,
vivait dans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde
de l'« engine-room », il regardait la puissante machine qui
s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage,
l'hélice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les
soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon.

« Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! s'écria-t-il. On
ne marche pas ! Voilà bien ces Anglais ! Ah ! si c'était un navire
américain, on sauterait peut-être, mais on irait plus vite ! »

XVIII
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DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX,
CHACUN DE SON CÔTÉ, VA A SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez
mauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du
nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop
instable, roula considérablement, et les passagers furent en droit de
garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait
du large.

Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de
tempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le _Rangoon_
dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix
tours d'hélice seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes
les voiles avaient été serrées, et c'était encore trop de ces agrès
qui sifflaient au milieu des rafales.

La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et
l'on put estimer qu'il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de
retard sur l'heure réglementaire, et plus même, si la tempête ne
cessait pas.

Phileas Fogg assistait à ce spectacle d'une mer furieuse, qui semblait
lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son
front ne s'assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt
heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le
départ du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne
ressentait ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette
tempête rentrât dans son programme, qu'elle fût prévue. Mrs. Aouda,
qui s'entretint avec son compagnon de ce contretemps, le trouva aussi
calme que par le passé.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même oeil. Bien au contraire.
Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans
bornes, si le _Rangoon_ eût été obligé de fuir devant la tourmente.
Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à
rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales
et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu
malade, mais qu'importe ! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand
son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s'ébaudissait
d'une immense satisfaction.

Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il
passa ce temps d'épreuve. Jusqu'alors tout avait si bien marché ! La
terre et l'eau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers
et railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s'unissaient pour
favoriser son voyage. L'heure des mécomptes avait-elle donc enfin
sonné ? Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent
dû sortir de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête l'exaspérait,
cette rafale le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette
mer désobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa
satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût
deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart
d'heure.

Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le
pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas ; il grimpait dans la
mâture ; il étonnait l'équipage et aidait à tout avec une adresse de
singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les
matelots, qui ne pouvaient s'empêcher de rire en voyant un garçon si
décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps
durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se
décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais
rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait
l'irresponsable instrument.

Enfin la tourmente s'apaisa. L'état de la mer se modifia dans la
journée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et
redevint favorable.

Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses
voiles purent être établis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une
merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en
prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures
du matin. L'itinéraire de Phileas Fogg portait l'arrivée du paquebot
au 5. Or, il n'arrivait que le 6. C'était donc vingt-quatre heures
de retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué.

A six heures, le pilote monta à bord du _Rangoon_ et prit place sur la
passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au
port de Hong-Kong.

Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander
si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n'osait
pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant.
Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui -- le fin renard --
essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte
pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans
une colère bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr.
Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille
audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong
pour Yokohama.

« Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.

-- Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.

Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote,
auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.

-- Le _Carnatic_, répondit le pilote.

-- N'était-ce pas hier qu'il devait partir ?

-- Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son
départ a été remis à demain.

-- Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique
redescendit dans le salon du _Rangoon_.

Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit
vigoureusement en disant :

« Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! »

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui
valurent cette amicale expansion. A un coup de sifflet, il remonta
sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille
de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes
sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.

A une heure, le _Rangoon_ était à quai, et les passagers débarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas
Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses
chaudières, le _Carnatic_ fût parti à la date du 5 novembre, et les
voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le
départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard
de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de
conséquences fâcheuses pour le reste du voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée
du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de
Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé.
Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais,
pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il
serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à
vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme,
trente-cinq jours après avoir quitté Londres.

Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures,
Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses
affaires, c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au
débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la
conduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer
un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent l'_Hôtel du Club_. Le palanquin
se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il
arrivait à destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à
ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait
immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel
il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à
Passepartout l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin
que la jeune femme n'y restât pas seule.

Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait
immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait
parmi les plus riches commerçants de la ville.

Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le
négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la
Chine. Sa fortune faite, il s'était établi en Europe -- en Hollande,
croyait-on --, ce qui s'expliquait par suite de nombreuses relations
qu'il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.

Phileas Fogg revint à l'_Hôtel du Club_. Aussitôt il fit demander à
Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre
préambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh ne résidait plus à
Hong-Kong, et qu'il habitait vraisemblablement la Hollande.

A cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord. Elle passa sa main sur
son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce
voix :

« Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.

-- C'est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe.

-- Mais je ne puis abuser...

-- Vous n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon
programme... Passepartout ?

-- Monsieur ? répondit Passepartout.

-- Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines. »

Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la
jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt
l'_Hôtel du Club_.

XIX
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OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT
A SON MAÎTRE, ET CE QUI S'ENSUIT

Hong-Kong n'est qu'un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre
de 1842, assura la possession à l'Angleterre. En quelques années, le
génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville
importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à
l'embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la
séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l'autre rive.
Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte
commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois
s'opère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs,
des entrepôts, une cathédrale gothique, un « government-house », des
rues macadamisées, tout ferait croire qu'une des cités commerçantes
des comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre,
est venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port
Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en
faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de
Japonais et d'Européens, qui se pressait dans les rues. A peu de
choses près, c'était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le
digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une
traînée de villes anglaises tout autour du monde.

Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l'embouchure de la
rivière de Canton, c'était un fourmillement de navires de toutes
nations, des anglais, des français, des américains, des hollandais,
bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou
chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et même des
bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les
eaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombre
d'indigènes vêtus de jaune, tous très avancés en âge. Étant entré
chez un barbier chinois pour se faire raser « à la chinoise », il
apprit par le Figaro de l'endroit, qui parlait un assez bon anglais,
que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans au moins, et qu'à
cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur jaune, qui est
la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop
savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du _Carnatic_, et
là il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut
point étonné. Mais l'inspecteur de police laissait voir sur son
visage les marques d'un vif désappointement.

« Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du
Reform-Club ! »

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer
l'air vexé de son compagnon.

Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre l'infernale
chance qui le poursuivait. Pas de mandat ! Il était évident que le
mandat courait après lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il
séjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong étant la
dernière terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper
définitivement, s'il ne parvenait pas à l'y retenir.

« Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusqu'en
Amérique ? demanda Passepartout.

-- Oui, répondit Fix les dents serrées.

-- Allons donc ! s'écria Passepartout en faisant entendre un
retentissant éclat de rire ! Je savais bien que vous ne pourriez pas
vous séparer de nous. Venez retenir votre place, venez ! »

Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et
arrêtèrent des cabines pour quatre personnes. Mais l'employé leur fit
observer que les réparations du _Carnatic_ étant terminées, le
paquebot partirait le soir même à huit heures, et non le lendemain
matin, comme il avait été annoncé.

« Très bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je
vais le prévenir. »

A ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à
Passepartout. C'était le seul moyen peut-être qu'il eût de retenir
Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir
dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta
l'invitation de Fix.

Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant.
Tous deux y entrèrent. C'était une vaste salle bien décorée, au fond
de laquelle s'étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit
étaient rangés un certain nombre de dormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de
petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintes de
bière anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de liqueurs
alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues
pipes de terre rouge, bourrées de petites boulettes d'opium mélangé
d'essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé
glissait sous la table, et les garçons de l'établissement, le prenant
par les pieds et par la tête, le portaient sur le lit de camp près
d'un confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaient ainsi rangés
côte à côte, dans le dernier degré d'abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu'ils étaient entrés dans une tabagie
hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la
mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante
millions de francs de cette funeste drogue qui s'appelle l'opium !
Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices
de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par
des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle
l'usage de l'opium était d'abord formellement réservé, cet usage
descendit jusqu'aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus
être arrêtés. On fume l'opium partout et toujours dans l'empire du
Milieu. Hommes et femmes s'adonnent à cette passion déplorable, et
lorsqu'ils sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus
s'en passer, à moins d'éprouver d'horribles contractions de l'estomac.
Un grand fumeur peut fumer jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt
en cinq ans.

Or, c'était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui
pullulent, même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés
avec l'intention de se rafraîchir. Passepartout n'avait pas d'argent,
mais il accepta volontiers la « politesse » de son compagnon, quitte à
la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit
largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son
compagnon avec une extrême attention. On causa de choses et d'autres,
et surtout de cette excellente idée qu'avait eue Fix de prendre
passage sur le _Carnatic_. Et à propos de ce steamer, dont le départ
se trouvait avancé de quelques heures, Passepartout, les bouteilles
étant vides, se leva, afin d'aller prévenir son maître.

Fix le retint.

« Un instant, dit-il.

-- Que voulez-vous, monsieur Fix ?

-- J'ai à vous parler de choses sérieuses.

-- De choses sérieuses ! s'écria Passepartout en vidant quelques
gouttes de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en
parlerons demain. Je n'ai pas le temps aujourd'hui.

-- Restez, répondit Fix. Il s'agit de votre maître ! »

Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.

L'expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit.

« Qu'est-ce donc que vous avez à me dire » demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix :

« Vous avez deviné qui j'étais ? lui demanda-t-il.

-- Parbleu ! dit Passepartout en souriant.

-- Alors je vais tout vous avouer...

-- Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah ! voilà qui n'est
pas fort ! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous
dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement !

-- Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise ! On voit
bien que vous ne connaissez pas l'importance de la somme !

-- Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille
livres !

-- Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français.

-- Quoi ! s'écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !...
Cinquante-cinq mille livres !... Eh bien ! raison de plus pour ne
pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau.

-- Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui força Passepartout à
se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy, -- et si
je réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous
cinq cents (12 500 F) à la condition de m'aider ?

-- Vous aider ? s'écria Passepartout, dont les yeux étaient
démesurément ouverts.

-- Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à
Hong-Kong !

-- Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? Comment ! non
content de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces
gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles ! J'en suis
honteux pour eux !

-- Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.

-- Je veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller
Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche !

-- Eh ! c'est bien à cela que nous comptons arriver !

-- Mais c'est un guet-apens ! s'écria Passepartout, -- qui s'animait
alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait
sans s'en apercevoir, -- un guet-apens véritable ! Des gentlemen !
des collègues ! »

Fix commençait à ne plus comprendre.

« Des collègues ! s'écria Passepartout, des membres du Reform-Club !
Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que,
quand il a fait un pari, c'est loyalement qu'il prétend le gagner.

-- Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, en fixant son
regard sur Passepartout.

-- Parbleu ! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de
contrôler l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement
humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j'aie deviné
votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg !

-- Il ne sait rien ?... demanda vivement Fix.

-- Rien », répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.

L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant
de reprendre la parole. Que devait-il faire ? L'erreur de
Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus
difficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue
bonne foi, et qu'il n'était point le complice de son maître, -- ce que
Fix aurait pu craindre.

« Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera. »

Le détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il
n'avait plus le temps d'attendre. A tout prix, il fallait arrêter
Fogg à Hong-Kong.

« Ecoutez, dit Fix d'une voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas
ce que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres du
Reform-Club...

-- Bah ! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.

-- Je suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par
l'administration métropolitaine...

-- Vous... inspecteur de police !...

-- Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. »

Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son
compagnon une commission signée du directeur de la police centrale.
Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une
parole.

« Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n'est qu'un prétexte dont vous
êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt
à s'assurer votre inconsciente complicité.

-- Mais pourquoi ?... s'écria Passepartout.

-- Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille
livres a été commis à la Banque d'Angleterre par un individu dont le
signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et c'est
trait pour trait celui du sieur Fogg.

-- Allons donc ! s'écria Passepartout en frappant la table de son
robuste poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde !

-- Qu'en savez-vous ? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas !
Vous êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti
précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une
grosse somme en bank-notes ! Et vous osez soutenir que c'est un
honnête homme !

-- Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon.

-- Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? »

Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n'était plus
reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas
Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme généreux et brave !
Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! Passepartout
essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit.
Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître.

« Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à l'agent de police, en se
contenant par un suprême effort.

-- Voici, répondit Fix. J'ai filé le sieur Fogg jusqu'ici, mais je
n'ai pas encore reçu le mandat d'arrestation, que j'ai demandé à
Londres. Il faut donc que vous m'aidiez à retenir à Hong-Kong...

-- Moi ! que je...

-- Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par
la Banque d'Angleterre !

-- Jamais ! » répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba,
sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois.

« Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous
m'avez dit serait vrai... quand mon maître serait le voleur que vous
cherchez... ce que je nie... j'ai été... je suis à son service...
je l'ai vu bon et généreux... Le trahir... jamais... non, pour tout
l'or du monde... Je suis d'un village où l'on ne mange pas de ce
pain-là!...

-- Vous refusez ?

-- Je refuse.

-- Mettons que je n'ai rien dit, répondit Fix, et buvons.

-- Oui, buvons ! »

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse. Fix,
comprenant qu'il fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut
l'achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées
d'opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit,
la porta à ses lèvres, l'alluma, respira quelques bouffées, et
retomba, la tête alourdie sous l'influence du narcotique.

« Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera
pas prévenu à temps du départ du _Carnatic_, et s'il part, du moins
partira-t-il sans ce maudit Français ! »

Puis il sortit, après avoir payé la dépense.

XX
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DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION
AVEC PHILEAS FOGG

Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son
avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les
rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son
offre de la conduire jusqu'en Europe, il avait dû songer à tous les
détails que comporte un aussi long voyage. Qu'un Anglais comme lui
fît le tour du monde un sac à la main, passe encore ; mais une femme
ne pouvait entreprendre une pareille traversée dans ces conditions.
De là, nécessité d'acheter les vêtements et objets nécessaires au
voyage. Mr. Fogg s'acquitta de sa tâche avec le calme qui le
caractérisait, et à toutes les excuses ou objections de la jeune
veuve, confuse de tant de complaisance :

« C'est dans l'intérêt de mon voyage, c'est dans mon programme »,
répondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à
l'hôtel et dînèrent à la table d'hôte, qui était somptueusement
servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son
appartement, après avoir « à l'anglaise » serré la main de son
imperturbable sauveur.

L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soirée dans la
lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_.

S'il avait été homme à s'étonner de quelque chose, c'eût été de ne
point voir apparaître son domestique à l'heure du coucher. Mais,
sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong
avant le lendemain matin, il ne s'en préoccupa pas autrement. Le
lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr.
Fogg.

Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique
n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se
contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya
chercher un palanquin.

Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_
devait profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf
heures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l'hôtel, Mr. Fogg et
Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages
suivirent derrière sur une brouette.

Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai
d'embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ était
parti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son
domestique, en était réduit à se passer de l'un et de l'autre. Mais
aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme
Mrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre :

« C'est un incident, madame, rien de plus. »

En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention s'approcha
de lui. C'était l'inspecteur Fix, qui le salua et lui dit :

« N'êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_,
arrivé hier ?

-- Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n'ai pas
l'honneur...

-- Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.

-- Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement la jeune femme.

-- Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n'est-il pas avec
vous ?

-- Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n'a pas reparu. Se
serait-il embarqué sans nous à bord du _Carnatic_ ?

-- Sans vous, madame ?... répondit l'agent. Mais, excusez ma
question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot ?

-- Oui, monsieur.

-- Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le
_Carnatic_, ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze
heures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il faudra
attendre huit jours le prochain départ ! »

En prononçant ces mots : « huit jours », Fix sentait son coeur bondir
de joie. Huit jours ! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong ! On
aurait le temps de recevoir le mandat d'arrêt. Enfin, la chance se
déclarait pour le représentant de la loi.

Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il reçut, quand il entendit
Phileas Fogg dire de sa voix calme :

« Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans
le port de Hong-Kong. »

Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les
docks à la recherche d'un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu'un fil le rattachait à cet
homme.

Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui qu'elle
avait si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant trois heures,
parcourut le port en tous sens, décidé, s'il le fallait, à fréter un
bâtiment pour le transporter à Yokohama ; mais il ne vit que des
navires en chargement ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne
pouvaient appareiller. Fix se reprit à espérer.

Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses
recherches, dût-il pousser jusqu'à Macao, quand il fut accosté par un
marin sur l'avant-port.

« Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en se
découvrant.

-- Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.

-- Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de la
flottille.

-- Il marche bien ?

-- Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir ?

-- Oui.

-- Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en mer ?

-- Non. D'un voyage.

-- Un voyage ?

-- Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? »

Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.

« Votre Honneur veut rire ? dit-il.

-- Non ! j'ai manqué le départ du _Carnatic_, et il faut que je sois
le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San
Francisco.

-- Je le regrette, répondit le pilote, mais c'est impossible.

-- Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux
cents livres si j'arrive à temps.

-- C'est sérieux ? demanda le pilote.

-- Très sérieux », répondit Mr. Fogg.

Le pilote s'était retiré à l'écart. Il regardait la mer, évidemment
combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de
s'aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s'était retourné vers Mrs. Aouda.

« Vous n'aurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il.

-- Avec vous, non, monsieur Fogg », répondit la jeune femme.

Le pilote s'était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son
chapeau entre ses mains.

« Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg.

-- Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni
mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un
bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l'année.
D'ailleurs, nous n'arriverions pas à temps, car il y a seize cent
cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.

-- Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.

-- C'est la même chose. »

Fix respira un bon coup d'air.

« Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s'arranger
autrement. »

Fix ne respira plus.

« Comment ? demanda Phileas Fogg.

-- En allant à Nagasaki, l'extrémité sud du Japon, onze cents milles,
ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette
dernière traversée, on ne s'éloignerait pas de la côte chinoise, ce
qui serait un grand avantage, d'autant plus que les courants y portent
au nord.

-- Pilote, répondit Phileas Fogg, c'est à Yokohama que je dois prendre
la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.

-- Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco
ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki,
mais son port de départ est Shangaï.

-- Vous êtes certain de ce vous dites ?

-- Certain.

-- Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?

-- Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant
nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et avec une
moyenne de huit milles à l'heure, si nous sommes bien servis, si le
vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les
huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.

-- Et vous pourriez partir ?...

-- Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et d'appareiller.

-- Affaire convenue... Vous êtes le patron du bateau ?

-- Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadère_.

-- Voulez-vous des arrhes ?

-- Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.

-- Voici deux cents livres à compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg
en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter...

-- Monsieur, répondit résolument Fix, j'allais vous demander cette
faveur.

-- Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.

-- Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de
Passepartout préoccupait extrêmement.

-- Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire », répondit
Phileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au
bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police
de Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout,
et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut
remplie chez l'agent consulaire français, et le palanquin, après avoir
touché à l'hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à
l'avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n° 43, son équipage à bord,
ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.

C'était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la
_Tankadère_, bien pincée de l'avant, très dégagée dans ses façons,
très allongée dans ses lignes d'eau. On eût dit un yacht de course.
Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme
de l'ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s'entendait à la
tenir en bon état. Ses deux mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière.
Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et
pouvait gréer une fortune pour le vent arrière. Elle devait
merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs
prix dans les « matches » de bateaux-pilotes.

L'équipage de la _Tankadère_ se composait du patron John Bunsby et de
quatre hommes. C'étaient de ces hardis marins qui, par tous les
temps, s'aventurent à la recherche des navires, et connaissent
admirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans
environ, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figure énergique,
bien d'aplomb, bien à son affaire, eût inspiré confiance aux plus
craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait déjà.
Par le capot d'arrière de la goélette, on descendait dans une chambre
carrée, dont les parois s'évidaient en forme de cadres, au dessus d'un
divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de
roulis. C'était petit, mais propre.

« Je regrette de n'avoir pas mieux à vous offrir », dit Mr. Fogg à
Fix, qui s'inclina sans répondre.

L'inspecteur de police éprouvait comme une sorte d'humiliation à
profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

« A coup sûr, pensait-il, c'est un coquin fort poli, mais c'est un
coquin ! »

A trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon
d'Angleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient
assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier
regard sur le quai, afin de voir si Passepartout n'apparaîtrait pas.

Fix n'était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en
cet endroit même le malheureux garçon qu'il avait si indignement
traité, et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se
fût pas tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et,
sans doute, l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son
influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadère_,
prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'élança
en bondissant sur les flots.

XXI
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OÙ LE PATRON DE LA « TANKARDÈRE» RISQUE FORT
DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES

C'était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents
milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette
époque de l'année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la
Chine, exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant
les équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.

C'eût été, bien évidemment, l'avantage du pilote de conduire ses
passagers jusqu'à Yokohama, puisqu'il était payé tant par jour. Mais
son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans
ces conditions, et c'était déjà faire acte d'audace, sinon de
témérité, que de remonter jusqu'à Shangaï. Mais John Bunsby avait
confiance en sa _Tankadère_, qui s'élevait à la lame comme une mauve,
et peut-être n'avait-il pas tort.

Pendant les dernières heures de cette journée, la _Tankadère_ navigua
dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures,
au plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.

« Je n'ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la
goélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence
possible.

-- Que Votre Honneur s'en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En
fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter.
Nos flèches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient qu'à assommer
l'embarcation en nuisant à sa marche.

-- C'est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous. »

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb comme un
marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme,
assise à l'arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri
déjà par le crépuscule, qu'elle bravait sur une frêle embarcation.
Au-dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches, qui
l'emportaient dans l'espace comme de grandes ailes. La goélette,
soulevée par le vent, semblait voler dans l'air.

La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son
insuffisante lumière devait s'éteindre bientôt dans les brumes de
l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient déjà une
partie du ciel.

Le pilote avait disposé ses feux de position, -- précaution
indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches
des atterrages. Les rencontres de navires n'y étaient pas rares, et,
avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au
moindre choc.

Fix rêvait à l'avant de l'embarcation. Il se tenait à l'écart,
sachant Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui répugnait
de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait
aussi à l'avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne
s'arrêterait pas à Yokohama, qu'il prendrait immédiatement le paquebot
de San Francisco afin d'atteindre l'Amérique, dont la vaste étendue
lui assurerait l'impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg
lui semblait on ne peut plus simple.

Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un
coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les
trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent
américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque,
après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terre de l'Union,
que ferait Fix ? Abandonnerait-il cet homme ? Non, cent fois non !
et jusqu'à ce qu'il eût obtenu un acte d'extradition, il ne le
quitterait pas d'une semelle. C'était son devoir, et il
l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une circonstance heureuse
s'était produite : Passepartout n'était plus auprès de son maître, et
surtout, après les confidences de Fix, il était important que le
maître et le serviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n'était pas non plus sans songer à son domestique,
si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla
pas impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre garçon ne se
fût embarqué sur le _Carnatic_, au dernier moment. C'était aussi
l'opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête
serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le
retrouvât à Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transporté, il
serait aisé de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été
prudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement
observé l'état du ciel, laissa la voilure telle qu'elle était établie.
D'ailleurs, la _Tankadère_ portait admirablement la toile, ayant un
grand tirant d'eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de
grain.

A minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine.
Fix les y avait précédés, et s'était étendu sur l'un des cadres.
Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le
pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait
plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne
de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La _Tankadère_ avait
du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous
cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces
conditions, les chances étaient pour elle.

La _Tankadère_, pendant toute cette journée, ne s'éloigna pas
sensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables.
Elle l'avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette
côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers
quelques éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins
forte par là même : circonstance heureuse pour la goélette, car les
embarcations d'un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui
rompt leur vitesse, qui « les tue », pour employer l'expression
maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit
établir les flèches ; mais au bout de deux heures, il fallut les
amener, car le vent fraîchissait à nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de
mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix
fut invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu'il
est aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela
le vexait ! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres
vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea
cependant, -- sur le pouce, il est vrai, -- mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à
part, et il lui dit :

« Monsieur... »

Ce « monsieur »lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas
mettre la main au collet de ce « monsieur »!

« Monsieur, vous avez été fort obligeant en m'offrant passage à votre
bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d'agir aussi
largement que vous, j'entends payer ma part...

-- Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.

-- Mais si, je tiens...

-- Non, monsieur, répéta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de
réplique. Cela entre dans les frais généraux ! »

Fix s'inclina, il étouffait, et, allant s'étendre sur l'avant de la
goélette, il ne dit plus un mot de la journée.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir.
Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu à
Shangaï. Mr. Fogg répondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs,
tout l'équipage de la petite goélette y mettait du zèle. La prime
affriolait ces braves gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût
consciencieusement raidie ! Pas une voile qui ne fût vigoureusement
étarquée ! Pas une embardée que l'on pût reprocher à l'homme de
barre ! On n'eût pas manoeuvré plus sévèrement dans une régate du
Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt
milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer qu'en
arrivant à Yokohama, il n'aurait aucun retard à inscrire à son
programme. Ainsi donc, le premier contretemps sérieux qu'il eût
éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablement
aucun préjudice.

Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la _Tankadère_
entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande
île Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du
Cancer. La mer était très dure dans ce détroit, plein de remous
formés par les contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les
lames courtes brisaient sa marche. Il devint très difficile de se
tenir debout sur le pont.

Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le
ciel l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait
un changement prochain de l'atmosphère ; sa marche diurne était
irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi
la mer se soulever vers le sud-est en longues houles « qui sentaient
la tempête ». La veille, le soleil s'était couché dans une brume
rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes de l'océan.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre
ses dents des choses peu intelligibles. A un certain moment, se
trouvant près de son passager :

« On peut tout dire à Votre Honneur ? dit-il à voix basse.

-- Tout, répondit Phileas Fogg.

-- Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.

-- Viendra-t-il du nord ou du sud ? demanda simplement Mr. Fogg.

-- Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se prépare !

-- Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon côté,
répondit Mr. Fogg.

-- Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n'ai plus rien
à dire ! »

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une époque
moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression d'un célèbre
météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes
électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu'il ne se
déchaînât avec violence.

Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les
voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de
flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux
furent condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, dès
lors, pénétrer dans la coque de l'embarcation. Une seule voile
triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de
trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. Et on
attendit.

John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine ;
mais, dans un étroit espace, à peu près privé d'air, et par les
secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agréable. Ni
Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter
le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord.
Rien qu'avec son petit morceau de toile, la _Tankadère_ fut enlevée
comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte,
quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple
vitesse d'une locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester
au-dessous de la vérité.

Pendant toute la journée, l'embarcation courut ainsi vers le nord,
emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une
rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par
une de ces montagnes d'eau qui se dressaient à l'arrière ; mais un
adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les
passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils
recevaient philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais
l'intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne
pouvait qu'admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait
la tourmente à ses côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce
typhon fût partie de son programme.

Jusqu'alors la _Tankadère_ avait toujours fait route au nord ; mais
vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois
quarts, hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la
lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une
violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle
solidité toutes les parties d'un bâtiment sont reliées entre elles.

Avec la nuit, la tempête s'accentua encore. En voyant l'obscurité se
faire, et avec l'obscurité s'accroître la tourmente, John Bunsby
ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s'il ne serait pas
temps de relâcher, et il consulta son équipage.

Ses hommes consultés, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui dit
:

« Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des
ports de la côte.

-- Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.

-- Ah ! fit le pilote, mais lequel ?

-- Je n'en connais qu'un, répondit tranquillement Mr. Fogg.

-- Et c'est !...

-- Shangaï. »

Cette réponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans comprendre
ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait d'obstination et de
ténacité. Puis il s'écria :

« Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. A Shangaï ! »

Et la direction de la _Tankadère_ fut imperturbablement maintenue vers
le nord.

Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la petite goélette ne
chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à
bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais
elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut
se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.

Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême
fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C'était une
modification favorable, et la _Tankadère_ fit de nouveau route sur
cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que
provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles
qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite.

De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes
déchirées, mais pas un navire en vue. La _Tankadère_ était seule à
tenir la mer.

A midi, il y eut quelques symptômes d'accalmie, qui, avec
l'abaissement du soleil sur l'horizon, se prononcèrent plus nettement.

Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les
passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque
repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles
au bas ris. La vitesse de l'embarcation fut considérable. Le
lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John
Bunsby put affirmer qu'on n'était pas à cent milles de Shangaï.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire !
C'était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s'il ne
voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette
tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n'eût pas été
en ce moment à trente milles du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait
avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d'étais,
contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l'étrave.

A midi, la _Tankadère_ n'était pas à plus de quarante-cinq milles de
Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant
le départ du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix.
Tous -- Phileas Fogg excepté sans doute -- sentaient leur coeur battre
d'impatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une
moyenne de neuf milles à l'heure, et le vent mollissait toujours !
C'était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la
côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur
passage.

Cependant l'embarcation était si légère, ses voiles hautes, d'un fin
tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant,
à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu'à la
rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance
de douze milles au moins au-dessus de l'embouchure.

A sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un
formidable juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de deux
cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg.
Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait
à ce moment...

A ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d'un panache de
fumée, apparut au ras de l'eau. C'était le paquebot américain, qui
sortait à l'heure réglementaire.

« Malédiction ! s'écria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un bras
désespéré.

-- Des signaux ! » dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de
bronze s'allongeait à l'avant de la _Tankadère_. Il servait à faire
des signaux par les temps de brume.

Le canon fut chargé jusqu'à la gueule, mais au moment où le pilote
allait appliquer un charbon ardent sur la lumière :

« Le pavillon en berne », dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amené à mi-mât. C'était un signal de détresse, et
l'on pouvait espérer que le paquebot américain, l'apercevant,
modifierait un instant sa route pour rallier l'embarcation.

« Feu ! » dit Mr. Fogg.

Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l'air.

XXII
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OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES,
IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et
demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon.
Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers.
Deux cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui
avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans
quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche
branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et
venait en titubant s'asseoir sur une drome.

Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était
arrivé.

Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons
avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché
sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard,
Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe,
se réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique.
La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce
lit d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se
relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte
d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : « Le
_Carnatic_ ! le _Carnatic_ ! »

Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que
quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la
coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le _Carnatic_ larguait
ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes,
descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et
Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante
milles des terres de la Chine.

Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont
du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de
la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées
et n'y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes
de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

« Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé ! Que
va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et
c'est le principal. »

Puis, songeant à Fix :

« Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes
débarrassés, et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous
suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un détective aux
trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque
d'Angleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis
un assassin ! »

Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ?
Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette
affaire ? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arrivée à Londres,
pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine l'avait filé
autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout
cas, question à examiner. Le plus pressé, c'était de rejoindre Mr.
Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable
conduite.

Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot
roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore,
gagna tant bien que mal l'arrière du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à
Mrs. Aouda.

« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à
Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son
habitude... »

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas.
Passepartout n'avait qu'une chose à faire : c'était de demander au
purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il
ne connaissait aucun passager de ce nom.

« Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un
gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune
dame...

-- Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au
surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. »

Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait
pas.

Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.

« Ah çà ! je suis bien sur le _Carnatic_ ? s'écria-t-il.

-- Oui, répondit le purser.

-- En route pour Yokohama ?

-- Parfaitement. »

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de
navire ! Mais s'il était sur le _Carnatic_, il était certain que son
maître ne s'y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de
foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que
l'heure du départ du _Carnatic_ avait été avancée, qu'il devait
prévenir son maître, et qu'il ne l'avait pas fait ! C'était donc sa
faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ !

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer
de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car
il comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et
maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté,
emprisonné peut-être !... Passepartout, à cette pensée, s'arracha les
cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement
de comptes !

Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son
sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le
Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver,
comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling,
pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient
payés d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour
prendre un parti. S'il mangea et but pendant cette traversée, cela ne
saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et
pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût
été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.

Le 13, à la marée du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de
Yokohama.

Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous
les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre
l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie.
Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de
cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois
résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et
rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur
ecclésiastique, descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du
port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires
appartenant à toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si
curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de
prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de
la ville.

Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne,
avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles
se développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues,
de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris
depuis le promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à
Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de
toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands
prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français
se trouvait aussi étranger que s'il eût été jeté au pays des
Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c'était de se recommander près
des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais
il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle
de son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes
les autres chances.

Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que
le hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise,
décidé, s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo.

Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une
déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient
d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une
architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des
roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique
des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les
prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius,
des rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants
au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit
découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu
de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très
paresseux et très caressants.

Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant :
bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins
monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux
pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture,
soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil
à percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint
de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres
militaires de toutes conditions, -- car, au Japon, la profession de
soldat est autant estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des
frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils,
chevelure lisse et d'un noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes
grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du
cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois,
dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les
voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à
voile, les « norimons » à parois de laque, les « cangos » moelleux,
véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de
leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille
ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux
bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais
portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de
robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont la large ceinture
s'épanouissait derrière en un noeud extravagant, -- que les modernes
Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette
foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques,
les bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise,
les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières, dans
lesquelles il lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se
boit à pleine tasse l'eau chaude odorante, avec le « saki », liqueur
tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l'on
fume un tabac très fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près
inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses
rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs
dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants,
portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les
enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les
indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et
que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent
contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres
volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque
grand aigle ; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage
quelque héron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partout
des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et
grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de «
Seigneuries », et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur.

En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les
herbes :

« Bon ! dit-il, voilà mon souper. »

Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.

« Pas de chance ! » pensa-t-il.

Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement
déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_ ; mais après une
journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait
bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux
étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un
sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de
l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon.
Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son
estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim,
des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les
Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des
rizières. Mais il dut faire contre fortune bon coeur, et remit au
lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra
dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les
groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les
astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur
lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui
attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.

Enfin les rues se dépeuplèrent. A la foule succédèrent les rondes des
yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au
milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et
Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait
quelque patrouille éblouissante :

« Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui part pour
l'Europe ! »

XXIII
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DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT

Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu'il fallait
manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien
cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim.
C'était alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d'utiliser la
voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature l'avait gratifié.

Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il résolut
de les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de
musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du
tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient qu'apprécier les talents
d'un virtuose européen.

Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les
dilettanti, inopinément réveillés, n'auraient peut-être pas payé le
chanteur en monnaie à l'effigie du mikado.

Passepartout se décida donc à attendre quelques heures ; mais, tout en
cheminant, il fit cette réflexion qu'il semblerait trop bien vêtu pour
un artiste ambulant, et l'idée lui vint alors d'échanger ses vêtements
contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange
devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait immédiatement
appliquer à satisfaire son appétit.

Cette résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut qu'après de
longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène,
auquel il exposa sa demande. L'habit européen plut au brocanteur, et
bientôt Passepartout sortait affublé d'une vieille robe japonaise et
coiffé d'une sorte de turban à côtes, décoloré sous l'action du temps.
Mais, en retour, quelques piécettes d'argent résonnaient dans sa
poche.

« Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval ! »

Le premier soin de Passepartout, ainsi « japonaisé », fut d'entrer
dans une « tea-house » de modeste apparence, et là, d'un reste de
volaille et de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui
le dîner serait encore un problème à résoudre.

« Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il s'agit
de ne pas perdre la tête. Je n'ai plus la ressource de vendre cette
défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser
au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil,
dont je ne garderai qu'un lamentable souvenir ! »

Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour
l'Amérique. Il comptait s'offrir en qualité de cuisinier ou de
domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la
nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer
d'affaire. L'important, c'était de traverser ces quatre mille sept
cents milles du Pacifique qui s'étendent entre le Japon et le Nouveau
Monde.

Passepartout, n'étant point homme à laisser languir une idée, se
dirigea vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu'il s'approchait
des docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en
avait eu l'idée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi
aurait-on besoin d'un cuisinier ou d'un domestique à bord d'un
paquebot américain, et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la
sorte ? Quelles recommandations faire valoir ? Quelles références
indiquer ?

Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense
affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama.
Cette affiche était ainsi libellée en anglais :

TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE

DE

L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR

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DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS

Avant leur départ pour les États-Unis d'Amérique

DES

LONGS-NEZ-LONGS-NEZ

SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU

Grande Attraction !

« Les États-Unis d'Amérique ! s'écria Passepartout, voilà justement
mon affaire !... »

Il suivit l'homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la
ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il s'arrêtait devant une
vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et
dont les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en
couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.

C'était l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum
américain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns,
acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait
ses dernières représentations avant de quitter l'empire du Soleil pour
les États de l'Union.

Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda
Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.

« Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu'il prit d'abord pour un
indigène.

-- Avez-vous besoin d'un domestique ? demanda Passepartout.

-- Un domestique, s'écria le Barnum en caressant l'épaisse barbiche
grise qui foisonnait sous son menton, j'en ai deux, obéissants,
fidèles, qui ne m'ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à
condition que je les nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il en
montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veines grosses comme des
cordes de contrebasse.

-- Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?

-- A rien.

-- Diable ! ça m'aurait pourtant fort convenu de partir avec vous.

-- Ah çà ! dit l'honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis
un singe ! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ?

-- On s'habille comme on peut !

-- Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?

-- Oui, un Parisien de Paris.

-- Alors, vous devez savoir faire des grimaces ?

-- Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité
provoquer cette demande, nous autres Français, nous savons faire des
grimaces, c'est vrai, mais pas mieux que les Américains !

-- Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux
vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on
exhibe des farceurs étrangers, et à l'étranger, des farceurs
français !

-- Ah !

-- Vous êtes vigoureux, d'ailleurs ?

-- Surtout quand je sors de table.

-- Et vous savez chanter ?

-- Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans
quelques concerts de rue.

-- Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante
sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante
du pied droit ?

-- Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers
exercices de son jeune âge.

-- C'est que, voyez-vous, tout est là ! » répondit l'honorable
Batulcar.

L'engagement fut conclu _hic et nunc_.

Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour
tout faire dans la célèbre troupe japonaise. C'était peu flatteur,
mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco.

La représentation, annoncée à grand fracas par l'honorable Batulcar,
devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables
instruments d'un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à
la porte. On comprend bien que Passepartout n'avait pu étudier un
rôle, mais il devait prêter l'appui de ses solides épaules dans le
grand exercice de la « grappe humaine » exécuté par les Longs-Nez du
dieu Tingou. Ce « great attraction » de la représentation devait
clore la série des exercices.

Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case.
Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et
enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les
loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à
l'intérieur, et l'orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes,
flûtes, tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur.

Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions
d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les
premiers équilibristes du monde. L'un, armé de son éventail et de
petits morceaux de papier, exécutait l'exercice si gracieux des
papillons et des fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe,
traçait rapidement dans l'air une série de mots bleuâtres, qui
formaient un compliment à l'adresse de l'assemblée. Celui-ci jonglait
avec des bougies allumées, qu'il éteignit successivement quand elles
passèrent devant ses lèvres, et qu'il ralluma l'une à l'autre sans
interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie. Celui-là
reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables
combinaisons ; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient
s'animer d'une vie propre dans leur interminable giration ; elles
couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des
fils de fer, véritables cheveux tendus d'un côté de la scène à l'autre
; elles faisaient le tour de grands vases de cristal, elles
gravissaient des échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous
les coins, produisant des effets harmoniques d'un étrange caractère en
combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs jonglaient avec
elles, et elles tournaient dans l'air ; ils les lançaient comme des
volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient toujours ;
ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient, elles
tournaient encore, -- jusqu'au moment où un ressort détendu les
faisait s'épanouir en gerbes d'artifice !

Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et
gymnastes de la troupe. Les tours de l'échelle, de la perche, de la
boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision
remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était
l'exhibition de ces « Longs-Nez », étonnants équilibristes que
l'Europe ne connaît pas encore.

Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous
l'invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen
Age, ils portaient une splendide paire d'ailes à leurs épaules. Mais
ce qui les distinguait plus spécialement, c'était ce long nez dont
leur face était agrémentée, et surtout l'usage qu'ils en faisaient.
Ces nez n'étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six,
de dix pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses,
ceux-là verruqueux. Or, c'était sur ces appendices, fixés d'une façon
solide, que s'opéraient tous leurs exercices d'équilibre. Une
douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et
leurs camarades vinrent s'ébattre sur leurs nez, dressés comme des
paratonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et
exécutant les tours les plus invraisemblables.

Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide
humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer
le « Char de Jaggernaut ». Mais au lieu de former cette pyramide en
prenant leurs épaules pour point d'appui, les artistes de l'honorable
Batulcar ne devaient s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux
qui formaient la base du char avait quitté la troupe, et comme il
suffisait d'être vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi
pour le remplacer.

Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand -- triste
souvenir de sa jeunesse -- il eut endossé son costume du Moyen Age,
orné d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut été
appliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, c'était son gagne-pain, et
il en prit son parti.

Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses
collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous
s'étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section
d'équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième
s'étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se
touchaient que par leur pointe, un monument humain s'éleva bientôt
jusqu'aux frises du théâtre.

Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de
l'orchestre éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide
s'ébranla, l'équilibre se rompit, un des nez de la base vint à
manquer, et le monument s'écroula comme un château de cartes...

C'était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste,
franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la
galerie de droite, tombait aux pieds d'un spectateur en s'écriant :

« Ah ! mon maître ! mon maître !

-- Vous ?

-- Moi !

-- Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !... »

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'étaient
précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils
trouvèrent l'honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des
dommages-intérêts pour « la casse ». Phileas Fogg apaisa sa fureur en
lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au
moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied
sur le paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos,
et sur la face ce nez de six pieds qu'il n'avait pas encore pu
arracher de son visage !

XXIV
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PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE
DE L'OCÉAN PACIFIQUE

Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux
faits par la _Tankadère_ avaient été aperçus du paquebot de Yokohama.
Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s'était dirigé vers la
petite goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son


 


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