Contes Francais
by
Douglas Labaree Buffum

Part 4 out of 10



decrepite. J'allais me lever, quand, d'un seul coup, la
[5]petite fenetre, fermee par un fragment de brique, fut
poussee et s'ouvrit: une tete pale, les cheveux roux, les
yeux phosphorescents, les joues fremissantes, parut...,
regardant a l'interieur. Notre saisissement fut tel que
nous n'eumes pas la force de jeter un cri. L'homme passa
[10]une jambe, puis l'autre, par la lucarne et descendit dans
notre grenier avec tant de prudence, que pas un atome ne
bruit sous ses pas.

Cet homme, large et rond des epaules, court, trapu, la
face crispee comme celle d'un tigre a l'affut, n'etait autre
[15]que le personnage bonasse qui nous avait donne des conseils
sur la route de Heidelberg. Que sa physionomie nous
parut changee alors! Malgre le froid excessif, il etait en
manches de chemise; il ne portait qu'une simple culotte
serree autour des reins, des bas de laine et des souliers a
[20]boucles d'argent. Un long couteau tache de sang brillait
dans sa main.

Wilfrid et moi nous nous crumes perdus... Mais lui
ne parut pas nous voir dans l'ombre oblique de la mansarde,
quoique la flamme se fut ranimee au courant d'air glacial
[25]de la lucarne. Il s'accroupit sur un escabeau et se prit a
grelotter d'une facon bizarre... subitement ses yeux, d'un
vert jaunatre, s'arreterent sur moi..., ses narines se
dilaterent..., il me regarda plus d'une longue minute...
Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines! Puis,
[30]se tournant vers le poele, il toussa d'une voix rauque,
pareille a celle d'un chat, sans qu'un seul muscle de sa face
tressaillit. Il tira du gousset de sa culotte une grosse

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montre, fit le geste d'un homme qui regarde l'heure, et,
soit distraction ou tout autre motif, il la deposa sur la
table. Enfin, se levant comme incertain, il considera la
lucarne, parut hesiter et sortit, laissant la porte ouverte
[5]tout au large.

Je me levai aussitot pour pousser le verrou, mais deja
les pas de l'homme criaient dans l'escalier a deux etages
en dessous. Une curiosite invincible l'emporta sur ma
terreur, et, comme je l'entendais ouvrir une fenetre donnant
[10]sur la cour, moi-meme je m'inclinai vers la lucarne
de l'escalier en tourelle du meme cote. La cour de cette
hauteur etait profonde comme un puits; un mur, haut de
cinquante a soixante pieds, la partageait en deux. Sa
crete partait de la fenetre que l'assassin venait d'ouvrir, et
[15]s'etendait en ligne droite, sur le toit d'une vaste et sombre
demeure en face. Comme la lune brillait entre de grands
nuages charges de neige, je vis tout cela d'un coup d'oeil,
et je fremis en apercevant l'homme fuir sur la haute muraille,
la tete penchee en avant et son long couteau a la
[20]main, tandis que le vent soufflait avec des sifflements
lugubres.

Il gagna le toit en face et disparut dans une lucarne.
Je croyais rever. Pendant quelques instants je restai
la, bouche beante, la poitrine nue, les cheveux flottants,
[25]sous le gresil qui tombait du toit. Enfin, revenant de ma
stupeur, je rentrai dans notre reduit et trouvai Wilfrid,
qui me regarda tout hagard et murmurant une
priere a voix basse. Je m'empressai de remettre du
bois au fourneau, de passer mes habits et de fermer le
[30]verrou.

"Eh bien? demanda mon camarade en se levant.

--Eh bien! lui repondis-je, nous en sommes rechappes

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...Si cet homme ne nous a pas vus, c'est que Dieu ne veut
pas encore notre mort.

--Oui, fit-il... oui! c'est l'un des assassins dont nous
parlait Annette... Grand Dieu!... quelle figure... et
[5]quel couteau!"

Il retomba sur la paillasse... Moi, je vidai d'un trait ce
qui restait de vin dans la cruche, et comme le feu s'etait
ranime, que la chaleur se repandait de nouveau dans la
chambre, et que le verrou me paraissait solide, je repris
[10]courage.

Pourtant, la montre etait la... l'homme pouvait revenir
la chercher!... Cette idee nous glaca d'epouvante.

"Qu'allons-nous faire, maintenant? dit Wilfrid. Notre
plus court serait de reprendre tout de suite le chemin de la
[15]Foret Noire!

--Pourquoi?

--Je n'ai plus envie de jouer de la contre-basse...
Arrangez-vous comme vous voudrez.

--Mais pourquoi donc? Qu'est-ce qui nous force a
[20]partir? Avons-nous commis un crime?

--Parle bas... parle bas... fit-il... Rien que ce mot
crime, si quelqu'un l'entendait, pourrait nous faire prendre
...De pauvres diables comme nous servent d'exemples
aux autres... On ne regarde pas longtemps s'ils commettent
[25]des crimes... Il suffit qu'on trouve cette montre
ici...

--Ecoute, Wilfrid, lui dis-je, il ne s'agit pas de perdre
la tete. Je veux bien croire qu'un crime a ete commis ce
soir dans notre quartier... Oui, je le crois... c'est meme
[30]tres-probable... mais, en pareille circonstance, que doit
faire un honnete homme? Au lieu de fuir, il doit aider la
justice, il doit...

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--Et comment, comment l'aider?

--Le plus simple sera de prendre la montre et d'aller la
remettre demain au grand bailli, en lui racontant ce qui
s'est passe.

[5]--Jamais... jamais... je n'oserai toucher cette
montre!

--Eh bien! moi, j'irai. Couchons-nous et tachons de
dormir encore s'il est possible.

--Je n'ai plus envie de dormir.

[10]--Alors, causons... allume ta pipe... attendons le
jour... Il Y a peut-etre encore du monde a l'auberge...
si tu veux, nous descendrons.

--J'aime mieux rester ici.

--Soit!"

[15]Et nous reprimes notre place au coin du feu.
Le lendemain, des que le jour parut, j'allai prendre la
montre sur la table. C'etait une montre tres-belle, a
double cadran marquait les heures, l'autre les minutes.
Wilfrid parut plus rassure.

[20]"Kasper, me dit-il, toute reflexion faite, il convient
mieux que j'aille voir le bailli. Tu es trop jeune pour
entrer dans de telles affaires... Tu t'expliquerais mal!

--C'est comme tu voudras.

--Oui, il paraitrait bien etrange qu'un homme de mon
[25]age envoyat un enfant.

--Bien... bien... je comprends, Wilfrid"

Il prit la montre, et je remarquai que son amour-propre
seul le poussait a cette resolution: il aurait rougi, sans
doute, devant ses camarades, d'avoir montre moins de
[30]courage que moi.

Nous descendimes du grenier tout meditatifs. En
traversant l'allee qui donne sur la rue Saint-Christophe,

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nous entendimes le cliquetis des verres et des fourchettes
...Je distinguai la voix du vieux Bremer et de ses deux
fils, Ludwig et Karl.

"Ma foi, dis-je a Wilfrid, avant de sortir, nous ne ferions
[5]pas mal de boire un bon coup."

En meme temps je poussai la porte de la salle. Toute
notre societe etait la, les violons, les cors de chasse
suspendus a la muraille; la harpe dans un coin. Nous fumes
accueillis par des cris joyeux. On s'empressa de nous
[10]faire place a table.

"He! disait le vieux Bremer, bonne journee, camarades
Du vent... de la neige... Toutes les brasseries
seront pleines de monde; chaque flocon qui tourbillonne
dans l'air est un florin qui nous tombera dans la poche!"

[15]J'apercus ma petite Annette, fraiche, degourdie, me
souriant des yeux et des levres avec amour. Cette vue
me ranima... Les meilleures tranches de jambon etaient
pour moi, et chaque fois qu'elle venait deposer une cruche
a ma droite, sa douce main s'appuyait avec expression sur
[20]mon epaule.

Oh! que mon coeur sautillait, en songeant aux marrons
que nous avions croques la veille ensemble! Pourtant,
la figure pale du meurtrier passait de temps en temps
devant mes yeux et me faisait tressaillir... Je regardais
[25]Wilfrid, il etait tout meditatif. Enfin, au coup de huit
heures, notre troupe allait partir, lorsque la porte s'ouvrit,
et que trois escogriffes, la face plombee, les yeux brillants
comme des rats, le chapeau deforme, suivis de plusieurs
autres de la meme espece, se presenterent sur le seuil.
[30]L'un d'eux, au nez long, un enorme gourdin suspendu au
poignet, s'avanca en s'ecriant:

"Vos papiers, messieurs?"

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Chacun s'empressa de satisfaire a sa demande. Malheureusement
Wilfrid, gui se trouvait debout aupres du
Poele, fut pris d'un tremblement subit, et comme l'agent
de police, a l'oeil exerce, suspendait sa lecture pour
[5]l'observer d'un regard equivoque, il eut la funeste idee de
faire glisser la montre dans sa botte, mais, avant
qu'elle eut atteint sa destination, l'agent de police frappait
sur la cuisse de mon camarade et s'ecriait d'un ton
goguenard:

[10]"He, he! il parait que ceci nous gene?"

Alors Wilfrid tomba en faiblesse, a la grande stupefaction
de tout le monde, il s'affaissa sur un banc, pale comme
la mort, et Madoc, le chef de la police, sans gene, ouvrit
son pantalon et en retira la montre avec un mechant eclat
[15]de rire... Mais a peine l'eut-il regardee, qu'il devint
grave, et se tournant vers ses agents:

"Que personne ne sorte! s'ecria-t-il d'une voix terrible.
Nous tenons la bande... Voici la montre du doyen Daniel
Van den Berg... Attention... Les menottes!"

[20]Ce cri nous traversa jusqu'a la moelle des os. Il se fit
un tumulte epouvantable... Moi, nous sentant perdus,
je me glissai sous le banc, pres du mur, et comme on enchainait
le pauvre vieux Bremer, ses fils Heinrich et Wilfrid,
qui sanglotaient et protestaient... je sentis une
[25]petite main me passer sur le cou.. la douce main d'Annette,
ou j'imprimai mes levres pour dernier adieu...
Mais elle me prit par l'oreille, m'attira doucement...
doucement... Je vis la porte du cellier ouverte sous un
bout de la table... Je m'y laissai glisser... La porte se
[30]referma!

Ce fut l'affaire d'une seconde, au milieu de la bagarre.

A peine au fond de mon trou, on trepignait deja sur la

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porte... puis tout devint silencieux: mes pauvres camarades
etaient partis!--La mere Gredel Dick jetait son
cri de paon sur le seuil de son allee, disant que l'auberge
du _Pied-de-Mouton_ etait deshonoree.

[5]Je vous laisse a penser les reflexions que je dus faire
durant tout un jour, blotti derriere une futaille, les reins
courbes, les jambes repliees sous moi, songeant que si un
chien descendait a la cave... que s'il prenait fantaisie a
la cabaretiere de venir elle-meme remplir la cruche. ..
[10]que si la tonne se vidait dans le jour et qu'il fallut en
mettre une autre en perce... que le moindre hasard enfin
pouvait me perdre.

Toutes ces idees et mille autres me passaient par la
tete. Je representais mes camarades deja pendus au gibet.
[15]Annette, non moins troublee que moi, par exces de prudence
refermait la porte chaque fois qu'elle remontait du
cellier.--J'entendis la vieille lui crier:

"Mais laisse donc cette porte. Es-tu folle de perdre la
moitie de ton temps a l'ouvrir?"

[20]Alors, la porte resta entre-baillee, et du fond de l'ombre
je vis les tables se garnir de nouveaux buveurs... J'entendais
des cris, des discussions, des histoires sans fin sur la
fameuse bande.

"Oh! les scelerats, disait l'un, grace au ciel on les tient!
[25]Quel fleau pour Heidelberg!... On n'osait plus se hasarder
dans les rues apres dix heures... Le commerce en souffrait...
Enfin, c'est fini, dans quinze jours, tout sera
rentre dans l'ordre.

--Voyez-vous ces musiciens de la Foret Noire, criait
[30]un autre... c'est un tas de bandits! ils s'introduisent dans
les maisons sous pretexte de faire de la musique... Ils
observent les serrures, les coffres, les armoires, les issues,

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et puis, un beau matin, on apprend que maitre un tel a
eu la gorge coupee dans son lit... que sa femme a ete
massacree... ses enfants egorges... la maison pillee de
fond en comble... qu'on a mis le feu a la grange... ou
[5]autre chose dans ce genre... Quels miserables! On
devrait les exterminer tous sans misericorde... au moins
le pays serait tranquille.

--Toute la ville ira les voir pendre, disait la mere
Gredel... Ce sera le plus beau jour de ma vie!

[10]--Savez-vous que sans la montre du doyen Daniel, on
n'aurait jamais trouve leur trace? Hier soir la montre
disparait... Ce matin, maitre Daniel en donne le signalement
a la police... une heure apres, Madoc mettait la
main sur toute la couvee... he! he! he!"

[15]Et toute la salle de rire aux eclats. La honte,
l'indignation, la peur, me faisaient fremir tour a tour.
Cependant la nuit vint. Quelques buveurs seuls
restaient encore a table. On avait veille la nuit precedente;
j'entendais la grosse proprietaire qui baillait et
[20]murmurait:

"Ah! mon Dieu, quand pourrons-nous aller nous
coucher?"

Une seule chandelle restait allumee dans la salle.

"Allez dormir, madame, dit la douce voix d'Annette, je
[25]veillerai bien toute seule jusqu'a ce que ces messieurs s'en
aillent."

Quelques ivrognes comprirent cette invitation et se
retirerent; il n'en restait plus qu'un, assoupi en face de sa
cruche. Le wachtmann, etant venu faire sa ronde,
[30]l'eveilla, et je l'entendis sortir a son tour, grognant et
trebuchant jusqu'a la porte.

"Enfin, me dis-je, le voila parti; ce n'est pas malheureux.

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La mere Gredel va dormir, et la petite Annette ne tardera
point a me delivrer."

Dans cette agreable pensee je detirais deja mes membres
engourdis, quand ces paroles de la grosse cabaretiere
[5]frapperent mes oreilles:

"Annette, va fermer, et n'oublie pas de mettre la barre.
Moi, je descends a la cave."

Il parait qu'elle avait cette louable habitude pour
s'assurer que tout etait en ordre.

[10]"Mais, madame, balbutia la petite, le tonneau n'est pas
vide; vous n'avez pas besoin...

--Mele-toi de tes affaires," interrompit la grosse femme,
dont la chandelle brillait deja sur l'escalier.

Je n'eus que le temps de me replier de nouveau derriere
[15]la futaille. La vieille, courbee sous la voute basse du
cellier, allait d'une tonne a l'autre, et je l'entendais
murmurer:

"Oh! la coquine, comme elle laisse couler le vin! At~
tends, attends, je vais t'apprendre a mieux fermer les
[20]robinets. A-t-on jamais vu! A-t-on jamais vu!"

La lumiere projetait les ombres contre le mur humide.
Je me dissimulais de plus en plus.

Tout a coup, au moment ou je croyais la visite terminee,
j'entendis la grosse mere exhaler un soupir, mais un soupir
[25]si long, si lugubre, que l'idee me vint aussitot qu'il se
passait quelque chose d'extraordinaire. Je hasardai un
oeil... le moins possible; et qu'est-ce que je vis? Dame
Gredel Dick, la bouche beante, les yeux hors de la tete,
contemplant le dessous de la tonne, derriere laquelle je
[30]me tenais immobile. Elie venait d'apercevoir un de mes
pieds sous la solive servant de cale, et s'imaginait sans
doute avoir decouvert le chef des brigands, cache la pour

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l'egorger pendant la nuit. Ma resolution fut prompte:
je me redressai en murmurant:

"Madame, au nom du ciel! ayez pitie de moi. Je
suis..."

[5]Mais alors, elle, sans me regarder, sans m'ecouter, se
prit a jeter des cris de paon, des cris a vous dechirer les
oreilles, tout en grimpant l'escalier aussi vite que le lui
permettait son enorme corpulence. De mon cote, saisi
d'une terreur inexprimable, je m'accrochai a sa robe, pour
[10]la prier a genoux. Mais ce fut pis encore:

"Au secours! a l'assassin! Oh! ah! mon Dieu! Lachez-moi.
Prenez mon argent. Oh! oh!"

C'etait effrayant. J'avais beau lui dire:

"Madame, regardez-moi. Je ne suis pas ce que vous
[15]pensez..."

Bah! elle etait folle d'epouvante, elle radotait, elle
begayait, elle piaillait d'un accent si aigu que si nous
n'eussions ete sous terre, tout le quartier en eut ete eveille.
Dans cette extremite, ne consultant que ma rage, je lui
[20]grimpai sur le dos, et j'atteignis avant elle la porte, que
je lui refermai sur le nez comme la foudre, ayant soin
d'assujettir le verrou. Pendant la lutte, la lumiere s'etait
eteinte, dame Gredel restait dans les tenebres, et sa voix
ne s'entendait plus que faiblement, comme dans le
[25]lointain.

Moi, epuise, aneanti, je regardais Annette dont le
trouble egalait le mien. Nous n'avions plus la force de
nous dire un mot; et nous ecoutions ces cris expirants, qui
finirent par s'eteindre: la pauvre femme s'etait evanouie.

[30]"Oh! Kasper, me dit Annette en joignant les mains,
que faire, mon Dieu, que faire? Sauve-toi... Sauve-toi
...On a peut-etre entendu... Tu l'as donc tuee?

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--Tuee... moi?

--Eh bien!... echappe-toi... Je vais t'ouvrir."

En effet, elle leva la barre, et je me pris a courir dans la
rue, sans meme la remercier. ..Ingrat! Mais j'avais si
[5]peur... le danger etait si pressant... le ciel si noir! Il
faisait un temps abominable: pas une etoile au ciel...
pas un reverbere allume... Et le vent... et la neige!
Ce n'est qu'apres avoir couru au moins une demi-heure,
que je m'arretai pour reprendre haleine... Et qu'on
[10]s'imagine mon epouvante quand, levant les yeux, je me
vis juste en face du _Pied-de-Mouton_. Dans ma terreur,
j'avais fait le tour du quartier, peut-etre trois ou quatre
fois de suite... Mes jambes etaient lourdes, boueuses...
mes genoux vacillaient.

[15]L'auberge, tout a l'heure deserte, bourdonnait comme
une ruche; des lumieres couraient d'une fenetre a l'autre
...Elle etait sans doute pleine d'agents de police. Alors,
malheureux, epuise par le froid et la faim, desespere, ne
sachant ou trouver un asile, je pris la plus singuliere de
[20]toutes les resolutions:

"Ma foi, me dis-je, mourir pour mourir... autant
etre pendu que de laisser ses os en plein champ sur la
route de la Foret Noire!"

Et j'entrai dans l'auberge, pour me livrer moi-meme a
[25]la justice. Outre les individus rapes, aux chapeaux
deformes, aux triques enormes, que j'avais deja vus le matin,
et qui allaient, venaient, furetaient et s'introduisaient
partout, il y avait alors devant une table le grand
bailli Zimmer, vetu de noir, l'air grave, l'oeil penetrant, et
[30]le secretaire Roth, avec sa perruque rousse, sa grimace
imposante et ses larges oreilles plates comme des ecailles
d'huitres. C'est a peine si l'on fit attention a moi,

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circonstance qui modifia tout de suite ma resolution. Je
m'assis dans l'un des coins de la salle, derriere le grand
fourneau de fonte, en compagnie de deux ou trois voisins,
accourus pour voir ce qui se passait, et je demandai
[5]tranquillement une chopine de vin et un plat de
choucroute.

Annette faillit me trahir:

"Ah! mon Dieu, fit-elle, est-ce possible?"

Mais une exclamation de plus ou de moins dans une
[10]telle cohue ne signifiait absolument rien... Personne n'y
prit garde; et, tout en mangeant du meilleur appetit,
j'ecoutai l'interrogatoire que subissait dame Gredel,
accroupie dans un large fauteuil, les cheveux epars et les
yeux encore ecarquilles par la peur.

[15]"Quel age paraissait avoir cet homme? lui demanda le
bailli.

--De quarante a cinquante ans, monsieur... C'etait
un homme enorme, avec des favoris noirs... ou bruns
...je ne sais pas au juste... le nez long... les yeux
[20]verts.

--N'avait-il pas quelques signes particuliers... des
taches au visage... des cicatrices?

--Non... je ne me rappelle pas... Il n'avait qu'un
gros marteau... et des pistolets...

[25]-Fort bien. Et que vous a-t-il dit?

--Il m'a prise a la gorge... Heureusement j'ai crie si
haut que la peur l'a saisi... et puis, je me suis defendue
avec les ongles... Ah! quand on veut vous massacrer
...on se defend, monsieur!...

[30]--Rien de plus naturel, de plus legitime, madame...
Ecrivez, monsieur Roth... Le sang-froid de cette bonne
dame a ete vraiment admirable!"

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Ainsi du reste de la deposition.

On entendit ensuite Annette, qui declara simplement
avoir ete si troublee qu'elle ne se souvenait de rien.

"Cela suffit, dit le bailli; s'il nous faut d'autres
[5]renseignements, nous reviendrons demain."

Tout le monde sortit, et je demandai a la dame Gredel
une chambre pour la nuit. Elle, n'eut pas le moindre
souvenir de m'avoir vu... tant la peur lui avait trouble
la cervelle.

[10]"Annette, dit-elle, conduis monsieur a la petite chambre
verte du troisieme. Moi, je ne tiens plus sur mes jambes
...Ah mon Dieu... mon Dieu... a quoi n'est-on pas
expose dans ce monde!"

Elle se prit a sangloter, ce qui la soulagea.

[15]Annette, ayant allume une chandelle, me conduisit
dans la chambre designee, et quand nous fumes seuls:

"Oh! Kasper... Kasper... s'ecria-t-elle naivement...
qui aurait jamais cru que tu etais de la bande? Je ne me
consolerai jamais d'avoir aime un brigand!

[20]--Comment, Annette... toi aussi! lui repondis-je en
m'asseyant desole... Ah! tu m'acheves!"

J'etais pret a fondre en larmes... Mais elle, revenant
aussitot de son injustice et m'entourant de ses bras:

"Non! non! fit-elle... Tu n'es pas de la bande... Tu
[25]es trop gentil pour cela, mon bon Kasper... Mais
c'est egal... tu as un fier courage tout de meme d'etre
revenu!"

Je lui dis que j'allais mourir de froid dehors, et que cela
seul m'avait decide. Nous restames quelques instants
[30]tout pensifs, puis elle sortit pour ne pas eveiller les
soupcons de dame Gredel. Quand je fus seul, apres m'etre
assure que les fenetres ne donnaient sur aucun mur et

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que le verrou fermait bien, je remerciai le Seigneur de
m'avoir sauve dans ces circonstances perilleuses. Puis
m'etant couche, je m'endormis profondement.


II

Le lendemain, je m'eveillai vers huit heures. Le temps
[5]etait humide et terne. En ecartant le rideau de mon lit,
je remarquai que la neige s'etait amoncelee au bord des
fenetres: les vitres en etaient toutes blanches. Je me pris
a rever tristement au sort de mes camarades; ils avaient
du bien souffrir du froid... la grande Berthe et le vieux
[10]Bremer surtout! Cette idee me serra le coeur.
Comme je revais ainsi, un tumulte etrange s'eleva dehors.
Il se rapprochait de l'auberge, et ce n'est pas sans inquietude
que je m'elancai vers une fenetre, pour juger de ce
nouveau peril.

[15]On venait confronter la fameuse bande avec dame Gredel
Dick, qui ne pouvait sortir apres les terribles emotions
de la veille. Mes pauvres compagnons descendaient la
rue bourbeuse entre deux files d'agents de police, et
suivis d'une avalanche de gamins, hurlant et sifflant
[20]comme de vrais sauvages. Il me semble encore voir cette
scene affreuse: le pauvre Bremer, enchaine avec son fils
Ludwig, puis Karl et Wilfrid, et enfin la grande Berthe,
qui marchait seule derriere et criait d'une voix
lamentable:

[25]"Au nom du ciel, messieurs, au nom du ciel... ayez
pitie d'une pauvre harpiste innocente!... Moi... tuer!
...moi... voler. Oh! Dieu! est-ce possible."

Elle se tordait les mains. Les autres etaient mornes, la
tete penchee, les cheveux pendant sur la face.

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Tout ce monde s'engouffra dans l'allee sombre de l'auberge.
Les gardes en expulserent les etrangers... On referma
la porte, et la foule avide resta dehors, les pieds
dans la boue, le nez aplati contre les fenetres.

[5]Le plus profond silence s'etablit alors dans la maison.
M'etant habille, j'entr'ouvris la porte de ma chambre
pour ecouter, et voir s'il ne serait pas possible de reprendre
la clef des champs.

J'entendis quelques eclats de voix, des allees et des
[10]venues aux etages inferieurs, ce qui me convainquit que
les issues etaient bien gardees. Ma porte donnait sur le
palier, juste en face de la fenetre que l'homme avait
ouverte pour fuir. Je n'y fis d'abord pas attention...
Mais comme je restais la, tout a coup je m'apercus que la
[15]fenetre etait ouverte, qu'il n'y avait point de neige sur
son bord, et, m'etant approche, je vis de nouvelles traces
sur le mur. Cette decouverte me donna le frisson.

L'homme etait revenu!... Il revenait peut-etre toutes les
nuits: le chat, la fouine, le furet... tous les carnassiers
[20]ont ainsi leur passage habituel. Quelle revelation! Tout
s'eclairait dans mon esprit d'une lumiere mysterieuse.

"Oh! si c'etait vrai, me dis-je, si le hasard venait de me
livrer le sort de l'assassin... mes pauvres camarades seraient
sauves!"

[25]Et je suivis des yeux cette trace, qui se prolongeait avec
une nettete surprenante, jusque sur le toit voisin.

En ce moment, quelques paroles de l'interrogatoire
frapperent mes oreilles... On venait d'ouvrir la porte
de la salle pour renouveler l'air... J'entendis:

[30]"Reconnaissez-vous avoir, le 20 de ce mois, participe a
l'assassinat du sacrificateur Ulmet Elias?"

Puis quelques paroles inintelligibles.

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"Refermez la porte, Madoc, dit la voix du bailli...
refermez la porte... Madame est souffrante..."

Je n'entendis plus rien.

La tete appuyee sur la rampe, une grande resolution
[5]se debattait alors en moi.

"Je puis sauver mes camarades, me disais-je; Dieu vient
de m'indiquer le moyen de les rendre a leurs familles...
Si la peur me fait reculer devant un tel devoir, c'est moi
qui les aurai assassines... Mon repos, mon honneur,
[10]seront perdus a jamais... Je me jugerai le plus lache...
le plus vil des miserables!"

Longtemps j'hesitai; mais tout a coup ma resolution
fut prise... Je descendis et je penetrai dans la cuisine.

"N'avez-vous jamais vu cette montre, disait le bailli a
[15]dame Gredel; recueillez bien vos souvenirs, madame."
Sans attendre la reponse, je m'avancai dans la salle, et,
d'une voix ferme, je repondis:

"Cette montre, monsieur le bailli... je l'ai vue entre
les mains de l'assassin lui-meme... Je la reconnais...
[20]Et quant a l'assassin, je puis vous le livrer ce soir, si vous
daignez m'entendre."

Un silence profond s'etablit autour de moi; tous les
assistants se regardaient l'un l'autre avec stupeur; mes
pauvres camarades parurent se ranimer.

[25]"Qui etes-vous, monsieur? me demanda le bailli revenu
de son emotion.

--Je suis le compagnon de ces infortunes, et je n'en ai
pas honte, car tous, monsieur le bailli, tous, quoique
pauvres, sont d'honnetes gens... Pas un d'entre eux
[30]n'est capable de commettre les crimes qu'on leur
impute."

Il y eut un nouveau silence. La grande Berthe se prit

Page 162

sangloter tout bas; le bailli parut se recueillir. Enfin,
me regardant d'un oeil fixe:

"Ou donc pretendez-vous nous livrer l'assassin?

--Ici meme, monsieur le bailli... dans cette maison
[5]...Et, pour vous convaincre, je ne demande qu'un instant
d'audience particuliere.

--Voyons," dit-il en se levant.

Il fit signe au chef de la police secrete, Madoc, de nous
suivre, aux autres de rester. Nous sortimes.

[10]Je montai rapidement l'escalier. Ils etaient sur mes
pas. Au troisieme, m'arretant devant la fenetre et
leur montrant les traces de l'homme imprimees dans la
neige:

"Voici les traces de l'assassin, leur dis-je... C'est ici
[15]qu'il passe chaque soir... Il est venu hier a deux heures
lu matin... Il est revenu cette nuit... Il reviendra sans
doute ce soir."

Le bailli et Madoc regarderent les traces quelques
instants sans murmurer une parole.

[20]"Et qui vous dit que ce sont les pas du meurtrier?
me demanda le chef de la police d'un air de doute.

Alors je leur racontai l'apparition de l'assassin dans
notre grenier. Je leur indiquai, au-dessus de nous, la
lucarne d'ou je l'avais vu fuir au clair de lune, ce que
[25]n'avait pu faire Wilfrid, puisqu'il etait reste couche... Je
leur avouai que le hasard seul m'avait fait decouvrir les
empreintes de la nuit precedente.

"C'est etrange, murmurait le bailli; ceci modifie beaucoup
la situation des accuses. Mais comment nous
[30]expliquez-vous la presence du meurtrier dans la cave de
l'auberge?

--Ce meurtrier, c'etait moi, monsieur le bailli!"

Page 163

Et je lui racontai simplement ce qui s'etait passe la
veille, depuis l'arrestation de mes camarades jusqu'a la
nuit close, au moment de ma fuite.

"Cela suffit," dit-il.

[5]Et se tournant vers le chef de la police:

"Je dois vous avouer, Madoc, que les depositions de ces
menetriers ne m'ont jamais paru concluantes; elles etaient
loin de me confirmer dans l'idee de leur participation aux
crimes... D'ailleurs, leurs papiers etaient, pour plusieurs,
[10]un alibi tres difficile a dementir. Toutefois, jeune
homme, malgre la vraisemblance des indices que vous nous
donnez, vous resterez en notre pouvoir jusqu'a la verification
du fait... Madoc, ne le perdez pas de vue, et
prenez vos mesures en consequence."

[15]Le bailli descendit alors tout meditatif, et, repliant ses
papiers, sans ajouter un mot a l'interrogatoire:

"Qu'on reconduise les accuses a la prison," dit-il en
lancant a la grosse cabaretiere un regard de mepris.

Il sortit suivi de son secretaire.

[20]Madoc resta seul avec deux agents.

"Madame, dit-il a l'aubergiste, vous garderez le plus
grand silence sur ce qui vient de se passer. De plus, vous
rendrez a ce brave jeune homme la chambre qu'il occupait
avant-hier."

[25]Le regard et l'accent de Madoc n'admettaient pas de
replique: dame Gredel promit de faire ce que l'on voudrait,
pourvu qu'on la debarrassat des brigands.

"Ne vous inquietez pas des brigands, repliqua Madoc;
nous resterons ici tout le jour et toute la nuit pour vous
[30]garder... Vaquez tranquillement a vos affaires, et
commencez par nous servir a dejeuner... Jeune homme, vous
me ferez l'honneur de dejeuner avec nous?"

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Ma situation ne me permettait pas de decliner cette
offre... J'acceptai.

Nous voila donc assis en face d'un jambon et d'une
cruche de vin du Rhin. D'autres individus vinrent boire
[5]comme d'habitude, provoquant les confidences de dame
Gredel et d'Annette; mais elles se garderent bien de parler
en notre presence, et furent extremement reservees, ce
qui dut leur paraitre fort meritoire.

Nous passames toute l'apres-midi a fumer des pipes, a
[10]vider des petits verres et des chopes; personne ne faisait
attention a nous.

Le chef de la police, malgre sa figure plombee, son regard
percant, ses levres pales et son grand nez en bec d'aigle,
etait assez bon enfant apres boire. Il nous racontait des
[15]gaudrioles avec verve et facilite. Il cherchait a saisir la
petite Annette au passage. A chacune de ses paroles,
les autres eclataient de rire; moi, je restais morne,
silencieux.

"Allons, jeune homme, me disait-il en riant, oubliez la
[20]mort de votre respectable grand'mere... Nous sommes
tous mortels, que diable!... Buvez un coup et chassez ces
idees nebuleuses."

D'autres se melaient a notre conversation, et le temps
s'ecoulait ainsi au milieu de la fumee du tabac, du
[25]cliquetis des verres et du tintement des canettes.

Mais a neuf heures, apres la visite du wachtmann, tout
changea de face; Madoc se leva et dit:

"Ah! ca! procedons a nos petites affaires... Fermez la
porte et les volets... et lestement! Quant a vous, madame
[30]et mademoiselle, allez vous coucher!"

Ces trois hommes, abominablement deguenilles, semblaient
etre plutot de veritables brigands que les soutiens

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de l'ordre et de la justice. Ils tirerent de leur pantalon des
tiges de fer, armees a l'extremite d'une boule de plomb...
Le brigadier Madoc, frappant sur la poche de sa redingote,
s'assura qu'un pistolet s'y trouvait... Un instant apres,
[5]il le sortit pour y mettre une capsule.

Tout cela se faisait froidement... Enfin, le chef de la
police m'ordonna de les conduire dans mon grenier.

Nous montames.

Arrives dans le taudis, ou la petite Annette avait eu
[10]soin de faire du feu, Madoc, jurant entre ses dents,
s'empressa de jeter de l'eau sur le charbon; puis m'indiquant
la paillasse:

"Si le coeur vous en dit, vous pouvez dormir."

Il s'assit alors avec ses deux acolytes, au fond de la
[15]chambre, pres du mur, et l'on souffla la lumiere.

Je m'etais couche, priant tout bas le Seigneur d'envoyer
l'assassin.

Le silence, apres minuit, devint si profond, qu'on ne se
serait guere doute que trois hommes etaient la, l'oeil
[20]ouvert, attentifs au moindre bruit comme des chasseurs
a l'affut de quelque bete fauve. Les heures s'ecoulaient
lentement... lentement... Je ne dormais pas... Mille
idees terribles me passaient par la tete... J'entendis
sonner une heure... deux heures... et rien... rien
[25]n'apparaissait!

A trois heures, un des agents de police bougea... je
crus que l'homme arrivait... mais tout se tut de nouveau.
Je me pris alors a penser que Madoc devait me prendre
pour un imposteur, qu'il devait terriblement m'en vouloir,
[30]que le lendemain il me maltraiterait... que, bien
loin d'avoir servi mes camarades, je serais mis a la
chaine.

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Apres trois heures, le temps me parut extremement
rapide; j'aurais voulu que la nuit durat toujours, pour
conserver au moins une lueur d'esperance.

Comme j'etais ainsi a ressasser les memes idees pour la
[5]centieme fois... tout a coup, sans que j'eusse entendu le
moindre bruit... la lucarne s'ouvrit... deux yeux brillerent
a l'ouverture... rien ne remua dans le grenier.

"Les autres se seront endormis," me dis-je.

La tete restait toujours la... attentive... On eut dit
[10]que le scelerat se doutait de quelque chose... Oh! que
mon coeur galopait... que le sang coulait vite dans mes
veines... et pourtant le froid de la peur se repandait sur
ma face... Je ne respirais plus!

Il se passa bien quelques minutes ainsi... puis...
[15]subitement... l'homme parut se decider... il se glissa
dans notre grenier, avec la meme prudence que la veille.

Mais au meme instant un cri terrible... un cri bref,
vibrant... retentit:

"Nous le tenons!"

[20]Et toute la maison fut ebranlee de fond en comble...
des cris... des trepignements... des clameurs rauques
...me glacerent d'epouvante... L'homme rugissait...
les autres respiraient haletants... puis il y eut un choc
qui fit craquer le plancher... je n'entendis plus qu'un
[25]grincement de dents... un cliquetis de chaines...

"De la lumiere!" cria le terrible Madoc.

Et tandis que le soufre flambait, jetant dans le reduit
sa lueur bleuatre, je distinguai vaguement les agents de
police accroupis sur l'homme en manches de chemise: l'un
[30]le tenait a la gorge, l'autre lui appuyait les deux genoux
sur la poitrine; Madoc lui serrait les poings dans des
menottes a faire craquer les os; l'homme semblait inerte;

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seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou
jusqu'a la cheville, se relevait de temps en temps et frappait
le plancher par un mouvement convulsif... Les yeux
lui sortaient litteralement de la tete... une ecume
[5]sanglante s'agitait sur ses levres.

A peine eus-je allume la chandelle, que les agents de
police firent une exclamation etrange.

"Notre doyen!..."

Et tous trois se relevant... je les vis se regarder pales
[10]de terreur.

L'oeil de l'assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc
...Il voulut parler... mais seulement au bout de quelques
secondes... je l'entendis murmurer:

"Quel reve!... mon Dieu... quel reve!"

[15]Puis il fit un soupir et resta immobile.
Je m'etais approche pour le voir... C'etait bien lui...
L'homme qui nous avait donne de si bons conseils sur la
route de Heidelberg... Peut-etre avait-il pressenti que
nous serions la cause de sa perte: on a parfois de ces
[20]pressentiments terribles! Comme il ne bougeait plus et
qu'un filet de sang glissait sur le plancher poudreux,
Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et dechira
sa chemise; nous vimes alors qu'il s'etait donne un coup
de son grand couteau dans le coeur.

[25]"Eh! fit Madoc avec un sourire sinistre, M, le doyen a
fait banqueroute a la potence... Il connaissait la bonne
place et ne s'est pas manque! Restez ici, vous autres...
Je vais prevenir le bailli."

Puis il ramassa son chapeau, tombe pendant la lutte,
[30]et sortit sans ajouter un mot.

Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents
de police.

Page 168

Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit
la grande nouvelle. Ce fut un evenement pour le pays.
Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d'une
fortune et d'une consideration si bien etablies, que
[5]beaucoup de gens se refuserent a croire aux abominables
instincts qui le dominaient.

On discuta ces evenements de mille manieres differentes.
Les uns disaient que le riche doyen etait somnambule, et
par consequent irresponsable de ses actions... les autres,
[10]qu'il etait assassin par amour du sang, n'ayant aucun
interet serieux a commettre de tels crimes... Peut-etre
etait-il l'un et l'autre!

C'est un fait incontestable que l'etre moral, la volonte,
l'ame, n'existe pas chez le somnambule. Or l'animal, abandonne
[15]a lui-meme, subit l'impulsion naturelle de ses instincts
pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassee de
maitre Daniel van den Berg, sa tete plate, renflee derriere
les oreilles, ses longues moustaches herissees, ses yeux verts,
tout prouve qu'il appartenait malheureusement a la famille
[20]des chats, race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer.

Quoi qu'il en soit, mes compagnons furent rendus a la
liberte. On cita la petite Annette, pendant quinze jours,
comme un modele de devouement. Elle fut meme recherchee
en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune
[25]homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille.
Moi, je m'empressai de retourner dans la Foret Noire, ou,
depuis cette epoque, je remplis les fonctions de chef d'orchestre
au bouchon du _Sabre-Vert_, sur la route de Tubingue.
S'il vous arrive de passer par la, et que mon histoire
[30]vous ait interesse, venez me voir... nous viderons deux ou
trois bouteilles ensemble... et je vous raconterai certains
details, qui vous feront dresser les cheveux sur la tete!...

Page 169

COPPEE


LE LOUIS D'OR
(CONTE DE NOEL)
_A mon cher cousin Edouard Tramasset_

Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de
cent francs agrippe par le rateau du banquier, et qu'il se
fut leve de la table de roulette ou il venait de perdre les
debris de sa petite fortune, reunis par lui pour cette
[5]supreme bataille, il eprouva comme un vertige et crut qu'il
allait tomber.

La tete troublee, les jambes molles, il alla se jeter sur la
large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de
jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le
[10]tripot clandestin dans lequel il avait gache les plus belles
annees de sa jeunesse, reconnut les tetes ravagees des
joueurs, crument eclairees par les trois grands abat-jour,
ecouta le leger frottement de l'or sur le tapis, songea qu'il
etait ruine, perdu, se rappela qu'il avait chez lui, dans un
[15]tiroir de commode, les pistolets d'ordonnance dont son
pere, le general de Hem, alors simple capitaine, s'etait si
bien servi a l'attaque de Zaatcha; puis, brise de fatigue, il
s'endormit d'un sommeil profond.

Quand il se reveilla, la bouche pateuse, il constata, par
[20]un regard jete a la pendule, qu'il avait dormi une demi-heure
a peine, et il eprouva un imperieux besoin de respirer
l'air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran
minuit moins le quart. Tout en se levant et en s'etirant

Page 170

les bras, Lucien se souvint alors qu'on etait a la veille de
Noel, et, par un jeu ironique de la memoire, il se revit
soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher,
ses souliers dans la cheminee.

[5]En ce moment, le vieux Dronski--un pilier du tripot,
le Polonais classique, portant le caban rape, tout orne de
soutaches et d'olives--s'approcha de Lucien et marmotta
quelques mots dans sa sale barbiche grise:

"Pretez-moi donc une piece de cinq francs, monsieur.
[10]Voila deux jours que je n'ai pas bouge du cercle, et depuis
deux jours le "dix-sept" n'est pas sorti... Moquez-vous
de moi, si vous voulez; mais je donnerais mon poing a
couper que tout a l'heure, au coup de minuit, le numero
sortira."

[15]Lucien de Hem haussa les epaules; il n'avait meme plus
dans sa poche de quoi acquitter cet impot que les habitues
de l'endroit appelaient "les cent sous du Polonais."
Il passa dans l'antichambre, mit son chapeau et sa pelisse,
et descendit l'escalier avec l'agilite des gens qui ont la
[20]fievre.

Depuis quatre heures que Lucien etait enferme dans le
tripot, la neige etait tombee abondamment, et la rue--une
rue du centre de Paris, assez etroite et batie de hautes
maisons--etait toute blanche. Dans le ciel purge, d'un
[25]bleu noir, de froides etoiles scintillaient.

Le joueur decave frissonna sous ses fourrures et se mit
a marcher, roulant toujours dans son esprit des pensees de
desespoir et songeant plus que jamais a la boite de pistolets
qui l'attendait dans le tiroir de sa commode; mais,
[30]apres avoir fait quelques pas, il s'arreta brusquement
devant un navrant spectacle.

Sur un banc de pierre place, selon l'usage d'autrefois,

Page 171

pres de la porte monumentale d'un hotel, une petite fille
de six ou sept ans, a peine vetue d'une robe noire en
loques, etait assise dans la neige. Elle s'etait endormie la,
malgre le froid cruel, dans une attitude effrayante de
[5]fatigue et d'accablement, et sa pauvre petite tete et son
epaule mignonne etaient comme ecroulees dans un angle
de la muraille et reposaient sur la pierre glacee. Une
des savates dont l'enfant etait chaussee s'etait detachee
de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant
[10]elle.

D'un geste machinal, Lucien de Hem porta la main a son
gousset; mais il se souvint qu'un instant auparavant il
n'y avait meme pas trouve une piece de vingt sous oubliee,
et qu'il n'avait pas pu donner de pourboire au garcon du
[15]cercle. Cependant, pousse par un instinctif sentiment de
pitie, il s'approcha de la petite fille, et il allait peut-etre
l'emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit,
lorsque, dans la savate tombee sur la neige, il vit quelque
chose de brillant.

[20]Il se pencha. C'etait un louis d'or.

Une personne charitable, une femme sans doute, avait
passe par la, avait vu, dans cette nuit de Noel, cette
chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant
la touchante legende, elle avait laisse tomber, d'une main
[25]discrete, une magnifique aumone, pour que la petite
abandonnee crut encore aux cadeaux faits par l'Enfant-Jesus
et conservat, malgre son malheur, quelque confiance
et quelque espoir dans la bonte de la Providence.

Un louis! c'etaient plusieurs jours de repos et de richesse
[30]pour la mendiante; et Lucien etait sur le point de l'eveiller
pour lui dire cela, quand il entendit pres de son oreille,

Page 172

comme dans une hallucination, une voix--la voix du
Polonais avec son accent trainant et gras--qui murmurait
tout bas ces mots:

"Voila deux jours que je n'ai pas bouge du cercle, et
[5]depuis deux jours le "dix-sept" n'est pas sorti... Je
donnerais mon poing a couper que tout a l'heure, au coup
de minuit, le numero sortira."

Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait
d'une race d'honnetes gens, qui portait un superbe nom
[10]militaire, et qui n'avait jamais failli a l'honneur, concut
une epouvantable pensee; il fut pris d'un desir fou,
hysterique, monstrueux. D'un regard il s'assura qu'il
etait bien seul dans la rue deserte, et, pliant le genou,
avancant avec precaution sa main fremissante, il vola le
[15]louis d'or dans la savate tombee! Puis, courant de toutes
ses forces, il revint a la maison de jeu, grimpa l'escalier en
quelques enjambees, poussa d'un coup de poing la porte
rembourree de la salle maudite, y penetra au moment
precis ou la pendule sonnait le premier coup de minuit,
[20]posa la piece d'or sur le tapis vert et cria:

"En plein sur le "dix-sept!"

Le "dix-sept" gagna.

D'un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis
sur la rouge.

[25]La rouge gagna.

Il laissa les soixante-douze louis sur la meme couleur.
La rouge sortit de nouveau.

Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec
le meme bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas
[30]d'or et de billets, et il se mit a poudrer le tapis,
frenetiquement. La "douzaine," la "colonne," le "numero," toutes
les combinaisons lui reussissaient. C'etait une chance

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inouie, surnaturelle. On eut dit que la petite bille d'ivoire,
sautillant dans les cases de la roulette, etait magnetisee,
fascinee par le regard de ce joueur, et lui obeissait. Il
avait rattrape, en une dizaine de coups, les quelques
[5]miserables billets de mille francs, sa derniere ressource,
qu'il avait perdus au commencement de la soiree. A present,
pontant des deux ou trois cents louis a la fois, et
servi par sa veine fantastique, il allait bientot regagner,
et au dela, le capital hereditaire qu'il avait gaspille en si
[10]peu d'annees, reconstituer sa fortune. Dans son empressement
a se mettre au jeu, il n'avait pas quitte sa lourde
pelisse; deja il en avait gonfle les grandes poches de liasses
de bank-notes et de rouleaux de pieces d'or; et, ne sachant
plus ou entasser son gain, il bourrait maintenant de monnaie
[15]et de papier les poches interieures et exterieures de
sa redingote, les goussets de son gilet et de son pantalon,
son porte-cigares, son mouchoir, tout ce qui pouvait servir
de recipient. Et il jouait toujours, et il gagnait toujours,
comme un furieux! comme un homme ivre! et il jetait ses
[20]poignees de louis sur le tableau, au hasard, a la vanvole,
avec un geste de certitude et de dedain!

Seulement, il avait comme un fer rouge dans le coeur,
et il ne pensait qu'a la petite mendiante endormie dans la
neige, a l'enfant qu'il avait volee.

[25]"Elle est encore a la meme place! Certainement, elle
doit y etre encore!... Tout a l'heure... oui, quand une
heure sonnera... je me le jure!... je sortirai d'ici, j'irai
la prendre, tout endormie, dans mes bras, je l'emporterai
chez moi, je la coucherai sur mon lit... Et je l'eleverai,
[30]je la doterai, je l'aimerai comme ma fille, et j'aurai soin
d'elle toujours, toujours!"

Mais la pendule sonna une heure, et le quart, et la

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demie, et les trois quarts... et Lucien etait toujours
assis a la table infernale.

Enfin, une minute avant deux heures, le chef de partie
se leva brusquement et dit a voix haute:

[5]"La banque a saute, messieurs... Assez pour
aujourd'hui!"

D'un bond, Lucien fut debout. Ecartant avec brutalite
les joueurs qui l'entouraient et le regardaient avec une
envieuse admiration, il partit vivement, degringola les
[10]etages et courut jusqu'au banc de pierre. De loin, a la
lueur d'un bec de gaz, il apercut la petite fille.

"Dieu soit loue! s'ecria-t-il. Elle est encore la!"

Il s'approcha d'elle, lui saisit la main:

"Oh! qu'elle a froid! Pauvre petite!"

[15]Il la prit sous les bras, la souleva pour l'emporter. La
tete de l'enfant retomba en arriere, sans qu'elle s'eveillat:

"Comme on dort, a cet age-la!"

Il la serra contre sa poitrine pour la rechauffer, et, pris
d'une vague inquietude, il voulut, afin de la tirer de ce
[20]lourd sommeil, la baiser sur les yeux, comme il faisait
naguere a sa maitresse la plus cherie.

Mais alors il s'apercut avec terreur que les paupieres de
l'enfant etaient entr'ouvertes et laissaient voir a demi
les prunelles vitreuses, eteintes, immobiles. Le cerveau
[25]traverse d'un horrible soupcon, Lucien mit sa bouche tout
pres de la bouche de la petite fille; aucun souffle n'en
sortit.

Pendant qu'avec le louis d'or qu'il avait vole a cette
mendiante Lucien gagnait au jeu une fortune, l'enfant
[30]sans asile etait morte, morte de froid!

Etreint a la gorge par la plus effroyable des angoisses,
Lucien voulut pousser un cri... et, dans l'effort qu'il fit,

Page 175

il se reveilla de son cauchemar sur la banquette du cercle,
ou il s'etait endormi un peu avant minuit et ou le garcon
du tripot, s'en allant le dernier vers cinq heures du matin,
l'avait laisse tranquille, par bonte d'ame pour le decave.

[5]Une brumeuse aurore de decembre faisait palir les vitres
des croisees. Lucien sortit, mit sa montre en gage, prit
un bain, dejeuna, et alla au bureau de recrutement signer
un engagement volontaire au 1er regiment de chasseurs
d'Afrique.

[10]Aujourd'hui, Lucien de Hem est lieutenant; il n'a que
sa solde pour vivre, mais il s'en tire, etant un officier tres
range et ne touchant jamais une carte. Il parait meme
qu'il trouve encore moyen de faire des economies; car
l'autre jour, a Alger, un de ses camarades, qui le suivait a
[15]quelques pas de distance dans une rue montueuse de la
Kasba, le vit faire l'aumone a une petite Espagnole
endormie sous une porte, et eut l'indiscretion de regarder
ce que Lucien avait donne a la pauvresse. Le curieux fut
tres surpris de la generosite du pauvre lieutenant.

[20]Lucien de Hem avait mis un louis d'or dans la main de
la petite fille.

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L'ENFANT PERDU
(CONTE DE NOEL)
_A Jules Claretie_


I

Ce matin-la, qui etait la veille de Noel, deux evenements
d'importance eurent lieu simultanement. Le soleil se leva,
--et M. Jean-Baptiste Godefroy aussi.

Sans doute, le soleil,--au coeur de l'hiver, apres quinze
[5]jours de brume et de ciel gris, quand par bonheur le vent
passe au nord-est et ramene le temps sec et clair,--le
soleil, inondant tout a coup de lumiere le Paris matinal,
est un vieux camarade que chacun revoit avec plaisir. Il
est d'ailleurs un personnage considerable. Jadis il a ete
[10]Dieu: il s'est appele Osiris, Apollon, est-ce que je sais?
et il n'y a pas deux siecles qu'il regnait en France sous le
nom de Louis XIV. Mais M. Jean-Baptiste Godefroy,
financier richissime, directeur du Comptoir general de
credit, administrateur de plusieurs grandes compagnies,
[15]depute et membre du Conseil general de l'Eure, officier de
la Legion d'honneur, etc., etc., n'etait pas non plus un
homme a dedaigner. Et puis l'opinion que le soleil peut
avoir sur son propre compte n'est certainement pas plus
flatteuse que celle que M. Jean-Baptiste Godefroy avait
[20]de lui-meme. Nous sommes donc autorise a dire que, le
matin en question, vers huit heures moins le quart, le
soleil et M. Jean-Baptiste Godefroy se leverent.

Par exemple, le reveil de ces puissants seigneurs fut tout
a fait different. Le bon vieux soleil, lui, commenca par

Page 177

faire une foule de choses charmantes. Comme le gresil,
pendant la nuit, avait confit dans du sucre en poudre les
platanes depouilles du boulevard Malesherbes, ou est
situe l'hotel Godefroy, ce magicien de soleil s'amusa
[5]d'abord a les transformer en gigantesques bouquets de corail
rose; et, tout en accomplissant ce delicieux tour de fantasmagorie,
il repandit, avec la plus impartiale bienveillance,
ses rayons sans chaleur, mais joyeux, sur tous les humbles
passants que la necessite de gagner leur vie forcait a etre
[10]dehors de si bonne heure. Il eut le meme sourire pour le
petit employe en paletot trop mince se hatant vers son
bureau, pour la grisette frissonnant sous sa "confection"
a bon marche, pour l'ouvrier portant la moitie d'un pain
rond sous son bras, pour le conducteur de tramway faisant
[15]sonner son compteur, pour le marchand de marrons en
train de griller sa premiere poelee. Enfin ce brave homme
de soleil fit plaisir a tout le monde. M. Jean-Baptiste
Godefroy, au contraire, eut un reveil assez maussade. Il
avait assiste, la veille, chez le ministre de l'Agriculture, a
[20]un diner encombre de truffes, depuis le releve du potage
jusqu'a la salade, et son estomac de quarante-sept ans
eprouvait la brulante morsure du pyrosis. Aussi, a la facon
dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette,
Charles, le valet de chambre, tout en prenant de l'eau
[25]chaude pour la barbe du patron, dit a la fille de cuisine:

"Allons, bon!... Le "singe" est encore d'une humeur
massacrante, ce matin... Ma pauvre Gertrude, nous
allons avoir une sale journee."

Puis, marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement
[30]baisses, il entra dans la chambre a coucher, ouvrit
les rideaux, alluma le feu et prepara tout ce qu'il fallait
pour la toilette, avec les facons discretes et, les gestes

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respectueux d'un sacristain disposant les objets du culte
sur l'autel, avant la messe de M. le cure...

"Quel temps ce matin? demanda d'une voix breve M.
Godefroy en boutonnant son veston de molleton gris sur
[5]un abdomen un peu trop majestueux deja.

--Tres froid, monsieur, repondit Charles. A six heures,
le thermometre marquait sept degres au-dessous de zero.
Mais monsieur voit que le ciel s'est eclairci, et je crois que
nous aurons une belle matinee."

[10]Tout en repassant son rasoir, M. Godefroy s'approcha
de la fenetre, ecarta l'un des petits rideaux, vit le
boulevard baigne de lumiere et fit une legere grimace qui
ressemblait a un sourire. Mon Dieu, oui! On a beau
etre plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement
[15]qu'il est du plus mauvais genre de manifester quoi que ce
soit devant les domestiques, l'apparition de ce gueusard
de soleil, en plein mois de decembre, donne une sensation
si agreable qu'il n'y a guere moyen de la dissimuler. M.
Godefroy daigna donc sourire. Si quelqu'un lui avait dit
[20]alors que cette satisfaction instinctive lui etait commune
avec l'apprenti typographe en bonnet de papier qui faisait
une glissade sur le ruisseau gele d'en face, M. Godefroy
eut ete profondement choque. C'etait ainsi pourtant; et,
pendant une minute, cet homme ecrase d'affaires, ce gros
[25]bonnet du monde politique et financier, fit cet enfantillage
de regarder les passants et les voitures qui filaient joyeusement
dans la brume doree.

Mais, rassurez-vous, cela ne dura qu'une minute.
Sourire a un rayon de soleil, c'est bon pour des gens
[30]inoccupes, pas serieux; c'est bon pour les femmes, les
enfants, les poetes, la canaille. M. Godefroy avait d'autres
chats a fouetter, et, precisement pour cette journee qui

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commencait, son programme etait tres charge. De huit
heures et demie a dix heures, il avait rendez-vous, dans
son cabinet, avec un certain nombre de messieurs tres
agites, tous habilles et rases comme lui des l'aurore et
[5]comme lui sans fraicheur d'ame, qui devaient venir lui
parler de toutes sortes d'affaires, ayant tous le meme but:
gagner de l'argent. Apres dejeuner,--et il ne fallait pas
s'attarder aux petits verres,--M. Godefroy etait oblige
de sauter dans son coupe et de courir a la Bourse, pour y
[10]echanger quelques paroles avec d'autres messieurs qui
s'etaient aussi leves de bonne heure et qui n'avaient pas
non plus de petite fleur bleue dans l'imagination; et cela
toujours pour le meme motif: gagner de l'argent. De la,
sans perdre un instant, M. Godefroy, allait presider,
[15]devant une table verte encombree d'encriers siphoides,
un nouveau groupe de compagnons depourvus de tendresse
et s'entretenir avec eux de divers moyens de gagner de
l'argent. Apres quoi, il devait paraitre, comme depute,
dans trois ou quatre commissions et sous-commissions,
[20]toujours avec tables vertes et encriers siphoides, ou il
rejoindrait d'autres personnages peu sentimentaux, tous
incapables aussi, je vous prie de le croire, de negliger la
moindre occasion de gagner de l'argent, mais qui avaient
pourtant la bonte de sacrifier quelques precieuses heures
[25]de l'apres-midi pour assurer, par-dessus le marche, la
gloire et le bonheur de la France.

Apres s'etre vivement rase, en epargnant toutefois le
collier de barbe poivre et sel qui lui donnait un air de
famille avec les Auvergnats et les singes de la grande
[30]espece, M. Godefroy revetit un "complet" du matin, dont
la coupe elegante et un peu jeunette prouvait que ce veuf
cinglant vers la cinquantaine, n'avait pas absolument

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renonce a plaire. Puis il descendit dans son cabinet, ou
commenca le defile des hommes peu tendres et sans reverie
uniquement preoccupes d'augmenter leur bien-aime
capital. Ces messieurs parlerent de plusieurs entreprises
[5]en projet, egalement considerables, notamment d'une
nouvelle ligne de chemin de fer a lancer a travers un desert
sauvage, d'une usine monstre a fonder aux environs
de Paris, et d'une mine de n'importe quoi a exploiter
dans je ne sais plus quelle republique de l'Amerique
[10]du Sud. Bien entendu, on n'agita pas un seul instant
la question de savoir si le futur railway aurait a transporter
un grand nombre de voyageurs et une grande quantite
de marchandises, si l'usine fabriquerait du sucre ou
des bonnets de coton, si la mine produirait de l'or
[15]vierge ou du cuivre de deuxieme qualite. Non! Les
dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux roulerent
exclusivement sur le benefice plus ou moins gros a
realiser, dans les huit jours qui suivraient l'emission, en
speculant sur les actions de ces diverses affaires, actions
[20]tres probablement destinees du reste, et dans un bref delai,
a n'avoir plus d'autre valeur que le poids du papier et le
merite de la vignette.

Ces conversations nourries de chiffres durerent jusqu'a
dix heures precises, et M. le directeur du Comptoir
[25]general de credit, qui etait honnete homme pourtant, autant
qu'on peut l'etre dans les "affaires," reconduisit jusque sur
le palier, avec les plus grands egards, son dernier visiteur,
vieux filou cousu d'or qui, par un hasard assez frequent,
jouissait de la consideration generale, au lieu d'etre loge a
[30]Poissy ou a Gaillon aux frais de l'Etat pendant un laps de
temps fixe par les tribunaux, et de s'y livrer a une besogne
honorable et hygienique telle que la confection des chaussons

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de lisiere ou de la brosserie a bon marche. Puis M. le
directeur consigna sa porte impitoyablement--il fallait
etre a la Bourse a onze heures--et passa dans la salle a
manger.

[5]Elle etait somptueuse. On aurait pu constituer le tresor
d'une cathedrale avec les massives argenteries qui
encombraient bahuts et dressoirs. Neanmoins, malgre
l'absorption d'une dose copieuse de bicarbonate de soude,
le pyrosis de M. Godefroy etait a peine calme, et le financier
[10]ne s'etait commande qu'un dejeuner de dyspeptique.
Au milieu de ce luxe de table, devant ce decor qui celebrait
la bombance, et sous l'oeil impassible d'un maitre
d'hotel a deux cents louis de gage, qui s'en faisait deux
fois autant par la vertu de l'anse du panier, M. Godefroy
[15]ne mangea donc, d'un air assez piteux, que deux oeufs a
la coque et la noix d'une cotelette; et encore, l'un des oeufs
sentait la paille. L'homme plein d'or chipotait son
dessert,--oh! presque rien, un peu de roquefort, a peine pour
deux ou trois sous, je vous assure,--lorsqu'une porte
[20]s'ouvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien qu'un peu
chetif dans son costume de velours bleu et trop palot sous
son enorme feutre a plume blanche, le fils de M. le directeur,
le jeune Raoul, age de quatre ans, entra dans la
salle a manger, conduit par son Allemande.

[25]Cette apparition se produisait chaque jour, a onze
heures moins le quart exactement, lorsque le coupe, attele
pour la Bourse, attendait devant le perron, et que
l'alezan brule, vendu a M. Godefroy, par les soins de son
cocher, mille francs de plus qu'il ne valait, grattait, d'un
[30]sabot impatient, le dallage de la cour. L'illustre brasseur
d'argent s'occupait de son fils de dix heures quarante-cinq
a onze heures. Pas plus, pas moins, il n'avait qu'un

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quart d'heure, juste, a consacrer au sentiment paternel.
Non qu'il n'aimat pas son fils, grand dieu! Il l'adorait,
a sa facon. Mais, que voulez-vous, les affaires!...

A quarante-deux ans, plus que mur et passablement
[5]fripe, il s'etait cru tres amoureux, par pur snobisme, de
la fille d'un de ses camarades de cercle, le marquis de
Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les cartes, qui,
sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eut ete
plus d'une fois affiche au club. Ce gentilhomme effondre,
[10]mais toujours tres chic, et qui venait encore de "lancer"
ne casquette pour bains de mer, fut trop heureux de devenir
le beau-pere d'un homme qui payerait ses dettes, et
livra sans scrupule au banquier fatigue une ingenue de
dix-sept ans, d'une beaute suave et frele, sortant d'un
[15]couvent de province, et n'ayant pour dot que son trousseau
de pensionnaire et qu'un tresor de prejuges aristocratiques
et d'illusions romanesques. M. Godefroy, fils
d'un avoue grippe-sou des Andelys, etait reste "peuple"
meme fort vulgaire, malgre son fabuleux avancement dans
[20]la hierarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune
femme dans toutes ses delicatesses; et les choses allaient
mal tourner, quand la pauvre enfant fut emportee, a sa
premiere couche. Presque elegiaque lorsqu'il parlait de sa
defunte epouse, avec laquelle il eut sans doute divorce si
[25]elle avait vecu six mois de plus, M. Godefroy aimait son
petit Raoul pour plusieurs raisons: d'abord a titre de fils
unique, puis comme produit rare et distingue d'un Godefroy
et d'une Neufontaine, enfin et surtout par le respect
qu'inspirait a cet homme d'argent l'heritier d'une fortune
[30]de plusieurs millions. Le bebe fit donc ses premieres
dents sur un hochet d'or et fut eleve comme un Dauphin.
Seulement, son pere, accable de besogne, deborde

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d'occupations, ne pouvait lui consacrer que quinze minutes
par jour,--comme aujourd'hui, au moment du
roquefort,--et l'abandonnait aux domestiques.

"Bonjour, Raoul.

[5]--Bonzou, p'pa,"

Et M. le directeur du Comptoir general de credit, ayant
jete sa serviette, installa sur sa cuisse gauche le jeune
Raoul, prit dans sa grosse patte la petite main de l'enfant
et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma parole d'honneur!
[10]la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour cent, les
tables couleur de paturage et les encriers volumineux devant
lesquels il devait traiter tout a l'heure de si grosses
questions d'interet, et meme son vote de l'apres-midi pour
ou contre le ministere, selon qu'il obtiendrait ou non, en
[15]faveur de son bourg-pourri, une place de sous-prefet,
deux de percepteur, trois de garde champetre, quatre
bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin issu de
germain d'une victime du Deux Decembre.

"P'pa, et le p'tit Noel... y mettra-ti' tet' chose dans
[20]mon soulier?" demanda tout a coup Raoul, dans son
_sabir_ enfantin.

Le pere, apres un: "Oui, si tu as ete sage," fort surprenant
chez ce depute libre penseur, qui, a la Chambre,
appuyait d'un energique: "Tres bien!" toutes les propositions
[25]anticlericales, prit note, dans le meilleur coin de
sa memoire, qu'il aurait a acheter des joujoux. Puis,
s'adressant a la gouvernante:

"Vous etes toujours contente de Raoul, mademoiselle
Bertha?"

[30]L'Allemande, qui se faisait passer pour Autrichienne,
cela va sans dire, mais qui etait, en realite, la fille d'un
pasteur pomeranien afflige de quatorze enfants, devint rouge

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comme une tomate sous ses cheveux blond albinos, comme
si la question toute simple qu'on lui adressait eut ete de
la pire indecence, et, apres avoir donne cette preuve de
respect intimide, repondit par un petit rire imbecile, qui
[5]parut satisfaire pleinement la curiosite de M. Godefroy
sur la conduite de son fils.

"Il fait beau aujourd'hui, reprit le financier, mais froid.
Si vous menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle,
vous aurez soin, n'est-ce pas? de le bien couvrir."

[10]La "fraulein", par un second acces de rire idiot, ayant
rassure M. Godefroy sur ce point essentiel, il embrassa
une derniere fois le bebe, se leva de table--onze heures
sonnaient au cartel--et s'elanca vers le vestibule, ou
Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et referma
[15]sur lui la portiere du coupe. Apres quoi, ce serviteur fidele
courut immediatement au petit cafe de la rue de Miromesnil,
ou il avait rendez-vous avec le groom de la baronne
d'en face, pour une partie de billard, en trente lies, avec
defense de "queuter", bien entendu.

II

[20]Grace au bai brun,--paye mille francs de trop, a la
suite d'un dejeuner d'escargots offert par le maquignon
au cocher de M. Godefroy,--grace a cet animal d'un
prix excessif mais qui filait bien tout de meme, M. le
directeur du Comptoir general de credit put accomplir, sans
[25]aucun retard, sa tournee d'affaires. Il parut a la Bourse,
siegea devant plusieurs encriers monumentaux, et meme,
vers cinq heures moins le quart, il rassura la France et
l'Europe inquiete des bruits de crise, en votant pour le
ministere; car il avait obtenu les faveurs sollicitees, y compris

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la pension pour celui de ses electeurs dont l'oncle, a la
mode de Bretagne, avait ete revoque d'un emploi de
surnumeraire non retribue, a l'epoque du coup d'Etat.

Attendri sans doute par la satisfaction d'avoir contribue
[5]a cet acte de justice tardive, M. Godefroy se souvint
alors de ce que lui avait dit Raoul au sujet des presents du
petit Noel, et jeta a son cocher l'adresse d'un grand marchand
de jouets. La, il acheta et fit transporter dans sa
voiture un cheval fantastique en bois creux monte sur
[10]roulettes, avec une manivelle dans chaque oreille; une
boite de soldats de plomb aussi semblables les uns aux
autres que les grenadiers de ce regiment russe, du temps
de Paul 1er, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez
retrousse; vingt autres joujoux eclatants et magnifiques.
[15]Puis, en rentrant chez lui, doucement berce sur les
coussins de son coupe bien suspendu, l'homme riche, qui apres
tout, avait des entrailles de pere, se mit a penser a son
fils avec orgueil.

L'enfant grandirait, recevrait l'education d'un prince,
[20]en serait un, parbleu! puisque, grace aux conquetes de
89, il n'y avait plus d'aristocratie que celle de l'argent, et
que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq, qui sait?
trente millions de capital. Si son pere, petit provincial,
fils d'un mechant noircisseur de papier timbre; son pere,
[25]qui avait dine a vingt sous jadis au Quartier Latin, et se
rendait bien compte chaque soir, en mettant sa cravate
blanche, qu'il avait l'air d'un marie du samedi; si ce pere,
malgre sa tache originelle, avait pu accumuler une enorme
fortune, devenir fraction de roi sous la Republique parlementaire
[30]et obtenir en mariage une demoiselle dont un ancetre
etait mort a Marignan, a quoi donc ne pouvait pas
pretendre Raoul, des l'enfance beau comme un gentilhomme.

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Raoul au sang affine par l'atavisme maternel, Raoul de
qui l'intelligence serait cultivee comme une fleur rare, qui
apprenait deja les langues etrangeres des le berceau, qui,
l'an prochain, aurait le derriere sur une selle de poney,
[5]Raoul, qui serait un jour autorise a joindre a son nom
celui de sa mere, et s'appellerait ainsi Godefroy de
Neufontaine, Godefroy devenant le prenom, et quel prenom!
royal, moyenageux, sentant a plein nez la croisade?...

Avec des millions, quel avenir! quelle carriere!... Et le
[10]democrate--il y en a plus d'un comme celui-ci, n'en
doutez pas!--imaginait naivement la monarchie restauree,--en
France, tout arrive,--voyait son Raoul,
non! son Godefroy de Neufontaine marie au Faubourg,
bien vu au chateau, puis, qui sait? tout pres du trone,
[15]avec une clef de chambellan dans le dos et un blason tout
battant neuf sur son argenterie et sur les panneaux de son
carrosse!... O sottise, sottise! Ainsi revait le parvenu
gorge d'or, dans sa voiture qu'encombraient tous ces joujoux
achetes pour la Noel,--sans se rappeler, helas! que
[20]c'etait, ce soir-la, la fete d'un tres pauvre petit enfant, fils
d'un couple vagabond, ne dans une etable, ou l'on avait
loge ses parents par charite.

Mais le cocher a crie: "Port' siou p'ait!" On rentre a
l'hotel; et, franchissant les degres du perron, M. Godefroy
[25]se dit qu'il n'a que le temps de faire sa toilette du soir,
lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en
cercle devant lui, l'air consterne, et, dans un coin, affalee
sur une banquette, l'Allemande, qui pousse un cri en l'apercevant,
et cache aussitot dans ses deux mains son
[30]visage bouffi de larmes. M. Godefroy a le pressentiment
d'un malheur.

"Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'y a-t-il?"

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Charles, le valet de chambre,--un drole de la pire espece,
pourtant,--regarde son maitre avec des yeux pleins
de pitie, et begayant et trouble: "Monsieur Raoul!...

--Mon fils?...

[5]--Perdu, monsieur!... Cette stupide Allemande!...
Perdu depuis quatre heures de l'apres-midi!..."

Le pere recule de deux pas en chancelant, comme un
soldat frappe d'une balle; et l'Allemand se jette a ses
pieds, hurlant d'une voix de folle: "Pardon!... Pardon!"
[10]et les laquais parlent tous a la fois.

"Bertha n'etait pas allee au parc Monceau... C'est
la-bas, sur les fortifications, qu'elle a laisse se perdre le
petit... On a cherche partout M. le directeur; on est alle
au Comptoir, a la Chambre; il venait de partir...
[15]Figurez-vous que l'Allemande rejoignait tous les jours son
amoureux, au dela du rempart, pres de la porte d'Asnieres
...Quelle horreur!... Un quartier plein de bohemiens,
de saltimbanques! Qui sait si l'on n'a pas vole
l'enfant?... Ah! le commissaire etait deja prevenu... Mais
[20]concoit-on cela? Cette sainte-nitouche!... Des rendez-vous
avec un amant, un homme de son pays!... Un espion
prussien, pour sur!..."

Son fils! Perdu! M. Godefroy entend l'orage de l'apoplexie
gronder dans ses oreilles. Il bondit sur l'Allemande,
[25]l'empoigne par le bras, la secoue avec fureur.

"Ou l'avez-vous perdu de vue, miserable?... Dites la
verite, ou je vous ecrase!... Ou ca? Ou ca?..."

Mais la malheureuse fille ne sait que pleurer et crier
grace. Voyons, du calme!... Son fils! son fils a lui, perdu,
[30]vole? Ce n'est pas possible! On va le lui retrouver, le
lui rendre tout de suite. Il peut jeter l'or a poignees,
mettre toute la police en l'air. Ah! pas un instant a perdre,

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"Charles, qu'on ne detelle pas... Vous autres, gardez-moi
cette coquine... Je vais a la Prefecture."

Et M. Godefroy, le coeur battant a se rompre, les cheveux
souleves d'epouvante, s'elance de nouveau dans
[5]son coupe, qui repart d'un trot enrage. Quelle ironie!
La voiture est pleine de jouets etincelants, ou chaque bec
de gaz, chaque boutique illuminee, allume au passage cent
paillettes de feu. C'est aujourd'hui, la fete des enfants, ne
l'oublions pas, la fete du nouveau-ne divin, que sont venus
[10]adorer les mages et les bergers conduits par une etoile.

"Mon Raoul!... mon fils!... Ou est mon fils?..."
se repete le pere crispe par l'angoisse en dechirant ses
ongles au cuir des coussins. A quoi lui servent maintenant
ses titres, ses honneurs, ses millions, a l'homme
[15]riche, au gros personnage? Il n'a plus qu'une idee, fixee
comme un clou de feu, la, entre ses deux sourcils, dans
son cerveau douloureux et brulant: "Mon enfant, ou est
mon enfant?..."

Voici la Prefecture de police. Mais il n'y a plus
[20]personne; les bureaux sont desertes depuis longtemps.

"Je suis M. Godefroy, depute de l'Eure... Mon fils est
perdu dans Paris; un enfant de quatre ans... Je veux
absolument voir M. le prefet."

Et un louis dans la main du concierge.

[25]Le bonhomme, un veteran a moustaches grises, moins
pour la piece d'or que par compassion pour ce pauvre
pere, le conduit aux appartements prives du prefet, l'aide
a forcer les consignes. Enfin, M. Godefroy est introduit
devant l'homme en qui repose a present toute son esperance,
[30]un beau fonctionnaire, en tenue de soiree,--il allait
sortir,--l'air reserve, un peu pretentieux, le monocle a
l'oeil.

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M. Godefroy, les jambes cassees par l'emotion, tombe
dans un fauteuil, fond en larmes, et raconte son malheur,
en phrases bredouillees, coupees de sanglots.

Le prefet--il est pere de famille, lui aussi,--a le coeur
[5]tout remue; mais, par profession, il dissimule son acces de
sensibilite, se donne de l'importance.

"Et vous dites, monsieur le depute, que l'enfant a du
se perdre vers quatre heures?

--Oui, monsieur le prefet.

[10]--A la nuit tombante... Diable!... Et il n'est pas
avance pour son age; il parle mal, ignore son adresse, ne
sait pas prononcer son nom de famille?

--Oui!... Helas! Oui!...

--Du cote de la porte d'Asnieres?... Quartier suspect
[15]...Mais remettez-vous... Nous avons par la un commissaire
de police tres intelligent... Je vais telephoner."
L'infortune pere reste seul pendant cinq minutes. Quelle
atroce migraine! quels battements de coeur fous! Puis
brusquement, le prefet reparait, le sourire aux levres, un
[20]contentement dans le regard: "Retrouve!"

Oh! le cri de joie furieuse de M. Godefroy! Comme il
se jette sur les mains du prefet, les serre a les broyer!
"Et il faut convenir, monsieur le depute, que nous
avons de la chance... Un petit blond, n'est-ce pas? un
[25]peu pale?... Costume de velours bleu?... Chapeau de
feutre a plume blanche?...

--Oui, parfaitement... C'est lui! c'est mon petit
Raoul!

--Eh bien, il est chez un pauvre diable qui loge de ce
[30]cote-la; et qui est venu tout a l'heure faire sa declaration
au commissariat... Voici l'adresse par ecrit: Pierron, rue
des Cailloux, a Levallois-Perret. Avec une bonne voiture,

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vous pourrez revoir votre fils avant une heure. Par
exemple, ajoute le fonctionnaire, vous n'allez pas retrouver
votre enfant dans un milieu bien aristocratique,
dans la "haute," comme disent nos agents. L'homme
[5]qui l'a recueilli est tout simplement un marchand des
quatre saisons... Mais qu'importe! n'est-ce pas?...

Ah, oui, qu'importe! M. Godefroy remercie le prefet
avec effusion, descend l'escalier quatre a quatre, remonte
en coupe, et, dans ce moment, je vous en reponds, si le
[10]marchand des quatre saisons etait la, il lui sauterait au
cou. Oui, M. Godefroy, directeur du Comptoir general de
credit, depute, officier de la Legion d'honneur, etc., etc.,
accolerait ce plebeien! Mais, dites-moi donc, est-ce que,
par hasard, il y aurait autre chose, dans ce richard, que
[15]la frenesie de l'or et des vanites? A partir de cette minute,
il reconnait seulement a quel point il aime son enfant.
Fouette, cocher! Celui que tu emportes, dans un coupe,
par cette froide nuit de Noel, ne songe plus a entasser
pour son fils millions sur millions, a le faire eduquer comme
[20]un Fils de France, a le lancer dans le monde; et pas de
danger, desormais, qu'on le laisse aux mains des mercenaires!
A l'avenir, M. Godefroy sera capable de negliger
ses propres affaires et celles de la France--qui ne s'en
portera pas plus mal--pour s'occuper un peu plus serieusement
[25]de son petit Raoul. Il fera venir des Andelys la
soeur de son pere, la vieille tante restee a moitie paysanne,
dont il avait la sottise de rougir. Elle scandalisera la
valetaille par son accent normand et ses bonnets de
linge. Mais elle veillera sur son petit-neveu, la bonne
[30]femme. Fouette, fouette, cocher! Ce patron, toujours si
presse, que tu as conduit a tant de rendez-vous interesses,
a tant de reunions de gens cupides, est, ce soir, encore

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plus impatient d'arriver, et il a un autre souci que de
gagner de l'argent. C'est la premiere fois de sa vie qu'il
va embrasser son enfant pour de bon. Fouette donc,
cocher! Plus vite! Plus vite!

[5]Cependant, par la nuit froide et claire, le coupe rapide
a de nouveau traverse Paris, devore l'interminable boulevard
Malesherbes; et, le rempart franchi, apres les maisons
monumentales et les elegants hotels, tout de suite voici
la solitude sinistre, les ruelles sombres de la banlieue. On
[10]s'arrete, et M. Godefroy, a la clarte des lanternes eclatantes
de sa voiture, voit une basse et sordide baraque de
platras, un bouge. C'est bien le numero, c'est la que loge
ce Pierron. Aussitot la porte s'ouvre, et un homme parait,
un grand gaillard, une tete bien francaise, a moustaches
[15]rousses. C'est un manchot, et la manche gauche de son
tricot de laine est pliee en deux sous l'aisselle. Il regarde
l'elegant coupe, le bourgeois en belle pelisse, et dit
gaiement:

"Alors, monsieur, c'est vous qui etes le papa?... Ayez
[20]pas peur... Il n'est rien arrive au gosse."

Et, s'effacant pour permettre au visiteur d'entrer, il
ajoute, en mettant un doigt sur sa bouche: "Chut! il fait
dodo."

III

Un bouge, en verite! A la lueur d'une petite lampe a
[25]petrole qui eclaire tres mal et qui sent tres mauvais, M.
Godefroy distingue une commode a laquelle manque un
tiroir, quelques chaises eclopees, une table ronde ou flanent
un litre a moitie vide, trois verres, du veau froid dans
une assiette, et, sur le platre nu de la muraille, deux
[30]chromos: l'Exposition de 89 a vol d'oiseau, avec la tour

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Eiffel en bleu de perruquier, et le portrait du general
Boulanger, jeune et joli comme un sous-lieutenant. Excusez
cette derniere faiblesse chez l'habitant de ce pauvre
logis: elle a ete partagee par presque toute la France.
[5]Mais le manchot a pris la lampe et, marchant sur la
pointe du pied, eclaire un coin de chambre, ou; sur un lit
assez propre, deux petits garcons sont profondement endormis.
Dans le plus jeune des enfants, que l'autre enveloppe
d'un bras protecteur et serre contre son epaule,
[10]M. Godefroy reconnait son fils.

"Les deux momes mouraient de sommeil, dit Pierron,
en essayant d'adoucir sa voix rude. Comme je ne savais
pas quand on viendrait reclamer le petit aristo, je leur
ai donne mon "pieu," et, des qu'ils ont tape de l'oeil, j'ai
[15]ete faire ma declaration au commissaire... D'ordinaire,
Zidore a son petit lit dans la soupente; mais je me suis dit:
Ils seront mieux la. Je veillerai, voila tout. Je serai
plus tot leve demain, pour aller aux Halles."

Mais M. Godefroy ecoute a peine. Dans un trouble
[20]tout nouveau pour lui, il considere les deux enfants
endormis. Ils sont dans un mechant lit de fer, sur une
couverture grise de caserne ou d'hopital. Pourtant quel
groupe touchant et gracieux! Et comme Raoul, qui a
garde son joli costume de velours, et qui reste blotti avec
[25]une confiance peureuse dans les bras de son camarade en
blouse, semble faible et delicat! Le pere, un instant prive
de son fils, envie presque le teint brun et l'energique visage
du petit faubourien.

"C'est votre fils? demande-t-il au manchot.

[30]--Non, monsieur, repond l'homme. Je suis garcon et
je ne me marierai sans doute pas, rapport a mon accident
...oh! bete comme tout! un camion qui m'a passe sur le

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bras... Mais voila. Il y a deux ans, une voisine, une
pauvre fille plantee la par un coquin avec un enfant sur
les bras, est morte a la peine. Elle travaillait dans les
couronnes de perles, pour les cimetieres. On n'y gagne
[5]pas sa vie, a ce metier-la. Elle a eleve son petit jusqu'a
l'age de cinq ans, et puis, c'a ete pour elle, a son tour,
que les voisines ont achete des couronnes. Alors je me
suis charge du gosse. Oh! je n'ai pas eu grand merite, et
j'ai ete bien vite recompense. A sept ans, c'est deja un
[10]petit homme, et il se rend utile. Le dimanche et le jeudi,
et aussi les autres jours, apres l'ecole, il est avec moi,
tient les balances, m'aide a pousser ma charrette, ce qui
ne m'est pas trop commode, avec mon aileron... Dire
qu'autrefois j'etais un bon ajusteur, a dix francs par
[15]jour!... Allez! Zidore est joliment debrouillard. C'est
lui qui a ramasse le petit bourgeois.

--Comment? s'ecrie M. Godefroy. C'est cet enfant?...

--Un petit homme, que je vous dis. Il sortait de la
classe, quand il a rencontre l'autre qui allait tout droit.
[20]devant lui, sur le trottoir, en pleurant comme une fontaine.
Il lui a parle comme a un copain, l'a console, rassure
du mieux qu'il a pu. Seulement, on ne comprend
pas bien ce qu'il raconte, votre bonhomme. Des mots
d'anglais, des mots d'allemand; mais pas moyen de lui
[25]tirer son nom et son adresse... Zidore me l'a amene;
je n'etais pas loin de la, a vendre mes salades. Alors les
commeres nous ont entoures, en coassant comme des grenouilles:
"Faut le mener chez le commissaire." Mais
Zidore a proteste. "Ca fera peur au mome," qu'il disait.
[30]Car il est comme tous les Parisiens: il n'aime pas les
sergots. Et puis votre gamin ne voulait plus le quitter.
Ma foi, tant pis! j'ai rate ma vente, et je suis rentre ici

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avec les mioches. Ils ont mange un morceau ensemble,
comme une paire d'amis, et puis, au dodo!... Sont-ils
gentils tout de meme, hein?"

C'est etrange, ce qui se passe dans l'ame de M. Godefroy.
[5]Tout a l'heure, dans sa voiture, il se proposait bien,
sans doute, de donner a celui qui avait recueilli son fils
une belle recompense, une poignee de cet or si facilement
gagne en presence des encriers siphoides. Mais on vient
de lever devant l'homme un coin du rideau qui cache la
[10]vie des pauvres, si vaillants dans leur misere, si
charitables entre eux. Le courage de cette fille-mere se tuant
de travail pour son enfant, la generosite de cet infirme
adoptant un orphelin, et surtout l'intelligente bonte de ce
gamin de la rue, de ce petit homme secourable pour un
[15]plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite son ami
et son frere aine, et lui epargnant, par un instinct delicat,
le grossier contact de la police, tout cela emeut M. Godefroy
et lui donne a reflechir. Non, il ne se contentera pas
d'ouvrir son portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour
[20]Zidore et pour Pierron le manchot, assurer leur avenir,
les suivre de sa bienveillance. Ah! si les peu sentimentaux
personnages qui viennent constamment parler d'affaires
a M. le directeur du Comptoir general de credit
pouvaient lire en ce moment dans son esprit, ils seraient
[25]profondement etonnes; et pourtant M. le directeur vient
de faire la meilleure affaire de sa vie: il vient de se decouvrir
un coeur de brave homme. Oui, monsieur le directeur,
vous comptiez offrir une gratification a ces pauvres
gens, et voila que ce sont eux qui vous font un magnifique
[30]cadeau, celui, d'un sentiment, et du plus doux, du plus
noble de tous, la pitie. Car M. Godefroy songe, a present,
--et il s'en souviendra,--qu'il y a d'autres estropies que

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Pierron, l'ancien ajusteur devenu marchand de verdure,
d'autres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se
demande, avec une inquietude profonde, si l'argent ne
doit vraiment servir qu'a engendrer l'argent, et si l'on n'a
[5]pas mieux a faire, entre ses repas, que de vendre en hausse
des valeurs achetees en baisse et d'obtenir des places pour
ses electeurs.

Telle est sa reverie devant le groupe des deux enfants
qui dorment. Enfin il se detourne, regarde en face le
[10]marchand des quatre saisons; il est charme par l'expression
loyale de ce visage de guerrier gaulois, aux yeux
clairs, aux moustaches ardentes.

"Mon ami, dit M. Godefroy, vous venez de me rendre,
vous et votre fils adoptif, un de ces services! ...Bientot,
[15]vous aurez la preuve que je ne suis pas un ingrat. Mais,
des aujourd'hui... Je vois bien que vous n'etes pas a
l'aise et je veux vous laisser un premier souvenir."

Mais de son unique main le manchot arrete le bras de
M. Godefroy, qui plonge deja sous le revers de la
[20]redingote, du cote des bank-notes.

"Non, monsieur, non! N'importe qui aurait agi comme
nous... Je n'accepterai rien, soit dit sans vous offenser


 


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