Du côté de chez Swann (A la recherche du temps perdu, Tome I.)
by
Marcel Proust

Part 8 out of 9



on devrait se dire: Comment est-elle entourée? Quelle a été sa vie?
Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus.» Swann s’étonnait que
de simples phrases épelées par sa pensée, comme «Cette blague!», «Je
voyais bien où elle voulait en venir» pussent lui faire si mal. Mais
il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les
pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue,
la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car
c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait
beau savoir maintenant,—même, il eut beau, le temps passant, avoir un
peu oublié, avoir pardonné—, au moment où il se redisait ses mots, la
souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne
parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaçait pour le
faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne
sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire
le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible
puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement
de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il
pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un
peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots
prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann
s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer
les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir
où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse,
mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait
confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque
point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison
tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du
Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités
qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des
tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se
rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant
qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se
représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement,
mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents
concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore,
fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage
individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir.
Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de
l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le
déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui
fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances
différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une
autre forme.

Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait
maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait
spontanément, et sans s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice
mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente
que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa
maîtresse, cet écart Odette en ignorait l’étendue: un être vicieux,
affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut
pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se
rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est
insensible pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façons de
vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette,
avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à
peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans
qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent
dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle; mais si
elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de
l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser
Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des
entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de
la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son
intelligence, mais d’une façon mécanique; elle n’y avait rencontré
aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être
débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du
soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. «Oh! non! Ce n’est pas que
je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans
un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne
pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore
restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait
n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit:
«Je me tue si vous ne me l’amenez pas.» On lui a dit que j’étais
sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en
aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de
chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à
tue-tête: «Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C’est une idée
comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce
que je veux tout de même! Si j’avais besoin d’argent, je comprends...»
Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis
à la campagne. Ah! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je
crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de
même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable.»

D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes
qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de
point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux
anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci.
Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il
restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais
imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de
changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne
pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les
berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.

Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite
le jour de la Fête de Paris-Murcie. «Comment, tu le connaissais déjà?
Ah! oui, c’est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraître
l’avoir ignoré.» Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée
que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la
lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être
avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. «Pourtant la
Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai,
lui dit-il pour l’effrayer.»—«Oui, que je n’y étais pas allée le soir
où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez
Prévost», lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec
une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la
timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle
voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu’elle pouvait être
franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de
bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n’avait pas
conscience du mal qu’elle faisait à Swann; et même elle se mit à rire,
peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié,
confus. «C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je
sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça
c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé
d’entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu’un pour le
voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or parce que j’avais
peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part.
Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel
intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec
lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai? D’autant plus
qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les
deux, dis, chéri.» Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être
sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,
même dans les mois auxquels il n’avait jamais plus osé repenser parce
qu’ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l’avait aimé,
elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment (le premier soir
qu’ils avaient «fait catleya») où elle lui avait dit sortir de la
Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, recéleurs eux
aussi d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela
qu’elle lui avait dit un jour: «Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin
que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de s’arranger.» A lui aussi probablement, bien des fois
où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard,
justifient un changement d’heure dans un rendezvous, ils avaient dû
cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à
faire avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à
Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard,
il y a toujours moyen de s’arranger.» Et sous tous les souvenirs les
plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait
dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile,
sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les
lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du
Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent
de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du
jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il
sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges
qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher,
ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait
toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait
dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il
avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et,
comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant
pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque
fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce
n’était plus comme tout récemment encore à la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu
depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre.
Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’Ile du
Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous
croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion
continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours
successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par
leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité,
l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité de sa
jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables
désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet.
S’il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient
pas été remplacés par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait
d’ensemencer le cœur de Swann de tendresse et de soupçons alternés.

Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une
gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter
tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des
années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire catleya» et
ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si
inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait
ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale
et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge
et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle
lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses
baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse
ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit; il se leva,
chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le courage de
reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage,
brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi!»
Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle
avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espérant
apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. «J’ai
une petite qui va vous plaire», disait l’entremetteuse.» Et il restait
une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il
ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour:
«Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr,
je n’irais plus jamais avec personne.»—«Vraiment, crois-tu que ce soit
possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe
jamais?» lui demanda Swann anxieusement. «Pour sûr! ça dépend des
caractères!» Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les
mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. A celle qui
cherchait un ami, il dit en souriant: «C’est gentil, tu as mis des
yeux bleus de la couleur de ta ceinture.»—«Vous aussi, vous avez des
manchettes bleues.»—«Comme nous avons une belle conversation, pour un
endroit de ce genre! Je ne t’ennuie pas, tu as peut-être à
faire?»—«Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’aviez ennuyée, je vous
l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer.»—«Je suis
très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment?» dit-il à
l’entremetteuse qui venait d’entrer.—«Mais oui, c’est justement ce que
je me disais. Comme ils sont sages! Voilà! on vient maintenant pour
causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien mieux
ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles
ont toutes un genre, c’est un vrai scandale! Je vous quitte, je suis
discrète.» Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux
bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était
indifférente, elle ne connaissait pas Odette.

Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un
voyage en mer; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui; les
Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis
s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes
croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps,
Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si
cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle,
dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la
voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit
qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût
sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir à sa
femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger ils
allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en
Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait
absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût
cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de
l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en
tous cas, il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris
que Mme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur
rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux.
Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant
passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté
dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait
sa tournée de visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau,
robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs
nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à
pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer
ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec
correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des
Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,
gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son
tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu’elle entendait et répétait
dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une
journée:

—«Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement
comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait
courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous? Etes-vous dans le camp
de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous
les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est pas chic,
on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son
opinion sur le portrait de Machard.»

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut
peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.

—«Ah! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne
vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de
Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai
vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu
léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle
ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais
je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin
de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon
Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari,
c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu qu’il
lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement
le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le
très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est
nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui faire
faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve! j’ai
une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis
qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme
science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout
quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une
ressemblance agréable.»

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,
le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans
ses gants par le teinturier, et l’embarras de parler à Swann des
Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la
rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son cœur qui
lui conseillait d’autres paroles.

—Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le
voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de
vous.

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré
devant les Verdurin.

—D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout
dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien
longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de
Swann?

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs
aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le
sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis:

—Mais elle vous adore! Ah! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de
vous devant elle! On serait bien arrangé! A propos de tout, si on
voyait un tableau par exemple elle disait: «Ah! s’il était là, c’est
lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a
personne comme lui pour ça.» Et à tout moment elle demandait:
«Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, n’est-ce pas?)» En ce moment je le vois, il pense
à nous, il se demande où nous sommes.» Elle a même eu un mot que j’ai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous
voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues
de lui?» Alors Odette lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’œil
d’une amie.» Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous
flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous
aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd
auprès de ce que lui dirait M. Swann.» Oh! mon Dieu, voilà que le
conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la
rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire si mon
aigrette est droite?»



Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main
gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de
haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et
Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme
Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il
éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était
plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de
ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,
laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour
Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait
greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de
gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann
rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,
parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée
d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez
le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui
Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être
épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il
sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à
lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour
correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre
personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on
n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes
qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la
jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il
n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant
souffert—mais aussi où il avait connu une manière de sentir si
voluptueuse,—et que les hasards de la route lui permettraient
peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés,
cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au
morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il
sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en
avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il
s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de
quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le
spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que
bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus
rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les
verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il
serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec
l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent
l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps
vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un
dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en
France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que
Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en
ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant et
regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour
toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois
il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu
si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce
baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses
adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant
de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances
et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la
revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un
chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,
tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et
redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà
n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour
qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait
s’étendre immédiatement. Par moment les vagues sautaient jusqu’au bord
et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui
disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis
d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de
l’obscurité on ne s’en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin
le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit
sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes
moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient
pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais
elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se
détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer
tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup
Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: «Il faut
que je m’en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même
façon, sans prendre à part à Swann, sans lui dire où elle le reverrait
le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait
voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de
répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur
battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait
voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses
joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin,
c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en
sens inverse. Au bout d’une seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle
était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III
s’était éclipsé un instant après elle. «C’était certainement entendu
entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais
n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est
sa maîtresse.» Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya
de le consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant
les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le
lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste? C’était bien
l’homme qui pouvait la comprendre.» Ainsi Swann se parlait-il à
lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était
aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa
personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un
qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.

Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague
association d’idées, puis une certaine modification dans la
physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion
d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité,
et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui
représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car, d’images
incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions
fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il
se reproduisait par simple division comme certains organismes
inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le
creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et
d’impressions dont il n’avait pas conscience encore faisait naître
comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique amèneraient à
point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour
recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout
d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se
sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues
qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait
d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur
redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée
inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant:
«Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son
camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux
qui ont mis le feu.» C’était son valet de chambre qui venait
l’éveiller et lui disait:

—Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de
repasser dans une heure.

Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était
plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette
déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de
même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond
de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de
l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en
poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit
d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle
était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide
et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le
coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon
grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que
Mme de Cambremer—Mlle Legrandin—devait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une
campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient
ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour
quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en
présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où
nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il
commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions
que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire,
prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de
présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à
l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne
songeait pas à la revoir jamais,—et qu’il se rappelait maintenant la
soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de
Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si
multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les
jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de
l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela
aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui
sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si
d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et
qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui lui
semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas
loin de voir quelque chose de providentiel dans ce qu’il se fût décidé
à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit
désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de
se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût
été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait
éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient
déjà,—et entre lesquels la balance était trop difficile à établir—,
une sorte d’enchaînement nécessaire.

Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des
indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en
wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout
près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les
traits tirés, les yeux battus, tout ce que—au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long
oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle—il avait cessé de
remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans
doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la
sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui
reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et que
baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en
lui-même: «Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu
mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui n’était pas mon genre!»



TROISIÈME PARTIE

NOMS DE PAYS: LE NOM

Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes
nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,
saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote,
que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés
au ripolin contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau
bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait
été chargé de l’aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des
pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs, dans celle
que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en
glace, dans lesquelles selon la place qu’elles occupaient, et par un
effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau
changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires
marines, qu’interrompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que
toute la pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles qu’on présente
dans les expositions «modern style» du mobilier où ils sont ornés
d’œuvres d’art qu’on a supposées capables de réjouir les yeux de celui
qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le
genre de site où l’habitation doit se trouver.

Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui
dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était
si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait
de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles
sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages
annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de
voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme
un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou plutôt il n’y
avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui
n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient
nécessaires, inchangeables,—les beautés des paysages ou du grand art.
Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je
croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me
montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la
grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans
l’intervention des hommes. De même que le beau son de sa voix,
isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas
d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée
m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de
l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument
vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue
récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous
les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait
de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle
portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de
mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité
Legrandin, comme d’une plage toute proche de «ces côtes funèbres,
fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le
linceul des brumes et l’écume des vagues».

«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère
lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant
sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y
sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre
antique. Et c’est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les
pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du
royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres.» Un jour qu’à
Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin
d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les
plus fortes tempêtes, il m’avait répondu: «Je crois bien que je
connais Balbec! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à
moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique
normand, et si singulière, on dirait de l’art persan.» Et ces lieux
qui jusque-là ne m’avaient semblé que de la nature immémoriale, restée
contemporaine des grands phénomènes géologiques,—et tout aussi en
dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces
sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut
de moyen âge—, ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout
d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque
romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi
ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais
vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des
pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une
détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en
retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient
vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils
avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des
côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me
semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais
toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas
particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un
fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres
statues de Balbec—les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du
porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je
pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le
brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de
février, le vent,—soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas
trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un
voyage à Balbec—mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec
celui d’une tempête sur la mer.

J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une
heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât
lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les
annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait
inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une
marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées
conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on
verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train
passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il
s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson,
à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé,
et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et
entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité
d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en
m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient
permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer
furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier
dans l’église de style persan. Mais à l’approche des vacances de
Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une
fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont
j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues
accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage,
près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les
tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup
les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’ils lui
étaient opposés et n’auraient pu que l’affaiblir, se substituaient en
moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le
printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les
aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones
les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à
ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les
couleurs me semblaient avoir du prix; car l’alternance des images
avait amené en moi un changement de front du désir, et,—aussi brusque
que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton
dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation
atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y
eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car souvent dans l’une,
on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque
aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les
rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus
tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le
calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes
naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un
bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science
s’empare d’eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la
possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée
de l’agrément du hasard, de même la production de ces rêves
d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise uniquement aux
changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les faire
renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans
l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient
inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans
un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des
tempêtes et du gothique normand; même par un jour de tempête le nom de
Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du
palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces
villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa
réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour
conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce
que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité,
et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination,
d’aggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent l’idée
que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus
particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas
alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus
ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais
chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres,
dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître. Combien
ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d’être désignés
par des noms, des noms qui n’étaient que pour eux, des noms comme en
ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite
image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des
écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un
oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes
celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes—et des
villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des
personnes—une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante
ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de
ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans
lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice
du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer,
mais les barques, l’église, les passants. Le nom de Parme, une des
villes où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu la
Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me
parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu,
on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse,
compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeures
d’aucune ville d’Italie puisque je l’imaginais seulement à l’aide de
cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de
tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à
une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce
qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale,
Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c’était un de ces noms où
comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la
terre d’où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation
de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d’un état ancien de
lieux, d’une manière désuète de prononcer qui en avait formé les
syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque
chez l’aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me
menant voir la mer déchaînée devant l’église et auquel je prêtais
l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnage de fabliau.

Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permissent, sinon
d’aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire
connaissance avec l’architecture et les paysages de la Normandie ou de
la Bretagne, ce train d’une heure vingt-deux dans lequel j’étais monté
tant de fois en imagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence
dans les villes les plus belles; mais j’avais beau les comparer,
comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas
interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle
rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa
dernière syllabe; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le
vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune
coquille d’œuf au gris perle; Coutances, cathédrale normande, que sa
diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de
beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche
suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes
blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux
fluviatiles et poétiques; Benodet, nom à peine amarré que semble
vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven,
envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète
en tremblant dans une eau verdie de canal; Quimperlé, lui, mieux
attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille
et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à
travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil
changés en pointes émoussées d’argent bruni?

Ces images étaient fausses pour une autre raison encore; c’est
qu’elles étaient forcément très simplifiées; sans doute ce à quoi
aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient
qu’incomplètement et sans plaisir dans le présent, je l’avais enfermé
dans le refuge des noms; sans doute, parce que j’y avais accumulé du
rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs; mais les noms ne sont pas
très vastes; c’est tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou
trois des «curiosités» principales de la ville et elles s’y
juxtaposaient sans intermédiaires; dans le nom de Balbec, comme dans
le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer,
j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église de style persan.
Peut-être même la simplification de ces images fut-elle une des causes
de l’empire qu’elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une
année, que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à
Venise, n’ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence
les éléments qui composent d’habitude les villes, je fus contraint à
faire sortir une cité surnaturelle de la fécondation, par certains
parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le
génie de Giotto. Tout au plus—et parce qu’on ne peut pas faire tenir
dans un nom beaucoup plus de durée que d’espace—comme certains
tableaux de Giotto eux-mêmes qui montrent à deux moments différents de
l’action un même personnage, ici couché dans son lit, là s’apprêtant à
monter à cheval, le nom de Florence était-il divisé en deux
compartiments. Dans l’un, sous un dais architectural, je contemplais
une fresque à laquelle était partiellement superposé un rideau de
soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans l’autre (car ne
pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une
ambiance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue
encore, la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait aux plaisirs
les plus matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu’ils
ont dans les œuvres des primitifs), je traversais rapidement,—pour
trouver plus vite le déjeuner qui m’attendait avec des fruits et du
vin de Chianti—le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses
et d’anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et
non ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue
réaliste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup
plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous
trouvons effectivement. Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus
attention à ce qu’il y avait dans ma pensée quand je prononçais les
mots «aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise», je me serais rendu
compte que ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque
chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais, d’aussi
délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait
toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette merveille
inconnue: une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes,
toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,
différencièrent cette époque de ma vie de celles qui l’avaient
précédée (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d’un
observateur qui ne voit les choses que du dehors, c’est-à-dire qui ne
voit rien), comme dans un opéra un motif mélodique introduit une
nouveauté qu’on ne pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire
le livret, moins encore si on restait en dehors du théâtre à compter
seulement les quarts d’heure qui s’écoulent. Et encore, même à ce
point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas
égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, comme
était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de
«vitesses» différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on
met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent
descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois—où je ressassai
comme une mélodie, sans pouvoir m’en rassasier, ces images de
Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu’elles excitaient
en moi gardait quelque chose d’aussi profondément individuel que si
ç’avait été un amour, un amour pour une personne—je ne cessai pas de
croire qu’elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et
elles me firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en
nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dans le
paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu’il y
avait à vouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui
avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux—et d’autant plus
tentant pour eux, plus différent de ce qu’ils connaissaient—c’est ce
qui me rappelait la réalité de ces images, qui enflammait le plus mon
désir, parce que c’était comme une promesse qu’il serait contenté. Et,
bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances
artistiques, les guides l’entretenaient encore plus que les livres
d’esthétiques et, plus que les guides, l’indicateur des chemins de
fer. Ce qui m’émouvait c’était de penser que cette Florence que je
voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui
la séparait de moi, en moi-même, n’était pas viable, je pourrais
l’atteindre par un biais, par un détour, en prenant la «voie de
terre». Certes, quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à
ce que j’allais voir, que Venise était «l’école de Giorgione, la
demeure du Titien, le plus complet musée de l’architecture domestique
au moyen âge», je me sentais heureux. Je l’étais pourtant davantage
quand, sorti pour une course, marchant vite à cause du temps qui,
après quelques jours de printemps précoce était redevenu un temps
d’hiver (comme celui que nous trouvions d’habitude à Combray, la
Semaine Sainte),—voyant sur les boulevards les marronniers qui,
plongés dans un air glacial et liquide comme de l’eau, n’en
commençaient pas moins, invités exacts, déjà en tenue, et qui ne se
sont pas laissé décourager, à arrondir et à ciseler en leurs blocs
congelés, l’irrésistible verdure dont la puissance abortive du froid
contrariait mais ne parvenait pas à réfréner la progressive poussée—,
je pensais que déjà le Ponte-Vecchio était jonché à foison de
jacinthes et d’anémones et que le soleil du printemps teignait déjà
les flots du Grand Canal d’un si sombre azur et de si nobles émeraudes
qu’en venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils
pouvaient rivaliser de riche coloris avec elles. Je ne pus plus
contenir ma joie quand mon père, tout en consultant le baromètre et en
déplorant le froid, commença à chercher quels seraient les meilleurs
trains, et quand je compris qu’en pénétrant après le déjeuner dans le
laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait
d’opérer la transmutation tout autour d’elle, on pouvait s’éveiller le
lendemain dans la cité de marbre et d’or «rehaussée de jaspe et pavée
d’émeraudes». Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulement
des tableaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagination,
mais existaient à une certaine distance de Paris qu’il fallait
absolument franchir si l’on voulait les voir, à une certaine place
déterminée de la terre, et à aucune autre, en un mot étaient bien
réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon père en
disant: «En somme, vous pourriez rester à Venise du 20 avril au 29 et
arriver à Florence dès le matin de Pâques», les fit sortir toutes deux
non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire
où nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d’autres,
simultanés et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que possibles,—ce
Temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans une
ville après qu’on l’a passé dans une autre—et leur consacra de ces
jours particuliers qui sont le certificat d’authenticité des objets
auxquels on les emploie, car ces jours uniques, ils se consument par
l’usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on
les a vécus là; je sentis que c’était vers la semaine qui commençait
le lundi où la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que
j’avais couvert d’encre, que se dirigeaient pour s’y absorber au
sortir du temps idéal où elles n’existaient pas encore, les deux Cités
Reines dont j’allais avoir, par la plus émouvante des géométries, à
inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je
n’étais encore qu’en chemin vers le dernier degré de l’allégresse; je
l’atteignis enfin (ayant seulement alors la révélation que sur les
rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce
n’était pas, comme j’avais, malgré tant d’avertissements, continué à
l’imaginer, les hommes «majestueux et terribles comme la mer, portant
leur armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau
sanglant» qui se promèneraient dans Venise la semaine prochaine, la
veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi le personnage
minuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc qu’on
m’avait prêtée, l’illustrateur avait représenté, en chapeau melon,
devant les proches), quand j’entendis mon père me dire: «Il doit faire
encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à tout
hasard dans ta malle ton pardessus d’hiver et ton gros veston.» A ces
mots je m’élevai à une sorte d’extase; ce que j’avais cru jusque-là
impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces «rochers
d’améthyste pareils à un récif de la mer des Indes»; par une
gymnastique suprême et au-dessus de mes forces, me dévêtant comme
d’une carapace sans objet de l’air de ma chambre qui m’entourait, je
le remplaçai par des parties égales d’air vénitien, cette atmosphère
marine, indicible et particulière comme celle des rêves que mon
imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis s’opérer
en moi une miraculeuse désincarnation; elle se doubla aussitôt de la
vague envie de vomir qu’on éprouve quand on vient de prendre un gros
mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace,
que le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me
laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je
serais entièrement rétabli, m’éviter d’ici au moins un an, tout projet
de voyage et toute cause d’agitation.

Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller
au théâtre entendre la Berma; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte
trouvait du génie, m’aurait en me faisant connaître quelque chose qui
était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas
été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se
contenter de m’envoyer chaque jour aux Champs-Elysées, sous la
surveillance d’une personne qui m’empêcherait de me fatiguer et qui
fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante
Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement
Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais
désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait
commencé par mettre le «double» dans mon imagination. Elle les
réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je
voulais les retrouver dans la réalité; mais dans ce jardin public rien
ne se rattachait à mes rêves.

Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des
chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en excursion—au delà de la
frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des
marchandes de sucre d’orge—, dans ces régions voisines mais étrangères
où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres; puis
elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un
massif de lauriers; en l’attendant je foulais la grande pelouse
chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin
est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à une
fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une
autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui
cria, d’une voix brève: «Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que
nous venons ce soir chez toi après dîner.» Ce nom de Gilberte passa
près de moi, évoquant d’autant plus l’existence de celle qu’il
désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on
parle, mais l’interpellait; il passa ainsi près de moi, en action pour
ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et
l’approche de son but;—transportant à son bord, je le sentais, la
connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé,
non pas moi, mais l’amie qui l’appelait, tout ce que, tandis qu’elle
le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de
leur intimité quotidienne, des visites qu’elles se faisaient l’une
chez l’autre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus
douloureux pour moi d’être au contraire si familier et si maniable
pour cette fille heureuse qui m’en frôlait sans que j’y puisse
pénétrer et le jetait en plein air dans un cri;—laissant déjà flotter
dans l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les
touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de
Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après dîner,
chez elle,—formant, passager céleste au milieu des enfants et des
bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui,
bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement
comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars, quelque
apparition de la vie des dieux;—jetant enfin, sur cette herbe pelée, à
l’endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un
moment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta
de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet
bleu l’eut appelée), une petite bande merveilleuse et couleur
d’héliotrope impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis
sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés,
nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait: «Allons,
aboutonnez voir votre paletot et filons» et que je remarquais pour la
première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et
hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.

Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées? Le lendemain elle n’y
était pas; mais je l’y vis les jours suivants; je tournais tout le
temps autour de l’endroit où elle jouait avec ses amies, si bien
qu’une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie
de barres, elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et
je jouai désormais avec elle chaque fois qu’elle était là. Mais ce
n’était pas tous les jours; il y en avait où elle était empêchée de
venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie séparée
de la mienne que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte,
j’avais senti passer si douloureusement près de moi, dans le raidillon
de Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle
annonçait d’avance qu’on ne la verrait pas; si c’était à cause de ses
études, elle disait: «C’est rasant, je ne pourrai pas venir demain;
vous allez tous vous amuser sans moi», d’un air chagrin qui me
consolait un peu; mais en revanche quand elle était invitée à une
matinée, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait
jouer, elle me répondait: «J’espère bien que non! J’espère bien que
maman me laissera aller chez mon amie.» Du moins ces jours-là, je
savais que je ne la verrais pas, tandis que d’autres fois, c’était à
l’improviste que sa mère l’emmenait faire des courses avec elle, et le
lendemain elle disait: «Ah! oui, je suis sortie avec maman», comme une
chose naturelle, et qui n’eût pas été pour quelqu’un le plus grand
malheur possible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son
institutrice, qui pour elle-même craignait la pluie, ne voulait pas
l’emmener aux Champs-Élysées.

Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de
l’interroger et je tenais compte de tous les présages. Si je voyais la
dame d’en face qui, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me
disais: «Cette dame va sortir; donc il fait un temps où l’on peut
sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas comme cette dame?» Mais
le temps s’assombrissait, ma mère disait qu’il pouvait se lever
encore, qu’il suffirait pour cela d’un rayon de soleil, mais que plus
probablement il pleuvrait; et s’il pleuvait à quoi bon aller aux
Champs Élysées? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne
quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.
Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa pierre
maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais
comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d’un rayon
hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon
était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets
de la ferronnerie de son treillage étaient venus s’y poser. Un souffle
de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais,
comme apprivoisés, ils revenaient; elle recommençait imperceptiblement
à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en
musique, à la fin d’une Ouverture, mènent une seule note jusqu’au
fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés
intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe
des beaux jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la
balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec
une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait
trahir une conscience appliquée, une satisfaction d’artiste, et avec
un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et
heureuses qu’en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient
sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages de
calme et de bonheur.

Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive! la plus incolore, la
plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le
mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le
jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la
présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Elysées, et
dès que j’y arriverais, me dirait: «Commençons tout de suite à jouer
aux barres, vous êtes dans mon camp»; fragile, emportée par un
souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
l’heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou
accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur
de l’amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse
même; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore
de la joie, même au cœur de l’hiver.

Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le
beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous
la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait
trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup,
faisant dire à ma mère: «Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous
pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées»,
sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui
m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par
l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides.
Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui
venait par tous les temps, toujours hanarchée d’une toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de
laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été
permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des
nouvelles de «son amour de mère»; et il me semblait que si je l’avais
connue, j’avais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un
qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses
petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats
qu’elle appelait «mes vieux Débats» et, par genre aristocratique,
disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
«Mon vieil ami le sergent de ville», «la loueuse de chaises et moi qui
sommes de vieux amis».

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au
pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les
enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée,
sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux
Champs-Élysées; je languissais de douleur entre les chevaux de bois
immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées
dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la
main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste.
La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une
bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant: «Comme
vous êtes aimable!» puis, priant le cantonnier de dire à ses petits
enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta: «Vous serez mille
fois bon. Vous savez que je suis confuse!» Tout à coup l’air se
déchira: entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le
ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le
plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse
dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de
fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu; un peu
avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit
pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus
gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les
bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait
voulu m’y recevoir. «Brava! Brava! ça c’est très bien, je dirais comme
vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre
temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la
parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte
d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme
moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux
intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette
neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine!» Et
la vieille dame se mit à rire.

Le premier de ces jours—auxquels la neige, image des puissances qui
pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour
de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il
changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de
nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses—, ce
jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un
premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous
deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était
non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa
part,—comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps
pareil—cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle
était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me
retrouver aux Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la
vitalité et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu
de l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses
environnantes; et tandis qu’elle me mettait des boules de neige dans
le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la
fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de
fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après
l’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes
noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si
tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais,
avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais
entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: «Non,
non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte,
d’ailleurs vous voyez elle vous fait signe.» Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le
soleil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des
brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.

Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je
ne fus pas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voir
Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour
l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si
elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de
quelque temps aux Champs-Élysées; on n’aime plus personne dès qu’on
aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la
veille j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais
tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste, n’étaient nullement
des moments heureux; et je le savais bien car c’était les seuls
moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention
méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de
plaisir.

Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir,
parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je
finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit
qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu
qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon
camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas
assez au jeu; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle
un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source
dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela
était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement
résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont
j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les
lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes
cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue
de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente
sans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé
parce qu’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même
pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme
quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et
moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre
amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient
été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que
devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions
de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à
Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la
réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain
qu’elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui
avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace
l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.
Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour
existait réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus
que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un
ordre auquel on n’était pas libre de rien changer; il me semblait que
si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu la
simulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé
d’une des joies dont j’avais le plus rêvé mais que je me serais
fabriqué à ma guise un amour factice et sans valeur, sans
communication avec le vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins
mystérieux et préexistants.

Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées,—et que d’abord j’allais
pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir les rectifications
nécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi—, dès que j’étais
en présence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais
compté pour rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne
retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier,
et que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct aveugle
comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l’autre avant
que nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme
si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêves avaient été deux
êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma
mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la
figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose
que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu
du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait
l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent
une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à
museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant
désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée
avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au
point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul
d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien
mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on
compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idéaliste
dont le corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son
intelligence ne croit pas, le même moi qui m’avait fait la saluer
avant que je l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la
balle qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec qui
j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu rejoindre),
me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure où elle s’en
allait, mille propos aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi,
ou de garder le silence pendant lequel j’aurais pu enfin remettre la
main sur l’image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui
pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur lesquels
j’étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l’après-midi
suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour que nous étions
allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui était
particulièrement aimable pour nous,—car c’était chez elle que M. Swann
faisait acheter son pain d’épices, et par hygiène, il en consommait
beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des
Prophètes,—Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui
étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres
d’enfants. Car l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il
préférait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait une
prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire
d’une voix passionnée: «J’aime mieux l’autre prune, parce qu’elle a un
ver!» J’achetai deux billes d’un sou. Je regardais avec admiration,
lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d’agate qui
me semblaient précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes
comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes
pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à moi me
demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la
transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire
sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer
toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses
yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa
rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant: «Tenez, elle
est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir.»

Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans
une pièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une
brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus
dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact,
et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur
l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé
sur mes cahiers. Le lendemain elle m’apporta dans un paquet noué de
faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu’elle avait
fait chercher. «Vous voyez que c’est bien ce que vous m’avez demandé,
me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui avais
envoyé.» Mais dans l’adresse de ce pneumatique,—qui, hier encore
n’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui
depuis qu’un télégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et
qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette
chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce
jour-là,—j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de
mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la poste,
sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un des facteurs,
signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient
épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.

Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous savez, vous pouvez
m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom
de baptême. C’est trop gênant.» Pourtant elle continua encore un
moment à se contenter de me dire «vous» et comme je le lui faisais
remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme
celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de
nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom.
Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé
l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu,
sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit
à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à
mes parents, et dont ses lèvres—en l’effort qu’elle faisait, un peu
comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en
valeur—eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau
un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard,
se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole,
m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience,
le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant
accompagner d’un sourire.

Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs
nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au
moi qui l’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à
cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni
le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d’un bonheur,
parce que seul il l’avait désiré. Même après être rentré à la maison
je ne les goûtais pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait
espérer que le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme,
heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en
m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher
jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien,
à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages
qu’elle m’avait donnés non pas en eux-mêmes et comme s’ils se
suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui
allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et d’atteindre
enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré.

Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait
aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir,
et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus
compté pour réaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte
viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me
paraissait seulement la vague anticipation d’un grand bonheur
quand,—entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute
prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses
belles mains blanches et potelées sentant encore le savon,—j’avais
appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule
au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la
fenêtre: «En revenant de la revue», que l’hiver recevait jusqu’au soir
la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que
nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait
décamper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise,—rayant d’un seul
bond toute la largeur de notre salle à manger—un rayon qui y avait
commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l’instant
d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le soleil me faisait
languir d’impatience et d’ennui en laissant traîner une lueur dorée
jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne
pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment où Françoise
venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les
Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la
foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux,
flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas! aux
Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore
arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui
çà et là faisait flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur
laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures
antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol
auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à
tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son
institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle
portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La
vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à
la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un
geste amical de la main en lui criant: «Quel joli temps!» Et la
préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil,
elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant
le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui
elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus
flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter
une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui
dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en
indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: «Vous reconnaissez
vos roses!»

J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc-de-Triomphe,
nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé
qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la
fillette à la voix brève se jetait sur moi: «Vite, vite, il y a déjà
un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt.
On vous attend pour faire une partie de barres.» Pendant que je
montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue
Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire
des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.
Aussi c’était ma faute; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse;
car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si
ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre
plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la
durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps
sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était
possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image,
elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la
raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre
heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de
visite à la place d’un béret de jeu, devant les «Ambassadeurs» et non
entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupations où
je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester
à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre
de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre
partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,
faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait: «Quel beau
soleil, on dirait du feu»), lui parlant avec un sourire timide, d’un
air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte
devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,
dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui
venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme
Swann,—parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études,
ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux—contenaient pour moi, comme
Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des
lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un
inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les
jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois
sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents)
venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les
battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau
gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore
comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire
une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous
passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en
entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
d’autre n’eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher
vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes
qui encombraient cette allée des Champs-Elysées, et au milieu desquels
j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards
spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était
profond l’incognito dont il était enveloppé.

Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au
mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de
me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent
à la campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que
depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son
père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles
j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le
réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais
plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un
personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et
comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon
amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le
regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux
yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux
Champs-Elysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas
dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant
demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la
table du jardin.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire
une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant
comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette
main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis
que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont
comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en
des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination
d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y
picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter
d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans
certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d’un attribut
qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et
en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité
nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je
n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.

—J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je
croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt
arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que
je puisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit:

—Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j’ai un
grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir
de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le
lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt
Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans
le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre
de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car
j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.

Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de
soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas
traîner mes jambes.

—Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de
saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y
avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout
se détraque.

Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait
laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux
Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple
fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle,
la position particulière, unique,—fût elle affligeante,—où me plaçait
inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli
mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque
d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes
larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un
baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme
tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me
dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la
raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher
jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la
raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple
camarade.

Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la
lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais
effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de
Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était
moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de
détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par
peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,—les plus chers, les
plus désirés—, du champ des réalisations possibles. Même si par une
invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais
inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon
œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne
vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur
extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par
l’amour.

En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte,
mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la
beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de
la bille d’agathe, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri
par la bonté de mon amie qui me l’avait fait rechercher; et comme
chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être
heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la
littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont
dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en
faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles
les plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il
était spontané—comme Swann autrefois le caractère esthétique de la
beauté d’Odette,—moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à
cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me
précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus
rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de
cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un
jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui
le soir m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des
brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque
divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de
l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je
l’aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur
Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs
et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait
apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la meilleure part du
cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui
bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait
près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la
beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte,
que j’étais heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte
comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme
un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je
m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui
ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent
ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que
rien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne
m’avait pas aimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en
eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans
cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait
chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre de
moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils
arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à
mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous ses
ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne
commençant pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les
actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes
que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens.
Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu
qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des
courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les
vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, me dire: «c’est
qu’elle est frivole ou docile.» Car elle eût cessé d’être l’un ou
l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir
c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je ne la
voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais
pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte; il
me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir
à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter
à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt
de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je
rougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour
Françoise, que c’était une brave femme qui nous était dévouée), et
aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois
d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle
quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable
un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester
toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées; et
il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je
ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire
appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais.
Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était
pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était
pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis
d’aller passer les vacances au même endroit qu’elle, du moins pour
choisir cet endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille
amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma
famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assurait parfois
qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimait la
veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une
négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait
faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât
plus que les autres; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait,
je l’en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour
moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots
qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je
donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de
ses actions, ni de ma volonté?

Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que
si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a
peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une
clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à
lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient
que le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous les
autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà
pour pouvoir changer, c’était l’indifférence; que dans mon amitié avec
Gilberte, c’est moi seul qui aimais. «C’est vrai, répondait mon amour,
il n’y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas.»
Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s’il y en avait une
prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours
qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de
nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, en n’acceptant pas le
legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre
amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié.

J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’on
pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait
contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité
chevaleresque aussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de
cette rue, si bien que mon père me demandait, n’étant pas comme ma
mère et ma grand’mère au courant de mon amour:

—Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n’a rien
d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à
deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.

Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom
de Swann: certes je me le répétais mentalement sans cesse: mais
j’avais besoin aussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire
jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom
de Swann d’ailleurs que je connaissais depuis si longtemps, était
maintenant pour moi, ainsi qu’il arrive à certains aphasiques à
l’égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était toujours
présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s’habituer à lui.
Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une
surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé de me
paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les
croyais si coupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et
qu’on changeait la conversation si je cherchais à l’y amener. Je me
rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je
rabâchais sans fin les mêmes paroles, et j’avais beau savoir que ce
n’était que des paroles,—des paroles prononcées loin d’elle, qu’elle
n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était,
mais ne le pouvaient modifier,—pourtant il me semblait qu’à force de
manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais
peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents
que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette proposition
énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire
brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je
reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j’avais
insinué à mes parents que c’était une ambassadrice ou peut-être une
altesse) et je continuais à célébrer sa beauté, sa magnificence, sa
noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le nom qu’avait prononcé
Gilberte elle devait s’appeler Mme Blatin.

—Oh! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis que je me
sentais rougir de honte. A la garde! A la garde! comme aurait dit ton
pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle! Mais elle est
horrible et elle l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne
te rappelles pas quand tu étais enfant les manèges que je faisais pour
l’éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait
venir me parler sous prétexte de me dire que tu étais «trop beau pour
un garçon». Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il
faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai toujours pensé,
si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d’un milieu fort
commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle.
Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est
horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras.»

Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon
temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon
père disait: «cet enfant est idiot, il deviendra affreux.» J’aurais
surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si
extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je
fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d’une journée
quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en
train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu’elle
avait faites dans l’après-midi, rien qu’en disant: «A ce propos,
devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des
parapluies: Swann», fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour
moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre
que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,
Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands
et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces
vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour
Gilberte. Mon père disait que je ne m’intéressais à rien parce que je
n’écoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que
pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la
France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, j’avais
envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine!

—Est-ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai-je.

—Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air de
craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on
eût cherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de
Mme Swann qu’elle ne voulait pas connaître. «C’est lui qui est venu me
saluer, je ne le voyais pas.

—Mais alors, vous n’êtes pas brouillés?

—Brouillés? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés»,
répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses
bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un «rapprochement».

—Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.

—On n’est pas obligé d’inviter tout le monde; est-ce qu’il m’invite?
Je ne connais pas sa femme.

—Mais il venait bien à Combray.

—Eh bien oui! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à
faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous n’avions pas du tout
l’air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment
ensemble parce qu’on ne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé
de tes nouvelles, il m’a dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma
mère, m’émerveillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de
Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que,
quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon
nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de
camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents,
leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularités
de notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma
mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon
des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où
il l’avait vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs
communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s’approcher
d’elle, le geste de la saluer.

Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler
des grands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un
plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et
consacré dans le Paris social une certaine famille comme elle avait
fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait
sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces
ornements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et ma mère
trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons
construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille
de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles
d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon
le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de
l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au contraire ils y
appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé,
ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils
parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir
avec Gilberte, ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père;
et s’ils avaient eu l’air un moment d’être du même avis que moi,
c’était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que,
pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité
inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans
celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce
sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.

Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux
Champs-Elysées, je tâchais de faire des promenades qui me
rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en
pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais
répéter sans fin ce que, par l’institutrice, elle avait appris
relativement à Mme Swann. «Il paraît qu’elle a bien confiance à des
médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la
chouette, ou bien comme un tic-tac d’horloge dans le mur, ou si elle a
vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah! c’est
une personne très croyante!» J’étais si amoureux de Gilberte que si
sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un
chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris
blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:

—Qu’est-ce que vous avez?

Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère
où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans
les galons de sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti
dans le nom de Gilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à
qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la
vie mystérieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les
fenêtres de l’entre-sol paraissaient conscientes d’être refermées,
ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de
mousseline à n’importe quelles autres fenêtres, qu’aux regards de
Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me
postais à l’entrée de la rue Duphot; on m’avait dit qu’on pouvait
souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon
imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de
l’humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de
merveilleux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à
la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire inopinément
l’apparition surnaturelle.

Mais le plus souvent,—quand je ne devais pas voir Gilberte—comme
j’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans
l’allée «des Acacias», autour du grand Lac, et dans l’allée de la
«Reine Marguerite», je dirigeais Françoise du côté du bois de
Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit
rassemblés des flores diverses et des paysages opposés; où, après une
colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une
fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne sont là que
pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres, des crocodiles,
des lapins russes, des ours et du héron, un milieu approprié ou un
cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits
mondes divers et clos,—faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres
rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans la
Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit
tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête,
quelque promeneuse rapide,—il était le Jardin des femmes; et,—comme
l’allée de Myrtes de l’Enéide,—plantée pour elles d’arbres d’une seule
essence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés
célèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se jette
dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent qu’ils vont voir
l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des Acacias, leur parfum qui,
irradiant alentour, faisait sentir de loin l’approche et la
singularité d’une puissante et molle individualité végétale; puis,
quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère et
mièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince
tissu, sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme
des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux; enfin jusqu’à
leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais
d’un désir mondain, comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le
nom des belles invitées que l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On
m’avait dit que je verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien
qu’elles n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement
à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre;
leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était qu’une sorte
d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaient soin de
lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau—dans l’ordre des
élégances féminines—était régi par des lois occultes à la connaissance
desquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir
de le réaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition
de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels
je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la
cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais
c’est Mme Swann que je voulais voir, et j’attendais qu’elle passât,
ému comme si ç’avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme
tout ce qui l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant
d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur point
de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui
m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra,
qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de
vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la
puissance de nous faire du mal.

J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des
mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand j’apercevais Mme
Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet
agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au
corsage, pressée, traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été
seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant
d’un clin d’oeil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin
sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n’avait autant
de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que je mettais
au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise, qui n’en
pouvait plus et disait que les jambes «lui rentraient», à faire les
cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui
vient de la Porte Dauphine—image pour moi d’un prestige royal, d’une
arrivée souveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner
l’impression dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une
notion moins vague et plus expérimentale,—emportée par le vol de deux
chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les
dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme
cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le
«tigre» de «feu Baudenord», je voyais—ou plutôt je sentais imprimer sa
forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure—une
incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à
travers son luxe «dernier cri» des allusions aux formes anciennes, au
fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux
maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau
de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs
voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où
je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait
surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec
douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité
disait aux uns: «Je me rappelle très bien, c’était exquis!»; à
d’autres: «Comme j’aurais aimé! ç’a été la mauvaise chance!»; à
d’autres: «Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la
file et dès que je pourrai, je couperai.» Quand passaient des
inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire
oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui
faisait dire: «Comme elle est belle!» Et pour certains hommes
seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et
qui signifiait: «Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de
vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est-ce que je
m’occupe de vous, moi!» Coquelin passait en discourant au milieu
d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main à des personnes en
voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mme
Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savais
qu’arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de
couper la file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à
pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté
d’elle, j’entraînais Françoise dans cette direction. A un moment en
effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers nous que
j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrière elle la longue
traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines,
d’étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaient pas,
abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant
peu attention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire
et son but avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle
était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois
pourtant quand elle s’était retournée pour appeler son lévrier, elle
jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d’elle.

Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque
chose de singulier et d’excessif—ou peut-être par une radiation
télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans
la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime,—que ce
devait être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui
est-ce?», interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de
se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus
instruits qui les renseigneraient aussitôt. D’autres promeneurs,
s’arrêtant à demi, disaient:

—«Vous savez qui c’est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de
Crécy?»

—«Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais
savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me
rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de
Mac-Mahon.»

—«Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est
maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince
de Galles. Elle est du reste encore superbe.»

—«Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était
jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des
chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des
crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.»

Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure
indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je
pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces
gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas
un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune
homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans
la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes
parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa
fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et
d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mme
Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si
prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient.
Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait
pas mon nom, mais j’étais pour elle—comme un des gardes du Bois, ou le
batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain—un des
personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de
caractères individuels qu’un «emploi de théâtre», de ses promenades au
bois. Certains jours où je ne l’avais pas vue allée des Acacias, il
m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine-Marguerite où
vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’air de
chercher à l’être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe
par quelque ami, souvent coiffé d’un «tube» gris, que je ne
connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis que leurs
deux voitures suivaient.

Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et,
dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai
retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un
des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les
maisons, la proximité et la privation du spectacle de l’automne qui
s’achève si vite sans qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une
véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher
de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis un
mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n’importe
quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaient comme ces
taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant
nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber comme les
jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux
fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le
secret de son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je
pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême
beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d’aller voir des arbres
qu’autrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de
partir pour le bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en
passant par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison
où le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement parce
qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est autrement.
Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grand espace, çà
et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui n’avaient
pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, un
double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à
peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui
n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en
pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne
seraient ajoutés que plus tard.

Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres,
un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine
chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois
de mai des feuilles, et celles d’un empelopsis merveilleux et


 


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