L'Etourdi
by
Moliere [Pseudonym of Jean-Baptiste Poquelin]

Part 2 out of 3



De me déterminer à l'hymen d'Hippolyte,
J'empêche qu'un rapport de tout ceci l'irrite.
Donc avec Trufaldin (car je sors de chez lui)
J'ai voulu tout exprès agir au nom d'autrui ;
Et l'achat fait, ma bague est la marque choisie
Sur laquelle au premier il doit livrer Célie.
Je songe auparavant à chercher les moyens
D'ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens ;
A trouver promptement un endroit favorable
Où puisse être en secret cette captive aimable.

- Mascarille -

Hors de la ville un peu, je puis avec raison
D'un vieux parent que j'ai vous offrir la maison ;
Là vous pourrez la mettre avec toute assurance,
Et de cette action nul n'aura connaissance.

- Léandre -

Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité.
Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté.
Dès que par Trufaldin ma bague sera vue,
Aussitôt en tes mains elle sera rendue,
Et dans cette maison tu me la conduiras,
Quand... Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas.


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Scène X. - Hippolyte, Léandre, Mascarille.


- Hippolyte -

Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ;
Mais la trouverez-vous agréable ou cruelle ?

- Léandre -

Pour en pouvoir juger et répondre soudain,
Il faudrait la savoir.

- Hippolyte -

Donnez-moi donc la main
Jusqu'au temple ; en marchant je pourrai vous l'apprendre.

- Léandre -

(à Mascarille.)

Va, va-t'en me servir sans davantage attendre.


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Scène XI. - Mascarille.


- Mascarille -

Oui, je vais te servir d'un plat de ma façon.
Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ?
Oh ! que dans un moment Lélie aura de joie !
Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie !
Recevoir tout son bien d'où l'on attend son mal !
Et devenir heureux par la main d'un rival !
Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête
A me peindre en héros, un laurier sur la tête,
Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or :
"Vivat Mascarillus, fourbum imperator" !


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Scène XII. - Trufaldin, Mascarille.


- Mascarille -

Holà !

- Trufaldin -

Que voulez-vous ?

- Mascarille -

Cette bague connue
Vous dira le sujet qui cause ma venue.

- Trufaldin -

Oui, je reconnais bien la bague que voilà.
Je vais quérir l'esclave ; arrêtez un peu là.


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Scène XIII. - Trufaldin, Un Courrier, Mascarille.


- Le Courrier -

(à Trufaldin.)

Seigneur, obligez-moi de m'enseigner un homme...

- Trufaldin -

Et qui ?

- Le Courrier -

Je crois que c'est Trufaldin qu'il se nomme.

- Trufaldin -

Et que lui voulez-vous ? Vous le voyez ici.

- Le Courrier -

Lui rendre seulement la lettre que voici.

- Trufaldin -

(lit.)

" Le ciel, dont la bonté prend souci de ma vie, "
" Vient de me faire ouïr, par un bruit assez doux, "
" Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie, "
" Sous le nom de Célie est esclave chez vous. "
" Si vous sûtes jamais ce que c'est qu'être père, "
" Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang, "
" Conservez-moi chez vous cette fille si chère, "
" Comme si de la vôtre elle tenait le rang. "
" Pour l'aller retirer je pars d'ici moi-même, "
" Et vous vais de vos soins récompenser si bien, "
" Que par votre bonheur, que je veux rendre extrême, "
" Vous bénirez le jour où vous causez le mien. "
" De Madrid. "
" Don Pedro De Gusman, "
" Marquis de Montalcane. "

(il continue.)

Quoiqu'à leur nation bien peu de foi soit due,
Ils me l'avaient bien dit, ceux qui me l'ont vendue,
Que je verrais dans peu quelqu'un la retirer,
Et que je n'aurais pas sujet d'en murmurer ;
Et cependant j'allais, par mon impatience,
Perdre aujourd'hui les fruits d'une haute espérance.

(au courrier.)

Un seul moment plus tard, tous vos pas étaient vains,
J'allais mettre à l'instant cette fille en ses mains.
Mais suffit ; j'en aurai tout le soin qu'on désire.

(Le courrier sort.)

(à Mascarille.)

Vous-même vous voyez ce que je viens de lire.
Vous direz à celui qui vous a fait venir
Que je ne lui saurais ma parole tenir ;
Qu'il vienne retirer son argent.

- Mascarille -

Mais l'outrage
Que vous lui faites...

- Trufaldin -

Va, sans causer davantage.

- Mascarille -

(seul.)

Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d'avoir !
Le sort a bien donné la baie (13) à mon espoir ;
Et bien à la malheure (14) est-il venu d'Espagne,
Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne.
Jamais, certes, jamais plus beau commencement
N'eut en si peu de temps plus triste événement.


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Scène XIV. - Lélie, riant ; Mascarille.


- Mascarille -

Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?

- Lélie -

Laisse-m'en rire encore avant que te le dire.

- Mascarille -

Cà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.

- Lélie -

Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l'objet.
Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries,
Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :
J'ai bien joué moi-même un tour des plus adroits.
Il est vrai, je suis prompt, et m'emporte parfois ;
Mais pourtant, quand je veux, j'ai l'imaginative
Aussi bonne, en effet, que personne qui vive ;
Et toi-même avoueras que ce que j'ai fait, part
D'une pointe d'esprit où peu de monde a part.

- Mascarille -

Sachons donc ce qu'a fait cette imaginative.

- Lélie -

Tantôt, l'esprit ému d'une frayeur bien vive,
D'avoir vu Trufaldin avecque mon rival,
Je songeais à trouver un remède à ce mal,
Lorsque, me ramassant tout entier en moi-même,
J'ai conçu, digéré, produit un stratagème
Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas.

- Mascarille -

Mais qu'est-ce ?

- Lélie -

Ah ! s'il te plaît, donne-toi patience.
J'ai donc feint une lettre avecque diligence,
Comme d'un grand seigneur écrite à Trufaldin,
Qui mande qu'ayant su, par un heureux destin,
Qu'une esclave qu'il tient sous le nom de Célie
Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie,
Il veut la venir prendre, et le conjure au moins
De la garder toujours, de lui rendre ses soins ;
Qu'à ce sujet il part d'Espagne, et doit pour elle
Par de si grands présents reconnaître son zèle,
Qu'il n'aura point regret de causer son bonheur.

- Mascarille -

Fort bien.

- Lélie -

Ecoute donc, voici le meilleur.
La lettre que je dis a donc été remise ;
Mais sais-tu bien comment ? En saison si bien prise,
Que le porteur m'a dit que, sans ce trait falot,
Un homme l'emmenait, qui s'est trouvé fort sot.

- Mascarille -

Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?

- Lélie -

Oui. D'un tour si subtil m'aurais-tu cru capable ?
Loue au moins mon adresse, et la dextérité
Dont je romps d'un rival le dessein concerté.

- Mascarille -

A vous pouvoir louer selon votre mérite,
Je manque d'éloquence, et ma force est petite.
Oui, pour bien étaler set effort relevé,
Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
Ce grand et rare effet d'une imaginative
Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,
Tout ce que vous avez été durant vos jours ;
C'est-à-dire, un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que sais-je ? un... cent fois plus encor que je ne di.
C'est faire en abrégé votre panégyrique.

- Lélie -

Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique ;
Ai-je fait quelque chose ? Eclaircis-moi ce point.

- Mascarille -

Non, vous n'avez rien fait ; mais ne me suivez point.

- Lélie -

Je te suivrai partout pour savoir ce mystère.

- Mascarille -

Oui ? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
Car je vais vous fournir de quoi les exercer.

- Lélie -

(seul.)

Il m'échappe. O malheur qui ne se peut forcer !
Aux discours qu'il m'a faits que saurais-je comprendre ?
Et quel mauvais office aurais-je pu me rendre ?



ACTE III.
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Scène première. - Mascarille.


- Mascarille -

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien ;
Vous êtes une sotte, et je n'en ferai rien.
Oui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue ;
Relier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue,
C'est trop de patience ; et je dois en sortir,
Après de si beaux coups qu'il a su divertir.
Mais aussi raisonnons un peu sans violence.
Si je suis maintenant ma juste impatience,
On dira que je cède à la difficulté ;
Que je me trouve à bout de ma subtilité :
Et que deviendra lors cette publique estime
Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
Et que tu t'es acquise en tant d'occasions,
A ne t'être jamais vu court d'inventions ?
L'honneur, ô Mascarille, est une belle chose !
A tes nobles travaux ne fait aucune pause ;
Et quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager,
Achève pour ta gloire, et non pour l'obliger.
Mais quoi ! Que ferais-tu, que de l'eau toute claire ?
Traversé sans repos par ce démon contraire,
Tu vois qu'à chaque instant il te fait déchanter,
Et que c'est battre l'eau de prétendre arrêter
Ce torrent effréné, qui de tes artifices
Renverse en un moment les plus beaux édifices.
Eh bien ! pour toute grâce, encore un coup du moins,
Au hasard du succès sacrifions des soins ;
Et s'il poursuit encore à rompre notre chance,
J'y consens, ôtons-lui toute notre assistance.
Cependant notre affaire encor n'irait pas mal,
Si par là nous pouvions perdre notre rival,
Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite,
Nous laissât jour entier pour ce que je médite.
Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux,
Dont je promettrais bien un succès glorieux,
Si je puis n'avoir plus cet obstacle à combattre.
Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.


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Scène II. - Léandre, Mascarille.


- Mascarille -

Monsieur, j'ai perdu temps, votre homme se dédit.

- Léandre -

De la chose lui-même il m'a fait un récit ;
Mais c'est bien plus : j'ai su que tout ce beau mystère
D'un rapt d'Egyptiens, d'un grand seigneur pour père,
Qui doit partir d'Espagne et venir en ces lieux,
N'est qu'un pur stratagème, un trait facétieux,
Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie
A voulu détourner notre achat de Célie.

- Mascarille -

Voyez un peu la fourbe !

- Léandre -

Et pourtant Trufaldin
Est si bien imprimé de ce conte badin,
Mord si bien à l'appât de cette faible ruse,
Qu'il ne veut point souffrir que l'on le désabuse.

- Mascarille -

C'est pourquoi désormais il la gardera bien,
Et je ne vois pas lieu d'y prétendre plus rien.

- Léandre -

Si d'abord à mes yeux elle parut aimable,
Je viens de la trouver tout à fait adorable ;
Et je suis en suspens si, pour me l'acquérir,
Aux extrêmes moyens je ne dois point courir,
Par le don de ma foi rompre sa destinée,
Et changer ses liens en ceux de l'hyménée.

- Mascarille -

Vous pourriez l'épouser ?

- Léandre -

Je ne sais ; mais enfin,
Si quelque obscurité se trouve en son destin,
Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces
Qui, pour tirer les coeurs, ont d'incroyables forces.

- Mascarille -

Sa vertu, dites-vous ?

- Léandre -

Quoi ? que murmures-tu ?
Achève, explique-toi sur ce mot de vertu.

- Mascarille -

Monsieur, votre visage en un moment s'altère,
Et je ferai bien mieux peut-être de me taire.

- Léandre -

Non, non, parle.

- Mascarille -

Eh bien donc, très charitablement,
Je veux vous retirer de votre aveuglement.
Cette fille...

- Léandre -

Poursuis.

- Mascarille -

N'est rien moins qu'inhumaine :
Dans le particulier elle oblige sans peine,
Et son coeur, croyez-moi, n'est point roche, après tout,
A quiconque la sait prendre par le bon bout ;
Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ;
Mais je puis en parler avecque certitude.
Vous savez que je suis quelque peu d'un métier
A me devoir connaître en un pareil gibier.

- Léandre -

Célie...

- Mascarille -

Oui, sa pudeur n'est que franche grimace,
Qu'une ombre de vertu qui garde mal sa place,
Et qui s'évanouit, comme l'on peut savoir,
Aux rayons du soleil qu'une bourse fait voir (15).

- Léandre -

Las ! que dis-tu ? Croirai-je un discours de la sorte ?

- Mascarille -

Monsieur, les volontés sont libres : que m'importe ?
Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein,
Prenez cette matoise, et lui donnez la main ;
Toute la ville en corps reconnaîtra ce zèle,
Et vous épouserez le bien public en elle.

- Léandre -

Quelle surprise étrange !

- Mascarille -

(à part.)

Il a pris l'hameçon,
Courage ! s'il s'y peut enferrer tout de bon,
Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.

- Léandre -

Oui, d'un coup étonnant ce discours m'assassine.

- Mascarille -

Quoi ! vous pourriez...

- Léandre -

Va-t-en jusqu'à la poste, et voi ;
Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.

(seul, après avoir rêvé.)

Qui ne s'y fût trompé ! Jamais l'air d'un visage,
Si ce qu'il dit est vrai, n'imposa davantage.


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Scène III. - Lélie, Léandre.


- Lélie -

Du chagrin qui vous tient quel peut être l'objet ?

- Léandre -

Moi ?

- Lélie -

Vous-même.

- Léandre -

Pourtant je n'en ai point sujet.

- Lélie -

Je vois bien ce que c'est, Célie en est la cause.

- Léandre -

Mon esprit ne court pas après si peu de chose.

- Lélie -

Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins :
Mais il faut dire ainsi, lorsqu'ils se trouvent vains.

- Léandre -

Si j'étais assez sot pour chérir ses caresses,
Je me moquerais bien de toutes vos finesses.

- Lélie -

Quelles finesses donc ?

- Léandre -

Mon Dieu ! nous savons tout.

- Lélie -

Quoi ?

- Léandre -

Votre procédé de l'un à l'autre bout.

- Lélie -

C'est de l'hébreu pour moi, je n'y puis rien comprendre.

- Léandre -

Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ;
Mais, croyez-moi, cessez de craindre pour un bien
Où je serais fâché de vous disputer rien.
J'aime fort la beauté qui n'est point profanée,
Et je ne veux point brûler pour une abandonnée.

- Lélie -

Tout beau, tout beau, Léandre !

- Léandre -

Ah ! que vous êtes bon !
Allez, vous dis-je encor, servez-la sans soupçon ;
Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes.
Il est vrai, sa beauté n'est pas des plus communes ;
Mais, en revanche aussi, le reste est fort commun.

- Lélie -

Léandre, arrêtons là ce discours importun.
Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle ;
Mais, surtout, retenez cette atteinte mortelle.
Sachez que je m'impute à trop de lâcheté
D'entendre mal parler de ma divinité ;
Et que j'aurai toujours bien moins de répugnance
A souffrir votre amour, qu'un discours qui l'offense.

- Léandre -

Ce que j'avance ici me vient de bonne part.

- Lélie -

Quiconque vous l'a dit est un lâche, un pendard.
On ne peut imposer de tache à cette fille,
Je connais bien son coeur.

- Léandre -

Mais, enfin, Mascarille
D'un semblable procès est juge compétent :
C'est lui qui la condamne.

- Lélie -

Oui !

- Léandre -

Lui-même.

- Lélie -

Il prétend
D'une fille d'honneur insolemment médire,
Et que peut-être encor je n'en ferai que rire !
Gage qu'il se dédit.

- Léandre -

Et moi gage que non.

- Lélie -

Parbleu ! je le ferais mourir sous le bâton,
S'il m'avait soutenu des faussetés pareilles.

- Léandre -

Moi je lui couperais sur-le-champ les oreilles,
S'il n'était pas garant de tout ce qu'il m'a dit.


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Scène IV. - Lélie, Léandre, Mascarille.


- Lélie -

Ah ! bon, bon, le voilà. Venez çà, chien maudit.

- Mascarille -

Quoi ?

- Lélie -

Langue de serpent, fertile en impostures,
Vous osez sur Célie attacher vos morsures,
Et lui calomnier la plus rare vertu
Qui puisse faire éclat sous son sort abattu ?

- Mascarille -

(bas, à Lélie.)

Doucement, ce discours est de mon industrie.

- Lélie -

Non, non, point de clin d'oeil et point de raillerie ;
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit.
Et sur ce que j'adore oser porter le blâme,
C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme.
Tous ces signes sont vains. Quels discours as-tu faits ?

- Mascarille -

Mon Dieu ! ne cherchons point querelle, ou je m'en vais.

- Lélie -

Tu n'échapperas pas.

- Mascarille -

Ahi !

- Lélie -

Parle donc, confesse.

- Mascarille -

(bas, à Lélie.)

Laissez-moi, je vous dis que c'est un tour d'adresse.

- Lélie -

Dépêche, qu'as-tu dit ? Vide entre nous ce point.

- Mascarille -

(bas, à Lélie.)

J'ai dit ce que j'ai dit : ne vous emportez point.

- Lélie -

(mettant l'épée à la main.)

Ah ! je vous ferai bien parler d'une autre sorte !

- Léandre -

(l'arrêtant.)

Halte un peu ! retenez l'ardeur qui vous emporte.

- Mascarille -

(à part.)

Fut-il jamais au monde un esprit moins sensé ?

- Léandre -

C'est trop que de vouloir le battre en ma présence.

- Lélie -

Quoi ! châtier mes gens n'est pas en ma puissance ?

- Léandre -

Comment, vos gens ?

- Mascarille -

(à part.)

Encore ! Il va tout découvrir.

- Lélie -

Quand j'aurais volonté de le battre à mourir,
Eh bien ! c'est mon valet.

- Léandre -

C'est maintenant le nôtre.

- Lélie -

Le trait est admirable ! Et comment donc le vôtre ?

- Léandre -

Sans doute...

- Mascarille -

(bas, à Lélie.)

Doucement.

- Lélie -

Hem ! Que veux-tu conter ?

- Mascarille -

(à part.)

Ah ! le double bourreau, qui me va tout gâter,
Et qui ne comprend rien, quelque signe qu'on donne !

- Lélie -

Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne.
Il n'est pas mon valet ?

- Léandre -

Pour quelque mal commis,
Hors de votre service il n'a pas été mis ?

- Lélie -

Je ne sais ce que c'est.

- Léandre -

Et, plein de violence,
Vous n'avez pas chargé son dos avec outrance ?

- Lélie -

Point du tout. Moi, l'avoir chassé, roué de coups ?
Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.

- Mascarille -

(à part.)

Pousse, pousse, bourreau ; tu fais bien tes affaires.

- Léandre -

(à Mascarille.)

Donc les coups de bâton ne sont qu'imaginaires ?

- Mascarille -

Il ne sait ce qu'il dit ; sa mémoire...

- Léandre -

Non, non,
Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon.
Oui, d'un tour délicat mon esprit te soupçonne.
Mais pour l'invention, va, je te le pardonne.
C'est bien assez pour moi qu'il m'ait désabusé,
De voir par quels motifs tu m'avais imposé,
Et que m'étant commis à ton zèle hypocrite,
A si bon compte encor je m'en sois trouvé quitte.
Ceci doit s'appeler "un avis au lecteur".
Adieu, Lélie, adieu, très humble serviteur.


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Scène V. - Lélie, Mascarille.


- Mascarille -

Courage, mon garçon, tout heur nous accompagne ;
Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne ;
Faisons l'"Olibrius", l'"occiseur d'innocents" (16).

- Lélie -

Il t'avait accusé de discours médisants
Contre...

- Mascarille -

Et vous ne pouviez souffrir mon artifice,
Lui laisser son erreur, qui vous rendait service,
Et par qui son amour s'en était presque allé ?
Non, il a l'esprit franc, et point dissimulé.
Enfin chez son rival je m'ancre avec adresse,
Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse,
Il me la fait manquer avec de faux rapports.
Je veux de son rival alentir les transports,
Mon brave incontinent vient qui le désabuse ;
J'ai beau lui faire signe, et montrer que c'est ruse ;
Point d'affaire : il poursuit sa pointe jusqu'au bout,
Et n'est point satisfait qu'il n'ait découvert tout.
Grand et sublime effort d'une imaginative
Qui ne le cède point à personne qui vive !
C'est une rare pièce, et digne, sur ma foi,
Qu'on en fasse présent au cabinet du roi.

- Lélie -

Je ne m'étonne pas si je romps tes attentes ;
A moins d'être informé des choses que tu tentes,
J'en ferai encor cent de la sorte.

- Mascarille -

Tant pis.

- Lélie -

Au moins, pour t'emporter à de justes dépits,
Fais-moi dans tes desseins entrer de quelque chose ;
Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert (17).

- Mascarille -

Je crois que vous seriez un maître d'arme expert
Vous savez à merveille, en toutes aventures,
Prendre les contre-temps et rompre les mesures.

- Lélie -

Puisque la chose est faite, il n'y faut plus penser.
Mon rival, en tout cas, ne peut me traverser ;
Et pourvu que tes soins en qui je me repose...

- Mascarille -

Laissons là ce discours, et parlons d'autre chose.
Je ne m'apaise pas, non, si facilement ;
Je suis trop en colère. Il faut premièrement
Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite
Si je dois de vos feux reprendre la conduite.

- Lélie -

S'il ne tient qu'à cela, je n'y résiste pas.
As-tu besoin, dis-moi, de mon sang, de mon bras ?

- Mascarille -

De quelle vision sa cervelle est frappée !
Vous êtes de l'humeur de ces amis d'épée (18)
Que l'on trouve toujours plus prompts à dégaîner
Qu'à tirer un teston, s'il fallait le donner (19).

- Lélie -

Que puis-je donc pour toi !

- Mascarille -

C'est que de votre père
Il faut absolument apaiser la colère.

- Lélie -

Nous avons fait la paix.

- Mascarille -

Oui, mais non pas pour nous.
Je l'ai fait, ce matin, mort pour l'amour de vous ;
La vision le choque, et de pareilles feintes
Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes,
Qui, sur l'état prochain de leur condition,
Leur font faire à regret triste réflexion.
Le bonhomme, tout vieux, chérit fort la lumière,
Et ne veut point de jeu dessus cette matière ;
Il craint le pronostic, et contre moi fâché,
On m'a dit qu'en justice il m'avait recherché.
J'ai peur, si le logis du roi fait ma demeure,
De m'y trouver si bien dès le premier quart d'heure,
Que j'aye peine aussi d'en sortir par après
Contre moi dès longtemps l'on a force décrets ;
Car enfin la vertu n'est jamais sans envie,
Et dans ce maudit siècle est toujours poursuivie.
Allez donc le fléchir.

- Lélie -

Oui, nous le fléchirons :
Mais aussi tu promets...

- Mascarille -

Ah ! Mon Dieu ! nous verrons.

(Lélie sort.)

Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues.
Cessons pour quelques temps le cours de nos intrigues,
Et de nous tourmenter de même qu'un lutin.
Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin,
Et Célie arrêtée avecque l'artifice...


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Scène VI. - Ergaste, Mascarille.


- Ergaste -

Je te cherchais partout pour te rendre un service,
Pour te donner avis d'un secret important.

- Mascarille -

Quoi donc ?

- Ergaste -

N'avons-nous point ici quelque écoutant ?

- Mascarille -

Non.

- Ergaste -

Nous sommes amis autant qu'on le peut être.
Je sais bien tes desseins et l'amour de ton maître ;
Songez à vous tantôt. Léandre fait parti
Pour enlever Célie ; et j'en suis averti
Qu'il a mis ordre à tout, et qu'il se persuade
D'entrer chez Trufaldin par une mascarade,
Ayant su qu'en ce temps, assez souvent, le soir,
Des femmes du quartier en masque l'allaient voir.

- Mascarille -

Oui ? Suffit ; il n'est pas au comble de sa joie ;
Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie ;
Et contre cet assaut je sais un coup fourré
Par qui je veux qu'il soit de lui-même enferré.
Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue.
Adieu, nous boirons pinte à la première vue.


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Scène VII. - Mascarille.


- Mascarille -

Il faut, il faut tirer à nous ce que d'heureux
Pourrait avoir en soit ce projet amoureux,
Et, par une surprise adroite et non commune,
Sans courir le danger, en tenter la fortune.
Si je vais me masquer pour devancer ses pas,
Léandre assurément ne nous bravera pas.
Et là, premier que lui, si nous faisons la prise,
Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise ;
Puisque, par son dessein déjà presque éventé,
Le soupçon tombera toujours de son côté,
Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites,
De ce coup hasardeux ne craindrons point de suites.
C'est ne se point commettre à faire de l'éclat,
Et tirer les marrons de la patte du chat.
Allons donc nous masquer avec quelques bons frères ;
Pour prévenir nos gens, il ne faut tarder guères.
Je sais où gît le lièvre, et me puis, sans travail,
Fournir en un moment d'hommes et d'attirail.
Croyez que je mets bien mon adresse en usage :
Si j'ai reçu du ciel les fourbes en partage,
Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés
Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.


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Scène VIII. - Lélie, Ergaste.


- Lélie -

Il prétend l'enlever avec sa mascarade ?

- Ergaste -

Il n'est rien de plus certain. Quelqu'un de sa brigade
M'ayant de ce dessein instruit, sans m'arrêter,
A Mascarille lors j'ai couru tout conter,
Qui s'en va, m'a-t-il dit, rompre cette partie
Par une invention dessus le champ bâtie ;
Et, comme je vous ai rencontré par hasard,
J'ai cru que je devais de tout vous faire part.

- Lélie -

Tu m'obliges par trop avec cette nouvelle :
Va, je reconnaîtrai ce service fidèle.


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Scène IX. - Lélie.


- Lélie -

Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ;
Mais je veux de ma part seconder son projet.
Il ne sera pas dit qu'en un fait qui me touche
Je ne me sois non plus remué qu'une souche.
Voici l'heure, ils seront surpris à mon aspect.
Foin ! Que n'ai-je avec moi pris mon porte-respect ?
Mais vienne qui voudra contre notre personne,
J'ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne.
Holà ! quelqu'un, un mot.


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Scène X. - Trufaldin, à sa fenêtre ; Lélie.


- Trufaldin -

Qu'est-ce ? qui me vient ?

- Lélie -

Fermez soigneusement votre porte ce soir.

- Trufaldin -

Pourquoi ?

- Lélie -

Certaines gens font une mascarade
Pour vous venir donner une fâcheuse aubade ;
Ils veulent enlever votre Célie.

- Trufaldin -

O dieux !

- Lélie -

Et sans doute bientôt ils viennent en ces lieux.
Demeurez ; vous pourrez voir tout de la fenêtre.
Eh bien ! qu'avais-je dit ? Les voyez-vous paraître ?
Chut, je veux à vos yeux leur en faire l'affront.
Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.


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Scène XI. - Lélie, Trufaldin, Mascarille et sa suite, masqués.


- Trufaldin -

Oh ! les plaisants robins (20), qui pensent me surprendre !

- Lélie -

Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ?
Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon (21).

(à Mascarille, déguisé en femme.)

Bon Dieu, qu'elle est jolie, et qu'elle a l'air mignon !
Eh quoi ! vous murmurez ? Mais, sans vous faire outrage
Peut-on lever le masque, et voir votre visage ?

- Trufaldin -

Allez, fourbes méchants, retirez-vous d'ici,
Canaille ; et vous, seigneur, bonsoir et grand merci.


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Scène XII. - Lélie, Mascarille.


- Lélie -

(après avoir démasqué Mascarille.)

Mascarille, est-ce toi ?

- Mascarille -

Nenni-da, c'est quelqu'un d'autre.

- Lélie -

Hélas, quelle surprise ! et quel sort est le nôtre !
L'aurais-je deviné, n'étant point averti
Des secrètes raisons qui t'avaient travesti ?
Malheureux que je suis, d'avoir dessous ce masque
Eté, sans y penser, te faire cette frasque !
Il me prendrait envie, en mon juste courroux,
De me battre moi-même, et de me donner cent coups.

- Mascarille -

Adieu, sublime esprit, rare imaginative.

- Lélie -

Las ! si de ton secours ta colère me prive,
A quel saint me vouerai-je ?

- Mascarille -

Au grand diable d'enfer !

- Lélie -

Ah ! si ton coeur pour moi n'est de bronze ou de fer,
Qu'encore un coup du moins mon imprudence ait grâce !
S'il faut pour l'obtenir que tes genoux j'embrasse,
Vois-moi...

- Mascarille -

Tarare (22) ! allons, camarades, allons :
J'entends venir des gens qui sont sur nos talons.


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Scène XIII. - Léandre et sa suite, masqués ; Trufaldin, à sa fenêtre.

[ Note: there was a mispelling in the original copy: "Scène VIII"
instead of "Scène XIII". ]


- Léandre -

Sans bruit ; ne faisons rien que de la bonne sorte.

- Trufaldin -

Quoi ! masques toute nuit assiègeront ma porte ?
Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir ;
Tout cerveau qui le fait est certes de loisir.
Il est un peu trop tard pour enlever Célie ;
Dispensez-l'en ce soir, elle vous en supplie ;
La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ;
J'en suis fâché pour vous. Mais pour vous régaler
Du souci qui pour elle ici vous inquiète,
Elle vous fait présent de cette cassolette.

- Léandre -

Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté.
Nous sommes découverts, tirons de ce côté.



ACTE IV.
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Scène première. - Lélie, déguisé en Arménien ; Mascarille.


- Mascarille -

Vous voilà fagoté d'une plaisante sorte.

- Lélie -

Tu ranimes par là mon espérance morte.

- Mascarille -

Toujours de ma colère on me voit revenir ;
J'ai beau jurer, pester, je ne m'en puis tenir.

- Lélie -

Aussi crois, si jamais je suis dans la puissance,
Que tu seras content de ma reconnaissance,
Et que quand je n'aurais qu'un seul morceau de pain...

- Mascarille -

Baste ! songez à vous dans ce nouveau dessein.
Au moins, si l'on vous voit commettre une sottise,
Vous n'imputerez plus l'erreur à la surprise ;
Votre rôle en ce jeu par coeur doit être su.

- Lélie -

Mais comment Trufaldin chez lui t'a-t-il reçu ?

- Mascarille -

D'un zèle simulé j'ai bridé le bon sire (23) ;
Avec empressement je suis venu lui dire,
S'il ne songeait à lui, que l'on le surprendroit ;
Que l'on couchait en joue, et de plus d'un endroit,
Celle dont il a vu qu'une lettre en avance
Avait si faussement divulgué la naissance ;
Qu'on avait bien voulu m'y mêler quelque peu ;
Mais que j'avais tiré mon épingle du jeu,
Et que, touché d'ardeur pour ce qui le regarde,
Je venais l'avertir de se donner de garde.
De là, moralisant, j'ai fait de grands discours
Sur les fourbes qu'on voit ici-bas tous les jours ;
Que pour moi, las du monde et de sa vie infâme,
Je voulais travailler au salut de mon âme,
A m'éloigner du trouble, et pouvoir longuement
Près de quelque honnête homme être paisiblement ;
Que, s'il le trouvait bon, je n'aurais d'autre envie
Que de passer chez lui le reste de ma vie ;
Et que même à tel point il m'avait su ravir,
Que, sans lui demander gages pour le servir,
Je mettrais en ses mains, que je tenais certaines,
Quelque bien de mon père, et le fruit de mes peines,
Dont, avenant que Dieu de ce monde m'ôtat,
J'entendais tout de bon que lui seul héritât.
C'était le vrai moyen d'acquérir sa tendresse.
Et comme, pour résoudre avec votre maîtresse
Des biais qu'on doit prendre à terminer vos voeux,
Je voulais en secret vous aboucher tous deux,
Lui-même a su m'ouvrir une voie assez belle,
De pouvoir hautement vous loger avec elle,
Venant m'entretenir d'un fils privé du jour,
Dont cette nuit en songe il a vu le retour.
A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite,
Et sur quoi j'ai tantôt notre fourbe construite.

- Lélie -

C'est assez, je sais tout : tu me l'as dit deux fois.

- Mascarille -

Oui, oui ; mais quand j'aurais passé jusques à trois,
Peut-être encor qu'avec toute sa suffisance,
Votre esprit manquera dans quelque circonstance.

- Lélie -

Mais à tant différer je me fais de l'effort.

- Mascarille -

Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort !
Voyez-vous ? vous avez la caboche un peu dure ;
Rendez-vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s'appelait alors Zanobio Ruberti ;
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
(De fait il n'est pas homme à troubler un Etat),
L'obligea d'en sortir une nuit sans éclat.
Une fille fort jeune, et sa femme, laissées,
A quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle ; et dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l'espoir qui restait de sa race,
Un sien fils, écolier, qui se nommait Horace,
Il écrit à Bologne, où, pour mieux être instruit,
Un certain maître Albert, jeune, l'avait conduit ;
Mais, pour se joindre tous, le rendez-vous qu'il donne
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne :
Si bien que, les jugeant morts après ce temps-là,
Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a,
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l'histoire en gros, redite seulement
Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant vous serez un marchand d'Arménie,
Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie.
Si j'ai, plutôt qu'aucun, un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé,
C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus.
Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte.
Sans nous alambiquer, servons-nous-en ; qu'importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter,
Et leur aurez fourni de quoi se racheter ;
Mais que, parti plus tôt pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son père,
Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu'ils y soient arrivés.
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.

- Lélie -

Ces répétitions ne sont que superflues ;
Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait.

- Mascarille -

Je m'en vais là dedans donner le premier trait.

- Lélie -

Ecoute, Mascarille, un seul point me chagrine.
S'il allait de son fils me demander la mine ?

- Mascarille -

Belle difficulté ! Devez-vous pas savoir
Qu'il était fort petit alors qu'il l'a pu voir ?
Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage
Pourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?

- Lélie -

Il est vrai. Mais dis-moi, s'il connaît qu'il m'a vu,
Que faire ?

- Mascarille -

De mémoire êtes-vous dépourvu ?
Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image
N'avait dans son esprit pu faire qu'un passage,
Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
Et le poil et l'habit déguisaient grandement.

- Lélie -

Fort bien. Mais à propos, cet endroit de Turquie...

- Mascarille -

Tout, vous dis-je, est égal, Turquie ou Barbarie.

- Lélie -

Mais le nom de la ville où j'aurai pu les voir ?

- Mascarille -

Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir.
La répétition, dit-il, est inutile,
Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville.

- Lélie -

Va, va-t'en commencer, il ne me faut plus rien.

- Mascarille -

Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien ;
Ne donnez point ici de l'imaginative.

- Lélie -

Laisse-moi gouverner. Que ton âme est craintive !

- Mascarille -

Horace dans Bologne écolier ; Trufaldin,
Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ;
Le précepteur Albert...

- Lélie -

Ah ! C'est me faire honte
Que de me tant prêcher ! Suis-je un sot à ton compte ?

- Mascarille -

Non pas du tout ; mais bien quelque chose approchant.


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Scène II. - Lélie.


- Lélie -

Quand il m'est inutile, il fait le chien couchant ;
Mais parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne,
Sa familiarité jusque-là s'abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux
Dont la force m'impose un joug si précieux ;
Je n'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
Peindre à cette beauté les tourments de mon âme ;
Je saurai quel arrêt je dois... mais les voici.


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Scène III. - Trufaldin, Lélie, Mascarille.


- Trufaldin -

Sois béni, juste ciel, de mon sort adouci !

- Mascarille -

C'est à vous de rêver et de faire des songes,
Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges.

- Trufaldin -

(à Lélie.)

Quelle grâce, quels biens vous rendrai-je, Seigneur,
Vous que je dois nommer l'ange de mon bonheur ?

- Lélie -

Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.

- Trufaldin -

(à Mascarille.)

J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.

- Mascarille -

C'est ce que je disois ;
Mais on voit des rapports admirables parfois.

- Trufaldin -

Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?

- Lélie -

Oui, seigneur Trufaldin, le plus gaillard du monde.

- Trufaldin -

Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?

- Lélie -

Plus de dix mille fois.

- Mascarille -

Quelque peu moins, je croi.

- Lélie -

Il vous a dépeint tel que je vous vois paraître,
Le visage, le port...

- Trufaldin -

Cela pourrait-il être,
Si lorsqu'il m'a pu voir, il n'avait que sept ans,
Et si son précepteur même, depuis ce temps,
Aurait peine à pouvoir connaître mon visage ?

- Mascarille -

Le sang bien autrement conserve cette image ;
Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
Que mon père...

- Trufaldin -

Suffit. Où l'avez-vous laissé ?

- Lélie -

En Turquie, à Turin.

- Trufaldin -

Turin ? Mais cette ville
Est, je pense, en Piémont.

- Mascarille -

(à part.)

O cerveau malhabile !
(à Trufaldin.)

Vous ne l'entendez pas, il veut dire Tunis,
Et c'est en effet là qu'il laissa votre fils ;
Mais les Arméniens ont tous, par habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude :
C'est que dans tous les mots ils changent "nis" en "rin".
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.

- Trufaldin -

Il fallait, pour l'entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen vous dit-il de rencontrer son père ?

- Mascarille -

(à part.)

Voyez s'il répondra.

(A Trufaldin, après s'être escrimé.)

Je repassais un peu
Quelque leçon d'escrime ; autrefois en ce jeu
Il n'était point d'adresse à mon adresse égale,
Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle.

- Trufaldin -

(à Mascarille.)

Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir.

(à Lélie.)

Quel autre nom, dit-il, que je devais avoir ?

- Mascarille -

Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le ciel vous envoie !

- Lélie -

C'est là votre vrai nom, et l'autre est emprunté.

- Trufaldin -

Mais où vous a-t-il dit qu'il reçut la clarté ?

- Mascarille -

Naples est un séjour qui paraît agréable ;
Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.

- Trufaldin -

Ne peux-tu, sans parler, souffrir notre discours ?

- Lélie -

Dans Naples son destin a commencé son cours.

- Trufaldin -

Où l'envoyai-je jeune, et sous quelle conduite ?

- Mascarille -

Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite
D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu'à sa discrétion vos soins avaient commis.

- Trufaldin -

Ah !

- Mascarille -

(à part.)

Nous sommes perdus si cet entretien dure.

- Trufaldin -

Je voudrais bien savoir de vous leur aventure,
Sur quel vaisseau le sort qui m'a su travailler...

- Mascarille -

Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller.
Mais, seigneur Trufaldin, songez-vous que peut-être
Ce monsieur l'étranger a besoin de repaître,
Et qu'il est tard aussi ?

- Lélie -

Pour moi, point de repas.

- Mascarille -

Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.

- Trufaldin -

Entrez donc.

- Lélie -

Après vous.

- Mascarille -

(à Trufaldin.)

Monsieur, en Arménie
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.

(A Lélie, après que Trufaldin est entré dans sa maison.)

Pauvre esprit ! Pas deux mots !

- Lélie -

D'abord il m'a surpris ;
Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m'en vais débiter avecque hardiesse...

- Mascarille -

Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.

(Ils entrent dans la maison de Trufaldin.)


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Scène IV. - Anselme, Léandre.


- Anselme -

Arrêtez-vous, Léandre, et souffrez un discours
Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours.
Je ne vous parle point en père de ma fille,
En homme intéressé pour ma propre famille,
Mais comme votre père, ému pour votre bien,
Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien ;
Bref, comme je voudrais, d'une âme franche et pure,
Que l'on fît à mon sang en pareille aventure.
Savez-vous de quel oeil chacun voit cet amour,
Qui dedans une nuit vient d'éclater au jour ?
A combien de discours et de traits de risée
Votre entreprise d'hier est partout exposée ?
Quel jugement on fait du choix capricieux
Qui pour femme, dit-on, vous désigne en ces lieux
Un rebut de l'Egypte, une fille coureuse,
De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse ?
J'en ai rougi pour vous encor plus que pour moi,
Qui me trouve compris dans l'éclat que je voi :
Moi, dis-je, dont la fille, à vos ardeurs promise,
Ne peut, sans quelque affront, souffrir qu'on la méprise.
Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement !
Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement.
Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures,
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité ;
Et la plus belle femme a très peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance.
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements,
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables ;
Mais ces félicités ne sont guères durables,
Et, notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours ;
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.

- Léandre -

Dans tout votre discours je n'ai rien écouté
Que mon esprit déjà ne m'ait représenté.
Je sais combien je dois à cet honneur insigne
Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne ;
Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu,
Ce que vaut votre fille, et quelle est sa vertu :
Aussi veux-je tâcher...

- Anselme -

On ouvre cette porte :
Retirons-nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte
Quelque secret poison dont vous seriez surpris.


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Scène V. - Lélie, Mascarille.


- Mascarille -

Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
Si vous continuez des sottises si grandes.

- Lélie -

Dois-je éternellement ouïr tes réprimandes ?
De quoi te peux-tu plaindre ? Ai-je pas réussi
En tout ce que j'ai dit depuis ?

- Mascarille -

Couci-couci.
Témoin les Turcs par vous appelés hérétiques,
Et que vous assurez, par serments authentiques,
Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil.
Passe. Ce qui me donne un dépit nonpareil,
C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie ;
Près de Célie, il est ainsi que la bouillie,
Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors.

- Lélie -

Pourrait-on se forcer à plus de retenue ?
Je ne l'ai presque point encore entretenue.

- Mascarille -

Oui, mais ce n'est pas tout que de ne parler pas ;
Par vos gestes, durant un moment de repas,
Vous avez aux soupçons donné plus de matière
Que d'autres ne feraient dans une année entière.

- Lélie -

Et comment donc ?

- Mascarille -

Comment ? Chacun a pu le voir.
A table, où Trufaldin l'oblige de se seoir,
Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle.
Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servait,
Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvait ;
Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter
Le côté qu'à sa bouche elle avait su porter.
Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris,
Et les avaliez tous ainsi que des pois gris (24).
Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table
Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable,
Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
A puni par deux fois deux chiens très innocents,
Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle.
Et puis après cela votre conduite est belle ?
Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps.
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
Attaché dessus vous comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions,
En faisant de mon corps mille contorsions.

- Lélie -

Mon Dieu ! qu'il t'est aisé de condamner des choses
Dont tu ne ressens point les agréables causes !
Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois,
Faire force à l'amour qui m'impose des lois.
Désormais...


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Scène VI. - Trufaldin, Lélie, Mascarille.


- Mascarille -

Nous parlions des fortunes d'Horace.

- Trufaldin -

(à Lélie.)

C'est bien fait. Cependant me ferez-vous la grâce
Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?

- Lélie -

Il faudrait autrement être fort indiscret.

(Lélie entre dans la maison de Trufaldin.)


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Scène VII. - Trufaldin, Mascarille.


- Trufaldin -

Ecoute : sais-tu bien ce que je viens de faire ?

- Mascarille -

Non ; mais si vous voulez, je ne tarderai guère,
Sans doute, à le savoir.

- Trufaldin -

D'un chêne grand et fort,
Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément de grosseur raisonnable,
Dont j'ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d'ardeur

(Il montre son bras.)

Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur,
Moins gros par l'un des bouts, mais, plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;
Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

- Mascarille -

Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?

- Trufaldin -

Pour toi premièrement ; puis pour ce bon apôtre
Qui veut m'en donner d'une et m'en jouer d'une autre ;
Pour cet Arménien, ce marchand déguisé,
Introduit sous l'appât d'un conte supposé.

- Mascarille -

Quoi ! vous ne croyez pas... ?

- Trufaldin -

Ne cherche point d'excuse :
Lui-même heureusement a découvert sa ruse ;
En disant à Célie, en lui serrant la main,
Que pour elle il venait sous ce prétexte vain,
Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole (25),
Laquelle a tout ouï, parole pour parole ;
Et je ne doute point, quoiqu'il n'en ait rien dit,
Que tu ne sois de tout le complice maudit.

- Mascarille -

Ah ! vous me faites tort. S'il faut qu'on vous affronte,
Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte.

- Trufaldin -

Veux-tu me faire voir que tu dis vérité ?
Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté ;
Donnons-en à ce fourbe et du long et du large,
Et de tout crime après mon esprit te décharge.

- Mascarille -

Oui-da, très volontiers, je l'épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n'y trempe en rien.

(A part.)

Ah ! vous serez rossé, monsieur de l'Arménie,
Qui toujours gâtez tout !


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Scène VIII. - Lélie, Trufaldin, Mascarille.


- Trufaldin -

(A Lélie, après avoir heurté à sa porte.)

Un mot, je vous supplie.
Donc, Monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui
Duper un honnête homme, et vous jouer de lui ?

- Mascarille -

Feindre avoir vu son fils en une autre contrée,
Pour vous donner chez lui plus aisément entrée !

- Trufaldin -

(bat Lélie.)

Vidons, vidons sur l'heure.

- Lélie -

(à Mascarille, qui le bat aussi.)

Ah ! coquin !

- Mascarille -

C'est ainsi
que les fourbes...

- Lélie -

Bourreau !

- Mascarille -

Sont ajustés ici.
Gardez-moi bien cela.

- Lélie -

Quoi donc ! je serais homme... ?

- Mascarille -

(le battant toujours en le chassant.)

Tirez, tirez (26), vous dis-je, ou bien je vous assomme.

- Trufaldin -

Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.

(Mascarille suit Trufaldin, qui rentre dans sa maison.)

- Lélie -


 


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