La Dame aux Camélias
by
Alexandre Dumas, Fils

Part 1 out of 5







La Dame aux Camélias, by Alexandre Dumas, Fils


1

Mon avis est qu'on ne peut créer des personnages que lorsque
l'on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler
une langue qu'a la condition de l'avoir sérieusement apprise.

N'ayant pas encore l'âge où l'on invente, je me contente de
raconter.

J'engage donc le lecteur á être convaincu de la réalité de
cette histoire dont tous les personnages, à l'exception
de l'héroïne, vivent encore.

D'ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits
que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon
témoinage ne suffisait pas. Par une circonstance particulière,
seul je pouvais les écrire, car seul j'ai été le confident des
derniers détails sans lesquels il eût été impossible de faire
un récit intéressant et complet.

Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma connaissance.
--Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue Laffitte, une
grande affiche jaune annonçant une vente de meubles et de riches
objets de curiosité. Cette vente avait lieu après décès.
L'affiche ne nommait pas la personne morte, mais la vente devait
se faire rue d'Antin, no 9, le 16, de midi à cinq heures.

L'affiche portait en outre que l'on pourrait, le 13 et le 14,
visiter l'appartement et les meubles.

J'ai toujours été amateur de curiosités. Je me promisde ne pas
manquer cette occasion, sinon d'en acheter, du moins d'en voir.

Le lendemain, je me rendis rue d'Antin, no 9.

Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dans
l'appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui,
quoique vêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues
à la porte par leurs élégants coupés, regardaient avec
étonnement, avec admiration même, le luxe qui s'étalait sous
leurs yeux.

Plus tard je compris cette admiration et cet étonnement, car
m'étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j'étais
dans l'appartement d'une femme entretenue. Or, s'il y a une
chose que les femmes du monde désirent voir, et il y avait là
des femmes du monde, c'est l'intérieur de ces femmes, dont les
équipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles
et à côté e'elles, leur loge à l'Opéra et aux Italiens, et qui
étalent, à Paris, l'insolente opulence de leur beauté, de leurs
bijoux et de leurs scandales.

Celle chez qui me trouvais était morte: les femmes les plus
vertueuses pouvait donc pénétrer jusque dans sa chambre. La mort
avait purifié l'air de ce cloaque splendide, et d'ailleurs elles
avaient pour excuse, s'il en était besoin, qu'elles venaient
à une vente san savoir chez qui elles venaient. Elles avaient
lu des affiches, elles voulaient visiter ce que ces affiches
promettaient et faire leur choix à l'avance; rien de plus simple;
ce quene les empêchait pas de chercher, au milieu de toutes ces
merveilles, les traces de cette vie de courtisane dont on leur
avait fait, sans doute, de si étranges récits.

Malheuresement les mystères étaient morts avec la déesse, et,
malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que ce
qui était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait
du vivant de la locataire.

Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilier
était superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de
Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et
dentelle, rien n'y manquait.

Je me promenai dans l'appartement et je suivis les nobles
curieuses qui m'y avaient précédé. Elles entrèrent dans une
chambre tendue détoffe perse, et j'allais y entrer aussi, quand
elles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme si
elles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. Je n'en
désirai que plus vivement pénétrer dans cette chambre. C'était
le cabinet de toilette, revêtu de ses plus minutieux détails,
dans lesquels paraissait s'être développée au plus haut point
la prodigalité de la morte.

Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de
large sur six de long, brillaient tous les trésors d'Aucoc et
d'Odiot. C'était là une magnifique collection, et pas un de
ces mille objets, si nécessaires à la toilette d'une femme comme
celle chez qui nous étions, n'était en autre métal qu'or ou
argent. Cependant cette collection n'avait pu se faire que peu
à peu, et ce n'était pas le même amour qui l'avait complétée.

Moi qui ne m'effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette
d'une femme entretenue, je m'amusais à en examiner les détails,
quels qu'il fussent, et je m'aperçus que tous ces ustensiles
magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des
couronnes différentes.

Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait une
prostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avait
été clément pour elle, puisqu'il n'avait pas permis qu'elle en
arrivât au châtiment ordinaire, et qu'il avait laissée mourir
dans son luxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette première
mort des courtisanes.

En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice,
surtout chez la femme? Elle ne renferme aucune dignité et
n'inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la
mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l'argent
mal employé, est une des plus attristantes choses que l'on
puisse entendre. J'ai connu une ancienne femme galante à qui il
ne restait plus de son passé qu'une fille presque aussi belle
que, au dire de ses contemporains, avait été sa mère. Cette
pauvre enfant à qui sa mère n'avait jamais dit: Tu es ma fille,
que pour lui ordonner de nourrir sa vieillesse comme elle-même
avait nourrir son enfance, cette pauvre créature se nommaint
Louise, et, obéissant à sa mère, elle se livrait sans volonté,
sans passion, sans plaisir, comme elle eût fait un métier si
l'on eût songé à lui en apprendre un.

La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce,
alimentée par l'état continuellement maladif de cette fille,
avaient éteint en elle l'intelligence du mal et du bien que
Dieu lui avait donnée peut-être, mais qu'il n'était venue à
l'idée de personne de développer.

Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait sur
les boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mère
l'accompagnait sans cesse, aussi assidument qu'une vraie mère
eût accompagné sa vraie fille. J'étais bein jeune alors, et
prêt à accepter pour mois la facile morale de mon siècle. Je
me souviens cependant que la vue de cette surveillance
scandaleuse m'inspirait le mépris et le dégoût.

Joignez à cela que jamais visage de vierge n'eut un pareil
sentiment d'innocence, une pareille expression de souffrance
mélancolique.

On eût dit une figure de la Résignation.

Un jour, le visage de cette fille s'éclaira. Au milieu des
débauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à la
pécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi,
après tout, Dieu qui l'avait faite sans force, l'aurait-il
laissée sans consolation, sous le poids douloureux de sa vie?
Un jour donc, elle s'aperçut qu'elle était enceinte, et ce qu'il
y avait en elle de chaste encore tressaillit de joie. L'âme
a d'étranges refuges. Louise courut annoncer à sa mère cette
nouvelle qui la rendait si joyeuse. C'est honteux à dire,
cependant nous ne faisons pas ici de l'immoralité à plaisir,
nous racontons un fait vrai, que nous ferions peut-être mieux
de taire, si nous ne croyions qu'il faut de temps en temps
révéler les martyres de ces êtres, que l'on condamne sans les
entendre, que l'on méprise sans les juger; c'est honteux,
disons-nous, mais la mère répondit à sa fille qu'elles n'avaient
déjà pas trop pour deux et qu'elles n'auraient pas assez pour
trois; que de pareils enfants sont inutiles et qu'une grossesse
est du temps perdu.

Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons seulement comme
l'amie de la mère, vint voir Louise que resta quelques jours au
lit, et s'en releva plus pâle et plus faible qu'autrefois.

Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle et entreprit
sa guérison morale et physique; mais la dernière secousse avait
été trop violente, et Louise mourut des suites de la fausse couche
qu'elle avait faite.

La mère vit encore: comment? Dieu le sait.

Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je
contemplais les nécessaires d'argent, et un certain temps s'était
écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces reflexions, car il n'y
avait plus dans l'appartement que mois et un gardien qui, de la
porte, examinait avec attention si je ne dérobais rien.

Je m'approchai e ce brave homme à qui j'inspirais de si graves
inquiétudes.

--Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la
personne qui demeurait ici?

--Mademoiselle Marguerite Gautier.

Je connais cette fille de nom et de vue.

--Comment! dis-je au gardien, Marguerite Gautier est morte?

--Oui, monsieur.

--Et quand cela?

--Il y a trois semaines, je crois.

--Et pourquois laisse-t-on visiter l'appartement?

--Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monter
la vente. Les personnes peuvent voir d'avance l'effet que font
les étoffes et les meubles; vous comprenez, cela encourager à
acheter.

--Elle avait donce des dettes?

--Oh! monsieur, en quantité.

--Mais la vente les couvrira sans doute?

--Et au delà.

--A qui reviendra le surplus, alors?

--A sa famille.

--Elle a donc une famille?

--A ce qu'il parait.

--Merci, monsieur.

Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.

--Pauvre fille! me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû
mourir bien tristement, car, dans son monde, on n'a d'amis qu'à
la condition qu'on se portera bien. Et malgré mois je
m'apitoyais sur le sort de Marguerite Gautier.

Cela paraître peut-être ridicule à bien des gens, mais j'ai une
indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne
même pas la peine de discuter cette indulgence.

Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis
dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes
emmenaient. J'ignore ce qu'avait fait cette fille, tout ce que
je puis dire, c'est qu'elle pleurait à chaudes larmes en
embrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation la
séparait. Depuis ce jour, je n'ai plus su mépriser une femme
à première vue.



2


La vente était pour le 16.

Un jour d'intervalle avait été laissé entre les visites et la
vente pour donner aux tapissiers le temps de déclouer les
tentures, rideaux, etc.

A cette époque, je revenais de voyage. Il était assez naturel
qu l'on ne m'eût pas appris la mort de Marguerite comme une de
ces grandes nouvelles que ses amis apprennent toujours à celui
qui revient dans la capitale des nouvelles. Marguerite était
jolie, mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit,
autant leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se
couchent commes ils se sont levés, sans éclat. Leur mort,
quand elles meurent jeunes, est apprise de tous leurs amants
en même temps, car à Paris presque tous les amants d'une fille
connue vivent en intimité. Quelque souvenirs s'échangent à
son sujet, et la vie des uns et des autres continue sans que
cet incident la trouble même d'une larme.

Aujourd'hui quand on a vingt-cinq ans, les larmes deviennent une
chose si rare qu'on ne peut les donner à la première venue. C'est
tout au plus si les parents qui payent pour être pleurés le sont
en raison du prix qu'ils y mettent.

Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun des
nécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cette
pitié naturelle que je viens d'avouer tout à l'heure me faisaient
songer à sa mort plus longtemps qu'elle ne méritait peut-être
que j'y songeasse.

Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent aux
Champs-Elysées, où elle venait assidument, tous les jours, dans
un petit coupe bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et
avoir alors remarqué en elle une distinction que rehaussait
encore une beauté vraiment exceptionnelle.

Ces malheureuses créatures sont toujours, quand elles sortent,
accompagnées on ne sait de qui.

Comme aucun homme ne consent à afficher publiquement l'amour
nocturne qu'il a pour elles, comme elles ont horreur de la
solitude, elles emmênent ou celles qui, moins heureuses, n'ont
pas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles élégantes dont
rien ne motive l'élégance, et à qui l'on peut s'addresser sans
crainte, quand on veut avoir quelques détails que ce soient sur
la femme qu'elles accompagnent.

Il n'en était pas ainsi pour Marguerite. Elle arrivait aux
Champs-Elysée toujours seule, dans sa voiture, où elle s'effaçait
le plus possible, l'hiver enveloppée d'un grand cachemire, l'été
vêtue de robes fort simples; et quoiqu'il y eût sur sa promenade
favorite bien des gens qu'elle connût, quand par hasard elle leur
souriait, le sourire était visible pour eux seuls, et une duchesse
eût pu sourire ainsi.

Elle ne se promenait pas du rond-point à l'entrée des Champs-
Elysée, comme le font et le faisaient toutes ses collègues.
Ses deux chevaux l'emportaient rapidement au Bois. Là, elle
descendait de voiture, marchait pendant une heure, remontait
dans son coupé, et rentrait chez elle au grand trot de son
attelage.

Toutes ces circonstances, dont j'avais quelquefois été le témoin,
repassaient devant moi et je regrettais la mort de cette fille
comme on regrette la destruction totale d'une belle œuvre.

Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté que
celle de Marguerite.

Grande et mince jusqu'à l'exagération, elle possédait au suprême
degré l'art de faire disparaître cet oubli de la nature par le
simple arrangement des choses qu'elle revêtait. Son cachemire,
dont la pointe touchait à terre, laissait échapper de chaque
côte les larges volants d'une robe de soie, et l'épais manchon
qui chachait ses main et qu'elle appuyait contre sa poitrine,
était entouré de plis si habilement ménagés, que l'œil n'avait
rien à redire, si exigeant qu'il fût, au contour des lignes.

La tête, une merveille, était l'objet d'une coquetterie
particulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme dirait
de Musset, semblait l'avoir faite ainsi pour la taire avec soin.

Dans un ovale d'une grâce indescriptible, mettez des yeux noirs
surmontés de sourcils d'un arc si pur qu'il semblait peint;
voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu'ils s'abaissaient,
jetaient de l'ombre sur la teinte rose des joues; tracez un nez
fin, droit, spirituel, aux narines un peu overtes par une
aspiration ardente vers la vie sensuelle; dessinez une bouche
régulière, dont les lèvres s'ouvraient gracieusement sur des
dents blanches comme du lait; colorez la peau de ce velouté
qui couvre les pêches qu'aucune main n'a touchées, et vous aurez
l'ensemble de cette charmante tête.

Les cheveux noirs comme du jais, ondés naturellement ou non,
s'ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se
perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout des
oreilles, auxquelles brillaient deux diamants d'une valeur de
quatre à cinq mille francs chacun.

Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Marguerite
l'expression virginale, enfantine même qui le caractérisait,
c'est ce que nous sommes forcé de constater sans le comprendre.

Marguerite avait d'elle un merveilleux portrait fait par Vidal,
le seul homme dont le crayon pouvait la reproduire. J'ai eu
depuis sa mort ce portrait pendant quelques jours à ma disposition,
et il était d'une si étonnante ressemblance qu'il m'a servi
à donner les renseignements pour lesquels ma mémoire ne m'eût
peut-être pas suffi.

Parmi les détails de ce chapitre, quelques-un ne me sont parvenus
que plus tard, mais je les écris tout de suite pour n'avoir pas
à y revenir, lorsque commencera l'histoire anecdotique de cette
femme.

Marguerite assistait à toutes les premières représentations et
passait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque fois
que l'on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l'y voir,
avec trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaient
toujours le devant de sa loge de rez-de-chaussée: sa lorgnette,
un sac de bonbons et un bouquet de camélias.

Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias étaient blancs,
et pendant cinq ils étaient rouges; on n'a jamais su la raison
de cette variété de couleurs, que je signale san pouvoir
l'expliquer et que les habitués des théâtres où elle allait le
plus fréquement et ses amis avaient remarquée comme moi.

On n'avait jamais vu à Marguerite d'autres fleurs que des
camélias. Aussi chez madame Barjon, sa fleuriste, avait-on fini
par la surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom lui était
resté.

Je savais en outre, comme tous ceux qui vivent dans un certain
monde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des jeunes
gens les plus élégants, qu'elle le disait hautement, et
qu'eux-mêmes s'en vantaient, ce qui prouvait qu'amants et
maîtresse étaient contents l'un de l'autre.

Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage à Bagnères,
elle ne vivait plus, disait-on, qu'avec un vieux duc étranger,
énormément riche et qui avait essayé de la détacher le plus
possible de sa vie passée, ce que du reste elle avait paru se
laisser faire d'assez bonne grâce.

Voici ce qu'on m'a raconté à ce sujet.

Au printemps de 1842, Marguerite était si faible, si changée que
les médicins lui ordonnèrent les eaux, et qu'elle partit pour
Bagnères.

Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce duc, laquelle
avait non seulement la même maladie, mais encore le même visage
que Marguerite, au point qu'on eût pu les prendre pour les deux
sœurs. Seuelement la jeune duchesse était au troisième degré
de la phtisie, et peu de jours après l'arrivées de Marguerite
elle succombait.

Un matin le duc, resté à Bagnères comme on reste sur le sol qui
ensevelit une partie du cœur, aperçut Marguerite au détour d'une
allée.

Il lui sembla voir passer l'ombre de son enfant et, marchant vers
elle, il lui prit les mains, l'embrassa en pleurant, et sans lui
demander qui elle était, implora la permission de la voir et
d'aimer en elle l'image vivante de sa fille morte.

Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme de chambre, et
d'ailleurs n'ayant aucune crainte de se compromettre, accorda
au duc ce qu'il lui demandait.

Il se trouvait à Bagnères des gens qui la connaissaient, et qui
vinrent officiellement avertir le duc de la véritable position
de mademoiselle Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car
là cessait la ressemblance avec sa fille, mais il était trop
tard. La jeune femme était devenue un besoin de son cœur et son
seul prétexte, sa seule excuse de vivre encore.

Il ne lui fit aucun reproche, il n'avait pas le droit de lui en
faire, mais il lui demanda si elle se sentait capable de changer
sa vie, lui offrant en échange de ce sacrifice toutes les
compensations qu'elle pourrait désirer. Elle promit.

Il faut dire qu'à cette époque, Marguerite, nature enthousiaste,
était malade. Le passé lui apparaissait comme une des causes
principales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fit
espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échange
de son repentir et de sa conversion.

En effet, les eaux, les promenades, la fatigue naturelle et le
sommeil l'avaient à peu près rétablie quand vint la fin de l'été.

Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de venir
la voir comme à Bagnères.

Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine,
ni le véritable motif, causa une grande sensation ici, car le
duc, connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenant
par sa prodigalité.

On attribua au libertinage, fréquent chez les vieillards riches,
ce rapprochement du vieux duc et de la jeune femme. On supposa
tout, excepté ce qui était.

Cependant le sentiment de ce père pour Marguerite avait une
cause si chaste, que tout autre rapport que des rapports de
cœur avec elle lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui
avait dit un mot que sa fille n'eût pu entendre.

Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre chose
que ce qu'elle était. Nous dirons donc que tant qu'elle était
restée à Bagnères, la promesse faite au duc n'avait pas été
difficile à tenir, et qu'elle avait été tenue; mais une fois
de retour à Paris, il avait semblé à cette fille habituée à la
vie dissipée, aux bals, aux orgies même, que sa solitude,
troublées seulement par les visites périodiques du duc, la
ferait mourir d'ennui, et les souffles brûlants de sa vie
d'autrefois passaient à la fois sur sa tête et sur son cœur.

Ajoutez que Marguerite était revenue de ce voyage plus belle
qu'elle n'avait jamais été, qu'elle avait vingt ans, et que
la maladie endormie, mais non vaincue, continuait à lui
donner ces désirs fiévreux qui sont presque toujours le résultat
des affections de poitrine.

Le duc eut donc une grande douleur le jour où ses amis, sans
cesse aux aguets pour surprendre un scandale de la part de la
jeune femme avec laquelle il se compromettait, disaient-ils,
vinrent lui dire et lui prouver qu'à l'heure où elle était sûre
de ne pas le voir venir, elle recevait des visites, et que ces
visites se prolongeaient souvent jusqu'àu lendemain.

Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant, sans
arrière-pensée, de cesser de s'occuper d'elle, car elle ne se
sentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulait
pas recevoir plus longtemps les bienfaits d'un homme qu'elle
trompait.

Le duc resta huit jours sans paraître, ce fut tout ce qu'il put
faire, et, le huitième jour, il vint supplier Marguerite de
l'admettre encore, lui promettant de l'accepter telle qu'elle
serait, pourvu qu'il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir,
il ne lui ferait jamais un reproche.

Voilà où en étaient les chose trois mois après le retour de
Marguerite, c'est-à-dire en novembre ou décembre 1842.



3


Le 16, à une heure, je me rendis rue d'Antin.

De la porte cochère on entendait crier les commissaires-priseurs.

L'appartement était plein de curieux.

Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant, sournoisement
examinées par quelques grandes dames qui avaient pris encore une
fois le prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de près
des femmes avec qui elles n'auraient jamais eu occasion de se
retrouver, et dont elles enviaient peut-être en secret les faciles
plaisirs.

Madame la duchesse de F... coudoyait mademoiselle A..., une des
plus tristes épreuves de nos courtisanes modernes; madame la
marquise de T... hésitait pour acheter un meuble sur lequel
enchérissait madame D..., la femme adultère la plus élégant et
la plus connue de notre époque; le duc d'Y... qui passe à
Madrid pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid,
et qui, somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout en
causant avec madame M..., une de nos plus spirituelles conteuses
qui veut bien de temps en temps écrire ce qu'elle dit et signer
ce qu'elle écrit, échangeait des regards confidentiels avec
madame de N..., cette belle promeneuse des Champs-Elysées,
presque toujours vêtue de rose ou de bleu et qui fait traîner
sa voiture par deux grands chevaux noirs, que Tony lui a vendus
dix mille francs et...qu'elle lui a payés; enfin mademoiselle
R..., qui se fait avec son seul talent le double de ce que les
femmes du monde se font avec leur dot, et le triple de ce que
les autres se font avec leurs amours, était, malgré le froid,
venue faire quelques emplettes, et ce n'était pas elle qu'on
regardait le moins.

Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gens
réunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble;
mais nous craindrions de lasser le lecteur.

Disons seulement que tout le monde était d'une gaieté folle,
et que parmi toutes celles qui se trouvait là beaucoup avaient
connu la morte, et ne paraissaient pas s'en souvenir.

On riait fort; les commissaires criaient à tue-tête; les
marchands que avaient envahi les bancs disposés devant les
tables de vente essayaient en vain d'imposer silence, pour
faire leurs affaires tranquillement. Jamais réunion ne fut
plus variée, plus bruyante.

Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attrisant
quand je songeais qu'il avait lieu près de la chambre où
avait expiré la pauvre créature dont on vendait les meubles
pour payer les dettes. Venu pour examiner plus que pour
acheter, je regardais les figures des fournisseurs qui faisaient
vendre, et dont les traits s'épanouissaient chaque fois qu'un
objet arrivait à un prix qu'ils n'eussent pas espéré.

Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cette
femme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaient
poursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et
qui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs
honorables calculs en même temps que les intérêts de leur
honteux crédit.

Combien avaient raison les anciens qui n'avaient qu'un même Dieu
pour les marchands et pour les voleurs!

Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec une rapidité
incroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j'attendais
toujours.

Tout à coup j'entendis crier:

--Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé:
Manon Lescaut. Il y a quelque chose d'écrit sur la première
page: Dix francs.

--Douze, dit une voix après un silence assez long.

--Quinze, dis-je.

Pourquoi? Je n'en savais rien. Sans doute pour ce quelque chose
d'écrit.

--Quinze, répéta le commissaire-priseur.

--Trente, fit le premier enchérisseur d'un ton qui semblait
défier qu'on mît davantage.

Cela devenaient une lutte.

--Trente-cinq! criai-je alors du même ton.

--Quarante.

--Cinquante.

--Soixante.

--Cent.

J'avoue que si j'avais voulu faire de l'effet, j'aurais
complétement réussi, car à cette enchère un grand silence se
fit, et l'on me regarda pour savoir quel était ce monsieur qui
paraissait si résolu à posséder ce volume.

Il parait que l'accent donné à mon dernier mot avait convaincu
mon antagoniste: il préféra donc abandonner un combat qui n'eût
servi qu'à me faire payer ce volume dix fois sa valeur, et,
s'inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un peu tard:

--Je cede, monsieur.

Personne n'ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé.

Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amour-propre
eût peut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût certainement
trouvée très mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le
volume, et je déscendis. Je dus donner beaucoup à penser aux
gens qui, témoins de cette scène, se demandèrent sans doute
dans quel but j'étais venu payer cent francs un livre que je
pouvais avoir partout pour dix ou quinze francs au plus.

Une heure après j'avais envoyé chercher mon achat.

Sur la première page était écrite à la plume, et d'une écriture
élégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicace
portrait ces seul mots:

Manon à Marguerite,
Humilité.

Elle était signée: Armand Duval.

Que voulait dire ce mot: Humilité?

Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l'opinion de ce
M. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur?

La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la
première n'eût été qu'une impertinente franchise que n'eût pas
acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.

Je sortis de nouveau et je ne m'occupai plus de ce livre que le
soir lorsque je me couchai.

Certes, Manon Lascaut est une touchante histoire dont pas un
détail ne m'est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume
sous ma main, ma sympathie pour lui m'attire toujours, je l'ouvre
et pour la centième fois je revis avec l'héroine de l'abbé
Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu'il me
semble l'avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles,
l'espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait
pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence
s'augmenta de pitié, presque d'amour pour la pauvre fille à
l'héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte
dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l'homme qui
l'aimait avec toutes les énergies de l'âme, qui, morte, lui
creusa une fosse, l'arrosa de ses larmes et y ensevelit son
cœur; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et
peut-être convertie comme elle, était morte au sein d'un luxe
somptueux, s'il fallait en croire ce que j'avais vu, dans le
lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur,
bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel
avait été enterrée Manon.

Marguerite, en effet, comme je l'avais appris de quelques amis
informés des dernières circonstances de sa vie, n'avait pas vu
s'asseoir une réelle consonlation à son chevet, pendant les
deux mois qu'avait duré sa lente et douloureuse agonie.

Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles
que je connaissais et que je voyais s'acheminer en chantant vers
une mort presque toujours invariable.

Pauvres créatures! Si c'est un tort de les aimer, c'est bien
le moins qu'on les plaigne. Vous plaignez l'aveugle qui n'a
jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n'a jamais entendu
les accords de la nature, le muet qui n'a jamais pu rendre
la voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous
ne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surdité
de l'âme, ce mutisme de la conscience que rendent folle la
malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de
voir le bien, d'entendre le Seigneur et de parler la langue
pure de l'amour et de la foi.

Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre
Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les
temps ont apporté à la courtisane l'offrande de leur miséricorde,
et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour
et même de son nom. Si j'insiste ainsi sur ce point, c'est que
parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts
à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu'une
apologie du vice et de la prostitution, et l'âge de l'auteur
contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux
qui penseraient ainsi se détrompent, et qu'ils continuent, si
cette crainte seule les retenait.

Je suis tout simplement convaincu d'un principe que est que:
Pour la femme à qui l'éducation n'a pas enseigné le bien, Dieu
ouvre presque toujours deux sentiers qui l'y ramènent; ces
sentiers sont la douleur et l'amour. Ils sont difficiles; celles
qui s'y engagent s'y ensanglantent les pieds, s'y déchirent les
mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route
les parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont
on ne rougit pas devant le Seigneur.

Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir
et dire à tous qu'ils les ont rencontrées, car en le publiant
ils montrent la voie.

Il ne s'agit pas de mettre tout bonnement à l'entrée de la vie
deux poteaux, portant l'un cette inscription: Route de bien,
l'autre cet avertissement: Route du mal, et de dire à ceux
qui se présentent: Choisissez; il faut, comme le Christ, montrer
des chemins qui ramènent de la seconde route à la première
ceux qui s'étaient laissé tenter par les abords; et il ne faut
pas surtout que le commencement de ces chemins soit trop
douloureux, ni paraisse trop impénétrable.

Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de
l'enfant prodigue pour nous conseiller l'indulgence et le pardon.
Jésus était plein d'amour pour ces âmes blessées par les
passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en
tirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes.
Ainsi, il disait à Madeleine: "Il te sera beaucoup remis
parce que tu as beaucoup aimé", sublime pardon qui devait
éveiller une foi sublime.

Pourquoi nous férions-nous plus rigides que le Christ? Pourquoi,
nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui se
fait dur pour qu'on le croie fort, rejetterions-nous avec lui
des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le
mauvais sang d'un malade, s'épanche le mal de leur passé, et
n'attendant qu'une main amie qui les panse et leur rende la
convalescence du cœur?

C'est à ma génération que je m'adresse, à ceux pour qui les
théories de M. de Voltaire n'existent heureusement plus, à
ceux qui, comme moi, comprennent que l'humanité est depuis
quinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La science
du bien et du mal est à jamais acquise; la foi se reconstruit,
le respect des choses saintes nous est rendu, et si le monde
ne se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur.
Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au même
but, et toutes les grandes volontés s'attellent au même
principe: soyons bon, soyons jeune, soyons vrais! Le mal
n'est qu'une vanité, ayons l'orgueil du bien, et surtout ne
désespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n'est ni mère,
ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l'estime à la
famille, l'indulgence à l'égoïsme. Puisque le ciel est plus
en joie pour le repentir d'un pécheur que pour cent justes qui
n'ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous
le rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l'aumône de
notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que
sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les
bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède de
leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut faire de
mal.

Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire
sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite; mais
je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L'enfant
est petit, et il renferme l'homme; le cerveau est étroit, et
il abrite la pensée; l'œil n'est qu'un point, et il embrasse
des lieues.



4


Deux jours après, la vente était complétement terminée. Elle
avait produit cent cinquante mille francs.

Les créanciers s'en étaient partagé les deux tiers, et la famille,
composé d'une sœur et d'un petit-neveu, avait herité du reste.

Cette sœur avait overt de grands yeux quand l'homme d'affaires
lui avait écrit qu'elle héritait de cinquante mille francs.

Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n'avait vu sa
sœur, laquelle avait disparu un jour sans que l'on sût, ni par
elle ni par d'autres, le moindre détail sur sa vie depuis le
moment de sa disparition.

Elle était donc arrivée en tout hâte à Paris, et l'étonnement
de ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quand
ils avaient vu que son unique héritière était une grosse et
belle fille de campagne qui jusqu'alors n'avait jamais quitté
son village.

Sa fortune se trouva faite d'un seul coup, sans qu'elle sût
même de quelle source lui venait cette fortune inespéree.

Elle retourna, m'a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportant
de la mort de sa sœur une grande tristesse que compensait
néanmoins le placement à quatre et demi qu'elle venait de
faire.

Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mère
du scandale, commençaient à être oubliées et j'oubliais même
à peu près en quoi j'avais pris part à ces événements, quand
un nouvel incident me fit connaître toute la vie de Marguerite
et m'apprit des détails si touchants, que l'envie me prit
d'écrire cette histoire et que je l'écris.

Depuis trois ou quatre jours l'appartement, vide de tous ses
meubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chez moi.

Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait de
domestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disant
que la personne qui la lui avait remise désirait me parler.

Je jetai les yeux sur cette carte et j'y lus ces deux mot:

Armand Duval.

Je cherchai où j'avais déjà vu ce nom, et je me rappelai la
première feuille du volume de Manon Lascaut.

Que pouvait me vouloir la personne qui avait donné ce livre
à Marguerite? Je dis de faire entrer tout de suite celui qui
attendait.

Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d'un
costume de voyage qu'il semblait ne pas avoir quitté depuis
quelques jours et ne s'être même pas donné la peine de brosser
en arrivant à Paris, car il était couvert de poussière.

M. Duval, fortement ému, ne fit aucun effort pour cacher son
émotion, et ce fut des larmes dans les yeux et un tremblement
dans la voix qu'il me dit:

--Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma visite et mon
costume; mais outre qu'entre jeunes gens on ne se gêne pas
beaucoup, je désirais tant vous voir aujourd'hui, que je
n'ai envoyé mes malles et je suis accouru chez vous craignant
encore, quoiqu'il soit de bonne heure, de ne pas vous
rencontrer.

Je priai M. Duval de s'asseoir auprès du feu, ce qu'il fit
tout en tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il cacha
un moment sa figure.

--Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en soupirant tristement,
ce que vous veut ce visiteur inconnu, à pareille heure, dans
une pareille tenue et pleurant comme il le fait.

Je viens tout simplement, monsieur, vous demander un grand
service.

--Parlez, monsieur, je suis tout à votre disposition?

--Vous avez assisté à la vente de Marguerite Gautier?

A ce mot, l'émotion dont ce jeune homme avait triomphé un
instant fut plus forte que lui, et il fut forcé de porter les
mains à ses yeux.

--Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-t-il, excusez-moi
encore pour cela, et croyez que je n'oublierai jamais la
patience avec laquelle vous voulez bien m'écouter.

--Monsieur, répliquai-je, si le service que je parais pourvoir
vous rendre doit calmer un peu le chagrin que vous éprouvez,
dites-moi vite à quoi je puis vous être bon, et vous trouverez
en moi un homme heureux de vous obliger.

La douleur de M. Duval était sympathique, et malgré moi j'aurais
voulu lui être agréable.

Il me dit alors:

--Vous avez acheté quelque chose à la vente de Marguerite?

--Oui, monsieur, un livre.

--Manon Lascaut?

--Justement.

--Avez-vous encore ce livre?

--Il est dans ma chambre à coucher.

Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé d'un grand poids
et me remerçia comme si j'avais déjà commencé à lui rendre
service en gardant ce volume.

Je me levai alors, j'allai dans ma chambre prendre le livre et
je le lui remis.

--C'est bien cela, fit-il en regardant la dédicace de la
première page et en feuilletant, c'est bien cela.

Et deux grosses larmes tombèrent sur les pages.

--Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête sur moi, en
n'essayant même plus de me cacher qu'il avait pleuré et qu'il
était près de pleurer encore, tenez-vous beaucoup à ce livre?

--Pourquoi, monsieur?

--Parce que je viens vous demander de me le céder.

--Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors; mais c'est donc
vous qui l'avez donné à Marguerite Gautier?

--C'est moi-même.

--Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je suis heureux
de pouvoir vous le rendre.

--Mais, reprit M. Duval avec embarras, c'est bien le moins
que je vous en donne le prix que vous l'avez payé.

--Permettez-moi de vous l'offrir. Le prix d'un seul volume
dans une vente pareille est une bagatelle, et je ne me rappelle
plus combien j'ai payé celui-ci.

--Vous l'avez payé cent francs.

--C'est vrai, fis-je embarrassé à mon tour, comment le
savez-vous?

--C'est bien simple, j'espérais arriver à Paris à temps pour
la vente de Marguerite, et je ne suis arrivé que ce matin. Je
voulais absolument avoir un objet qui vînt d'elle et je
courus chez le commissaire-priseur lui demander la permission
de visiter la liste des objets vendus et des noms des acheteurs.
Je vis que ce volume avait été acheté par vous, je me résolus
à vous prier de me le céder, quoique le prix ne vous y aviez
mis me fît craindre que vous n'eussiez attaché vous-même un
souvenir quelconque à la possession de ce volume.

En parlant ainsi, Armand paraissait évidemment craindre que
je n'eusse connu Marguerite comme lui l'avait connue.

Je m'empressai de la rassurer.

--Je n'ai connu mademoiselle Gautier que de vue, lui dis-je;
sa mort m'a fait l'impression que fait toujours sur un jeune
homme la mort d'une jolie femme qu'il avait du plaisir à
rencontrer. J'ai voulu acheter quelque chose à sa vente et
je me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne sais
pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un monsieur qui
s'acharnait dessus et semblait me défier de l'avoir. Je vous
le répète donc, monsieur, ce livre est à votre disposition et
je vous prie de nouveau de l'accepter pour que vous ne le
teniez pas de moi comme je le tiens d'un commissaire-priseur,
et pour qu'il soit entre nous l'engagement d'une connaissance
plus longue et de relations plus intimes.

--C'est bien, monsieur, me dit Armand en me tendant la main et
en serrant la mienne, j'accepte et je vous serai reconnaissant
toute ma vie.

J'avais bien envie de questionner Armand sur Marguerite, car la
dédicace du livre, le voyage du jeune homme, son désir de
posséder ce volume piquaient ma curiosité; mais je craignais
en questionnant mon visiteur de paraître n'avoir refusé son
argent que pour avoir le droit de me mêler de ses affaires.

On eût dit qu'il devinait mon désir, car il me dit:

--Vous avez lu ce volume?

--En entier.

--Qu'avez-vous pensé des deux lignes que j'ai écrites?

--J'ai compris tout de suite qu'à vos yeux la pauvre fille
à qui vous aviez donné ce volume sortait de la catégorie
ordinaire, car je ne voulais pas ne voir dans ces lignes
qu'un compliment banal.

--Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille était un ange.
Tenez, me dit-il, lisez cette lettre.

Et il me tendit un papier qui paraissait avoir été relu bien
des fois.

Je l'ouvris, voici ce qu'il contenait:

"Mon cher Armand, j'ai reçu votre lettre, vous êtes resté bon
et j'en remercie Dieu. Oui, mon ami, je suis malade, et d'une
de ces maladies qui ne pardonnent pas; mais l'intérêt que vous
voulez bien prendre encore à moi diminue beaucoup ce que je
souffre. Je ne vivrai sans doute pas assez longtemps pour
avoir le bonheur de serrer la main qui a écrit la bonne lettre
que je viens de recevoir et dont les paroles me guériraient,
si quelque chose pouvait me guérir. Je ne vous verrai pas,
car je suis tout près de la mort, et des centaines de lieues
vous séparent de moi. Pauvre ami! votre Marguerite d'autrefois
est bien changée, et il vaut peut-être mieux que vous ne la
revoyiez plus que de la voir telle qu'elle est. Vous me
demandez si je vous pardonne; oh! de grand cœur, ami, car le
mal que vous avez voulu me faire n'était qu'une preuve de
l'amour que vous aviez pour moi. Il y a un mois que je suis
au lit, et je tiens tant à votre estime que chaque jour j'écris
le journal de ma vie, depuis le moment où nous nous sommes
quittés jusqu'au moment où je n'aurai plus la force d'écrire.

"Si l'intérêt que vous prenez à moi est réel, Armand, à votre
retour, allez chez Julie Duprat. Elle vous remettra ce
journal. Vous y trouverez la raison et l'excuse de ce qui
s'est passé entre nous. Julie est bien bonne pour moi; nous
causons souvent de vous ensemble. Elle était là quand votre
lettre est arrivée, nous avons pleuré en la lisant.

"Dans le cas où vous ne m'auriez pas donné de vos nouvelles,
elle était chargée de vous remettre ces papiers à votre
arrivé en France. Ne m'en soyez pas reconnaissant. Ce retour
quotidien sur le seuls moments heureux de ma vie me fait un
bien énorme, et si vous devez trouver dans cette lecture
l'excuse du passé, j'y trouve, moi, un continuel soulagement.

"Je voudrais vous laisser quelque chose qui me rappelât toujours
à votre esprit, mais tout est saisi chez moi, et rien ne
m'appartient.

"Comprenez-vous, mon ami? je vais mourir, et de ma chambre à
coucher j'entends marcher dans le salon le gardien que mes
créanciers ont mis là pour qu'on n'emporte rien et qu'il ne
me reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut
espérer qu'il attendront la fin pour vendre.

"Oh! les hommes sont impitoyables! ou plutôt, je me trompe,
c'est Dieu qui est juste et inflexible.

"Et bien, cher aimé, vous viendrez à ma vente, et vous
achèterez quelque chose, car si je mettais de côté le moindre
objet pour vous et qu'on l'apprit, on serait capable de vous
attaquer en détournement d'objets saisis.

"Triste vie que celle que je quitte!

"Que Dieu serait bon, s'il permettait que je vous revisse
avant de mourir! Selon toutes probabilités, adieu, mon ami;
pardonnez-moi si je ne vous en écris pas long, mais ceux qui
disent qu'ils me guériront m'épuisent de saignées, et ma main
se refuse à écrire davantage.

"MARGUERITE GAUTIER"

En effet, les derniers mots étaient à peine lisibles.

Je rendis cette lettre à Armand qui venait de la relire sans
doute dans sa pensée comme moi je l'avais lue sur le papier,
car il me dit en la reprenant:

--Qui croirait jamais que c'est une fille entretenue qui a
écrit cela! Et tout ému de ses souvenirs, il considéra
quelque temps l'écriture de cette lettre qu'il finit par
porter à ses lèvres.

--Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est morte sans
que j'aie pu la revoir et que je ne la reverrai jamais; quand
je pense qu'elle a fait pour moi ce qu'une sœur n'eût pas fait,
je ne me pardonne pas de l'avoir laissée mourir ainsi.

Morte! Morte! en pensant à moi, en écrivant et en disant mon
nom, pauvre chère Marguerite!

Et Armand, donnant un libre cours à ses pensées et à ses larmes,
me tendait la main et continuait:

--On me trouverait bien enfant, si l'on me voyait me lamenter
ainsi sur une pareille morte; c'est que l'on ne saurait pas ce
que je lui ai fait souffrir à cette femme, combien j'ai été
cruel, combien elle a été bonne et résignée. Je croyais qu'il
m'appartenait de lui pardonner, et aujourd'hui, je me trouve
indigne du pardon qu'elle m'accorde. Oh! je donnerais dix ans
de ma vie pour pleurer une heure à ses pieds.

Il est toujours difficile de consoler une douleur que l'on ne
connaît pas, et cependant j'étais pris d'une si vive sympathie
pour ce jeune homme, il me faisait avec tant de franchise le
confident de son chagrin, que je crus que ma parole ne lui
serait pas indifférente, et je lui dis:

--N'avez-vous pas des parents, des amis? espérez, voyez-les,
et ils vous consoleront, car moi je ne puis que vous plaindre.

--C'est juste, dit-il en se levant et en se promenant à grands
pas dans ma chambre, je vous ennuie. Excusez-moi, je ne
réfléchissais pas que ma douleur doit vous importer peu, et
que je vous importune d'une chose qui ne peut et ne doit vous
intéresser en rien.

--Vous vous trompez au sens de mes paroles, je suis tout à
votre service; seuelement je regrette mon insuffisance à calmer
votre chagrin. Si ma société et celle de mes amis peuvent
vous distraire, si enfin vous avez besoin de moi en quoi que
ce soit, je veux que vous sachiez bien tout le plaisir que
j'aurai à vous être agréable.

--Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère les sensations.
Laissez-mois rester quelques minutes encore, le temps de
m'essuyer les yeux, pour que les badauds de la rue ne regardent
pas comme une curiosité ce grand garçon qui pleure. Vous
venez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre; je ne
saurai jamais comment reconnaître ce que je vous dois.

--En m'accordant un peu de votre amitié, dis-je à Armand, et
en me disant la cause de votre chagrin. On se console en
racontant ce qu'on souffre.

--Vous avez raison; mais aujourd'hui j'ai trop besoin de
pleurer, et je ne vous dirais que des paroles sans suite. Un
jour, je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez si
j'ai raison de regretter la pauvre fille. Et maintenant,
ajouta-t-il en se frottant une dernière fois les yeux et en se
regardant dans la glace, dites-moi que vous ne me trouvez pas
trop niais, et permettez-moi de revenir vous voir.

Le regard de ce jeune homme était bon et doux; je fus au
moment de l'embrasser.

Quant à lui, ses yeux commençait de nouveau à se voiler de
larmes; il vit que je m'en apercevais, et il détourna son
regard de moi.

--Voyons, lui dis-je, du courage.

--Adieu, me dit-il alors.

Et faisant un effort inouï pour ne pas pleurer, il se sauva de
chez moi plutôt qu'il n'en sortit.

Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis remonter dans
le cabriolet qui l'attendait à la porte; mais à peine y
était-il qu'il fondit en larmes et cacha son visage dans son
mouchoir.



5


Un assez long temps s'écoula sans que j'entendisse parler
d'Armand, mais en revanche il avait souvent été question de
Marguerite.

Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, il suffit que le nom
d'une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue ou
tout au moins indifférent soit prononcé une fois devant vous,
pour que des détails viennent peu à peu se grouper autour de
ce nom, et pour que vous entendiez alors tous vos amis vous
parler d'une chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu
auparavant. Vous découvrez alors que cette personne vous
touchait presque, vous vous apercevez qu'elle a passé bien
des fois dans votre vie sans être remarquée; vous trouvez
dans les événements que l'on vous raconte une coïncidence,
une affinité réelles avec certains événements de votre
propre existence. Je n'en étais pas positivement là avec
Marguerite, puisque je l'avais vue, rencontrée, et que je
la conaissais de visage et d'habitudes; cependant, depuis
cette vente, son nom était revenu si fréquemment à mes
oreilles, et dans la circonstance que j'ai dite au dernière
chapitre, ce nom s'était trouvé mêlé à un chagrin si profond,
que mon étonnement en avait grandi, en augmentant ma curiosité.

Il en était résulté que je n'abordais plus mes amis auxquels
je n'avais jamais parlé de Marguerite, qu'en disant:

--Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier?

--La Dame aux Camélias?

--Justement.

--Beaucoup!

Ces: Beaucoup! étaient quelquefois accompagnés de sourires
incapables de laisser aucun doute sur leur signification.

--Eh bien, qu'est-ce que c'était que cette fille-là?
continuais-je.

--Une bonne fille.

--Voilà tout?

--Mon Dieu! oui, plus d'esprit et peut-être un peu plus de
cœur que les autres.

--Et vous ne savez rien de particulier sur elle?

--Elle a ruiné le baron de G...

--Seulement?

--Elle été la maîtresse du vieux duc de...

--Etait-elle bien sa maîtresse?

--On le dit: en tout cas, il lui donnait beaucoup d'argent.

Tourjours les mêmes détails généraux.

Cependant j'aurais été curieux d'apprendre quelque chose sur
la liaison de Marguerite et d'Armand.

Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement
dans l'intimité des femmes connues. Je le questionnai.

--Avez-vous connu Marguerite Gautier?

Le même beaucoup me fut répondu.

--Quelle fille était-ce?

--Belle et bonne fille. Sa mort m'a fait une grande peine.

--N'a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval?

--Un grand blond?

--Oui.

--C'est vrai.

--Qu'est-ce que c'était que cet Armand?

--Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu'il avait, je crois,
et qui a été forcé de la quitter. On dit qu'il en a été fou.

--Et elle?

--Elle l'aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme ces
filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu'elles ne
peuvent donner.

--Qu'est devenu Armand?

--Je l'ignore. Nous l'avons très peu connu. Il est resté cinq
ou six mois avec Marguerite, mais à la compagne. Quand elle
est revenue, il est parti.

--Et vous ne l'avez pas revu depuis?

--Jamais.

Moi non plus je n'avais pas revu Armand. J'en étais arrivé à
me demander si, lorqu'il s'était présenté chez moi, la nouvelle
récente de la mort de Marguerite n'avait pas exagéré son amour
d'autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que
peut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite
de revenir me voir.

Cette supposition eût été assez vraisemblable à l'égard d'un
autre, mais il y avait eu dans le désespoir d'Armand des
accents sincères, et passant d'un extrême à l'autre, je me
figurai que le chagrin s'était changé en maladie, et que si
je n'avais pas de ses nouvelles, c'est qu'il était malade et
peut-être bien mort.

Je m'intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être dans
cet intérêt y avait-il de l'égoïsme; peut-être avais-je
entrevu sous cette douleur une touchante histoire de cœur,
peut-être enfin mon désir de la connaître était-il pour
beaucoup dans le souci que je prenais du silence d'Armand.

Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d'aller
chez lui. Le prétexte n'était pas difficile à trouver;
malheuresement je ne savais pas son adresse, et parmi tous
ceux que j'avais questionnés, personne n'avait pu me la dire.

Je me rendis rue d'Antin. Le portier de Marguerite savait
peut-être où demeurait Armand. C'était un nouveau portier.
Il l'ignorait comme moi. Je m'informai alors du cimitière
où avait été enterrée mademoiselle Gautier. C'était le
cimitière Montmartre.

Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaient
plus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l'hiver;
enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se
souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au
cimitière, en me disant: A la seule inspection de la tombe de
Marguerite, je verrai bien si la douleur d'Armand existe encore,
et j'apprendrai peut-être ce qu'il est devenu.

J'entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si le 22
du mois de février une femme nommée Marguerite Gautier n'avait
pas été enterrée au cimitière Montmartre.

Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotés
tous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me répondit
qu'en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avait
été inhumée.

Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n'y a pas
moyen de se reconnaître, sans cicerone, dans cette ville de
morts qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien
appela un jardinier à qui il donna les indications nécessaires
et qui l'interrompit en disant: "Je sais, je sais...Oh! la
tombe est bien facile à reconnaître," continua-t-il en se
tourant vers moi.

--Pourquoi? lui dis-je.

--Parce qu'elle a des fleurs bien différentes des autres.

--C'est vous qui en prenez soin?

--Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussent
soin des décédés comme le jeune homme qui m'a recommandé
celle-là.

Après quelques détours, le jardinier s'arrêta et me dit:

-Nous y voici.

En effet, j'avais sous les yeux un carré de fleurs qu'on n'eût
jamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom
ne l'eût constaté.

Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait le
terrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs.

--Que dites-vous de cela? me dit le jardinier.

--C'est très beau.

--Et chaque fois qu'un camélia se fane, j'ai order de le
renouveler.

--Et qui vous a donné cet ordre?

--Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu'il est
venu; un ancien à la morte, sans doute, car il parait que c'était
une gaillarde, celle-là. On dit qu'elle était très jolie.
Monsieur l'a-t'il connue?

--Oui.

--Comme l'autre, me dit le jardinier avec un sourire malin.

--Non, je ne lui ai jamais parlé.

--Et vous venez la voir ici; c'est bien gentil de votre part,
car ceux qui viennent voir la pauvre fille n'encombrent pas
le cimitière.

--Personne ne vient donc?
--Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois.

--Une seule fois?

--Oui, monsieur.

--Et il n'est pas revenu depuis?

--Non, mais il reviendra à son retour.

--Il est donc en voyage?

--Oui.

--Et vous savez où il est?

--Il est, je crois, chez la sœur de mademoiselle Gautier.

--Et que fait-il là?

--Il va lui demander l'autorisation de faire exhumer la morte,
pour la faire mettre autre part.

--Pourquoi ne la laisserait'il pas ici?

--Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées.
Nous voyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n'est
acheté que pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concession
à perpétuité et un terrain plus grand; dans le quartier neuf ce
sera mieux.

--Qu'appelez-vous le quartier neuf?

--Les terrains nouveaux que l'on vend maintenant, à gauche. Si
le cimitière avait toujours été tenu comme maintenant, il n'y
en aurait pas un pareil au monde; mais il y a encore bien à faire
avant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis les
gens sont si drôles.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'il y a des gens qui sont fiers jusqu'ici.
Ainsi, cette demoiselle Gautier, il parait qu'elle a fait un
peu la vie, passez-mois l'expression. Maintenant, la pauvre
demoiselle, elle est morte; et il en reste autant que de celles
dont on n'a rien à dire et que nous arrosons tous les jours; eh
bien, quand les parents des personnes qui sont enterrées à côté
d'elle ont appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de
dire qu'ils s'opposeraient à ce qu'on la mit ici, et qu'il
devait y avoir des terrains à part pour ces sortes de femmes
comme pour les pauvres. A-t-on jamais vu cela? Je les ai
joliment relevés, moi; des gros rentiers qui ne viennent pas
quatre fois l'an visiter leurs défunts, qui apportent leurs
fleurs eux-mêmes, et voyez quelles fleurs! qui regardent à
un entretien pour ceux qu'ils disent pleurer, qui écrivent sur
leurs tombes des larmes qu'ils n'ont jamais versées, et qui
viennent faire les difficiles pour le voisinage. Vous me
croirez si vous voulez, monsieur, je ne connaissais pas cette
demoiselle, je ne sais pas ce qu'elle a fait; eh bien, je l'aime,
cette petite, et j'ai soin d'elle, et je lui passe les camélias
au plus juste prix. C'est ma morte de prédilection. Nous autres,
monsieur, nous sommes bien forcés d'aimer les morts, car nous
sommes si occupés, que nous n'avons presque pas le temps d'aimer
autre chose.

Je regardais cet homme, et quelques-un de mes lecteurs
comprendront, sans que j'aie besoin de le leur expliquer,
l'émotion que j'éprovais à l'entendre.

Il s'en aperçut sans doute, car il continua:

--On dit qu'il y avait des gens qui se ruinaient pour cette
fille-là, et qu'elle avait des amants qui l'adoraient, eh bien,
quand je pense qu'il n'y an a pas un qui vienne lui acheter une
fleur seulement, c'est cela qui est curieux et triste. Et encore,
celle-ci n'a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, et s'il
n'y en a qu'un qui se souvienne d'elle, il fait les choses pour
les autres. Mais nous avons ici de pauvres filles du même âge
qu'on jette dans la fosse commune, et cela me fend le cœur quand
j'entends tomber leurs pauvres corps dans la terre. Et pas un
être ne s'occupe d'elles, une fois qu'elles sont mortes! Ce
n'est pas toujours gai, le métier que nous faisons, surtout tant
qu'il nous reste un peu de cœur. Que voulez-vous? c'est plus
fort que moi. J'ai une belle grande fille de vingt ans, et quand
on apporte ici une morte de son âge je pense à elle, et, que ce
soit une grande dame ou une vagabonde, je ne peux pas m'empêcher
d'être ému.

Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n'est
pas pour les écouter que vous voilà ici. On m'a dit de vous
amener à la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà; puis-je
vous être bon encore à quelque chose?

--Savez-vous l'adresse de M. Armand Duval? demandai-je à cet
homme.

--Oui, il demeure rue de...c'est là du moins que je suis allé
toucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez.

--Merci, mon ami.

Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgré
moi j'eusse voulu sonder des profondeurs pour voir ce que la
terre avait fait de la belle créature qu'on lui avait jetée, et
je m'élongnai tout triste.

--Est-ce que monsieur veut voir M. Duval? reprit le jardinier
qui marchait à côté de moi.

--Oui.

--C'est que je suis bien sûr qu'il n'est pas encore de retour,
sans quoi je l'aurais déjà vu ici.

--Vous êtes donc convaincu qu'il n'a pas oublié Marguerite?

--Non seulement j'en suis convaincu, mais je parierais que son
désir de la changer de tombe n'est que le désir de la revoir.

--Comment cela?

--Le premier mot qu'il m'a dit en venant au cimitière à été:
Comment faire pour la voir encore? Cela ne pouvait avoir lieu
que par le changement de tombe, et je l'ai renseigné sur toutes
les formalités à remplir pour obtenir ce changement, car vous
savez que pour transférer les morts d'un tombeau dans un autre,
il faut les reconnaître, et la famille seule peut autoriser
cette opération à laquelle doit présider un commissaire de
police. C'est pour avoir cette autorisation que M. Duval est
allé chez la sœur de mademoiselle Gautier et sa première visite
sera évidemment pour nous.

Nous étions arrivés à la porte du cimitière; je remerciai de
nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaie
dans la main et je me rendis à l'adresse qu'il m'avait donnée.

Armand n'était pas de retour.

Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès son
arrivé, ou de me faire dire où je pourrais le trouver.

Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, qui
m'informait de son retour, et me priait de passer chez lui,
ajoutant qu'épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir.



6


Je trouvai Armand dans son lit.

En me voyant il me tendit sa main brûlante.

--Vous avez la fièvre, lui dis-je.

--Ce ne sera rien, la fatigue d'un voyage rapide, voilà tout.

--Vous venez de chez la sœur de Marguerite?

--Oui, qui vous l'a dit?

--Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez?

--Oui encore; mais qui vous a informé du voyage et du but que
j'avais en le faisant?

--Le jardinier du cimitière.

--Vous avez vu la tombe?

C'est à peine si j'osais répondre, car le ton de cette phrase
me prouvait que celui qui me l'avait dite était toujours en
proie à l'émotion dont j'avais été le témoin, et que chaque
fois que sa pensée ou la parole d'un autre le reporterait sur
ce douloureux sujet, pendant longtemps encore cette émotion
trahirait sa volonté.

Je me contentai donc de répondre par un signe de tête.

--Il en a eu bien soin? continua Armand.

Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de malade qui
détourna la tête pour me les cacher. J'eus l'air de ne pas
les voir et j'essayai de changer la conversation.

--Voilà trois semaines que vous êtes parti, lui dis-je.

Armand passa la main sur ses yeux et me répondit:

--Trois semaines juste.

--Votre voyage a été long.

--Oh! je n'ai pas toujours voyagé, j'ai été malade quinze jours,
sans quoi je fusse revenu depuis longtemps; mais à peine arrivé
là-bas, la fièvre m'a pris et j'ai été forcé de garder la
chambre.

--Et vous êtes reparti sans être bien guéri.

--Si j'étais resté huit jours de plus dans ce pays, j'y serais
mort.

--Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous soigner;
vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si vous me
le permettez.

--Dans deux heures je me lèverai.

--Quelle imprudence!

--Il le faut.

--Qu'avez-vous donc à faire de si pressé?

--Il faut que j'aille chez le commissaire de police.

--Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu'un de cette mission qui
peut vous rendre plus malade encore?

--C'est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je la
voie. Depuis que j'ai appris sa mort, et surtout depuis que
j'ai vu sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer
que cette femme que j'ai quittée si jeune et si belle est morte.
Il faut que je m'en assure par moi-même. Il faut que je voie
ce que Dieu a fait de cet être que j'ai tant aimé, et peut-être
le dégout du spectacle remplacera-t-il le désespoir du souvenir;
vous m'accompagnerez, n'est-ce pas...si cela ne vous ennuie pas
trop?

--Que vous a dit sa sœur?

--Rien. Elle a paru fort étonné qu'un étranger voulût acheter
un terrain et faire une tombe à Marguerite, et elle m'a signé
tout de suite l'autorisation que je lui demandais.

--Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyez
bien guéri.

--Oh! je serai fort, soyez tranquille. D'ailleurs je deviendrais
fou, si je n'en finissais au plus vite avec cette résolution dont
l'accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vous
jure que je ne puis être calme que lorsque j'aurai vu Marguerite.
C'est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de
mes insomnies, un résultat de mon délire; mais dussé-je me faire
trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai.

--Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous;
avez-vous vu Julie Duprat?

--Oui. Oh! je l'ai vue le jour même de mon premier retour.

--Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avait
laissés pour vous?

--Les voici.

Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l'y replaça
immédiatement.

--Je sais par cœur ce que ces papiers renferment, me dit-il.
Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous
les lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et
quand je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette
confession révèle de cœur et d'amour.

Pour le moment, j'ai un service à réclamer de vous.

--Lequel?

--Vous avez une voiture en bas?

--Oui.

--Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller demander
à la poste restante s'il y a des lettres pour moi? Mon père et
ma sœur ont dû m'écrire à Paris, et je suis parti avec une telle
précipitation que je n'ai pas pris le temps de m'en informer
avant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble
prévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain.

Armand me remit son passeport, et je me rendis rue
Jean-Jacques-Rousseau.

Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je
revins.

Quand je reparus, Armand était tout habilié et prêt à sortir.

--Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il
après avoir regardé les adresses, oui, c'est de mon père et de
ma sœur. Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence.

Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu'il ne les lut,
car elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d'un
instant il les avait repliées.

--Partons, me dit-il, je réponderai demain.

Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand remit
la procuration de la sœur de Marguerite.

Le commissaire lui donna en échange une lettre d'avis pour le
gardien du cimitière; il fut convenu que la translation aurait
lieu le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais le
prendre une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensemble
au cimitière.

Moi aussi, j'étais curieux d'assister à ce spectacle, et j'avoue
que la nuit je ne dormis pas.

A en juger par les pensées qui m'assaillirent, ce dut être une
longue nuit pour Armand.

Quand le lendemain à neuf heures j'entrai chez lui, il était
horriblement pâle, mais il paraissait calme.

Il me sourit et me tendit la main.

Ses bougies étaient brûlées jusqu'au bout, et, avant de sortir,
Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et
confidente sans doute de ses impressions de la nuit.

Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre.

Le commissaire nous attendait déjà.

On s'achemina lentement dans la direction de la tombe de
Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi
nous le suivions à quelques pas.

De temps en temps je sentais tressaillir convulsivement le bras
de mon compagnon, comme si des frissons l'eussent parcouru tout
à coup. Alors, je le regardais; il comprenait mon regard et me
souriait, mais depuis que nous étions sortis de chez lui, nous
n'avions pas échangé une parole.

Un peu avant la tombe, Armand s'arrêta pour essuyer son visage
qu'inondaient de grosses gouttes de sueur.

Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j'avais
le cœur comprimé comme dans un étau.

D'où vient le douloureux plaisir qu'on prend à ces sortes de
spectacles! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier
avait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer
avait été enlevé, et deux hommes piochaient la terre.

Armand s'appuya contre un arbre et regarda.

Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux.

Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre.

A ce bruit Armand recula comme à une commotion électrique, et
me serra la main avec une telle force qu'il me fit mal.

Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse;
puis, quand il n'y eut plus que les pierres dont on couvre la
bière, il les jeta dehors une à une.

J'observais Armand, car je craignais à chaque minute que ses
sensations qu'il concentrait visiblement ne le brisassent;
mais il regardait toujours; les yeux fixes et ouverts comme
dans la folie, et un léger tremblement des joues et des lèvres
prouvait seul qu'il était en proie à une violente crise nerveuse.

Quant à moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je regrette
d'être venu.

Quand la bière fut tout a fait découverte, le commissaire dit
aux fossoyeurs:

--Ouvrez.

Ces hommes obéirent, comme si c'eût été la chose du monde la
plus simple.

La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi
supérieure qui faisait couvercle. L'humidité de la terre avait
rouillé les vis et ce ne fut pas sans efforts que la bière
s'ouvrit. Une odeur infecte s'en exhala, malgré les plantes
aromatiques dont elle était semée.

--O mon Dieu! mon Dieu! murmura Armand, et il pâlit encore.

Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.

Un grand linceul blanc courvrait le cadavre dont il dessinait
quelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement
mangé à l'un des bouts, et laissait passer un pied de la morte.

J'étais bien près de me trouver mal, et à l'heure où j'écris ces
lignes, le souvenir de cette scène m'apparait encore dans son
imposante réalité.

--Hâtons-nous, dit le commissaire.

Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre le
linceul, et le prenant par le bout, découvrit brusquement le
visage de Marguerite.

C'était terrible à voir, c'est horrible à raconter.

Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaient
disparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre
les autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés
sur les tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues,
et cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc,
rose et joyeux que j'avais vu si souvent.

Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avait
porté son mouchoir à sa bouche et le mordait.

Pour moi, il me sembla qu'un cercle de fer m'étreignait la tête,
un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m'emplirent les
oreilles, et tout ce que je pus faire fut d'ouvrir un flacon que
j'avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels
qu'il renfermait.

Au milieu de cet éblouissement, j'entendis le commissaire dire
à M. Duval:

--Reconnaissez-vous?

--Oui, répondit sourdement le jeune homme.

--Alors fermez et emportez, dit le commissaire. Les fossoyeurs
rejetèrent le linceul sur le visage de la morte, fermèrent la
bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent vers l'endroit
que leur avait été désigné.

Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés, à cette fosse
vide; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir...
On l'eût dit pétrifié.

Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminuerait
par l'absence du spectacle, et par conséquent ne soutiendrait
plus.

Je m'approchai du commissaire.

--La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand,
est-elle nécessaire encore?

--Non, me dit-il, et même je vous conseille de l'emmener, car
il parait malade.

--Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras.

--Quoi? fit-il en me regardant comme s'il ne m'eût pas reconnu.

--C'est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vous
êtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ses
émotions-là.

--Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement,
mais sans faire un pas.

Alors je le saisis par le bras et je l'entraînai.

Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant seulement de
temps à autre:

--Avez-vous vu les yeux?

Et il se retournait comme si cette vision l'eût rappelé.

Cependant sa marche devint saccadée; il semblait ne plus avancer
que par secousses; ses dents claquaient, ses mains étaient froides,
une violente agitation nerveuse s'emparait de toute sa personne.

Je lui parlai, il ne me répondit pas.

Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se laisser conduire.

A la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps.

A peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu'il
eut une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle la
crainte de m'effrayer lui faisait murmurer en me pressant la
main:

--Ce n'est rien, ce n'est rien, je voudrais pleurer.

Et j'entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portait
à ses yeux, mais les larmes n'y venaient pas.

Je lui fis respirer le flacon qui m'avait servi, et quand nous
arrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore.

Avec l'aide du domestique, je le couchai, je fis allumer un
grand feu dans sa chambre, et je courus checher mon médecin
à qui je racontai ce qui venait de se passer.

Il accourut.

Armand était pourpre, il avait le délire, et bégayait des
mots sans suite, à travers lesquels le nom seul de Marguerite
se faisait entendre distinctement.

--Eh bien? dis-je au docteur quand il eut examiné le malade.

--Eh bien, il a une fièvre cérébrale ni plus ni moins, et
c'est bien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu'il
serait devenu fou. Heuresement la maladie physique tuera
la maladie morale, et dans un mois il sera sauvé de l'une
et de l'autre peut-être.



7


Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ont
cela d'agréables qu'elles tuent sur le coup ou se laissent
vaincre très vite.

Quinze jours après les événements que je viens de raconter,
Armand était en pleine convalescence, et nous étions liés
d'une étroite amitié. A peine si j'avais quitté sa chambre
tout le temps qu'avait duré sa maladie.

Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles,
ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s'ouvrait
gaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaient
jusqu'à lui.

Le médecin avait permis qu'il se levât, et nous restions
souvent à causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l'heure
où le soleil est le plus chaud, de midi à deux heures.

Je me gardais bien de l'entretenir de Marguerite, craignant
toujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormi
sous le calme apparent du malade; mais Armand, au contraire,
semblait prendre plaisir à parler d'elle, non plus comme
autrefois, avec des larmes dans les yeux, mais avec un doux
sourire qui me rassurait sur l'état de son âme.

J'avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimitière,
depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette crise
violente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été
comblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui
apparaissait plus sous l'aspect du passé. Une sorte de
consolation était résulté de la certitude acquise, et pour
chasser l'image sombre qui se représentait souvent à lui, il
s'enfonçait dans les souvenirs heureux de sa liaison avec
Marguerite, et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là.

Le corps était trop épuisé par l'atteinte et même par la
guérison de la fièvre pour permettre à l'esprit une émotion
violente, et la joie printanière et universelle dont Armand
était entouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes.

Il s'était toujours obstinément refusé à informer sa famille du
danger qu'il courait, et lorsqu'il avait été sauvé, son père
ignorait sa maladie.

Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que de coutume;
le temps avait été magnifique et le soleil s'endormait dans un
crépuscule éclatant d'azur et d'or. Quoique nous fussions dans
Paris, la verdure qui nous entourait semblait nous isoler du
monde, et à peine si de temps en temps le bruit d'une voiture
troublait notre conversation.

--C'est à peu près à cette époque de l'année et le soir d'un
jour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand,
écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais.

Je ne répondis rien.

Alors, il se retourna vers moi, et me dit:

--Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire; vous en
ferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui sera peut-être
intéressant à faire.

--Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je, vous
n'êtes pas encore assez bien rétabli.

--La soirée est chaude j'ai mangé mon blanc de poulet, me dit-il
en souriant; je n'ai pas la fièvre, nous n'avons rien à faire,
je vais tout vous dire.

--Puisque vous le voulez absolument, j'écoute.

--C'est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je
vous raconterai en suivant l'ordre des événements. Si vous en
faites quelque chose plus tard, libre à vous de la conter
autrement.

Voici ce qu'il me raconta, et c'est à peine si j'ai changé
quelques mots à ce touchant récit.

--Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dos
de son fauteuil, oui, c'était par une soirée comme celle-ci!
J'avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis,
Gaston R...Le soir nous étions entrés au théâtres des Variétés.

Pendant un entr'acte nous sortîmes, et, dans le corridor nous
vîmes passer une grande femme que mon ami salua.

--Qui saluez-vous donc là? lui demandai-je.

--Marguerite Gautier, me dit-il.

--Il me semble qu'elle est bien changée, car je ne l'ai pas
reconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout à
l'heure.

--Elle a été malade; la pauvre fille n'ira pas loin.

Je me rappelle ces paroles comme si elles m'avaient été dites
hier.

If faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vue
de cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait une
impression étrange.

Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon cœur battait
violemment. J'ai un de mes amis qui s'occupe de sciences occultes,
et qui appellerait ce que j'éprouvais l'affinité des fluides; moi,
je crois tout simplement que j'étais destiné à devenir amoureux
de Marguerite, et que je le pressentais.

Tourjours est-il qu'elle me causait une impression réelle, que
plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu'ils avaient
beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait.

La première fois que je l'avais vue, c'était place de la Bourse,
à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, et
une femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure
d'admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant
à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra
jusqu'au moment où elle sortit. A travers les vitres, je la
regardai choisir la boutique ce qu'elle venait y acheter. J'aurais
pu entrer, mais je n'osais. Je ne savais qu'elle était cette
femme, et je craignais qu'elle ne devinât la cause de mon entrée
dans le magasin et ne s'en offensât. Cependant je ne me croyais
pas appelé à la revoir.

Elle était élégamment vêtue; elle portait une robe de mousseline
toute entourée de volants, un châle de l'Inde carré aux coins
brodés d'or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d'Italie
et un unique bracelet, grosse chaîne d'or dont la mode commençait
à cette époque.

Elle remonta dans sa calèche et partit.

Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeux
la voiture de l'élégante acheteuse. Je m'approchai de lui et
le priai de me dire le nom de cette femme.



 


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