La Dame aux Camélias
by
Alexandre Dumas, Fils

Part 2 out of 5



--C'est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il.

Je n'osais pas lui demander l'adresse, et je m'éloignai.

Le souvenir de cette vision, car c'en était une véritable, ne
me sortit pas de l'esprit comme bien des visions que j'avais
eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si
royalement belle.

A quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à
l'Opéra-Comique. J'y allai. La première personne que j'aperçus
dans une loge d'avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier.

Le jeune homme avec qui j'étais la reconnut aussi, car il me dit,
en me la nommant:

--Voyez donc cette jolie fille.

En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté elle aperçut mon
ami, lui sourit et lui fit signe de venir faire visite.

--Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un
instant.

Je ne pus m'empêcher de lui dire: "Vous êtes bien heureux!"

--De quoi?

--D'aller voir cette femme.

--Est-ce que vous en êtes amoureux?

--Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à
quoi m'en tenir là-dessus; mais je voudrais bien la connaître.

--Venez avec moi, je vous présenterai.

--Demandez-lui-en d'abord la permission.

--Ah! pardieu, il n'y a pas besoin de se gêner avec elle;
venez.

Ce qu'il disait là me faisait peine. Je tremblais d'acquérir
la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j'éprouvais
pour elle.

Il y a dans un livre d'Alphonse Karr, intitulé: Am Rauchen, un
homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la
première vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pour
baiser la main de cette femme, il se sent la force de tout
entreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de tout
faire. A peine s'il ose regarder le bas de jambe coquet qu'elle
dévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre.
Pendant qu'il rêve à tout ce qu'il ferait pour posséder cette
femme, elle l'arrête au coin d'une rue et lui demande s'il veut
monter chez elle.

Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chez
lui.

Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrir
pour cette femme, je craignais qu'elle ne m'acceptât trop vite
et ne me donnât trop promptement un amour que j'eusse voulu
payer d'une longue attente ou d'un grand sacrifice. Nous sommes
ainsi, nous autres hommes; et il est bien heureux que l'imagination
laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent
cette concession aux rêves de l'âme.

Enfin, on m'eût dit: Vous aurez cette femme ce soir, et vous
serez tué demain, j'eusse accepté. On m'eût dit: Donnez dix
louis, et vous serez son amant, j'eusse refusé et pleuré, comme
un enfant qui voit s'évanouir au réveil le château entrevu la
nuit.

Cependant, je voulais la connaître; c'était un moyen, et même le
seul, de savoir à quoi m'en tenir son compte.

Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu'elle lui accordât
la permission de me présenter, et je rôdais dans les corridors,
me figurent qu'à partir de ce moment elle allait me voir, et que
je ne saurais quelle contenance prendre sous son regard.

Je tâchais de lier à l'avance les paroles que j'allais lui dire.

Quel sublime enfantillage que l'amour!

Un instant après mon ami resdescendit.

--Elle nous attend, me dit-il.

--Est-elle seule? demandai-je.

--Avec une autre femme.

Il n'y a pas d'hommes?

--Non.

--Allons.

Mon ami me dirigea vers la porte du théâtre.

--Eh bien, ce n'est pas par là, lui dis-je.

--Nous allons chercher des bonbons. Elle m'en a demandé.

Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l'Opéra.

J'aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais même
de quoi l'on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda:

--Une livre de raisins glacés.

--Savez-vous si elle les aime?

--Elle ne mange jamais d'autres bonbons, c'est connu.

--Ah! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous à quelle
femme je vous présente? Ne vous figurez pas que c'est à une
duchesse, c'est tout simplement à une femme entretenue, tout ce
qu'il y a de plus entretenue, mon cher; ne vous gênez donc pas,
et dites tout ce qui vous passera par la tête.

--Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant que
j'allais me guérir de ma passion.

Quand j'entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats.

J'aurais voulu qu'elle fût triste.

Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclination
de tête, et dit:

--Et mes bonbons?

--Les voici.

En les prenant elle me regarda. Je bassai les yeux, je rougis.

Elle se pencha à l'oreille de sa voisine, lui dit quelques mots
tout bas, et toutes deux éclatèrent de rire.

Bien certainement j'étais la cause de cette hilarité; mon
enbarrass en redoubla. A cette époque, j'avais pour maîtresse
une petite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dont
le sentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire.
Je compris le mal que j'avais dû lui faire par celui que
j'éprouvais, et pendant cinq minutes, je l'aimai comme jamais on
n'aime une femme.

Marguerite mangeait ses raisins sans plus s'occuper de moi.

Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette position
ridicule.

--Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duval
ne vous dit rien, vous le bouleversez tellement qu'il ne trouve
pas un mot.

--Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce que
cela vous ennuyait d'y venir seul.

--Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n'aurais pas prié
Ernest de vous demander la permission de me présenter.

--Ce n'était peut-être qu'un moyen de retarder le moment fatal.

Pour peu que l'on vécu avec les filles du genre de Marguerite,
on sait le plaisir qu'elles prennent à faire de l'esprit à
faux et à taquiner les gens qu'elles voient pour la première
fois. C'est sans doute une revanche des humiliations qu'elles
sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu'elles voient
tous les jours.

Aussi faut-il pour leur répondre une certaine habitude de leur
monde, habitude que je n'avais pas; puis, l'idée que je m'étais
faite de Marguerite m'exagéra sa plaisanterie. Rien ne m'était
indifférent de la part de cette femme. Aussi je me levai en lui
disant, avec une altération de voix qu'il me fut impossible de
cacher complétement:

--Si c'est là ce que vous pensez de moi, madame, il ne me reste
plus qu'à vous demander pardon de mon indiscrétion, et prendre
congé de vous en vous assurant qu'elle ne se renouvellera pas.

Là-dessus, je saluai et je sortis.

A peine eus-je fermé la porte, que j'entendis un troisième éclat
de rire. J'aurais bien voulu que quelqu'un me coudoyât en ce
moment.

Je retournai à ma stalle.

On frappa le lever de la toile.

Ernest revint auprès de moi.

--Comme vous y allez! me dit-il en s'asseyant; elles vous croient
fou.

--Qu'a dit Marguerite, quand j'ai été parti?

--Elle a ri, et m'a assuré qu'elle n'avait jamais rien vu d'aussi
drôle que vous. Mais il ne faut pas vous tenir pour battu;
seulement ne faites pas à ces filles-là l'honneur de les prendre
au serieux. Elles ne savent pas ce que c'est que l'élégance et
la politesse; c'est comme les chiens auxquels on met des parfums,
ils trouvent que cela sent mauvais et vont se rouler dans le
ruisseau.

--Après tout, que m'importe? dis-je en essayant de prendre un
ton dégagé, je ne reverrai jamais cette femme, et si elle me
plaisait avant que je la connusse, c'est bien changé maintenant
que je la connais.

--Bah! je ne désespère pas de vous voir un jour dans le fond de
sa loge, et d'entendre dire que vous vous ruinez pour elle. Du
reste, vous aurez raison, elle est mal élevée, mais c'est une
jolie maîtresse à avoir.

Heureusement, on leva le rideau et mon ami se tut. Vous dire
ce que l'on jouait me serait impossible. Tout ce que je me
rappelle, c'est que de temps en temps je levais les yeux sur
la loge que j'avais si brusquement quittée, et que des figures
de visiteurs nouveaux s'y succédaient à chaque instant.

Cependant, j'étais loin de ne plus penser à Marguerite. Un
autre sentiment s'emparait de moi. Il me semblait que j'avais
son insulte et mon ridicule à faire oublier; je me disais que,
dussé-je y dépenser ce que je possédais, j'aurais cette fille
et prendrais de droit la place que j'avais abandonnée si vite.

Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite et son amie
quittèrent leur loge.

Malgré moi, je quittai ma stalle.

--Vous vous en allez? me dit Ernest.

--Oui.

--Pourquoi?

En ce moment, il s'apercût que la loge état vide.

--Allez, allez, dit-il, et bonne chance, ou plutôt meilleure
chance.

Je sortis.

J'entendis dans l'escalier des frôlements de robes et des bruits
de voix. Je me mis à l'écart et je vis passer, sans être vu,
les deux femmes et les deux jeunes gens qui les accompagnaient.

Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles un petit
domestique.

--Va dire au cocher d'attendre à la porte du café Anglais, dit
Marguerite, nous irons à pied jusque-là.

Quelques minutes après, en rôdant sur le boulevard, je vis à une
fenêtre d'un des grands cabinets du restaurant, Marguerite,
appuyée sur le balcon, effeuillant un à un les camélias de son
bouquet.

Un des deux hommes était penché sur son épaule et lui parlait
tout bas.

J'allai m'installer à la Maison-d'Or, dans les salons du premier
étage, et je ne perdis pas de vue la fenêtre en question.

A une heure du matin, Marguerite remontait dans sa voiture avec
ses trois amis.

Je pris un cabriolet et je la suivis.

La voiture s'arrêta rue d'Antin no 9.

Marguerite en descendit et rentra seule chez elle.

C'était sans doute un hasard, mais ce hasard me rendit bien
heureux.

A partir de ce jour, je rencontrai souvent Marguerite au spectacle,
aux Champs-Élysées. Toujours même gaieté chez elle, toujours même
émotion chez moi.

Quinze jours se passèrent cependant sans que je la revisse nulle
part. Je me trouvai avec Gaston à qui je demandai de ses nouvelles.

--La pauvre fille est bien malade, me répondit-il.

--Qu'a-t-elle donc?

--Elle a qu'elle est poitrinaire, et que, comme elle a fait une
vie qui n'est pas destinée à la guerir, elle est dans son lit et
qu'elle se meurt.

Le cœur est étrange; je fus presque content de cette maladie.

J'allai tous les jours savoir des nouvelles de la malade, sans
cependant m'inscrire, ni laisser ma carte. J'appris ainsi sa
convalescence et son départ pour Bagnères.

Puis, le temps s'écoula, l'impression, sinon le souvenir, parut
s'effacer peu à peu de mon esprit. Je voyageai; des liaisons,
des habitudes, des travaux prirent la place de cette pensée,
et lorsque je songeais à cette première aventure, je ne voulais
voir ici qu'une de ces passions comme on en a lorsque l'on est
tout jeune, et dont on rit peu de temps après.

Du reste, il n'y aurait pas eu de mérite à triompher de ce
souvenir, car j'avais perdu Marguerite de vue depuis son départ,
et, comme je vous l'ai dit, quand elle passa près de moi, dans
le corridor des Variétés, je ne la reconnus pas.

Elle était voilée, il est vrai; mais si voilée qu'elle eût été,
deux ans plus tôt, je n'aurais pas eu besoin de la voir pour la
reconnaître: je l'aurais devinée.

Ce qui n'empêcha pas mon cœur de battre quand je sus que c'était
elle; et les deux années passées sans la voir et les résultats
que cette séparation avait paru amener s'évanouirent dans la
même fumée au seul toucher de sa robe.



8


Cependant, continua Armand après une pause, tout en comprenant
que j'étais encore amoureux, je me sentais plus fort qu'autrefois,
et dans mon désir de me retrouver avec Marguerite, il y avait
aussi la volonté de lui faire voir que je lui étais devenu
supérieure.

Que de routes prend et que de raisons se donne le cœur pour en
arriver à ce qu'il veut!

Aussi, je ne pus rester longtemps dans les corridors, et je
retournai prendre ma place à l'orchestre, en jetant un coup d'œil
rapide dans la salle, pour voir dans quelle loge elle était.

Elle était dans l'avant-scène du rez-de-chaussée, et toute seule.
Elle était changée, comme je vous l'ai dit, je ne retrouvais plus
sur sa bouche son sourire indifférent. Elle avait souffert, elle
souffrait encore.

Quoiqu'on fût déjà en avril, elle était encore vêtue comme en
hiver et toute couverte de velours.

Je la regardais si obstinément que mon regard attira le sien.

Elle me considéra quelques instants, prit sa lorgnette pour
mieux me voir, et crut sans doute me reconnaître, sans pouvoir
positivement dire qui j'étais, car lorsqu'elle reposa sa lorgnette,
un sourire, ce charmant salut des femmes, erra sur ses lèvres,
pour répondre au salut qu'elle avait l'air d'attendre de moi;
mais je n'y répondis point, comme pour prendre barres sur elle
et paraître avoir oublié, quand elle se souvenait.

Elle crut s'être trompée et détourna la tête.

On leva le rideau.

J'ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l'ai jamais
vue prêter la moindre attention à ce qu'on jouait.

Quant à moi, le spectacle m'intéressait aussi fort peu, et je ne
m'occupais que d'elle, mais en faisant tous mes efforts pour
qu'elle ne s'en aperçut pas.

Je la vis ainsi échanger des regards avec la personne occupant
la loge en face de la sienne; je portai mes yeux sur cette loge,
et je reconnus dedans une femme avec qui j'étais assez familier.

Cette femme était une ancienne femme entretenue, qui avait essayé
d'entrer au théâtre, qui n'y avait pas réussi, et qui, comptant
sur ses relations avec les élégantes de Paris, s'était mise dans
le commerce et avait pris un magasin de modes.

Je vis en elle un moyen de me rencontrer avec Marguerite, et je
profitai d'un moment où elle regardait de mon côté pour lui dire
bonsoir de la main et des yeux.

Ce que j'avais prévu arriva, elle m'appela dans sa loge.

Prudence Duvernoy, c'était l'heureux nom de la modiste, était
une de ces grosses femmes de quarante ans avec lesquelles il n'y
a pas besoin d'une grande diplomatie pour leur faire dire ce que
l'on veut savoir, surtout quand ce que l'on veut savoir est aussi
simple que ce que j'avais à lui demander.

Je profitai d'un moment où elle recommençait ses correspondances
avec Marguerite pour lui dire:

--Qui regardez-vous ainsi?

--Marguerite Gautier.

--Vous la connaissez?

--Oui; je suis sa modiste, et elle est ma voisine.

--Vous demeurez donc rue d'Antin?

--No 7. La fenêtre de son cabinet de toilette donne sur la
fenêtre du mien.

--On dit que c'est une charmante fille.

--Vous ne la connaissez pas?

--Non, mais je voudrais bien la connaître.

--Voulez-vous que je lui dise de venir dans notre loge?

--Non, j'aime mieux que vous me présentiez à elle.

--Chez elle?

--Oui.

--C'est plus difficile.

--Pourquoi?

--Parce qu'elle est protégée par un vieux duc très jaloux.

--Protégée est charmant.

--Oui, protégée, reprit Prudence. Le pauvre vieux, il serait
bien embarrassé d'être son amant.

Prudence me raconta alors comment Marguerite avait fait connaissance
du duc à Bagnères.

--C'est pour cela, continuai-je, qu'elle est seule ici?

--Justement.

--Mais, qui la reconduira.

--Lui.

--Il va donc venir la prendre?

--Dans un instant.

--Et vous, qui vous reconduit?

--Personne.

--Je m'offre.

--Mais vous êtes avec un ami, je crois.

--Nous nous offrons alors.

--Qu'est-ce que c'est que votre ami?

--C'est un charmant garçon, fort spirituel, et qui sera enchanté
de faire votre connaissance.

--Eh bien, c'est convenu, nous partirons tous les quatre après
cette pièce, car je connais la dernière.

--Volontiers, je vais prévenir mon ami.

--Allez.

--Ah! me dit Prudence au moment où j'allais sortir, voilà le duc
qui entre dans la loge de Marguerite.

Je regardai.

Un homme de soixante-dix ans, en effet, venait de s'asseoir
derrière la jeune femme et lui remettait un sac de bonbons dans
lequel elle puisa aussitôt en souriant, puis elle l'avença sur
le devant de sa loge en faisant à Prudence un signe qui pouvait
se traduire par:

--En voulez-vous?

--Non, fit Prudence.

Marguerite reprit le sac et, se retournant, se mit causer avec
le duc.

Le récit de tous ces détails ressemble à de l'enfantillage, mais
tout ce qui avait rapport à cette fille est si présent à ma
mémoire, que je ne puis m'empêcher de le rappeler aujourd'hui.

Je descendis prévenir Gaston de ce que je venais d'arranger
pour lui et pour moi.

Il accepta.

Nous quittâmes nos stalles pour monter dans la loge de madame
Duvernoy.

A peine avions-nous overt la porte des orchestres que nous fûmes
forcés de nous arrêter pour laisser passer Marguerite et le duc
qui s'en allaient.

J'aurais donné dix ans de ma vie pour être à la place de ce vieux
bonhomme.

Arrivé sur le boulevard, il lui fit prendre place dans un phaéton
qu'il conduisait lui-même, et ils disparuerent emportés au trot
de deux superbes chevaux.

Nous entrâmes dans la loge de Prudence.

Quand la pièce fut finie, nous descendîmes prendre un simple
fiacre qui nous conduisit rue d'Antin no 7. A la porte de sa
maison, Prudence nous offrit de monter chez elle pour nous faire
voir ses magasins que nous ne connaissons pas et dont elle
paraissait être très fière. Vous jugez avec quel impressement
j'acceptai.

Il me semblait que je me rapprochais peu à peu de Marguerite.
J'eus bientôt fait retomber la conversation sur elle.

--Le vieux duc est chez votre voisine? dis-je à Prudence.

--Non pas; elle doit être seule.

--Mais elle va s'ennuyer horriblement, dit Gaston.

--Nous passons presque toutes nos soirées ensemble, où,
lorsqu'elle rentre, elle m'appelle. Elle ne se couche jamais
avant deux heures du matin. Elle ne peut pas dormir plus tôt.

--Pourquoi?

--Parce qu'elle est malade de la poitrine et qu'elle a presque
toujours la fièvre.

--Elle n'a pas d'amants? demandai-je.

--Je ne vois jamais personne rester quand je m'en vais; mais je
ne réponds pas qu'il ne vient personne quand je suis partie;
souvent je rencontre chez elle, le soir, un certain comte de
N...qui croit avancer ses affaires en faisant ses visites à
onze heures, en lui enyoyant des bijoux tant qu'elle en veut;
mais elle ne peut pas le voir en peinture. Elle a tort, c'est
un garçon très riche. J'ai beau lui dire de temps en temps:
Ma chère enfant, c'est l'homme qu'il vous faut! Elle qui m'écoute
assez ordinairement, elle me tourne le dos et me répond qu'il
est trop bête. Qu'il soit bête, j'en conviens; mais ce serait
pour elle une position, tandis que ce vieux duc peut mourir d'un
jour à l'autre. Les vieillards sont égoïstes; sa famille lui
reproche sans cesse son affection pour Marguerite: voilà deux
raisons pour qu'il ne lui laisse rien. Je lui fais de la
morale, à laquelle elle répond qu'il sera toujours temps de
prendre le comte à la mort du duc.

Cela n'est pas toujours drôle, continua Prudence, de vivre comme
elle vit. Je sais bien, moi, que cela ne m'irait pas et que
j'enverrais bien vite promener le bonhomme. Il est insipide, ce
vieux; il l'appelle sa fille, il a soin d'elle comme d'un enfant,
il est toujours sur son dos. Je suis sûre qu'à cette heure un
de ses domestiques rôde dans la rue pour voir qui sort, et
surtout qui entre.

--Ah! cette pauvre Marguerite! dit Gaston en se mettant au piano
et en jouant une valse, je ne savais pas cela, moi. Cependant je
lui trouvais l'air moins gai depuis quelque temps.

--Chut! dit Prudence en prêtant l'oreille.

Gaston s'arrêta.

--Elle m'appelle, je crois.

Nous écoutâmes.

En effet, une voix appelait Prudence.

--Allons, messieurs, allez-vous-en, nous dit madame Duvernoy.

--Ah! c'est comme cela que vous entendez l'hospitalité, dit
Gaston en riant, nous nous en irons quand bon nous semblera.

--Pourquoi nous en irions-nous?

--Je vais chez Marguerite.

--Nous attendrons ici.

--Cela ne se peut pas.

--Alors, nous irons avec vous.

--Encore moins.

--Je connais Marguerite, moi, fit Gaston, je puis bien aller
lui faire une visite.

--Mais Armand ne la connaît pas.

--Je le présenterai.

--C'est impossible.

Nous entendîmes de nouveau la voix de Marguerite appelant
toujours Prudence.

Celle-ci courut à son cabinet de toilette. Je l'y suivis avec
Gaston. Elle ouvrit la fenêtre.

Nous nous cachâmes de façon à ne pas être vus du dehors.

--Il y a dix minutes que je vous appelle, dit Marguerite de sa
fenêtre et d'un ton presque impérieux.

--Que me voulez-vous?

--Je veux que vous veniez tout de suite.

--Pourquoi?

--Parce que le comte de N...est encore là et qu'il m'ennuie à
périr.

--Je ne peux pas maintenant.

--Qui vous en empêche?

--J'ai chez moi deux jeunes gens qui ne veulent pas s'en aller.

--Dites-leur qu'il faut que vous sortiez.

--Je le leur ai dit.

--Eh bien, laissez-les chez vous; quand ils vous verront sortie,
ils s'en iront.

--Après avoir mis tout sens dessus dessous!

--Mais qu'est-ce qu'ils veulent?

--Ils veulent vous voir.

--Comment se nomment-ils?

--Vous en connaissez un, M. Gaston R...

--Ah! oui, je le connais; et l'autre?

--M. Armand Duval. Vous ne le connaissez pas?

--Non; mais amenez-les toujours, j'aime mieux tout que le comte.
Je vous attends, venez vite.

Marguerite referma sa fenêtre, Prudence la sienne.

Marguerite, qui s'était un instant rappelé mon visage, ne se
rappelait pas mon nom. J'aurais mieux aimé un souvenir à mon
désavantage que cet oubli.

--Je le savais bien, dit Gaston, qu'elle serait enchantée de
nous voir.

--Enchantée n'est pas le mot, répondit Prudence en mettant son
châle et son chapeau, elle vous reçoit pour faire partir le
comte. Tâchez d'être plus aimables que lui, ou, je connais
Marguerite, elle se brouillera avec moi.

Nous suivîmes Prudence qui descendait.

Je tremblais; il me semblait que cette visite allait avoir une
grande influence sur ma vie.

J'étais encore plus ému que le soir de ma présentation dans la
loge de l'Opéra-Comique.

En arrivant à la porte de l'appartement que vous connaisez, le
cœur me battait si fort que la pensée m'échappait.

Quelques accords de piano arrivaient jusqu'à nous.

Prudence sonna.

Le piano se tut.

Une femme qui avait plutôt l'air d'une dame de compagnie que
d'une femme de chambre vint nous ouvrir.

Nous passâmes dans le salon, du salon dans le boudoir qui était
à cette époque ce que vous l'avez vu depuis.

Un jeune homme était appuyé contre la cheminée.

Marguerite, assise devant son piano, laissait courir ses doigts
sur les touches, et commençait des morceaux qu'elle n'achevait
pas.

L'aspect de cette scène était l'ennui, résultant pour l'homme
de l'embarras de sa nullité, pour la femme de la visite de ce
lugubre personnage.

A la voix de Prudence, Marguerite se leva, et venant à nous après
avoir échangé un regard de remerciements avec Madame Duvernoy,
elle nous dit:

--Entrez, messieurs, et soyez les bienvenus.



9


--Bonsoir, mon cher Gaston, dit Marguerite à mon compagnon, je
suis bien aise de vous voir. Pourquoi n'êtes-vous pas entré dans
ma loge aux Variétés?

--Je craignais d'être indiscret.

--Les amis, et Marguerite appuya sur ce mot, comme si elle eût
voulu faire comprendre à ceux qui étaient là que malgré la façon
familière dont elle l'accueillait, Gaston n'était et n'avait
toujours été qu'un ami, les amis ne sont jamais indiscrets.

--Alors, vous me permettez de vous présenter M. Armand Duval!

--J'avais déjà autorisé Prudence à le faire.

--Du reste, madame, dis-je alors en m'inclinant et en parvenant
à rendre des son à peu près intelligibles, j'ai déjà eu l'honneur
de vous être présenté.

L'œil charmant de Marguerite sembla chercher dans son souvenir,
mais elle ne se souvint point, ou parut ne point se souvenir.

--Madame, repris-je alors, je vous suis reconnaissant d'avoir
oublié cette première présentation, car j'y fus très ridicule
et dus vous paraître très ennuyeux. C'était, il y a deux ans,
à l'Opéra-Comique; j'étais avec Ernest de ***.

--Ah! je me rappelle! reprit Marguerite, avec un sourire. Ce
n'est pas vous qui étiez ridicule, c'est moi qui étais taquine,
comme je le suis encore un peu, mais moins cependant. Vous
m'avez pardonné, monsieur?

Et elle me tendit sa main que je baisai.

--C'est vrai, reprit-elle. Figurez-vous que j'ai la mauvaise
habitude de vouloir embarrasser les gens que je vois pour la
première fois. C'est très sot. Mon médicin dit que c'est parce
que je suis nerveuse et toujours souffrante: croyez mon médicin.

--Mais vous paraissez très bien portante.

--Oh! j'ai été bien malade.

--Je le sais.

--Qui vous l'a dit?

--Tout le monde le savait; je suis venu souvent savoir de vos
nouvelles, et j'ai appris avec plaisir votre convalescence.

--On ne m'a jamais remis votre carte.

--Je ne l'ai jamais laissée.

--Serait-ce vous ce jeune homme qui venait tous les jours
s'informer de moi pendant ma maladie, et qui n'a jamais voulu
dire son nom?

--C'est moi.

--Alors, vous êtes plus qu'indulgent, vous êtes généreux. Ce
n'est pas vous, comte, qui auriez fait cela, ajouta-t-elle en
se tournant vers M. de N..., et après avoir jeté sur moi un de
ces regards par lesquels les femmes complètent leur opinion sur
un homme.

--Je ne vous connais que depuis deux mois, répliqua le comte.

--Et monsieur qui ne me connaît que depuis cinq minutes. Vous
répondez toujours des niaiseries.

Les femmes sont impitoyables avec les gens qu'elles n'aiment pas.

Le comte rougit et se mordit les lèvres.

J'eus pitié de lui, car il paraissait être amoureux comme moi,
et la dure franchise de Marguerite devait le rendre bien
malheureux, surtout en présence de deux étrangers.

--Vous faisez de la musique quand nous sommes entrés, dis-je
alors pour changer la conversation, ne me ferez-vous pas le plaisir
de me traiter en vieille connaissance, et ne continuerez-vous pas?

--Oh! fit-elle en se jetant sur le canapé et en nous faisant signe
de nous y asseoir, Gaston sait bien quel genre de musique je fais.
C'est bon quand je suis seule avec le comte, mais je ne voudrais
pas vous faire endurer pareil supplice.

--Vous avez cette préférence pour moi? répliqua M. de N... avec
un sourire qu'il essaya de rendre fin et ironique.

--Vous avez tort de me la reporcher; c'est la seule.

Il était décidé que ce pauvre garçon ne dirait pas un mot. Il
jeta sur la jeune femme un regard vraiment suppliant.

--Dites donc, Prudence, continua-t-elle, avez-vous fait ce que
je vous avais priée de faire?

--Oui.

--C'est bien, vous me conterez cela plus tard. Nous avons à
causer, vous ne vous en irez pas sans que je vous parle.

--Nous sommes sans doute indiscrets, dis-je alors, et maintenant
que nous avons ou plutôt que j'ai obtenu une seconde présentation
pour faire oublier la première, nous allons nous retirer, Gaston
et moi.

--Pas le moins du monde; ce n'est pas pour vous que je dis cela.
Je veux au contraire que vous restiez.

Le comte tira une montre fort élégante, à laquelle il regarda
l'heure:

--Il est temps que j'aille au club, dit-il.

Marguerite ne répondit rien.

Le comte quitta alors la cheminée, et venant à elle:

--Adieu, madame.

Marguerite se leva.

--Adieu, mon cher comte, vous vous en allez déjà?

--Oui, je crains de vous ennuyer.

--Vous ne m'ennuyez pas plus aujourd'hui que les autres jours.
Quand vous verra-t-on?

--Quand vous le permettrez.

--Adieu, alors!

C'était cruel, vous l'avouerez.

Le comte avait heureusement une fort bonne éducation et un
excellent caractère. Il se contenta de baiser la main que
Marguerite lui tendait assez nonchalamment, et de sortir
après nous avoir salués.

Au moment où il franchissait la porte, il regarda Prudence.

Celle-ci leva les épaules d'un air qui signifiait:

--Que voulez-vous j'ai fait tout ce que j'ai pu.

--Nanine! cria Marguerite, éclaire M. le comte.

Nous entendîmes ouvrir et fermer la porte.

--Enfin! s'écria Marguerite en reparaissant, le voilà parti; ce
garçon-là me porte horriblement sur les nerfs.

--Ma chère enfant, dit Prudence, vous êtes vraiment trop méchante
avec lui, lui qui est si bon et si prévenant pour vous. Voilà
encore sur votre cheminée une montre qu'il vous a donnée, et qui
lui a coûté au moins mille écus, j'en suis sûre.

Et madame Duvernoy, qui s'était approchée de la cheminée, jouait
avec le bijou dont elle parlait, et j'était dessus des regards
de convoitise.

--Ma chère, dit Marguerite en s'asseyant à son piano quand je
pèse d'un côté ce qu'il me donne et de l'autre ce qu'il me dit,
je trouve que je lui passe ses visites bon marché.

--Ce pauvre garçon est amoureux de vous.

--S'il fallait que j'écoutasse tous ceux qui sont amoureux de
moi, je n'aurais seulement pas le temps de diner.

Et elle fit courir ses doigts sur le piano, après quoi se
retournant elle nous dit:

--Voulez-vous prendre quelque chose? moi, je boirais bien un peu
de punch.

--Et moi, je mangerais bien un peu de poulet, dit Prudence; si
nous soupions?

--C'est cela, allons souper, dit Gaston.

--Non, nous allons souper ici.

Elle sonna. Nanine parut.

--Envoie chercher à souper.

--Que faut-il prendre?

--Ce que tu voudras, mais tout de suite, tout de suite.

Nanine sortit.

--C'est cela, dit Marguerite en sautant comme une enfant, nous
allons souper. Que cet imbécile de comte est ennuyeux!

Plus je voyais cette femme, plus elle m'enchantait. Elle était
belle à ravir. Sa maigreur même était une grâce.

J'étais en contemplation.

Ce qui se passait en moi, j'aurais peine à l'expliquer.
J'étais plein d'indulgence pour sa vie, plein d'admiration
pour sa beauté. Cette preuve de déintéressement qu'elle donnait
en n'acceptant pas un homme jeune, élégant et riche, tout prêt
à se ruiner pour elle, excusait mes yeux toutes ses fautes
passées.

Il y avait dans cette femme quelques chose comme de la candeur.

On voyait qu'elle en était encore à la virginité du vice. Sa
marche assurée, sa taille souple, ses narines roses et ouvertes,
ses grands yeux légèrement cerclés de bleu, dénotaient une de
ces natures ardentes qui répandent autour d'elles un parfum
de volupté, comme ces flacons d'Orient qui, si bien fermés
qu'ils soient, laissent échapper le parfum de la liqueur qu'ils
renferment.

Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif, il
passait de temps en temps dans les yeux de cette femme des
éclairs de désirs dont l'expansion eût été une révélation du
ciel pour celui qu'elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aimé
Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu'elle avait aimés
ne se comptaient pas encore.

Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu'un rien
avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait
la vierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encore
chez Marguerite de la fierté et de l'indépendance: deux sentiments
qui, blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Je
ne disais rien, mon âme semblait être passée toute dans mon cœur
et mon cœur dans mes yeux.

--Ainsi, reprit-elle tout à coup, c'est vous qui veniez savoir
de mes nouvelles quand j'étais malade?

--Oui.

--Savez-vous que c'est très beau, cela! Et que puis-je faire
pour vous remercier!

--Me permettre de venir de temps en temps vous voir.

--Tant que vous voudrez, de cinq heures à six, de onze heures
à minuit. Dites donc, Gaston, jourez-moi l'Invitation à la valse.

--Pourquoi?

--Pour me faire plaisir d'abord, et ensuite parce que je ne puis
pas arriver à la jouer seule.

--Qu'est-ce qui vous embarrasse donc?

--La troisième partie, le passage en dièse.

Gaston se leva, se mit au piano et commença cette merveilleuse
mélodie de Weber, dont la musique était ouverte sur le pupitre.

Marguerite, une main appuyée sur le piano, regardait le cahier,
suivait des yeux chaque note qu'elle accompagnait tout bas de
la voix, et quand Gaston en arriva au passage qu'elle lui avait
indiqué, elle chantonna en faisant aller ses doigts sur le dos
du piano:

--Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je ne puis faire.
Recommencez.

Gaston recommença, après quoi Marguerite lui dit:

--Maintenant laissez-moi essayer.

Elle prit sa place et joua à son tour; mais ses doigts rebelles
se trompaient toujours sur l'une des notes que nous venons de
dire.

--Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable intonation
d'enfant, que je ne puisse pas arriver à jouer ce passage!
Croiriez-vous que je reste quelquefois jusqu'à deux heures du
matin dessus! Et quand je pense que cet imbécile de comte le
joue sans musique et admirablement, c'est cela qui me rend
furieuse contre lui, je crois.

Et elle recommença, toujours avec les mêmes résultats.

--Que le diable emporte Weber, la musique et les pianos! dit-elle
en jetant le cahier à l'autre bout de la chambre; comprend-on que
je ne puisse pas faire huit dièses de suite?

Et elle se croisait les bras en nous regardant et en frappant
du pied.

Le sang lui monta aux joues et une toux légère entr'ouvrit ses
lèvres.

--Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté son chapeau et
qui lissait ses bandeaux devant la glace, vous allez encore vous
mettre en colère et vous faire mal, allons souper, cela vaudra
mieux; moi, je meurs de faim.

Marguerite sonna de nouveau, puis elle se remit au piano et
commença à demi-voix une chanson libertine, dans l'accompagnement
de laquelle elle ne s'embrouilla point.

Gaston savait cette chanson, et ils en firent une espèce de duo.

--Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je familièrement à
Marguerite et avec un ton de prière.

--Oh! comme vous êtes chaste! me dit-elle en souriant et en me
tendant la main..

--Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous.

Marguerite fit un geste qui voulait dire: Oh! il y a longtemps
que j'en ai fini, moi, avec la chasteté.

En ce moment Nanine parut.

--Le souper est-il prêt? demanda Marguerite.

--Oui, madame, dans un instant.

--A propos, me dit Prudence, vous n'avez pas vu l'appartement;
venez, que je vous le montre.

Vous le savez, le salon était une merveille.

Marguerite nous accompagna un peu, puis elle appela Gaston et
passa avec lui dans la salle à manger pour voir si le souper
était prêt.

--Tiens, dit tout haut Prudence en regardant sur une étagère et
en y prenant une figure de Saxe, je ne vous connaissais pas ce
petit bonhomme-là!

--Lequel?

--Un petit berger que tient une cage avec un oiseau.

--Prenez-le, s'il vous fait plaisir.

--Ah! mais je crains de vous en priver.

--Je voulais le donner à ma femme de chambre, je le trouve
hideux; mais puisqu'il vous plaît, prenez-le.

Prudence ne vit que le cadeau et non la manière dont il était
fait. Elle mit son bonhomme de côté, et m'emmena dans le cabinet
de toilette, où me montrant deux miniatures qui se faisaient
pendant, elle me dit:

--Voilà le comte de G... qui a été très amoureux de Marguerite;
c'est lui qui l'a lancée. Le connaissez-vous.

--Non. Et celui-ci? demandai-je en montrant l'autre miniature.

--C'est le petit vicomte de L... Il a été forcé de partir.

--Pourquoi?

--Parce qu'il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimait
Marguerite!

--Et elle l'aimait beaucoup sans doute.

--C'est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s'en
tenir. Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle,
comme d'habitude, et cependant elle avait pleuré au moment du
départ.

En ce moment Nanine parut, nous annonçant que le souper était
servi.

Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite était
appuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, lui
parlait tout bas.

--Vous êtes fou, lui répondit Marguerite, vous savez bien que
je ne veux pas de vous. Ce n'est pas au bout de deux ans que
l'on connaît une femme comme moi, qu'on lui demande à être son
amant. Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais.
Allons, messieurs, à table.

Et s'échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir à
sa droite, moi à sa gauche, puis elle dit Nanine:

--Avant de t'asseoir, recommande à la cuisine que l'on n'ouvre
pas si l'on vient sonner.

Cette recommandation était faite à une heure du matin.

On rit, on but et l'on mangea beaucoup à ce souper. Au bout de
quelques instants, la gaieté était descendue aux dernières
limites, et ces mots qu'un certain monde trouve plaisants et qui
salissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps à
autre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et de
Marguerite. Gaston s'amusait franchement; c'était un garçon
plein de cœur, mais dont l'esprit avait été un peu faussé par
les premières habitudes. Un moment, j'avais voulu m'étourdir,
faire mon cœur et ma pensée indifférents au spectacle que j'avais
sous les yeux et prendre ma part de cette gaité qui semblait
un des mets du repas; mais peu à peu, je m'étais isolé de ce
bruit, mon verre était resté plein, et j'étais devenu presque
triste en voyant cette belle créature de vingt ans, boire,
parler comme un portefaix, et rire d'autant plus que ce que l'on
disait était plus scandaleux.

Cependant cette gaité, cette façon de parler et de boire, qui me
paraissaient chez les autres convives les résultats de la débauche,
de l'habitude ou de la force, me semblaient chez Marguerite un
besoin d'oublier, une fièvre, une irritabilité nerveuse. A chaque
verre de vin de Champagne, ses joues se couvraient d'un rouge
fièvreux, et une toux, légère au commencement du souper, était
devenue à la longue assez forte pour la forcer à renverser sa tête
sur le dos de sa chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mains
toutes les fois qu'elle toussait.

Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle organisation
ces excès de tous les jours.

Enfin, arriva une chose que j'avais prévue et que je redoutais.
Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d'un accès de toux
plus fort que tous ceux qu'elle avait eus depuis que j'étais
là. Il me semble que sa poitrine se déchirait intérieurement.
La pauvre fille devint pourpre, ferma les yeux sous la douleur
et porta à ses lèvres sa serviette qu'une goutte de sang rougit.
Alors elle se leva et courut dans son cabinet de toilette.

--Qu'a donc Marguerite? demanda Gaston.

--Elle a qu'elle a trop ri et qu'elle crache le sang, fit
Prudence. Oh? ce ne sera rien, cela lui arrive tous les jours.
Elle va revenir. Laissons-la seule, elle aime mieux cela.

Quant à moi, je ne pus y tenir, et au grand ébahissement de
Prudence et de Nanine qui me rappelaient, j'allai rejoindre
Marguerite.



10


La chambre où elle s'était réfugiée n'était éclairé que par une
seule bougie posée sur une table. Renversée sur un grand canapé,
sa robe défaite, elle tenait une main sur son cœur et laissait
pendre l'autre. Sur la table il y avait une cuvette d'argent à
moité pleine d'eau; cette eau était marbrée de filets de sang.

Marguerite, très pâle et la bouche entr'ouverte, essayait de
reprendre haleine. Par moments, sa poitrine se gonflait d'un
long soupir qui, exhalé, paraissait la soulager un peu, et la
laissait pendant quelques secondes dans un sentiment de bien-être.

Je m'approchai d'elle, sans qu'elle fît un mouvement, je m'assis
et pris celle de ses mains qui reposait sur le canapé.

--Ah! c'est vous? me dit-elle avec un sourire.

Il paraît que j'avais la figure bouleversée, car elle ajouta:

--Est-ce que vous êtes malade aussi?

--Non; mais vous, souffrez-vous encore?

--Très peu; et elle essuya avec son mouchoir les larmes que la
toux avait fait venir à ses yeux; je suis habituée à cela
maintenant.

--Vous vous tuez, madame, lui dis-je alors d'une voix émue; je
voudrais être votre ami, votre parent, pour vous empêcher de vous
faire mal ainsi.

--Ah! cela ne vaut vraiment pas la peine que vous vous alarmiez,
répliqua-t-elle d'un ton un peu amer; voyez si les autres
s'occupent de moi: c'est qu'ils savent bienqu'il n'y a rien à
faire à ce mal-là.

Après quoi elle se leva et, prenant la bougie, elle la mit sur
la cheminée et se regarda dans la glace.

--Comme je suis pâle! dit-elle en rattachant sa robe et en
passant ses doigts sur ses cheveux délissés. Ah! bah! allons
nous remettre à table. Venez-vous?

Mais j'étais assis et je ne bougeais pas.

Elle comprit l'émotion que cette scène m'avait causée, car elle
s'approcha de moi et, me tendant la main, elle me dit:

--Voyons, venez.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres en la mouillant malgré
moi de deux larmes longtemps contenues.

--Eh bien, mais êtes-vous enfant! dit-elle en se rasseyant auprès
de moi; voilà que vous pleurez! Qu'avez-vous?

--Je dois vous paraître bein niais, mais ce que je viens de voir
m'a fait un mal affreux.

--Vous êtes bien bon! Que voulez-vous? je ne puis pas dormir,
il faut bien que je me distraie un peu. Et puis des filles
comme moi, une de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait?
Les médecins me disent que le sang que je crache vient des
bronches; j'ai l'air de les croire, c'est tout ce que je puis
faire pour eux.

--Écoutez, Marguerite, dis-je alors avec une expansion que je
ne pus retenir, je ne sais pas l'influence que vous devez prendre
sur ma vie, mais ce que je sais, c'est qu'à l'heure qu'il est,
il n'y a personne, pas même ma sœur, à qui je m'intéresse comme
à vous. C'est ainsi depuis que je vous ai vue. Eh bien, au nom
du ciel, soignez-vous, et ne vivez plus comme vous le faites.

--Si je me soignais, je mourrais. Ce qui me soutient, c'est la
vie fièvreuse que je mène. Puis, se soigner, c'est bon pour
les femmes du monde qui ont une famille et des amis; mais nous,
dès que nous ne pouvons plus servir à la vanité ou au plaisir
de nos amants, ils nous abandonnent, et les longues soirées
succèdent aux longs jours. Je le sais bien, allez, j'ai été
deux mois dans mon lit; au bout de trois semaines, personne ne
venait plus me voir.

--Il est vrai que je ne vous suis rien, repris-je, mais si vous
le vouliez je vous soignerais comme un frère, je ne vous quitterais
pas, et je vous guérirais. Alors, quand vous en auriez la force,
vous reprendriez la vie que vous menez, si bon vous semblait;
mais j'en suis sûr, vour aimeriez mieux une existence tranquille
qui vous ferait plus heureuse et vous garderait jolie.

--Vous pensez comme cela ce soir, parce que vous avez le vin
triste, mais vous n'auriez pas la patience dont vous vous
vantez.

--Permettez-moi de vous dire, Marguerite, que vous avez été
malade pendant deux mois, et que, pendant ces deux mois, je
suis venu tous les jours savoir de vos nouvelles.

--C'est vrai; mais pourquoi ne montiez-vous pas?

--Parce que je ne vous connaissais pas alors.

--Est-ce qu'on se gêne avec une fille comme moi?

--On se gêne toujours avec une femme; c'est mon avis du moins.

--Ainsi, vous me soigneriez?

--Oui.

--Vous resteriez tous les jours auprès de moi?

--Oui.

--Et mêmes toutes les nuits?

--Tout le temps que je ne vous ennuierais pas.

--Comment appelez-vous cela?

--Du dévouement.

--Et d'où vient ce dévouement?

--D'une sympathie irréstible que j'ai pour vous.

--Ainsi vous êtes amoureux de moi? dites-le tout de suite,
c'est bien plus simple.

--C'est possible; mais si je dois vous le dire un jour, ce
n'est pas aujourd'hui.

--Vous ferez mieux de ne me le dire jamais.

--Pourquoi?

--Parce qu'il ne peut résulter que deux choses de cet aveu.

--Lesquelles?

--Ou que je ne vous accepte pas, alors vous m'en voudrez, ou que
je vous accepte, alors vous aurez une triste maîtresse; une femme
nerveuse, malade, triste, ou gaie d'une gaité plus triste que
le chagrin, une femme qui crache le sang et qui dépense cent mille
francs par an, c'est bon pour un vieux richard comme le duc, mais
c'est bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous, et la preuve,
c'est que tous les jeune amants que j'ai eus m'ont bien vite
quittée.

Je ne répondais rien: j'écoutais. Cette franchise qui tenait
presque de la confession, cette vie douloureuse que j'entrevoyais
sous le voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille
fuyait la réalité dans la débauche, l'ivresse et l'insomnie,
tout cela m'impressionnait tellement que je ne trouvais pas une
seule parole.

--Allons, continua Marguerite, nous disons là des enfantillages.
Donnez-moi la main et rentrons dans la salle à manger. On ne
doit pas savoir ce que notre absence veut dire.

--Rentrez, si bon vous semble, mais je vous demande la permission
de rester ici.

--Pourquoi?

--Parce que votre gaité me fait trop de mal.

--Et bien, je serai triste.

--Tenez, Marguerite, laissez-moi vous dire une chose que l'on
vous a dite souvent sans doute, et à laquelle l'habitude de
l'entendre vous empêchera peut-être d'ajouter foi, mais qui
n'en est pas moins réelle, et que je ne vous répéterai jamais.

--C'est?... dit-elle avec le sourire que prennent les jeunes
mères pour écouter une folie de leur enfant.

--C'est que depuis que je vous ai vue, je ne sais comment ni
pourquoi, vous avez pris une place dans ma vie, c'est que j'ai
eu beau chasser votre image de ma pensée, elle y est toujours
revenue, c'est qu'aujourd'hui quand je vous ai rencontrée,
après être resté deux ans sans vous voir, vous avez pris sur
mon cœur et mon esprit un ascendant plus grand encore, c'est
qu'enfin, maintenant que vous m'avez reçu, que je vous connais,
que je sais tout ce qu'il y a d'étrange en vous, vous m'êtes
devenue indispensable, et que je deviendrai fou, non pas
seulement si vous ne m'aimez pas, mais si vous ne me laissez pas
vous aimer.

--Mais, malheuruex que vous êtes, je vous dirai ce que disait
madame D...: vous êtes donc bien riche! Mais vous ne savez donc
pas que je dépense six ou sept mille francs par mois, et que
cette dépense est devenue nécessaire à ma vie; mais vous ne savez
donc pas, mon pauvre ami, que je vous ruinerais en un rien de
temps, et que votre famille vous ferait interdire pour vous
apprendre à vivre avec une créature comme moi. Aimez-moi bien,
comme un bon ami, mais pas autrement. Venez me voir, nous rirons,
nous causerons, mais ne vous exagérez pas ce que je vaux, car
je ne vaux pas grand'chose. Vous avez un bon cœur, vous avez
besoin d'être aimé, vous êtes trop jeune et trop sensible pour
vivre dans notre monde. Prenez une femme mariée. Vous voyez
que je suis une bonne fille et que je vous parle franchement.

--Ah çà! que diable faites-vous là? cria Prudence que nous
n'avions pas entendue venir, et qui apparaissait sur le seuil
de la chambre avec ses cheveux à moitié défaits et sa robe
ouverte. Je reconnaissais dans ce désordre la main de Gaston.

--Nous parlons raison, dit Marguerite, laissez-nous un peu, nous
vous rejoindrons tout à l'heure.

--Bien, bien, causez, mes enfants, dit Prudence en s'en allant et
en fermant la porte comme pour ajouter encore au ton dont elle
avait prononcé ces dernières paroles.

--Ainsi, c'est convenu, reprit Marguerite, quand nous fûmes seuls,
vous ne m'aimerez plus.

--Je partirai.

--C'est à ce point-là?

J'étais trop avancé pour reculer, et d'ailleurs cette fille me
bouleversait. Ce mélange de gaieté, de tristesse, de candeur,
de prostitution, cette maladie même qui devait développer chez
elle la sensibilité des impressions comme l'irritabilité des
nerfs, tout me faisait comprendre que si, dès la première fois,
je ne prenais pas d'empire sur cette nature oublieuse et légère,
elle était perdue pour moi.

--Voyons, c'est donc sérieux ce que vous dites! fit-elle.

--Très sérieux.

--Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit cela plus tôt?

--Quand vous l'aurais-je dit?

--Le lendemain du jour où vous m'avez été présenté à
l'Opéra-Comique.

--Je crois que vous m'auriez fort mal reçu, si j'étais venu
vous voir.

--Pourquoi?

--Parce que j'avais été stupide la veille.

--Cela c'est vrai. Mais cependant vous m'aimiez déjà à cette
époque.

--Oui.

--Ce qui ne vous a pas empêché d'aller vous coucher et de dormir
bien tranquillement après le spectacle. Nous savons ce que sont
ces grands amours-là.

--Eh bien, c'est ce que vous trompe. Savez-vous ce que j'ai fait
le soir de l'Opéra-Comique?

--Non.

--Je vous ai attendue à la porte du café Anglais. J'ai suivi la
voiture qui vous a emmenés, vous et vos trois amis, et quand je
vous ai vue descendre seule et rentrer chez vous, j'ai été bien
heureux.

Marguerite se mit à rire.

--De quoi riez-vous?

--De rien.

--Dites-le-moi, je vous en supplie, ou je vais croire que vous
vous moquez de moi.

--Vous ne vous fâcherez pas?

--De quel droit me fâcherais-je?

--Eh bien, il y avait une bonne raison pour que je rentrasse seule.

--Laquelle?

--On m'attendait ici.

Elle m'eût donné un coup de couteau qu'elle ne m'eût pas fait
plus de mal. Je me levai, et lui tendant la main:

--Adieu, lui dis-je.

--Je savais bien que vous vous fâcheriez, dit-elle. Les hommes
ont la rage de vouloir apprendre ce qui doit leur faire de la
peine.

--Mais je vous assure, ajoutai-je d'un ton froid, comme si j'avais
voulu prouver que j'étais à jamais guéri de ma passion, je vous
assure que je ne suis pas fâché. Il était tout naturel que
quelqu'un vous attendit, comme il est tout naturel que je m'en
aille à trois heures du matin.

--Est-ce que vous avez aussi quelqu'un qui vous attend chez vous?

--Non, mais il faut que je parte.

--Adieu, alors.

--Vous me renvoyez.

--Pourquoi me faites-vous de la peine?

--Quelle peine vous ai-je faite?

--Vous me dites que quelqu'un vous attendait.

--Je n'ai pas pu m'empêcher de rire à l'idée que vous aviez été
si heureux de me voir rentrer seule, quand il y avait une si
bonne raison pour cela.

--On se fait souvent une joie d'un enfantillage, et il est méchant
de détruire cette joie, quand, en la laissant subsister, on peut
rendre plus heureux encore celui qui la trouve.

--Mais à qui croyez-vous donc avoir affaire? Je ne suis ni une
vierge ni une duchesse. Je ne vous connais que d'aujourd'hui et
ne vous dois pas compte de mes actions. En admettant que je
devienne un jour votre maîtresse, il faut que vous sachiez bien
que j'ai eu d'autres amants que vous. Si vous me faites déjà
des scènes de jalousie avant, qu'est-ce que ce sera donc après,
si jamais l'après existe! Je n'ai jamais vu un homme comme vous.

--C'est que personne ne vous a jamais aimée comme je vous aime.

--Voyons, franchement, vous m'aimez donc bien?

--Autant qu'il est possible d'aimer, je crois.

--Et cela dure depuis...?

--Depuis un jour que je vous ai vue descendre de calèche et entrer
chez Susse, il y a trois ans.

--Savez-vous que c'est très beau? Eh bien, que faut-il que je
fasse pour reconnaître ce grand amour?

--Il faut m'aimer un peu, dis-je avec un battement de cœur qui
m'empêchait presque de parler; car, malgré les sourires
demi-moqueurs dont elle avait accompagné toute cette conversation,
il me semblait que Marguerite commençait à partager mon trouble,
et que j'approchais de l'heure attendue depuis si longtemps.

--Eh bien, et le duc?

--Quel duc?

--Mon vieux jaloux.

--Il n'en saura rien.

--Et s'il le sait?

--Il vous pardonnera.

--Hé non! il m'abandonnera, et qu'est-ce que je deviendrai?

--Vous risquez bien cet abandon pour un autre.

--Comment le savez-vous?

--Par la recommendation que vous avez faite de ne laisser entrer
personne cette nuit.

--C'est vrai; mais celui-là est un ami sérieux.

--Auquel vous ne tenez guère, puisque vous lui faites défendre
votre porte à pareille heure.

--Ce n'est pas à vous de me le reprocher, puisque c'était pour
vous recevoir, vous et votre ami.

Peu à peu je m'étais rapproché de Marguerite, j'avais passé mes
mains autour de sa taille et je sentais son corps souple peser
légèrement sur mes mains jointes.

--Si vous saviez comme je vous aime! lui disais-je tout bas.

--Bien vrai?

--Je vous jure.

--Eh bien, si vous me promettez de faire toutes mes volontés sans
dire un mot, sans me faire une observation, sans me questionner,
je vous aimerai peut-être.

--Tout ce que vous voudrez!

--Mais je vous en préviens, je veux être libre de faire ce que
bon me semblera, sans vous donner le moindre détail sur ma vie.
Il y a longtemps que je cherche un amant jeune, sans volonté,
amoureux sans défiance, aimé sans droits. Je n'ai jamais pu en
trouver un. Les hommes, au lieu d'être satisfaits qu'on leur
accorde longtemps ce qu'il eussent à peine espéré obtenir une
fois, demandent à leur maîtresse compte du présent, du passé
et de l'avenir même. A mesure qu'ils s'habituent à elle, ils
veulent la dominer, et ils deviennent d'autant plus exigeants
qu'on leur donne tout ce qu'ils veulent. Si je me décide à
prendre un nouvel amant maintenant, je veux qu'il ait trois
qualités bien rares, qu'il soit confiant, soumis et discret.

--Eh bien, je serai tout ce que vous voudrez.

--Nous verrons.

--Et quand verrons-nous?

--Plus tard.

--Pourquoi?

--Parce que, dit Marguerite en se dégageant de mes bras et en
prenant dans un gros bouquet de camélias rouges apporté le matin
un camélia qu'elle passa à ma boutonnière, parce qu'on ne peut
pas toujours exécuter les traités le jour où on les signe.

C'est facile à comprendre.

--Et quand vous reverrai-je? dis-je en la pressant dans mes bras.

--Quand ce camélia changera de couleur.

--Et quand changera-t-il de couleur?

--Demain, de onze heures à minuit. Êtes-vous content?

--Vous me le demandez?

--Pas un mot de tout cela ni à votre ami, ni à Prudence, ni à
qui que ce soit.

--Je vous le promets.

--Maintenant, embrassez-moi et rentrons dans la salle à manger.

Elle me tendit ses lèvres, lissa de nouveau ses cheveux, et nous
sortîmes de cette chambre, elle en chantant, moi à moitié fou.

Dans le salon elle me dit tout bas, en s'arrêtant:

--Cela doit vous paraître étrange que j'aie l'air d'être prête
à vous accepter ainsi tout de suite; savez-vous d'où cela vient?

Cela vient, continua-t-elle en prenant ma main et en la posant
contre son cœur dont je sentis les palpitations violentes et
répétées, cela vient de ce que, devant vivre moins longtemps que
les autres, je me suis promis de vivre plus vite.

--Ne me parlez plus de la sorte, je vous en supplie.

--Oh! consolez-vous, continua-t-elle en riant. Si peu de temps
que j'aie à vivre, je vivrai plus longtemps que vous ne m'aimerez.

Et elle entra en chantant dans la salle à manger.

--Où est Nanine? dit-elle en voyant Gaston et Prudence seuls.

--Elle dort dans votre chambre, en attendant que vous vous
couchiez, répondit Prudence.

--La malheureuse! Je la tue! Allons, messieurs, retirez-vous,
il est temps.

Dix minutes après, Gaston et moi nous sortions. Marguerite me
serrait la main en me disant adieu et restait avec Prudence.

--Eh bien, me demanda Gaston, quand nous fûmes dehors, que
dites-vous de Marguerite?

--C'est un ange, et j'en suis fou.

--Je m'en doutais; le lui avez-vous dit?

--Oui.

--Et vous a-t-elle promis de vous croire.

--Non.

--Ce n'est pas comme Prudence.

--Elle vous a promis?

--Elle a fait mieux, mon cher! On ne le croirait pas, elle est
encore très bien, cette grosse Duvernoy!



11


En cet endroit de son récit, Armand s'arrêta.

--Voulez-vous fermer la fenêtre? me dit-il, je commence à avoir
froid. Pendant ce temps, je vais me coucher.

Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôta
sa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelques
instants reposer sa tête sur l'oreiller comme un homme fatigué
d'une longue course ou agité de pénibles souvenirs.

--Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je, voulez-vous que je
m'en aille et que je vous laisse dormir? vous me raconterez un
autre jour la fin de cette histoire.

--Est-ce qu'elle vous ennuie?

--Au contraire.

--Je vais continuer alors; si vous me laissez seul, je ne
dormais pas.

--Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans avoir besoin de se
recueillir, tant tous ces détails étaient encore présents à sa
pensée, je ne me couchai pas, je me mis à réfléchir sur l'aventure
de la journée. La rencontre, la présentation, l'engagement de
Marguerite vis-à-vis de moi, tout avait été si rapide, si inespéré,
qu'il y avait des moments où je croyais avoir rêvé. Cependant
ce n'était pas la première fois qu'une fille comme Marguerite
se promettait à un homme pour le lendemain du jour où il le lui
demandait.

J'avais beau me faire cette réflexion, la première impression
produite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte
qu'elle subsistait toujours. Je m'entêtais encore à ne pas voir
en elle une fille semblable aux autres, et avec la vanité si
commune à tous les hommes, j'étais prêt à croire qu'elle
partageait invinciblement pour moi l'attraction que j'avais pour
elle.

Cependant j'avais sous les yeux des exemples bien contradictoires,
et j'avais entendu dire souvent que l'amour de Marguerite était
passé à l'état de denrée plus ou moins chère, selon la saison.

Mais comment aussi, d'un autre côté, concilier cette réputation
avec les refus continuels faits au jeune comte que nous avions
trouvé chez elle? Vous me direz qu'il lui déplaisait et que,
comme elle était splendidement entretenue par le duc, pour faire
tant que de prendre un autre amant, elle aimait mieux un homme
qui lui plût. Alors, pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston,
charmant, spirituel, riche, et paraissait-elle vouloir de moi
qu'elle m'avait vu?

Il est vrai qu'il y a des incidents d'une minute qui font plus
qu'une cœur d'une année.

De ceux qui se trouvaient au souper, j'étais le seul qui se fût
inquiété en la voyant quitter la table. Je l'avais suivie,
j'avais été ému à ne pouvoir le cacher, j'avais pleuré en lui
baisant la main. Cette circonstance, réunie à mes visites
quotidiennes pendant les deux mois de sa maladie, avait pu lui
faire voir en moi un autre homme que ceux connus jusqu'alors,
et peut-être s'était-elle dit qu'elle pouvait bien faire pour
un amour exprimé de cette façon ce qu'elle avait fait tant de
fois, que cela n'avait déjà plus de conséquence pour elle.

Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assez
vraisemblables; mais quelle que fût la raison à son consentement,
il y avait une chose certaine, c'est qu'elle avait consenti.

Or, j'étais amoureux de Marguerite, j'allais l'avoir, je ne
pouvais rien lui demander de plus. Cependant, je vous le
répète, quoique ce fût une fille entretenue, je m'étais tellement,
peut-être pour la poétiser, fait de cet amour sans espoir, que
plus le moment approchait où je n'aurais même plus besoin
d'espérer, plus je doutais.

Je ne fermai pas les yeux de la nuit.

Je ne me reconnaissais pas. J'étais à moitié fou. Tantôt je
ne me trouvais ni assez beau, ni assez riche, ni assez élégant
pour posséder une pareille femme, tantôt je me sentais plein de
vanité à l'idée de cette possession: puis je me mettais à craindre
que Marguerite n'eût pour moi qu'un caprice de quelques jours,
et, pressentant un malheur dans une rupture prompte, je ferais
peut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le soir chez elle,
et de partir en lui écrivant mes craintes. De là, je passais à
des espérences sans limites, à une confiance sans bornes. Je
faisais des rêves d'avenir incroyables; je me disais que cette
fille me devrait sa guérison physique et morale, que je passerais
toute ma vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureux
que les plus virginales amours.

Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille pensées qui montaient
de mon cœur à ma tête et qui s'éteignirent peu à peu dans le
sommeil qui me gagna au jour.

Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps était
magnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m'ait jamais paru
aussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille se
représentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles et
gaiment escortés des espérences du soir. Je m'habillai à la
hâte. J'étais content et capable des meilleures actions. De
temps en temps mon cœur bondissait de joie et d'amour dans ma
poitrine. Une douce fièvre m'agitait. Je ne m'inquiétais plus
des raisons qui m'avaient préoccupé avant que je m'endormisse.
Je ne voyais que le résultat, je ne songeais qu'à l'heure où
je devais revoir Marguerite.

Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblait
trop petite pour contenir mon bonheur; j'avais besoin de la nature
entière pour m'épancher.

Je sortis.

Je passais par la rue d'Antin. Le coupé de Marguerite l'attendait
à sa porte; je me dirigeai du côté des Champs-Élysées. J'aimais,
sans même les connaître, tous les gens que je rencontrais.

Comme l'amour rend bon!

Au bout d'une heure que je me promenais des chevaux de Marly au
rond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loin
la voiture de Marguerite; je ne la reconnus pas, je la devinai.

Au moment de tourner l'angle des Champs-Élysées, elle se fit
arrêter, et un grand jeune homme se détacha d'un groupe où il
causait pour venir causer avec elle.

Il causèrent quelques instants; le jeune homme rejoignit ses
amis, les chevaux repartirent, et moi, qui m'étais approché
du groupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à Marguerite
ce comte de G... dont j'avais vu le portrait et que Prudence
m'avait signalé comme celui à qui Marguerite devait sa position.

C'était à lui qu'elle avait fait défendre sa porte, la veille;
je supposai qu'elle avait fait arrêter sa voiture pour lui donner
la raison de cette défense, et j'esperai qu'en même temps elle
avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas le recevoir la
nuit suivante.

Comment le reste de la journée se passa, je l'ignore; je marchai,
je fumai, je causai, mais de ce que je dis, de ceux que je
rencontrai, à dix heures du soir, je n'avais aucun souvenir.

Tout ce que je me rappelle, c'est que je rentrai chez moi, que
je passai trois heures à ma toilette, et que je regardai cent
fois ma pendule et ma montre, qui malheuresement allaient l'une
comme l'autre.

Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu'il était temps
de partir.

Je demeurais à cette époque rue de Provence: je suivis la rue du
Mont-Blanc, je traversai le boulevard, pris la rue Louis-le-Grand,
la rue de Port-Mahon, et la rue d'Antin. Je regardai aux fenêtres
de Marguerite.

Il y avait de la lumière.

Je sonnai.

Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chez elle.

Il me répondit qu'elle ne rentrait jamais avant onze heures ou
onze heures un quart.

Je regardai ma montre.

J'avais cru venir tout doucement, je n'avais mis que cinq minutes
pour venir de la rue de Provence chez Marguerite.

Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserte
à cette heure.

Au bout d'une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit de
son coupé en regardant autour d'elle comme si elle eût cherché
quelqu'un.

La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n'étant pas
dans la maison. Au moment où Marguerite allait sonner, je
m'approchai et lui dis:

--Bonsoir.

--Ah! c'est vous? me dit-elle d'un ton peu rassurant sur le plaisir
qu'elle avait à me trouver là.

--Ne m'avez-vous pas permis de venir vous faire visite aujourd'hui?

--C'est juste; je l'avais oublié.

Ce mot renversait toutes mes réflexions du matin, toutes mes
espérances de la journée. Cependant, je commençais à m'habituer
à ces façons et je ne m'en allai pas, ce que j'eusse évidemment
fait autrefois.

Nous entrâmes.

Nanine avait ouvert la porte d'avance.

--Prudence est-elle rentrée? demanda Marguerite.

--Non, madame.

--Va dire que dès qu'elle rentrera elle vienne. Auparavant,
éteins la lampe du salon, et, s'il vient quelqu'un, réponds
que je ne suis pas rentrée et que je ne rentrerai pas.

C'était bien là une femme préoccupée de quelque chose et
peut-être ennuyée d'un importun. Je ne savais quelle figure
faire ni que dire. Marguerite se dirigea du côt"e de sa chambre
à coucher; je restai où j'étais.

--Venez, me dit-elle.

Elle ôta son chapeau, son manteau de velours et les jeta sur son
lit, puis se laissa tomber dans un grand fauteuil, auprès du feu
qu'elle faisait faire jusqu'au commencement de l'été, et me dit
en jouant avec la chaîne de sa montre:

--Eh bien, que me conterez-vous de neuf?

--Rien, sinon que j'ai eu tort de venir ce soir.

--Pourquoi?

--Parce que vous paraissez contrariée et que sans doute je
vous ennuie.

--Vous ne m'ennuyez pas; seulement je suis malade, j'ai souffert
toute la journée, je n'ai pas dormi et j'ai une migraine affreuse.

--Voulez-vous que je me retire pour vous laisser mettre au lit?

--Oh! vous pouvez rester, si je veux me coucher je me coucherai
bien devant vous.

En ce moment on sonna.

--Qui vient encore? dit-elle avec un mouvement d'impatience.

Quelques instants après on sonna de nouveau.

--Il n'y a personne pour ouvrir; il va falloir que j'ouvre
moi-même.

En effet, elle se leva en me disant:

--Attendez ici.

Elle traversa l'appartement, et j'entendis ouvrir la porte
d'entrée. -J'écoutai.

Celui à qui elle avait ouvert s'arrêta dans la salle à manger.
Aux premiers mots, je reconnus la voix du jeune comte de N...

--Comment vous portez-vous ce soir? disait-il.

--Mal, répondit sèchement Marguerite.

--Est-ce que je vous dérange?

--Peut-être.

--Comme vous me recevez! Que vous ai-je fait, ma chère Marguerite?

--Mon cher ami, vous ne m'avez rien fait. Je suis malade, il faut
que je me couche, ainsi vous allez me faire le plaisir de vous en
aller. Cela m'assomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans vous
voir apparaître cinq minutes après. Qu'est-ce que vous voulez?
Que je sois votre maîtresse? Eh bien, je vous ai déjà dit cent
fois que non, que vous m'agacez horriblement, et que vous pouvez
vous adresser autre part. Je vous le répète aujourd'hui pour la
dernière fois: Je ne veux pas de vous, c'est bien convenu; adieu.
Tenez, voici Nanine qui rentre; elle va vous éclairer. Bonsoir.

Et sans ajouter un mot, sans écouter ce que balbutait le jeune
homme, Marguerite revint dans sa chambre et referma violemment
la porte, par laquelle Nanine, à son tour, rentra presque
immédiatement.

--Tu m'entends, lui dit Marguerite, tu diras toujours à cet
imbécile que je n'y suis pas ou que je ne veux pas le recevoir.
Je suis lasse, à la fin, de voir sans cesse des gens qui viennent
me demander la même chose, qui me payent et qui se croient
quittes avec moi. Si celles qui commencent notre honteux métier
savaient ce que c'est, elles se feraient plutôt femmes de chambre.
Mais non; la vanité d'avoir des robes, des voitures, des diamants
nous entraîne; on croit à ce que l'on entend, car la prostitution
a sa foi, et l'on use peu à peu son cœur, son corps, sa beauté;
on est redoutée comme une bête fauve, méprisée comme un paria,
on n'est entourée que de gens qui vous prennent toujours plus
qu'ils ne vous donnent, et on s'en va un beau jour crever comme
un chien, après avoir perdu les autres et s'être perdue soi-même.

--Voyons, madame, calmez-vous, dit Nanine, vous avez mal aux nerfs
ce soir.

--Cette robe me gêne, reprit Marguerite en faisant sauter les
agrafes de son corsage, donne-moi un peignoir. Eh bien, et
Prudence?

--Elle n'était pas rentrée, mais on l'enverra à madame dès qu'elle
rentrera.

--En voilà encore une, continua Marguerite en étant sa robe et
en passant un peignoir blanc, en voilà encore une qui sait bien
me trouver quand elle a besoin de moi, et qui ne peut pas me
rendre un service de bonne grâce. Elle sait que j'attends cette
réponse ce soir, qu'il me la faut, que je suis inquiéte, et je
suis sûre qu'elle est allée courir sans s'occuper de moi.

--Peut-être a-t-elle été retenue.

--Fais-nous donner le punch.

--Vous allez encore vous faire du mal, dit Nanine.

--Tant mieux. Apporte-moi aussi des fruits, du pâté ou une aile
de poulet, quelque chose tout de suite, j'ai faim.

Vous dire l'impression que cette scène me causait, c'est inutile;
vous le devinez, n'est-ce pas?

--Vous allez souper avec moi, me dit-elle; en attendant, prenez
un livre, je vais passer un instant dans mon cabinet de toilette.

Elle alluma les bougies d'un candélabre, ouvrit une porte au pied
de son lit et disparut.

Pour moi, je me mis à réfléchir sur la vie de cette fille, et mon
amour s'augmenta de pitié.

Je me promenais à grands pas dans cette chambre, tout en songeant,
quand Prudence entra.

--Tiens, vous voilà? me dit-elle: où est Marguerite?

--Dans son cabinet de toilette.

--Je vais l'attendre. Dites donc, elle vous trouve charmant;
saviez-vous cela?


 


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