Le Jardin d'Épicure
by
Anatole France

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tirons sans peine: «_Celui dont le souffle est un signe de vie,
l'homme, prendra place_ (sans doute après que le souffle sera
exhalé) _dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette
place lui sera mesurée sur la vertu qui lui a été donnée_ (par
les démons, j'imagine) _d'étendre ce souffle chaud, cette petite
âme invisible, à travers l'espace libre_ (le bleu du ciel,
probablement).

Et remarquez que cela vous a l'air d'un fragment d'hymne védique,
que cela sent la vieille mythologie orientale. Je ne réponds pas
d'avoir rétabli ce mythe primitif dans toute la rigueur des lois
qui régissent le langage. Peu importe. Il suffit qu'on voie que
nous avons trouvé des symboles et un mythe dans une phrase qui
était essentiellement symbolique et mythique, puisqu'elle était
métaphysique. Je crois vous l'avoir assez fait sentir, Ariste:
toute expression d'une idée abstraite ne saurait être qu'une
allégorie. Par un sort bizarre, ces métaphysiciens, qui croient
échapper au monde des apparences, sont contraints de vivre
perpétuellement dans l'allégorie. Poètes tristes, ils décolorent
les fables antiques, et ils ne sont que des assembleurs de
fables. Ils font de la mythologie blanche.


ARISTE.

Adieu, cher Polyphile. Je sors non persuadé. Si vous aviez
raisonné dans les règles, il m'aurait été facile de réfuter vos
arguments.



*
* *

_A Teodor de Wyzewa._

LE PRIEUR


Je trouvai mon ami Jean dans le vieux prieuré dont il habite les
ruines depuis dix ans. Il me reçut avec la joie tranquille d'un
ermite délivré de nos craintes et de nos espérances et me fit
descendre au verger inculte où, chaque matin, il fume sa pipe de
terre entre ses pruniers couverts de mousse. Là, nous nous
assîmes, en attendant le déjeuner, sur un banc, devant une table
boiteuse, au pied d'un mur écroulé où la saponaire balance les
grappes rosées de ses fleurs en même temps flétries et fraîches.
La lumière humide du ciel tremblait aux feuilles des peupliers
qui murmuraient sur le bord du chemin. Une tristesse infinie et
douce passait sur nos têtes avec des nuages d'un g*** pâle.

Après m'avoir demandé, par un reste de politesse, des nouvelles
de ma santé et de mes affaires, Jean me dit d'une voix lente, le
front sourcilleux:

--Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n'est pas si bien
gardée qu'il ne me soit parvenu dans mon ermitage, que vous avez
naguère contredit, à la deuxième page d'un journal, un prophète
assez ami des hommes pour enseigner que la science et
l'intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la
citerne de tous les maux dont souffrent les hommes. Ce prophète,
si j'ai de bons avis, soutenait que, pour rendre la vie innocente
et même aimable, il suffit de renoncer à la pensée et à la
connaissance et qu'il n'est de bonheur au monde que dans une
aveugle et douce charité. Sages préceptes, maximes salutaires,
qu'il eut seulement le tort d'exprimer et la faiblesse de mettre
en beau langage, sans s'apercevoir que combattre l'art avec art
et l'esprit avec esprit, c'est se condamner à ne vaincre que pour
l'esprit et pour l'art. Vous me rendrez cette justice, mon ami,
que je ne suis pas tombé dans cette pitoyable contradiction et
que j'ai renoncé à penser et à écrire dès que j'ai reconnu que la
pensée est mauvaise et l'écriture funeste. Cette sagesse m'est
venue, vous le savez, en 1882, après la publication d'un petit
livre de philosophie qui m'avait coûté mille peines et que les
philosophes méprisèrent parce qu'il était écrit avec élégance.
J'y démontrais que le monde est inintelligible, et je me fâchai
quand on me répondit qu'en effet je ne l'avais pas compris. Je
voulus alors défendre mon livre; mais, l'ayant relu, je ne
parvins pas à en retrouver le sens exact. Je m'aperçus que
j'étais aussi obscur que les plus grands métaphysiciens et qu'on
me faisait tort en ne m'accordant pas une part de l'admiration
qu'ils inspirent. C'est ce qui me détacha tout à fait des
spéculations transcendantes. Je me tournai vers les sciences
d'observation et j'étudiai la physiologie. Les principes en sont
assez stables depuis une trentaine d'années. Ils consistent
fixer proprement une grenouille avec des épingles sur une planche
de liège et à l'ouvrir pour observer les nerfs et le coeur, qui
est double. Mais je reconnus tout de suite que, par cette
méthode, il faudrait beaucoup plus de temps que n'en assure la
vie pour découvrir le secret profond des êtres. Je sentis la
vanité de la science pure, qui, n'embrassant qu'une parcelle
infiniment petite des phénomènes, surprend des rapports trop peu
nombreux pour former un système soutenable. Je pensai un moment
me jeter dans l'industrie. Ma douceur naturelle m'arrêta. Il
n'y a pas d'entreprise dont on puisse dire d'avance si elle fera
plus de bien que de mal. Christophe Colomb, qui vécut et mourut
comme un saint et porta l'habit du bon saint François, n'aurait
pas cherché, sans doute, le chemin des Indes s'il avait prévu que
sa découverte causerait le massacre de tant de peuples rouges, a
la vérité vicieux et cruels, mais sensibles à la souffrance, et
qu'il apporterait dans la vieille Europe, avec l'or du
Nouveau-Monde, des maladies et des crimes inconnus. Je
frissonnai quand de fort honnêtes gens parlèrent de m'intéresser
dans des affaires de canons, de fusils et d'explosifs où ils
avaient gagné de l'argent et des honneurs. Je ne doutai plus que
la civilisation, comme on la nomme, ne fût une barbarie savante
et je résolus de devenir un sauvage. Il ne me fut pas difficile
d'exécuter ce dessein à trente lieues de Paris, dans ce petit
pays qui se dépeuple tous les jours. Vous avez vu sur la rue du
village des maisons en ruine. Tous les fils des paysans quittent
pour la ville une terre trop morcelée, qui ne peut plus les
nourrir.

On prévoit le jour où un habile homme, achetant tous ces champs,
reconstituera la grande propriété, et nous verrons peut-être le
petit cultivateur disparaître de la campagne, comme déjà le petit
commerçant tend à disparaître des grandes villes. Il en sera ce
qu'il pourra. Je n'en prends nul souci. J'ai acheté pour six
mille francs les restes d'un ancien prieuré, avec un bel escalier
de pierre dans une tour et ce verger que je ne cultive pas. J'y
passe le temps à regarder les nuages dans le ciel ou, sur
l'herbe, les fusées blanches de la carotte sauvage. Cela vaut
mieux, sans doute, que d'ouvrir des grenouilles ou que de créer
un nouveau type de torpilleur.

» Quand la nuit est belle, si je ne dors
pas, je regarde les étoiles, qui me font
plaisir à voir depuis que j'ai oublié leurs
noms. Je ne reçois personne, je ne pense
à rien. Je n'ai pris soin ni de vous attirer
dans ma retraite ni de vous en écarter.

» Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du
tabac. Mais je ne vous cache pas qu'il m'est encore plus
agréable de donner à mon chien, à mes lapins et à mes pigeons le
pain quotidien, qui répare leurs forces, dont ils ne se serviront
pas mal à propos pour écrire des romans qui troublent les coeurs
ou des traités de physiologie qui empoisonnent l'existence.

A ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux
d'un bleu pâle, apporta des oeufs et une bouteille de vin gris.
Je demandai à mon ami Jeun s'il haïssait les arts et les lettres
à l'égal des sciences.

--Non pas, me dit-il: il y a dans les arts une puérilité qui
désarme la haine. Ce sont des jeux d'enfants. Les peintres, les
sculpteurs barbouillent des images et font des poupées. Voil
tout! Il n'y aurait pas grand mal à cela. Il faudrait même
savoir gré aux poètes de n'employer les mots qu'après les avoir
dépouillés de toute signification si les malheureux qui se
livrent à cet amusement ne le prenaient point au sérieux et s'ils
n'y dévouaient point odieusement égoïstes, irritables, jaloux,
envieux, maniaques et déments. Ils attachent à ces niaiseries
des idées de gloire. Ce qui prouve leur délire. Car de toutes
les illusions qui peuvent naître dans un cerveau malade, la
gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C'est ce
qui me fait pitié. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon
les chansons des aïeux; les bergers, assis au penchant des
collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines
de buis, et les ménagères pétrissent, pour les fêtes religieuses,
des pains en forme de colombes. Ce sont là des arts innocents,
que l'orgueil n'empoisonna pas. Ils sont faciles et
proportionnés à la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des
villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance.

» Mais ce qui afflige, enlaidit et déforme excessivement les
hommes, c'est la science, qui les met en rapport avec des objets
auxquels ils sont disproportionnés et altère les conditions
véritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite
comprendre, quand il est évident qu'un animal est fait pour
sentir et ne pas comprendre; elle développe le cerveau, qui est
un organe inutile aux dépens des organes utiles, que nous avons
en commun avec les bêtes; elle nous détourne de la jouissance,
dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par
d'affreuses illusions, en nous représentant des monstres qui
n'existent que par elle; elle crée notre petitesse en mesurant
les astres, la brièveté de la vie en évaluant l'âge de la terre,
notre infirmité en nous faisant soupçonner ce que nous ne pouvons
ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse
à l'inconnaissable et notre misère en multipliant nos curiosités
sans les satisfaire.

» Je ne parle que de ses spéculations pures. Quand elle passe
l'application, elle n'invente que des appareils de torture et des
machines dans lesquelles les malheureux humains sont suppliciés.
Visitez quelque cité industrielle ou descendez dans une mine, et
dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les
théologiens les plus féroces ont imaginé de l'enfer. Pourtant,
on doute, a la réflexion, si les produits de l'industrie ne sont
pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu'aux riches
qui s'en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n'est
point le pire. J'ai connu des êtres de toutes les conditions: je
n'en ai point rencontré de si misérables qu'une femme du monde,
jeune et jolie, qui dépense, à Paris, chaque année, cinquante
mille francs pour ses robes. C'est un état qui conduit à la
névrose incurable.

La belle fille aux yeux clairs nous versa le café avec un air de
stupidité heureuse.

Mon ami Jean me la désigna du bout de sa pipe qu'il venait de
bourrer:

--Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du
pain et qui portait, hier, au bout d'une fourche les bottes de
paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est
heureuse et, quoi qu'elle fasse, innocente. Car c'est la science
et la civilisation qui ont créé le mal moral avec le mal
physique. Je suis presque aussi heureux qu'elle, étant presque
aussi stupide. Ne pensant à rien, je ne me tourmente plus.
N'agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas
même mon jardin, de peur d'accomplir un acte dont je ne pourrais
pas calculer les conséquences. De la sorte, je suis parfaitement
tranquille.

--A votre place, lui dis-je, je n'aurai pas cette quiétude. Vous
n'avez pas supprimé assez complètement en vous la connaissance,
la pensée et l'action pour goûter une paix légitime. Prenez-y
garde: Quoi qu'on fasse, vivre, c'est agir. Les suites d'une
découverte scientifique ou d'une invention vous effraient parce
qu'elles sont incalculables. Mais la pensée la plus simple,
l'acte le plus instinctif a aussi des conséquences incalculables.
Vous faites bien de l'honneur à l'intelligence, à la science et
l'industrie en croyant qu'elles tissent seules de leurs mains le
filet des destinées. Les forces inconscientes en ferment aussi
plus d'une maille. Peut-on prévoir l'effet d'un petit caillou
qui tombe d'une montagne? Cet effet peut être plus considérable
pour le sort de l'humanité que la publication du _Novum Organum_
ou que la découverte de l'électricité.

--Ce n'était un acte ni bien original, ni bien réfléchi, ni,
coup sûr, d'ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou
Napoléon dut de naître. Toutefois des millions de destinées en
furent traversées. Sait-on jamais la valeur et le véritable sens
de ce que l'on fait? Il y a dans _les Mille et une Nuits_ un
conte auquel je ne puis me défendre d'attacher une signification
philosophique. C'est l'histoire de ce marchand arabe qui, au
retour d'un pèlerinage à la Mecque, s'assied au bord, d'une
fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en
l'air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d'un Génie. Le
pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand
on l'instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n'avait
pas assez médité sur les conséquences possibles de toute action.
Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne
frappons pas, comme fit ce marchand, un génie de l'air? À votre
place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que
votre repos dans ce prieuré couvert de lierre et de saxifrages
n'est pas un acte d'une importance plus grande pour l'humanit
que les découvertes de tous les savants, et d'un effet
véritablement désastreux dans l'avenir?

--Ce n'est pas probable.

--Ce n'est pas impossible. Vous menez une vie singulière. Vous
tenez des propos étranges qui peuvent être recueillis et publiés.
Il n'en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour
devenir, malgré vous, et même à votre insu, le fondateur d'une
religion qui serait embrassée par des millions d'hommes, qu'elle
rendrait malheureux et méchants et qui massacreraient en votre
nom des milliers d'autres hommes.

--Il faudrait donc mourir pour être innocent et tranquille?

--Prenez-y garde encore: mourir, c'est accomplir un acte d'une
portée incalculable.


FIN








 


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