Le Rouge et le Noir

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Le Rouge et le Noir

Chronique du XIXe siŠcle


by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle]





I



"La v‚rit‚, l'ƒpre v‚rit‚"
Danton





CHAPITRE PREMIER


UNE PETITE VILLE

Put thousands together
Less bad,
But the cage less gay.
HOBBES



LA petite ville de VerriŠres peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comt‚. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'‚tendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux chƒtaigniers marquent les moindres sinuosit‚s. Le Doubs coule … quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bƒties jadis par les Espagnols, et maintenant ruin‚es.

VerriŠres est abrit‚e du c“t‚ du nord par une haute montagne, c'est une des branches du Jura. Les cimes bris‚es du Verra se couvrent de neige dŠs les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se pr‚cipite de la montagne, traverse VerriŠres avant de se jeter dans le Doubs et donne le mouvement … un grand nombre de scies … bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-ˆtre … la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies … bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est … la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance g‚n‚rale qui, depuis la chute de Napol‚on a fait rebƒtir les fa‡ades de presque toutes les maisons d‚ VerriŠres.

A peine entre-t-on dans la ville que l'on est ‚tourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pav‚, sont ‚lev‚s par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraŒches et jolies qui pr‚sentent aux coups de ces marteaux ‚normes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transform‚s en clous'. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui ‚tonnent le plus le voyageur qui p‚nŠtre pour la premiŠre fois dans les montagnes qui s‚parent la France de l'Helv‚tie. Si, en entrant … VerriŠres, le voyageur demande … qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui r‚pond avec un accent traŒnard: Eh! elle est … M. le maire.

Pour peu que le voyageur s'arrˆte quelques instants dans cette grande rue de VerriŠres, qui va en montant depuis la re du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent … parier contre un qu'il verra paraŒtre un grand homme … l'air affair‚ et important.

A son aspect tous les drapeaux se lŠvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vˆtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d'une certaine r‚gularit‚: on trouve mˆme, au premier aspect qu'elle r‚unit … la dignit‚ du maire de village cette sorte d'agr‚ment qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bient“t le voyageur parisien est choqu‚ d'un certain air de contentement de soi et de suffisance mˆl‚ … je ne sais quoi de born‚ et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-l… se borne … se faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et … payer lui-mˆme le plus tard possible quand il doit.

Tel est le maire de VerriŠres, M. de Rˆnal. AprŠs avoir travers‚ la rue d'un pas grave, il entre … la mairie et disparaŒt aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aper‡oit une maison d'assez belle apparence, et … travers une grille de fer attenante … la maison, des jardins magnifiques. Au-del…, c'est une ligne d'horizon form‚e par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite … souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosphŠre empest‚e des petits int‚rˆts d'argent dont il commence … ˆtre asphyxi‚.

On lui apprend que cette maison appartient … M. de Rˆnal. C'est aux b‚n‚fices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de VerriŠres doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achŠve en ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, … ce qu'on pr‚tend, ‚tablie dans le pays bien avant la conquˆte de Louis X.

Depuis 1815 il rougit d'ˆtre industriel: 1815 l'a fait maire de VerriŠres. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d'‚tage en ‚tage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la r‚compense de la science de M. de Rˆnal dans le commerce du ter.

Ne vous attendez point … trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturiŠres de l'Allemagne, Leipzig, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comt‚. plus on bƒtit de murs, plus on h‚risse sa propri‚t‚ de pierres rang‚es les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rˆnal, remplis de murs, sont encore admir‚s parce qu'il a achet‚ au poids de l'or certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie … bois, dont la position singuliŠre sur la rive du Doubs vous a frapp‚ en entrant … VerriŠres, et o— vous avez remarqu‚ le nom de SOREL, ‚crit en caractŠres gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on ‚lŠve en ce moment le mur de la quatriŠme terrasse des jardins de M. de Rˆnal.

Malgr‚ sa fiert‚, M. le maire a d– faire bien des d‚marches auprŠs du vieux Sorel, paysan dur et entˆt‚; il a d– lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transportƒt son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rˆnal, au moyen du cr‚dit dont il jouit … Paris, a obtenu qu'il f–t d‚tourn‚. Cette grƒce lui vint aprŠs les ‚lections de 182...

Il a donn‚ … Sorel quatre arpents pour un, … cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position f–t beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le pŠre Sorel, comme on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de l'impatience et de la manie de propri‚taire, qui animait son voisin, une somme de 6000 F.

Il est vrai que cet arrangement a ‚t‚ critiqu‚ par les bonnes tˆtes de l'endroit. Une fois, c'‚tait un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rˆnal, revenant de l'‚glise en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entour‚ de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a port‚ un jour fatal dans l'ƒme de M. le maire, il pense depuis lors qu'il e–t pu obtenir l'‚change … meilleur march‚.

Pour arriver … la consid‚ration publique … VerriŠres, l'essentiel est de ne pas adopter, tout en bƒtissant beaucoup de murs, quelque plan apport‚ d'Italie par ces ma‡ons, qui, au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait … l'imprudent bƒtisseur une ‚ternelle r‚putation de mauvaise tˆte, et il serait … jamais perdu auprŠs des gens sages et mod‚r‚s qui distribuent la consid‚ration en Franche-Comt‚.

Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme; c'est … cause de ce vilain mot que le s‚jour des petites villes est insupportable, pour qui a v‚cu dans cette grande r‚publique qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi bˆte dans les petites villes de France, qu'aux tats-Unis d'Am‚rique.



CHAPITRE II


UN MAIRE

L'importance! Monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots, l'‚bahissement des enfants, l'envie des riches, le m‚pris du sage.
BARNAVE



Heureusement pour la r‚putation de M. de Rˆnal comme administrateur, un immense mur de soutŠnement ‚tait n‚cessaire … la promenade publique qui longe la colline … une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit … cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, … chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet inconv‚nient senti par tous, mit M. de Rˆnal dans l'heureuse n‚cessit‚ d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long.

Le parapet de ce mur, pour lequel M. de Rˆnal a d– faire trois voyages … Paris, car l'avant-dernier ministre de l'Int‚rieur s'‚tait d‚clar‚ l'ennemi mortel de la promenade de VerriŠres, le parapet de ce mur s'‚lŠve maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres pr‚sents et pass‚s, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille.

Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonn‚s la veille, et la poitrine appuy‚e contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plong‚ dans la vall‚e du Doubs! Au-del…, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vall‚es au fond desquelles l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. AprŠs avoir couru de cascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rˆverie du voyageur est abrit‚e sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent … la terre rapport‚e, que M. le maire a fait placer derriŠre son immense mur de soutŠnement, car, malgr‚ l'opposition du conseil municipal, il a ‚largi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il soit ultra et moi lib‚ral, je l'en loue); c'est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du d‚p“t de mendicit‚ de VerriŠres, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye.

Je ne trouve quant … moi qu'une chose … reprendre au COURS DE LA FIDELIT; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus … M. de Rˆnal, ce que je reprocherais au Cours de la Fid‚lit‚, c'est la maniŠre barbare dont l'autorit‚ fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs tˆtes basses rondes et aplaties, … la plus vulgaire des plantes potagŠres, ils ne demanderaient pas mieux que d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la volont‚ de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant … la commune sont impitoyablement amput‚s. Les lib‚raux de l'endroit pr‚tendent, mais ils exagŠrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus s‚vŠre depuis que M. le vicaire Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte.

Ce jeune eccl‚siastique fut envoy‚ de Besan‡on, il y a quelques ann‚es pour surveiller l'abb‚ Ch‚lan et quelques cur‚s des environs. Un vieux chirurgien-major de l'arm‚e d'Italie, retir‚ … VerriŠres, et qui de son vivant ‚tait … la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre … lui de la mutilation p‚riodique de ces beaux arbres.

- J'aime l'ombre, r‚pondit M. de Rˆnal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle … un chirurgien, membre de la L‚gion d'honneur, j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l'ombre, et je ne con‡ois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l'utile noyer, il ne rapporte pas de revenu.

Voil… le grand mot qui d‚cide de tout … VerriŠres: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il repr‚sente la pens‚e habituelle de plus des trois quarts des habitants.

Rapporter du revenu est la raison qui d‚cide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'‚tranger qui arrive, s‚duit par la beaut‚ des fraŒches et profondes vall‚es qui l'entourent s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que trop souvent de la beaut‚ de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques ‚trangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le m‚canisme de l'octroi, rapporte du revenu … la ville.

C'‚tait par un beau jour d'automne que M. de Rˆnal se promenait sur le Cours de la Fid‚lit‚, donnant le bras … sa femme. Tout en ‚coutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rˆnal suivait avec inqui‚tude les mouvements de trois petits gar‡ons. L'aŒn‚, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce pronon‡ait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant renon‡ait … son projet ambitieux. Mme de Rˆnal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie.

- Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rˆnal d'un air offens‚, et la joue plus pƒle encore qu'a l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Chƒteau...

Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les m‚nagements savants d'un dialogue de province.

Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de VerriŠres, n'‚tait autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouv‚ le moyen de s'introduire, non seulement dans la prison et le d‚p“t de mendicit‚ de VerriŠres, mais aussi dans l'h“pital administr‚ gratuitement par le maire et les principaux propri‚taires de l'endroit.

- Mais, disait timidement Mme de Rˆnal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probit‚?

- Il ne vient que pour d‚verser le blƒme, et ensuite il fera ins‚rer des articles dans les journaux du lib‚ralisme.

- Vous ne les lisez jamais, mon ami.

- Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empˆche de faire le bien*. Quant … moi, je ne pardonnerai jamais au cur‚.
* Historique.



CHAPITRE III


LE BIEN DES PAUVRES


Un cur‚ vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.
FLEURY


Il faut savoir que le cur‚ de VerriŠres vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait … l'air vif de ces montagnes une sant‚ et un caractŠre de fer, avait le droit de visiter … toute heure la prison, l'h“pital et mˆme le d‚p“t de mendicit‚. C'‚tait pr‚cis‚ment … six heures du matin que M. Appert qui de Paris ‚tait recommand‚ au cur‚, avait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussit“t il ‚tait all‚ au presbytŠre.

En lisant la lettre que lui ‚crivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propri‚taire de la province, le cur‚ Ch‚lan resta pensif.

"Je suis vieux et aim‚ ici, se dit-il enfin … mi-voix ils n'oseraient!"Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux o—, malgr‚ le grand ƒge, brillait ce feu sacr‚ qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse:

- Venez avec moi, monsieur, et en pr‚sence du ge“lier et surtout des surveillants du d‚p“t de mendicit‚, veuillez n'‚mettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire … un homme de coeur: il suivit le v‚n‚rable cur‚ visita la prison, l'hospice, le d‚p“t, fit beaucoup de questions, et, malgr‚ d'‚tranges r‚ponses, ne se permit pas la moindre marque de blƒme.

Cette visite dura plusieurs heures. Le cur‚ invita … dŒner M. Appert, qui pr‚tendit avoir des lettres … ‚crire : il ne voulait pas compromettre davantage son g‚n‚reux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allŠrent achever l'inspection du d‚p“t de mendicit‚, et revinrent ensuite … la prison. L…, ils trouvŠrent sur la porte le ge“lier, espŠce de g‚ant de six pieds de haut et … jambes arqu‚es; sa figure ignoble ‚tait devenue hideuse par l'effet de la terreur.

- Ah! monsieur, dit-il au cur‚, dŠs qu'il l'aper‡ut, ce monsieur, que je vois l… avec vous, n'est-il pas M. Appert?

- Qu'importe? dit le cur‚.

- C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus pr‚cis, et que M. le pr‚fet a envoy‚ par un gendarme, qui a d– galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison.

- Je vous d‚clare, M. Noiroud, dit le cur‚, que ce voyageur qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison … toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux?

- Oui, M. le cur‚, dit le ge“lier … voix basse, et baissant la tˆte, comme un bouledogue, que fait ob‚ir … regret la crainte du bƒton. Seulement, M. le cur‚, j'ai femme et enfants, si je suis d‚nonc‚ on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place.

- Je serais aussi bien fƒch‚ de perdre la mienne, reprit le bon cur‚, d'une voix de plus en plus ‚mue.

- Quelle diff‚rence! reprit vivement le ge“lier; vous, M. le cur‚, on sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil...

Tels sont les faits qui, comment‚s, exag‚r‚s de vingt fa‡ons diff‚rentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de VerriŠres. Dans ce moment, ils servaient de texte … la petite discussion que M. de Rˆnal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod directeur du d‚p“t de mendicit‚, il ‚tait all‚ chez le cur‚, pour lui t‚moigner le plus vif m‚contentement. M. Ch‚lan n'‚tait prot‚g‚ par personne; il sentit toute la port‚e de leurs paroles.

- Eh bien, messieurs! je serai le troisiŠme cur‚, de quatre-vingts ans d'ƒge, que les fidŠles verront destituer dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici, j'ai baptis‚ presque tous les habitants de la ville, qui n'‚tait qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j'ai mari‚ les grands-pŠres. VerriŠres est ma famille, mais la peur de la quitter ne me fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur de mes actions. Je me suis dit en voyant l'‚tranger: "Cet homme, venu de Paris, peut ˆtre … la v‚rit‚ un lib‚ral, il n'y en a que trop, mais quel mal peut-il faire … nos pauvres et … nos prisonniers?"

Les reproches de M. de Rˆnal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du d‚p“t de mendicit‚, devenant de plus en plus vifs:

- Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'‚tait ‚cri‚ le vieux cur‚, d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai h‚rit‚ d'un champ qui rapporte huit cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'‚conomies illicites dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-ˆtre pourquoi je ne suis pas si effray‚ quand on parle de me la faire perdre.

M. de Rˆnal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que r‚pondre … cette id‚e, qu'elle lui r‚p‚tait timidement: Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? il ‚tait sur le point de se fƒcher tout … fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur f–t ‚lev‚ de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre c“t‚. La crainte 'effrayer son fils et de le faire tomber empˆchait Mme de Rˆnal de lui adresser la parole. Enfin, l'enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regard‚ sa mŠre, vit sa pƒleur, sauta sur la promenade et accourut … elle. Il fut bien grond‚.

Ce petit ‚v‚nement changea le cours de la conversation.

- Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de planches, dit M. de Rˆnal, il surveillera les enfants, qui commencent … devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prˆtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrŠs aux enfants, car il a un caractŠre ferme. dit le cur‚. Je lui donnerai trois cents francs et la nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralit‚; car il ‚tait le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la L‚gion d'honneur, qui, sous pr‚texte qu'il ‚tait leur cousin, ‚tait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'ˆtre au fond qu'un agent secret des lib‚raux, il disait que l'air de nos montagnes faisait du bien … son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouv‚. Il avait fait toutes les campagnes de Buonapart‚ en Italie; et mˆme avait, dit-on, sign‚ non pour l'Empire dans le temps. Ce lib‚ral montrait le latin au fils Sorel et lui a laiss‚ cette quantit‚ de livres qu'il avait apport‚s avec lui. Aussi n'aurais-je jamais song‚ … mettre le fils du charpentier auprŠs de nos enfants; mais le cur‚, justement la veille de la scŠne qui vient de nous brouiller … jamais, m'a dit que ce Sorel ‚tudie la th‚ologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au s‚minaire; il n'est donc pas lib‚ral, et il est latiniste.

"Cet arrangement convient de plus d'une fa‡on, continua M. de Rˆnal, en regardant sa femme d'un air diplomatique, le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calŠche. Mais il n'a pas de pr‚cepteur pour ses enfants.

- Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

- Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rˆnal, remerciant sa femme, par un sourire, de l'excellente id‚e qu'elle venait d'avoir. Allons, voil… qui est d‚cid‚.

- Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti!

- C'est que j'ai du caractŠre, moi, et le cur‚ l'a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environn‚s de lib‚raux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude, deux ou trois deviennent des richards, eh bien, j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de Rˆnal allant … la promenade sous la conduite de leur pr‚cepteur. Cela imposera. Mon grand-pŠre nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un pr‚cepteur. C'est cent ‚cus qu'il m'en pourra co–ter, mais ceci doit ˆtre class‚ comme une d‚pense n‚cessaire pour soutenir notre rang.

Cette r‚solution subite laissa Mme de Rˆnal toute pensive. C'‚tait une femme grande, bien faite, qui avait ‚t‚ la beaut‚ du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicit‚, et de la jeunesse dans la d‚marche, aux yeux d'un Parisien, cette grƒce na‹ve, pleine d'innocence et de vivacit‚, serait mˆme all‚e jusqu'… rappeler des id‚es de douce volupt‚. Si elle e–t appris ce genre de succŠs, Mme de Rˆnal en e–t ‚t‚ bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection n'avaient jamais approch‚ de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du d‚p“t, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succŠs ce qui avait jet‚ un ‚clat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taill‚ en force, avec un visage color‚ et de gros favoris noirs, ‚tait un de ces ˆtres grossiers, effront‚s et broyants qu'en province on appelle de beaux hommes.

Mme de Rˆnal, fort timide, et d'un caractŠre en apparence fort in‚gal ‚tait surtout choqu‚e du mouvement continuel, et des ‚clats de voix de M. Valenod. L'‚loignement qu'elle avait pour ce qu'… VerriŠres on appelle de la joie, lui avait valu la r‚putation d'ˆtre trŠs fiŠre de sa naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait ‚t‚ fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans nulle politique … l'‚gard de son mari, elle laissait ‚chapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besan‡on. Pourvu qu'on la laissƒt seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais.

C'‚tait une ƒme na‹ve, qui jamais ne s'‚tait ‚lev‚e mˆme jusqu'… juger son mari, et … s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le dire qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rˆnal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l'un … l'‚p‚e, le second … la magistrature, et le troisiŠme … l'glise. En somme elle trouvait M. de Rˆnal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.

Ce jugement conjugal ‚tait raisonnable. Le maire de VerriŠres devait une r‚putation d'esprit et surtout de bon ton … une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait h‚rit‚ d'un oncle. Le vieux capitaine de Rˆnal servait avant la R‚volution dans le r‚giment d'infanterie de M. le duc d'Orl‚ans, et, quand il allait … Paris, ‚tait admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l'inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rˆnal. Mais peu … peu ce souvenir de choses aussi d‚licates … raconter ‚tait devenu un travail pour lui, et depuis quelque temps, il ne r‚p‚tait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives … la maison d'Orl‚ans. Comme il ‚tait d'ailleurs fort poli, except‚ lorsqu'on parlait d'argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de VerriŠres.




CHAPITRE


UN PERE ET UN FILS

E sar… mia colpa,
Se cosi Š?
MACHIAVELLI



"Ma femme a r‚ellement beaucoup de tˆte! se disait, le lendemain … six heures du matin, le maire de VerriŠres, en descendant … la scie du pŠre Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la sup‚riorit‚ qui m'appartient, je n'avais pas song‚ que si Je ne prends pas ce petit abb‚ Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du d‚p“t, cette ƒme sans repos, pourrait bien avoir la mˆme id‚e que moi et me l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du pr‚cepteur de ses enfants!... Ce pr‚cepteur, une fois … moi, portera-t-il la soutane?"

M. de Rˆnal ‚tait absorb‚ dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan, homme de prŠs de six pieds, qui, dŠs le petit jour, semblait fort occup‚ … mesurer des piŠces de bois d‚pos‚es le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces piŠces de bois obstruaient le chemin, et ‚taient d‚pos‚es l… en contravention.

Le pŠre Sorel, car c'‚tait lui, fut trŠs surpris et encore plus content de la singuliŠre proposition que M. de Rˆnal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l'en ‚couta pas moins avec cet air de tristesse m‚contente et de d‚sint‚rˆt, dont sait si bien se revˆtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'gypte.

La r‚ponse de Sorel ne fut d'abord que la longue r‚citation de toutes les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il r‚p‚tait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de fausset‚ et presque de friponnerie naturel … sa physionomie, l'esprit actif du vieux paysan cherchait … d‚couvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi consid‚rable … prendre chez lui son vaurien de fils. Il ‚tait fort m‚content de Julien et c'‚tait pour lui que M. de Rˆnal lui offrait le gage inesp‚r‚ de trois cents francs par an, avec la nourriture et mˆme l'habillement. Cette derniŠre pr‚tention, que le pŠre Sorel avait eu le g‚nie de mettre en avant subitement, avait ‚t‚ accord‚e de mˆme par M. de Rˆnal.

Cette demande frappa le maire."Puisque Sorel n'est pas ravi et combl‚ par ma proposition, comme naturellement il devrait l'ˆtre, il est clair, se dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre c“t‚ et de qui peuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod."Ce fut en vain que M. de Rˆnal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan s'y refusa opiniƒtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un pŠre riche consultait un fils qui n'a rien, autrement que pour la forme.

Une scie … eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d'‚l‚vation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu'un m‚canisme fort simple pousse contre cette scie une piŠce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double m‚canisme, celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la piŠce de bois vers la scie, qui la d‚bite en planches.

En approchant de son usine, le pŠre Sorel appela Julien de sa voix de stentor, personne ne r‚pondit. Il ne vit que ses fils aŒn‚s, espŠces de g‚ants qui, arm‚s de lourdes haches, ‚quarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter … la scie. Tout occup‚s … suivre exactement la marque noire trac‚e sur la piŠce de bois, chaque coup de leur hache en s‚parait des copeaux ‚normes. Ils n'entendirent pas la voix de leur pŠre. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha vainement Julien … la place qu'il aurait d– occuper, … c“t‚ de la scie. Il l'aper‡ut … cinq ou six pieds plus haut, … cheval sur l'une des piŠces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le m‚canisme, Julien lisait. Rien n'‚tait plus antipathique au vieux Sorel; il e–t peut-ˆtre pardonn‚ … Julien sa taille mince peu propre aux travaux de force, et si diff‚rente de celle de ses aŒn‚s; mais cette manie de lecture lui ‚tait odieuse, il ne savait pas lire lui-mˆme.

Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait … son livre! bien plus que le bruit de la scie l'empˆcha d'entendre la terrible voix de son pŠre. Enfin, malgr‚ son ƒge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis … l'action de la scie, et de l… sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second coup aussi violent, donn‚ sur la tˆte, en forme de calotte, lui fit perdre l'‚quilibre. Il allait tomber … douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent bris‚, mais son pŠre le retint de la main gauche, comme il tombait.

- Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde … la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le cur‚, … la bonne heure.

Julien, quoiqu'‚tourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, … c“t‚ de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins … cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu'il adorait.

- Descends, animal, que je te parle.

Le bruit de la machine empˆcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son pŠre qui ‚tait descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le m‚canisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'‚paule. A peine Julien fut-il … terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison."Dieu sait ce qu'il va me faire!"se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau o— ‚tait tomb‚ son livre; c'‚tait celui de tous qu'il affectionnait le plus, le M‚morial de Sainte-H‚lŠne.

Il avait les joues pourpres et les yeux baiss‚s. C'‚tait un petit jeune homme de dix-huit … dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irr‚guliers, mais d‚licats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annon‡aient de la r‚flexion et du feu, ‚taient anim‚s en cet instant de l'expression de la haine la plus f‚roce. Des cheveux chƒtain fonc‚, plant‚s fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colŠre, un air m‚chant. Parmi les innombrables vari‚t‚s de la physionomie humaine, il n'en est peut-ˆtre point qui se soit distingu‚e par une sp‚cialit‚ plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annon‡ait plus de l‚gŠret‚ que de vigueur. DŠs sa premiŠre jeunesse son air extrˆmement pensif et sa grande pƒleur avaient donn‚ l'id‚e … son pŠre qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour ˆtre une charge … sa famille. Objet des m‚pris de tous … la maison, il ha‹ssait ses frŠres et son pŠre; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il ‚tait toujours battu.

Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commen‡ait … lui donner quelques voix amies parmi les jeunes tilles. M‚pris‚ de tout le monde, comme un ˆtre faible, Julien avait ador‚ ce vieux chicurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes.

Ce chirurgien payait quelquefois au pŠre Sorel la journ‚e de son fils, et lui enseignait le latin et l'histoire c'est-…-dire ce qu'il savait d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait l‚gu‚ sa croix de la L‚gion d'honneur, les arr‚rages de sa demi-solde, et trente ou quarante volumes, dont le plus pr‚cieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, d‚tourn‚ par le cr‚dit de M. le maire.

A peine entr‚ dans la maison, Julien se sentit l'‚paule arrˆt‚e par la puissante main de son pŠre; il tremblait, s'attendant … quelques coups.

- R‚ponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvŠrent en face des petits yeux gris et m‚chants du vieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son ƒme.



CHAPITRE V


UNE NEGOCIATION

Cunctando restituit rem.
ENNIUS.



- R‚ponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'o— connais-tu Mme de Rˆnal, quand lui as-tu parl‚?

- Je ne lui ai jamais parl‚ r‚pondit Julien, je n'ai jamais vu cette dame qu'… l'‚glise.

- Mais tu l'auras regard‚e, vilain effront‚?

- Jamais! Vous savez qu'… l'‚glise je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, … ‚loigner le retour des taloches.

- Il y a pourtant quelque chose l…-dessous, r‚pliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais ˆtre d‚livr‚ de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as gagn‚ M. le cur‚ ou tout autre qui t'a procur‚ une belle place. Va faire ton paquet, et je te mŠnerai chez M. de Rˆnal, o— tu seras pr‚cepteur des enfants.

- Qu'aurai-je pour cela?

- La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.

- Je ne veux pas ˆtre domestique.

- Animal, qui te parle d'ˆtre domestique, est-ce que je voudrais que mon fils f–t domestique?

- Mais, avec qui mangerai-je?

Cette demande d‚concerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils.

Julien les vit bient“t aprŠs, chacun appuy‚ sur sa hache et tenant conseil. AprŠs les avoir longtemps regard‚s, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de l'autre c“t‚ de la scie, pour ‚viter d'ˆtre surpris. Il voulait penser m–rement … cette annonce impr‚vue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination ‚tait tout entiŠre … se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rˆnal.

"Il faut renoncer … tout cela se dit-il, plut“t que de se laisser r‚duire … manger avec l‚s domestiques. Mon pŠre voudra m'y forcer; plut“t mourir. J'ai quinze francs huit sous d'‚conomie, je me sauve cette nuit, en deux jours, par des chemins de traverse o— je ne crains nul gendarme, je suis … Besan‡on; l…, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi, plus de ce bel ‚tat de prˆtre qui mŠne … tout."

Cette horreur pour manger avec les domestiques n'‚tait pas naturelle … Julien; il e–t fait, pour arriver … l… fortune, des choses bien autrement p‚nibles. Il puisait cette r‚pugnance dans les Confessions de Rousseau. C'‚tait le seul livre … l'aide duquel son imagination se figurƒt le monde. Le recueil des bulletins de la grande arm‚e et le M‚morial de Sainte-H‚lŠne compl‚taient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'aprŠs un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et ‚crits par des fourbes pour avoir de l'avancement.

Avec une ƒme de feu, Julien avait une de ces m‚moires ‚tonnantes si souvent unies … la sottise. Pour gagner le vieux cur‚ Ch‚lan, duquel il voyait bien que d‚pendait son sort … venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape de M. de Maistre, et croyait … l'un aussi peu qu'… l'autre.

Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils ‚vitŠrent de se parler ce jour-l…. Sur la brune, Julien alla prendre sa le‡on de th‚ologie chez le cur‚, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'‚trange proposition qu'on avait faite … son pŠre."Peut-ˆtre est-ce un piŠge, se disait-il, il faut taire semblant de l'avoir oubli‚."

Le lendemain de bonne heure, M. de Rˆnal fit appeler le vieux Sorel, qui, aprŠs s'ˆtre fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dŠs la porte cent excuses, entremˆl‚es d'autant de r‚v‚rences. A force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maŒtre et la maŒtresse de maison, et les jours o— il y aurait du monde, seul dans une chambre … part avec les enfants. Toujours plus dispos‚ … incidenter … mesure qu'il distinguait un v‚ritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de d‚fiance et d'‚tonnement, Sorel demanda … voir la chambre o— coucherait son fils. C'‚tait une grande piŠce meubl‚e fort proprement, mais dans laquelle on ‚tait d‚j… occup‚ … transporter les lits des trois enfants.

Cette circonstance fut un trait de lumiŠre pour le vieux paysan; il demanda aussit“t avec assurance … voir l'habit que l'on donnerait … son fils. M. de Rˆnal ouvrit son bureau et prit cent francs.

- Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lŠvera un habit noir complet.

- Et quand mˆme je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait tout … coup oubli‚ ses formes r‚v‚rencieuses, cet habit noir lui restera?

- Sans doute.

- Oh! bien, dit Sorel, d'un ton de voix traŒnard, il ne reste donc plus qu'… nous mettre d'accord sur une seule chose, l'argent que vous lui donnerez.

- Comment! s'‚cria M. de Rˆnal indign‚, nous sommes d'accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et peut-ˆtre trop.

- C'‚tait votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement, et, par un effort de g‚nie qui n'‚tonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rˆnal: Nous trouvons mieux ailleurs.

A ces mots, la figure du maire fut boulevers‚e. Il revint cependant … lui, et, aprŠs une conversation savante de deux grandes heures, o— pas un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l'emporta sur la finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles, qui devaient r‚gler la nouvelle existence de Julien, se trouvŠrent arrˆt‚s; non seulement ses appointements furent r‚gl‚s … quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de chaque mois.

- Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rˆnal.

- Pour faire la somme ronde, un homme riche et g‚n‚reux comme monsieur notre maire, dit le paysan d'une voix cƒline, ira bien jusqu'… trente-six francs.

- Soit, dit M. de Rˆnal, mais finissons-en. Pour le coup, la colŠre lui donnait le ton de la fermet‚. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alors, … son tour M. de Rˆnal fit des progrŠs. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel fort empress‚ de le recevoir pour son fils. M. de Rˆnal vint … penser qu'il serait oblig‚ de raconter … sa femme le r“le qu'il avait jou‚ dans toute cette n‚gociation.

- Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la lev‚e du drap noir.

AprŠs cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin voyant qu'il n'y avait d‚cid‚ment plus rien … gagner, il se retira. Sa derniŠre r‚v‚rence finit par ces mots:

- Je vais envoyer mon fils au chƒteau.

C'‚tait ainsi que les administr‚s de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire.

De retour … son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se m‚fiant de ce qui pouvait arriver, Julien ‚tait sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en s–ret‚ ses livres et sa croix de la L‚gion d'honneur. Il avait transport‚ le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nomm‚ Fouqu‚, qui habitait dans la haute montagne qui domine VerriŠres.

Quand il reparut:

- Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son pŠre, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance depuis tant d'ann‚es! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire.

Julien. ‚tonn‚ de n'ˆtre pas battu. se hƒta de partir. Mais … peine hors de la vue de son terrible pŠre il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait utile … son hypocrisie d'aller faire une station … l'‚glise.

Ce mot vous surprend? Avant d'arriver … cet horrible mot, l'ƒme du jeune paysan avait eu bien du chemin … parcourir.

DŠs sa premiŠre enfance, la vue de certains dragons du 6‚, aux longs manteaux blancs, et la tˆte couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d'Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux … la fenˆtre grill‚e de la maison de son pŠre, le rendit fou de l'‚tat militaire. Plus tard, il ‚coutait avec transport les r‚cits des batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflamm‚s que le vieillard jetait sur sa croix.

Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commen‡a … bƒtir … VerriŠres une ‚glise, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent c‚lŠbres dans le pays, par la haine mortelle qu'elles suscitŠrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoy‚ de Besan‡on, qui passait pour ˆtre l'espion de la congr‚gation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle ‚tait l'opinion commune. N'avait-il pas os‚ avoir un diff‚rend avec un prˆtre, qui, presque tous les quinze jours, allait … Besan‡on, o— il voyait, disait-on, Mgr l'‚vˆque?

Sur ces entrefaites, le juge de paix, pŠre d'une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblŠrent injustes, toutes furent port‚es contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes dot ˆtre pay‚e par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colŠre cet homme s'‚criait: "Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnˆte homme!"Le chirurgien-major, ami de Julien, ‚tait mort.

Tout … coup Julien cessa de parler de Napol‚on; il annon‡a le projet de se faire prˆtre, et on le vit constamment, dans la scie de son pŠre, occup‚ … apprendre par coeur une bible latine que le cur‚ lui avait prˆt‚e. Ce bon vieillard, ‚merveill‚ de ses progrŠs, passait des soir‚es entiŠres … lui enseigner la th‚ologie. Julien ne faisait paraŒtre devant lui que des sentiments pieux. Qui e–t pu deviner que cette figure de jeune fille, si pƒle et si douce cachait la r‚ solution in‚branlable de s'exposer … mille morts plut“t que de ne pas faire fortune?

Pour Julien, faire fortune, c'‚tait d'abord sortir de VerriŠres; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait gla‡ait son imagination.

DŠs sa premiŠre enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec d‚lices qu'un jour il serait pr‚sent‚ aux jolies femmes de Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d'‚clat. Pourquoi ne serait-il pas aim‚ de l'une d'elles, comme Bonaparte pauvre encore, avait ‚t‚ aim‚ de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des ann‚es, Julien ne passait peut-ˆtre pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'‚tait fait le maŒtre du monde avec son ‚p‚e. Cette id‚e le consolait de ses malheurs qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.

La construction de l'‚glise et les sentences du juge de paix l'‚clairŠrent tout … coup; une id‚e qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la premiŠre id‚e qu'une ƒme passionn‚e croit avoir invent‚e.

"Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d'ˆtre envahie; le m‚rite militaire ‚tait n‚cessaire et … la mode. Aujourd'hui, on voit des prˆtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d'appointements, c'est-…-dire trois fois autant que les fameux g‚n‚raux de division de Napol‚on. Il leur faut des gens qui les secondent. Voil… ce juge de paix, si bonne tˆte, si honnˆte homme jusqu'ici, si vieux, qui se d‚shonore par crainte de d‚plaire … un jeune vicaire de trente ans. Il faut ˆtre prˆtre."

Une fois, au milieu de sa nouvelle pi‚t‚, il y avait d‚j… deux ans que Julien ‚tudiait la th‚ologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui d‚vorait son ƒme. Ce fut chez M. Ch‚lan … un dŒner de prˆtres auquel le bon cur‚ l'avait pr‚sent‚ comme un prodige d'instruction, il lui arriva de louer Napol‚on avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine pr‚tendit s'ˆtre disloqu‚ le bras en remuant un tronc d‚ sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gˆnante. AprŠs cette peine afflictive, il se pardonna. Voil… le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et … qui l'on en e–t tout au plus donn‚ dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique ‚glise de VerriŠres.

Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fˆte, toutes les crois‚es de l'‚difice avaient ‚t‚ couvertes d'‚toffe cramoisie. Il en r‚sultait, aux rayons du soleil, un effet de lumiŠre ‚blouissant, du caractŠre le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul dans l'‚glise, il s'‚tablit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rˆnal.

Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprim‚, ‚tal‚ l… comme pour ˆtre lu. Il y porta es yeux et vit:

D‚tails de l'ex‚cution et des derniers moments de Louis Jenrel, ex‚cut‚ … Besan‡on, le...

Le papier ‚tait d‚chir‚. Au revers on lisait les deux premiers mots d'une ligne, c'‚taient: Le premier pas.

"Qui a pu mettre ce papier l…? dit Julien. Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien..."et il froissa le papier.

En sortant, Julien crut voir du sang prŠs du b‚nitier, c'‚tait de l'eau b‚nite qu'on avait r‚pandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenˆtres la faisait paraŒtre du sang.

Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrŠte.

"Serais-je un lƒche? se dit-il, aux armes!"

Ce mot, si souvent r‚p‚t‚ dans les r‚cits de batailles du vieux chirurgien, ‚tait h‚ro‹que pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rˆnal.

Malgr‚ ses belles r‚solutions, dŠs qu'il l'aper‡ut … vingt pas de lui, il fut saisi d'une invincible timidit‚. La grille de fer ‚tait ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer l…-dedans.

Julien n'‚tait pas la seule personne dont le coeur f–t troubl‚ par son arriv‚e dans cette maison. L'extrˆme timidit‚ de Mme de Rˆnal ‚tait d‚concert‚e par l'id‚e de cet ‚tranger, qui, d'aprŠs ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle ‚tait accoutum‚e … avoir ses fils couch‚s dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coul‚ quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l'appartement destin‚ au pr‚cepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda … son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, f–t report‚ dans sa chambre.

La d‚licatesse de femme ‚tait pouss‚e … un point excessif chez Mme de Rˆnal. Elle se faisait l'image la plus d‚sagr‚able d'un ˆtre grossier et mal peign‚, charg‚ de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.



CHAPITRE Vl


L'ENNUI

Non so pi— cosa son,
Cosa faccio.
MOZART: Figaro.



Avec la vivacit‚ et la grƒce qui lui ‚taient naturelles quand elle ‚tait loin des regards des hommes, Mme de Rˆnal sortait par la porte-fenˆtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aper‡ut prŠs de la porte d'entr‚e la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrˆmement pƒle et qui venait de pleurer. Il ‚tait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan ‚tait si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rˆnal eut d'abord l'id‚e que ce pouvait ˆtre une jeune fille d‚guis‚e, qui venait demander quelque grƒce … M. le maire. Elle eut piti‚ de cette pauvre cr‚ature, arrˆt‚e … la porte d'entr‚e, et qui ‚videmment n'osait pas lever la main jusqu'… la sonnette. Mme de Rˆnal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arriv‚e du pr‚cepteur. Julien tourn‚ vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout prŠs de l'oreille:

- Que voulez-vous ici, mon enfant?

Julien se tourna vivement, et frapp‚ du regard si rempli de grƒce de Mme de Rˆnal, il oublia une partie de sa timidit‚. Bient“t, ‚tonn‚ de sa beaut‚, il oublia tout, mˆme ce qu'il venait faire. Mme de R‚nal avait r‚p‚t‚ sa question.

- Je viens pour ˆtre pr‚cepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.

Mme de Rˆnal resta interdite; ils ‚taient fort prŠs l'un de l'autre … se regarder. Julien n'avait jamais vu un ˆtre aussi bien vˆtu et surtout une femme avec un teint si ‚blouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rˆnal regardait les grosses larmes, qui s'‚taient arrˆt‚es sur les joues si pƒles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bient“t elle se mit … rire, avec toute la gaiet‚ folle d'une jeune fille; elle se moquait d'elle-mˆme et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'‚tait l… ce pr‚cepteur qu'elle s'‚tait figur‚ comme un prˆtre sale et mal vˆtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!

- Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?

Ce mot de monsieur ‚tonna si fort Julien qu'il r‚fl‚chit un instant.

- Oui, madame, dit-il timidement.

Mme de Rˆnal ‚tait si heureuse, qu'elle osa dire … Julien:

- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?

- Moi, les gronder, dit Julien ‚tonn‚, et pourquoi?

- N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle aprŠs un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'‚motion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez?

S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien s‚rieusement, et par une dame si bien vˆtue ‚tait au-dessus de toutes les pr‚visions de Julien: dans tous les chƒteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'‚tait dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rˆnal de son c“t‚ ‚tait complŠtement tromp‚e par la beaut‚ du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'… l'ordinaire parce que pour se rafraŒchir il venait de plonger la tˆte dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille … ce fatal pr‚cepteur, dont elle avait tant redout‚ pour ses enfants la duret‚ et le ton r‚barbatif. Pour l'ƒme si paisible de Mme de Rˆnal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand ‚v‚nement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut ‚tonn‚e de se trouver ainsi … la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si prŠs de lui.

- Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrass‚.

De sa vie, une sensation purement agr‚able n'avait aussi profond‚ment ‚mu Mme de Rˆnal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succ‚d‚ … des craintes plus inqui‚tantes. Ainsi ses jolis enfants, si soign‚s par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prˆtre sale et grognon. A peine entr‚e sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air ‚tonn‚, … l'aspect d'une maison si belle, ‚tait une grƒce de plus aux yeux de Mme de Rˆnal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le pr‚cepteur devait avoir un habit noir.

- Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s'arrˆtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin?

Ces mots choquŠrent l'orgueil de Julien et dissipŠrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d heure.

- Oui, madame, lui dit-il, en cherchant … prendre un air froid, Je sais le latin aussi bien que M. le cur‚ et mˆme quelquefois il a la bont‚ de dire mieux que lui.

Mme de Rˆnal trouva que Julien avait l'air fort m‚chant; il s'‚tait arrˆt‚ … deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit … mi-voix:

- N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet … mes enfants, mˆme quand ils ne sauraient pas leurs le‡ons?

Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout … coup oublier … Julien ce qu'il devait … sa r‚putation de latiniste. La figure de Mme de Rˆnal ‚tait prŠs de la sienne, il sentit le parfum des vˆtements d'‚t‚ d'une femme, chose si ‚tonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrˆmement et dit avec un soupir, et d'une voix d‚faillante:

- Ne craignez rien, madame, je vous ob‚irai en tout.

Ce fut en ce moment seulement, quand son inqui‚tude pour ses enfants fut tout … fait dissip‚e, que Mme de Rˆnal fut frapp‚e de l'extrˆme beaut‚ de Julien. La forme presque f‚minine de ses traits, et son air d'embarras, ne semblŠrent point ridicules … une femme extrˆmement timide elle-mˆme. L'air mƒle que l'on trouve commun‚ment n‚cessaire … la beaut‚ d'un homme lui e–t fait peur.

- Quel ƒge avez-vous, monsieur? dit-elle … Julien.

- Bient“t dix-neuf ans.

- Mon fils aŒn‚ a onze ans, reprit Mme de Rˆnal tout … fait rassur‚e, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son pŠre a voulu le battre; l'enfant a ‚t‚ malade pendant toute une semaine, et cependant c'‚tait un bien petit coup.

"Quelle diff‚rence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon pŠre m'a battu. Que ces gens riches sont heureux!"

Mme de Rˆnal en ‚tait d‚j… … saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'ƒme du pr‚cepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidit‚, et voulut l'encourager.

- Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grƒce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre compte.

- On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la premiŠre fois de ma vie dans une maison ‚trangŠre j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais ‚t‚ au collŠge, j'‚tais trop pauvre; je n'ai jamais parl‚ … d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la L‚gion d'honneur, et M. le cur‚ Ch‚lan. Il vous rendra bon t‚moignage de moi. Mes frŠres m'ont toujours battu, ne les croyez pas s'ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rˆnal. Tel est l'effet de la grƒce parfaite quand elle est naturelle au caractŠre, et que surtout l… personne qu'elle d‚core ne songe pas … avoir de la grƒce; Julien, qui se connaissait fort bien en beaut‚ f‚minine e–t jur‚ dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'id‚e hardie de lui baiser la main. Bient“t il eut peur de son id‚e, un instant aprŠs, il se dit: "Il y aurait de la lƒchet‚ … moi de ne pas ex‚cuter une action qui peut m'ˆtre utile, et diminuer le m‚pris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier … peine arrach‚ … la scie."Peut-ˆtre Julien fut-il un peu encourag‚ par ce mot de joli gar‡on, que depuis six mois il entendait r‚p‚ter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces d‚bats int‚rieurs, Mme de Rˆnal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la fa‡on de d‚buter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pƒle; il dit, d'un air contraint:

- Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rˆnal, et la porter … ses lŠvres. Elle fut ‚tonn‚e de ce geste, et par r‚flexion choqu‚e. Comme il faisait trŠs chaud, son bras ‚tait tout … fait nu sous son chƒle, et le mouvement de Julien, en portant la main … ses lŠvres, l'avait entiŠrement d‚couvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-mˆme, il lui sembla qu'elle n'avait pas ‚t‚ assez rapidement indign‚e.

M. de Rˆnal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du mˆme air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages … la mairie, il dit … Julien:

- Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte ferm‚e, M. de Rˆnal s'assit avec gravit‚.

- M. le cur‚ m'a dit que vous ‚tiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content j'aiderai … vous faire par la suite un petit ‚tablissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir … mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent … votre pŠre.

M. de Rˆnal ‚tait piqu‚ contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait ‚t‚ plus fin que lui.

- Maintenant, monsieur, car d'aprŠs mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison d‚ gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il aper‡u? dit M. de Rˆnal … sa femme.

- Non, mon ami, r‚pondit-elle, d'un air profond‚ment pensif.

- Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote … lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps.

Plus d'une heure aprŠs, quand M. de Rˆnal rentra avec le nouveau pr‚cepteur tout habill‚ de noir, il retrouva sa femme assise … la mˆme place. Elle se sentit tranquillis‚e par la pr‚sence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point … elle, malgr‚ toute sa m‚fiance du destin et des hommes, son ƒme dans ce moment n'‚tait que celle d'un enfant; il lui semblait avoir v‚cu des ann‚es depuis l'instant o—, trois heures auparavant, il ‚tait tremblant dans l'‚glise. Il remarqua l'air glac‚ de Mme de Rˆnal, il comprit qu'elle ‚tait en colŠre de ce qu'il avait os‚ lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si diff‚rents de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-mˆme, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rˆnal le contemplait avec des yeux ‚tonn‚s.

- De la gravit‚, monsieur, lui dit M. de Rˆnal, si vous voulez ˆtre respect‚ de mes enfants et de mes gens.

- Monsieur, r‚pondit Julien, je suis gˆn‚ dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais port‚ que des vestes; j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.

- Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rˆnal … sa femme.

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rˆnal d‚guisa la v‚rit‚ … son mari.

- Je ne suis point aussi enchant‚e que vous de ce petit paysan, vos pr‚venances en feront un impertinent que vous serez oblig‚ de renvoyer avant un mois.

- Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en co–ter, et VerriŠres sera accoutum‚e … voir un pr‚cepteur aux enfants de M. de Rˆnal. Ce but n'e–t point ‚t‚ rempli si j'eusse laiss‚ … Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert.

L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant … Mme de Rˆnal. Les enfants auxquels l'on avait annonc‚ le nouveau pr‚cepteur, accablaient leur mŠre de questions. Enfin Julien parut. C'‚tait un autre homme. C'e–t ‚t‚ mal parler que de dire qu'il ‚tait grave; c'‚tait la gravit‚ incarn‚e. Il fut pr‚sent‚ aux enfants, et leur parla d'un air qui ‚tonna M. de Rˆnal lui-mˆme.

- Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de r‚citer une le‡on. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume in-32, reli‚ en noir. C'est particuliŠrement l'histoire de Notre-Seigneur J‚sus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent r‚citer des le‡ons faites-moi r‚citer la mienne.

Adolphe, l'aŒn‚ des enfants, avait pris le livre.

- Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers mots d'un alin‚a. Je r‚citerai par coeur le livre sacr‚, rŠgle de notre conduite … tous, jusqu'… ce que vous m'arrˆtiez.

Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien r‚cita toute la page, avec la mˆme facilit‚ que s'il e–t parl‚ fran‡ais. M. de Rˆnal regardait sa femme d'un air de triomphe. Les enfants voyant l'‚tonnement de leurs parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint … la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord immobile, et disparut ensuite. Bient“t la femme de chambre de madame, et la cuisiniŠre, arrivŠrent prŠs de la porte, alors Adolphe avait d‚j… ouvert le livre en huit endroits, et Julien r‚citait toujours avec la mˆme facilit‚.

- Ah! mon Dieu! le joli petit prˆtre, dit tout haut la cuisiniŠre, bonne fille fort d‚vote.

L'amour-propre de M. de Rˆnal ‚tait inquiet; loin de songer … examiner le pr‚cepteur, il ‚tait tout occup‚ … chercher dans sa m‚moire quelques mots latins enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il r‚pondit en fron‡ant le sourcil:

- Le saint ministŠre auquel je me destine m'a d‚fendu de lire un poŠte aussi profane.

M. de Rˆnal cita un assez grand nombre de pr‚tendus vers d'Horace. Il expliqua … ses enfants ce que c'‚tait qu'Horace; mais les enfants, frapp‚s d'admiration, ne faisaient guŠre attention … ce qu'il disait. Ils regardaient Julien.

Les domestiques ‚tant toujours … la porte, Julien crut devoir prolonger l'‚preuve:

- Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passade du livre saint.

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un alin‚a, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquƒt au triomphe de M. de Rˆnal, comme Julien r‚citait, entrŠrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-pr‚fet de l'arrondissement. Cette scŠne valut … Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mˆmes n'osŠrent pas le lui refuser.

Le soir tout VerriŠres afflua chez M. de Rˆnal pour voir la merveille. Julien r‚pondait … tous d'un air sombre qui tenait … distance. Sa gloire s'‚tendit si rapidement dans la ville, que peu de jours aprŠs M. de Rˆnal, craignant qu'on ne le lui enlevƒt, lui proposa de signer un engagement de deux ans.

- Non, monsieur, r‚pondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais oblig‚ de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger … rien n'est point ‚gal, Je le refuse.

Julien sut si bien faire que moins d'un mois aprŠs son arriv‚e dans la maison, M. d‚ Rˆnal lui-mˆme le respectait. Le cur‚ ‚tant brouill‚ avec MM. de Rˆnal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de Julien pour Napol‚on, il n'en parlait qu'avec horreur..



CHAPITRE VII


LES AFFINITS LECTES


Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.
UN MODFRNE.



Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pens‚e ‚tait ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aim‚, parce que son arriv‚e avait en quelque sorte chass‚ l'ennui de la maison, il fut un bon pr‚cepteur. Pour lui, il n'‚prouvait que haine et horreur pour la haute soci‚t‚ o— il ‚tait admis, … la v‚rit‚ au bas bout de la table ce qui explique peut-ˆtre la haine et l'horreur. Il y eut certains dŒners d'apparat o— il put … grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le de chez M. de Rˆnal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous pr‚texte de voir les enfants."Quels ‚loges de la probit‚, s'‚cria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et cependant quelle consid‚ration, quel respect bas pour un homme qui ‚videmment a doubl‚ et tripl‚ sa fortune, depuis qu'il administre le bien des pauvres! je parierais qu'il gagne mˆme sur les fonds destin‚s aux enfants trouv‚s, … ces pauvres, dont la misŠre est encore plus sacr‚e que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouv‚, ha‹ de mon pŠre, de mes frŠres, de toute ma famille. ''

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son br‚viaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belv‚dŠre', et qui domine le Cours de la Fid‚lit‚, avait cherch‚ en vain … ‚viter ses deux frŠres, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait ‚t‚ tellement provoqu‚e par le bel habit noir, par l'air extrˆmement propre de leur frŠre, par le m‚pris sincŠre qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser ‚vanoui et tout sanglant. Mme de Rˆnal, se promenant avec M. Valenod et le sous-pr‚fet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien ‚tendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il donna de la jalousie … M. Valenod.

Il prenait l'alarme trop t“t. Julien trouvait Mme de Rˆnal fort belle, mais il la ha‹ssait … cause de sa beaut‚; c'‚tait le premier ‚cueil qui avait failli arrˆter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait port‚ … lui baiser la main.

lisa, la femme de chambre de Mme de Rˆnal, n'avait pas manqu‚ de devenir amoureuse du jeune pr‚cepteur; elle en parlait souvent … sa maŒtresse. L'amour de Mlle lisa avait valu … Julien la haine d'un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait … lisa: "Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce pr‚cepteur crasseux est entr‚ dans la maison."Julien ne m‚ritait pas cette injure; mais, par instinct de joli gar‡on, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas … un jeune abb‚. A la soutane prŠs c'‚tait le costume que portait Julien.

Mme de Rˆnal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume … Mlle lisa; elle apprit que ces entretiens ‚taient caus‚s par la p‚nurie de la trŠs petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il ‚tait oblig‚ de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est pour ces petits soins qu'lisa lui ‚tait utile. Cette extrˆme pauvret‚, qu'elle ne soup‡onnait pas, toucha Mme de Rˆnal, elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette r‚sistance int‚rieure fut le premier sentiment p‚nible que lui causa Julien. Jusque-l… le nom de Julien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, ‚taient synonymes pour elle. Tourment‚e par l'id‚e de la pauvret‚ de Julien, Mme de Rˆnal parla … son mari de lui faire un cadeau de linge:

- Quelle duperie! r‚pondit-il. Quoi! faire des cadeaux … un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait dans le cas o— il se n‚gligerait qu'il faudrait stimuler son zŠle.

Mme de Rˆnal fut humili‚e de cette maniŠre de voir; elle ne l'e–t pas remarqu‚e avant l'arriv‚e de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrˆme propret‚ de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abb‚, sans se dire: "Ce pauvre gar‡on, comment peut-il faire?"

Peu … peu, elle eut piti‚ de tout ce qui manquait … Julien, au lieu d'en ˆtre choqu‚e.

Mme de Rˆnal ‚tait une de ces femmes de province, que l'on peut trŠs bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les voit. Elle n'avait aucune exp‚rience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Dou‚e d'une ƒme d‚licate et d‚daigneuse, cet instinct de bonheur naturel … tous les ˆtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l'avait jet‚e.

On l'e–t remarqu‚e pour le naturel et la vivacit‚ d'esprit, si elle e–t re‡u la moindre ‚ducation. Mais en sa qualit‚ d'h‚ritiŠre, elle avait ‚t‚ ‚lev‚e chez des religieuses adoratrices passionn‚es du Sacr‚-Coeur de J‚sus, et anim‚es d'une haine violente pour les Fran‡ais ennemis des j‚suites. Mme de Rˆnal s'‚tait trouv‚e assez de sens pour oublier bient“t, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien … la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries pr‚coces dont elle avait ‚t‚ l'objet, en sa qualit‚ d'h‚ritiŠre d'une grande fortune, et un penchant d‚cid‚ … la d‚votion passionn‚e, lui avaient donn‚ une maniŠre de vivre tout int‚rieure. Avec l'apparence de la condescendance la plus parfaite, et d'une abn‚gation de volont‚, que les maris de VerriŠres citaient en exemple … leurs femmes, et qui faisait l'orgueil de M. de Rˆnal, la conduite habituelle de son ƒme ‚tait en effet le r‚sultat de l'humeur la plus altiŠre. Telle princesse, cit‚e … cause de son orgueil, prˆte infiniment plus d'attention … ce que ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n'en donnait … tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu'… l'arriv‚e de Julien, elle n'avait r‚ellement eu d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilit‚ de cette ƒme, qui, de la vie, n'avait ador‚ que Dieu, quand elle ‚tait au Sacr‚-Coeur de Besan‡on.

Sans qu'elle daignƒt le dire … personne, un accŠs de fiŠvre d'un de ses fils la mettait presque dans le mˆme ‚tat que si l'enfant e–t ‚t‚ mort. Un ‚clat de rire grossier, un haussement d'‚paules, accompagn‚ de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d'‚panchement l'avait port‚e … faire … son mari, dans les premiŠres ann‚es de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rˆnal. Voil… ce qu'elle trouva au milieu des flatteries empress‚es et mielleuses du couvent j‚suitique o— elle avait pass‚ sa jeunesse. Son ‚ducation fut faite par la douleur. Trop fiŠre pour parler de ce genre de chagrins, mˆme … son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes ‚taient comme son mari, M. Valenod et le sous-pr‚fet Charcot de Maugiron. La grossiŠret‚, et la plus brutale insensibilit‚ … tout ce qui n'‚tait pas int‚rˆt d'argent, de pr‚s‚ance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles … ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.

AprŠs de longues ann‚es, Mme de Rˆnal n'‚tait pas encore accoutum‚e … ces gens … argent au milieu desquels il fallait vivre.

De l… le succŠs du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveaut‚, dans la sympathie de cette ƒme noble et fiŠre. Mme de Rˆnal lui eut bient“t pardonn‚ son ignorance extrˆme gui ‚tait une grƒce de plus, et la rudesse de ses fa‡ons qu'elle parvint … corriger. Elle trouva qu'il valait la peine de l'‚couter, mˆme quand on parlait des choses les plus communes, mˆme quand il s'agissait d'un pauvre chien ‚cras‚, comme il traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire … son mari, tandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqu‚s de Julien. La g‚n‚rosit‚, la noblesse d'ƒme, l'humanit‚ lui semblŠrent peu … peu n'exister que chez ce jeune abb‚. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et mˆme l'admiration que ces vertus excitent chez les ƒmes bien n‚es.

A Paris, la position de Julien envers Mme de Rˆnal e–t ‚t‚ bien vite simplifi‚e; mais … Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune pr‚cepteur et sa timide maŒtresse

auraient retrouv‚ dans trois ou quatre romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l'‚claircissement de leur position. Les romans leur auraient trac‚ le r“le … jouer, montr‚ le modŠle … imiter, et ce modŠle, t“t ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-ˆtre en rechignant, la vanit‚ e–t forc‚ Julien … le suivre.

Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyr‚n‚es, le moindre incident e–t ‚t‚ rendu d‚cisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la d‚licatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincŠrement sage, occup‚e de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu … peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

Souvent, en songeant … la pauvret‚ du jeune pr‚cepteur, Mme de Rˆnal ‚tait attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout … fait.

- Eh, madame, vous serait-il arriv‚ quelque malheur!

- Non, mon ami, lui r‚pondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener.

Elle prit son bras et s'appuya d'une fa‡on qui parut singuliŠre … Julien. C'‚tait pour la premiŠre fois qu'elle l'avait appel‚ mon ami.

Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

- On vous aura racont‚, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique h‚ritiŠre d'une tante fort riche qui habite Besan‡on. Elle me comble de pr‚sents... Mes fils font des progrŠs... si ‚tonnants... que je voudrais vous prier d'accepter un petit pr‚sent, comme marque de ma reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler.

- Quoi, madame? dit Julien.

- Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tˆte, de parler de ceci … mon mari.

- Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s'arrˆtant, les yeux brillants de colŠre, et se relevant de toute sa hauteur, c'est … quoi vous n'avez pas assez r‚fl‚chi. Je serais moins qu'un valet, si je me mettais dans le cas de cacher … M. de Rˆnal quoi que ce soit de relatif … mon argent.

Mme de Rˆnal ‚tait atterr‚e.

- M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs depuis que j'habite sa maison; je suis prˆt … montrer mon livre de d‚penses … M. de Rˆnal et … qui que ce soit, mˆme … M. Valenod qui me hait.

A la suite de cette sortie, Mme de Rˆnal ‚tait rest‚e pƒle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre p–t trouver un pr‚texte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rˆnal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant … elle, elle le respecta elle l'admira, elle en avait ‚t‚ grond‚e. Sous pr‚texte d‚ r‚parer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait caus‚e, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveaut‚ de ces maniŠres fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rˆnal. Leur effet fut d'apaiser en partie la colŠre de Julien; il ‚tait loin d'y voir rien qui p–t ressembler … un go–t personnel.

- Voil…, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et croient ensuite pouvoir tout r‚parer, par quelques singeries!

Le coeur de Mme de Rˆnal ‚tait trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgr‚ se s'r‚ solutions … cet ‚gard, elle ne racontƒt pas … son mari l'offre qu'elle avait faite … Julien, et la fa‡on dont elle avait ‚t‚ repouss‚e.

- Comment, reprit M. de Rˆnal vivement piqu‚, avez-vous pu tol‚rer un refus de la part d'un domestique?

Et comme Mme de Rˆnal se r‚criait sur ce mot:

- Je parle, madame, comme feu M. le prince de Cond‚, pr‚sentant ses chambellans … sa nouvelle ‚pouse: "Tous ces gens-l…, lui dit-il sont nos domestiques."Je vous ai lu ce passage des M‚moires de Besenval, essentiel pour les pr‚s‚ances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui vit chez vous et re‡oit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots … ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.

- Ah! mon ami, dit Mme de Rˆnal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques!

- Oui, ils pourraient ˆtre jaloux et avec raison, dit son mari, en s'‚loignant et pensant … la quotit‚ de la somme.

Mme de Rˆnal tomba sur une chaise, presque ‚vanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences.

Lorsqu'elle revit Julien, elle ‚tait toute tremblante, sa poitrine ‚tait tellement contract‚e qu'elle ne put parvenir … prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra.

- Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, ˆtes-vous content de mon mari?

- Comment ne le serais-je pas? r‚pondit Julien avec un sourire amer; il m'a donn‚ cent francs.

Mme de Rˆnal le regarda comme incertaine.

- Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu.

Elle osa aller jusque chez le libraire de VerriŠres, malgr‚ son affreuse r‚putation de lib‚ralisme'. L…, elle choisit pour dix louis de livres qu'elle donna … ses fils. Mais ces livres ‚taient ceux qu'elle savait que Julien d‚sirait. Elle exigea que l…, dans la boutique du libraire, chacun des enfants ‚crivŒt son nom sur les livres qui lui ‚taient ‚chus en partage. Pendant que Mme de Rˆnal ‚tait heureuse de la sorte de r‚paration qu'elle avait l'audace de faire … Julien, celui-ci ‚tait ‚tonn‚ de la quantit‚ de livres qu'il apercevait chez le libraire. Jamais il n'avait os‚ entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer … deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rˆnal, il rˆvait profond‚ment au moyen qu'il y aurait, pour un jeune ‚tudiant en th‚ologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l'id‚e qu'il serait possible, avec de l'adresse, de persuader … M. de Rˆnal qu'il fallait donner pour sujet de thŠme … ses fils l'histoire des gentilshommes c‚lŠbres n‚s dans la province. Apres un mois de soins, Julien vit r‚ussir cette id‚e, et … un tel point, que, quelque temps aprŠs, il osa hasarder, en parlant … M. de Rˆnal, la mention d'une action bien autrement p‚nible pour le noble maire, il s'agissait de contribuer … la fortune d'un lib‚ral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rˆnal convenait bien qu'il ‚tait sage de donner … son fils aŒn‚ l'id‚e de visu de plusieurs ouvrages qu'il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait … l'cole militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner … ne pas aller plus loin. Il soup‡onnait une raison secrŠte, mais ne pouvait la deviner.

- Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute inconvenance … ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rˆnal par–t sur le sale registre du libraire.

Le front de M. de Rˆnal s'‚claircit.

- Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus humble, pour un pauvre ‚tudiant en th‚ologie, si l'on pouvait un jour d‚couvrir que son nom a ‚t‚ sur le registre d'un libraire loueur de livres. Les lib‚raux pourraient m'accuser d'avoir demand‚ les livres les plus infƒmes; qui sait mˆme s'ils n'iraient pas jusqu'… ‚crire aprŠs mon nom les titres de ces livres pervers.

Mais Julien s'‚loignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut."Je tiens mon homme", se dit-il.

Quelques jours aprŠs, l'aŒn‚ des enfants interrogeant Julien sur un livre annonc‚ dans la Quotidienne, en pr‚sence de M. de Rˆnal:

- Pour ‚viter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune pr‚cepteur, et cependant me donner les moyens de r‚pondre … M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens.

- Voil… une id‚e qui n'est pas mal, dit M. de Rˆnal ‚videmment fort joyeux.

- Toutefois il faudrait sp‚cifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien … de certaines gens, quand ils voient le succŠs des affaires qu'ils ont le plus longtemps d‚sir‚es, il faudrait sp‚cifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-mˆme.

- Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rˆnal, d'un air hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant mezzo-termine invent‚ par le pr‚cepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites n‚gociations, et leur succŠs l'occupait beaucoup plus que le sentiment de pr‚f‚rence marqu‚e qu'il n'e–t tenu qu'… lui de lire dans le coeur de Mme de Rˆnal.

La position morale o— il avait ‚t‚ toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de VerriŠres. L…, comme … la scierie de son pŠre, il m‚prisait profond‚ment les gens avec qui il vivait, et en ‚tait ha‹. Il voyait chaque jour dans les r‚cits faits par le sous-pr‚fet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, … l'occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs id‚es ressemblaient peu … la r‚alit‚. Une action lui semblait-elle admirable? c'‚tait celle-l… pr‚cis‚ment qui attirait le blƒme des gens qui l'environnaient. Sa r‚plique int‚rieure ‚tait toujours: "Quels monstres ou quels sots!"Le plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait absolument rien … ce dont on parlait.

De la vie, il n'avait parl‚ avec sinc‚rit‚ qu'au vieux chirurgien-major; le peu d'id‚es qu'il avait ‚taient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou … la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au r‚cit circonstanci‚ des op‚rations les plus douloureuses; il se disait: "Je n'aurais pas sourcill‚."

La premiŠre fois que Mme de Rˆnal essaya avec lui une conversation ‚trangŠre … l'‚ducation des enfants, il se mit … parler d'op‚rations chirurgicales; elle pƒlit et le pria de cesser.

Julien ne savait rien au-del…. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rˆnal, le silence le plus singulier s'‚tablissait entre eux dŠs qu'ils ‚taient seuls. Dans le salon, quelle que f–t l'humilit‚ de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de sup‚riorit‚ intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrass‚. Elle en ‚tait inquiŠte, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'‚tait nullement tendre.

D'aprŠs je ne sais quelle id‚e prise dans quelque r‚cit de la bonne soci‚t‚, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dŠs qu'on se taisait dans un lieu o— il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humili‚ comme si ce silence e–t ‚t‚ son tort particulier. Cette sensation ‚tait cent fois plus p‚nible dans le tˆte-…-tˆte. Son imagination remplie des notions les plus exag‚r‚es, les plus espagnoles ', sur ce qu'un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des id‚es inadmissibles. Son ƒme ‚tait dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air s‚vŠre, pendant ses longues promenades avec Mme de Rˆnal et les enfants, ‚tait augment‚ par les souffrances les plus cruelles. Il se m‚prisait horriblement. Si par malheur il se for‡ait … parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misŠre, il voyait et s'exag‚rait son absurdit‚, mais ce qu'il ne voyait pas, c'‚tait l'expression de ses yeux; ils ‚taient si beaux et annon‡aient une ƒme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant … ce qui n'en avait pas. Mme de Rˆnal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais … dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque ‚v‚nement impr‚vu. il ne songeait pas … bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gƒtaient pas en lui pr‚sentant des id‚es nouvelles et brillantes, elle jouissait avec d‚lices des ‚clairs d'esprit de Julien.

Depuis la chute de Napol‚on, toute apparence de galanterie est s‚vŠrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'ˆtre destitu‚. Les fripons cherchent un appui dans la congr‚gation; et l'hypocrisie a fait les plus beaux progrŠs mˆme dans les classes lib‚rales. L'ennui redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.

Mme de Rˆnal, riche h‚ritiŠre d'une tante d‚vote mari‚e … seize ans … un bon gentilhomme, n'avait de sa vie ‚prouv‚ ni vu rien qui ressemblƒt le moins du monde … l'amour. Ce n'‚tait guŠre que son confesseur, le bon cur‚ Ch‚lan, qui lui avait parl‚ de l'amour, … propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si d‚go–tante, que ce mot ne lui repr‚sentait que l'id‚e du libertinage le plus abject. Elle recardait comme une exception, ou mˆme comme tout … fait hors de nature, l'amour tel qu'elle l'avait trouv‚ dans le trŠs petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grƒce … cette ignorance, Mme de Rˆnal, parfaitement heureuse, occup‚e sans cesse de Julien, ‚tait loin de se faire le plus petit reproche.



CHAPITRE VIII


PETITS VNEMENTS

Then there were sighs, the deeper for suppression,
And stolen glances, sweeter for the theft,
And burning blushes, though for no transgression.
Don Juan C. 1 et 74.



L'ang‚lique douceur que Mme de Rˆnal devait … son caractŠre et … son bonheur actuel n'‚tait un peu alt‚r‚e que quand elle venait … songer … sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un h‚ritage, alla se confesser au cur‚ Ch‚lan et lui avoua le projet d'‚pouser Julien. Le cur‚ eut une v‚ritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut extrˆme, quand Julien lui dit d'un air r‚solu que l'offre de Mlle lisa ne pouvait lui convenir.

- Prenez garde, mon enfant, … ce qui se passe dans votre coeur, dit le cur‚ fron‡ant le sourcil; je vous f‚licite de votre vocation, si c'est … elle seule que vous devez le m‚pris d'une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonn‚s que je suis cur‚ de VerriŠres, et cependant, suivant toute apparence' je vais ˆtre destitu‚. Ceci m'afflige, et toutefois j ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce d‚tail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'‚tat de prˆtre. Si vous songez … faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte ‚ternelle est assur‚e. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux mis‚rables, flatter le sous-pr‚fet, le maire, l'homme consid‚r‚ et servir ses passions: cette conduite, qui dans le monde s'appelle savoir vivre, peut, pour un la‹c, n'ˆtre pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre ‚tat, il faut opter il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre, il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, r‚fl‚chissez, et revenez dans trois jours me rendre une r‚ponse d‚finitive. J'entrevois avec peine, au fond de votre caractŠre, une ardeur sombre qui ne m'annonce pas la mod‚ration et la parfaite abn‚gation des avantages terrestres n‚cessaires … un prˆtre; j'augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon cur‚, les larmes aux yeux, dans l'‚tat de prˆtre, je tremblerai pour votre salut.

Julien avait honte de son ‚motion, pour la premiŠre fois de sa vie, il se voyait aim‚; il pleurait avec d‚lices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de VerriŠres.

"Pourquoi l'‚tat o— je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon cur‚ Ch‚lan et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrŠte dont il me parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'ˆtre prˆtre, et cela pr‚cis‚ment quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute id‚e de ma pi‚t‚ et de ma vocation.

"A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractŠre que j'aurai ‚prouv‚es. Qui m'e–t dit que je trouverais du plaisir … r‚pandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu'un sot!"

Trois jours aprŠs, Julien avait trouv‚ le pr‚texte dont il e–t d– se munir dŠs le premier jour; ce pr‚texte ‚tait une calomnie, mais qu'importe? Il avoua au cur‚, avec beaucoup d'h‚sitation, qu'une raison qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait … un tiers, l'avait d‚tourn‚ tout d'abord de l'union projet‚e. C'‚tait accuser la conduite d'lisa. M. Ch‚lan trouva dans ses maniŠres un certain feu tout mondain, bien diff‚rent de celui qui e–t d– animer un jeune l‚vite.

- Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plut“t qu'un prˆtre sans vocation.

Julien r‚pondit … ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu'e–t employ‚s un jeune s‚minariste fervent; mais le ton dont il les pronon‡ait, mais le feu mal cach‚ qui ‚clatait dans ses yeux alarmaient M. Ch‚lan.

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal … son ƒge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait ‚t‚ priv‚ de la vue des grands modŠles. Par la suite, … peine lui eut-il ‚t‚ donn‚ d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles.

Mme de Rˆnal fut ‚tonn‚e que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendŒt pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le cur‚, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage.

Mme de Rˆnal se crut malade; une sorte de fiŠvre l'empˆchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'… eux et au bonheur qu'ils trouveraient dans leur m‚nage. La pauvret‚ de cette petite maison o— l'on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait … elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait trŠs bien se faire avocat … Bray, la sous-pr‚fecture … deux lieues de VerriŠres; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

Mme de Rˆnal crut sincŠrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit … son mari, et enfin tomba malade. Le soir mˆme, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait lisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en demanda pardon. Les larmes d'lisa redoublŠrent; elle lui dit que si sa maŒtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

- Dites r‚pondit Mme de Rˆnal.

- Eh bien, madame, il me refuse; des m‚chants lui auront dit du mal de moi, il les croit.

- Qui vous refuse? dit Mme de Rˆnal respirant … peine.

- Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? r‚pliqua la femme de chambre, en sanglotant. M. le cur‚ n'a pu vaincre sa r‚sistance; car M. le cur‚ trouve qu'il ne doit pas refuser une honnˆte fille, sous pr‚texte qu'elle a ‚t‚ femme de chambre. AprŠs tout, le pŠre de M. Julien n'est autre chose qu'un charpentier; lui-mˆme comment gagnait-il sa vie avant d'ˆtre chez madame?

Mme de Rˆnal n'‚coutait plus, l'excŠs du bonheur lui avait presque “t‚ l'usage de la raison. Elle se fit r‚p‚ter plusieurs fois l'assurance que Julien avait refus‚ d'une fa‡on positive, et qui ne permettait plus de revenir … une r‚solution plus sage.

- Je veux tenter un dernier effort, dit-elle … sa femme de chambre, je parlerai … M. Julien.

Le lendemain aprŠs le d‚jeuner, Mme de Rˆnal se donna la d‚licieuse volupt‚ de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d'lisa refus‚es constamment pendant une heure.

Peu … peu Julien sortit de ses r‚ponses compass‚es, et finit par r‚pondre avec esprit aux sages repr‚sentations de Mme de Rˆnal. Elle ne put r‚sister au torrent de bonheur qui inondait son ƒme aprŠs tant de jours de d‚sespoir. Elle se trouva mal tout … fait. Quand elle fut remise et bien ‚tablie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle ‚tait profond‚ment ‚tonn‚e.

"Aurais-je de l'amour pour Julien?"se dit-elle enfin.

Cette d‚couverte, qui dans tout autre moment l'aurait plong‚e dans les remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu'un spectacle singulier, mais comme indiff‚rent. Son ƒme, ‚puis‚e par tout ce qu'elle venait d'‚prouver, n'avait plus de sensibilit‚ au service des passions.

Mme de Rˆnal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand elle se r‚veilla elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait d–. Elle ‚tait trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Na‹ve et innocente, jamais cette bonne provinciale n'avait tortur‚ son ƒme, pour tƒcher d'en arracher un peu de sensibilit‚ … quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. EntiŠrement absorb‚e, avant l'arriv‚e de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une bonne mŠre de famille, Mme de Rˆnal pensait aux passions, comme nous pensons … la loterie: duperie certaine et bonheur cherch‚ par les fous.

La cloche du dŒner sonna; Mme de Rˆnal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un affreux mal de tˆte.

- Voil… comme sont toutes les femmes, lui r‚pondit M. de Rˆnal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose … raccommoder … ces machines-l…!

Quoique accoutum‚e … ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rˆnal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il e–t ‚t‚ l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui e–t plu.

Attentif … copier les allures des gens de coeur, dŠs les premiers beaux jours du printemps, M. de Rˆnal s'‚tablit … Vergy, c'est le village rendu c‚lŠbre par l'aventure tragique de Gabrielle'. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l'anciens ‚glise gothique, M. de Rˆnal possŠde un vieux chƒteau avec ses quatre tours, et un jardin dessin‚ comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et all‚es de marronniers taill‚s deux fois par an. Un champ voisin, plant‚ de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques ‚taient au bout du verger; leur feuillage immense s'‚levait peut-ˆtre … quatre-vingts pieds de hauteur.

"Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rˆnal quand sa femme les admirait me co–te la r‚colte d'un demi-arpent, le bl‚ ne peut venir sous leur ombre."

La vue d‚ la campagne sembla nouvelle … Mme de Rˆnal, son admiration allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle ‚tait anim‚e lui donnait de l'esprit et de la r‚solution. DŠs le surlendemain de l'arriv‚e … Vergy M. de Rˆnal ‚tant retourn‚ … la ville, pour les affair‚s de la mairie, Mme de Rˆnal prit des ouvriers … ses frais. Julien lui avait donn‚ l'id‚e d'un petit chemin sabl‚, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener dŠs le matin, sans que leurs souliers fussent mouill‚s par la ros‚e. Cette id‚e fut mise … ex‚cution, moins de vingt-quatre heures aprŠs avoir ‚t‚ con‡ue. Mme de Rˆnal passa toute la journ‚e gaiement avec Julien … diriger les ouvriers.

Lorsque le maire de VerriŠres revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l'all‚e faite. Son arriv‚e surprit aussi Mme de Rˆnal; elle avait oubli‚ son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une r‚paration aussi importante; mais Mme de Rˆnal l'avait ex‚cut‚e … ses frais, ce qui le consolait un peu.

Elle passait ses journ‚es … courir avec ses enfants dans le verger, et … faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres l‚pidoptŠres. C'est le nom barbare que Julien apprenait … Mme de Rˆnal. Car elle avait fait venir de Besan‡on le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singuliŠres de ces insectes.

On les piquait sans piti‚ avec des ‚pingles dans un grand cadre de carton arrang‚ aussi par Julien.

Il y eut enfin entre Mme de Rˆnal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus expos‚ … l'affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.

Ils se parlaient sans cesse, et avec un int‚rˆt extrˆme quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occup‚e et gaie, ‚tait du go–t de tout le monde, except‚ de Mlle lisa, qui se trouvait exc‚d‚e de travail."Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal … VerriŠres, madame ne s'est donn‚ tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par Jour."

Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rˆnal, qui avait une peau superbe, ne se fŒt arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort d‚couverts. Elle ‚tait trŠs bien faite, et cette maniŠre de se mettre lui allait … ravir.

- Jamais vous n'avez ‚t‚ si jeune, madame, lui disaient ses amis de VerriŠres qui venaient dŒner … Vergy. (C'est une fa‡on de parler du pays.)

Une chose singuliŠre qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'‚tait sans intention directe que Mme de Rˆnal se livrait … tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu'elle ne passait pas … la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec lisa … bƒtir des robes. Sa seule course … VerriŠres fut caus‚e par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'‚t‚ qu'on venait d'apporter de Mulhouse.

Elle ramena … Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rˆnal s'‚tait li‚e insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait ‚t‚ sa compagne au Sacr‚-Coeur'.

Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les id‚es folles de sa cousine: seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces id‚es impr‚vues qu'on e–t appel‚es saillies … Paris, Mme de Rˆnal en avait honte comme d'une sottise, quand elle ‚tait avec son mari; mais la pr‚sence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord ses pens‚es d'une voix timide; quand ces dames ‚taient longtemps seules, l'esprit de Mme de Rˆnal s'animait, et une longue matin‚e solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A cc voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

Julien, de son c“t‚, avait v‚cu en v‚ritable enfant depuis son se jour … la campagne, aussi heureux de courir … la suite des papillons que ses ‚lŠves. AprŠs tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rˆnal, il se livrait au plaisir d'exister, si vif … cet ƒge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

DŠs l'arriv‚e de Mme Derville il sembla … Julien qu'elle ‚tait son amie; il se hƒta d‚ lui montrer le point de vue que l'on a de l'extr‚mit‚ de la nouvelle all‚e sous les grands noyers; dans le fait il est ‚gal, si ce n'est sup‚rieur … ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la c“te rapide qui commence … quelques pas de l…, on arrive bient“t … de grands pr‚cipices bord‚s par des bois de chˆnes, qui s'avancent presque jusque sur la riviŠre. C'est sur les sommets de ces rochers coup‚s … pic, que Julien, heureux, libre, et mˆme quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

- C'est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville.

La jalousie de ses frŠres, la pr‚sence d'un pŠre despote et rempli d'humeur, avaient gƒt‚ aux yeux de Julien les campagnes des environs de VerriŠres. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la premiŠre fois de sa vie il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rˆnal ‚tait … la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bient“t, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d'un vase … fleurs renvers‚, il put se livrer au sommeil, le jour dans l'intervalle des le‡ons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique rŠgle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait … la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de d‚couragement.

Certaines choses que Napol‚on dit des femmes, plusieurs discussions sur le m‚rite des romans … la mode sous son rŠgne, lui donnŠrent alors, pour la premiŠre fois, quelques id‚es que tout autre jeune homme de son ƒge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivŠrent. On prit l'habitude de passer les soir‚es sous un immense tilleul … quelques pas de la maison. L'obscurit‚ y ‚tait profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec d‚lices du plaisir de bien parler et … des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rˆnal qui ‚tait appuy‚e sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu'il ‚tait de son devoir d'obtenir que l'on ne retirƒt pas cette main quand il la touchait. L'id‚e d'un devoir … accomplir, et d'un ridicule ou plut“t d'un sentiment d'inf‚riorit‚ … encourir si l'on n'y parvenait pas, ‚loigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.



CHAPITRE IX


UNE SOIREE A LA CAMPAGNE


La Didon de M. Gu‚rin, esquisse charmante!
STROMBECK.



Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rˆnal ‚taient singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards si diff‚rents de ceux de la veille, firent perdre la tˆte … Mme de Rˆnal: elle avait ‚t‚ bonne pour lui, et il paraissait fƒch‚. Elle ne pouvait d‚tacher ses regards des siens.

La pr‚sence de Mme Derville permettait … Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tˆte. Son unique affaire, toute cette journ‚e, fut de se fortifier par la lecture du livre inspir‚ qui retrempait son ƒme.

Il abr‚gea beaucoup les le‡ons des enfants, et ensuite, quand la pr‚sence de Mme de Rˆnal vint le rappeler tout … fait aux soins de sa gloire, il d‚cida qu'il fallait absolument qu'elle permŒt ce soir-l… que sa main restƒt dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment d‚cisif fit battre le coeur de Julien d'une fa‡on singuliŠre. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui “ta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel charg‚ de gros nuages, promen‚s par un vent trŠs chaud, semblait annoncer une tempˆte. Les deux amies se promenŠrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-l… semblait singulier … Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines ƒmes d‚licates, semble augmenter le plaisir d'aimer.

On s'assit enfin, Mme de Rˆnal … c“t‚ de Julien, et Mme Derville prŠs de son amie. Pr‚occup‚ de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien … dire. La conversation languissait.

"Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?"se dit Julien, car il avait trop de m‚fiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l'‚tat de son ƒme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent sembl‚ pr‚f‚rables. Que de fois ne d‚sira-t-il pas voir survenir … Mme de Rˆnal quelque affaire qui l'obligeƒt de rentrer … la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien ‚tait oblig‚ de se faire ‚tait trop forte pour que sa voix ne f–t pas profond‚ment alt‚r‚e, bient“t la voix de Mme de Rˆnal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aper‡ut point. L'affreux combat que le devoir livrait … la timidit‚ ‚tait trop p‚nible, pour qu'il f–t en ‚tat de rien observer hors lui-mˆme. Neuf heures trois quarts venaient de sonner … l'horloge du chƒteau sans qu'il e–t encore rien os‚. Julien, indign‚ de sa lƒchet‚, se dit: "Au moment pr‚cis o— dix heures sonneront, j'ex‚cuterai ce que, pendant toute la journ‚e je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me br–ler la cervelle."

AprŠs un dernier moment d'attente et d'anxi‚t‚, pendant lequel l'excŠs de l'‚motion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnŠrent … l'horloge qui ‚tait au-dessus d‚ sa tˆte. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il ‚tendit la main, et prit celle de Mme de Rˆnal, qui la retira aussit“t. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ‚mu lui-mˆme, il fut frapp‚ de la froideur glaciale de la main qu'il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un dernier effort pour la lui “ter, mais enfin cette main lui resta.

Son ƒme fut inond‚e de bonheur, non qu'il aimƒt Mme de Rˆnal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aper‡–t de rien, il se crut oblig‚ de parler, sa voix alors ‚tait ‚clatante et forte. Celle de Mme de Rˆnal, au contraire, trahissait tant d'‚motion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: "Si Mme de Rˆnal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse o— j'ai pass‚ la journ‚e. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis."

Au moment o— Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.

Mme de Rˆnal, qui se levait d‚j…, se rassit en disant, d'une voix mourante:

- Je me sens, … la v‚rit‚, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmŠrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, ‚tait extrˆme: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'‚coutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette ‚loquence qui lui arrivait tout … coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatigu‚e du vent qui commen‡ait … s'‚lever et qui pr‚c‚dait la tempˆte, ne voul–t rentrer seule au salon. Alors il serait rest‚ en tˆte-…-tˆte avec Mme de Rˆnal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il ‚tait hors de sa puissance de dire le mot le plus simple … Mme de Rˆnal. Quelque l‚gers que fussent ses reproches, il allait ˆtre battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir an‚anti.

Heureusement pour lui, ce soir-l…, ses discours touchants et emphatiques trouvŠrent grƒce devant Mme Derville, qui trŠs souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rˆnal la main dans celle de Julien, elle ne pensait … rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit plant‚ par Chartes le T‚m‚raire, furent pour elle une ‚poque de bonheur. Elle ‚coutait avec d‚lices les g‚missements du vent dans l'‚pais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commen‡aient … tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'e–t bien rassur‚; Mme de Rˆnal, qui avait ‚t‚ oblig‚e de lui “ter sa main, parce qu'elle se leva pour aider sa cousine … relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser … leurs pieds, fut … peine assise de nouveau, qu'elle lui rendit sa main presque sans difficult‚, et comme si d‚j… c'e–t ‚t‚ entre eux une chose convenue.

Minuit ‚tait sonn‚ depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se s‚para. Mme de Rˆnal, transport‚e du bonheur d'aimer, ‚tait tellement ignorante, qu'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui “tait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien mortellement fatigu‚ des combats que, toute la journ‚e, la timidit‚ et l'orgueil s'‚taient livr‚s dans son coeur.

Le lendemain on le r‚veilla … cinq heures; et, ce qui e–t ‚t‚ cruel pour Mme de Rˆnal, si elle l'e–t su, … peine lui donna-t-il une pens‚e. Il avait fait son devoir, et un devoir h‚ro‹que. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s'enferma … clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau … la lecture des exploits de son h‚ros.

Quand la cloche du d‚jeuner se fit entendre, il avait oubli‚, en lisant les bulletins de la grande arm‚e, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d'un ton l‚ger, en descendant au salon: "Il faut dire … cette femme que je l'aime."

Au lieu de ces regards charg‚s de volupt‚, qu'il s'attendait … rencontrer, il trouva la figure s‚vŠre de M. de Rˆnal, qui, arriv‚ depuis deux heures de VerriŠres, ne cachait point son m‚contentement de ce que Julien passait toute la matin‚e sans s'occuper des enfants. Rien n'‚tait laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari per‡ait le coeur de Mme de Rˆnal. Quant … Julien, il ‚tait tellement plong‚ dans l'extase, encore si occup‚ des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu'… peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'… ‚couter les propos durs que lui adressait M. de Rˆnal. Il lui dit enfin, assez brusquement:

- J'‚tais malade.

Le ton de cette r‚ponse e–t piqu‚ un homme beaucoup moins susceptible que le maire de VerriŠres, il eut quelque id‚e de r‚pondre … Julien en le chassant … l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il s'‚tait faite de ne jamais trop se hƒter en affaires.

"Ce jeune sot, se dit-il bient“t, s'est fait une sorte de r‚putation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il ‚pousera Elisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de moi."

Malgr‚ la sagesse de ses r‚flexions le m‚contentement de M. de Rˆnal n'en ‚clata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu … peu, irritŠrent Julien. Mme de Rˆnal ‚tait sur le point de fondre en larmes. A peine le d‚jeuner fut-il fini, qu'elle demanda … Julien de lui donner le bras pour la promenade; elle s'appuyait sur lui avec amiti‚. A tout ce que Mme de Rˆnal lui disait, Julien ne pouvait que r‚pondre … demi-voix:

- Voil… bien les gens riches!

M. de Rˆnal marchait tout prŠs d'eux; sa pr‚sence augmentait la colŠre de Julien. Il s'aper‡ut tout … coup que Mme de Rˆnal s'appuyait sur son bras d'une fa‡on marqu‚e; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et d‚gagea son bras.

Heureusement M. de Rˆnal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarqu‚e que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rˆnal se mit … poursuivre … coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger.

- Monsieur Julien, de grƒce mod‚rez-vous, songez que nous avons tous des moments d'humeur, dit rapidement Mme Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux o— se peignait le plus souverain m‚pris.

Ce regard ‚tonna Mme Derville, et l'e–t surprise bien davantage si elle en e–t devin‚ la v‚ritable expression; elle y e–t lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d'humiliation qui ont fait les Robespierre.

- Votre Julien est bien violent, il m'effraye, dit tout bas Mme Derville … son amie

- Il a raison d'ˆtre en colŠre, lui r‚pondit celle-ci. AprŠs les progrŠs ‚tonnants qu'il a fait faire aux enfants qu'importe qu'il passe une matin‚e sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

Pour la premiŠre fois de sa vie Mme de Rˆnal sentit une sorte de d‚sir de vengeance contre son mari. La haine extrˆme qui animait Julien contre les riches allait ‚clater. Heureusement M. de Rˆnal appela son jardinier, et resta occup‚ avec lui … barrer avec des fagots d'‚pines le sentier abusif … travers le verger. Julien ne r‚pondit pas un seul mot aux pr‚venances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l'objet. A peine M. de Rˆnal s'‚tait-il ‚loign‚, que les deux amies, se pr‚tendant fatigu‚es, lui avaient demand‚ chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrˆme couvrait les joues de rougeur et d'embarras, la pƒleur hautaine, l'air sombre et d‚cid‚ de Julien formait un ‚trange contraste. Il m‚prisait ces femmes et tous les sentiments tendres.

"Quoi, se disait-il, pas mˆme cinq cents francs de rente pour terminer mes ‚tudes. Ah! comme je l'enverrais promener!"

Absorb‚ par ces id‚es s‚vŠres, le peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui d‚plaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot f‚minin

A force de parler pour parler, et de chercher … maintenir la conversation vivante, il arriva … Mme de Rˆnal de dire que son mari ‚tait venu de VerriŠres parce qu'il avait fait march‚, pour de la paille de ma‹s, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c'est avec de la paille de ma‹s que l'on remplit les paillasses des lits.)

- Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rˆnal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s'occuper d'achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans tous les lits du premier ‚tage, maintenant il est au second.

Julien changea de couleur, il regarda Mme de Rˆnal d'un air singulier, et bient“t la prit … part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s'‚loigner.

- Sauvez-moi la vie, dit Julien … Mme de Rˆnal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait … la mort. Je dois vous avouer, madame, que j'ai un portrait je l'ai cach‚ dans la paillasse de mon lit.

A ce mot Mme de Rˆnal devint pƒle … son tour.

- Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le plus rapproch‚ de la fenˆtre, vous y trouverez une petite boŒte de carton noir et lisse.

- Elle renferme un portrait! dit Mme de Rˆnal, pouvant … peine se tenir debout.

Son air de d‚couragement fut aper‡u de Julien, qui aussit“t en profita.

- J'ai une seconde grƒce … vous demander, madame je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c'est mon secret.

- C'est un secret! r‚p‚ta Mme de Rˆnal, d'une voix ‚teinte.

Mais, quoique ‚lev‚e parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles au seul int‚rˆt d'argent, l'amour avait d‚j… mis de la g‚n‚rosit‚ dans cette ƒme. Cruellement bless‚e, ce fut avec l'air du d‚vouement le plus simple que Mme de Rˆnal fit … Julien les questions n‚cessaires pour pouvoir bien s'acquitter de sa commission.

- Ainsi, lui dit-elle en s'‚loignant, une petite boŒte ronde, de carton noir, bien lisse.

- Oui, madame, r‚pondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux hommes.

Elle monta au second ‚tage du chƒteau pƒle comme si elle f–t all‚e … la mort. Pour comble de misŠre, elle sentit qu'elle ‚tait sur le point de se trouver mal; mais la n‚cessit‚ de rendre service … Julien lui rendit des forces.

- Il faut que j'aie cette boŒte, se dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre mˆme de Julien. Heureusement ils passŠrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle s'‚corcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci, car presque en mˆme temps elle sentit le poli de la boŒte de carton. Elle la saisit et disparut.

A peine fut-elle d‚livr‚e de la crainte d'ˆtre surprise par son mari, que l'horreur que lui causait cette boŒte fut sur le point de la faire d‚cid‚ment se trouver mal.

Julien est donc amoureux, et je tiens l… le portrait de la femme qu'il aime!

Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de Rˆnal ‚tait en proie … toutes les horreurs de la jalousie. Son extrˆme ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'‚tonnement temp‚rait la douleur. Julien parut, saisit la boŒte, sans remercier, sans rien dire et courut dans sa chambre o— il fit du feu et la br–la … l'instant. Il ‚tait pƒle, an‚anti, il s'exag‚rait l'‚tendue du danger qu'il venait de courir.

"Le portrait de Napol‚on, se disait-il en hochant la tˆte, trouv‚ cach‚ chez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur! trouv‚ par M. de Rˆnal, tellement ultra et tellement irrit‚! et pour comble d'imprudence, sur le carton blanc derriŠre le portrait des lignes ‚crites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'excŠs de mon admiration! et chacun de ces transports d'amour est dat‚! Il y en a d'avant-hier.

"Toute ma r‚putation tomb‚e, an‚antie en un moment! se disait Julien, en voyant br–ler la boŒte et ma r‚putation est tout mon bien, je ne vis que par elle... et encore, quelle vie, grand Dieu!"

Une heure aprŠs, la fatigue et la piti‚ qu'il sentait pour lui-mˆme le disposaient … l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rˆnal et prit sa main qu'il baisa avec plus de sinc‚rit‚ qu'il n'avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au mˆme instant repoussa Julien avec la colŠre de la jalousie. La fiert‚ de Julien si r‚cemment bless‚e en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rˆnal qu'une femme riche, il laissa tomber sa main avec d‚dain et s'‚loigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bient“t un sourire amer parut sur ses lŠvres.

"Je me promŠne l…, tranquille comme un homme maŒtre de son temps! Je ne m'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de Rˆnal, et il aura raison."Il courut … la chambre des enfants."

Les caresses du plus jeune qu'il aimait beaucoup calmŠrent un peu sa cuisante douleur.

Celui-l… ne me m‚prise pas encore, pensa Julien. Mais bient“t il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse."Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l'on a achet‚ hier."



CHAPITRE X


UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE


But passion most dissembles, yet betrays,
Even by its darkness; as the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C. I, st. 73.



M. de Rˆnal qui suivait toutes les chambres du chƒteau, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entr‚e soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait d‚border le vase.

Plus pƒle, plus sombre qu'… l'ordinaire, il s'‚lan‡a vers lui. M. de Rˆnal s'arrˆta et regarda ses domestiques.

- Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre pr‚cepteur, vos enfants eussent fait les mˆmes progrŠs qu'avec moi? Si vous r‚pondez que non, continua Julien, sans laisser … M. de Rˆnal le temps de parler, comment osez-vous m'adresser le reproche que je les n‚glige?

M. de Rˆnal, … peine remis de sa peur, conclut du ton ‚trange qu'il voyait prendre … ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque proposition avantageuse, et qu'il allait le quitter. La colŠre de Julien s'augmentant … mesure qu'il parlait:

- Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.

- Je suis vraiment fƒch‚ de vous voir si agit‚, r‚pondit M. de Rˆnal, en balbutiant un peu. Les domestiques ‚taient … dix pas occup‚s … arranger les lits.

- Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui, songez … l'infamie des paroles que vous m'avez adress‚es, et devant des femmes encore!

M. de Rˆnal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un p‚nible combat d‚chirait son ƒme. Il arriva que Julien, effectivement fou de colŠre, s'‚cria:

- Je sais o— aller, monsieur, en sortant de chez vous.

A ce mot, M. de Rˆnal vit Julien install‚ chez M. Valenod.

- Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il e–t appel‚ le chirurgien pour l'op‚ration la plus douloureuse, j accŠde … votre demande. A compter d'aprŠs-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois.

Julien eut envie de rire et resta stup‚fait: toute sa colŠre avait disparu.

" Je ne m‚prisais pas assez l'animal! se dit-il. Voil… sans doute la plus grande excuse que puisse faire une ƒme aussi basse."

Les enfants qui ‚coutaient cette scŠne bouche b‚ante coururent au jardin, dire … leur mŠre que M. Julien ‚tait bien en colŠre, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois.

Julien les suivit par habitude sans mˆme regarder M. de Rˆnal, qu'il laissa profond‚ment irrit‚.

Voil… cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me co–te M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouv‚s.

Un instant aprŠs, Julien se retrouva vis-…-vis M. de Rˆnal:

- J'ai … parler de ma conscience … M. Ch‚lan, j'ai l'honneur de vous pr‚venir que je serai absent quelques heures.

- Eh, mon cher Julien! dit M. de Rˆnal, en riant de l'air le plus faux, toute la journ‚e si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller … VerriŠres.

"Le voil…, se dit M. de Rˆnal qui va rendre r‚ponse … Valenod; il ne m'a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tˆte de jeune homme."

Julien s'‚chappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy … VerriŠres. Il ne voulait point arriver sit“t chez M. Ch‚lan. Loin de d‚sirer s'astreindre … une nouvelle scŠne d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son ƒme, et de donner audience … la foule de sentiments qui l'agitaient.

"J'ai gagn‚ une bataille, se dit-il aussit“t qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagn‚ une bataille!"

Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit … son ƒme quelque tranquillit‚.

"Me voil… avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de Rˆnal ait eu une belle peur. Mais de quoi?"

Cette m‚ditation sur ce qui avait pu faire peur … l'homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il ‚tait bouillant de colŠre, acheva de rass‚r‚ner l'ƒme de Julien. Il fut presque sensible un moment … la beaut‚ ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'‚normes quartiers de roches nues ‚taient tomb‚s jadis au milieu de la forˆt du c“t‚ de la montagne. De grands hˆtres s'‚levaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraŒcheur d‚licieuse … trois pas des endroits o— la chaleur des rayons du soleil e–t rendu impossible de s'arrˆter.

Julien prenait haleine un instant … l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait … monter. Bient“t par un ‚troit sentier … peine marqu‚ et qui sert seulement aux gardiens des chŠvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien s–r d'ˆtre s‚par‚ de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il br–lait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes ‚lev‚es communiqua la s‚r‚nit‚ et mˆme la joie … son ƒme. Le maire de VerriŠres ‚tait bien toujours, … ses yeux, le repr‚sentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgr‚ la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il e–t cess‚ de voir M. de Rˆnal, en huit jours il l'e–t oubli‚, lui, son chƒteau, ses chiens, ses enfants et toute sa famille."Je l'ai forc‚ je ne sais comment, … faire le plus grand sacrifice. Quoi i plus de cinquante ‚cus par an! un instant auparavant je m'‚tais tir‚ du plus grand danger. Voil… deux victoires en un jour; la seconde est sans m‚rite, il faudrait en deviner le comment. Mais … demain les p‚nibles recherches."

Julien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embras‚ par un soleil d'ao–t. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher; quand elles se taisaient tout ‚tait silence autour de lui. Il voyait … ses pieds vingt lieues de pays. Quelque ‚pervier parti des grandes roches au-dessus de sa tˆte ‚tait aper‡u par lui, de temps … autre, d‚crivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

C'‚tait la destin‚e de Napol‚on, serait-ce un jour la sienne?



CHAPITRE XI


UNE SOIRE


Yet Julia's very coldness still was kind,
And tremulously gentle her small hand
Withdrew itself from his, but left behind
A little pressure, thrilling, and so bland
And slight, so very slight that to the mind.
'Twas but a doubt.
Don Juan C. I. st. 71.



Il fallut pourtant paraŒtre … VerriŠres. En sortant du presbytŠre, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hƒta de raconter l'augmentation de ses appointements.

De retour … Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close. Son ƒme ‚tait fatigu‚e de ce grand nombre d'‚motions puissantes qui l'avaient agit‚ dans cette journ‚e,"Que leur dirai-je?"pensait-il avec inqui‚tude, en songeant aux dames. Il ‚tait loin de voir que son ƒme ‚tait pr‚cis‚ment au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'int‚rˆt des femmes. Souvent Julien ‚tait inintelligible pour Mme Derville et mˆme pour son amie, et … son tour, ne comprenait qu'… demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel ‚tait l'effet de la force, et si j'ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l'ƒme de ce jeune ambitieux. Chez cet ˆtre singulier, c'‚tait presque tous les jours tempˆte.

En entrant ce soir-l… au jardin, Julien ‚tait dispos‚ … s'occuper des id‚es des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, … c“t‚ de Mme de R‚nal. L'obscurit‚ devint bient“t profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait prŠs de lui, appuy‚e sur le dos d une chaise. On h‚sita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une fa‡on qui marquait de l'humeur. Julien ‚tait dispos‚ … se le tenir pour dit, et … continuer gaiement la conversation quand il entendit M. de Rˆnal qui s'approchait.

Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossiŠres du matin."Ne serait-ce pas, se dit-il une fa‡on de se moquer de cet ˆtre, si combl‚ de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, pr‚cis‚ment en sa pr‚sence? Oui je le ferai, moi pour qui il a t‚moign‚ tant de m‚pris.,

De ce moment, la tranquillit‚ si peu naturelle au caractŠre de Julien, s'‚loigna bien vite; il d‚sira avec anxi‚t‚, et sans pouvoir songer … rien autre chose, que Mme de Rˆnal voul–t bien lui laisser sa main.

M. de Rˆnal parlait politique avec colŠre: deux ou trois industriels de VerriŠres devenaient d‚cid‚ment plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les ‚lections. Mme Derville l'‚coutait. Julien irrit‚ de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rˆnal. L'obscurit‚ cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main trŠs prŠs du joli bras que la robe laissait … d‚couvert. Il fut troubl‚, sa pens‚e ne fut plus … lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lŠvres.

Mme de Rˆnal fr‚mit. Son mari ‚tait … quatre pas d'elle elle se hƒta de donner sa main … Julien, et en mˆme temps de le repousser un peu. Comme M. de Rˆnal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laiss‚e de baisers passionn‚s ou du moins qui semblaient tels … Mme de Rˆnal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journ‚e fatale que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait ‚t‚ en proie … un malheur extrˆme qui l'avait fait r‚fl‚chir.

"Quoi! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme mari‚e, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais ‚prouv‚ pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis d‚tacher ma pens‚e de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagŠre. Qu'importe … mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rˆnal serait ennuy‚ des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination. Lui, il pense … ses affaires. Je ne lui enlŠve rien pour le donner … Julien."

Aucune hypocrisie ne venait alt‚rer la puret‚ de cette ƒme na‹ve, ‚gar‚e par une passion qu'elle n'avait jamais ‚prouv‚e. Elle ‚tait tromp‚e, mais … son insu, et cependant un instinct de vertu ‚tait effray‚. Tels ‚taient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l'entendit parler, presque au mˆme instant elle le vit s'asseoir … ses c“t‚s. Son ƒme fut comme enlev‚e par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'‚tonnait plus encore qu'il ne la s‚duisait. Tout ‚tait impr‚vu pour elle. Cependant, aprŠs quelques instants,"il suffit donc, se dit-elle, de la pr‚sence de Julien pour effacer tous ses torts?"Elle fut effray‚e; ce fut alors qu'elle lui “ta sa main.

Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait re‡u de pareils lui firent tout … coup oublier que peut-ˆtre il aimait une autre femme. Bient“t il ne fut plus coupable … ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soup‡on, la pr‚sence d'un bonheur que jamais elle n'avait mˆme rˆv‚ lui donnŠrent des transports d'amour et de folle gaiet‚. Cette soir‚e fut charmante pour tout le monde, except‚ pour le maire de VerriŠres qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien n‚ pensait plus … sa noire ambition, ni … ses projets si difficiles … ex‚cuter. Pour la premiŠre fois de sa vie, il ‚tait entraŒn‚ par le pouvoir de la beaut‚. Perdu dans une rˆverie vague et douce, si ‚trangŠre … son caractŠre, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il ‚coutait … demi le mouvement des feuilles du tilleul; agit‚es par ce l‚ger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

Mais cette ‚motion ‚tait un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu'… un bonheur, celui de reprendre son livre favori, … vingt ans l'id‚e du monde et de l'effet … y produire l'emporte sur public des marques les plus bruyantes du m‚pris g‚n‚ral.

Quand l'affreuse id‚e de l'adultŠre et de toute l'ignominie que, dans son opinion, ce crime entraŒne … sa suite, lui laissait quelque repos, et qu'elle venait … songer … la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le pass‚, elle se trouvait jet‚e dans l'id‚e horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pƒleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la premiŠre fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'‚tait montr‚ ‚mu ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroŒt de douleur arriva … toute l'intensit‚ de malheur qu'il est donn‚ … l'ƒme humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rˆnal jeta des cris qui r‚veillŠrent sa femme de chambre. Tout … coup elle vit paraŒtre auprŠs de son lit la clart‚ d'une lumiŠre, et reconnut lisa.

- Est-ce vous qu'il aime? s'‚cria-t-elle dans sa folie.

La femme de chambre, ‚tonn‚e du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maŒtresse, ne fit heureusement aucune attention … ce mot singulier. Mme de Rˆnal sentit son imprudence:

- J'ai la fiŠvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de d‚lire, restez auprŠs de moi.

Tout … fait r‚veill‚e par la n‚cessit‚ de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'‚tat de demi-sommeil lui avait “t‚. Pour se d‚livrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que Mme de Rˆnal prit la r‚solution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.



CHAPITRE XII


UN VOYAGE


On trouve … Paris des gens ‚l‚gants, il peut y avoir en province des gens … caractŠre.
SIEYES.



Le lendemain, dŠs cinq heures, avant que Mme de Rˆnal f–t visible, Julien avait obtenu de son mari un cong‚ de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le d‚sir de la revoir, il songeait … sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rˆnal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'e–t aim‚e, il l'e–t aper‡ue derriŠre les persiennes … demi ferm‚es du premier ‚tage, le front appuy‚ contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgr‚ ses r‚solutions, elle se d‚termina … paraŒtre au jardin. Sa pƒleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si na‹ve ‚tait ‚videmment agit‚e: un sentiment de contrainte et mˆme de colŠre alt‚rait cette expression de s‚r‚nit‚ profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires int‚rˆts de la vie, qui donnait tant de charmes … cette figure c‚leste.

Julien s'approcha d'elle avec empressement, il admirait ces bras si beaux qu'un chƒle jet‚ … la hƒte laissait apercevoir. La fraŒcheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'‚tat d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible … toutes les impressions. Cette beaut‚ modeste et touchante, et cependant pleine de pens‚es que l'on ne trouve point dans les classes inf‚rieures, semblait r‚v‚ler … Julien une facult‚ de son ƒme qu'il n'avait jamais sentie. Tout entier … l'admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement … l'accueil amical qu'il s'attendait … recevoir. Il fut d'autant plus ‚tonn‚ de la froideur glaciale qu'on cherchait … lui montrer, et … travers laquelle il crut mˆme distinguer l'intention de le remettre … sa place.

Le sourire du plaisir expira sur ses lŠvres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la soci‚t‚, et surtout aux yeux d'une noble et riche h‚ritiŠre. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colŠre contre lui-mˆme. Il ‚prouvait un violent d‚pit d'avoir pu retarder son d‚part de plus d'une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.

"Il n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en colŠre contre les autres: une pierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contract‚ la bonne habitude de donner de mon ƒme … ces gens-l… juste pour leur argent? Si je veux ˆtre estim‚ et d'eux et de moi-mˆme, il faut leur montrer que c'est ma pauvret‚ qui est en commerce avec leur richesse; mais que mon coeur est … mille lieues de leur insolence et plac‚ dans une sphŠre trop haute pour ˆtre atteint par leurs petites marques de d‚dain ou de faveur."

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'ƒme du jeune pr‚cepteur sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la f‚rocit‚. Mme de Rˆnal en fut toute troubl‚e. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner … son accueil fit place … l'expression de l'int‚rˆt, et d'un int‚rˆt anim‚ par toute la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on s'adresse le matin sur la sant‚, sur la beaut‚ du jour, tarirent … la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'‚tait troubl‚ par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer … Mme de Rˆnal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amiti‚; il ne lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre la salua et partit.

Comme elle le regardait aller, atterr‚e de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aŒn‚, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l'embrassant:

- Nous avons cong‚, M. Julien s'en va pour un voyage.

A ce mot, Mme de Rˆnal se sentit saisie d'un froid mortel: elle ‚tait malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.

Ce nouvel ‚v‚nement vint occuper toute son imagination; elle fut emport‚e bien au-del… des sages r‚solutions qu'elle devait … la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il n'‚tait plus question de r‚sister … cet amant si aimable, mais de le perdre … jamais.

Il fallut assister au d‚jeuner. Pour comble de douleur, M. de Rˆnal et Mme Derville ne parlŠrent que du d‚part de Julien. Le maire de VerriŠres avait remarqu‚ quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demand‚ un cong‚.

- Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un. Mais ce quelqu'un, f–t-ce M. Valenod, doit ˆtre un peu d‚courag‚ par la somme de six cents francs, … laquelle maintenant il faut porter le d‚bours‚ annuel. Hier, … VerriŠres, on aura demand‚ un d‚lai de trois jours pour r‚fl‚chir; et ce matin, afin de n'ˆtre pas oblig‚ … me donner une r‚ponse, le petit monsieur part pour la montagne. Etre oblig‚ de compter avec un mis‚rable ouvrier qui fait l'insolent, voil… pourtant o— nous en sommes arriv‚s!

"Puisque mon mari, qui ignore combien profond‚ment il a bless‚ Julien, pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-mˆme? se dit Mme de Rˆnal. Ah! tout est d‚cid‚!"

Afin de pouvoir du moins pleurer en libert‚, et ne pas r‚pondre aux questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tˆte affreux, et se mit au lit.

- Voil… ce que c'est que les femmes, r‚p‚ta M. de Rˆnal, il y a toujours quelque chose de d‚rang‚ … ces machines compliqu‚es.

Et il s'en alla goguenard.

Pendant que Mme de Rˆnal ‚tait en proie … ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engag‚e, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent pr‚senter les scŠnes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaŒne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'‚levant peu … peu parmi de grands bois de hˆtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vall‚e du Doubs. Bient“t les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins ‚lev‚s qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'‚tendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l'ƒme de ce jeune ambitieux f–t … ce genre de beaut‚, il ne pouvait s'empˆcher de s'arrˆter de temps … autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, prŠs duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, … la vall‚e solitaire qu'habitait Fouqu‚, le jeune marchand de bois son ami. Julien n'‚tait point press‚ de le voir, lui ni aucun autre ˆtre humain. Cach‚ comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approch‚ de lui. Il d‚couvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bient“t fut ‚tabli dans cette retraite."Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal."Il eut l'id‚e de se livrer au plaisir d'‚crire ses pens‚es, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carr‚e lui servait de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derriŠre les montagnes ‚loign‚es du Beaujolais.

"Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du pain, et je suis libre!"Au son de ce grand mot son ƒme s'exalta; son hypocrisie faisait qu'il n'‚tait pas libre mˆme chez Fouqu‚. La tˆte appuy‚e sur les deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait ‚t‚ de la vie, agit‚ par ses rˆveries et par son bonheur de libert‚. Sans y songer il vit s'‚teindre, l'un aprŠs l'autre, tous les rayons du cr‚puscule. Au milieu de cette obscurit‚ immense, son ƒme s'‚garait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour … Paris. C'‚tait d'abord une femme bien plus belle et d'un g‚nie bien plus ‚lev‚ que tout ce qu'il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il ‚tait aim‚. S'il se s‚parait d'elle pour quelques instants, c'‚tait pour aller se couvrir de gloire, et m‚riter d'en ˆtre encore plus aim‚.

Mˆme en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme ‚lev‚ au milieu des tristes v‚rit‚s de la soci‚t‚ de Paris, e–t ‚t‚ r‚veill‚ … ce point de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place … la maxime si connue: Quitte-t-on sa maŒtresse, on risque, h‚las! d'ˆtre tromp‚ deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus h‚ro‹ques, que le manque d'occasion.

Mais une nuit profonde avait remplac‚ le jour, et il y avait encore deux lieues … faire pour descendre au hameau habit‚ par Fouqu‚. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et br–la avec soin tout ce qu'il avait ‚crit.

Il ‚tonna bien son ami en frappant … sa porte … une heure du matin. Il trouva Fouqu‚ occup‚ … ‚crire ses comptes. C'‚tait un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cach‚e sous cet aspect repoussant

- T'es-tu donc brouill‚ avec ton M. de Rˆnal, que tu m'arrives ainsi … l'improviste?

Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les ‚v‚nements de la veille.

- Reste avec moi, lui dit Fouqu‚, je vois que tu connais M. de Rˆnal, M. Valenod, le sous-pr‚fet Maugiron, le cur‚ Ch‚lan; tu as compris les finesses du caractŠre de ces gens-l…; te voil… en ‚tat de paraŒtre aux adjudications. Tu sais l'arithm‚tique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilit‚ de tout faire par moi-mˆme, et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associ‚, m'empˆchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai failli gagner six mille francs … Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis six ans, et que j'ai trouv‚ par hasard … la vente de Pontarlier. Pourquoi n'aurais-tu pas gagn‚, toi, ces six mille francs ou du moins trois mille? car, si ce jour-l… je t'avais eu avec moi, j'aurais mis l'enchŠre … cette coupe de bois, et tout le monde me l'e–t bient“t laiss‚e. Sois mon associ‚.

Cette offre donna de l'humeur … Julien, elle d‚rangeait ca folie Pendant tout le souper, que les deux amis pr‚parŠrent eux-mˆmes comme des h‚ros d'HomŠre, car Fouqu‚ vivait seul, il montra ses comptes … Julien et lui prouva combien son commerce de bois pr‚sentait d'avantages. Fouqu‚ avait la plus haute id‚e des lumiŠres et du caractŠre de Julien.

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: "Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le m‚tier de soldat ou celui de prˆtre, suivant la mode qui alors r‚gnera en France. Le petit p‚cule que j'aurai amass‚, lŠvera toutes les difficult‚s de d‚tail. Solitaire dans cette montagne, j'aurai dissip‚ un peu l'affreuse ignorance o— je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqu‚ renonce … se marier, il me r‚pŠte que la solitude le rend malheureux. Il est ‚vident que s'il prend un associ‚ qui n'a pas de fonds … verser dans son commerce, c'est dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

"Tromperai-je mon ami?"s'‚cria Julien avec humeur. Cet ˆtre, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie ‚taient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'id‚e du plus petit manque de d‚licatesse envers un homme qui l'aimait.

Mais tout … coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser."Quoi, je perdrais lƒchement sept ou huit ann‚es! j'arriverais ainsi … vingt-huit ans; mais, … cet ƒge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j'aurai gagn‚ obscur‚ment quelque argent en courant ces ventes de bois, et m‚ritant la faveur de quelques fripons subalternes qui me dit que j'aurai encore le feu sacr‚ avec lequel on se fait un nom."

Le lendemain matin, Julien r‚pondit d'un grand sang-froid au bon Fouqu‚, qui regardait l'affaire de l'association comme termin‚e, que sa vocation pour le saint ministŠre des autels ne lui permettait pas d'accepter. Fouqu‚ n'en revenait pas.

- Mais songes-tu, lui r‚p‚tait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rˆnal qui te m‚prise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'empˆche d'entrer au s‚minaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqu‚ en baissant la voix, je fournis de bois … br–ler M. le.... M. le..., M.... Je leur livre de l'essence de chˆne de premiŠre qualit‚ qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne tut mieux plac‚.

Rien ne put vaincre la vocation de Julien, Fouqu‚ finit par le croire un peu fou. Le troisiŠme jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journ‚e au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'ƒme, les offres de son ami la lui avaient enlev‚e. Comme Hercule il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre l… m‚diocrit‚ suivie d'un bien-ˆtre assur‚ et tous les rˆves h‚ro‹ques de sa jeunesse."Je n'ai donc pas une v‚ritable fermet‚, se disait-il; et c'‚tait l… le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit ann‚es pass‚es … me procurer du pain, ne m'enlŠvent cette ‚nergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires."



CHAPITRE XIII


LES BAS A JOUR


Un roman: c'est un miroir qu'on promŠne le long d'un chemin.
SAINT RAL



Quand Julien aper‡ut les ruines pittoresques de l'ancienne ‚glise de Vergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pens‚ une seule fois … Mme de Rˆnal"L'autre jour en partant cette femme m'a rappel‚ l… distance infinie qui nous s‚pare, elle m'a trait‚ comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m'avoir laiss‚ sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!"

La possibilit‚ de faire fortune avec Fouqu‚ donnait une certaine facilit‚ aux raisonnements de Julien; ils n'‚taient plus aussi souvent gƒt‚s par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvret‚ et de sa bassesse aux yeux du monde. Plac‚ comme sur un promontoire ‚lev‚, il pouvait juger et dominait pour ainsi dire l'extrˆme pauvret‚ et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il ‚tait loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir diff‚rent aprŠs ce petit voyage dans la montagne.

Il fut frapp‚ du trouble extrˆme avec lequel Mme de Rˆnal ‚couta le petit r‚cit de son voyage, qu'elle lui avait demand‚.

Fouqu‚ avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences … ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. AprŠs avoir trouv‚ le bonheur trop t“t, Fouqu‚ s'‚tait aper‡u qu'il n'‚tait pas seul aim‚. Tous ces r‚cits avaient ‚tonn‚ Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute d'imagination et de m‚fiance, l'avait ‚loign‚ de tout ce qui pouvait l'‚clairer.

Pendant son absence, la vie n'avait ‚t‚ pour Mme de Rˆnal qu'une suite de supplices diff‚rents, mais tous intol‚rables, elle ‚tait r‚ellement malade.

- Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien, indispos‚e comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide redoublerait ton malaise.

Mme Derville voyait avec ‚tonnement que son amie toujours grond‚e par M. de Rˆnal, … cause de l'excessive simplicit‚ de sa toilette, venait de prendre des bas … jour et de charmants petits souliers arriv‚s de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rˆnal avait ‚t‚ de tailler, et de faire faire en toute hƒte par lisa, une robe d'‚t‚, d'une jolie petite ‚toffe fort … la mode. A peine cette robe put-elle ˆtre termin‚e, quelques instants aprŠs l'arriv‚e de Julien; Mme de Rˆnal la mit aussit“t. Son amie n'eut plus de doutes."Elle aime, l'infortun‚e!"se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singuliŠres de sa maladie.

Elle la vit parler … Julien. La pƒleur succ‚dait … la rougeur la plus vive. L'anxi‚t‚ se peignait dans ses yeux attach‚s sur ceux du jeune pr‚cepteur. Mme de Rˆnal s'attendait … chaque moment qu'il allait s'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. AprŠs des combats affreux Mme de Rˆnal osa enfin lui dire, d'une voix tremblante, et o— se peignait toute sa passion:

- Quitterez-vous vos ‚lŠves pour vous placer ailleurs?

Julien fut frapp‚ de la voix incertaine et du regard de Mme de Rˆnal!"Cette femme-l… m'aime, se dit-il; mais aprŠs ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et dŠs qu'elfe ne craindra plus mon d‚part, elle reprendra sa fiert‚."Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l'‚clair; il r‚pondit en h‚sitant:

- J'aurais beaucoup de peine … quitter des enfants si aimables et si bien n‚s, mais peut-ˆtre le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi.

En pronon‡ant la parole si bien n‚s (c'‚tait un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s'anima d'un profond sentiment d'anti-sympathie.

"Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien n‚."

Mme de Rˆnal, en l'‚coutant, admirait son g‚nie, sa beaut‚, elle avait le coeur perc‚ de la possibilit‚ de d‚part qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de VerriŠres, qui, pendant l'absence de Julien, ‚taient venus dŒner … Vergy, lui avaient fait compliment, comme … l'envi, sur l'homme ‚tonnant que son mari avait eu le bonheur de d‚terrer. Ce n'est pas que l'on comprŒt rien aux progrŠs des enfants. L'action de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frapp‚ les habitants de VerriŠres d'une admiration qui durera peut-ˆtre un siŠcle.

Julien, ne parlant … personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rˆnal avait eu le moindre sang-froid, elle lui e–t fait compliment de la r‚putation qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassur‚, il e–t ‚t‚ pour elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rˆnal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bient“t elle avoua qu'elle ‚tait hors d'‚tat de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur, et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui “tait tout … fait.

Il ‚tait nuit; … peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilŠge, osa approcher les lŠvres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait … la hardiesse dont Fouqu‚ avait fait preuve avec ses maŒtresses, et non … Mme de Rˆnal; le mot bien n‚s pesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d'ˆtre fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rˆnal trahissait ce soir-l… par des signes trop ‚vidents, la beaut‚, l'‚l‚gance, la fraŒcheur le trouvŠrent presque insensible. La puret‚ de l'ƒme l'absence de toute ‚motion haineuse prolongent sans doute la dur‚e de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la premiŠre chez la plupart des jolies femmes.

Julien fut maussade toute la soir‚e; jusqu'ici il n'avait ‚t‚ en colŠre qu'avec le hasard de la soci‚t‚, depuis que Fouqu‚ lui avait offert un moyen ignoble d'arriver … l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-mˆme. Tout … ses pens‚es, quoique de temps en temps il dŒt quelques mots … ces dames, Julien finit, sans s'en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rˆnal. Cette r‚action bouleversa l'ƒme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort.

Certaine de l'affection de Julien, peut-ˆtre sa vertu e–t trouv‚ des forces contre lui. Tremblante de le perdre … jamais, sa passion l'‚gara jusqu'au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction, il avait laiss‚e appuy‚e sur le dossier d'une chaise. Cette action r‚veilla ce jeune ambitieux: il e–t voulu qu'elle e–t pour t‚moins tous ces nobles si fiers qui, … table, lorsqu'il ‚tait au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur."Cette femme ne peut plus me m‚priser: dans ce cas, se dit-il, je dois ˆtre sensible … sa beaut‚; je me dois … moi-mˆme d'ˆtre son amant!"Une telle id‚e ne lui f–t pas venue avant les confidences na‹ves faites par son ami.

La d‚termination subite qu'il venait de prendre forma une distraction agr‚able. Il se disait: "il faut que j'aie une de ces deux femmes", il s'aper‡ut qu'il aurait beaucoup mieux aim‚ faire la cour … Mme Derville; ce n'est pas qu'elle f–t plus agr‚able, mais toujours elle l'avait vu pr‚cepteur honor‚ pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pli‚e sous le bras, comme il ‚tait apparu … Mme de Rˆnal.

C'‚tait pr‚cis‚ment comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des yeux, arrˆt‚ … la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de Rˆnal se le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractŠre faite par le rang d'un homme. Un charretier qui e–t montr‚ de la bravoure e–t ‚t‚ plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'ƒme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titr‚s.

En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer … la conquˆte de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du go–t que Mme de Rˆnal montrait pour lui. Forc‚ de revenir … celle-ci: "Que connais-je du caractŠre de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les m‚pris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d'amants! elle ne se d‚cide peut-ˆtre en ma faveur qu'… cause de la facilit‚ des entrevues."

Tel est, h‚las! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ans, l'‚ducation d'un jeune homme, s'il a quelque ‚ducation, est … mille lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus ennuyeux des devoirs.

"Je me dois d'autant plus, continua la petite vanit‚ de Julien, de r‚ussir auprŠs de cette femme, que si jamais je fais fortune et que quelqu'un me reproche le bas emploi de pr‚cepteur, je pourrai faire entendre que l'amour m'avait jet‚ … cette place."Julien ‚loigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rˆnal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rˆnal lui dit … mi-voix:

- Vous nous quitterez, vous partirez?

Julien r‚pondit en soupirant:

- Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c'est une faute... et quelle faute pour un jeune prˆtre!

Mme de Rˆnal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux ˆtres furent bien diff‚rentes. Mme de Rˆnal ‚tait exalt‚e par les transports de la volupt‚ morale la plus ‚lev‚e. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle arrive … l'ƒge de la vraie passion, le charme de la nouveaut‚ manque. Comme Mme de Rˆnal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur ‚taient neuves pour elle. Aucune triste v‚rit‚ ne venait la glacer, pas mˆme le spectre de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'‚tait en ce moment. L'id‚e mˆme de la vertu et de la fid‚lit‚ jur‚e … M. de Rˆnal, qui l'avait agit‚e quelques jours auparavant, se pr‚senta en vain, on la renvoya comme un h“te importun."Jamais je n'accorderai rien … Julien se dit Mme de Rˆnal, nous vivrons … l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami."




CHAPITRE X


LES CISEAUX ANGLAIS


Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge.
POLIDORI



Pour Julien, l'offre de Fouqu‚ lui avait en effet enlev‚ tout bonheur; il ne pouvait s'arrˆter … aucun parti.

"H‚las! peut-ˆtre manqu‚-je de caractŠre, j'eusse ‚t‚ un mauvais soldat de Napol‚on. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maŒtresse du logis va me distraire un moment."

Heureusement pour lui, mˆme dans ce petit incident subalterne, l'int‚rieur de son ƒme r‚pondait mal … son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rˆnal … cause de sa robe si jolie. Cette robe ‚tait … ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et … l'inspiration du moment. D'aprŠs les confidences de Fouqu‚ et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa bible, il se fit un plan de campagne fort d‚taill‚. Comme, sans se l'avouer, il ‚tait fort troubl‚, il ‚crivit ce plan

Le lendemain matin au salon, Mme de Rˆnal fut un instant seule avec lui:

- N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle.

A cette demande si flatteuse, notre h‚ros ne sut que r‚pondre. Cette circonstance n'‚tait pas pr‚vue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit vif de Julien l'e–t bien servi, la surprise n'e–t fait qu'ajouter … la vivacit‚ de ses aper‡us.

Il fut gauche et s'exag‚ra sa gaucherie. Mme de Rˆnal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui manquait pr‚cis‚ment … ses yeux … cet homme, auquel on trouvait tant de g‚nie, c'‚tait l'air de la candeur.

- Ton petit pr‚cepteur m'inspire beaucoup de m‚fiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois.

Julien resta profond‚ment humili‚ du malheur de n'avoir su que r‚pondre … Mme de Rˆnal.

"Un homme comme moi se doit de r‚parer cet ‚chec", et saisissant le moment o— l'on passait d'une piŠce … l'autre, il crut de son devoir de donner un baiser … Mme de Rˆnal.

Rien de moins amen‚, rien de moins agr‚able, et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'ˆtre aper‡us. Mme de Rˆnal le crut fou. Elle fut effray‚e et surtout choqu‚e. Cette sottise lui rappela M. Valenod.

"Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'‚tais seule avec lui?"Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'‚clipsait.

Elle s'arrangea de fa‡on … ce qu'un de ses enfants restƒt toujours auprŠs d'elle.

La journ‚e fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entiŠre … ex‚cuter avec gaucherie son plan de s‚duction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rˆnal, sans que ce regard n'e–t un pourquoi; cependant, il n'‚tait pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne r‚ussissait point … ˆtre aimable et encore moins s‚duisant.

Mme de Rˆnal ne revenait point de son ‚tonnement de le trouver si gauche et en mˆme temps si hardi."C'est la timidit‚ de l'amour, dans un homme d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'e–t jamais ‚t‚ aim‚ de ma rivale."

AprŠs le d‚jeuner, Mme de Rˆnal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-pr‚fet de Bray. Elle travaillait … un petit m‚tier de tapisserie fort ‚lev‚. Mme Derville ‚tait … ses c“t‚s. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre h‚ros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rˆnal, dont le bas … jour et le joli soulier de Paris attiraient ‚videmment les regards du galant sous-pr‚fet.

Mme de Rˆnal eut une peur extrˆme; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destin‚e … empˆcher la chute des ciseaux qu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se brisŠrent, et Mme de Rˆnal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s'‚tait pas trouv‚ plus prŠs d'elle.

- Vous avez aper‡u la chute avant moi, vous l'eussiez empˆch‚e, au lieu de cela, votre zŠle n'a r‚ussi qu'… me donner un fort grand coup de pied.

Tout cela trompa le sous-pr‚fet, mais non Mme Derville."Ce joli gar‡on a de bien sottes maniŠres!"pensat-elle; le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rˆnal trouva le moment de dire … Julien:

- Soyez prudent, je vous l'ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur.

Il d‚lib‚ra longtemps avec lui-mˆme, pour savoir s'il devait se fƒcher de ce mot: Je vous l'ordonne. Il fut assez sot pour penser: "Elle pourrait me dire je l'ordonne, s'il s'agissait de quelque chose de relatif … l'‚ducation des enfants, mais en r‚pondant … mon amour, elle suppose l'‚galit‚. On ne peut aimer sans ‚galit‚..."et tout son esprit se perdit … faire des lieux communs sur l'‚galit‚. Il se r‚p‚tait avec colŠre ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:

................... L'amour
Fait les ‚galit‚s et ne les cherche pas.

Julien, s'obstinant … jouer le r“le d'un don Juan, lui qui de la vie n'avait eu de maŒtresse, il fut sot … mourir toute la journ‚e. Il n'eut qu'une id‚e juste, ennuy‚ de lui et de Mme de Rˆnal, il voyait avec effroi s'avancer la soir‚e o— il serait assis au jardin, … c“t‚ d'elle et dans l'obscurit‚. Il dit … M. de Rˆnal qu'il allait … VerriŠres voir le cur‚, il partit aprŠs dŒner et ne rentra que dans la nuit.

A VerriŠres, Julien trouva M. Ch‚lan occup‚ … d‚m‚nager; il venait enfin d'ˆtre destitu‚, le vicaire Maslon le rempla‡ait. Julien aida le bon cur‚. et il eut l'id‚e d'‚crire … Fouqu‚ que la vocation irr‚sistible qu'il se sentait pour le saint ministŠre l'avait empˆch‚ d'accepter d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple d'injustice que peut-ˆtre il serait plus avantageux … son salut de ne pas entrer dans les ordres sacr‚s.

Julien s'applaudit de sa finesse … tirer parti de la destitution du cur‚ de VerriŠres pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'h‚ro‹sme.



CHAPITRE XV


LE CHANT DU COQ



Amour en latin faict amor
Or donc provient d'amour la mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuil, plours, piŠges, forfaitz, remords...
BLASON D'AMOUR.



Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitement, il e–t pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage … VerriŠres. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-l… encore, il fut assez maussade, sur te soir une id‚e ridicule lui vint et il la communiqua … Mme de Rˆnal, avec une rare intr‚pidit‚.

A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurit‚ suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rˆnal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit:

- Madame, cette nuit, … deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne f–t accord‚e son r“le de s‚ducteur lui pesait si horriblement que, s'il e–t pu suivre son penchant, il se f–t retir‚ dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'e–t plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gƒt‚ toutes les belles apparences du jour pr‚c‚dent, et ne savait r‚ellement … quel saint se vouer.

Mme de Rˆnal r‚pondit avec une indignation r‚elle, et nullement exag‚r‚e, … l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du m‚pris dans sa courte r‚ponse. Il est s–r que dans cette r‚ponse, prononc‚e fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous pr‚texte de quelque chose … dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et … son retour il se pla‡a … c“t‚ de Mme Derville et fort loin de Mme de Rˆnal. Il s'“ta ainsi toute possibilit‚ de lui prendre la main. La conversation fut s‚rieuse, et Julien s'en tira fort bien, … quelques moments de silence prŠs, pendant lesquels il se creusait la cervelle."Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rˆnal … me rendre ces marques de tendresse non ‚quivoques qui me faisaient croire il y a trois jours, qu'elle ‚tait … moi!"

Julien ‚tait extrˆmement d‚concert‚ de l'‚tat presque d‚sesp‚r‚ o— il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'e–t plus embarrass‚ que le succŠs.

Lorsqu'on se s‚para … minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du m‚pris de Mme Derville, et que probablement il n'‚tait guŠre mieux avec Mme de Rˆnal.

De fort mauvaise humeur et trŠs humili‚, Julien ne dormit point. Il ‚tait … mille lieues de l'id‚e de renoncer … toute feinte, … tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rˆnal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journ‚e.

Il se fatigua le cerveau … inventer des manoeuvres savantes; un instant aprŠs, il les trouvait absurdes; il ‚tait en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnŠrent … l'horloge du chƒteau.

Ce bruit le r‚veilla comme le chant du coq r‚veilla saint Pierre'. Il se vit au moment de l'‚v‚nement le plus p‚nible. Il n'avait plus song‚ … sa proposition impertinente, depuis le moment o— il l'avait faite; elle avait ‚t‚ si mal re‡ue!

"Je lui ai dit que j'irais chez elle … deux heures, se dit-il en se levant; je puis ˆtre inexp‚riment‚ et grossier comme il appartient au fils d'un paysan, Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible."

Julien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'‚tait impos‚ une contrainte plus p‚nible. En ouvrant sa porte, il ‚tait tellement tremblant que ses genoux se d‚robaient sous lui, et il fut forc‚ de s'appuyer contre le mur.

Il ‚tait sans souliers. Il alla ‚couter … la porte de M. de Rˆnal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut d‚sol‚. Il n'y avait donc plus de pr‚texte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu'y ferait-il? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troubl‚ qu'il e–t ‚t‚ hors d'‚tat de les suivre.

Enfin souffrant plus mille fois que s'il e–t march‚ … la mort, il entra dans le petit corridor qui menait … la chambre de Mme de Rˆnal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumiŠre, une veilleuse br–lait sous la chemin‚e; il ne s'attendait pas … ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rˆnal se jeta vivement hors de son lit.

- Malheureux! s'‚cria-t-elle.

Il y eut un peu de d‚sordre. Julien oublia ses vains projets et revint … son r“le naturel: ne pas plaire … une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne r‚pondit … ses reproches qu'en se jetant … ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrˆme duret‚, il fondit en larmes.

Quelques heures aprŠs, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rˆnal, on e–t pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien … d‚sirer. En effet, il devait … l'amour qu'il avait inspir‚ et … l'impression impr‚vue qu'avaient produite sur lui des charmes s‚duisants, une victoire … laquelle ne l'e–t pas conduit toute son adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il pr‚tendit encore jouer le r“le d'un homme accoutum‚ … subjuguer des femmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour gƒter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'ˆtre attentif aux transports qu'il faisait naŒtre, et aux remords qui en relevaient la vivacit‚ l'id‚e du devoir ne cessa jamais d'ˆtre pr‚sente … ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule ‚ternel, s'il s'‚cartait du modŠle id‚al qu'il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un ˆtre sup‚rieur fut pr‚cis‚ment ce qui l'empˆcha de go–ter le bonheur qui se pla‡ait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans , qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.

Mortellement effray‚e de l'apparition de Julien, Mme de Rˆnal fut bient“t en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le d‚sespoir de Julien la troublaient vivement.

Mˆme quand elle n'eut plus rien … lui refuser, elle repoussait Julien loin d'elle, avec une indignation r‚elle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damn‚e sans r‚mission, et cherchait … se cacher la vue de l'enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n'e–t manqu‚ au bonheur de notre h‚ros, pas mˆme une sensibilit‚ br–lante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il e–t su en jouir. Le d‚part de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient malgr‚ elle, et ses combats avec les remords qui la d‚chiraient.

"Mon Dieu! ˆtre heureux, ˆtre aim‚, n'est-ce que ‡a?"Telle fut la premiŠre pens‚e de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il ‚tait dans cet ‚tat d'‚tonnement et de trouble inquiet o— tombe l'ƒme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps d‚sir‚. Elle est habitu‚e … d‚sirer, ne trouve plus quoi d‚sirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occup‚ … repasser tous les d‚tails de sa conduite."N'ai-je manqu‚ … rien de ce que je me dois … moi-mˆme? Ai-je bien jou‚ mon r“le?"

Et quel r“le? celui d'un homme accoutum‚ … ˆtre brillant avec les femmes.



CHAPITRE XVI


LE LENDEMAIN


He turn'd his lip to hers, and with his hand
Call'd back the tangles of her wandering hair.
Don Juan. C. 1. st. 170.



Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rˆnal avait ‚t‚ trop agit‚e, trop ‚tonn‚e, pour apercevoir la sottise de l'homme qui, en un moment, ‚tait devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l'engageait … se retirer, voyant poindre le jour:

- Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci:

- Regretteriez-vous la vie?

- Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignit‚ de rentrer exprŠs au grand jour et avec imprudence.

L'attention continue avec laquelle il ‚tudiait ses moindres actions, dans la folle id‚e de paraŒtre un homme d'exp‚rience, n'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de Rˆnal … d‚jeuner, sa conduite fut un chef-d'oeuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord Mme de Rˆnal admira sa prudence. Bient“t, voyant que cet unique regard ne se r‚p‚tait pas, elle fut alarm‚e: "Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; h‚las! je suis bien vieille pour lui, j'ai dix ans de plus que lui."

En passant de la salle … manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire il la regarda avec passion. Car elle lui avait sembl‚ bien jolie au d‚jeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait pass‚ son temps … se d‚tailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rˆnal; il ne lui “ta pas toutes ses inqui‚tudes, mais ses inqui‚tudes lui “taient presque tout … fait ses remords envers son mari.

Au d‚jeuner, ce mari ne s'‚tait aper‡u de rien, il n'en ‚tait pas de mˆme de Mme Derville: elle crut Mme de Rˆnal sur le point de succomber. Pendant toute la journ‚e, son amiti‚ hardie et incisive ne lui ‚pargna pas les demi-mots destin‚s … lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu'elle courait.

Mme de Rˆnal br–lait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgr‚ l… douceur inalt‚rable de son caractŠre, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre … son amie combien elle ‚tait importune.

Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva plac‚e entre Mme de Rˆnal et Julien. Mme de Rˆnal qui s'‚tait fait une image d‚licieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de la porter … ses lŠvres, ne put pas mˆme lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation. Elle ‚tait d‚vor‚e d'un remords. Elle avait tant grond‚ Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit pr‚c‚dente, qu'elle tremblait qu'il ne vŒnt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'‚tablir dans sa chambre. Mais ne tenant pas … son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgr‚ l'incertitude et la passion qui la d‚voraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la derniŠre des bassesses, car elle sert de texte … un dicton de province.

Les domestiques n'‚taient pas tous couch‚s. La prudence l'obligea enfin … revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siŠcles de tourments.

Mais Julien ‚tait trop fidŠle … ce qu'il appelait le devoir, pour manquer … ex‚cuter de point en point ce qu'il s'‚tait prescrit.

Comme une heure sonnait, il s'‚chappa doucement de sa chambre, s'assura que le maŒtre de la maison ‚tait profond‚ment endormi, et parut chez Mme de Rˆnal. Ce jour-l…, il trouva plus de bonheur auprŠs de son amie, car il songea moins constamment au r“le … jouer. Il eut des veux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rˆnal lui dit de son ƒge contribua … lui donner quelque assurance.

- H‚las! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui r‚p‚tait-elle sans projet et parce que cette id‚e l'opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il ‚tait r‚el, et il oublia presque toute sa peur d'ˆtre ridicule.

La sotte id‚e d'ˆtre regard‚ comme un amant subalterne, … cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maŒtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la facult‚ de juger son amant. Heureusement il n'eut presque pas, ce jour-l…, cet air emprunt‚ qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se f–t aper‡ue de son attention … jouer un r“le, cette triste d‚couverte lui e–t … jamais enlev‚ tout bonheur. Elle n'y e–t pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des ƒges.

Quoique Mme de Rˆnal n'e–t jamais pens‚ aux th‚ories de l'amour, la diff‚rence d'ƒge est, aprŠs celle de la fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est question d'amour.

En peu de jours, Julien, rendu … toute l'ardeur de son ƒge, fut ‚perdument amoureux.

"Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bont‚ d'ƒme ang‚lique, et l'on n'est pas plus jolie. ,,

Il avait perdu presque tout … fait l'id‚e du r“le … jouer. Dans un moment d'abandon, il lui avoua mˆme toutes ses inqui‚tudes. Cette confidence porta … son comble la passion qu'il inspirait."Je n'ai donc point eu de rivale heureuse", se disait Mme de Rˆnal avec d‚lices! elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'int‚rˆt; Julien lui jura que c'‚tait celui d'un homme.

Quand il restait … Mme de Rˆnal assez de sang-froid pour r‚fl‚chir, elle ne revenait pas de son ‚tonnement qu'un tel bonheur existƒt, et que jamais elle ne s'en f–t dout‚e.

"Ah! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans quand je pouvais encore passer pour jolie!"

Julien ‚tait fort ‚loign‚ de ces pens‚es. Son amour ‚tait encore de l'ambition: c'‚tait de la joie de poss‚der, lui pauvre ˆtre si malheureux et si m‚pris‚, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d'adoration ses transports … la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la diff‚rence d'ƒge. Si elle e–t poss‚d‚ un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilis‚s, elle e–t fr‚mi pour la dur‚e d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d'amour-propre.

Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rˆnal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entiŠres, admirant la beaut‚ et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuy‚e sur lui, le regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une corbeille de noce.

" J'aurais pu ‚pouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rˆnal; quelle ƒme de feu! quelle vie ravissante avec lui!"

Pour Julien, jamais il ne s'‚tait trouv‚ aussi prŠs de ces terribles instruments de l'artillerie f‚minine. Il est impossible, se disait-il, qu'… Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d objection … son bonheur. Souvent la sincŠre admiration et les transports de sa maŒtresse lui faisaient oublier la vaine th‚orie qui l'avait rendu si compass‚ et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments o—, malgr‚ ses habitudes d'hypocrisie, il trouvait une douceur extrˆme … avouer … cette grande dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le rang de sa maŒtresse semblait l'‚lever au-dessus de lui-mˆme. Mme de Rˆnal, de son c“t‚, trouvait la plus douce des volupt‚s morales … instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de g‚nie, et qui ‚tait regard‚ par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Mˆme le sous-pr‚fet et M. Valenod ne pouvaient s'empˆcher de l'admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant … Mme Derville, elle ‚tait bien loin d'avoir … exprimer les mˆmes sentiments. D‚sesp‚r‚e de ce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux … une femme qui, … la lettre, avait perdu la tˆte, elle quitta Vergy, sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme de Rˆnal en versa quelques larmes, et bient“t il lui sembla que sa f‚licit‚ redoublait. Par ce d‚part, elle se trouvait presque toute la journ‚e tˆte … tˆte avec son amant.

Julien se livrait d'autant plus … la douce soci‚t‚ de son amie, que, toutes les fois qu'il ‚tait trop longtemps seul avec lui-mˆme, la fatale proposition de Fouqu‚ venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments o— lui qui n'avait jamais aim‚, oui n'avait jamais ‚t‚ aime de personne, trouvait un si d‚licieux plaisir … ˆtre sincŠre, qu'il ‚tait sur le point d'avouer … Mme de Rˆnal l'ambition qui jusqu'alors avait ‚t‚ l'essence mˆme de sa vie. Il e–t voulu pouvoir la consulter sur l'‚trange tentation que lui donnait la proposition de Fouqu‚, mais un petit ‚v‚nement empˆcha toute franchise.



CHAPITRE XVII


LE PREMIER ADJOINT


O, how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day,
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away!
TWO GENTLEMEN OF VERONA.



Un soir au coucher du soleil, assis auprŠs de son amie, au fond du verger, loin des importuns il rˆvait profond‚ment."Des moments si doux, pensait-il dureront-ils toujours?"Son ƒme ‚tait tout occup‚e de la difficult‚ et de la n‚cessit‚ de prendre un ‚tat, il d‚plorait ce grand accŠs de malheur qui termine l'enfance et gƒte les premiŠres ann‚es de la jeunesse peu riche."Ah! s'‚criat-il, que Napol‚on ‚tait bien l'homme envoy‚ de Dieu pour les jeunes Fran‡ais! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux mˆme plus riches que moi, qui ont juste les quelques ‚cus qu'il faut pour se procurer une bonne ‚ducation, et qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme … vingt ans et se pousser dans une carriŠre! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empˆchera … jamais d'ˆtre heureux!"

Il vit tout … coup Mme de Rˆnal froncer le sourcil, elle prit un air froid et d‚daigneux, cette fa‡on de penser lui semblait convenir … un domestique. Elev‚e dans l'id‚e qu'elle ‚tait fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l'‚tait aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie, elle l'e–t aim‚ mˆme ingrat et perfide et ne faisait aucun cas de l'argent.

Julien ‚tait loin de deviner ces id‚es. Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre. Il eut assez de pr‚sence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre … la noble dame, assise si prŠs de lui sur le banc de verdure, que les mots qu'il venait de r‚p‚ter il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'‚tait le raisonnement des impies.

- H‚ bien! ne vous mˆlez plus … ces gens-l…, dit Mme de Rˆnal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout … coup, avait succ‚d‚ … l'expression de la plus douce et intime tendresse.

Ce froncement de sourcil, ou plut“t le remords de son imprudence, fut le premier ‚chec port‚ … l'illusion qui entraŒnait Julien. Il se dit: "Elle est bonne et douce, son go–t pour moi est vif, mais elle a ‚t‚ ‚lev‚e dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d'hommes de coeur qui, aprŠs une bonne ‚ducation, n'a pas assez d'argent pour entrer dans une carriŠre. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il nous ‚tait donn‚ de les combattre … armes ‚gales! Moi, par exemple, maire de VerriŠres, bien intentionn‚ honnˆte comme l'est au fond M. de R‚nal! comme j'enlŠverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans VerriŠres! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tƒtonnent sans cesse."

Le bonheur de Julien fut, ce jour-l…, sur le point de devenir durable. Il manqua … notre h‚ros d'oser ˆtre sincŠre. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rˆnal avait ‚t‚ ‚tonn‚e du mot de Julien parce que les hommes de sa soci‚t‚ r‚p‚taient que l‚ retour de Robespierre ‚tait surtout possible … cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien ‚lev‚s. L'air froid de Mme de Rˆnal dura assez longtemps et sembla marqu‚ … Julien. C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose d‚sagr‚able succ‚da chez elle … la r‚pugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se r‚fl‚chit vivement dans ses traits, si purs et si na‹fs, quand elle ‚tait heureuse et loin des ennuyeux.

Julien n'osa plus rˆver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu'il ‚tait imprudent d'aller voir Mme de Rˆnal dans sa chambre. Il valait mieux qu'elle vŒnt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans la maison, vingt pr‚textes diff‚rents pouvaient expliquer cette d‚marche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconv‚nients. Julien avait re‡u de Fouqu‚ des livres que lui ‚lŠve en th‚ologie, n'e–t jamais pu demander … un libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il e–t ‚t‚ bien aise de n'ˆtre pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille encore de la petite scŠne du verger, l'e–t mis hors d'‚tat de lire.

Il devait … Mme de Rˆnal de comprendre les livres d'une fa‡on toute nouvelle. Il avait os‚ lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arrˆte tout court l'intelligence d'un jeune homme n‚ hors de la soci‚t‚, quelque g‚nie naturel qu'on veuille lui supposer.

Cette ‚ducation de l'amour, donn‚e par une femme extrˆmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement … voir la soci‚t‚ telle qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqu‚ par le r‚cit de ce qu'elle a ‚t‚ autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient … VerriŠres.

Sur le premier plan parurent des intrigues trŠs compliqu‚es ourdies, depuis deux ans, auprŠs du pr‚fet de Besan‡on. Elles ‚taient appuy‚es par des lettres venues de Paris, et ‚crites par ce qu'il y a de plus illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'‚tait l'homme le plus d‚vot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de VerriŠres.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu'il fallait absolument refouler … la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris quand la haute soci‚t‚ du pays venait dŒner chez M. d‚ Rˆnal. Cette soci‚t‚ privil‚gi‚e ‚tait profond‚ment occup‚e de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville, et surtout les lib‚raux ne soup‡onnaient pas mˆme la possibilit‚. Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun sait, le c“t‚ oriental de la grande rue de VerriŠres doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait … ˆtre premier adjoint, et par la suite maire dans le cas o— M. de Rˆnal serait nomm‚ d‚put‚, il fermerait les yeux, et l'on pourrait faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites r‚parations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgr‚ la haute pi‚t‚ et la probit‚ reconnue de M. de Moirod, on ‚tait s–r qu'il serait coulant, car il avait beaucoup d'enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient … tout ce qu'il y a de mieux dans VerriŠres.

Aux yeux de Julien, cette intrigue ‚tait bien plus importante que l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la premiŠre fois dans un des livres que Fouqu‚ lui avait envoy‚s. Il y avait des choses qui ‚tonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commenc‚ … aller les soirs chez le cur‚. Mais la discr‚tion et l'humilit‚ d'esprit ‚tant les premiŠres qualit‚s d'un ‚lŠve en th‚ologie, il lui avait toujours ‚t‚ impossible de faire des questions.

Un jour, Mme de Rˆnal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l'ennemi de Julien.

- Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, r‚pondit cet homme d'un air singulier.

- Allez, dit Mme de Rˆnal

- H‚ bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin … foin, ‚glise autrefois, et r‚cemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voil… un de ces mystŠres que je n'ai jamais pu p‚n‚trer.

- C'est une institution fort salutaire, mais bien singuliŠre, r‚pondit Mme de Rˆnal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en sais, c'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fƒch‚ de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui r‚pondra sur le mˆme ton. Si vous tenez … savoir ce qu'on y fait, je demanderai des d‚tails … M. de Maugiron et … M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu'un jour ils ne nous ‚gorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maŒtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La n‚cessit‚ de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables puisqu'ils ‚taient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en doutƒt, au bonheur qu'il lui devait, et … l'empire qu'elle acqu‚rait sur lui.

Dans les moments o— la pr‚sence d'enfants trop intelligents les r‚duisait … ne parler que le langage de la froide raison, c'‚tait avec une docilit‚ parfaite que Julien la regardant avec des yeux ‚tincelants d'amour, ‚coutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du r‚cit de quelque friponnerie savante, … l'occasion d'un chemin ou d'une fourniture qui ‚tonnait son esprit, l'attention de Mme de Rˆnal s'‚garait tout … coup jusqu'au d‚lire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mˆmes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours o— elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas … r‚pondre … ses questions na‹ves sur mille choses simples qu'un enfant bien n‚ n'ignore pas … quinze ans? Un instant aprŠs, elle l'admirait comme son maŒtre. Son g‚nie allait jusqu'… l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abb‚. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

- Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle … Julien; la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin.




CHAPITRE XVIII


UN ROI A VERRIERES


N'ˆtes-vous bons qu'… jeter l… comme un cadavre de peuple, sans ƒme, et dont les veines n'ont plus de sang?
Discours de l'Evˆque,
… la chapelle de Saint-Cl‚ment.



Le 3 septembre … dix heures du soir, un gendarme r‚veilla tout VerriŠres en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa majest‚ le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on ‚tait au mardi. Le pr‚fet autorisait, c'est-…-dire demandait la formation d'une garde d'honneur; il fallait d‚ployer toute la pompe possible. Une estafette fut exp‚di‚e … Vergy. M. de Rˆnal arriva dans la nuit et trouva toute la ville en ‚moi. Chacun avait ses pr‚tentions; les moins affair‚s louaient des balcons pour voir l'entr‚e du roi.

Qui commandera la garde d'honneur? M. de Rˆnal vit tout de suite combien il importait, dans l'int‚rˆt des maisons sujettes … reculer, que M. de Moirod e–t ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n'y avait rien … dire … la d‚votion de M. de Moirod, elle ‚tait au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait mont‚ … cheval. C'‚tait un homme de trente-six ans, timide de toutes les fa‡ons, et qui craignait ‚galement les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dŠs les cinq heures du matin.

- Vous voyez, monsieur, que je r‚clame vos avis comme si d‚j… vous occupiez le poste auquel tous les honnˆtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville, les manufactures prospŠrent, le parti lib‚ral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l'int‚rˆt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l'int‚rˆt de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l'on puisse confier le commandement d‚ la garde d'honneur?

Malgr‚ la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre.

- Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire.

A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept ans auparavant, avaient servi lors du passage d'un prince du sang.

A sept heures Mme de Rˆnal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames lib‚rales qui prˆchaient l'union des partis, et venaient la supplier d engager son mari … accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles

pr‚tendait que si son mari n'‚tait pas ‚lu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rˆnal renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occup‚e.

Julien fut ‚tonn‚ et encore plus fƒch‚ qu'elle lui fit un mystŠre de ce qui l'agitait."Je l'avais pr‚vu, se disait-il avec amertume, son amour s'‚clipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l'‚blouit. Elle m'aimera de nouveau quand les id‚es de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle."

Chose ‚tonnante, il l'en aima davantage.

Les tapissiers commen‡aient … remplir la maison, il ‚pia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre … lui Julien emportant un de ses habits. Ils ‚taient seuls. Il voulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'‚couter."Je suis bien sot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son mari."

Elle l'‚tait davantage: un de ses grands d‚sirs qu'elle n'avait jamais avou‚ … Julien de peur de le choquer, ‚tait de le voir quitter, ne f–t-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-pr‚fet de Maugiron, que Julien serait nomm‚ garde d'honneur de pr‚f‚rence … cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort ais‚s, et dont deux au moins ‚taient d'une exemplaire pi‚t‚. M. Valenod qui comptait prˆter sa calŠche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit … donner un de ses chevaux … Julien, l'ˆtre qu'il ha‹ssait le plus. Mais tous les gardes d'honneur avaient … eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux ‚paulettes de colonel en argent, qui avaient brill‚ sept ans auparavant. Mme Rˆnal voulait un habit neuf. et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer … Besan‡on, et en faire revenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien … VerriŠres. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public termin‚, le maire eut … s'occuper d'une grande c‚r‚monie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer …` VerriŠres sans visiter la fameuse relique de saint Cl‚ment que l'on conserve … Bray-le-Haut, … une petite lieue de la ville. On d‚sirait un clerg‚ nombreux, ce fut l'affaire la plus difficile … arranger; M. Maslon, le nouveau cur‚, voulait … tout prix ‚viter la pr‚sence de M. Ch‚lan. En vain M. de Rˆnal lui repr‚sentait qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancˆtres ont ‚t‚ si longtemps gouverneurs de la province, avait ‚t‚ d‚sign‚ pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abb‚ Ch‚lan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant … VerriŠres, et s'il le trouvait disgraci‚, il ‚tait homme … aller le chercher dans la petite maison o— il s'‚tait retir‚, accompagn‚ de tout le cortŠge dont il pourrait disposer. Quel soufflet!

- Je suis d‚shonor‚ ici et … Besan‡on, r‚pondait l'abb‚ Maslon, s'il paraŒt dans mon clerg‚. Un jans‚niste, grand Dieu!

- Quoi que vous en puissiez dire mon cher abb‚, r‚pliquait M. de Rˆnal, je n'exposerai pas l'administration de VerriŠres … recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien … la cour; mais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu'… embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des lib‚raux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, aprŠs trois jours de pourparlers, que l'orgueil de l'abb‚ Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut ‚crire une lettre mielleuse … l'abb‚ Ch‚lan, pour le prier d'assister … la c‚r‚monie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand ƒge et ses infirmit‚s le lui permettaient. M. Ch‚lan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait l'accompagner en qualit‚ de sous-diacre.

DŠs le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondŠrent les rues de VerriŠres. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agit‚e; on apercevait un grand feu sur un rocher … deux lieues de VerriŠres. Ce signal annon‡ait que le roi venait d'entrer sur le territoire du d‚partement. Aussit“t le son de toutes les cloches, et les d‚charges r‚p‚t‚es d'un vieux canon espagnol appartenant … la ville, marquŠrent sa joie de ce grand ‚v‚nement. La moiti‚ de la population monta sur les toits. Toutes les femmes ‚taient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont … chaque instant la main prudente ‚tait prˆte … saisir l'ar‡on de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuviŠme file ‚tait un fort joli gar‡on, trŠs mince, que d'abord on ne reconnut pas. Bient“t un cri d'indignation chez les uns, chez d'autres le silence de l'‚tonnement annoncŠrent une sensation g‚n‚rale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut qu'un cri contre le maire, surtout parmi les lib‚raux. Quoi, parce que ce petit ouvrier doguis‚ en abb‚ ‚tait pr‚cepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au pr‚judice de messieurs tels et tels, riches fabricants!

- Ces Messieurs, disait une dame banquiŠre, devraient bien faire une avanie … ce petit insolent, n‚ dans la crotte.

- Il est sournois et porte un sabre, r‚pondait le voisin, il serait assez traŒtre pour leur couper la figure. Les propos de la soci‚t‚ noble ‚taient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'‚tait du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En g‚n‚ral on rendait justice … son m‚pris pour le d‚faut de naissance.

Pendant qu'il ‚tait l'occasion de tant de propos, Julien ‚tait le plus heureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux … cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu'il ‚tait question de lui.

Ses ‚paulettes ‚taient plus brillantes, parce qu'elles ‚taient neuves. Son cheval se cabrait … chaque instant, il ‚tait au comble de la joie.

Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant prŠs du vieux rempart le bruit de la petite piŠce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un h‚ros. Il ‚tait officier d'ordonnance de Napol‚on et chargeait une batterie.

Une personne ‚tait plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer d'une des crois‚es de l'h“tel de ville; montant ensuite en calŠche et faisant rapidement un grand d‚tour, elle arriva … temps pour fr‚mir, quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa calŠche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint … rejoindre la route par o— le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur … vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussiŠre. Dix mille paysans criŠrent: Vive le roi, quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majest‚. Une heure aprŠs, lorsque, tous les discours ‚cout‚s, le roi allait entrer dans la ville, la petite piŠce de canon se remit … tirer … coups pr‚cipit‚s. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves … Leipzig et … Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le d‚posa mollement dans l'unique bourbier qui f–t sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de l… pour que la voiture du roi put passer.

Sa Majest‚ descendit … la belle ‚glise neuve qui ce jour-l… ‚tait par‚e de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dŒner, et aussit“t aprŠs remonter en voiture pour aller v‚n‚rer la relique de saint Cl‚ment. A peine le roi fut-il … l'‚glise, que Julien galopa vers la maison de M. de Rˆnal. L…, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses ‚paulettes, pour reprendre le petit habit noir rƒp‚. Il remonta … cheval, et en quelques instants fut … Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline."L'enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien. On ne peut se remuer … VerriŠres, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye."A moiti‚ ruin‚e par le vandalisme r‚volutionnaire, elle avait ‚t‚ magnifiquement r‚tablie depuis la Restauration, et l'on commen‡ait … parler de miracles. Julien rejoignit l'abb‚ Ch‚lan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Ch‚lan qui se rendait auprŠs du jeune ‚voque d'Agde. C'‚tait un neveu de M. de La Mole, r‚cemment nomm‚, et qui avait ‚t‚ charg‚ de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put trouver cet ‚vˆque.

Le clerg‚ s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloŒtre sombre et gothique de l'ancienne abbaye. On avait r‚uni vingt-quatre cur‚s pour figurer l'ancien chapitre de

Bray-le-Haut, compos‚ avant 1789 de vingt-quatre chanoines. AprŠs avoir d‚plor‚ pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'‚vˆque, les cur‚s pensŠrent qu'il ‚tait convenable que M. le Doyen se retirƒt vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriver, et qu'il ‚tait instant de se rendre au choeur. Le grand ƒge de M. Ch‚lan l'avait fait doyen, malgr‚ l'humeur qu'il t‚moignait … Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel proc‚d‚ de toilette eccl‚siastique, il avait rendu ses beaux cheveux boucl‚s trŠs plats; mais, par un oubli qui redoubla la colŠre de M. Ch‚lan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les ‚perons du garde d'honneur.

Arriv‚s … l'appartement de l'‚vˆque, de grands laquais bien chamarr‚s daignŠrent … peine r‚pondre au vieux cur‚ que Monseigneur n'‚tait pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualit‚ de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilŠge d'ˆtre admis en tout temps auprŠs de l'‚voque officiant.

L'humeur hautaine de Julien fut choqu‚e de l'insolence des laquais. Il se mit … parcourir Tes dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite c‚da … ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habit noir et la chaŒne au cou. A son air press‚, ces messieurs le crurent mand‚ par l'‚vˆque et le laissŠrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrˆmement sombre, et toute lambriss‚e de chˆne noir; … l'exception d'une seule, les fenˆtres en ogive avaient ‚t‚ mur‚es avec des briques. La grossiŠret‚ de cette ma‡onnerie n'‚tait d‚guis‚e par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands c“t‚s de cette salle c‚lŠbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc Charles le T‚m‚raire avait fait bƒtir vers 1470 en expiation de quelque p‚ch‚, ‚taient garnis de stalles de bois richement sculpt‚es. On v voyait, figur‚s en bois de diff‚rentes couleurs, tous les mystŠres de l'Apocalypse.

Cette magnificence m‚lancolique, d‚grad‚e par la vue des briques nues et du plƒtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arrˆta en silence. A l'autre extr‚mit‚ de la salle, prŠs de l'unique fenˆtre par laquelle le jour p‚n‚trait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tˆte nue, ‚tait arrˆt‚ … trois pas de la glace. Ce meuble semblait ‚trange en un tel lieu, et, sans doute, y avait ‚t‚ apport‚ de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrit‚; de la main droite, il donnait gravement des b‚n‚dictions du c“t‚ du miroir.

"Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une c‚r‚monie pr‚paratoire qu'accomplit cc jeune prˆtre? C'est peut-ˆtre le secr‚taire de l'‚vˆque... il sera insolent comme les laquais... ma foi, n'importe, essayons."

Il avan‡a et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fix‚e vers l'unique fenˆtre, et regardant ce jeune homme qui continuait … donner des b‚n‚dictions ex‚cut‚es lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fƒch‚. La richesse du surplis garni de dentelles arrˆta involontairement Julien … quelques pas du magnifique miroir.

"Il est de mon devoir de parler", se dit-il enfin; mais la beaut‚ de la salle l'avait ‚mu, et il ‚tait froiss‚ d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psych‚, se retourna, et quittant subitement l'air fƒch‚, lu dit du ton le plus doux:

- H‚ bien! Monsieur, est-elle enfin arrang‚e?

Julien resta stup‚fait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'‚tait l'‚vˆque d'Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!...

Et il eut honte de ses ‚perons.

- Monseigneur, r‚pondit-il timidement, je suis envoy‚ par le doyen du chapitre, M. Ch‚lan.

- Ah! il m'est fort recommand‚, dit l'‚vˆque d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emball‚e … Paris; la toile d'argent est horriblement gƒt‚e vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune ‚vˆque d'un air triste, et encore on me fait attendre!

- Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

- Allez, Monsieur, r‚pondit l'‚vˆque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis d‚sol‚ de faire attendre messieurs du chapitre.

Quand Julien fut arriv‚ au milieu de la salle il se retourna vers l'‚vˆque et le vit qui s'‚tait remis … donner des b‚n‚dictions."Qu'est-ce que cela peut ˆtre? se demanda Julien, sans doute c'est une pr‚paration eccl‚siastique n‚cessaire … la c‚r‚monie qui va avoir lieu."Comme il arrivait dans la cellule o— se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, c‚dant malgr‚ eux au regard imp‚rieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'‚vˆque assis devant la glace; mais, de temps … autre, sa main droite, quoique fatigu‚e, donnait encore la b‚n‚diction. Julien l'aida … placer sa mitre. L'‚voque secoua la tˆte.

- Ah! elle tiendra, dit-il … Julien d'un air content. Voulez-vous vous ‚loigner un peu?

Alors l'‚vˆque alla fort vite au milieu de la piŠce, puis se rapprochant du miroir … pas lents, il reprit l'air fƒch‚, et donnait gravement des b‚n‚dictions.

Julien ‚tait immobile d'‚tonnement; il ‚tait tent‚ de comprendre, mais n'osait pas. L'‚vˆque s'arrˆta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravit‚:

- Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien?

- Fort bien, Monseigneur.

- Elle n'est pas trop en arriŠre? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baiss‚e sur les yeux comme un shako d'officier.

- Elle me semble aller fort bien

- Le roi de *** est accoutum‚ … un clerg‚ v‚n‚rable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, … cause de mon ƒge surtout, avoir l'air trop l‚ger.

Et l'‚vˆque se mit de nouveau … marcher en donnant des b‚n‚dictions.

"C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce … donner la b‚n‚diction."

AprŠs quelques instants:

- Je suis prˆt, dit l'‚voque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre.

Bient“t M. Ch‚lan suivi des deux cur‚s les plus ƒg‚s, entra par une fort grande porte magnifiquement sculpt‚e, et que Julien n'avait pas aper‡ue. Mais cette fois, il resta … son rang le dernier de tous, et ne put voir l'‚vˆque que par-dessus les ‚paules des eccl‚siastiques qui se pressaient en foule … cette porte.

L'‚vˆque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arriv‚ sur le seuil, les cur‚s se formŠrent en procession. AprŠs un petit moment de d‚sordre, la procession commen‡a … marcher en entonnant un psaume. L'‚vˆque s'avan‡ait le dernier entre M. Ch‚lan et un autre cur‚ fort vieux. Julien se glissa tout … fait prŠs de Monseigneur, comme attach‚ … l'abb‚ Ch‚lan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgr‚ le soleil ‚clatant, ils ‚taient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloŒtre. Julien ‚tait stup‚fait d'admiration pour une si belle c‚r‚monie. L'ambition r‚veill‚e par le jeune ƒge de l'‚vˆque, la sensibilit‚ et la politesse exquise de ce pr‚lat se disputaient son coeur. Cette politesse ‚tait bien autre chose que celle de M. de Rˆnal, mˆme dans ses bons jours."Plus on s'‚lŠve vers le premier rang de la soci‚t‚, se dit Julien, plus on trouve de ces maniŠres charmantes."

On entrait dans l'‚glise par une porte lat‚rale; tout … coup un bruit ‚pouvantable fit retentir ses vo–tes antiques Julien crut qu'elles s'‚croulaient. C'‚tait encore la petite piŠce de canon; traŒn‚e par huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et … peine arriv‚e, mise en batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent ‚t‚ devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus … Napol‚on et … la gloire militaire."Si jeune, pensait-il, ˆtre ‚vˆque d'Agde! mais o— est Agde'? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-ˆtre."

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Ch‚lan prit l'un des bƒtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'‚vˆque se pla‡a dessous. R‚ellement il ‚tait parvenu … se donner l'air vieux

l'admiration de notre h‚ros n'eut plus de bornes."Que ne fait-on pas avec de l'adresse?"pensa-t-il.

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de trŠs prŠs. L'‚vˆque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majest‚. Nous ne r‚p‚terons point la description des c‚r‚monies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du d‚partement. Julien apprit par le discours de l'‚vˆque, que le roi descendait de Charles le T‚m‚raire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de v‚rifier les comptes de ce qu'avait co–t‚ cette c‚r‚monie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un ‚vˆch‚ … son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule c‚r‚monie de Bray-le-Haut co–ta trois mille huit cents francs.

AprŠs le discours de l'‚vˆque et la r‚ponse du roi, Sa Majest‚ se pla‡a sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort d‚votement sur un coussin prŠs de l'autel. Le choeur ‚tait environn‚ de stalles, et les stalles ‚lev‚es de deux marches sur le pav‚. C'‚tait sur la derniŠre de ces marches que Julien ‚tait assis aux pieds de M. Ch‚lan, … peu prŠs comme un caudataire prŠs de son cardinal, … la chapelle Sixtine, … Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d'encens des d‚charges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans ‚taient ivres de bonheur et de pi‚t‚. Une telle journ‚e d‚fait l'ouvrage de cent num‚ros des journaux jacobins.

Julien ‚tait … six pas du roi, qui r‚ellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la premiŠre fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il ‚tait plus prŠs du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits ‚taient tellement brod‚s d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments aprŠs, que c'‚tait M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et mˆme insolent.

"Cc marquis ne serait pas poli comme mon joli ‚vˆque, pensa-t-il. Ah! l'‚tat eccl‚siastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour v‚n‚rer la relique, et je ne vois point de relique. O— sera saint Cl‚ment?"

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la v‚n‚rable relique ‚tait dans le haut de l'‚difice, dans une chapelle ardente.

"Qu'est-ce qu'une chapelle ardente?"se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention redoubla.

En cas de visite d'un prince souverain l'‚tiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'‚vˆque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abb‚ Ch‚lan; Julien osa le suivre.

AprŠs avoir mont‚ un long escalier, on parvint … une porte extrˆmement petite, mais dont le chambranle gothique ‚tait dor‚ avec magnificence. Cet ouvrage avait l'air fait de la veille.

Devant la porte, ‚taient r‚unies … genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distingu‚es de VerriŠres. Avant d'ouvrir la porte, l'‚vˆque se mit … genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu'il priait … haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grƒce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre … notre h‚ros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se f–t battu pour l'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout … coup. La petite chapelle parut comme embras‚e de lumiŠre. On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divis‚s en huit rangs, s‚par‚s entre eux par des bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dor‚e … neuf ‚tait fort petite, mais trŠs ‚lev‚e. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux cur‚s et Julien.

Bient“t le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mˆmes restŠrent en dehors, … genoux, et pr‚sentant les armes.

Sa Majest‚ se pr‚cipita plut“t qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, coll‚ contre la porte dor‚e, aper‡ut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint Cl‚ment. Il ‚tait cach‚ sous l'autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d'o— le sang semblait couler. L'artiste s'‚tait surpass‚ ses yeux mourants, mais pleins de grƒce, ‚taient … demi ferm‚s. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui … demi ferm‚e avait encore l'air de prier. A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura … chaudes larmes; une de ses larmes tomba sur la main de Julien

AprŠs un instant de priŠres dans le plus profond silence, troubl‚ seulement par le son lointain des cloches de tous les villages … dix lieues … la ronde, l'‚vˆque d'Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l'effet n'en ‚tait que mieux assur‚.

- N'oubliez jamais, jeunes chr‚tiennes, que vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre … genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, pers‚cut‚s assassin‚s sur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante d‚ saint Cl‚ment, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes chr‚tiennes, vous vous souviendrez … jamais de ce jour? vous d‚testerez l'impie. A jamais vous serez fidŠles … ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.

A ces mots l'‚vˆque se leva avec autorit‚.

- Vous me le promettez, dit-il, en avan‡ant le bras, d'un air inspir‚.

- Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.

- Je re‡ois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l'‚voque, d'une voix tonnante.

Et la c‚r‚monie fut termin‚e.

Le roi lui-mˆme pleurait. Ce ne fut que longtemps aprŠs que Julien eut assez de sang-froid pour demander o— ‚taient les os du saint envoy‚s de Rome … Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils ‚taient cach‚s dans la charmante figure de cire.

Sa Majest‚ daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagn‚e dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel ‚taient brod‚s ces mots: HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE.

M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, … VerriŠres, les lib‚raux trouvŠrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite … M. de Moirod.



CHAPITRE XIX


PENSER FAIT SOUFFRIR


Le grotesque des ‚v‚nements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.
BARNAVE.



En repla‡ant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occup‚e M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier trŠs fort, pli‚e en quatre. Il lut au bas de la premiŠre page:

A.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc.

C'‚tait une p‚tition en grosse ‚criture de cuisiniŠre.


"Monsieur le marquis,

"J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'‚tais dans Lyon, expos‚ aux bombes, lors du siŠge, en 93, d'ex‚crable m‚moire. Je communie, je vais tous les dimanches … la messe en l'‚glise paroissiale. Je n'ai jamais manqu‚ au devoir pascal, mˆme en 93, d'ex‚crable m‚moire. Ma cuisiniŠre, avant la R‚volution j'avais des gens, ma cuisiniŠre fait maigre le vendredi. Je jouis dans VerriŠres d'une consid‚ration g‚n‚rale, et j'ose dire m‚rit‚e. Je marche sous le dais dans les processions … c“t‚ de M. le cur‚ et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge achet‚ … mes frais. De tout quoi les certificats sont … Paris au ministŠre des Finances. Je demande … Monsieur le marquis le bureau de loterie de VerriŠres, qui ne peut manquer d'ˆtre bient“t vacant d'une maniŠre ou d'une autre, le titulaire ‚tant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux ‚lections; etc.

"DE CHOLIN."


En marge de cette p‚tition ‚tait une apostille sign‚e De Moirod, et qui commen‡ait par cette ligne:

"J'ai eu l'honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande, etc."

"Ainsi, mˆme cet imb‚cile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre", se dit Julien.

Huit jours aprŠs le passage du roi de *** … VerriŠres ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interpr‚tations, discussions ridicules, etc., etc. dont avaient ‚t‚ l'objet, successivement, le roi, l'‚vˆque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tomb‚ de Moirod, qui dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui qu'un mois aprŠs sa chute, ce fut l'ind‚cence extrˆme d'avoir bombard‚ dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il Fallait entendre, … ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s'enrouaient au caf‚, … prˆcher l'‚galit‚. Cette femme hautaine, Mme de Rˆnal, ‚tait l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraŒches du petit abb‚ Sorel la disaient de reste.

Peu aprŠs le retour … Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fiŠvre; tout … coup Mme de Rˆnal tomba dans des remords affreux. Pour la premiŠre fois, elle se reprocha son amour d'une fa‡on suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute ‚norme elle s'‚tait laiss‚ entraŒner. Quoique d'un caractŠre profond‚ment religieux, jusqu'… ce moment elle n'avait pas song‚ … la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacr‚-Coeur elle avait aim‚ Dieu avec passion; elle le craignit de mˆme en cette circonstance. Les combats qui d‚chiraient son ƒme ‚taient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien ‚prouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-mˆme le petit Stanislas, il ‚tait mieux venu … lui parler de sa maladie: elle prit bient“t un caractŠre grave. Alors le remords continu “ta … Mme de Rˆnal jusqu'… la facult‚ de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle e–t ouvert la bouche, c'e–t ‚t‚ pour avouer son crime … Dieu et aux hommes.

- Je vous en conjure, lui disait Julien dŠs qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez … personne que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent “ter la fiŠvre … notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rˆnal s'‚tait mis dans la tˆte que pour apaiser la colŠre du Dieu jaloux, il fallait ha‹r Julien ou voir mourir son fils. C'‚tait Farce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait ha‹r son amant qu'elle ‚tait si malheureuse.

- Fuyez-moi dit-elle un jour … Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre pr‚sence ici qui tue mon fils.

"Dieu me punit, ajouta-t-elle … voix basse, il est juste j'adore son ‚quit‚, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C'‚tait le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois ˆtre punie doublement."

Julien fut profond‚ment touch‚. Il ne pouvait voir l… ni hypocrisie ni exag‚ration."Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la malheureuse m'aime plus que son fils. Voil…, je n'en puis douter, le remords qui la tue; voil… de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal ‚lev‚, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes fa‡ons?"

Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rˆnal vint le voir. L'enfant, d‚vor‚ par la fiŠvre, ‚tait fort rouge et ne put reconnaŒtre son pŠre. Tout … coup Mme de Rˆnal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre … jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rˆnal.

- Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.

- Non, ‚coute-moi, s'‚cria sa femme … genoux devant lui, et cherchant … le retenir. Apprends toute la v‚rit‚. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donn‚ la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-mˆme: peut-ˆtre ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rˆnal e–t ‚t‚ un homme d'imagination, il savait tout.

- Id‚es romanesques, s'‚cria-t-il en ‚loignant sa femme qui cherchait … embrasser ses genoux. Id‚es romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le m‚decin … la pointe du jour.

Et il retourna se coucher. Mme de Rˆnal tomba … genoux, … demi ‚vanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.

Julien resta ‚tonn‚.

"Voil… donc l'adultŠre! se dit-il. Serait-il possible que ces prˆtres si fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de p‚ch‚s, auraient le privilŠge de connaŒtre la vraie th‚orie du p‚ch‚? Quelle bizarrerie!..."

Depuis vingt minutes que M. de Rˆnal s'‚tait retir‚ Julien voyait la femme qu'il aimait, la tˆte appuy‚e sur l‚ petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance."Voil… une femme d'un g‚nie sup‚rieur, r‚duite au comble du malheur parce qu'elle m'a connu, se dit-il.

"Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se d‚cider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagr‚es? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la laisse seule en proie … la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, … force d'ˆtre grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenˆtre.

"Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-ˆtre, malgr‚ l'h‚ritage qu'elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! … ce c...' d'abb‚ Maslon, qui prend pr‚texte de la maladie d'un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prˆtre.

- Va-t'en, lui dit tout … coup Mme de Rˆnal, en ouvrant les yeux.

- Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t'ˆtre le plus utile, r‚pondit Julien: jamais je ne t'ai tant aim‚e, mon cher ange, ou plut“t, de cet instant seulement, je commence … t'adorer comme tu m‚rites de l'ˆtre. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout VerriŠres, tout Besan‡on parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relŠveras de cette honte...

- C'est ce que je demande, s'‚cria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.

- Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur … lui!

- Mais je m'humilie moi-mˆme, je me jette dans la fange; et, par l… peut-ˆtre, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est peut-ˆtre une p‚nitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire … Dieu?... Peut-ˆtre daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils. Indique-moi un autre sacrifice plus p‚nible, et j'y cours.

- Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire … la Trappe? L'aust‚rit‚ de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...

- Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de Rˆnal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au mˆme instant, elle le repoussa avec horreur.

- Je te crois! je te crois! continua-t-elle, aprŠs s'ˆtre remise … genoux; “ mon unique ami! “ pourquoi n'es-tu pas le pŠre de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible p‚ch‚ de t'aimer mieux que ton fils.

- Veux-tu me permettre de rester, et que d‚sormais je ne t'aime que comme un frŠre? C'est la seule expiation raisonnable elle peut apaiser la colŠre du TrŠs-Haut.

- Et moi, s'‚cria-t-elle, en se levant et prenant la tˆte de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux … distance, et moi, t'aimerai-je comme un frŠre? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un frŠre?

Julien fondait en larmes.

- Je t'ob‚irai, dit-il, en tombant … ses pieds, je t'ob‚irai quoi que tu m'ordonnes c'est tout ce qui me reste … faire. Mon esprit est frapp‚ d'aveuglement; je ne vois aucun parti … prendre. Si je te quitte, tu dis tout … ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, aprŠs ce ridicule, il ne sera nomm‚ d‚put‚. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon d‚part? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite o— tu voudras. A l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer … ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappel‚ au bout de deux jours

- Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai … mon mari, si tu n'es pas l… constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journ‚e.

Enfin le ciel eut piti‚ de cette mŠre malheureuse. Peu … peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace ‚tait bris‚e, sa raison avait connu l'‚tendue de son p‚ch‚: elle ne put plus reprendre l'‚quilibre. Les remords restŠrent et ils furent ce qu'ils devaient ˆtre dans un coeur si sincŠre. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle ‚tait … ses pieds.

- Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, mˆme dans les moments o— elle osait se livrer … tout son amour: je suis damn‚e, irr‚sistiblement damn‚e. Tu es jeune, tu as c‚d‚ … mes s‚ductions, le ciel peut te pardonner mais moi je suis damn‚e. Je le connais … un signe certain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle ‚tait … commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dŠs ce monde, et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne m‚rite. Mais toi, du moins, mon Julien, s'‚criait-elle dans d'autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez?

La m‚fiance et l'orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin d'un amour … sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait … chaque instant. Il adorait Mme de Rˆnal."Elle a beau ˆtre noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas auprŠs d'elle un valet de chambre charg‚ des fonctions d'amant."Cette crainte ‚loign‚e, Julien tomba dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles.

- Au moins, s'‚criait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons … passer ensemble! Hƒtons-nous; demain peut-ˆtre, je ne serai plus … toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai … ne vivre que pour t'aimer, … ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre … ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.

"Ah! si je pouvais prendre sur moi ton p‚ch‚, comme tu m'offrais si g‚n‚reusement de prendre la fiŠvre ardente de Stanislas!

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien … sa maŒtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beaut‚, l'orgueil de la poss‚der.

Leur bonheur ‚tait d‚sormais d'une nature bien sup‚rieure, la flamme qui les d‚vorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur e–t paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvŠrent plus la s‚r‚nit‚ d‚licieuse, la f‚licit‚ sans nuages le bonheur facile des premiŠres ‚poques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rˆnal ‚tait de n'ˆtre pas assez aim‚e de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles:

- Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'‚criait tout … coup Mme de Rˆnal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien m‚rit‚s.

Elle le serrait, s'attachant … lui comme le lierre … la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette ƒme agit‚e. Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retomb‚e dans une rˆverie sombre:

- L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grƒce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours … passer avec lui, mais l'enfer dŠs ce monde, la mort de mes enfants... Cependant … ce prix, peut-ˆtre mon crime me serait pardonn‚... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grƒce … ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offens‚; moi, moi, Je suis la seule coupable! J'aime un homme qui n'est point mon mari.

Julien voyait ensuite Mme de Rˆnal arriver … des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait … prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir les journ‚es passaient pour eux avec la rapidit‚ de l'‚clair. Julien perdit l'habitude de r‚fl‚chir.

Mlle lisa alla suivre un petit procŠs qu'elle avait … VerriŠres. Elle trouva M. Valenod fort piqu‚ contre Julien. Elle ha‹ssait le pr‚cepteur, et lui en parlait souvent.

- Vous me perdriez, monsieur, si je disais la v‚rit‚!... disait-elle un jour … M. Valenod. Les maŒtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques...

AprŠs ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosit‚ de M. Valenod trouva l'art d'abr‚ger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.

Cette femme la plus distingu‚e du pays, que pendant six ans il avait environn‚e de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fiŠre, dont les d‚dains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier d‚guis‚ en pr‚cepteur. Et afin que rien ne manquƒt au d‚pit de M. le directeur du d‚p“t, Mme de Rˆnal adorait cet amant.

- Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est point donn‚ de peine pour faire cette conquˆte, il n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.

lisa n'avait eu des certitudes qu'… la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.

- C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec d‚pit, que dans le temps il a refus‚ de m'‚pouser. Et moi imb‚cile, qui allais consulter Mme de Rˆnal! qui l… priais de parler au pr‚cepteur!

DŠs le mˆme soir, M. de Rˆnal re‡ut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand d‚tail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pƒlir en lisant cette lettre ‚crite sur du papier bleuƒtre, et jeter sur lui des regards m‚chants. De toute la soir‚e, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la g‚n‚alogie des meilleures familles de la Bourgogne.



CHAPITRE XX


LES LETTRES ANONYMES


Do not give dalliance
Too much the rein; the strongest oaths are straw
To the fire i' the blood.
TEMPEST.



Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire … son amie:

- Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soup‡ons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur Julien se fermait … clef dans sa chambre. Mme de Rˆnal eut la folle id‚e que cet avertissement n'‚tait qu'un pr‚texte pour ne pas la voir. Elle perdit la tˆte absolument, et … l'heure ordinaire vint … sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe … l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte ‚tait-ce Mme de Rˆnal ‚tait-ce un mari jaloux?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisiniŠre qui prot‚geait Julien lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots ‚crits en italien : guardate alla pagina 130.

Julien fr‚mit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attach‚e, avec une ‚pingle, la lettre suivante ‚crite … la hƒte, baign‚e de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rˆnal la mettait fort bien il fut touch‚ de ce d‚tail et oublia un peu l'imprudence effroyable.

"Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments o— je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de, ton ƒme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aim‚e? En ce cas, que mon mari d‚couvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une ‚ternelle prison, … la campagne, loin de mes enfants. Peut-ˆtre Dieu le veut ainsi. Je mourrai bient“t. Mais tu seras un monstre.

"Ne m'aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile Va, montre cette lettre dans tout VerriŠres ou plut“t montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphŠme; dis-lui que je t'adore, que la vie n'a commenc‚ pour moi que le jour o— je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais mˆme rˆv‚ le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifi‚ ma vie, que je te sacrifie mon ƒme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

"Mais se connaŒt-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l'irriter, que je brave tous les m‚chants, et qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne … la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!

"N'en doute pas cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet ˆtre odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du r‚cit de ses sauts … cheval, de sa fatuit‚, et de l'‚num‚ration ‚ternelle de tous ses avantages.

"Y a-t-il une Lettre anonyme? m‚chant, voil… ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-ˆtre pour la derniŠre fois jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais ‚tant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrari‚t‚ pour vous? Oui les jours o— vous n'aurez pas re‡u de M. Fouqu‚ quelque livre amusant. Le sacrifice est fait; demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai … mon mari que j'ai re‡u une lettre anonyme et qu'il faut … l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque pr‚texte honnˆte, et sans d‚lai te renvoyer … tes parents.

"H‚las, cher ami, nous allons ˆtre s‚par‚s quinze jours, un mois peut-ˆtre! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voil… le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la premiŠre que mon mari ait re‡ue, et sur mon compte encore. H‚las! combien j'en riais!

"Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser … mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'‚tablir … VerriŠres. Je ferai en sorte que mon mari ait l'id‚e d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois … VerriŠres, lie-toi d'amiti‚ avec tout le monde, mˆme avec les lib‚raux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

"Ne va pas te fƒcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grƒces. L'essentiel est que l'on croie … VerriŠres que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l'‚ducation des enfants.

"Voil… ce que mon mari ne souffrira jamais. D–t-il s'y r‚soudre, eh bien! au moins tu habiteras VerriŠres, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?... Je m'‚gare... Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point m‚prisant avec ces grossiers personnages, je te le demande … genoux: ils vont ˆtre les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme … ton ‚gard … ce que lui prescrira l'opinion publique.

"C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux. Coup‚ dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle … bouche' sur la feuille de papier bleuƒtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi … une perquisition chez toi; br–le les pages du livre que tu auras mutil‚. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre par lettre. Pour ‚pargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte. H‚las! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue!


LETTRE ANONYME

"MADAME,
"Toutes vos petites men‚es sont connues, mais les personnes qui ont int‚rˆt … les r‚primer sont averties. Par un reste d'amiti‚ pour vous, je vous engage … vous d‚tacher totalement du petit paysan. Si vous ˆtes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a re‡u le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret tremblez, malheureuse; il faut … cette heure marcher droit devant moi."


"DŠs que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les fa‡ons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai.

"J'irai dans le village, et reviendrai avec un visage troubl‚; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renvers‚, je donnerai … mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu'… l'heure du dŒner.

"Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y aura rien.

"Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse arriver, sois s–r d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour … notre s‚paration d‚finitive. Ah, mauvaise mŠre! Ce sont deux mots vains que je viens d'‚crire l…, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'… toi en ce moment, je ne les ai ‚crits que pour ne pas ˆtre blƒm‚e de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, … quoi bon dissimuler? Oui! que mon ƒme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore! Je n'ai d‚j… que trop tromp‚ en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de chose … mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me co–teront davantage."




CHAPITRE XXI


DIALOGUE AVEC UN MAITRE


Alas, our frailty is the cause, not we,
For such as we are made of, such we be.
TWELFTH NIGHT.



Ce fut avec un plaisir d'enfant que pendant une heure Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses ‚lŠves et leur mŠre; elle prit la lettre avec une simplicit‚ et un courage dont le calme l'effraya.

- La colle … bouche est-elle assez s‚ch‚e? lui dit-elle.

"Est-ce l… cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment?"Il ‚tait trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-ˆtre, elle ne lui avait plu davantage.

- Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le mˆme sang-froid, on m'“tera tout. Enterrez ce d‚p“t dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-ˆtre un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un ‚tui … verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de quelques diamants.

- Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de Rˆnal avait ‚t‚ affreuse. Il n'avait pas ‚t‚ aussi agit‚ depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: "N'est-ce pas l… une ‚criture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a ‚crite?"Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait … VerriŠres, sans pouvoir fixer ses soup‡ons. Un homme aurait-il dict‚ cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il ‚tait jalous‚ et sans doute ha‹ de la plupart de ceux qu'il connaissait. a Il faut consulter ma femme", se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil o— il ‚tait abŒm‚.

A peine lev‚:

"Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tˆte, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me m‚fie; elle est mon ennemie en ce moment."

Et de colŠre, les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la s‚cheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rˆnal redoutait le plus, ‚taient ses deux amis les plus intimes.

"AprŠs ceux-l…, j'ai dix amis peut-ˆtre", et il les passa en revue, estimant … mesure le degr‚ de consolation qu'il pourrait tirer de chacun."A tous! … tous, s'‚cria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrˆme plaisir!"Par bonheur, il se croyait fort envi‚, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d'honorer … jamais en y couchant, il avait fort bien arrang‚ son chƒteau de Vergy. La fa‡ade ‚tait peinte en blanc, et les fenˆtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consol‚ par l'id‚e de cette magnificence. Le fait est que ce chƒteau ‚tait aper‡u de trois ou quatre lieues de distance, au grand d‚triment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant chƒteaux du voisinage, auxquels on avait laiss‚ l'humble couleur grise donn‚e par le temps.

M. de Rˆnal pouvait compter sur les larmes et la piti‚ d'un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c'‚tait un imb‚cile qui pleurait de tout. Cet homme ‚tait cependant sa seule ressource.

"Quel malheur est comparable au mien! s'‚cria-t-il avec rage. quel isolement!

"Est-il possible se disait cet homme vraiment … plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami … qui demander conseil, car ma raison s'‚gare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros!"s'‚cria-t-il avec amertume. C'‚taient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait ‚loign‚s par ses hauteurs en 1814. Ils n'‚taient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d'‚galit‚ sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.

L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier … VerriŠres, avait achet‚ une imprimerie dans le chef-lieu du d‚partement et entrepris un journal. La congr‚gation avait r‚solu de le ruiner: son journal avait ‚t‚ condamn‚, son brevet d'imprimeur lui avait ‚t‚ retir‚. Dans ces tristes circonstances, il essaya d'‚crire … M. de Rˆnal pour la premiŠre fois depuis dix ans. Le maire de VerriŠres crut devoir r‚pondre en vieux Romain: "Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans piti‚ tous les imprimeurs de province et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac."Cette lettre … un ami intime, que tout VerriŠres admira dans le temps, M. de Rˆnal sen rappelait les termes avec horreur."Qui m'e–t dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regratterais un jour?"Ce fut dans ces transports de colŠre, tant“t contre lui-mˆme, tant“t contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut pas l'Id‚e d'‚pier sa femme.

"Je suis accoutum‚ … Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas … la remplacer."Alors il se complaisait dans l'id‚e que sa femme ‚tait innocente; cette fa‡on de voir ne le mettait pas dans la n‚cessit‚ de montrer du caractŠre, et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomni‚es n'a-t-on pas vues!

"Mais quoi! s'‚criait-il tout … coup en marchant d'un pas convulsif; souffrirai-je comme si j'‚tais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout VerriŠres fasse des gorges chaudes sur ma d‚bonnairet‚? Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'‚tait un mari notoirement tromp‚ du pays)? Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les lŠvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier, dit-on! le Charmier de Bernard, on le d‚signe ainsi le nom de l'homme qui fait son opprobre.

"Grƒce au ciel, disait M. de Rˆnal dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la fa‡on dont je vais punir la mŠre ne nuira point … l'‚tablissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux dans ce cas le tragique de l'aventure en “tera peut-ˆtre le ridicule. Cette id‚e lui sourit; il la suivit dans tous ses d‚tails. Le code p‚nal est pour moi, et, quoiqu'il arrive, notre congr‚gation et mes amis du jury me sauveront."Il examina son couteau de chasse qui ‚tait fort tranchant; mais l'id‚e du sang lui fit peur.

"Je puis rouer de coups ce pr‚cepteur insolent et le chasser; mais quel ‚clat dans VerriŠres et mˆme dans tout le d‚partement! AprŠs la condamnation du journal de Falcoz, quand son r‚dacteur en chef sortit de prison, je contribuai … lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet ‚crivailleur ose se remontrer dans Besan‡on, il peut me tympaniser avec adresse et de fa‡on … ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux... L'insolent insinuera de mille fa‡ons qu'il a dit vrai. Un homme bien n‚, qui tient son rang comme moi, est ha‹ de tous les pl‚b‚iens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, “ mon Dieu! quel abŒme! voir l'antique nom de Rˆnal plong‚ dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forc‚. Quel comble de misŠre!

"Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante … Besan‡on, qui lui donnera de la main … la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre … Paris avec Julien, on le saura … VerriŠres, et je serai encore pris pour dupe."Cet homme malheureux s'aper‡ut alors … la pƒleur de sa lampe que le jour commen‡ait … paraŒtre. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment il ‚tait presque r‚solu … ne point faire d'‚clat, par cette id‚e surtout qu'un ‚clat comblerait de joie ses bons amis de VerriŠres.

La promenade au jardin le calma un peu."Non, s'‚cria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile."Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R... vieille, imb‚cile et m‚chante.

Une id‚e d'un grand sens lui apparut, mais l'ex‚cution demandait une force de caractŠre bien sup‚rieure au peu que le pauvre homme en avait."Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment o— elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fiŠre, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait h‚rit‚ de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de VerriŠres. Quoi, diront-ils, il n'a pas su mˆme se venger de sa femme! Ne vaudrait-il as mieux m'en tenir aux soup‡ons et ne rien v‚rifier? A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher."

Un instant aprŠs M. de Rˆnal repris par la vanit‚ bless‚e se rappelait laborieusement tous les moyens cit‚s au billard du Casino ou Cercle Noble' de VerriŠres, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s'‚gayer aux d‚pens d'un mari tromp‚. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles!

"Dieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois … Paris dans les meilleures soci‚t‚s."AprŠs ce moment de bonheur donn‚ par l'id‚e du veuvage son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la v‚rit‚. R‚pandrait-il … minuit, aprŠs que tout le monde serait couch‚ une l‚gŠre couche de son devant la porte de la chambr‚ de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l'impression des pas.

"Mais ce moyen ne vaut rien, s'‚cria-t-il tout … coup avec rage, cette coquine d'lisa s'en apercevrait, et l'on saurait bient“t dans la maison que je suis jaloux."

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s'‚tait assur‚ de sa m‚saventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scell‚ la porte de sa femme et celle du galant.

AprŠs tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'‚claircir son sort lui semblait d‚cid‚ment le meilleur, et il songeait … s'en servir, lorsque au d‚tour d'une all‚e il rencontra cette femme qu'il e–t voulu voir morte.

Elle revenait du village. Elle ‚tait all‚e entendre la messe dans l'‚glise de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais … laquelle elle ajoutait foi, pr‚tend que la petits ‚glise dont on se sert aujourd'hui ‚tait la chapelle du chƒteau du sire de Vergy. Cette id‚e obs‚da Mme de Rˆnal tout le temps qu'elle comptait passer … prier dans cette ‚glise. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien … la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur.

"Mon sort, se dit-elle, d‚pend de ce qu'il va penser en m'‚coutant. AprŠs ce quart d'heure fatal, peut-ˆtre ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un ˆtre sage et dirig‚ par la raison. Je pourrais alors, … l'aide de ma faible raison, pr‚voir ce qu'il fera ou dira. Lui d‚cidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habilet‚, dans l'art de diriger les id‚es de ce fantasque, que sa colŠre rend aveugle, et empˆche de voir la moiti‚ des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; o— les prendre?"

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en d‚sordre annon‡aient qu'il n'avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre d‚cachet‚e mais repli‚e. Lui, sans l'ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

- Voici une abomination, lui dit-elle, qu'un homme de mauvaise mine, qui pr‚tend vous connaŒtre et vous devoir de la reconnaissance, m'a remise comme je passais derriŠre le jardin du notaire. J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez … ses parents, et sans d‚lai, ce M. Julien.

Mme de Rˆnal se hƒta de dire ce mot, peut-ˆtre un peu avant le moment, pour se d‚barrasser de l'affreuse perspective d'avoir … le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait … son mari. A la fixit‚ du regard qu'il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait devin‚ juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort r‚el,"quel g‚nie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune exp‚rience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? H‚las! alors ses succŠs feront qu'il m'oubliera."

Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout … fait de son trouble.

Elle s'applaudit de sa d‚marche."Je n'ai pas ‚t‚ indigne de Julien", se dit-elle, avec une douce et intime volupt‚.

Sans dire un mot, de peur de s'engager, M. de Rˆnal examinait la seconde lettre anonyme compos‚e, si le lecteur s'en souvient, de mots imprim‚s coll‚s sur un papier tirant sur le bleu."On se moque de moi de toutes les fa‡ons", se disait M. de Rˆnal accabl‚ de fatigue.

"Encore de nouvelles insultes … examiner, et toujours … cause de ma femme!"Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossiŠres, la perspective de l'h‚ritage de Besan‡on l'arrˆta … grande peine. D‚vor‚ du besoin de s'en prendre … quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit … se promener … grands pas, il avait besoin de s'‚loigner de sa femme. Quelques instants aprŠs, il revint auprŠs d'elle, et plus tranquille.

- Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussit“t; ce n'est aprŠs tout que le fils d'un ouvrier. Vous le d‚dommagerez par quelques ‚cus, et d'ailleurs il est savant et trouvera facilement … se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-pr‚fet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort...

- Vous parlez l… comme une sotte que vous ˆtes s'‚cria M. de Rˆnal d'une voix terrible. Quel bon sens peut-on esp‚rer d'une femme? Jamais vous ne prˆtez attention … ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d'activit‚ que pour la chasse aux papillons ˆtres faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles...

Mme de Rˆnal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa colŠre, c'est le mot du pays.

- Monsieur, lui r‚pondit-elle enfin, je parle comme une femme outrag‚e dans son honneur, c'est-…-dire dans ce qu'elle a de plus pr‚cieux.

Mme de Rˆnal eut un sang-froid inalt‚rable pendant toute cette p‚nible conversation, de laquelle d‚pendait la possibilit‚ de vivre encore sous le mˆme toit avec Julien. Elle cherchait les id‚es qu'elle croyait les plus propres … guider la colŠre aveugle de son mari. Elle avait ‚t‚ insensible … toutes les r‚flexions injurieuses qu'il lui avait adress‚es, elle ne les ‚coutait pas, elle songeait alors … Julien."Sera-t-il content de moi?"

- Ce petit paysan que nous avons combl‚ de pr‚venances et mˆme de cadeaux, peut ˆtre innocent, dit-elle enfin, mais il n'en est pas moins l'occasion du premier affront que je re‡ois... Monsieur! quand j'ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

- Voulez-vous faire un esclandre pour me d‚shonorer et vous aussi? vous faites bouillir du lait … bien des gens' dans VerriŠres.

- Il est vrai, on envie g‚n‚ralement l'‚tat de prosp‚rit‚ o— la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien … vous demander un cong‚ pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

- Gardez-vous d'agir, reprit M. de Rˆnal avec assez de tranquillit‚. Ce que j exige avant tout, c'est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colŠre, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l'oeil.

- Ce jeune homme n'a point de tact, reprit Mme de Rˆnal, il peut ˆtre savant, vous vous y connaissez, mais ce n'est au fond qu'un v‚ritable paysan. Pour moi, je n'en ai jamais eu bonne id‚e depuis qu'il a refus‚ d'‚pouser lisa; c'‚tait une fortune assur‚e; et cela sous pr‚texte que quelquefois, en secret, elle fait des visites … M. Valenod.

- Ah! dit M. de Rˆnal, ‚levant le sourcil d'une fa‡on d‚mesur‚e, quoi, Julien vous a dit cela?

- Non, pas pr‚cis‚ment, il m'a toujours parl‚ de la vocation qui l'appelle au saint ministŠre; mais, croyez-moi, la premiŠre vocation pour ces petites gens, c'est d'avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrŠtes.

- Et moi, moi, je les ignorais! s'‚cria M. de Rˆnal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre lisa et Valenod?

- H‚! c'est de l'histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rˆnal en riant, et peut-ˆtre il ne s'est point pass‚ de mal. C'‚tait dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas ‚t‚ fƒch‚ que l'on pensƒt dans VerriŠres qu'il s'‚tablissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

- J'ai eu cette id‚e une fois, s'‚cria M. de Rˆnal se frappant la tˆte avec fureur, et marchant de d‚couvertes en d‚couvertes, et vous ne m'en avez rien dit?

- Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouff‚e de vanit‚ de notre cher directeur? O— est la femme de la soci‚t‚ … laquelle il n'a pas adress‚ quelques lettres extrˆmement spirituelles et mˆme un peu galantes?

- Il vous aurait ‚crit?

- Il ‚crit beaucoup.

- Montrez-moi ces lettres … l'instant, je l'ordonne, et M. de Rˆnal se grandit de six pieds.

- Je m'en garderai bien, lui r‚pondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'… la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous serez plus sage.

- A l'instant mˆme, morbleu! s'‚cria M. de Rˆnal ivre de colŠre, et cependant plus heureux qu'il ne l'avait ‚t‚ depuis douze heures.

- Me jurez-vous, dit Mme de Rˆnal fort gravement, de n'avoir jamais de querelle avec le directeur du d‚p“t au sujet de ces lettres?

- Querelle ou non, je puis lui “ter les enfants trouv‚s; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres … l'instant, o— sont-elles?

- Dans un tiroir de mon secr‚taire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

- Je saurai le briser, s'‚cria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer un pr‚cieux secr‚taire d'acajou ronceux venu de Paris, qu'il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Mme de Rˆnal avait mont‚ en courant les cent vingt marches du colombier, elle attachait le coin d'un mouchoir blanc … l'un des barreaux de fer de la petite fenˆtre. Elle ‚tait la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne."Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hˆtres touffus, Julien ‚pie ce signal heureux."Longtemps elle prˆta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. Son oeil avide d‚vorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pr‚, que forme le sommet des arbres."Comment n'a-t-il pas l'esprit, se dit-elle tout attendrie d'inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est ‚gal au mien?"Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vŒnt l'y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutum‚es … ˆtre lues avec tant d'‚motion.

Saisissant un moment o— les exclamations de son mari lui laissaient la possibilit‚ de se faire entendre:

- J'en reviens toujours … mon id‚e, dit Mme de Rˆnal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latin, ce n'est aprŠs tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant ˆtre poli, il m'adresse des compliments exag‚r‚s et de mauvais go–t, qu'il apprend par coeur dans quelque roman...

- Il n'en lit jamais, s'‚cria M. de Rˆnal; je m'en suis assur‚. Croyez-vous que je sois un maŒtre de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?

- Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c'est encore tant pis pour lui. Il aura parl‚ de moi sur ce ton dans VerriŠres ... et sans aller si loin, dit Mme de Rˆnal avec l'air d‚ faire une d‚couverte, il aura parl‚ ainsi devant lisa, c'est … peu prŠs comme s'il e–t parl‚ devant M. Valenod.

- Ah! s'‚cria M. de Rˆnal en ‚branlant la table et l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais ‚t‚ donn‚s, la lettre anonyme imprim‚e et les lettres du Valenod sont ‚crites sur le mˆme papier.

"Enfin!..."pensa Mme de Rˆnal; elle se montra atterr‚e de cette d‚couverte et sans avoir le courage d'ajouter un seul mot, alla s'asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

La bataille ‚tait d‚sormais gagn‚e; elle eut beaucoup … faire pour empˆcher M. de Rˆnal d'aller parler … l'auteur suppos‚ de la lettre anonyme.

- Comment ne sentez-vous pas que faire une scŠne, sans preuves suffisantes, … M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous ˆtes envi‚, monsieur, … qui la faute? … vos talents: votre sage administration, vos bƒtisses pleines de go–t, la dot que je vous ai apport‚e, et surtout l'h‚ritage consid‚rable que nous pouvons esp‚rer de ma bonne tante, h‚ritage dont on exagŠre infiniment l'importance, ont fait de vous le premier personnage de VerriŠres.

- Vous oubliez la naissance, dit M. de Rˆnal, en souriant un peu.

- Vous ˆtes l'un des gentilshommes les plus distingu‚s de la province reprit avec empressement Mme de Rˆnal, si le roi ‚tait libre et pouvait rendre justice … la naissance, vous figureriez sans doute … la chambre des pairs, etc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez donner … l'envie un fait … commenter?

"Parler … M. Valenod de sa lettre anonyme, c'est proclamer dans tout VerriŠres, que dis-je, dans Besan‡on, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-ˆtre … l'intimit‚ d'un Rˆnal, a trouv‚ le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai r‚pondu … l'amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l'aurais m‚rit‚ cent fois, mais non pas lui t‚moigner de la colŠre. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un pr‚texte pour se venger de votre sup‚riorit‚; songez qu'en 1816 vous avez contribu‚ … certaines arrestations. Cet homme r‚fugi‚ sur son toit'...

- Je songe que vous n'avez ni ‚gards, ni amiti‚ pour moi, s'‚cria M. de Rˆnal, avec toute l'amertume que r‚veillait un tel souvenir, et je n'ai pas ‚t‚ pair!...

- Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rˆnal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu'… tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me pr‚f‚rez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un d‚pit mal d‚guis‚, je suis prˆte … aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermet‚ qui cherche … s'environner de politesse; il d‚cida M. de Rˆnal. Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colŠre dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile ‚puisŠrent les forces d'un homme qui avait subi un accŠs de colŠre de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. Valenod, Julien et mˆme Elisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scŠne, Mme de Rˆnal fut sur le point d'‚prouver quelque sympathie pour le malheur fort r‚el de cet homme qui pendant douze ans avait ‚t‚ son ami. Mais les vraies passions sont ‚go‹stes. D'ailleurs elle attendait … chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait re‡ue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait … la s–ret‚ de Mme de Rˆnal de connaŒtre les id‚es qu'on avait pu sugg‚rer … l'homme duquel son sort d‚pendait. Car, en province, les maris sont maŒtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s'il ne lui donne pas d'argent, tombe … l'‚tat d'ouvriŠre … quinze sols par journ‚e; et encore les bonnes ƒmes se font-elles un scrupule de l'employer.

Une odalisque du s‚rail peut … toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui d‚rober son autorit‚ par une suite de petites finesses. La vengeance du maŒtre est terrible, sanglante, mais militaire, g‚n‚reuse, un coup de poignard finit tout. C'est … coups de m‚pris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siŠcle; c'est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement ‚veill‚ chez Mme de Rˆnal, … son retour chez elle, elle fut choqu‚e du d‚sordre o— elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient ‚t‚ bris‚es; plusieurs feuilles de parquet ‚taient soulev‚es."Il e–t ‚t‚ sans piti‚ pour moi, se dit-elle! Gƒter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colŠre. Le voil… gƒt‚ … jamais! La vue de cette violence ‚loigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dŒner Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retir‚s, Mme de Rˆnal lui dit fort sŠchement:

- Vous m'avez t‚moign‚ le d‚sir d'aller passer une quinzaine de jours … VerriŠres, M. de Rˆnal veut bien vous accorder un cong‚. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thŠmes, que vous corrigerez.

- Certainement, ajouta M. de Rˆnal, d'un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d'une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l'inqui‚tude d'un homme profond‚ment tourment‚.

- Il ne s'est pas encore arrˆt‚ … un parti, dit-il … son amie, pendant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.

Mme de Rˆnal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.

- A cette nuit les d‚tails, ajouta-t-elle en riant.

"Perversit‚ de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte … nous tromper!"

- Je vous trouve … la fois ‚clair‚e et aveugl‚e par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence … essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pav‚e d'ennemis; songez … la haine passionn‚e qu'Elisa a pour moi.

- Cette haine ressemble beaucoup … de l'indiff‚rence passionn‚e que vous auriez pour moi.

- Mˆme indiff‚rent, je dois vous sauver d'un p‚ril o— je vous ai plong‚e. Si le hasard veut que M. de Rˆnal parle … Elisa, d'un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas prŠs de ma chambre, bien arm‚...


 


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