Le Rouge et le Noir

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- Quoi! pas mˆme du courage, dit Mme de Rˆnal, avec toute la hauteur d'une fille noble.

- Je ne m'abaisserai jamais … parler de mon courage, dit froidement Julien, c est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attach‚, et quelle est ma joie de pouvoir prendre cong‚ de vous avant cette cruelle absence.



CHAPITRE XXII


FA€ONS D'AGIR EN 1830


La parole a ‚t‚ donn‚e … l'homme pour cacher sa pens‚e.
R. P. MAMAGRIDA



A peine arriv‚ … VerriŠres, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rˆnal."Je l'aurais m‚pris‚e comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqu‚ sa scŠne avec M. de Rˆnal! Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise ; ma vanit‚ est choqu‚e, parce que M. de Rˆnal est un homme! illustre et vaste corporation … laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, je ne suis qu'un sot."

M. Ch‚lan avait refus‚ les logements que les lib‚raux les plus consid‚r‚s du pays lui avaient offerts … l'envi lorsque sa destitution le chassa du presbytŠre. Les deux chambres qu'il avait lou‚es ‚taient encombr‚es par ses livres. Julien, voulant montrer … VerriŠres ce que c'‚tait qu'un prˆtre, alla prendre chez son pŠre une douzaine de planches de sapin, qu'il porta lui mˆme sur le dos tout l‚ long de la grande rue. Il emprunta des outils … un ancien camarade, et eut bient“t bƒti une sorte de bibliothŠque dans laquelle il rangea les livres de M. Ch‚lan.

- Je te croyais corrompu par la vanit‚ du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie; voil… qui rachŠte bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.

M. de Rˆnal avait ordonn‚ … Julien de loger chez lui. Personne ne soup‡onna ce qui s'‚tait pass‚. Le troisiŠme jour aprŠs son arriv‚e, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-pr‚fet de Maugiron. Cc ne tut qu'aprŠs doux grandes heures de bavardage insipide et de grandes j‚r‚miades sur la m‚chancet‚ des hommes, sur le peu de probit‚ des gens charg‚s de l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On ‚tait d‚j… sur le palier de l'escalier, et le pauvre pr‚cepteur … demi disgraci‚ reconduisait avec le respect convenable le futur pr‚fet de quelque heureux d‚partement, quand il plut … celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de louer sa mod‚ration en affaires d'int‚rˆt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paterne lui proposa de quitter M. de Rˆnal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants … ‚duquer, et qui, comme le roi Philippe', remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donn‚s que de les avoir fait naŒtre dans le voisinage de M. Julien. Leur pr‚cepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d'avance.

C'‚tait le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa r‚ponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y e–t trouv‚ … la fois du respect pour M. de Rˆnal, de la v‚n‚ration pour le public de VerriŠres et de la reconnaissance pour l'illustre sous-pr‚fet. Ce sous-pr‚fet ‚tonn‚ de trouver plus j‚suite que lui essaya vainement d'obtenir quelque chose de pr‚cis. Julien, enchant‚, saisit l'occasion de s'exercer, et recommen‡a sa r‚ponse en d'autres termes. Jamais ministre ‚loquent, qui veut user la fin d'une s‚ance o— la Chambre a l'air de vouloir se r‚veiller, n'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit … rire comme un fou. Pour profiter de sa verve j‚suitique, il ‚crivit une lettre de neuf pages … M. de Rˆnal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu'on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil."Ce coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil … VerriŠres l'effet de sa lettre anonyme."

Sa d‚pˆche exp‚di‚e, Julien, content comme un chasseur qui, … six heures du matin, par un beau jour d'automne, d‚bouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil … M. Ch‚lan. Mais avant d'arriver chez le bon cur‚, le ciel qui voulait lui m‚nager des jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son coeur ‚tait d‚chir‚; un pauvre gar‡on comme lui se devait tout entier … la vocation que le ciel avait plac‚e dans son coeur, mais la vocation n'‚tait pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement … la vigne du Seigneur, et n'ˆtre pas tout … fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l'instruction; il fallait passer au s‚minaire de Besan‡on deux ann‚es bien dispendieuses, il devenait donc indispensable et l'on pouvait dire que c'‚tait en quelque sorte un devoir de faire des ‚conomies, ce qui ‚tait bien plus facile sur un traitement de huit cents francs pay‚s par quartier qu'avec six cents francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre c“t‚, le ciel, en le pla‡ant auprŠs des jeunes de Rˆnal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement sp‚cial, ne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'‚tait pas … propos d'abandonner cette ‚ducation pour une autre...

Julien atteignit un tel degr‚ de perfection dans ce genre d'‚loquence qui a remplac‚ la rapidit‚ d'action de l'Empire, qu'il finit par s'ennuyer lui-mˆme par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livr‚e, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d'invitation … dŒner pour le mˆme jour.

Jamais Julien n'‚tait all‚ chez cet homme; quelques jours seulement auparavant il ne songeait qu'aux moyens de lui donner une vol‚e de coups de bƒton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dŒner ne f–t indiqu‚ que pour une heure Julien trouva plus respectueux de se pr‚senter dŠs midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du d‚p“t. Il le trouva ‚talant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son ‚norme quantit‚ de cheveux, son bonnet grec plac‚ de travers sur le haut de la tˆte, sa pipe immense ses pantoufles brod‚es, les grosses chaŒnes d'or crois‚es en tous sens sur sa poitrine et tout cet appareil d'un financier de province, qui se croit homme … bonnes fortunes, n'imposaient point … Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bƒton qu'il lui devait.

Il demanda l'honneur d'ˆtre pr‚sent‚ … Mme Valenod; elle ‚tait … sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister … celle de M. le directeur du d‚p“t. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui pr‚senta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l'une des plus consid‚rables de VerriŠres, avait une grosse figure d'homme, … laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande c‚r‚monie. Elle y d‚ploya tout le pathos maternel.

Julien pensait … Mme de Rˆnal. Sa m‚fiance ne le laissait guŠre susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appel‚s par les contrastes, mais alors il en ‚tait saisi jusqu'… l'attendrissement. Cette disposition fut augment‚e par l'aspect de la maison du directeur du d‚p“t. On la lui fit visiter. Tout y ‚tait magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent vol‚. Jusqu'aux domestiques, tout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le m‚pris.

Le percepteur des contributions, l'homme des impositions indirectes, l'officier de gendarmerie, et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivŠrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques lib‚raux riches. On annon‡a le dŒner. Julien, d‚j… fort mal dispos‚, vint … penser que de l'autre c“t‚ du mur de la salle … manger, se trouvaient de pauvres d‚tenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-ˆtre grivel‚ pour acheter tout ce luxe de mauvais go–t dont on voulait l'‚tourdir.

"Ils ont faim peut-ˆtre en ce moment", se dit-il … lui-mˆme; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure aprŠs, on entendant de loin en loin quelques accents d une chanson populaire et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livr‚e, qui disparut, et bient“t on n'entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait … Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin co–tait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit … M. Valenod:

- On ne chante plus cette vilaine chanson.

- Parbleu! je le crois bien, r‚pondit le directeur triomphant, j'ai fait imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien, il avait les maniŠres, mais non pas encore le coeur de son ‚tat. Malgr‚ toute son hypocrisie si souvent exerc‚e, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin."L'empˆcher de chanter! se disait-il … lui-mˆme, “ mon Dieu! et tu le souffres."

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonn‚ une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chant‚ en choeur: "Voil… donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune … laquelle tu parviendras, et tu n'en jouiras qu'… cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-ˆtre une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empˆches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras … dŒner avec l'argent que tu auras vol‚ sur sa mis‚rable pitance, et pendant ton dŒner il sera encore plus malheureux! _ O Napol‚on! qu'il ‚tait doux de ton temps de monter … la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lƒchement la douleur du mis‚rable!"

J'avoue que la faiblesse, dont Julien fait preuve dans ce monologue, me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d ˆtre le collŠgue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui pr‚tendent changer toute la maniŠre d'ˆtre d'un grand pays, et ne veulent pas avoir … se reprocher la plus petite ‚gratignure.

Julien fut violemment rappel‚ … son r“le. Ce n'‚tait pas pour rˆver et ne rien dire qu'on l'avait invit‚ … dŒner en si bonne compagnie.

Un fabricant de toiles peintes retir‚, membre correspondant de l'acad‚mie de Besan‡on et de celle d'UzŠs, lui adressa la parole, d'un bout de la table … l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait g‚n‚ralement de ses progrŠs ‚tonnants dans l'‚tude du Nouveau Testament ‚tait vrai.

Un silence profond s'‚tablit tout … coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux acad‚mies. Sur la r‚ponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il r‚cita: sa m‚moire se trouva fidŠle, et ce prodige fut admir‚ avec toute la bruyante ‚nergie de la tin d'un dŒner. Julien regardait la figure enlumin‚e des dames; plusieurs n'‚taient pas mal. Il avait distingu‚ la femme du percepteur beau chanteur.

- J'ai honte, en v‚rit‚, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c'‚tait le membre des deux acad‚mies, a la bont‚ de lire au hasard une phrase latine, au lieu de r‚pondre en suivant le texte latin, j'essayerai de le traduire impromptu.

Cette seconde ‚preuve mit le comble … sa gloire.

Il y avait l… plusieurs lib‚raux riches, mais heureux pŠres d'enfants susceptibles d'obtenir des bourses, et en cette qualit‚ subitement convertis depuis la derniŠre mission. Malgr‚ ce trait de fine politique, jamais M. de Rˆnal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de r‚putation et pour lavoir vu … cheval le jour de l'entr‚e du roi de *** ‚taient ses plus bruyants admirateurs."Quand ces sots se lasseront-ils d'‚couter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien?"pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son ‚tranget‚; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle th‚ologie de Ligorio qu'il avait … apprendre pour le r‚citer le lendemain … M. Ch‚lan."Car mon m‚tier, ajouta-t-il agr‚ablement est de faire r‚citer des le‡ons et d'en r‚citer moi-mˆme."

On rit beaucoup, on admira, tel est l'esprit … l'usage de VerriŠres. Julien ‚tait d‚j… debout tout le monde se leva malgr‚ le d‚corum; tel est l'empire du g‚nie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure: il fallait bien qu'il entendŒt les enfants r‚citer leur cat‚chisme, ils firent les plus dr“les de contusions, dont lui seul s'aper‡ut. Il n'eut garde de les relever."Quelle ignorance des premiers principes de la religion", pensait-il! Il saluait enfin et croyait pouvoir s'‚chapper, mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

- Cet auteur est bien immoral, dit Julien … Mme Valenod, certaine fable, sur messire Jean Chouart, ose d‚verser le ridicule sur ce qu'il y a de plus v‚n‚rable. Il est vivement blƒm‚ par les meilleurs commentateurs.

Julien re‡ut avant de sortir quatre ou cinq invitations … dŒner."Ce jeune homme fait honneur au d‚partement", s'‚criaient tous … la fois les convives fort ‚gay‚s. Ils allŠrent jusqu'… parler d'une pension vot‚e sur les fonds communaux, pour le mettre … mˆme de continuer ses ‚tudes … Paris.

Pendant que cette id‚e imprudente faisait retentir la salle … manger, Julien avait gagn‚ lestement la porte cochŠre."Ah! canaille! canaille!"s'‚cria-t-il … voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l'air frais.

Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui, pendant longtemps, avait ‚t‚ tellement choqu‚ du sourire d‚daigneux et de la sup‚riorit‚ hautaine qu'il d‚couvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de Rˆnal. Il ne put s'empˆcher de sentir l'extrˆme diff‚rence."Oublions mˆme, se disait-il en s'en allant, qu'il s'agit d'argent vol‚ aux pauvres d‚tenus, et encore qu'on empˆche de chanter! Jamais M. de Rˆnal s'avisa-t-il de dire … ses h“tes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur pr‚sente? Et ce M. Valenod, dans l'‚num‚ration de ses propri‚t‚s, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est pr‚sente, sans dire ta maison, ton domaine."

Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propri‚t‚, venait de faire une scŠne abominable, pendant le dŒner, … un domestique qui avait cass‚ un verre … pied et d‚pareill‚ une de ses douzaines; et ce domestique avait r‚pondu avec la derniŠre insolence.

"Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moiti‚ de tout ce qu'ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du d‚dain qu'ils m'inspirent."

Il fallut cependant, d'aprŠs les ordres de Mme de Rˆnal, assister … plusieurs dŒners du mˆme genre, Julien fut … la mode, on lui pardonnait son habit de garde d'honneur, ou plut“t cette imprudence ‚tait la cause v‚ritable de ses succŠs. Bient“t il ne fut plus question dans VerriŠres que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rˆnal, ou du directeur du d‚p“t. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d'ann‚es tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les lib‚raux avaient … s'en plaindre; mais aprŠs tout il ‚tait noble et fait pour la sup‚riorit‚, tandis que le pŠre de M. Valenod ne lui avait pas laiss‚ six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la piti‚ pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, … l'envie pour ses chevaux normands, pour ses chaŒnes d'or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prosp‚rit‚ actuelle.

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut d‚couvrir un honnˆte homme; il ‚tait g‚omŠtre, s'appelait Gros, et passait pour jacobin. Julien, s'‚tant vou‚ … ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses … lui-mˆme, fut oblig‚ de s'en tenir au soup‡on … l'‚gard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thŠmes. On lui conseillait de voir souvent son pŠre, il se conformait … cette triste n‚cessit‚. En un mot, il raccommodait assez bien sa r‚putation, lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir r‚veiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.

C'‚tait Mme de Rˆnal, qui avait fait un voyage … la ville, et qui, montant les escaliers quatre … quatre, et laissant ses enfants occup‚s d'un lapin favori qui ‚tait du voyage, ‚tait parvenue … la chambre de Julien un instant avant eux. Ce moment fut d‚licieux, mais bien court: Mme de Rˆnal avait disparu quand les enfants arrivŠrent avec le lapin, qu'ils voulaient montrer … leur ami. Julien fit bon accueil … tous mˆme au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille, il sentit qu'il aimait ces enfants qu'il se plaisait … jaser avec eux. Il ‚tait ‚tonn‚ de l… douceur de leur voix, de la simplicit‚ et de la noblesse de leurs petites fa‡ons, il avait besoin de laver son imagination de toutes les fa‡ons d'agir vulgaires, de toutes les pens‚es d‚sagr‚ables au milieu desquelles il respirait … VerriŠres. C ‚tait toujours la crainte de manquer, c'‚taient toujours le luxe et la misŠre se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dŒnait, … propos de leur r“ti faisaient des confidences humiliantes pour eux, et naus‚abondes pour qui les entendait.

- Vous autres nobles, vous avez raison d'ˆtre fiers disait-il … Mme de Rˆnal. Et il lui racontait tous les dŒners qu'il avait subis.

- Vous ˆtes donc … la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait oblig‚e de mettre toutes les fois qu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre coeur, ajoutait-elle.

Le d‚jeuner fut d‚licieux. La pr‚sence des enfants, quoique gˆnante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment t‚moigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n'avaient pas manqu‚ de leur conter qu'on lui offrait deux cents francs de plus, pour ‚duquer les petits Valenod.

Au milieu du d‚jeuner, Stanislas-Xavier, encore pƒle de sa grande maladie, demanda tout … coup … sa mŠre combien valaient son couvert d'argent et le gobelet dans lequel il buvait.

- Pourquoi cela?

- Je veux les vendre pour en donner le prix … M. Julien, et qu'il ne soit pas dupe en restant avec nous.

Julien l'embrassa, les larmes aux yeux. Sa mŠre pleurait tout … fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employ‚ dans ce sens, ‚tait une fa‡on de parler de laquais. Voyant le plaisir qu'il faisait … Mme de Rˆnal, il chercha … expliquer par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c'‚tait qu'ˆtre dupe.

- Je comprends, dit Stanislas, c'est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard qui ‚tait un flatteur.

Mme de Rˆnal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guŠre se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.

Tout … coup la porte s'ouvrit; c'‚tait M. de Rˆnal. Sa figure s‚vŠre et m‚contente fit un ‚trange contraste avec la douce joie que sa pr‚sence chassait. Mme de Rˆnal pƒlit; elle se sentait hors d'‚tat de rien nier. Julien saisit la parole et, parlant trŠs haut, se mit … raconter … M. le maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il ‚tait s–r que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rˆnal fron‡ait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention de ce m‚tal disait-il, est toujours une pr‚face … quelque mandat tir‚ sur ma bourse.

Mais ici il y avait plus qu'int‚rˆt d'argent; il y avait augmentation de soup‡ons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'‚tait pas fait pour arranger les choses, auprŠs d'un homme domin‚ par une vanit‚ aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la maniŠre remplie de grƒce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des id‚es nouvelles … ses ‚lŠves:

- Oui! oui! je le sais, il me rend odieux … mes enfants; il lui est bien ais‚ d'ˆtre pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond suis le maŒtre. Tout tend dans ce siŠcle … jeter de l'odieux sur l'autorit‚ l‚gitime. Pauvre France!

Mme de Rˆnal ne s'arrˆta point … examiner les nuances de l'accueil que lui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilit‚ de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes … faire … la ville, et d‚clara qu'elle voulait absolument aller dŒner au cabaret; quoi que p–t dire ou faire son mari, elle tint … son id‚e. Les enfants ‚taient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.

M. de Rˆnal laissa sa femme dans la premiŠre boutique de nouveaut‚s o— elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin, il ‚tait convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de Julien. A la v‚rit‚, personne ne lui avait encore laiss‚ soup‡onner la partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits … M. le maire avaient trait uniquement … savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du d‚p“t.

Ce directeur, qui rencontra M. de Rˆnal dans le monde, lui battit froid Cette conduite n'‚tait pas sans habilet‚, il y a peu d'‚tourderie en province: les sensations y sont si rares, qu'on les coule … fond.

M. Valenod ‚tait ce qu'on appelle, … cent lieues de Paris. un faraud: c'est une espŠce d'un naturel effront‚ et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforc‚ ses belles dispositions. Il r‚gnait, pour ainsi dire, … VerriŠres, sous les ordres de M. de Rˆnal, mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mˆlant d‚ tout, sans cesse allant, ‚crivant, parlant, oubliant les humiliations, n'ayant aucune pr‚tention personnelle il avait fini par balancer le cr‚dit de son maire, aux yeux du pouvoir eccl‚siastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux ‚piciers du pays: Donnez-moi les deux plus sots d'entre vous; aux gens de loi: Indiquez-moi les deux plus ignares; aux officiers de sant‚: D‚signez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassembl‚ les plus effront‚s de chaque m‚tier, il leur avait dit: R‚gnons ensemble.

Les fa‡ons de ces gens-l… blessaient M. de Rˆnal. La grossiŠret‚ du Valenod n'‚tait offens‚e de rien, pas mˆme des d‚mentis que le petit abb‚ Maslon ne lui ‚pargnait pas en public.

Mais, au milieu de cette prosp‚rit‚, M. Valenod avait besoin de se rassurer, par de petites insolences de d‚tail contre les grosses v‚rit‚s qu'il sentait bien que tout l‚ monde ‚tait en droit de lui adresser. Son activit‚ avait redoubl‚ depuis les craintes que lui avait laiss‚es la visite de M. Appert; il avait fait trois voyages … Besan‡on; il ‚crivait plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui … la tomb‚e de la nuit. Il avait eu tort peut-ˆtre de faire destituer le vieux cur‚ Ch‚lan; car cette d‚marche vindicative l'avait fait regarder, par plusieurs d‚votes de bonne naissance, comme un homme profond‚ment m‚chant. D'ailleurs ce service rendu l'avait mis dans la d‚pendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d'‚tranges commissions. Sa politique en ‚tait … ce point, lorsqu'il c‚da au plaisir d'‚crire une lettre anonyme. Pour surcroŒt d'embarras sa femme lui d‚clara qu'elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanit‚ s'en ‚tait coiff‚e.

Dans cette position, M. Valenod pr‚voyait une scŠne d‚cisive avec son ancien conf‚d‚r‚ M. de Rˆnal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui ‚tait assez ‚gal; mais il pouvait ‚crire … Besan‡on et mˆme … Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout … coup … VerriŠres, et prendre le d‚p“t de mendicit‚. M. Valenod pensa … se rapprocher des lib‚raux: c'est pour cela que plusieurs ‚taient invit‚s au dŒner o— Julien r‚cita. Il aurait ‚t‚ puissamment soutenu contre le maire. Mais des ‚lections pouvaient survenir, et il ‚tait trop ‚vident que le d‚p“t et un mauvais vote ‚taient incompatibles. Le r‚cit de cette politique fort bien devin‚e par Mme de Rˆnal, avait ‚t‚ fait … Julien, pendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique … l'autre, et peu … peu les avait entraŒn‚s au COURS DE LA FIDLIT, o— ils passŠrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu'… Vergy.

Pendant ce temps, M. Valenod essayait d'‚loigner une scŠne d‚cisive avec son ancien patron, en prenant lui-mˆme l'air audacieux envers lui. Ce jour-l… ce systŠme r‚ussit, mais augmenta l'humeur du maire.

Jamais la vanit‚ aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus ƒpre et de plus mesquin n'ont mis un homme dans un plus piŠtre ‚tat que celui o— se trouvait M. de Rˆnal, en entrant au cabaret. Jamais au contraire ses enfants n'avaient ‚t‚ plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.

- Je suis de trop dans ma famille, … ce que je puis voir! dit-il en entrant, d'un ton qu'il voulut rendre imposant.

Pour toute r‚ponse, sa femme le prit … part, et lui exprima la n‚cessit‚ d'‚loigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui avaient rendu l'aisance et la fermet‚ n‚cessaires pour suivre le plan de conduite qu'elle m‚ditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de VerriŠres, c'est qu'il savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l'espŠce. M. Valenod ‚tait g‚n‚reux comme un voleur, et lui, il s'‚tait conduit d'une maniŠre plus prudente que brillante dans les cinq ou dix derniŠres quˆtes pour la confr‚rie de Saint-Joseph, pour la congr‚gation de la Vierge, pour la congr‚gation du Saint-Sacrement, etc., etc., etc.

Parmi les hobereaux de VerriŠres et des environs adroitement class‚s sur le registre des frŠres collecteurs d'aprŠs le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rˆnal occuper la derniŠre ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien. Le clerg‚ ne badine pas sur cet article.



CHAPITRE XXIII


CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE


Il piacere di alzar la testa tutto l'anno, Š ben pagato da certi quarti d'ora che bisogna passar.
CASTI.



Mais laissons ce petit homme … ses petites craintes pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeur tandis qu'il lui fallait l'ƒme d'un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siŠcle est que, quand un ˆtre puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par ‚lections comme celui de New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des ˆtres comme M. de Rˆnal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme dou‚ d'une ƒme noble, g‚n‚reuse, et qui e–t ‚t‚ votre ami, mais qui habite … cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naŒtre nobles, riches et mod‚r‚s. Malheur … qui se distingue.

Aussit“t aprŠs le dŒner, on repartit pour Vergy; mais, dŠs le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille … VerriŠres.

Une heure ne s'‚tait pas ‚coul‚e, qu'… son grand ‚tonnement, il d‚couvrit que Mme de Rˆnal lui faisait mystŠre de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dŠs qu'il paraissait et semblait presque d‚sirer qu'il s'‚loignƒt. Julien n‚ se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et r‚serv‚; Mme de Rˆnal s'en aper‡ut et ne chercha pas d'explication."Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les rois, jamais plus de pr‚venances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrƒce."

Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement … son approche, il ‚tait souvent question d'une grande maison appartenant … la commune de VerriŠres, vieille, mais vaste et commode, et situ‚e vis-…-vis l'‚glise, dans l'endroit le plus marchand de la ville."Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant?"se disait Julien. Dans son chagrin, il se r‚p‚tait ces jolis vers de Fran‡ois Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rˆnal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'‚tait-il pas d‚menti!

souvent femme varie
Bien fol qui s'y fie.

M. de Rˆnal partit en poste pour Besan‡on. Ce voyage se d‚cida en deux heures, il paraissait fort tourment‚. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.

Une heure aprŠs, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement."Je vais savoir le secret au premier coin de rue."

Il attendait, impatient, derriŠre l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en place, que la curiosit‚ de Julien y vit l'annonce fort d‚taill‚e de la location aux enchŠres publiques de cette grande et vieille maison, dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rˆnal avec sa femme. L'adjudication du bail ‚tait annonc‚e pour le lendemain … deux heures en la salle de la commune, … l'extinction du troisiŠme feu. Julien fut fort d‚sappoint‚; il trouvait bien le d‚lai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'ˆtre avertis? Mais du reste, cette affiche, qui ‚tait dat‚e de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entiŠre en trois endroits diff‚rents, ne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison … louer. Le portier, ne le voyant pas approcher, disait myst‚rieusement … un voisin:

- Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs, et comme le maire regimbait, il a ‚t‚ mand‚ … l'‚vˆch‚ par M. le grand vicaire de Frilair.

L'arriv‚e de Julien eut l'air de d‚ranger beaucoup les deux amis qui n'ajoutŠrent plus un mot.

Julien n‚ manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal ‚clair‚e; mais tout le monde se toisait d'une fa‡on singuliŠre. Tous les yeux ‚taient fix‚s sur une table, o— Julien aper‡ut, dans un plat d'‚tain, trois petits bouts de bougie allum‚s. L'huissier criait: Trois cents francs, messieurs!

- Trois cents francs! c'est trop fort, dit un homme, … voix basse, … son voisin. Et Julien ‚tait entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchŠre.

- C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu … te mettre … dos M. Maslon, M. Valenod, l'‚vˆque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.

- Trois cent vingt francs, dit l'autre en criant.

- Vilaine bˆte! r‚pliqua son voisin. Et voil… justement un espion du maire, ajouta-t-il, en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention … lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s'‚teignit, et la voix traŒnante de l'huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, … M. de Saint-Giraud, chef de bureau … la pr‚fecture de ***, et pour trois cent trente francs.

DŠs que le maire fut sorti de la salle, les propos commencŠrent.

- Voil… trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut … la commune, disait l'un.

- Mais M. de Saint-Giraud, r‚pondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.

- Quelle infamie! disait un gros homme … la gauche de Julien: une maison dont j aurais donn‚, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j'aurais fait un bon march‚.

- Bah! lui r‚pondait un jeune fabricant lib‚ral, M. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congr‚gation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de VerriŠres lui fasse un suppl‚ment de traitement de cinq cents francs, voil… tout.

- Et dire que le maire n'a pas pu l'empˆcher! remarquait un troisiŠme. Car il est ultra, lui, … la bonne heure; mais il ne vole pas.

- Il ne vole pas? reprit un autre; non, c'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l'an. Mais voil… ce petit Sorel; allons-nous-en.

Julien rentra de trŠs mauvaise humeur; il trouva Mme de Rˆnal fort triste.

- Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.

- Oui, madame, o— j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire.

- S'il m'avait cru, il e–t fait un voyage.

A ce moment, M. de Rˆnal parut; if ‚tait fort sombre. Le dŒner se passa sans mot dire. M. de Rˆnal ordonna … Julien de suivre les enfants … Vergy; le voyage fut triste. Mme de Rˆnal consolait son mari:

- Vous devriez y ˆtre accoutum‚, mon ami.

Le soir, on ‚tait assis en silence, autour du foyer domestique; le bruit du hˆtre enflamm‚ ‚tait la seule distraction. C'‚tait un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'‚cria joyeusement:

- On sonne! on sonne!

- Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous pr‚texte de remerciement, s'‚cria le maire, je lui dirai son fait, c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq?

Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment. … la suite du domestique.

- Monsieur le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attach‚ … l'ambassade de Naples, m'a remise pour vous … mon d‚part; il n'y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d'un air gai, en regardant Mme de Rˆnal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l'italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soir‚e en une soir‚e fort gaie. Mme de Rˆnal voulut absolument lui donner … souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait … tout prix distraire Julien de la qualification d'espion que, deux fois dans cette journ‚e, il avait entendu retentir … son oreille. Le signor Geronimo ‚tait un chanteur c‚lŠbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualit‚s qui, en France, ne sont guŠre plus compatibles. Il chanta aprŠs souper un petit duettino avec Mme de Rˆnal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin, les enfants se r‚criŠrent, quand Julien leur proposa d'aller se coucher.

- Encore cette histoire, dit l'aŒn‚.

- C'est la mienne, Signorino, reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j'‚tais comme vous un jeune ‚lŠve du conservatoire de Naples, j'entends j'avais votre ƒge; mais je n'avais pas l'honneur d'ˆtre le fils de l'illustre maire de la jolie ville de VerriŠres.

Ce mot fit soupirer M. de Rˆnal, il regarda sa femme.

Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli ‚tait un maŒtre excessivement s‚vŠre. Il n'est pas aim‚ au conservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit th‚ƒtre de San Carlino, o— j'entendais une musique des dieux: mais, “ ciel! comment faire pour r‚unir les huit sous que co–te l'entr‚e du parterre? Somme ‚norme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San Carlino, m'entendit chanter. J'avais seize ans: a Cet enfant il est un tr‚sor", dit-il.

- Veux-tu que je t'engage, mon cher ami? vint-il me dire.

- Et combien me donnerez-vous?

- Quarante ducats par mois.

Messieurs, c'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

- Mais comment, dis-je … Giovannone, obtenir que le s‚vŠre Zingarelli me laisse sortir?

- Lascia fare a me.

- Laissez faire … moi! s'‚cria l'aŒn‚ des enfants.

- Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite il me dit ce que je dois faire.

"Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli'. Son vieux valet de chambre me fait entrer.

- Que me veux-tu, mauvais sujet? dit Zingarelli.

- Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant pardessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application.

- Si je ne craignais pas de gƒter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et … l'eau pour quinze jours, polisson.

- Maestro, repris-je, je vais ˆtre le modŠle de toute l'‚cole, credete a me. Mais je vous demande une grƒce; si quelqu'un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grƒce, dites que vous ne pouvez pas.

- Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai Jamais que tu quittes le conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? D‚campe, d‚campe, dit-il, en cherchant … me donner un coup de pied au c..., ou gare le pain sec et la prison.

Une heure aprŠs, le signor Giovannone arrive chez le directeur:

- Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu'il chante … mon th‚ƒtre, et cet hiver je marie ma fille.

- Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l'auras pas; et d'ailleurs, quand j'y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire, il vient de me le jurer.

- Si ce n'est que de sa volont‚ qu'il s'agit, dit gravement Giovannone, en tirant de sa poche mon engagement, carta canta! voici sa signature.

Aussit“t Zingarelli, furieux, se pend … sa sonnette:

- Qu'on chasse Geronimo du conservatoire, cria-t-il bouillant de colŠre.

On me chassa donc, moi riant aux ‚clats. Le mˆme soir, je chantai l'air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son m‚nage, et il s'embrouille … chaque instant dans ce calcul.

- Ah! veuillez, Monsieur, nous chanter cet air, dit Mme de Rˆnal.

Geronimo chanta, et tout le monde pleurait … force de rire. Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'… deux heures du matin, laissant cette famille enchant‚e de ses bonnes maniŠres, de sa complaisance et de sa gaiet‚.

Le lendemain, M. et Mme de Rˆnal lui remirent les lettres dont il avait besoin … la cour de France.

"Ainsi, partout de la fausset‚, dit Julien. Voil… il signor Geronimo qui va … Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San Carlino, sa voix divine n'e–t peut-ˆtre ‚t‚ connue et admir‚e que dix ans plus tard... Ma foi, j'aimerais mieux ˆtre un Geronimo qu'un Rˆnal. Il n'est pas si honor‚ dans la soci‚t‚, mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie."

Une chose ‚tonnait Julien: les semaines solitaires pass‚es … VerriŠres, dans la maison de M. de Rˆnal avaient ‚t‚ pour lui une ‚poque de bonheur. Il n'avait rencontr‚ le d‚go–t et les tristes pens‚es qu'aux dŒners qu'on lui avait donn‚s dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, ‚crire, r‚fl‚chir, sans ˆtre troubl‚? A chaque instant, il n'‚tait pas tir‚ de ses rˆveries brillantes par la cruelle n‚cessit‚ d'‚tudier les mouvements d'une ƒme basse, et encore afin de la tromper par des d‚marches ou des mots hypocrites.

"Le bonheur serait-il si prŠs de moi?... La d‚pense d'une telle vie est peu de chose, je puis … mon choix ‚pouser Mlle lisa, ou me faire l'associ‚ de Fouqu‚... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommet. et trouve un plaisir parfait … se reposer. Serait-il heureux, si on le for‡ait … se reposer toujours?"

L'esprit de Mme de Rˆnal ‚tait arriv‚ … des pens‚es fatales. Malgr‚ ses r‚solutions, elle avait avou‚ … Julien toute l'affaire de l'adjudication."Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle!"

Elle e–t sacrifi‚ sa vie sans h‚siter pour sauver celle de son mari, si elle l'e–t vu en p‚ril. C'‚tait une de ces ƒmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilit‚ d'une action g‚n‚reuse, et ne pas la faire, est la source d'un remords presque ‚gal … celui du crime commis. Toutefois il y avait des jours funestes o— elle ne pouvait chasser l'image de l'excŠs de bonheur qu'elle go–terait, si, devenant veuve tout … coup, elle pouvait ‚pouser Julien.

Il aimait ses fils beaucoup plus que leur pŠre; malgr‚ sa justice s‚vŠre, il en ‚tait ador‚. Elle sentait bien qu'‚pousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui ‚taient si chers. Elle se voyait vivant … Paris, continuant … donner … ses fils cette ‚ducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous ‚taient parfaitement heureux.

trange effet du mariage, tel que l'a fait le XIXe siŠcle! L'ennui de la vie matrimoniale fait p‚rir l'amour s–rement, quand l'amour a pr‚c‚d‚ le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amŠne bient“t chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l'ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n'est que les ƒmes sŠches, parmi les femmes, qu'il ne pr‚dispose pas … l'amour.

La r‚flexion du philosophe me fait excuser Mme de Rˆnal mais on ne l'excusait pas … VerriŠres, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutƒt, n'‚tait occup‚e que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affaire, cet automne-l… on s'y ennuya moins que de coutume.

L'automne, une partie de l'hiver passŠrent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de VerriŠres commen‡ait … s'indigner de ce que ses anathŠmes faisaient si peu d'impression sur M. de Rˆnal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se d‚dommagent de leur s‚rieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnŠrent les soup‡ons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesur‚s.

M. Valenod qui jouait serr‚ avait plac‚ lisa dans une famille noble et fort consid‚r‚e o— il y avait cinq femmes. lisa craignant, disait-elle de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demand‚ … cette famille que les deux tiers … peu prŠs de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-mˆme, cette fille avait eu l'excellente id‚e d'aller se confesser … l'ancien cur‚ Ch‚lan et en mˆme temps au nouveau, afin de leur raconter … tous les deux le d‚tail des amours de Julien.

Le lendemain de son arriv‚e, dŠs six heures du matin l'abb‚ Ch‚lan fit appeler Julien:

- Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j'exige que sous trois jours vous partiez pour le s‚minaire de Besan‡on ou pour la demeure de votre ami Fouqu‚ qui est toujours dispos‚ … vous faire un sort magnifique. J'ai tout pr‚vu, tout arrang‚, mais il faut partir et ne pas revenir d'un an … VerriŠres.

Julien ne r‚pondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer offens‚ des soins que M. Ch‚lan, qui aprŠs tout n'‚tait pas son pŠre, avait pris pour lui.

- Demain … pareille heure, j'aurai l'honneur de vous revoir, dit-il enfin au cur‚.

M. Ch‚lan, qui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Envelopp‚ dans l'attitude et la physionomie la plus humble, Julien n'ouvrit pas la bouche.

Il sortit enfin, et courut pr‚venir Mme de Rˆnal, qu'il trouva au d‚sespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractŠre s'appuyant sur la perspective de l'h‚ritage de Besan‡on, l'avait d‚cid‚ … la consid‚rer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'‚trange ‚tat dans lequel il trouvait l'opinion publique de VerriŠres. Le public avait tort, il ‚tait ‚gar‚ par des envieux, mais enfin que faire?

Mme de Rˆnal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod, et rester … VerriŠres. Mais ce n'‚tait plus cette femme simple et timide de l'ann‚e pr‚c‚dente; sa fatale passion, ses remords l'avaient ‚clair‚e. Elle eut bient“t la douleur de se prouver … elle-mˆme, tout en ‚coutant son mari, qu'une s‚paration au moins momentan‚e ‚tait devenue indispensable."Loin de moi Julien va retomber dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moi grand Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aim‚, il aimera. Ah! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est juste, je n'ai pas eu le m‚rite de faire cesser le crime, il m'“te le jugement. Il ne tenait qu'… moi de gagner lisa … force d argent, rien ne m'‚tait plus facile. Je n'ai pas pris la peine de r‚fl‚chir un moment, les folles imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je p‚ris."

Julien fut frapp‚ d une chose: en apprenant la terrible nouvelle du d‚part … Mme de Rˆnal, il ne trouva aucune objection ‚go‹ste. Elle faisait ‚videmment des efforts pour ne pas pleurer.

- Nous avons besoin de fermet‚, mon ami.

Elle coupa une mŠche de ses cheveux.

- Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de prŠs, tƒche d'en faire d'honnˆtes gens. S'il y a une nouvelle r‚volution, tous les nobles seront ‚gorg‚s, leur pŠre s'‚migrera peut-ˆtre … cause de ce paysan tu‚ sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu, mon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j'espŠre qu'en public j'aurai le courage de penser … ma r‚putation.

Julien s'attendait … du d‚sespoir. La simplicit‚ de ces adieux le toucha.

- Non, je ne re‡ois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le voulez vous-mˆme. Mais, trois jours aprŠs mon d‚part, je reviendrai vous voir de nuit.

L'existence de Mme de Rˆnal fut chang‚e. Julien l'aimait donc bien, puisque de lui-mˆme il avait trouv‚ l'id‚e de la revoir! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle e–t ‚prouv‚s de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami “tait … ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de d‚chirant. DŠs cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rˆnal fut noble, ferme et parfaitement convenable.

M. de Rˆnal rentra bient“t; il ‚tait hors de lui. Il parla enfin … sa femme de la lettre anonyme re‡ue deux mois auparavant.

- Je veux la porter au Casino, montrer … tous qu'elle est de cet infƒme Valenod, que j'ai pris … la besace, pour en faire un des plus riches bourgeois de VerriŠres, Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.

"Je pourrais ˆtre veuve, grand Dieu!"pensa Mme de Rˆnal. Mais presque au mˆme instant, elle se dit: "Si je n'empˆche pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtriŠre de mon mari"

Jamais elle n'avait m‚nag‚ sa vanit‚ avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouv‚es par lui, qu'il fallait marquer plus d'amiti‚ que jamais … M. Valenod, et mˆme reprendre lisa dans la maison. Mme de Rˆnal eut besoin de courage pour se d‚cider … revoir cette fille cause de tous ses malheurs. Mais cette id‚e venait de Julien.

Enfin, aprŠs avoir ‚t‚ mis trois ou quatre fois sur la voie. M. de Rˆnal arriva tout seul … l'id‚e financiŠrement bien p‚nible, que ce qu'il y aurait de plus d‚sagr‚able pour lui, ce serait que Julien au milieu de l'effervescence et des propos de tout VerriŠres, y restƒt comme pr‚cepteur des enfants de M. Valenod. L'int‚rˆt ‚vident de Julien ‚tait d'accepter les offres du directeur du d‚p“t de mendicit‚. Il importait au contraire … la gloire de M. de Rˆnal, que Julien quittƒt VerriŠres pour entrer au s‚minaire de Besan‡on ou … celui de Dijon. Mais comment l'y d‚cider, et ensuite comment y vivrait-il?

M. de Rˆnal voyant l'imminence du sacrifice d'argent, ‚tait plus au d‚sespoir que sa femme. Pour elle, aprŠs cet entretien, elle ‚tait dans la position d'un homme de coeur qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium; il n'agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d int‚rˆt … rien. Ainsi il arriva … Louis X mourant de dire: Quand j'‚tais roi. Parole admirable!

Le lendemain, dŠs le grand matin, M. de Rˆnal re‡ut une lettre anonyme. Celle-ci ‚tait du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables … sa position s'y voyaient … chaque ligne. C'‚tait l'ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena … la pens‚e de se battre avec M. Valenod. Bient“t son courage alla jusqu'aux id‚es d'ex‚cution imm‚diate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger.

"Au fait, se disait-il, l'administration s‚vŠre de l'empereur Napol‚on reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries … me reprocher. J'ai tout au plus ferm‚ les yeux; mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m'y autorisent. >>

Mme de Rˆnal fut effray‚e de la colŠre froide de son mari, elle lui rappelait la fatale id‚e de veuvage qu'elle avait tant de peine … repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le d‚cidait. Enfin elle parvint … transformer le courage de donner un soufflet … M. Valenod en celui d'offrir six cents francs … Julien, pour une ann‚e de sa pension dans un s‚minaire. M. de Rˆnal maudissant mille fois le jour o— il avait eu la fatale id‚e de prendre un pr‚cepteur chez lui, oublia la lettre anonyme.

Il se consola un peu par une id‚e, qu'il ne dit pas … sa femme: avec de l'adresse et en se pr‚valant des id‚es romanesques du jeune homme, il esp‚rait l'engager, pour une somme moindre, … refuser les offres de M. Valenod.

Mme de Rˆnal eut bien plus de peine … prouver … Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francs que lui offrait publiquement le directeur du d‚p“t, il pouvait sans honte accepter un d‚dommagement.

- Mais, disait toujours Julien, jamais je n'ai eu, mˆme pour un instant, le projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutum‚ … la vie ‚l‚gante, la grossiŠret‚ de ces gens-l… me tuerait.

La cruelle n‚cessit‚, avec sa main de fer, plia la volont‚ de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prˆt la somme offerte par le maire de VerriŠres, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec int‚rˆts.

Mme de Rˆnal avait toujours quelques milliers de francs cach‚s dans la petite grotte de la montagne.

Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu'elle serait refus‚e avec colŠre.

- Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable?

Enfin Julien quitta VerriŠres. M. de Rˆnal fut bien heureux au moment fatal d'accepter de l'argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rˆnal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demand‚ un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre h‚ros avait cinq louis d'‚conomies et comptait demander une pareille somme … Fouqu‚.

Il ‚tait fort ‚mu. Mais … une lieue de VerriŠres, o— il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besan‡on.

Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rˆnal fut tromp‚e par une des plus cruelles d‚ceptions de l'amour. Sa vie ‚tait passable, il y avait entre elle et l'extrˆme malheur cette derniŠre entrevue qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l'en s‚paraient. Enfin, pendant la nuit du troisiŠme jour, elle entendit de loin le signal convenu. AprŠs avoir travers‚ mille dangers, Julien parut devant elle.

De ce moment, elle n'eut plus qu'une pens‚e: "c'est pour la derniŠre fois que je le vois."Loin de r‚pondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre … peine anim‚. Si elle se for‡ait … lui dire qu'elle l'aimait, c'‚tait d'un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'id‚e cruelle de s‚paration ‚ternelle. Le m‚fiant Julien crut un instant ˆtre d‚j… oubli‚. Ses mots piqu‚s dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de mains presque convulsifs.

- Mais, grand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie, r‚pondait Julien aux froides protestations de son amie, vous montreriez cent fois plus d'amiti‚ sincŠre … Mme Derville, … une simple connaissance.

Mme de Rˆnal, p‚trifi‚e, ne savait que r‚pondre.

- Il est impossible d'ˆtre plus malheureuse... j'espŠre que je vais mourir... je sens mon coeur se glacer...

Telles furent les r‚ponses les plus longues qu'il put en obtenir.

Quand l'approche du jour vint rendre le d‚part n‚cessaire les larmes de Mme de Rˆnal cessŠrent tout … fait. Elle le vit attacher une corde nou‚e … la fenˆtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait:

- Nous voici arriv‚s … l'‚tat que vous avez tant souhait‚. D‚sormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.

- Je suis fƒch‚e que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.

Julien finit par ˆtre profond‚ment frapp‚ des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser … autre chose pendant plusieurs lieues. Son ƒme ‚tait navr‚e, et avant de passer la montagne, tant qu'il put voir le clocher de l'‚glise de VerriŠres, souvent il se retourna.



CHAPITRE XX


UNE CAPITALE


Que de bruit, que de gens affair‚s! que d'id‚es pour l'avenir dans une tˆte de vingt ans! quelle distraction pour l'amour!
BARNAVE.



Enfin il aper‡ut, sur une montagne lointaine, des murs noirs; c'‚tait la citadelle de Besan‡on."Quelle diff‚rence pour moi, dit-il en soupirant, si j'arrivais dans cette noble ville de guerre, pour ˆtre sous-lieutenant dans un des r‚giments charg‚s de la d‚fendre!"

Besan‡on n'est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'‚tait qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingu‚s.

Il avait pris chez Fouqu‚ un habit bourgeois, et c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siŠge de 1674, il voulut voir, avant de s'enfermer au s‚minaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois, il fut sur le point de se faire arrˆter par les sentinelles il p‚n‚trait dans des endroits que le g‚nie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.

La hauteur des murs, la profondeur des foss‚s, l'air terrible des canons l'avaient occup‚ pendant plusieurs heures, lorsqu'il passa devant le grand caf‚ sur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire le mot caf‚, ‚crit en gros caractŠres au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidit‚; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est ‚lev‚ de vingt pieds au moins. Ce jour-l…, tout ‚tait enchantement pour lui.

Deux parties de billard ‚taient en train. Les gar‡ons criaient les points, les joueurs couraient autour des billards encombr‚s de spectateurs. Des flots de fum‚e de tabac, s'‚lan‡ant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs ‚paules arrondies, leur d‚marche lourde, leurs ‚normes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant, ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile; il songeait … l'immensit‚ et … la magnificence d'une grande capitale telle que Besan‡on. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de caf‚ … un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.

Mais la demoiselle du comptoir avait remarqu‚ la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrˆt‚ … trois pas du poˆle, et son petit paquet sous le bras, consid‚rait le buste du roi, en beau plƒtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un caf‚, avait d‚j… dit deux fois, d'une petite voix qui cherchait … n'ˆtre entendue que de Julien:

- Monsieur! monsieur!

Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c'‚tait … lui qu'on parlait.

Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il e–t march‚ … l'ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.

Quelle piti‚ notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lyc‚ens de Paris qui, … quinze ans savent d‚j… entrer dans un caf‚ d'un air si distingu‚? Mais ces enfants, si bien styl‚s … quinze ans, … dix-huit tournent au commun. La timidit‚ passionn‚e que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois, et alors elle enseigne … vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole,"il faut que je lui dise la v‚rit‚", pensa Julien, qui devenait courageux … force de timidit‚ vaincue

- Madame, je viens pour la premiŠre fois de ma vie … Besan‡on; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de caf‚.

La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effray‚ et ne reparaŒtrait plus.

- Placez-vous ici prŠs de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout … fait cach‚e par l'‚norme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle.

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l'occasion de d‚ployer une taille superbe. Julien la remarqua, toutes ses id‚es changŠrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle h‚sitait … appeler un gar‡on pour avoir du caf‚, comprenant bien qu'… l'arriv‚e de ce gar‡on, son tˆte-…-tˆte avec Julien allait finir.

Julien, pensif, comparait cette beaut‚ blonde et gaie … certains souvenirs qui l'agitaient souvent. L'id‚e de la passion dont il avait ‚t‚ l'objet lui “ta presque toute sa timidit‚. La belle demoiselle n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien.

- Cette fum‚e de pipe vous fait tousser, venez d‚jeuner demain avant huit heures du matin; alors, je suis presque seule.

- Quel est votre nom? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidit‚ heureuse.

- Amanda Binet.

- Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci?

La belle Amanda r‚fl‚chit un peu.

- Je suis surveill‚e: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependant je m'en vais ‚crire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

- Je m'appelle Julien Sorel, dit le jeune homme; je n'ai ni parents, ni connaissance … Besan‡on.

- Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l'‚cole de droit?

- H‚las! non, r‚pondit Julien; on m'envoie au s‚miLe d‚couragement le plus complet ‚teignit les traits d'Amanda; elle appela un gar‡on: elle avait du courage maintenant. Le gar‡on versa du caf‚ … Julien, sans le regarder.

Amanda recevait de l'argent au comptoir; Julien ‚tait fier d'avoir os‚ parler: on se disputa … l'un des billards. Les cris et les d‚mentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui ‚tonnait Julien. Amanda ‚tait rˆveuse et baissait les yeux.

- Si vous voulez mademoiselle, lui dit-il tout … coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin?

Ce petit air d'autorit‚ plut … Amanda."Ce n'est pas un jeune homme de rien", pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son oeil ‚tait occup‚ … voir si quelqu'un s'approchait du comptoir:

- Moi je suis de Genlis, prŠs de Dijon'; dites que vous ˆtes aussi de Genlis, et cousin de ma mŠre.

- Je n'y manquerai pas.

- Tous les jeudis … cinq heures en ‚t‚, MM. les s‚minaristes passent ici devant le caf‚.

- Si vous pensez … moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes … la main.

Amanda le regarda d'un air ‚tonn‚; ce regard changea le courage de Julien en t‚m‚rit‚; cependant il rougit beaucoup en lui disant:

- Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.

- Parlez donc plus bas, lui dit-elle d'un air effray‚. Julien songeait … se rappeler les phrases d'un volume d‚pareill‚ de la Nouvelle H‚lo‹se, qu'il avait trouv‚ … Vergy. Sa m‚moire le servit bien; depuis dix minutes, il r‚citait la Nouvelle H‚lo‹se … Mlle Amanda, ravie, il ‚tait heureux de sa bravoure, quand tout … coup la belle Franc-comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait … la porte du caf‚.

Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des ‚paules; il regarda Julien. A l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les extrˆmes, ne fut remplie que d'id‚es de duel. Il pƒlit beaucoup, ‚loigna sa tasse, prit une mine assur‚e, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tˆte en se versant familiŠrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoir, d'un regard Amanda ordonna … Julien de baisser les yeux. Il ob‚it, et, pendant deux minutes, se tint immobile … sa place pƒle r‚solu et ne songeant qu'… ce qui allait arriver; ii ‚tait vraiment bien en cet instant. Le rival avait ‚t‚ ‚tonn‚ des yeux de Julien, son verre d'eau-de-vie aval‚ d'un trait il dit un mot … Amanda, pla‡a ses deux mains dans les poches lat‚rales de sa grosse redingote, et s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transport‚ de colŠres; mais il ne savait comment s'y prendre pour ˆtre insolent. Il posa son petit paquet, et, de l'air le plus dandinant qu'il put, marcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait: "Mais avec un duel dŠs l'arriv‚e … Besan‡on, la carriŠre eccl‚siastique est perdue.

"Qu'importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent."

Amanda vit son courage, il faisait un joli contraste avec la na‹vet‚ de ses maniŠres; en un instant, elle le pr‚f‚ra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en avant l'air de suivre de l'oeil quelqu'un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard:

- Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c'est mon beau-frŠre.

- Que m'importe? il m'a regard‚.

- Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans doute il vous a regard‚, peut-ˆtre mˆme il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous ˆtes un parent de ma mŠre, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-comtois et n'a jamais d‚pass‚ Dole, sur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

Julien h‚sitait encore, elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:

- Sans doute il vous a regard‚, mais c'est au moment o— il me demandait qui vous ˆtes; c'est un homme qui est manant avec tout le monde, il n'a pas voulu vous insulter.

L'oeil de Julien suivait le pr‚tendu beau-frŠre; il le vit acheter un num‚ro … la poule que l'on jouait au plus ‚loign‚ des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait, d'un ton mena‡ant: Je prends … faire. Il passa vivement derriŠre Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:

- Venez me payer d'abord, lui dit-elle.

"C'est juste, pensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer."Amanda ‚tait aussi agit‚e que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle put, tout en lui r‚p‚tant … voix basse:

- Sortez … l'instant du caf‚, ou je ne vous aime plus; et cependant, je vous aime bien.

Julien sortit en effet, mais lentement."N'est-il pas de mon devoir, se r‚p‚tait-il, d'aller regarder … mon tour en soufflant ce grossier personnage?"Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard devant le caf‚; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s'‚loigna.

Il n'‚tait … Besan‡on que depuis quelques heures, et d‚j… il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donn‚ autrefois, malgr‚ sa goutte, quelques le‡ons d'escrime, telle ‚tait toute la science que Julien trouvait au service de sa colŠre. Mais cet embarras n'e–t rien ‚t‚ s'il e–t su comment se fƒcher autrement qu'en donnant un soufflet, et si l'on en venait aux coups de poing, son rival, homme ‚norme, l'e–t battu et puis plant‚ l….

"Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n'y aura pas grande diff‚rence entre un s‚minaire et une prison; il faut que je d‚pose mes habits bourgeois dans quelque auberge, o— je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens … sortir du s‚minaire pour quelques heures, je pourrai fort bien avec mes habits bourgeois revoir Mlle Amanda."Ce raisonnement ‚tait beau; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune.

Enfin, comme il repassait devant l'h“tel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrŠrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, … l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui raconta son histoire.

- Certainement, mon joli petit abb‚, lui dit l'h“tesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et mˆme les ferai ‚pousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-mˆme dans une chambre, en lui recommandant d'‚crire la note de ce qu'il laissait.

- Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ‡a, monsieur l'abb‚ Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit … la cuisine, je m'en vais vous faire servir un bon dŒner, et, ajouta-t-elle … voix basse, il ne vous co–tera que vingt sols au lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien m‚nager votre petit boursicot.

- J'ai dix louis, r‚pliqua Julien, avec une certaine fiert‚.

- Ah! bon Dieu! r‚pondit la bonne h“tesse alarm‚e, ne parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besan‡on. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les caf‚s, ils sont remplis de mauvais sujets.

- Vraiment! dit Julien, … qui ce mot donnait … penser.

- Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du caf‚. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dŒner … vingt sols, c'est parler ‡a, j'espŠre. Allez vous mettre … table, je vais vous servir moi-mˆme.

- Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ‚mu, je vais entrer au s‚minaire, en sortant de chez vous.

La bonne femme ne le laissa partir qu'aprŠs avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'h“tesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.



CHAPITRE XXV


LE SMINAIRE


Trois cent trente-six dŒners … 83 centimes trois cent trente-six soupers … 38 centimes; du chocolat … qui; de droit; combien y a-t-il … gagner sur la soumission?
LE VALENOD de BESAN€ON.



Il vit de loin la croix de fer dor‚ sur la porte; il approcha lentement, ses jambes semblaient se d‚rober sous lui."Voil… donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir!"Enfin il se d‚cida … sonner. Le bruit de la cloche retentit, comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes un homme pƒle, vˆtu de noir, vint lui ouvrir. Julien l‚ regarda et aussit“t baissa les yeux. Il trouva … ce portier une physionomie singuliŠre. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupiŠres annon‡aient l'impossibilit‚ de toute sympathie, ses lŠvres minces se d‚veloppaient en demi-cercle sur des dents qui avan‡aient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime mais plut“t cette insensibilit‚ parfaite qui inspire bien plus de terreur … la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure d‚vote fut un m‚pris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l'int‚rˆt du ciel.

Julien releva les yeux avec effort, et d'une voix que le battement de coeur rendait tremblante, il expliqua qu'il d‚sirait parler … M. Pirard, le directeur' du s‚minaire. Sans dire une parole, l'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montŠrent deux ‚tages par un large escalier … rampe de bois, dont les marches d‚jet‚es penchaient tout … fait du c“t‚ oppos‚ au mur, et semblaient prˆtes … tomber. Une petite porte, surmont‚e d'une grande croix de cimetiŠre en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficult‚ et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis … la chaux ‚taient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. L…, Julien fut laiss‚ seul il ‚tait atterr‚, son coeur battait violemment, il e–t ‚t‚ heureux d'oser pleurer. Un silence de mort r‚gnait dans toute la maison.

Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journ‚e, le portier … figure sinistre reparut sur le pas d'une porte … l'autre extr‚mit‚ de la chambre, et, sans daigner parler lui fit signe d'avancer. Il entra dans une piŠce encore plus grande que la premiŠre et fort mal ‚clair‚e. Les murs aussi ‚taient blanchis, mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin prŠs de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l'autre extr‚mit‚ de la chambre, prŠs d'une petite fenˆtre … vitres jaunies garnie de vases de fleurs tenus salement, il aper‡ut un homme assis devant une table, et couvert d'une soutane d‚labr‚e, il avait l'air en colŠre, et prenait l'un aprŠs l'autre une foule de petits carr‚s de papier qu'il rangeait sur sa table, aprŠs y avoir ‚crit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la pr‚sence de Julien. Celui-ci ‚tait immobile debout vers le milieu de la chambre, l… o— l'avait laiss‚ le portier, qui ‚tait ressorti en fermant la porte.

Dix minutes se passŠrent ainsi, l'homme mal vˆtu ‚crivait toujours. L'‚motion et la terreur de Julien ‚taient telles qu'il lui semblait ˆtre sur le point de tomber. Un philosophe e–t dit, peut-ˆtre en se trompant: C'est la violente impression du laid sur une ƒme faite pour aimer ce qui est beau.

L'homme qui ‚crivait leva la tˆte, Julien ne s'en aper‡ut qu'au bout d'un moment, et mˆme, aprŠs l'avoir vu, il restait encore immobile, comme frapp‚ … mort par le regard terrible dont il ‚tait l'objet. Les yeux troubl‚s de Julien distinguaient … peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, except‚ sur le front, qui laissait voir une pƒleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Le vaste contour de ce front ‚tait marqu‚ par des cheveux ‚pais, plats et d'un noir de jais.

- Voulez-vous approcher, oui ou non? dit enfin cet homme avec impatience.

Julien s'avan‡a d'un pal mal assur‚, et enfin, prˆt … tomber et pƒle, comme de sa vie il ne l'avait ‚t‚, il s'arrˆta … trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carr‚s de papier.

- Plus prŠs, dit l'homme.

Julien s'avan‡a encore en ‚tendant la main, comme cherchant … s'appuyer sur quelque chose.

- Votre nom?

- Julien Sorel.

- Vous avez bien tard‚, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un oeil terrible.

Julien ne put supporter ce regard, ‚tendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.

L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient.

On le releva, on le pla‡a sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au portier:

- Il tombe du haut mal' apparemment, il ne manquait plus que ‡a.

Quand Julien put ouvrir les yeux, l'homme … la figure rouge continuait … ‚crire; le portier avait disparu."Il faut avoir du courage, se dit notre h‚ros, et surtout cacher ce que je sens": il ‚prouvait un violent mal de coeur,"s'il m'arrive un accident, Dieu sait ce qu'on pensera de moi."Enfin l'homme cessa d'‚crire, et regardant Julien de c“t‚:

- tes-vous en ‚tat de me r‚pondre.

- Oui, monsieur, dit Julien, d'une voix affaiblie.

- Ah! c'est heureux.

L'homme noir s'‚tait lev‚ … demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui, s'ouvrit en criant. Il la trouva, s'assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d'un air … lui arracher le peu de vie qui lui restait:

- Vous m'ˆtes recommand‚ par M. Ch‚lan, c'‚tait le meilleur cur‚ du diocŠse, homme vertueux s'il en fut, et mon ami depuis trente ans.

- Ah! c'est … M. Pirard que j'ai l'honneur de parler, dit Julien d'une voix mourante.

- Apparemment, r‚pliqua le directeur du s‚minaire, en le regardant avec humeur.

Il y eut un redoublement d'‚clat dans ses petits yeux, suivi d'un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'‚tait la physionomie du tigre go–tant par avance le plaisir de d‚vorer sa proie.

- La lettre de Ch‚lan est courte, dit-il, comme se parlant … lui-mˆme. Intelligenti pauca; par le temps qui court, on ne saurait ‚crire trop peu. Il lut haut:

"Je vous adresse Julien Sorel de cette paroisse, que j'ai baptis‚ il y aura bient“t vingt ans; fils d'un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un"ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La m‚moire, l'intelligence ne manquent point, il y a de la r‚flexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincŠre?"

- SincŠre! r‚p‚ta l'abb‚ Pirard, d'un air ‚tonn‚, et en regardant Julien; mais d‚j… le regard de l'abb‚ ‚tait moins d‚nu‚ de toute humanit‚; sincŠre! r‚p‚ta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:

"Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la m‚ritera en subissant les examens n‚cessaires. Je lui ai montr‚ un peu de th‚ologie, de cette ancienne et bonne th‚ologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi; le directeur du d‚p“t de mendicit‚, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour ˆtre pr‚cepteur de ses enfants.-- Mon int‚rieur est tranquille, grƒce … Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. Vale et me ama."

L'abb‚ Picard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, pronon‡a avec un soupir le mot Ch‚lan.

- Il est tranquille dit-il, en effet sa vertu m‚ritait cette r‚compense; Dieu puisse-t-il me l'accorder, le cas ‚ch‚ant!

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacr‚, Julien sentit diminuer l'horreur profonde qui, depuis son entr‚e dans cette maison, l'avait glac‚.

- J'ai ici trois cent vingt et un aspirants … l'‚tat le plus saint, dit enfin l'abb‚ Pirard, d'un ton de voix s‚vŠre, mais non m‚chant: sept ou huit seulement me sont recommand‚s par des hommes tels que l'abb‚ Ch‚lan; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez ˆtre le neuviŠme. Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse elle est redoublement de soins et de s‚v‚rit‚ contr‚ les vices. Allez fermer cette porte … clef.

Julien fit un effort pour marcher et r‚ussit … ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenˆtre, voisine de la porte d'entr‚e, donnait sur La campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du bien, comme s'il e–t aper‡u d'anciens amis.

- Loquerisne linguam latinam? (Parlez-vous latin?) lui dit l'abb‚ Pirard, comme il revenait.

- Ita, pater optime (Oui, mon excellent pŠre), r‚pondit Julien, revenant un Feu … lui. Certainement jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.

L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abb‚ s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid."Que je suis faible, pensa-t-il, de m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon"; et Julien s'applaudit d'avoir cach‚ presque tout son argent dans ses bottes.

L'abb‚ Pirard examina Julien sur la th‚ologie, il fut surpris de l'‚tendue de son savoir. Son ‚tonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les saintes ‚critures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des PŠres, il s'aper‡ut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint J‚r“me, de saint Augustin, de saint Bonaventure de saint Basile, etc., etc.

"Au fait, pensa l'abb‚ Pirard, voil… bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reproch‚e … Ch‚lan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes ‚critures."

(Julien venait de lui parler, sans ˆtre interrog‚ … ce sujet, du temps v‚ritable o— avaient ‚t‚ ‚crits la GenŠse, le Pentateuque, etc.)

"A quoi mŠne ce raisonnement infini sur les saintes ‚critures, pensa l'abb‚ Pirard, si ce n'est … l'examen personnel, c'est-…-dire au plus affreux protestantisme? Et … c“t‚ de cette science imprudente, rien sur les PŠres qui puisse compenser cette tendance."

Mais l'‚tonnement du directeur du s‚minaire n'eut plus de bornes, lorsqu'interrogeant Julien sur l'autorit‚ du Pape, et s'attendant aux maximes de l'ancienne ‚glise gallicane, le jeune homme lui r‚cita tout le livre de M. de Maistre.

"Singulier homme que ce Ch‚lan, pensa l'abb‚ Pirard; lui a-t-il montr‚ ce livre pour lui apprendre … s'en moquer?"

Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tƒcher de deviner s'il croyait s‚rieusement … la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne r‚pondait qu'avec sa m‚moire. De ce moment, Julien fut r‚ellement trŠs bien, il sentait qu'il ‚tait maŒtre de soi. AprŠs un examen fort long, il lui sembla que la s‚v‚rit‚ de M. Pirard envers lui n'‚tait plus qu'affect‚e. En effet, sans les principes de gravit‚ austŠre que, depuis quinze ans, il s'‚tait impos‚s envers ses ‚lŠves en th‚ologie, le directeur du s‚minaire e–t embrass‚ Julien au nom de la logique tant il trouvait de clart‚, de pr‚cision et de nettet‚ dans ses r‚ponses.

"Voil… un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus d‚bile (le corps est faible)."

- Tombez-vous souvent ainsi? dit-il … Julien en fran‡ais et lui montrant du doigt le plancher.

- C'est la premiŠre fois de ma vie, la figure du portier m'avait glac‚, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.

L'abb‚ Pirard sourit presque.

- Voil… l'effet des vaines pompes du monde, vous ˆtes accoutum‚ apparemment … des visages riants, v‚ritables th‚ƒtres de mensonge. La v‚rit‚ est austŠre, monsieur. Mais notre tƒche ici-bas n'est-elle pas austŠre aussi? Il faudra veiller … ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: Trop de sensibilit‚ aux vaines grƒces de l'ext‚rieur.

"Si vous ne m'‚tiez pas recommand‚, dit l'abb‚ Pirard, en reprenant la langue latine avec un plaisir marqu‚, si vous rie m'‚tiez pas recommand‚ par un homme tel que l'abb‚ Ch‚lan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraŒt que vous ˆtes trop accoutum‚. La bourse entiŠre que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile … obtenir. Mais l'abb‚ Ch‚lan a m‚rit‚ bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s'il ne peut disposer d'une bourse au s‚minaire.

AprŠs ces mots, l'abb‚ Pirard recommanda … Julien de n'entrer dans aucune soci‚t‚ ou congr‚gation secrŠte sans son consentement.

- Je vous en donne ma parole d'honneur, dit Julien avec l'‚panouissement de coeur d'un honnˆte homme.

Le directeur du s‚minaire sourit pour la premiŠre fois.

- Ce mot n'est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit … tant de fautes, et souvent … des crimes. Vous me devez la sainte ob‚issance, en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre sup‚rieur eccl‚siastique. Dans cette maison, entendre, mon trŠs-cher fils, c'est ob‚ir. Combien avez-vous d'argent?

"Nous y voici, se dit Julien; c'‚tait pour cela qu'‚tait le"trŠs-cher fils"."

- Trente-cinq francs, mon pŠre.

- Ecrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez … m'en rendre compte.

Cette p‚nible s‚ance avait dur‚ trois heures, Julien appela le portier.

- Allez installer Julien Sorel dans la cellule nø 103, dit l'abb‚ Pirard … cet homme.

Par une grande distinction, il accordait … Julien un logement s‚par‚.

- Portez-y sa malle, ajouta-t-il.

Julien baissa les yeux et vit sa malle pr‚cis‚ment en face de lui; il la regardait depuis trois heures, et ne l'avait pas reconnue.

En arrivant au nø 103 (c'‚tait une petite chambrette de huit pieds en carr‚, au dernier ‚tage de la maison), Julien remarqua qu'elle donnait sur les remparts, et par-del… on apercevait la jolie plaine que le Doubs s‚pare de la

"Quelle vue charmante!"s'‚cria Julien; en se parlant ainsi, il ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait ‚prouv‚es depuis le peu de temps qu'il ‚tait … Besan‡on, avaient entiŠrement ‚puis‚ ses forces. Il s'assit prŠs de la fenˆtre sur l'unique chaise de bois qui f–t dans sa cellule, et tomba aussit“t dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souper, ni celle du salut; on l'avait oubli‚.

Quand les premiers rayons du soleil le r‚veillŠrent le lendemain matin, il se trouva couch‚ sur le plancher.



CHAPITRE XXVI


LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE



Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser … moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une duret‚ de coeur que je ne me sens point. Ils me ha‹ssent … cause de ma bont‚ facile. Ah! bient“t je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs.
YOUNG.



Il se hƒta de brosser son habit et de descendre, il ‚tait en retard. Un sous-maŒtre le gronda s‚vŠrement, au lieu de chercher … se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine:

- Peccavi, pater optime (j'ai pˆch‚, j'avoue ma faute, “ mon pŠre), dit-il d'un air contrit.

Ce d‚but eut un grand succŠs. Les gens adroits parmi les s‚minaristes virent qu'ils avaient affaire … un homme qui n'en ‚tait pas aux ‚l‚ments du m‚tier. L'heure de la r‚cr‚ation arriva, Julien se vit l'objet de la curiosit‚ g‚n‚rale. Mais on ne trouva chez lui que r‚serve et silence. Suivant les maximes qu'il s'‚tait faites, il consid‚ra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous, … ses yeux, ‚tait l'abb‚ Pirard.

Peu de jours aprŠs Julien eut … choisir un confesseur, on lui pr‚senta une liste.

"Eh! bon Dieu! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire?"et il choisit l'abb‚ Pirard.

Sans qu'il s'en doutƒt, cette d‚marche ‚tait d‚cisive. Un petit s‚minariste tout jeune, natif de VerriŠres, et qui dŠs le premier jour, s'‚tait d‚clar‚ son ami, lui apprit que s'il e–t choisi M. CastanŠde, le sous-directeur du s‚minaire, il e–t peut-ˆtre agi avec plus de prudence.

- L'abb‚ CastanŠde est l'ennemi de M. Pirard qu'on soup‡onne de jans‚nisme, ajouta le petit s‚minariste en se penchant vers son oreille.

Toutes les premiŠres d‚marches de notre h‚ros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d'un confesseur, des ‚tourderies. gar‚ par toute la pr‚somption d'un homme … imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consomm‚. Sa folie allait jusqu'… se reprocher ses succŠs dans cet art de la faiblesse.

"H‚las! c'est ma seule arme! … une autre ‚poque se disait-il, c'est par des actions parlantes, en face de l'ennemi, que j'aurais gagn‚ mon pain."

Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix s‚minaristes vivaient en odeur de saintet‚, et avaient des visions comme sainte Th‚rŠse et saint Fran‡ois, lorsqu'il re‡ut les stigmates sur le mont Verna dans l'Apennin. Mais c'‚tait un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens … visions ‚taient presque toujours … l'infirmerie. Une centaine d'autres r‚unissaient … une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand'chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent r‚el et, entre autres, un nomm‚ Chazel ; mais Julien se sentait de l'‚loignement pour eux et eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un s‚minaristes ne se composait que d'ˆtres grossiers qui n'‚taient pas bien s–rs de comprendre les mots latins qu'ils r‚p‚taient tout le long de la journ‚e. Presque tous ‚taient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en r‚citant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'aprŠs cette observation que, dŠs les premiers jours, Julien se promit de rapides succŠs."Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin, il y a un travail … faire, se disait-il. Sous Napol‚on, j'eusse ‚t‚ sergent; parmi ces futurs cur‚s, je serai grand vicaire.

"Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manoeuvriers dŠs l'enfance, ont v‚cu jusqu'… leur arriv‚e ici de lait caill‚ et de pain noir. Dans leurs chaumiŠres, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchant‚s des d‚lices du s‚minaire."

Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait aprŠs le dŒner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels ‚taient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu'on se gardait de lui dire, c'est que, ˆtre le premier dans les diff‚rents cours de dogme, d'histoire eccl‚siastique, etc., etc., que l'on suit au s‚minaire, n'‚tait … leurs yeux qu'un p‚ch‚ splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres qui n'est au fond que m‚fiance et examen personnel, et donne … l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se m‚fier, l'glise de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout … ses yeux. R‚ussir dans les ‚tudes mˆme sacr‚es lui est suspect et … bon droit. Qui empˆchera l'homme sup‚rieur de passer de l'autre c“t‚, comme SieyŠs ou Gr‚goire! L'glise tremblante s'attache au pape comme … la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personnel, et, par les pieuses pompes des c‚r‚monies de sa cour, faire impression sur l'esprit ennuy‚ et malade des gens du monde.

Julien, p‚n‚trant … demi ces diverses v‚rit‚s, que cependant toutes les paroles prononc‚es dans un s‚minaire tendent … d‚mentir, tombait dans une m‚lancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et r‚ussissait rapidement … apprendre des choses trŠs utiles … un prˆtre, trŠs fausses … ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun int‚rˆt. Il croyait n'avoir rien autre chose … faire.

"Suis-je donc oubli‚ de toute la terre?" pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait re‡u et jet‚ au feu quelques lettres timbr‚es de Dijon, et o—, malgr‚ les formes du style le plus convenable, per‡ait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour."Tant mieux, pensait l'abb‚ Pirard, ce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aim‚e."

Un jour l'abb‚ Pirard ouvrit une lettre qui semblait … demi effac‚e par les larmes, c'‚tait un ‚ternel adieu."Enfin, disait-on … Julien, le ciel m'a fait la grƒce de ha‹r, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai"de plus cher au monde, mais ma faute en elle-mˆme. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes"comme vous voyez. Le salut des ˆtres auxquels je me dois et que vous avez tant aim‚s, l'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mŠre. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes."

Cette fin de lettre ‚tait presque absolument illisible. On donnait une adresse … Dijon, et cependant on esp‚rait que jamais Julien ne r‚pondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue … la vertu pourrait entendre sans rougir.

La m‚lancolie de Julien, aid‚e par la m‚diocre nourriture que fournissait au s‚minaire l'entrepreneur des dŒners … 83 centimes, commen‡ait … influer sur sa sant‚ lorsque un matin Fouqu‚ parut tout … coup dans sa chambre.

- Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois … Besan‡on, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J'ai apost‚ quelqu'un … la porte du s‚minaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?

- C'est une ‚preuve que je me suis impos‚e.

- Je te trouve bien chang‚. Enfin je te revois. Deux beaux ‚cus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'‚tais qu'un sot de ne pas les avoir offerts dŠs le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur, lorsque Fouqu‚ lui dit:

- A propos, sais-tu? la mŠre de tes ‚lŠves est tomb‚e dans la plus haute d‚votion.

Et il parlait de cet air d‚gag‚ qui fait une si singuliŠre impression sur l'ƒme passionn‚e de laquelle on bouleverse, sans s'en douter, les plus chers int‚rˆts.

- Oui, mon ami, dans la d‚votion la plus exalt‚e. On dit qu'elle fait des pŠlerinages. Mais … la honte ‚ternelle de l'abb‚ Maslon, qui a espionn‚ si longtemps ce pauvre M. Ch‚lan, Mme de Rˆnal n'a pas voulu de lui. Elle va se confesser … Dijon ou … Besan‡on.

- Elle vient … Besan‡on! dit Julien, le front couvert de rougeur.

- Assez souvent, r‚pondit Fouqu‚, d'un air interrogatif.

- As-tu des Constitutionnels sur toi?

- Que dis-tu? r‚pliqua Fouqu‚.

- Je te demande si tu as des Constitutionnels, reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le num‚ro ici.

- Quoi! mˆme au s‚minaire, des lib‚raux! s'‚cria Fouqu‚. Pauvre France! ajouta-t-il, en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abb‚ Maslon.

Cette visite e–t fait une profonde impression sur notre h‚ros, si, dŠs le lendemain, un mot que lui adressa ce petit s‚minariste de VerriŠres, qui lui semblait si enfant, ne lui e–t fait faire une importante d‚couverte. Depuis qu'il ‚tait au s‚minaire, la conduite de Julien n'avait ‚t‚ qu'une suite de fausses d‚marches. Il se moqua de lui-mˆme avec amertume.

A la v‚rit‚, les actions importantes de sa vie ‚taient savamment conduites mais il ne soignait pas les d‚tails, et les habiles au s‚minaire ne regardent qu'aux d‚tails. Aussi, passait-il d‚j… parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait ‚t‚ trahi par une foule de petites actions.

A leurs yeux, il ‚tait convaincu de ce vice ‚norme, il pensait, il jugeait par lui-mˆme, au lieu de suivre aveugl‚ment l'autorit‚ et l'exemple. L'abb‚ Pirard ne lui avait ‚t‚ d'aucun secours; il ne lui avait pas adress‚ une seule fois la parole hors du tribunal de la p‚nitence, o— encore il ‚coutait plus qu'il ne parlait. Il en e–t ‚t‚ bien autrement s'il e–t choisi l'abb‚ CastanŠde

Du moment que Julien se fut aper‡u de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il voulut connaŒtre toute l'‚tendue du mal et, … cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstin‚ avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un m‚pris qui alla jusqu'… la d‚rision. Il reconnut que, depuis son entr‚e au s‚minaire, il n'y avait pas eu une heure, surtout pendant les r‚cr‚ations, qui n'e–t port‚ cons‚quence pour ou contre lui, qui n'e–t augment‚ le nombre de ses ennemis, ou ne lui e–t concili‚ la bienveillance de quelque s‚minariste sincŠrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal … r‚parer ‚tait immense, fa tƒche fort difficile. D‚sormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s'agissait de se dessiner un caractŠre tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnŠrent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-l… on les porte baiss‚s."Quelle n'‚tait pas ma pr‚somption … VerriŠres! se disait Julien, je croyais vivre; je me pr‚parais seulement … la vie; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu'… la fin de mon r“le, entour‚ de vrais ennemis. Quelle immense difficult‚, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute! c'est … faire pƒlir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte-Quint trompant quinze ann‚es de suite, par sa modestie quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa Jeunesse.

"La science n'est donc rien ici! se disait-il avec d‚pit; les progrŠs dans le dogme, dans l'histoire sacr‚e, etc., ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit … ce sujet est destin‚ … faire tomber dans le piŠge les fous tels que moi. H‚las! mon seul m‚rite consistait dans mes progrŠs rapides, dans ma fa‡on de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au fond ils les estimeraient … leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j'avais la sottise d'en ˆtre fier! Ces premiŠres places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'… me donner de mauvaises notes pour les v‚ritables places que l'on obtient … la sortie du s‚minaire et o— l'on gagne de l'argent. Chazel, qui a plus de science que moi jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait rel‚guer … la cinquantiŠme place; s'il obtient la premiŠre, c'est par distraction. Ah! qu'un mot, un seul mot de M. Pirard m'e–t ‚t‚ utile!"

Du moment que Julien fut d‚tromp‚, les longs exercices de pi‚t‚ asc‚tique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacr‚-Coeur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d'action les plus int‚ressants. En r‚fl‚chissant s‚vŠrement sur lui-mˆme, et cherchant surtout … ne pas s'exag‚rer ses moyens, Julien n'aspira pas d'embl‚e, comme les s‚minaristes qui servaient de modŠles aux autres, … faire … chaque instant des actions significatives, c'est-…-dire prouvant un genre de perfection chr‚tienne. Au s‚minaire, il est une fa‡on de manger un ouf … la coque, qui annonce les progrŠs faits dans la vie d‚vote.

Le lecteur, qui sourit peut-ˆtre, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un ouf l'abb‚ Delille invit‚ … d‚jeuner chez une grande dame d‚ la cour de Louis XVI.

Julien chercha d'abord … arriver au non culpa; c'est l'‚tat du jeune s‚minariste dont la d‚marche, dont la fa‡on de mouvoir les bras, les yeux, etc., n'indiquent … la v‚rit‚ rien de mondain, mais ne montrent pas encore l'ˆtre absorb‚ par l'id‚e de l'autre vie et le pur n‚ant de celle-ci.

Sans cesse Julien trouvait ‚crites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans d'‚preuves, mis en balance avec une ‚ternit‚ de d‚lices ou une ‚ternit‚ d'huile bouillante en enfer! Il ne les m‚prisa plus; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux."Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fidŠles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la diff‚rence de mon ext‚rieur et de celui d'un la‹c."

AprŠs plusieurs mois d'application de tous les instants, Julien avait encore l'air de penser. Sa fa‡on de remuer les yeux et de porter la bouche n'annon‡ait pas la foi implicite et prˆte … tout croire et … tout soutenir, mˆme par le martyre. C'‚tait avec colŠre que Julien se voyait prim‚ dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver … ce front b‚at et ‚troit, … cette physionomie de foi fervente et aveugle, prˆte … tout croire et … tout souffrir, que l'on trouve si fr‚quemment dans les couvents d'Italie, et dont … nous autres la‹cs, le Guerchin a laiss‚ de si parfaits modŠles dans ses tableaux d'‚glise*.
* Voir, au mus‚e du Louvre. Fran‡ois duc d'Aquitaine d‚posant la couronne et prenant l'habit de moine no 1130.

Les jours de grande fˆte, on donnait aux s‚minaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien avaient observ‚ qu'il ‚tait insensible … ce bonheur ce fut l… un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d'ennemis."Voyez ce bourgeois, voyez ce d‚daigneux, disaient-ils, qui fait semblant de m‚priser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute! fi, le vilain! l'orgueilleux! le damn‚!"Il aurait d– s'abstenir par p‚nitence d'en manger une partie et faire ce sacrifice de dire … quelque ami, en montrant la choucroute:

- Qu'est-ce que l'homme peut offrir … un ˆtre tout-puissant, si ce n'est la douleur volontaire?

Julien n'avait pas l'exp‚rience qui fait voir si facilement les choses de ce genre.

"H‚las! l'ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux, un avantage immense, s'‚criait-il, dans ses moments de d‚couragement. A leur arriv‚e au s‚minaire, le professeur n'a point … les d‚livrer de ce nombre effroyable d'id‚es mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent sur ma figure quoi que Je fasse."

Julien ‚tudiait, avec une attention voisine de l'envie les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au s‚minaire. Au moment o— on les d‚pouillait de leur veste de ratine, pour leur faire endosser la robe noire, leur ‚ducation se bornait … un respect immense et sans bornes pour l'argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comt‚.

C'est la maniŠre sacramentelle et h‚ro‹que d'exprimer l'id‚e sublime d'argent comptant.

Le bonheur, pour ces s‚minaristes, comme pour les h‚ros des romans de Voltaire, consiste surtout … bien dŒner. Julien d‚couvrait chez presque tous un respect inn‚ pour l'homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment appr‚cie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, … sa valeur et mˆme au-dessous de sa valeur."Que peut-on gagner, r‚p‚taient-ils souvent entre eux, … plaider contre un gros?"

C'est le mot des vall‚es du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'ˆtre le plus riche de tous: le gouvernement!

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le pr‚fet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comt‚, pour une imprudence, or l'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

AprŠs avoir ‚t‚ comme suffoqu‚ dans les premiers temps par le sentiment du m‚pris, Julien finit par ‚prouver de la piti‚: il ‚tait arriv‚ souvent aux pŠres de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver … leur chaumiŠre, et de n'y trouver ni pain, ni chƒtaignes, ni pommes de terre."Qu'y a-t-il donc d'‚tonnant, se disait Julien, si l'homme heureux, … leurs yeux, est d'abord celui qui vient de bien dŒner, et ensuite celui qui possŠde un bon habit! Mes camarades ont une vocation ferme, c'est-…-dire qu'ils voient dans l'‚tat eccl‚siastique une longue continuation de ce bonheur: bien dŒner et avoir un habit chaud en hiver."

Il arriva … Julien d'entendre un jeune s‚minariste, dou‚ d'imagination, dire … son compagnon:

- Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte Quint, qui gardait les pourceaux?

- On ne fait papes que des Italiens, r‚pondit l'ami; mais pour s–r on tirera au sort parmi nous, pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-ˆtre d'‚vˆques. M. P..., ‚vˆque de Chƒlons, est fils d'un tonnelier: c'est l'‚tat de mon pŠre.

Un jour, au milieu d'une le‡on de dogme, l'abb‚ Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphŠre physique et morale au milieu de laquelle il ‚tait plong‚.

Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effray‚ le jour de son entr‚e au s‚minaire.

- Expliquez-moi ce qui est ‚crit sur cette carte … jouer, lui dit-il, en le regardant de fa‡on … le faire rentrer sous terre.

Julien lut:

"Amanda Binet, au caf‚ de la Girafe, avant huit heures."Dire que l'on est de Genlis, et le cousin de ma"mŠre."

Julien vit l'immensit‚ du danger; la police de l'abb‚ CastanŠde lui avait vol‚ cette adresse.

- Le jour o— j'entrai ici, r‚pondit-il en regardant le front de l'abb‚ Pirard, car il ne pouvait supporter son oeil terrible, j'‚tais tremblant: M. Ch‚lan m'avait dit que c'‚tait un lieu plein de d‚lations et de m‚chancet‚s de tous les genres; l'espionnage et la d‚nonciation entre camarades y sont encourag‚s. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu'elle est aux jeunes prˆtres, et leur inspirer le d‚go–t du monde et de ses pompes.

- Et c'est … moi que vous faites des phrases, dit l'abb‚ Pirard furieux. Petit coquin!

- A VerriŠres, reprit froidement Julien, mes frŠres me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'ˆtre jaloux de moi...

- Au fait! au fait! s'‚cria M. Pirard, presque hors de lu'.

Sans ˆtre le moins du monde intimid‚, Julien reprit sa narration.

- Le jour de mon arriv‚e … Besan‡on, vers midi, j'avais faim, j'entrai dans un caf‚. Mon coeur ‚tait rempli de r‚pugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon d‚jeuner me co–terait moins cher l… qu'… l'auberge. Une dame, qui paraissait ˆtre la maŒtresse de la boutique, eut piti‚ de mon air novice. Besan‡on est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours … moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du s‚minaire refusent de faire votre commission, dites que vous ˆtes mon cousin, et natif de Genlis...

- Tout ce bavardage va ˆtre v‚rifi‚, s'‚cria l'abb‚ Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre. Qu'on se rende dans sa cellule.

L'abb‚ suivit Julien et l'enferma … clef. Celui-ci se mit aussit“t … visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte ‚tait pr‚cieusement cach‚e. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs d‚rangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n'aie jamais accept‚ la permission de sortir, que M. CastanŠde m'offrait si souvent avec une bont‚ que je comprends main tenant. Peut-ˆtre j 'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a d‚sesp‚r‚ de tirer parti du renseignement de cette maniŠre, pour ne pas le perdre on en a fait une d‚nonciation.

Deux heures aprŠs, le directeur le fit appeler.

- Vous n'avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins s‚vŠre; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravit‚. Malheureux enfant! dans dix ans, peut-ˆtre, elle vous portera dommage.




CHAPITRE XXVII


PREMIERE EXPRIENCE DE LA VIE


Le temps pr‚sent, grand Dieu! c'est l'arche du Seigneur. Malheur … qui y touche.
DIDEROT.



Le lecteur voudra bien nous permettre de donner trŠs peu de faits clairs et pr‚cis sur cette ‚poque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquent, bien au contraire; mais, peut-ˆtre ce qu'il vit au s‚minaire est-il trop noir pour le coloris mod‚r‚ que l'on a cherch‚ … conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, mˆme celui de lire un conte.

Julien r‚ussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de d‚go–t et mˆme de d‚couragement complet. Il n'avait pas de succŠs, et encore dans une vilaine carriŠre. Le moindre secours ext‚rieur e–t suffi pour soutenir sa constance, la difficult‚ … vaincre n'‚tait pas bien grande; mais il ‚tait seul comme une barque abandonn‚e au milieu de l'Oc‚an."Et quand je r‚ussirais, se disait-il, avoir toute une vie … passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu'… l'omelette au lard qu'ils d‚voreront au dŒner, ou des abb‚s CastanŠde, pour qui aucun crime n'est trop noir! ils parviendront au pouvoir; mais … quel prix, grand Dieu!

"La volont‚ de l'homme est puissante, je le lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel d‚go–t? La tƒche des grands hommes a ‚t‚ facile; quelque terrible que f–t le danger, ils le trouvaient beau; et qui peut comprendre, except‚ moi, la laideur de ce qui m'environne?"

Ce moment fut le plus ‚prouvant de sa vie. Il lui ‚tait si facile de s'engager dans un des beaux r‚giments en garnison … Besan‡on! Il pouvait se faire maŒtre de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! Mais alors plus de carriŠre, plus d'avenir pour son imagination: c'‚tait mourir. Voici le d‚tail d'une de ses tristes journ‚es.

"Ma pr‚somption s'est si souvent applaudie de ce que j'‚tais diff‚rent des autres jeunes paysans! Eh bien, j'ai assez v‚cu pour voir que diff‚rence engendre haine", se disait-il un matin. Cette grande v‚rit‚ venait de lui ˆtre montr‚e par une de ses plus piquantes irr‚ussites. Il avait travaill‚ huit jours … plaire … un ‚lŠve qui vivait en odeur de saintet‚. Il se promenait avec lui dans la cour, ‚coutant avec soumission des sottises … dormir debout. Tout … coup le temps tourna … l'orage, le tonnerre gronda, et le saint ‚lŠve s'‚cria, le repoussant d'une fa‡on grossiŠre:

- coutez; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas ˆtre br–l‚ par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.

Les dents serr‚es de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonn‚ par la foudre: "Je m‚riterais d'ˆtre submerg‚ si je m'endors pendant la tempˆte! s'‚cria Julien. Essayons la conquˆte de quelque autre cuistre."

Le cours d'histoire sacr‚e de l'abb‚ CastanŠde sonna.

A ces jeunes paysans si effray‚s du travail p‚nible et de la pauvret‚ de leurs pŠres, l'abb‚ CastanŠde enseignait ce jour-l… que cet ˆtre si terrible … leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir r‚el et l‚gitime qu'en vertu de la d‚l‚gation du vicaire de Dieu sur la terre.

- Rendez-vous dignes des bont‚s du pape par la saintet‚ de votre vie, par votre ob‚issance, soyez comme un bƒton entre ses mains, ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe o— vous commanderez en chef, loin de tout contr“le; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidŠles, form‚s par vos pr‚dications, les deux autres tiers.

Au sortir de son cours, M. CastanŠde s'arrˆta dans la cour, au milieu de ses ‚lŠves, ce jour-l… plus attentifs.

- C'est bien d'un cur‚ que l'on peut dire: Tant vaut l'homme, tant vaut la place, disait-il aux ‚lŠves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne, dont le casuel valait mieux que celui de bien des cur‚s de ville. Il y avait autant d'argent, sans compter les chapons gras, les oeufs, le beurre frais et mille agr‚ments de d‚tail, et l…, le cur‚ est le premier sans contredit: point de bon repas o— il ne soit invit‚, fˆt‚, etc.

A peine M. CastanŠde fut-il remont‚ chez lui, que les ‚lŠves se divisŠrent en groupes. Julien n'‚tait d'aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un ‚lŠve jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bient“t une de ces cures … riche casuel.

Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prˆtre, … peine ordonn‚ depuis un an, ayant offert un lapin priv‚ … la servante d'un vieux cur‚, il avait obtenu d'ˆtre demand‚ pour vicaire, et peu de mois aprŠs, car le cur‚ ‚tait mort bien vite, l'avait remplac‚ dans la bonne cure. Tel autre avait r‚ussi … se faire d‚signer pour successeur … la cure d'un gros bourg fort riche, en assistant … tous les repas du vieux cur‚ paralytique, et lui d‚coupant ses poulets avec grƒce.

Les s‚minaristes, comme les gens dans toutes les carriŠres, s'exagŠrent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent l'imagination.

"Il faut, se disait Julien, que je me fasse … ces conversations."Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s'entretenait de la partie mondaine des doctrines eccl‚siastiques; des diff‚rends des ‚vˆques et des pr‚fets, des maires et des cur‚s. Julien voyait apparaŒtre l'id‚e d'un second Dieu, mais d'un Dieu bien plus … craindre et bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu ‚tait le pape. On se disait mais en baissant la voix et quand on ‚tait bien s–r d‚ n'ˆtre pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les pr‚fets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis … ce soin le roi de France, en le nommant fils aŒn‚ de l'glise.

Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa consid‚ration du livre Du Pape, par M. de Maistre. A vrai dire, il ‚tonna ses camarades, mais ce fut encore un malheur. Il leur d‚plut en exposant mieux qu'eux-mˆmes leurs propres opinions. M. Ch‚lan avait ‚t‚ imprudent pour Julien comme il l'‚tait pour lui-mˆme. AprŠs lui avoir donn‚ l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait n‚glig‚ de lui dire que, chez l'ˆtre peu consid‚r‚, cette habitude est un crime, car tout bon raisonnement offense.

Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, … force de songer … lui, parvinrent … exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnommŠrent MARTIN LUTHER ; surtout, disaient-ils, … cause de cette infernale logique qui le rend 5i fier.

Plusieurs jeunes s‚minaristes avaient des couleurs plus fraŒches et pouvaient passer pour plus jolis gar‡ons que Julien, mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propret‚ d‚licate. Cet avantage n'en ‚tait pas un dans la triste maison o— le sort l'avait jet‚. Les sales paysans au milieu desquels il vivait d‚clarŠrent qu'il avait des moeurs fort relƒch‚es. Nous craignons de fatiguer le lecteur du r‚cit des mille infortunes de notre h‚ros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre; il fut oblig‚ de s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d'espion, aussi avantageusement que des paroles.



CHAPITRE XXVIII


UNE PROCESSION


Tous les coeurs ‚taient ‚mus. La pr‚sence de Dieu semblait descendue dans ces rues ‚troites et gothiques, tendues de toutes parts et bien sabl‚es par les soins des fidŠles.
YOUNG.



Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il ‚tait trop diff‚rent."Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens trŠs fins, et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon humilit‚?"Un seul lui semblait abuser de sa complaisance … tout croire et … sembler dupe de tout. C'‚tait l'abb‚ Chas-Bernard, directeur des c‚r‚monies de la cath‚drale, o—, depuis quinze ans, on lui faisait esp‚rer une place de chanoine; en attendant il enseignait l'‚loquence sacr‚e au s‚minaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours ‚tait un de ceux o— Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abb‚ Chas ‚tait parti de l… pour lui t‚moigner de l'amiti‚, et, … la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de Jardin.

"O— veut-il en venir?"se disait Julien. Il voyait avec ‚tonnement que, pendant des heures entiŠres, l'abb‚ Chas lui parlait des ornements poss‚d‚s par la cath‚drale. Elle avait dix-sept chasubles galonn‚es, outre les ornements de deuil. On esp‚rait beaucoup de la vieille pr‚sidente de Rubempr‚, cette dame, ƒg‚e de quatre-vingt-dix ans, conservait depuis soixante-dix au moins ses robes de noce en superbes ‚toffes de Lyon, broch‚es d'or.

- Figurez-vous, mon ami, disait l'abb‚ Chas, en s'arrˆtant tout court, et ouvrant de grands yeux, que ces ‚toffes se tiennent droites tant il y a d'or. C'est l'opinion commune de tous les honnˆtes gens de Besan‡on que, par le testament de la pr‚sidente, le tr‚sor de la cath‚drale sera augment‚ de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fˆtes. Je vais plus foin, ajoutait l'abb‚ Chas en baissant la voix, j'ai des raisons pour penser que la pr‚sidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d'argent dor‚, que l'on suppose avoir ‚t‚ achet‚s en Italie, par le duc d‚ Bourgogne Charles le T‚m‚raire, dont un de ses ancˆtres fut le ministre favori.

"Mais o— cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait Julien? Cette pr‚paration adroite dure depuis un siŠcle, et rien ne paraŒt. Il faut qu'il se m‚fie bien de moi! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!"

Un soir, au milieu de la le‡on d'armes, Julien fut appel‚ chez l'abb‚ Pirard, qui lui dit:

- C'est demain la fˆte du Corpus Domini (la fˆte Dieu). M. l'abb‚ Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider … orner la cath‚drale, allez et ob‚issez.

L'abb‚ Pirard le rappela, et, de l'air de la commis‚ration, ajouta:

-C'est … vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous ‚carter dans la ville.

- Incedo per ignes, r‚pondit Julien (j'ai des ennemis cach‚s).

Le lendemain, dŠs le grand matin, Julien se rendit … la cath‚drale, les yeux baiss‚s. L'aspect des rues et de l'activit‚ qui commen‡ait … r‚gner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait pass‚ au s‚minaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pens‚e ‚tait … Vergy et … cette jolie Amanda Binet, qu'il pouvait rencontrer, car son caf‚ n'‚tait pas bien ‚loign‚. Il aper‡ut de loin l'abb‚ Chas-Bernard sur la porte de sa chŠre cath‚drale, c'‚tait un gros homme … face r‚jouie et … l'air ouvert. Ce jour-l…, il ‚tait triomphant:

- Je vous attendais, mon cher fils, s'‚cria-t-il, du plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journ‚e sera longue et rude, fortifions-nous par un premier d‚jeuner; le second viendra … dix heures pendant la grand'messe.

- Je d‚sire, Monsieur, lui dit Julien d'un air grave, n'ˆtre pas un instant seul; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l'horloge au-dessus de leur tˆte, que j'arrive … cinq heures moins une minute.

- Ah! ces petits m‚chants du s‚minaire vous font peur! Vous ˆtes bien bon de penser … eux, dit l'abb‚ Chas. Un chemin est-il moins beau parce qu'il y a des ‚pines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font route et laissent les ‚pines m‚chantes se morfondre … leur place. Du reste, … l'ouvrage, mon cher ami, … l'ouvrage!

L'abb‚ Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande c‚r‚monie funŠbre … la cath‚drale, l'on n'avait pu rien pr‚parer, il fallait donc, en une seule matin‚e, revˆtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs, d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte … trente pieds de hauteur. M. l'‚vˆque avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Paris, mais ces Messieurs ne pouvaient suffire … tout, et loin d'encourager la maladresse de leurs camarades bison tins, ils la redoublaient en se moquant d'eux.

Julien vit qu'il fallait monter … l'‚chelle lui-mˆme, son agilit‚ le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abb‚ Chas enchant‚ le regardait voltiger d'‚chelle en ‚chelle. Quand tous les piliers furent revˆtus de damas, il fut question d'aller placer cinq ‚normes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maŒtre-autel. Un riche couronnement de bois dor‚ est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-ˆtre vermoulue et … quarante pieds d'‚l‚vation.

L'aspect de ce chemin ardu avait ‚teint la gaiet‚, si brillante jusque-l…, des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l'‚chelle en courant. Il les pla‡a fort bien sur l'ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l'‚chelle, l'abb‚ Chas-Bernard le serra dans ses bras.

- Optime, s'‚cria le bon prˆtre, je conterai ‡a … Monseigneur.

Le d‚jeuner de dix heures fut trŠs gai. Jamais l'abb‚ Chas n'avait vu son ‚glise si belle.

- Cher disciple, disait-il … Julien, ma mŠre ‚tait loueuse de chaises dans cette v‚n‚rable basilique, de sorte que j'ai ‚t‚ nourri dans ce grand ‚difice. La Terreur de Robespierre nous ruina; mais, … huit ans que j'avais alors, je servais d‚j… des messes en chambre, et l'on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'‚taient coup‚s. Depuis le r‚tablissement du culte par Napol‚on, j'ai le bonheur de tout diriger dans cette v‚n‚rable m‚tropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient par‚e de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a ‚t‚ si resplendissante, jamais les lais de damas n'ont ‚t‚ aussi bien attach‚s qu'aujourd'hui, aussi collants aux piliers.

"Enfin il va me dire son secret, pensa Julien, le voil… qui me parle de lui; il y a ‚panchement."Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme ‚videmment exalt‚."Et pourtant il a beaucoup travaill‚, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n'a pas ‚t‚ ‚pargn‚. Quel homme! quel exemple pour moi! … lui le pompon."(C'‚tait un mauvais mot qu'il tenait du vieux chirurgien.)

Comme le Sanctus de la grand'messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l'‚vˆque … la superbe procession.

- Et es voleurs, mon ami, et les voleurs! s'‚cria l'abb‚ Ch as, vous n'y pensez pas. La procession va sortir; l'‚glise restera d‚serte; nous veillerons vous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore un don de Mme de Rubempr‚; il provient du fameux comte son bisa‹eul, c'est de l'or pur mon cher ami, ajouta l'abb‚, en lui parlant … l'oreille, et d'un air ‚videmment exalt‚, rien de faux! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de l… que les espionnes des voleurs ‚pient le moment o— nous avons le dos tourn‚.

Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnŠrent, aussit“t la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait … pleine vol‚e, ces sons si pleins et si solennels ‚murent Julien. Son imagination n'‚tait plus sur la terre.

L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jet‚es devant le Saint-Sacrement par les petits enfants d‚guis‚s en saint Jean acheva de l'exalter.

Les sons si graves de cette cloche n'auraient d– r‚veiller chez Julien que l'id‚e du travail de vingt hommes pay‚s … cinquante centimes, et aides peut-ˆtre par quinze ou vingt fidŠles. Il e–t d– penser … l'usure des cordes, … celle de la charpente, au danger de la cloche elle-mˆme, qui tombe tous les deux siŠcles, et r‚fl‚chir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs ou de les payer par quelque indulgence ou autre grƒce tir‚e des tr‚sors de l'‚glise, et qui n'aplatit pas sa bourse.

Au lieu de ces sages r‚flexions, l'ƒme de Julien, exalt‚e par ces sons si mƒles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prˆtre, ni un grand administrateur. Les ƒmes qui s'‚meuvent aussi sont bonnes tout au plus … produire un artiste. Ici ‚clate dans tout son jour la pr‚somption de Julien. Cinquante, peut-ˆtre, des s‚minaristes ses camarades, rendus attentifs au r‚el de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derriŠre chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cath‚drale, n'auraient song‚ qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examin‚ avec le g‚nie de Barrˆme si le degr‚ d'‚motion du public valait l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien e–t voulu songer aux int‚rˆts mat‚riels de la cath‚drale son imagination, s'‚lan‡ant au-del… du but aurait pens‚ … ‚conomiser quarante francs … la fabrique et laiss‚ perdre l'occasion d ‚viter une d‚pense de vingt-cinq centimes.

Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besan‡on, et s'arrˆtait aux brillants reposoirs ‚lev‚s … l'envi par toutes les autorit‚s l'‚glise ‚tait rest‚e dans un profond silence. Une demi-obscurit‚, une agr‚able fraŒcheur y r‚gnaient; elle ‚tait encore embaum‚e par le parfum des fleurs et de l'encens.

Le silence, la solitude profonde, la fraŒcheur des longues nefs rendaient plus douce la rˆverie de Julien. Il ne craignait point d'ˆtre troubl‚ par l'abb‚ fort occup‚ dans une autre partie de l'‚difice. Son ƒme avait presque abandonn‚ son enveloppe mortelle, qui se promenait … pas lents dans l'aile du nord confi‚e … sa surveillance. Il ‚tait d'autant plus tranquille, qu'il s'‚tait assur‚ qu'il n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses son oeil regardait sans voir.

Cependant sa distraction fut … demi vaincue par l'aspect de deux femmes fort bien mises qui ‚taient … genoux, l'une dans un confessionnal, et l'autre tout prŠs de la premiŠre, sur une chaise. Il regardait sans voir; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu'il n'y avait pas de prˆtre dans ce confessionnal."Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas … genoux devant quelque reposoir, si elles sont d‚votes; ou plac‚es avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle grƒce! Il ralentit le pas pour chercher … les voir.

Celle qui ‚tait … genoux dans le confessionnal, d‚tourna un peu la tˆte en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout … coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.

En perdant ses forces, cette dame … genoux tomba en arriŠre; son amie, qui ‚tait prŠs d'elle, s'‚lan‡a pour la secourir. En mˆme temps, Julien vit les ‚paules de la dame qui tombait en arriŠre. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rˆnal! c'‚tait elle. La dame qui cherchait … lui soutenir la tˆte, et … l'empˆcher de tomber tout … fait, ‚tait Mme Derville. Julien, hors de lui, s'‚lan‡a; la chute de Mme de Rˆnal e–t peut-ˆtre entraŒn‚ son amie si Julien ne les e–t soutenues. Il vit la tˆte de Mme de R‚nal pƒle, absolument priv‚e de sentiment, flottant sur son ‚paule. Il aida Mme Derville … placer cette tˆte charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il ‚tait … genoux.

Mme Derville se retourna et le reconnut:

- Fuyez, monsieur, fuyez, lui dit-elle avec l'accent de la plus vive colŠre. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle ‚tait si heureuse avant vous! Votre proc‚d‚ est atroce. Fuyez; ‚loignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur.

Ce mot fut dit avec tant d'autorit‚, et Julien ‚tait si faible dans ce moment, qu'il s'‚loigna."Elle m'a toujours ha‹", se dit-il en pensant … Mme Derville.

Au mˆme instant, le chant nasillard des premiers prˆtres de la procession retentit dans l'‚glise; elle rentrait. L'abb‚ Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien qui d'abord ne l'entendit pas: il vint enfin le prendre par le bras derriŠre un pilier o— Julien s'‚tait r‚fugi‚ … demi mort. Il voulait le pr‚senter … l'‚vˆque.

- Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l'abb‚, en le voyant si pƒle, et presque hors d'‚tat de marcher; vous avez trop travaill‚.

L'abb‚ lui donna le bras.

- Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau b‚nite, derriŠre moi; je vous cacherai. Ils ‚taient alors … c“t‚ de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. Tƒchez de vous remettre; quand il passera, je vous soulŠverai, car je suis fort et vigoureux malgr‚ mon ƒge.

Mais quand l'‚vˆque passa, Julien ‚tait tellement tremblant, que l'abb‚ Chas renon‡a … l'id‚e de le pr‚senter.

- Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.

Le soir, il fit porter … la chapelle du s‚minaire dix livres de cierges ‚conomis‚s, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidit‚ avec laquelle il avait fait ‚teindre. Rien de moins vrai. Le pauvre gar‡on ‚tait ‚teint lui-mˆme, il n'avait pas eu une id‚e depuis la vue de Mme de Rˆnal.



CHAPITRE XXIX


LE PREMIER AVANCEMENT


Il a connu son siŠcle, il a connu son d‚partement, et il est riche.
LE PRECURSEUR.



Julien n'‚tait pas encore revenu de la rˆverie profonde o— l'avait plong‚ l'‚v‚nement de la cath‚drale, lorsqu'un matin le s‚vŠre abb‚ Pirard le fit appeler.

- Voil… M. l'abb‚ Chas-Bernard qui m'‚crit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous ˆtes extrˆmement imprudent et mˆme ‚tourdi sans qu'il y paraisse; cependant, jusqu'ici le coeur est bon et mˆme g‚n‚reux, l'esprit est sup‚rieur. Au total, je vois en vous une ‚tincelle qu'il ne faut pas n‚gliger.

"AprŠs quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison: mon crime est d'avoir laiss‚ les s‚minaristes … leur libre arbitre, et de n'avoir ni prot‚g‚, ni desservi cette soci‚t‚ secrŠte dont vous m'avez parl‚ au tribunal de la p‚nitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus t“t, car vous le m‚ritez, sans la d‚nonciation fond‚e sur l'adresse d'Amanda Binet, trouv‚e chez vous. Je vous fais r‚p‚titeur pour le Nouveau et l'Ancien Testament.

Julien, transport‚ de reconnaissance, eut bien l'id‚e de se jeter … genoux et de remercier Dieu mais il c‚da … un mouvement plus vrai. Il s'approcha d‚ l'abb‚ Pirard, et lui prit la main, qu'il porta … ses lŠvres.

- Qu'est ceci? s'‚cria le directeur, d'un air fƒch‚ mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.

L'abb‚ Pirard le regarda avec ‚tonnement, tel qu'un homme qui, depuis de longues ann‚es, a perdu l'habitude de rencontrer des ‚motions d‚licates. Cette attention trahit le directeur, sa voix s'alt‚ra.

- Eh bien! oui, mon enfant je te suis attach‚. Le ciel sait que c'est bien malgr‚ moi. Je devrais ˆtre juste, et n'avoir ni haine ni amour pour personne. Ta carriŠre sera p‚nible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te ha‹r, et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te trahir plus s–rement. A cela il n'y a qu'un remŠde: n'aie recours qu'… Dieu, qui t'a donn‚, pour te punir de ta pr‚somption, cette n‚cessit‚ d'ˆtre ha‹; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens … la v‚rit‚ d'une ‚treinte invincible, t“t ou tard tes ennemis seront confondus.

Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amie, qu'il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abb‚ Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.

Julien ‚tait fou de joie; cet avancement ‚tait le premier qu'il obtenait; les avantages ‚taient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir ‚t‚ condamn‚ … passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact imm‚diat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intol‚rables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le d‚sordre dans une organisation d‚licate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien vˆtus ne savait jouir d'elle-mˆme, ne se croyait entiŠre que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs poumons.

Maintenant, Julien dŒnait seul, ou … peu prŠs, une heure plus tard que les autres s‚minaristes. Il avait une clef du jardin, et pouvait s'y promener aux heures o— il est d‚sert.

A son grand ‚tonnement, Julien s'aper‡ut qu'on le ha‹ssait moins; il s'attendait au contraire … un redoublement de haine. Ce d‚sir secret qu'on ne lui adressƒt pas la parole, qui ‚tait trop ‚vident et lui valait tant d'ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des ˆtres grossiers qui l'entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignit‚. La haine diminua sensiblement surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses ‚lŠves, et qu'il traitait avec beaucoup de politesse. Peu … peu il eut mˆme des partisans; il devint de mauvais ton de l'appeler Martin Luther.

Mais … quoi bon nommer ses amis, ses ennemis? Tout cela est laid, et d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant l… les seuls professeurs de morale qu'ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le cur‚?

Depuis la nouvelle dignit‚ de Julien, le directeur du s‚minaire affecta de ne lui parler jamais sans t‚moins. Il v avait dans cette conduite prudence pour le maŒtre, comme pour le disciple; mais il y avait surtout ‚preuve. Le principe invariable du s‚vŠre jans‚niste Pirard ‚tait: Un homme a-t-il du m‚rite … vos yeux? mettez obstacle … tout ce qu'il d‚sire, … tout ce qu'il entreprend. Si le m‚rite est r‚el, il saura bien renverser ou tourner les obstacles.

C'‚tait le temps de la chasse. Fouqu‚ eut l'id‚e d'envoyer au s‚minaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent d‚pos‚s dans le passage, entre la cuisine et le r‚fectoire. Ce fut l… que tous les s‚minaristes les virent en allant dŒner. Ce fut un grand objet de curiosit‚. Le sanglier, tout mort qu'il ‚tait, faisait peur aux plus jeunes, ils touchaient ses d‚fenses. On ne parla d autre chose pendant huit jours.

Ce don qui classait la famille de Julien dans la partie de la soci‚t‚ qu'il faut respecter, porta un coup mortel … l'envie. Il fut une sup‚riorit‚ consacr‚e par la fortune. Chazel et les plus distingu‚s des s‚minaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints … lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi expos‚s … manquer de respect … l'argent.

Il y eut une conscription dont Julien fut exempt‚ en sa qualit‚ de s‚minariste. Cette circonstance l'‚mut profond‚ment."Voil… donc pass‚ … jamais l'instant o— vingt ans plus t“t, une vie h‚ro‹que e–t commenc‚ pour moi."

Il se promenait seul dans le jardin du s‚minaire, il entendit parler entre eux des ma‡ons qui travaillaient au mur de cl“ture.

- H‚ bien y faut partir, v'l… une nouvelle conscription.

- Dans le temps de l'autre … la bonne heure, un ma‡on y devenait officier, y devenait g‚n‚ral, on a vu ‡a.

- Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.

- Qui est n‚ mis‚rable, reste mis‚rable, et v'l….

- Ah ‡a, est-ce bien vrai, ce qu'ils disent, que l'autre est mort? reprit un troisiŠme ma‡on.

- Ce sont les gros qui disent ‡a, vois-tu! l'autre leur faisait peur.

- Quelle diff‚rence, comme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il a ‚t‚ trahi par ses mar‚chaux! Faut-y ˆtre traŒtre!

Cette conversation consola un peu Julien. En s'‚loignant il r‚p‚tait avec un soupir:


Le seul roi dont le peuple ait gard‚ la m‚moire!


Le temps des examens arriva. Julien r‚pondit d'une fa‡on brillante; il vit que Chazel lui-mˆme cherchait … montrer tout son savoir.

Le premier jour, les examinateurs nomm‚s par le fameux grand vicaire de Frilair, furent trŠs contrari‚s de devoir toujours porter le premier ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur ‚tait signal‚ comme le benjamin de l'abb‚ Pirard. Il y eut des paris au s‚minaire, que dans la liste de l'examen g‚n‚ral, Julien aurait le num‚ro premier, ce qui emportait l'honneur de dŒner chez Mgr l'‚vˆque. Mais … la fin d'une s‚ance, o— il avait ‚t‚ question des PŠres de l'glise, un examinateur adroit, aprŠs avoir interrog‚ Julien sur saint J‚r“me et sa passion pour Cic‚ron, vint … parler d'Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camarades, Julien avait appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. EntraŒn‚ par ses succŠs, il oublia le lieu o— il ‚tait, et, sur la demande r‚it‚r‚e de l'examinateur, r‚cita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. AprŠs l'avoir laiss‚ s'enferrer pendant vingt minutes, tout … coup l'examinateur changea de visage, et lui reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu … ces ‚tudes profanes, et les id‚es inutiles ou criminelles qu'il s'‚tait mises dans la tˆte.

- Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d'un air modeste, en reconnaissant le stratagŠme adroit dont il ‚tait victime.

Cette ruse de l'examinateur fut trouv‚e sale, mˆme au s‚minaire, ce qui n'empˆcha pas M. l'abb‚ de Frilair, cet homme adroit qui avait organis‚ si savamment le r‚seau de la congr‚gation bisontine, et dont les d‚pˆches … Paris faisaient trembler juges, pr‚fet, et jusqu'aux officiers g‚n‚raux de la garnison, de placer, de sa main puissante le num‚ro 198 … c“t‚ du nom de Julien. Il avait de la joie … mortifier son ennemi, le jans‚niste Pirard.

Depuis dix ans, sa grande affaire ‚tait de lui enlever la direction du s‚minaire. Cet abb‚, suivant pour lui-mˆme le plan de conduite qu'il avait indiqu‚ … Julien, ‚tait sincŠre, pieux, sans intrigues, attach‚ … ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colŠre lui avait donn‚ ce temp‚rament bilieux, fait pour sentir profond‚ment les injures et la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'‚tait perdu pour cette ƒme ardente. Il e–t cent fois donn‚ sa d‚mission mais il se croyait utile dans le poste o— la Providence l'avait plac‚. a J'empˆche les progrŠs du j‚suitisme et de l'idolƒtrie", se disait-il.

A l'‚poque des examens, il y a avait deux mois peut-ˆtre qu'il n'avait parl‚ … Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annon‡ant le r‚sultat du concours, il vit le num‚ro 198 plac‚ … c“t‚ du nom de cet ‚lŠve qu'il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractŠre s‚vŠre fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu'il ne d‚couvrit en lui ni colŠre, ni projets de vengeance, ni d‚couragement.

Quelques semaines aprŠs, Julien tressaillit en recevant une lettre; elle portait le timbre de Paris."Enfin, pensa-t-il, Mme de Rˆnal se souvient de ses promesses."Un monsieur qui signait Paul Sorel et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre d‚ change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait … ‚tudier avec succŠs les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adress‚e chaque ann‚e.

"C'est elle, c'est sa bont‚! se dit Julien attendri, elle veut me consoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amiti‚?"

Il se trompait sur cette lettre, Mme de Rˆnal, dirig‚e par son amie Mme Derville, ‚tait tout entiŠre … ses remords profonds. Malgr‚ elle, elle pensait souvent … l'ˆtre singulier dont la rencontre avait boulevers‚ son existence, mais se fut bien gard‚e de lui ‚crire.

Si nous parlions le langage du s‚minaire, nous pourrions reconnaŒtre un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c'‚tait de M. de Frilair lui-mˆme, que le ciel se servait pour faire ce don … Julien.

Douze ann‚es auparavant, M. l'abb‚ de Frilair ‚tait arrive … Besan‡on avec un porte-manteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus riches propri‚taires du d‚partement. Dans le cours de ses prosp‚rit‚s il avait achet‚ la moiti‚ d'une terre, dont l'autre partie ‚chut par h‚ritage de M. de La Mole. De l… un grand procŠs entre ces personnages.

Malgr‚ sa brillante existence … Paris, et les emplois qu'il avait … la Cour, M. le marquis de La Mole sentit qu'il ‚tait dangereux de lutter … Besan‡on contre un grand vicaire qui passait pour faire et d‚faire les pr‚fets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, d‚guis‚e sous un nom quelconque admis par le budget, et d'abandonner … l'abb‚ de Frilair ce ch‚tif procŠs de cinquante mille francs, le marquis se pique. Il croyait avoir raison: belle raison!

Or, s'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou du moins un cousin … pousser dans le monde?

Pour ‚clairer les plus aveugles, huit jours aprŠs le premier arrˆt qu'il obtint, M. l'abb‚ de Frilair prit le carrosse de Mgr l'‚vˆque, et alla lui-mˆme porter la croix de la L‚gion d'honneur … son avocat. M. de La Mole un peu ‚tourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils … l'abb‚ Ch‚lan, qui le mit en relation avec M. Pirard.

Ces relations avaient dur‚ plusieurs ann‚es … l'‚poque de notre histoire. L'abb‚ Pirard porta son caractŠre passionn‚ dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il ‚tudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outr‚ de l'insolence, et de la part d'un petit jans‚niste encore!

- Voyez ce que c'est que cette noblesse de coeur qui se pr‚tend si puissante! disait … ses intimes l'abb‚ de Frilair; M. de La Mole n'a pas seulement envoy‚ une mis‚rable croix … son agent … Besan‡on, et va le laisser platement destituer. Cependant, m'‚crit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller ‚taler son cordon bleu dans le salon du garde des Sceaux, quel qu'il soit.

Malgr‚ toute l'activit‚ de l'abb‚ Pirard, et quoique M. de La Mole fut toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu'il avait pu faire, aprŠs six ann‚es de soins, avait ‚t‚ de ne pas perdre absolument son procŠs.

Sans cesse en correspondance avec l'abb‚ Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finis par go–ter le genre d'esprit de l'abb‚. Peu … peu, malgr‚ l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amiti‚. L'abb‚ Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger … force d'avanies … donner sa d‚mission. Dans la colŠre que lui inspire le stratagŠme infƒme, suivant lui, employ‚ contre Julien, il parla du jeune homme au marquis.

Quoique fort riche, ce grand seigneur n'‚tait point avare. De la vie, il n'avait pu faire accepter … l'abb‚ Pirard, mˆme le remboursement des frais de poste occasionn‚s par le procŠs. Il saisit l'id‚e d'envoyer cinq cents francs … son ‚lŠve favori.

M. de La Mole se donna la peine d'‚crire lui-mˆme la lettre d'envoi. Cela le fit penser … l'abb‚.

Un jour celui-ci re‡ut un petit billet qui, pour affaire pressante l'engageait … passer sans d‚lai dans une auberge du faubourg de Besan‡on. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.

- M. le marquis m'a charg‚ de vous amener sa calŠche, lui dit cet homme. Il espŠre qu'aprŠs avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer … parcourir les terres de M. le marquis en Franche-Comt‚. Apres quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris.

La lettre ‚tait course:


"D‚barrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille … Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre d‚termination pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-mˆme … Paris jusqu'a mardi. Il ne me faut qu'un oui de votre part, monsieur, pour accepter en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos future paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est d‚vou‚ plus que vous ne pouvez croire; c'est le marquis de La Mole."


Sans s'en douter, le s‚vŠre abb‚ Pirard aimait ce s‚minaire peupl‚ de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pens‚es. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien charg‚ de faire une op‚ration cruelle et n‚cessaire. Sa destitution ‚tait certaine. Il donna rendez-vous … l'intendant … trots jours de l….

Pendant quarante-huit heures, il eut la fiŠvre d'incertitude. Enfin, il ‚crivit … M. de La Mole, et compose pour Mgr l'‚vˆque une lettre, chef-d'oeuvre de style eccl‚siastique, mais un peu longue. Il eut ‚t‚ difficile de trouver des phrases plus irr‚prochables et respirant un respect plus sincŠre. Et toutefois cette lettre, destin‚e … donner une heure difficile … M. de Frilair, vis-…-vis de son patron articulait tous les sujets de plainte graves, et descendait jusqu'aux petites tracasseries sales qui, aprŠs avoir ‚t‚ endur‚es avec r‚signation pendant six ans, for‡aient abb‚ Pirard … quitter le diocŠse.

On lui volait son bois dans son b–cher, on empoisonnait son chien, etc., etc.

Cette lettre finie, il fit r‚veiller Julien, qui … huit heures du soir dormait d‚j…, ainsi que tous les s‚minaristes.

- Vous savez o— est l'‚vˆch‚? lui dit-il en beau style latin; portez cette lettre … Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonge dans vos r‚ponses; mais songez que qui vous interroge ‚prouverait peut-ˆtre une joie v‚ritable … pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette exp‚rience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma d‚mission.

Julien resta immobile, il aimait l'abb‚ Pirard. La prudence avait beau lui dire: "AprŠs le d‚part de cet honnˆte homme, le parti du Sacr‚-Coeur va me d‚grader et peut-ˆtre me chasser."

Il ne pouvait penser … lui. Ce qui l'embarrassait, c'‚tait une phrase qu'il voulait arranger d'une maniŠre polie, et r‚ellement il ne s'en trouvait pas l'esprit.

- H‚ bien! mon ami, ne partez-vous pas?

- C'est qu'on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n'avez rien mis de c“t‚. J'ai six cents francs.

Les larmes l'empˆchŠrent de continuer.

- Cela aussi sera marqu‚, dit froidement l'ex-directeur du s‚minaire. Allez … l'‚vˆch‚, il se fait tard.

Le hasard voulut que, ce soir-l…, M. l'abb‚ de Frilair f–t de service dans le salon de l'‚vˆch‚; Monseigneur dŒnait … la pr‚fecture. Ce fut donc … M. de Frilair lui-mˆme que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas.

Julien vit avec ‚tonnement cet abb‚ ouvrir hardiment la lettre adress‚e … l'‚vˆque. La belle figure du grand vicaire exprima bient“t une surprise mˆl‚e de vif plaisir, et redoubla de gravit‚. Pendant qu'il lisait, Julien, frapp‚ de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure e–t eu plus de gravit‚ sans la finesse extrˆme qui apparaissait dans certains traits, et qui f–t all‚e jusqu'… d‚noter la fausset‚ si le possesseur de ce beau visage e–t cess‚ un instant de s'en occuper. Le nez trŠs avanc‚ formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait par malheur … un profil, fort distingu‚ d'ailleurs, une ressemblance irr‚m‚diable avec la physionomie d'un renard. Du reste, cet abb‚ qui paraissait si occup‚ de la d‚mission de M. Pirard, ‚tait mis avec une ‚l‚gance qui plut beaucoup … Julien, et qu'il n'avait jamais vue … aucun prˆtre.

Julien ne sut que plus tard quel ‚tait le talent sp‚cial de l'abb‚ de Frilair. Il savait amuser son ‚vˆque, vieillard aimable, fait pour le s‚jour de Paris, et qui regardait Besan‡on comme un exil. Cet ‚vˆque avait une fort mauvaise vue et aimait passionn‚ment le poisson. L'abb‚ de Frilair “tait les arˆtes du poisson qu'on servait … Monseigneur.

Julien regardait en silence l'abb‚ qui relisait la d‚mission, lorsque tout … coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vˆtu, passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte; il aper‡ut un petit vieillard, portant une croix pectorale. Il se prosterna: l'‚vˆque lui adressa un sourire de bont‚, et passa. Le bel abb‚ le suivit, et Julien resta seul dans le salon, dont il put … loisir admirer la magnificence pieuse.

L'‚voque de Besan‡on, homme d'esprit ‚prouv‚, mais non pas ‚teint par les longues misŠres de l'‚migration, avait plus de soixante-quinze ans, et s'inqui‚tait infiniment peu de cc qui arriverait dans dix ans.

- Quel est ce s‚minariste, au regard fin, que je crois avoir vu en passant? dit l'‚voque. Ne doivent-ils pas suivant mon rŠglement, ˆtre couch‚s … l'heure qu'il est?

- Celui-ci est fort ‚veill‚, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle: c'est la d‚mission du seul jans‚niste qui restƒt dans votre diocŠse. Cc terrible abb‚ Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.

- Eh bien! dit l'‚vˆque avec un sourire malin, je vous d‚fie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l'invite … dŒner pour demain.

Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le pr‚lat, peu dispos‚ … parler d'affaires, lui dit:

- Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce s‚minariste, la v‚rit‚ est dans la bouche des enfants.

Julien fut appel‚: "Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs", pensa-t-il. Jamais il ne s'‚tait senti plus de courage.

Au moment o— il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-mˆme, d‚shabillaient Monseigneur. Ce pr‚lat, avant d'en venir … M. Pirard crut devoir interroger Julien sur ses ‚tudes. Il parla un peu de dogme, et fut ‚tonn‚. Bient“t il en vint aux humanit‚s, … Virgile, … Horace, … Cic‚ron."Ces noms-l…, pensa Julien, m'ont valu mon num‚ro 198. Je n'ai rien … perdre, essayons de briller."Il r‚ussit; le pr‚lat, excellent humaniste lui-mˆme, fut enchant‚.

Au dŒner de la pr‚fecture, une jeune fille justement c‚lŠbre avait r‚cit‚ le poŠme de la Madeleine'. Il ‚tait en train de parler litt‚rature et oublia bien vite l'abb‚ Pirard et toutes les affaires pour discuter, avec le s‚minariste, la question de savoir si Horace ‚tait riche ou pauvre. Le pr‚lat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa m‚moire ‚tait paresseuse, et sur-le-champ Julien r‚citait l'ode tout entiŠre, d'un air modeste; ce qui frappa l'‚vˆque fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation, il disait ses vingt ou trente vers latins comme il e–t parl‚ de ce qui se passait dans son s‚minaire. On parla longtemps de Virgile, de Cic‚ron. Enfin le pr‚lat ne put s'empˆcher de faire compliment au jeune s‚minariste.

- Il est impossible d'avoir fait de meilleures ‚tudes.

- Monseigneur, dit Julien, votre s‚minaire peut vous offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.

- Comment cela? dit le pr‚lat ‚tonn‚ de ce chiffre.

- Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire devant Monseigneur.

"A l'examen annuel du s‚minaire, r‚pondant pr‚cis‚ment sur les matiŠres qui me valent, dans ce moment, l'approbation de Monseigneur, j'ai obtenu le nø 198.

- Ah! c'est le Benjamin de l'abb‚ Pirard, s'‚cria l'‚vˆque en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions d– nous y attendre; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s'adressant … Julien, qu'on vous a fait r‚veiller pour vous envoyer ici?

- Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du s‚minaire qu'une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l'abb‚ Chas-Bernard … orner la cath‚drale, le jour de la Fˆte-Dieu.

- Optime, dit l'‚vˆque; quoi, c'est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en pla‡ant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me font fr‚mir chaque ann‚e; je crains toujours qu'ils ne me co–tent la vie d un homme. Mon ami, vous irez loin mais je ne veux pas arrˆter votre carriŠre, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.

Et sur l'ordre de l'‚voque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l'abb‚ de Frilair, qui savait que son ‚vˆque aimait … voir manger gaiement et de bon app‚tit.

Le pr‚lat, de plus en plus content de la fin de sa soir‚e, parla un instant d'histoire eccl‚siastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le pr‚lat passa … l'‚tat moral de l'Empire romain, sous les empereurs du siŠcle de Constantin. La fin du paganisme ‚tait accompagn‚e de cet ‚tat d'inqui‚tude et de doute qui, au dix-neuviŠme siŠcle, d‚sole les esprits tristes et ennuy‚s. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu'au nom de Tacite.

Julien r‚pondit avec candeur, … l'‚tonnement de son ‚voque, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothŠque du s‚minaire.

- J'en suis vraiment bien aise, dit l'‚vˆque gaiement. Vous me tirez d'embarras depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soir‚e aimable que vous m'avez procur‚e, et certes de maniŠre bien impr‚vue. Je ne m'attendais pas … trouver un docteur dans un ‚lŠve de mon s‚minaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.

Le pr‚lat se fit apporter huit volumes sup‚rieurement reli‚s, et voulut ‚crire lui-mˆme, sur le titre du premier un compliment latin pour Julien Sorel. L'‚vˆque se piquait de belle latinit‚; il finit par lui dire, d'un ton s‚rieux, qui tranchait tout … fait avec celui du reste de la conversation:

- Jeune homme, si vous ˆtes sage, vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocŠse, et pas … cent lieues de mon palais ‚piscopal; mais il faut ˆtre sage.

Julien, charg‚ de ses volumes, sortit de l'‚vˆch‚ fort ‚tonn‚, comme minuit sonnait.

Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abb‚ Pirard. Julien ‚tait surtout ‚tonn‚ de l'extrˆme politesse de l'‚vˆque. Il n'avait pas l'id‚e d'une telle urbanit‚ de formes, r‚unie … un air de dignit‚ aussi naturel. Julien fut surtout frapp‚ du contraste en revoyant le sombre abb‚ Pirard qui l'attendait en s'impatientant.

- Quid tibi dixerunt? (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix forte, du plus loin qu'il l'aper‡ut.

Julien s'embrouillant un peu … traduire en latin les discours de l'‚vˆque:

- Parlez fran‡ais, et r‚p‚tez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l'ex-directeur du s‚minaire, avec son ton dur et ses maniŠres profond‚ment in‚l‚gantes.

- Quel ‚trange cadeau de la part d'un ‚voque … un jeune s‚minariste! disait-il en feuilletant le superbe Tacite, dont la tranche dor‚e avait l'air de lui faire horreur.

Deux heures sonnaient, lorsque aprŠs un compte rendu fort d‚taill‚, il permit … son ‚lŠve favori de regagner sa chambre.

- Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, o— est le compliment de Monseigneur l'‚vˆque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, aprŠs mon d‚part.

Erit tibi fili mi, successor meus tanquam leo quoerens quem devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche … d‚vorer.)

Le lendemain matin Julien trouva quelque chose d'‚trange dans la maniŠre dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus r‚serv‚."Voil…, pensa-t-il, l'effet de la d‚mission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l'insulte dans ces fa‡ons"; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs: "Que veut dire ceci? C'est un piŠge sans doute, jouons serr‚."Enfin le petit s‚minariste de VerriŠres lui dit en riant:

- Cornelii Taciti opera omnia (Oeuvres complŠtes de Tacite).

A ce mot, qui fut entendu tous comme … l'envi firent compliment … Julien, non seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait re‡u de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait ‚t‚ honor‚. On savait jusqu'aux plus petits d‚tails. De ce moment, il n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abb‚ CastanŠde, qui, la veille encore, ‚tait de la derniŠre insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l'invita … d‚jeuner.

Par une fatalit‚ du caractŠre de Julien, l'insolence de ces ˆtres grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du d‚go–t et aucun plaisir.

Vers midi, l'abb‚ Pirard quitta ses ‚lŠves, non sans leur adresser une allocution s‚vŠre.

- Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d'ˆtre insolent impun‚ment envers tous? ou bien voulez-vous votre salut ‚ternel? les moins avanc‚s d'entre vous n'ont qu'… ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes.

A peine fut-il sorti que les d‚vots du Sacr‚-Coeur de J‚sus allŠrent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au s‚minaire ne prit au s‚rieux l'allocution de l'ex-directeur."Il a beaucoup d'humeur de sa destitution", disait-on de toutes parts. Pas un seul s‚minariste n'eut la simplicit‚ de croire … la d‚mission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.

L'abb‚ Pirard alla s'‚tablir dans la plus belle auberge de Besan‡on; et sous pr‚texte d'affaires qu'il n'avait pas, voulut y passer deux jours.

L'‚vˆque l'avait invit‚ … dŒner, et, pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait … le faire briller. On ‚tait au dessert, lorsqu'arriva de Paris l'‚trange nouvelle que l'abb‚ Pirard ‚tait nomm‚ … la magnifique cure de N..., … quatre lieues de la capitale. Le bon pr‚lat l'en f‚licita sincŠrement. Il vit dans toute cette affaire un bien jou‚ qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abb‚. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence … l'abb‚ de Frilair, qui se permettait des remontrances.

Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempr‚. Ce fut une grande nouvelle pour la haute soci‚t‚ de Besan‡on; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait d‚j… l'abb‚ Pirard ‚vˆque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-l… de sourire des airs imp‚rieux que M. l'abb‚ de Frilair portait dans le monde.

Le lendemain matin, on suivait presque l'abb‚ Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour la premiŠre fois, il en fut re‡u avec politesse. Le s‚vŠre jans‚niste, indign‚ de tout ce qu'il voyait, fit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire … deux ou trois amis de collŠge, qui l'accompagnaient jusqu'… la calŠche dont ils admirŠrent les armoiries, qu'aprŠs avoir administr‚ le s‚minaire pendant quinze ans, il quittait Besan‡on avec cinq cent vingt francs d'‚conomie. Ces amis l'embrassŠrent en pleurant, et se dirent entre eux:

- Le bon abb‚ e–t pu s'‚pargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.

Le vulgaire, aveugl‚ par l'amour de l'argent, n'‚tait pas fait pour comprendre que c'‚tait dans sa sinc‚rit‚ que l'abb‚ Pirard avait trouv‚ la force n‚cessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie Alacoque, le Sacr‚-Coeur de J‚sus, les j‚suites et son ‚vˆque.



CHAPITRE XXX


UN AMBITIEUX



Il n'y a plus qu'une seule noblesse, c'est le titre de duc, marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tˆte.
EDINBURGH REVIEW.



L'abb‚ fut ‚tonn‚ de l'air noble et du ton presque gai du marquis. Cependant ce futur ministre le recevait sans aucune de ces petites fa‡ons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C'e–t ‚t‚ du temps perdu, et le marquis ‚tait assez avant dans les grandes affaires pour n'avoir point de temps … perdre.

Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter … la fois au roi et … la nation un certain ministŠre, qui, par reconnaissance, le ferait duc.

Le marquis demandait en vain, depuis de longues ann‚es, … son avocat de Besan‡on un travail clair et pr‚cis sur ses procŠs de Franche-Comt‚. Comment l'avocat c‚lŠbre les lui e–t-il expliqu‚s, s'il ne les comprenait pas lui-mˆme?

Le petit carr‚ de papier, que lui remit l'abb‚, expliquait tout.

- Mon cher abb‚, lui dit le marquis, aprŠs avoir exp‚di‚ en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les choses personnelles, mon cher abb‚, au milieu de ma pr‚tendue prosp‚rit‚, il me manque du temps pour m'occuper s‚rieusement de deux petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin; je soigne mes plaisirs, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins … mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l'‚tonnement dans ceux de l'abb‚ Pirard.

Quoique homme de sens, l'abb‚ ‚tait ‚merveill‚ de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.

- Le travail existe sans doute … Paris, continua le grand seigneur, mais perch‚ au cinquiŠme ‚tage; et dŠs que je me rapproche d'un homme, il prend un appartement au second, et la femme prend un jour, par cons‚quent plus de travail, plus d'effort que pour ˆtre ou paraŒtre un homme du monde. C'est l… leur unique affaire dŠs qu'ils ont du pain.

"Pour mes procŠs, exactement parlant, et encore pour chaque procŠs pris … part, j'ai des avocats qui se tuent; il m'en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en g‚n‚ral, croiriez-vous, monsieur, que, depuis trois ans, j ai renonc‚ … trouver un homme qui, pendant qu'il ‚crit pour moi, daigne songer un peu s‚rieusement … ce qu'il fait? Au reste, tout ceci n'est qu'une pr‚face.

"Je vous estime, et j'oserais ajouter, quoique vous voyant pour la premiŠre fois, je vous aime. Voulez-vous ˆtre mon secr‚taire, avec huit mille francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai encore, je vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour o— nous ne nous conviendrons plus.

L'abb‚ refusa, mais vers la fin de la conversation le v‚ritable embarras o— il voyait le marquis lui sugg‚ra une id‚e.

- J'ai laiss‚ au fond de mon s‚minaire, dit-il au marquis, un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y ˆtre rudement pers‚cut‚. S'il n'‚tait qu'un simple religieux, il serait d‚j… in pace.

"Jusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'criture sainte; mais il n'est pas impossible qu'un jour il d‚ploie de grands talents soit pour la pr‚dication, soit pour la direction des ƒmes. J'ignore ce qu'il fera, mais il a le feu sacr‚, il peut aller loin. Je comptais le donner … notre ‚vˆque, si jamais il nous en ‚tait venu un qui e–t un peu de votre maniŠre de voir les hommes et les affaires.

- D'o— sort votre jeune homme? dit le marquis.

- On le dit fils d'un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plut“t fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs.

- Ah! c'est Julien Sorel, dit le marquis.

- D'o— savez-vous son nom? dit l'abb‚ ‚tonn‚; et comme il rougissait de sa question:

- C'est ce que je ne vous dirai pas, r‚pondit le marquis.

- Eh bien! reprit l'abb‚, vous pourriez essayer d'en faire votre secr‚taire; il a de l'‚nergie, de la raison; en un mot, c'est un essai … tenter.

- Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme … se laisser graisser la patte par le pr‚fet de police ou par tout autre pour faire l'espion chez moi? Voil… toute mon objection.

D'aprŠs les assurances favorables de l'abb‚ Pirard, le marquis prit un billet de mille francs:

- Envoyez ce viatique … Julien Sorel; faites-le-moi venir.

- L'habitude d'habiter Paris doit, en effet, M. le marquis, produire cette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pas, parce que vous ˆtes dans une position sociale ‚lev‚e, la tyrannie qui pŠse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prˆtres non amis des j‚suites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des pr‚textes les plus habiles on me r‚pondra qu'il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.

- Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre … l'‚vˆque, dit le marquis.

- J'oubliais une pr‚caution, dit l'abb‚: ce jeune homme quoique n‚ bien bas a le coeur haut, il ne sera d'aucune utilit‚ dans vos affaires si l'on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.

- Ceci me plaŒt, dit le marquis, j'en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il?

Quelque temps aprŠs, Julien re‡ut une lettre d'une ‚criture inconnue et portant le timbre de Chƒlon, il y trouva un mandat sur un marchand de Besan‡on, et l'avis de se rendre … Paris sans d‚lai. La lettre ‚tait sign‚e d'un nom suppos‚, mais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une grosse tache d'encre ‚tait tomb‚e au milieu du treiziŠme mot. C'‚tait le signal dont il ‚tait convenu avec l'abb‚ Pirard.

Moins d'une heure aprŠs, Julien fut appel‚ … l'‚vˆch‚ o— il se vit accueillir avec une bont‚ toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destin‚es qui l'attendaient … Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait rien et Monseigneur prit beaucoup de consid‚ration pour lui. Un des petits prˆtres de l'‚vˆch‚ ‚crivit au maire qui se hƒta d'apporter lui-mˆme un passeport sign‚, mais o— l'on avait laiss‚ en blanc le nom du voyageur.

Le soir avant minuit, Julien ‚tait chez Fouqu‚, dont l'esprit sage fut plus ‚tonn‚ que charm‚ de l'avenir qui semblait attendre son ami.

- Cela finira pour toi, dit cet ‚lecteur lib‚ral, par une place de gouvernement, qui t'obligera … quelque d‚marche qui sera vilipend‚e dans les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi que, mˆme financiŠrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maŒtre que de recevoir quatre mille francs d'un gouvernement f–t-il celui du roi Salomon.

Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraŒtre sur le th‚ƒtre des grandes choses. Il aimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce coeur-l… il n'y avait plus la moindre peur de mourir de faim. Le bonheur d'aller … Paris, qu'il se figurait peupl‚ de gens d'esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'‚vˆque de Besan‡on et que l'‚vˆque d'Agde, ‚clipsait tout … ses yeux. Il se repr‚senta humblement … son ami, comme priv‚ de son libre arbitre par la lettre de l'abb‚ Pirard.

Le lendemain vers midi, il arriva dans VerriŠres le plus heureux des hommes; il comptait revoir Mme de Rˆnal. Il alla d'abord chez son premier protecteur, le bon abb‚ Ch‚lan. Il trouva une r‚ception s‚vŠre.

- Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Ch‚lan, sans r‚pondre … son salut. Vous allez d‚jeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez VerriŠres, sans y voir personne.

- Entendre c'est ob‚ir, r‚pondit Julien avec une mine de s‚minaire, et il ne fut plus question que de th‚ologie et de belle latinit‚.

Il monta … cheval, fit une lieue, aprŠs quoi apercevant un bois, et personne pour l'y voir entrer, il s'y enfon‡a. Au coucher du soleil i renvoya le cheval par un paysan a la porte voisine. Plus tard, il entra chez un vigneron qui consentit … lui vendre une ‚chelle et … le suivre en la portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITE, … VerriŠres.

- Je suis un pauvre conscrit r‚fractaire...

- Ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant cong‚ de lui, mais peu m'importe! mon ‚chelle est bien pay‚e, et moi-mˆme je ne suis pas sans avoir pass‚ quelques mouvements de montre en ma vie.

La nuit ‚tait fort noire. Vers une heure du matin, Julien, charg‚ de son ‚chelle, entra dans VerriŠres. Il descendit le plus t“t qu'il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rˆnal … une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l'‚chelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la question est l…. Les chiens aboyŠrent, et s'avancŠrent au galop sur lui; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.

Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent ferm‚es, il lui fut facile d'arriver jusque sous la fenˆtre de la chambre … coucher de Mme de Rˆnal qui, du c“t‚ du jardin, n'est ‚lev‚e que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.

Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeur, que Julien connaissait bien. A son grand chagrin, cette petite ouverture n'‚tait pas ‚clair‚e par la lumiŠre int‚rieure d'une veilleuse.

"Grand Dieu! se dit-il, cette nuit, cette chambre n'est pas occup‚e par Mme de Rˆnal! O— sera-t-elle couch‚e? La famille est … VerriŠres, puisque j'ai trouv‚ les chiens; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rˆnal lui-mˆme ou un ‚tranger, et alors quel esclandre!"

Le plus prudent ‚tait de se retirer; mais ce parti fit horreur … Julien."Si c'est un ‚tranger, je me sauverai … toutes jambes, abandonnant mon ‚chelle; mais si c'est elle, quelle r‚ception m'attend? Elle est tomb‚e dans le repentir et dans la plus haute pi‚t‚, je n'en puis douter; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de m'‚crire." Cette raison le d‚cida.

Le coeur tremblant, mais cependant r‚solu … p‚rir ou … la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet; point de r‚ponse. Il appuya son ‚chelle … c“t‚ de la fenˆtre, et frappa lui-mˆme contre le volet, d'abord doucement, puis plus fort. a Quelque obscurit‚ qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien."Cette id‚e r‚duisit l'entreprise folle … une question de bravoure.

"Cette chambre est inhabit‚e cette nuit, pensa-t-il, ou, quelle que soit la personne qui y couche, elle est ‚veill‚e maintenant. Ainsi plus rien … m‚nager envers elle; il faut seulement tƒcher de n'ˆtre pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres."

Il descendit, pla‡a son ‚chelle contre un des volets, remonta et passant la main dans l'ouverture en forme de coeur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attach‚ au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'‚tait plus retenu et c‚dait … son effort. Il faut l'ouvrir petit … petit, et faire reconnaŒtre ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tˆte, et en r‚p‚tant … voix basse: C'est un ami

Il s'assura, en prˆtant l'oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais d‚cid‚ment, il n'y avait point de veilleuse mˆme … demi ‚teinte, dans la chemin‚e; c'‚tait un bien mauvais signe.

"Gare le coup de fusil!"Il r‚fl‚chit un peu; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre: pas de r‚ponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait trŠs fort, il crut entrevoir, au milieu de l'extrˆme obscurit‚ comme une ombre blanche qui traversait la chambr‚. Enfin, il n'y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrˆme lenteur. Tout … coup il vit une joue qui s'appuyait … la vitre contre laquelle ‚tait son oeil.

Il tressaillit, et s'‚loigna un peu. Mais la nuit ‚tait tellement noire que, mˆme … cette distance, il ne put distinguer si c'‚tait Mme de Rˆnal. Il craignait un premier cri d'alarme; depuis un moment, il entendait les chiens r“der et gronder … demi autour du pied de son ‚chelle.

- C'est moi, r‚p‚tait-il assez haut, un ami.

Pas de r‚ponse; le fant“me blanc avait disparu.

- Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux! et il frappait de fa‡on … briser la vitre.

Un petit bruit sec se fit entendre; l'espagnolette de la fenˆtre c‚dait; il poussa la crois‚e, et sauta l‚gŠrement dans la chambre.

Le fant“me blanc s'‚loignait; il lui prit les bras; c'‚tait une femme. Toutes ses id‚es de courage s'‚vanouirent."Si c'est elle, que va-t-elle dire?" Que devint-il, quand il comprit … un petit cri que c'‚tait Mme de Rˆnal?

Il la serra dans ses bras; elle tremblait, et avait … peine la force de le repousser.

- Malheureux! que faites-vous?

A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l'indignation la plus vraie.

- Je viens vous voir aprŠs quatorze mois d'une cruelle s‚paration.

- Sortez, quittez-moi … l'instant. Ah! M. Ch‚lan, pourquoi m'avoir empˆch‚ de lui ‚crire? j'aurais pr‚venu cette horreur. Elfe le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime, le ciel a daign‚ m'‚clairer, r‚p‚tait-elle d'une voix entrecoup‚e. Sortez! fuyez!

- AprŠs quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parl‚. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai assez aim‚e pour m‚riter cette confidence... Je veux tout savoir.

Malgr‚ Mme de Rˆnal, ce ton d'autorit‚ avait de l'empire sur son coeur.

Julien, qui la tenait serr‚e avec passion, et r‚sistait … ses efforts pour se d‚gager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rˆnal.

- Je vais retirer l'‚chelle, dit-il, pour qu'elle ne nous compromette pas si quelque domestique, ‚veill‚ par le bruit, fait une ronde.

- Ah! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une v‚ritable colŠre! Que m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse scŠne que vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lƒchement des sentiments que j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, monsieur Julien?

Il retirait l'‚chelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.

- Ton mari est-il … la ville? lui dit-il, non pour la braver mais emport‚ par l'ancienne habitude.

- Ne me parlez pas ainsi, de grƒce, ou j'appelle mon mari. Je ne suis d‚j… que trop coupable de ne pas vous avoir chass‚, quoi qu'il p–t en arriver. J'ai piti‚ de vous lui dit-elle, cherchant … blesser son orgueil qu'elle connaissait si irritable.

Ce refus de tutoiement, cette fa‡on brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portŠrent jusqu'au d‚lire le transport d'amour de Julien.

- Quoi! est-il possible que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du coeur, si difficiles … ‚couter de sang-froid.

Elle ne r‚pondit pas; pour lui, il pleurait amŠrement.

R‚ellement, il n'avait plus la force de parler.

- Ainsi je suis complŠtement oubli‚ du seul ˆtre qui m'ait jamais aim‚! A quoi bon vivre d‚sormais? Tout son courage l'avait quitt‚ dŠs qu'il n'avait plus eu … craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son coeur, hors l'amour.

Il pleura longtemps en silence; elle entendait le bruit de ses sanglots. Il prit sa main, elle voulut la retirer; et cependant, aprŠs quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L'obscurit‚ ‚tait extrˆme; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de Rˆnal.

"Quelle diff‚rence avec ce qui ‚tait il y a quatorze mois!"pensa Julien; et ses larmes redoublŠrent."Ainsi l'absence d‚truit s–rement tous les sentiments de l'homme! Il vaut mieux m'en aller."

- Daignez me dire ce qui vous est arriv‚, dit enfin Julien d'une voix presque ‚teinte par la douleur.

- Sans doute, r‚pondit Mme de Rˆnal d'une voix dure, et dont l'accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes ‚garements ‚taient connus dans la ville, lors de votre d‚part. Il y avait eu tant d'imprudence dans vos d‚marches! Quelque temps aprŠs, alors j'‚tais au d‚sespoir, le respectable M. Ch‚lan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'id‚e de me conduire dans cette ‚glise de Dijon, o— j'ai fait ma premiŠre communion. L…, il osa parler le premier...

Mme de Rˆnal fut interrompue par ses larmes.

- Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi. Dans ce temps-l…, je vous ‚crivais tous les jours des lettres que je n'osais vous envoyer; je les cachais soigneusement, et quand j'‚tais trop malheureuse, je m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.

"Enfin, M. Ch‚lan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unes, ‚crites avec un peu plus de prudence, vous avaient ‚t‚ envoy‚es; vous ne me r‚pondiez point.

- Jamais, je te jure, je n'ai re‡u aucune lettre de toi au s‚minaire.

- Grand Dieu! qui les aura intercept‚es?

- Juge de ma douleur, avant le jour o— je t'aper‡ut … la cath‚drale, je ne savais si tu vivais encore.

- Dieu me fit la grƒce de comprendre combien je p‚chais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari reprit Mme de Rˆnal. Il ne m'a jamais aim‚e comme je croyais alors que vous m'aimiez...

Julien se pr‚cipita dans ses bras, r‚ellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de Rˆnal le repoussa, et continuant avec assez de fermet‚:

- Mon respectable ami M. Ch‚lan me fit comprendre qu'en ‚pousant M. de Rˆnal, je lui avais engag‚ toutes mes affections, mˆme celles que je ne connaissais pas, et que je n'avais jamais ‚prouv‚es avant une liaison fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'‚taient si chŠres, ma vie s'est ‚coul‚e sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillit‚. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine... Dites-moi … votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au s‚minaire, r‚p‚ta-t-elle, puis vous vous en irez.

Sans penser … ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontr‚es, puis de sa vie plus tranquille depuis qu'il avait ‚t‚ nomm‚ r‚p‚titeur.

- Ce fut alors, ajouta-t-il, qu'aprŠs un long silence, qui sans doute ‚tait destin‚ … me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'hui, que vous ne m'aimiez plus et que j'‚tais devenu indiff‚rent pour vous...

Mme de Rˆnal serra ses mains.

- Ce fut alors que vous m'envoyƒtes une somme de cinq cents francs.

- Jamais, dit Mme de Rˆnal.

- C'‚tait une lettre timbr‚e de Paris et sign‚e Paul Sorel afin de d‚jouer tous les soup‡ons.

Il s'‚leva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, Mme de Rˆnal et Julien avaient quitt‚ le ton solennel; ils ‚taient revenus … celui d'une tendre amiti‚. Ils ne se voyaient point, tant l'obscurit‚ ‚tait profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie, ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'‚loigner le bras de Julien, qui avec assez d'habilet‚, attira son attention dans ce moment par une circonstance int‚ressante de son r‚cit. Ce bras fut comme oubli‚ et resta dans la position qu'il occupait.

AprŠs bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son r‚cit, il devenait un peu plus maŒtre de lui en parlant de sa vie pass‚e, qui auprŠs de ce qui lui arrivait en cet instant, l'int‚ressait si peu. Son attention se fixa tout entiŠre sur la maniŠre dont allait finir sa visite.

- Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.

"Quelle honte pour moi si je suis ‚conduit! ce sera un remords … empoisonner toute ma vie se disait-il, jamais elle ne m'‚crira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays!"De ce moment tout ce qu'il y avait de c‚leste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur. Assis … c“t‚ d'une femme qu'il adorait, la serrant presque dans ses bras. dans cette chambre o— il avait ‚t‚ si heureux, au milieu d'une obscurit‚ profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait sentant, au mouvement de sa poitrine, qu'elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du s‚minaire, il se voyait en butte … quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son r‚cit, et parlait de la vie malheureuse qu'il avait men‚e depuis son d‚part de VerriŠres."Ainsi, se disait Mme de Rˆnal, aprŠs un an d'absence, priv‚ presque entiŠrement de marques de souvenir, tandis que moi je l'oubliais il n'‚tait occup‚ que des jours heureux qu'il avait trouv‚s … Vergy."Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succŠs de son r‚cit. Il comprit qu'il fallait tenter la derniŠre ressource: il arriva brusquement … la lettre qu'il venait de recevoir de Paris.

- J'ai pris cong‚ de Monseigneur l'‚vˆque.

- Quoi! vous ne retournez pas … Besan‡on! vous nous quittez pour toujours?

- Oui, r‚pondit Julien, d'un ton r‚solu; oui, j'abandonne un pays o— je suis oubli‚ mˆme de ce que j'ai le plus aim‚ en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais … Paris...

- Tu vas … Paris! s'‚cria assez haut Mme de Rˆnal.

Sa voix ‚tait presque ‚touff‚e par les larmes, et montrait tout l'excŠs de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement; il allait tenter une d‚marche qui pouvait tout d‚cider contre lui; et avant cette exclamation, n'y voyant point il ignorait absolument l'effet qu'il parvenait … produire. Il n'h‚sita plus, la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-mˆme; il ajouta froidement en se levant:

- Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse, adieu.

Il fit quelques pas vers la fenˆtre; d‚j… il l'ouvrait. Mme de Rˆnal s'‚lan‡a vers lui. Il sentit sa tˆte sur son ‚paule et qu'elle le serrait dans ses bras, en collant sa joue contre la sienne.

Ainsi, aprŠs trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu'il avait d‚sir‚ avec tant de passion pendant les deux premiŠres. Un peu plus t“t arriv‚s, le retour aux sentiments tendres, l'‚clipse des remords chez Mme de Rˆnal eussent ‚t‚ un bonheur divin, ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu'un triomphe. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse.

- Veux-tu donc, lui disait-il, qu'il ne me reste aucun souvenir de t'avoir vue? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-ˆtre!

"Quelle honte! se disait Mme de Rˆnal, mais elle n'avait rien … refuser … cette id‚e de s‚paration pour toujours qui la faisait fondre en larmes. L'aube commen‡ait … dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne … l'orient de VerriŠres. Au lieu de s'en aller Julien ivre de volupt‚ demanda … Mme de Rˆnal d‚ passer toute la journ‚e cach‚ dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante.

- Et pourquoi pas? r‚pondit-elle. Cette fatale rechute m'“te toute estime pour moi, et fait … jamais mon malheur: et elle le pressait contre son coeur avec ravissement. Mon mari n'est plus le mˆme, il a des soup‡ons; il croit que je l'ai men‚ dans toute cette affaire, et se montre fort piqu‚ contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.

- Ah! voil… une phrase de M. Ch‚lan, dit Julien, tu ne m'aurais pas parl‚ ainsi avant ce cruel d‚part pour le s‚minaire, tu m'aimais alors!

Julien fut r‚compens‚ du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier en un clin d'oeil le danger que la pr‚sence de son mari lui faisait courir pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et ‚clairait vivement la chambre, Julien retrouva toutes les volupt‚s de l'orgueil, lorsqu'il put revoir dans ses bras et presque … ses pieds, cette femme charmante, la seule qu'il e–t aim‚e et qui, peu d'heures auparavant, ‚tait tout entiŠre … la crainte d'un Dieu terrible et … l'amour de ses devoirs. Des r‚solutions fortifi‚es par un an de constance n'avaient pu tenir devant son courage.

Bient“t on entendit du bruit dans la maison, une chose … laquelle elle n'avait pas song‚ vint troubler Mme de Rˆnal.

- Cette m‚chante Elisa va entrer dans la chambre: que faire de cette ‚norme ‚chelle? dit-elle … son ami; o— la cacher? Je vais la porter au grenier, s'‚cria-t-elle tout … coup, avec une sorte d'enjouement.

- C'est l… ta physionomie d'autrefois! dit Julien ravi. Mais il faut passer dans la chambre du domestique.

- Je laisserai l'‚chelle dans le corridor, j'appellerai le domestique et lui donnerai une commission.

- Songe … pr‚parer un mot pour le cas o— le domestique passant devant l'‚chelle, dans le corridor, la remarquera.

- Oui, mon ange dit Mme de Rˆnal en lui donnant un baiser. Toi, song‚ … te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, lisa entre ici.

Julien fut ‚tonn‚ de cette gaiet‚ soudaine."Ainsi, pensa-t-il l'approche d'un danger mat‚riel, loin de la troubler, lui rend sa gaiet‚, parce qu'elle oublie ses remords! Femme vraiment sup‚rieure! ah! voil… un coeur dans lequel il est glorieux de r‚gner!"Julien ‚tait ravi.

Mme de Rˆnal prit l'‚chelle; elle ‚tait ‚videmment trop pesante pour elle. Julien allait … son secours; il admirait cette taille ‚l‚gante et qui ‚tait si loin d'annoncer de la force, lorsque tout … coup, sans aide, elle saisit l'‚chelle, et l'enleva comme elle e–t fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisiŠme ‚tage o— elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s'habiller, monta au colombier. Cinq minutes aprŠs, … son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l'‚chelle. Qu'‚tait-elle devenue? Si Julien e–t ‚t‚ hors de la maison, ce danger ne l'e–t guŠre touch‚e. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette ‚chelle! Cet incident pouvait ˆtre abominable. Mme de Rˆnal courait partout. Enfin elle d‚couvrit cette ‚chelle sous le toit o— le domestique l'avait port‚e et mˆme cach‚e. Cette circonstance ‚tait singuliŠre, autrefois elle l'e–t alarm‚e.

"Que m'importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords?"

Elle avait comme une id‚e vague de devoir quitter la vie, mais qu'importe? AprŠs une s‚paration qu'elle avait crue ‚ternelle, il lui ‚tait rendu, elle le revoyait, et ce qu'il avait fait pour parvenir jusqu'… elle montrait tant d'amour!

En racontant l'‚v‚nement de l'‚chelle … Julien:

- Que r‚pondrai-je … mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu'il a trouv‚ cette ‚chelle? Elle rˆva un instant. Il leur faudra vingt-quatre heures pour d‚couvrir le paysan qui te l'a vendue; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d'un mouvement convulsif: Ah! mourir, mourir ainsi! s'‚criait-elle en le couvrant de baisers, mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.

"Viens, d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Derville, qui reste toujours ferm‚e … clef'.

Elle alla veiller … l'extr‚mit‚ du corridor, et Julien passa en courant.

- Garde-toi d'ouvrir, si l'on frappe, lui dit-elle en l'enfermant … clef; dans tous les cas, ce ne serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.

- Fais-les venir dans le jardin, sous la fenˆtre, dit Julien, que j'aie le plaisir de les voir, fais-les parler.

- Oui, oui, lui cria Mme de Rˆnal en s'‚loignant.

Elle revint bient“t avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga, il lui avait ‚t‚ impossible de voler du pain.

- Que fait ton mari? dit Julien.

- Il ‚crit des projets de march‚s avec des paysans.

Mais huit heures avaient sonn‚, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'e–t pas vu Mme de Rˆnal, on. l'e–t cherch‚e partout; elle fut oblig‚e de le quitter.

Bient“t elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de caf‚, elle tremblait qu'il ne mour–t de faim. AprŠs le d‚jeuner, elle r‚ussit … amener les enfants sous la fenˆtre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l'air commun, ou bien ses id‚es avaient chang‚. Mme de Rˆnal leur parla de Julien. L'aŒn‚ r‚pondit avec amiti‚ et regrets pour l'ancien pr‚cepteur; mais il se trouva que les cadets l'avaient presque oubli‚.

M. de Rˆnal ne sortit pas ce matin-l…; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occup‚ … faire des march‚s avec des paysans, auxquels il vendait sa r‚colte de pommes de terre. Jusqu'au dŒner, Mme de Rˆnal n'eut pas un instant … donner … son prisonnier. Le dŒner sonn‚ et servi, elle eut l'id‚e de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il occupait, portant cette assiette avec pr‚caution, elle se trouva face … face avec le domestique qui avait cach‚ l'‚chelle le matin. Dans ce moment il s'avan‡ait aussi sans bruit dans le corridor et comme ‚coutant. Probablement Julien avait march‚ avec imprudence. Le domestique s'‚loigna un peu confus. Mme de Rˆnal entra hardiment chez Julien, cette rencontre le fit fr‚mir.

- Tu as peur! lui dit-elle; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu'une chose, c'est le moment o— je serai seule aprŠs ton d‚part.

Et elle le quitta en courant.

- Ah! se dit Julien exalt‚, le remords est le seul danger que redoute cette ƒme sublime!

Enfin le soir vint. M. de Rˆnal alla au Casino. Sa femme avait annonc‚ une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hƒta de renvoyer lisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir … Julien.

Il se trouva que r‚ellement il mourait de faim. Mme de Rˆnal alla … l'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rˆnal revint, et lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumiŠre, s'approchant d'un buffet o— l'on serrait le pain, et ‚tendant la main, elle avait touch‚ un bras de femme. C'‚tait lisa qui avait jet‚ le cri entendu par Julien.

- Que faisait-elle l…?

- Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous ‚piait, dit Mme de Rˆnal avec une indiff‚rence complŠte. Mais heureusement j'ai trouv‚ un pƒt‚ et un gros pain.

- Qu'y a-t-il donc l…? dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier.

Mme de Rˆnal avait oubli‚ que, depuis le dŒner, elles ‚taient remplies de pain.

Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne lui avait sembl‚ si belle."Mˆme … Paris, se disait-il confus‚ment je ne pourrai rencontrer un plus grand caractŠre."Elle avait toute la gaucherie d une femme peu accoutum‚e … ces sortes de soins, et en mˆme temps le vrai courage d'un ˆtre qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien autrement terribles.

Pendant que Julien soupait de grand app‚tit, et que son amie le plaisantait sur la simplicit‚ de ce repas, car elle avait horreur de parler s‚rieusement, la porte de la chambre fut tout … coup secou‚e avec force. C'‚tait M. de Rˆnal.

- Pourquoi t'es-tu enferm‚e? lui criait-il.

Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canap‚.

- Quoi! vous ˆtes tout habill‚e, dit M. de Rˆnal en entrant; vous soupez, et vous avez ferm‚ votre porte … clef!

Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la s‚cheresse conjugale, e–t troubl‚ Mme de Rˆnal, mais elle sentait que son mari n'avait qu'… se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rˆnal s'‚tait jet‚ sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-…-vis le canap‚.

La migraine servit d'excuse … tout. Pendant qu'… son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagn‚e au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi! ajoutait-il, elle aper‡ut sur une chaise, … trois pas devant eux le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit … se d‚shabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derriŠre son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.

M. de Rˆnal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le r‚cit de sa vie au s‚minaire.

- Hier je ne t'‚coutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu'… obtenir de moi le courage de te renvoyer.

Elle ‚tait l'imprudence mˆme. Ils parlaient trŠs haut et il pouvait ˆtre deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent … la porte. C'‚tait encore M. de Rˆnal.

- Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison! disait-il, Saint-Jean a trouv‚ leur ‚chelle ce matin.

- Voici la fin de tout, s'‚cria Mme de Rˆnal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs, je vais mourir dans tes bras, plus heureuse … ma mort que je ne le fus de la vie.

Elle ne r‚pondait nullement … son mari qui se fƒchait elle embrassait Julien avec passion.

- Sauve la mŠre de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenˆtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussit“t que tu pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d'aveux je le d‚fends, il vaut mieux qu'il ait des soup‡ons que des certitudes.

- Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule r‚ponse et sa seule inqui‚tude.

Elle ana avec lui … la fenˆtre du cabinet, elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin … son mari bouillant de colŠre. Il regarda dans la chambre dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits d‚ Julien lui furent jet‚s, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du c“t‚ du Doubs.

Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussit“t le bruit d'un coup de fusil.

"Ce n'est pas M. de Rˆnal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela."Les chiens couraient en silence … ses c“t‚s un second coup cassa apparemment la patte … un chien car il se mit … pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrasse, fit … couvert une cinquantaine de pas, et se remit … fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s'appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre c“t‚ du jardin, mais d‚j… Julien avait gagn‚ la rive du Doubs o— il s'habillait.

Une heure aprŠs, il ‚tait … une lieue de VerriŠres, sur la route de GenŠve. ú` Si l'on a des soup‡ons, pensa Julien, c'est sur la route de Paris qu'on me cherchera."






II



Elle n'est pas jolie,
elle n'a point de rouge.
SAINTE-BEUVE





CHAPITRE PREMIER


LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE


O rus quando ego te adspiciam!
VIRGILE.



- Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le maŒtre d'une auberge o— il s'arrˆta pour d‚jeuner.

- Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien.

La malle-poste arriva comme il faisait l'indiff‚rent. Il y avait deux places libres.

- Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du c“t‚ de GenŠve … celui qui montait en voiture en mˆme temps que Julien.

- Je te croyais ‚tabli aux environs de Lyon, dit Falcoz dans une d‚licieuse vall‚e prŠs du Rh“ne?

- Joliment ‚tabli. Je fuis.

- Comment! tu fuis? toi Saint-Giraud! avec cette mine sage, tu as commis quelque crime? dit Falcoz en riant.

- Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on mŠne en province. J'aime la fraŒcheur des bois et la tranquillit‚ champˆtre, comme tu sais; tu m'as souvent accus‚ d'ˆtre romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.

- Mais de quel parti es-tu?

- D'aucun, et c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la musique, la peinture, un bon livre est un ‚v‚nement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il … vivre? Quinze, vingt trente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnˆtes gens que ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa pr‚rogative; toujours l'ambition de devenir d‚put‚ la gloire et les centaines de mille francs gagn‚s par Mirabeau empˆcheront de dormir les gens riches de la province: ils appelleront cela ˆtre lib‚ral et aimer le peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l'tat, tout le monde voudra s'occuper de la manoeuvre car elle est bien pay‚e. N'y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager?

- Au fait, au fait, qui doit ˆtre fort plaisant avec ton caractŠre tranquille. Sont-ce les derniŠres ‚lections qui te chassent de ta province?

- Mon mal vient de plus loin. J'avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs. J'ai quatre ans de plus aujourd'hui, et probablement cinquante mille francs de moins que je vais perdre sur la vente de mon chƒteau de Monfl‚ury, prŠs du Rh“ne, position superbe.

"A Paris, j'‚tais las de cette com‚die perp‚tuelle, … laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du dix-neuviŠme siŠcle. J'avais soif de bonhomie et de simplicit‚. J'achŠte une terre dans les montagnes prŠs du Rh“ne, rien d'aussi beau sous le ciel.

"Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois; je leur donne … dŒner; j'ai quitt‚ Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonn‚ … aucun journal. Moins le facteur de la poste m'apporte de lettres, plus je suis content.

"Ce n'‚tait pas le compte du vicaire; bient“t je suis en butte … mille demandes indiscrŠtes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses: celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge etc. je refuse: alors on me fait cent insultes. J'ai la bˆtise d'en ˆtre piqu‚. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beaut‚ de nos montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rˆveries, et me rappelle d‚sagr‚ablement les hommes et leur m‚chancet‚. Aux processions des Rogations', par exemple, dont le chant me plaŒt (c'est probablement une m‚lodie grecque), on ne b‚nit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent … un impie. La vache d'une vieille paysanne d‚vote meurt, elle dit que c'est … cause du voisinage d'un ‚tang qui appartient … moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours aprŠs je trouve tous mes poissons le ventre en l'air, empoisonn‚s avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de paix, honnˆte homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu abandonn‚ par le vicaire, chef de la congr‚gation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des lib‚raux, tous me sont tomb‚s dessus, jusqu'au ma‡on que je faisais vivre depuis un an, jusqu'au charron qui voulait me friponner impun‚ment en raccommodant mes charrues.

"Afin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procŠs, je me fais lib‚ral, mais comme tu dis, ces diables d'‚lections arrivent, on me demande ma voix...

- Pour un inconnu?

- Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse! dŠs ce moment, me voil… aussi les lib‚raux sur les bras, ma position devient intol‚rable. Je crois que s'il f–t venu dans la tˆte au vicaire de m'accuser d'avoir assassin‚ ma servante, il y aurait eu vingt t‚moins des deux partis, qui auraient jur‚ avoir vu commettre le crime.

- Tu veux vivre … la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans mˆme ‚couter leurs bavardages. Quelle faute!...

- Enfin, elle est r‚par‚e. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs, s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champˆtre au seul lieu o— elles existent en France, dans un quatriŠme ‚tage donnant sur les Champs-lysces. Et encore j'en suis … d‚lib‚rer, si je ne commencerai pas ma carriŠre politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain b‚nit … la paroisse.

-Tout cela ne te f–t pas arriv‚ sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret.

- A la bonne heure, mais pourquoi n'a-t-il pas su se tenir en place, ton Bonaparte? tout ce dont Je souffre aujourd'hui, c'est lui qui l'a fait.

Ici l'attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz ‚tait l'ancien ami d'enfance de M. de Rˆnal, par lui r‚pudi‚ en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait ˆtre frŠre de ce chef de bureau … la pr‚fecture de..., qui savait se faire adjuger … bon compte les maisons des communes.

- Et tout cela c'est ton Bonaparte qui l'a fait, continuait Saint-Giraud: un honnˆte homme, inoffensif s'il en fut, avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s'‚tablir en province et y trouver la paix, ses prˆtres et ses nobles l'en chassent.

- Ah! ne dis pas de mal de lui, s'‚cria Falcoz, jamais la France n'a ‚t‚ si haut dans l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a r‚gn‚. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu'on faisait.

- Ton Empereur, que le diable emporte, reprit l'homme de quarante-quatre ans n'a ‚t‚ grand que sur ses champs de bataille, et lorsqu'il a r‚tabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses chambellans sa pompe et ses r‚ceptions aux Tuileries, il a donn‚ une nouvelle ‚dition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle ‚tait corrig‚e, elle e–t pu passer encore un siŠcle ou deux. Les nobles et les prˆtres ont voulu revenir … l'ancienne, mais ils n'ont pas la main de fer qu'il faut pour la d‚biter au public.

- Voil… bien le langage d'un ancien imprimeur!

- Qui me chasse de ma terre? continua l'imprimeur en colŠre. Les prˆtres, que Napol‚on a rappel‚s par son concordat, au lieu de les traiter comme l'Etat traite les m‚decins, les avocats, les astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s'inqui‚ter de l'industrie par laquelle ils cherchent … gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n'e–t fait des barons et des comtes? Non, la mode en ‚tait pass‚e. AprŠs les prˆtres, ce sont les petits nobles campagnards qui m'ont donn‚ le plus d'humeur, et m'ont forc‚ … me faire lib‚ral.

La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un demi-siŠcle. Comme Saint-Giraud r‚p‚tait toujours qu'il ‚tait impossible de vivre en province, Julien proposa timidement l'exemple de M. de Rˆnal.

- Parbleu, jeune homme, vous ˆtes bon! s'‚cria Falcoz il s'est fait marteau pour n'ˆtre pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je le vois d‚bord‚ par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-l…? voil… le v‚ritable. Que dira votre M. de Rˆnal lorsqu'il se verra destitu‚ un de ces quatre matins, et le Valenod mis … sa place?

- Il restera tˆte … tˆte avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous connaissez donc VerriŠres, jeune homme? Eh bien! Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le rŠgne des Rˆnal et des Ch‚lan, qui a amen‚ le rŠgne des Valenod et des Maslon.

Cette conversation d'une sombre politique ‚tonnait Julien, et le distrayait de ses rˆveries voluptueuses.

Il fut peu sensible au premier aspect de Paris, aper‡u dans le lointain. Les chƒteaux en Espagne sur son sort … venir avaient … lutter avec le souvenir encore pr‚sent des vingt-quatre heures qu'il venait de passer … VerriŠres. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie, et de tout quitter pour les prot‚ger, si les impertinences des prˆtres nous donnent la r‚publique et les pers‚cutions contre les nobles.

Que serait-il arriv‚ la nuit de son arriv‚e … VerriŠres si au moment o— il appuyait son ‚chelle contre la crois‚e d‚ la chambre … coucher de Mme de Rˆnal, il avait trouv‚ cette chambre occup‚e par un ‚tranger, ou par M. de Rˆnal?

Mais aussi quelles d‚lices, les deux premiŠres heures, quand son amie voulait sincŠrement le renvoyer et qu'il plaidait sa cause, assis auprŠs d'elle dans l'obscurit‚! Une ƒme comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se confondait d‚j… avec les premiŠres ‚poques de leurs amours, quatorze mois auparavant.

Julien fut r‚veill‚ de sa rˆverie profonde, parce que la voiture s'arrˆta. On venait d'entrer dans la cour des postes, rue J.-J.-Rousseau.

- Je veux aller … la Malmaison', dit-il … un cabriolet qui s'approcha.

- A cette heure, monsieur, et pour quoi faire?

- Que vous importe! marchez.

Toute vraie passion ne songe qu'… elle. C'est pourquoi, ce me semble, toutes les passions sont si ridicules … Paris, o— le voisin pr‚tend toujours qu'on pense beaucoup … lui. Je me garderai de raconter les transports de Julien … la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgr‚ les vilains murs blancs construits cette ann‚e, et qui coupent ce parc en morceaux? - Oui, monsieur; pour Julien comme pour la post‚rit‚, il n'y avait rien entre Arcole, Sainte-H‚lŠne et la Malmaison.

Le soir, Julien h‚sita beaucoup avant d'entrer au spectacle, il avait des id‚es ‚tranges sur ce lieu de perdition.

Une profonde m‚fiance l'empˆcha d'admirer le Paris vivant, il n'‚tait touch‚ que des monuments laiss‚s par son h‚ros.

"Me voici donc dans le centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici rŠgnent les protecteurs de l'abb‚ de Frilair."

Le soir du troisiŠme jour, la curiosit‚ l'emporta sur le projet de tout voir avant de se pr‚senter … l'abb‚ Pirard. Cet abb‚ lui expliqua, d'un ton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole.

- Si, au bout de quelques mois, vous n'ˆtes pas utile, vous rentrerez au s‚minaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l'un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noir, mais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un eccl‚siastique. J'exige que, trois fois la semaine, vous suiviez vos ‚tudes en th‚ologie dans un s‚minaire, o— je vous ferai pr‚senter. Chaque jour, … midi, vous vous ‚tablirez dans la bibliothŠque du marquis, qui compte vous employer … faire des lettres pour des procŠs et d'autres affaires. Le marquis ‚crit, en deux mots, en marge de chaque lettre qu'il re‡oit, le sommaire de la r‚ponse qu'il faut y faire. J'ai pr‚tendu qu'au bout de trois mois, vous seriez en ‚tat de faire ces r‚ponses, de fa‡on que, sur douze que vous pr‚senterez … la signature du marquis, il puisse en signer huit ou neuf Le soir, … huit heures, vous mettrez son bureau en ordre, et … dix vous serez libre.

"Il se peut, continua l'abb‚ Pirard, que quelque vieille dame ou quelque homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout grossiŠrement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres re‡ues par le marquis...

- Ah monsieur! s'‚cria Julien rougissant.

- Il est singulier, dit l'abb‚ avec un sourire amer que pauvre comme vous l'ˆtes, et aprŠs une ann‚e de s‚minaire, il vous reste encore de ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez ‚t‚ bien aveugle!

"Serait-ce la force du sang?"se dit l'abb‚ … demi-voix et comme se parlant … soi-mˆme.

- Ce qu'il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que le marquis vous connaŒt... Je ne sais comment. Il vous donne, pour commencer, cent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par caprices, c'est l… son d‚faut, il luttera d'enfantillages avec vous. S'il est content, vos appointements pourront s'‚lever par la suite jusqu'… huit mille francs.

"Mais vous sentez bien, reprit l'abb‚ d'un ton aigre qu'il ne vous donne pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'ˆtre utile. A votre place, moi, je parlerais trŠs peu, et surtout je ne parlerais jamais de ce que j'ignore.

"Ah! dit l'abb‚, j'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la famille de M. de La Mole. Il a deux enfants une fille et un fils de dix-neuf ans, ‚l‚gant par excellence espŠce de fou, qui ne sait jamais … midi ce qu'il fera … deux heures. Il a de l'esprit, de la bravoure il a fait la guerre d'Espagne'. Le marquis espŠre je n‚ sais pourquoi, que vous deviendrez l'ami du jeune comte Norbert. J'ai dit que vous ‚tiez un grand latiniste, peut-ˆtre compte-t-il que vous apprendrez … son fils quelques phrases toutes faites, sur Cic‚ron et Virgile.

"A votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune homme; et, avant de c‚der … ses avances parfaitement polies, mais un peu gƒt‚es par l'ironie, je me les ferais r‚p‚ter plus d'une fois.

"Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous m‚priser d'abord, parce que vous n'ˆtes qu'un petit bourgeois. Son a‹eul … lui ‚tait de la Cour, et eut l'honneur d'avoir la tˆte tranch‚e en place de GrŠve le 26 avril 1574, pour une intrigue politique. Vous, vous ˆtes le fils d'un charpentier de VerriŠres, et de plus, aux gages de son pŠre. Pesez bien ces diff‚rences et ‚tudiez l'histoire de cette famille dans Moreri; tous l‚s flatteurs qui dŒnent chez eux y font de temps en temps ce qu'ils appellent des allusions d‚licates.

"Prenez garde … la fa‡on dont vous r‚pondrez aux plaisanteries de M. le comte Norbert de La Mole, chef d'escadron de hussards et futur pair de France, et ne venez pas me faire des dol‚ances par la suite.

- Il me semble, dit Julien en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas mˆme r‚pondre … un homme qui me m‚prise.

- Vous n'avez pas id‚e de ce m‚pris-l…; il ne se montrera que par des compliments exag‚r‚s. Si vous ‚tiez un sot, vous pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser prendre.

- Le jour o— tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je pour un ingrat, si je retourne … ma petite cellule nø 103?

- Sans doute, r‚pondit l'abb‚, tous les complaisants de la maison vous calomnieront, mais je paraŒtrai, moi. Adsum qui feci. Je dirai que c'est de moi que vient cette r‚solution.

Julien ‚tait navr‚ du ton amer et presque m‚chant qu'il remarquait chez M. Pirard; ce ton gƒtait tout … fait sa derniŠre r‚ponse.

Le fait est que l'abb‚ se faisait un scrupule de conscience d'aimer Julien, et c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il se mˆlait aussi directement du sort d'un autre.

- Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la mˆme mauvaise grƒce, et comme accomplissant un devoir p‚nible vous verrez Mme la marquise de La Mole. C'est une grande femme blonde, d‚vote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses pr‚jug‚s nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d'abr‚g‚ en haut relief de ce qui fait au fond le caractŠre des femmes de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu'avoir eu des ancˆtres qui soient all‚s aux croisades est le seul avantage qu'elle estime. L'argent ne vient que longtemps aprŠs: cela vous ‚tonne? nous ne sommes plus en province, mon ami.

"Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de l‚gŠret‚ singulier. Pour Mme de La Mole, elle baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont ‚t‚ rois, ce qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects d'ˆtres sans naissance, tels que vous et moi. Cependant, ajouta M. Pirard, nous sommes prˆtres car elle vous prendra pour tel, … ce titre elle nous considŠre comme des valets de chambre n‚cessaires … son salut.

- Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps … Paris.

- A la bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortune, pour un homme de notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi d'ind‚finissable, du moins pour moi, qu'il y a dans votre caractŠre, si vous ne faites pas fortune vous serez pers‚cut‚; il n'y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu'ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme celui-ci, vous ˆtes vou‚ au malheur, si vous n'arrivez pas aux respects.

"Que seriez-vous devenu … Besan‡on, sans ce caprice du marquis de La Mole? Un jour, vous comprendrez toute la singularit‚ de ce qu'il fait pour vous, et, si vous n'ˆtes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa famille une ‚ternelle reconnaissance. Que de pauvres abb‚s, plus savants que vous, ont v‚cu des ann‚es … Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous ce que je vous contais, l'hiver dernier des premiŠres ann‚es de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il, par hasard, plus de talent que lui?

"Moi, par exemple, homme tranquille et m‚diocre, je comptais mourir dans mon s‚minaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais ˆtre destitu‚ quand j'ai donn‚ ma d‚mission. Savez-vous quelle ‚tait ma fortune? j'avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins; pas un ami, … peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je n'avais jamais vu, m'a tir‚ de ce mauvais pas, il n'a eu qu'un mot … dire, et l'on m'a donn‚ une cure dont tous les paroissiens sont des gens ais‚s, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant il est peu proportionn‚ … mon travail. Je ne vous ai parl‚ aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tˆte.

"Encore un mot: j'ai le malheur d'ˆtre irascible, il est possible que vous et moi nous cessions de nous parler.

"Si les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son fils, vous rendent cette maison d‚cid‚ment insupportable, je vous conseille de finir vos ‚tudes dans quelque s‚minaire … trente lieues de Paris, et plut“t au nord qu'au midi. Il y a au nord plus de civilisation et moins d'injustices, et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que je l'avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits tyrans.

"Si nous continuons … trouver du plaisir … nous voir, et que la maison du marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et je partagerai par moiti‚ avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour l'offre singuliŠre que vous m'avez faite … Besan‡on. Si au lieu de cinq cent vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez sauv‚.

L'abb‚ avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honte Julien se sentit les larmes aux yeux il mourait d'envie de se jeter dans les bras de son ami: il ne put s'empˆcher de lui dire, de l'air le plus mƒle qu'il put affecter:

- J'ai ‚t‚ ha‹ de mon pŠre depuis le berceau; c'‚tait un de mes grands malheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j'ai retrouv‚ un pŠre en vous, monsieur.

- C'est bon, c'est bon, dit l'abb‚ embarrass‚; puis rencontrant fort … propos un mot de directeur de s‚minaire: il ne faut jamais dire le hasard, mon enfant, dites toujours la Providence.

Le fiacre s'arrˆta; le cocher souleva le marteau de bronze d'une porte immense: c'‚tait l'HOTEL DE LA MOLE; et, pour que les passants ne pussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de la porte.

Cette affectation d‚plut … Julien.

"Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa charrette derriŠre chaque haie; ils en sont souvent … mourir de rire et ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'‚meute, et la pille."Il communiqua sa pens‚e … l'abb‚ Pirard.

- Ah! pauvre enfant vous serez bient“t mon vicaire. Quelle ‚pouvantable id‚e vous est venue l…!

- Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.

La gravit‚ du portier et surtout la propret‚ de la cour l'avaient frapp‚ d'admiration. Il faisait un beau soleil.

- Quelle architecture magnifique! dit-il … son ami.

Il s'agissait d'un de ces h“tels … fa‡ade si plate du faubourg Saint-Germain, bƒtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n'ont ‚t‚ si loin l'un de l'autre.




CHAPITRE II


ENTRE DANS LE MONDE



Souvenir ridicule et touchant: Le premier salon o— … dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui! le regard d'une femme suffisait pour m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les id‚es les plus fausses; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regard‚ d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidit‚, qu'un beau jour ‚tait beau!
KANT.



Julien s'arrˆtait ‚bahi au milieu de la cour.

- Ayez donc l'air raisonnable, dit l'abb‚ Pirard il vous vient des id‚es horribles, et puis vous n'ˆtes qu'un enfant! O— est le nil mirari d'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous voyant ‚tabli ici, va chercher … se moquer de vous; ils verront en vous un ‚gal, mis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du d‚sir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.

- Je les en d‚fie dit Julien en se mordant la lŠvre, et il reprit toute sa m‚fiance.

Les salons que ces messieurs traversŠrent au premier ‚tage, avant d arriver au cabinet du marquis, vous eussent sembl‚, “ mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sont, que vous refuseriez de les habiter, c'est la patrie du bƒillement et du raisonnement triste. Ils redoublŠrent l'enchantement de Julien."Comment peut-on ˆtre malheureux, pensait-il quand on habite un s‚jour aussi splendide!"

Enfin, ces messieurs arrivŠrent … la plus laide des piŠces de ce superbe appartement: … peine s'il y faisait jour; l…, se trouva un petit homme maigre, … l'oeil vif et en perruque blonde. L'abb‚ se retourna vers Julien et le pr‚senta. C'‚tait le marquis. Julien eut beaucoup de peine … le reconnaŒtre, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'‚tait plus le grand seigneur … mine si altiŠre de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla … Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de cette sensation il ne fut point du tout intimid‚. Le descendant de l'ami de Henri III lui parut d'abord avoir une tournure assez mesquine. Il ‚tait fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il remarqua bient“t que le marquis avait une politesse encore plus agr‚able … l'interlocuteur que celle de l'‚vˆque de Besan‡on lui-mˆme. L'audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l'abb‚ dit … Julien:

- Vous avez regard‚ le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bient“t vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse de votre regard m'a sembl‚ peu polie.

On ‚tait remont‚ en fiacre, le cocher arrˆta prŠs du boulevard; l'abb‚ introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dor‚e, repr‚sentant un sujet trŠs ind‚cent selon lui, lorsqu'un monsieur fort ‚l‚gant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut.

Le monsieur sourit et lui mit la main sur l'‚paule. Julien tressaillit et fit un saut en arriŠre. Il rougit de colŠre. L'abb‚ Pirard, malgr‚ sa gravit‚, rit aux larmes. Le monsieur ‚tait un tailleur.

- Je vous rends votre libert‚ pour deux jours, lui dit l'abb‚ en sortant; c'est alors seulement que vous pourrez ˆtre pr‚sent‚ … Mme de la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille en ces premiers moments de votre s‚jour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite si vous avez … vous perdre, et je serai d‚livr‚ de la faiblesse que j'ai de penser … vous. AprŠs-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits; vous donnerez cinq francs au gar‡on qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaŒtre le son de votre voix … ces Parisiens-l…. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C'est leur talent. 'AprŠs-demain soyez chez moi … midi... Allez, perdez-vous... J'oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un chapeau aux adresses que voici.

Julien regardait l'‚criture de ces adresses.

- C'est la main du marquis, dit l'abb‚; c'est un homme actif qui pr‚voit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprŠs de lui pour que vous lui ‚pargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d'esprit pour bien ex‚cuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera … demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare … vous!

Julien entra, sans dire un seul mot, chez les ouvriers indiqu‚s par les adresses; il remarqua qu'il en ‚tait re‡u avec respect, et le bottier, en ‚crivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel.

Au cimetiŠre du PŠre-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore plus lib‚ral dans ses propos, s'offrit pour indiquer … Julien le tombeau du mar‚chal Ney, qu'une politique savante prive de l'honneur d'une ‚pitaphe. Mais en se s‚parant de ce lib‚ral, qui, les larmes aux yeux, le serrait presque dans ses bras, Julien n'avait plus de montre. Ce fut riche de cette exp‚rience, que le surlendemain, … midi, il se pr‚senta … l'abb‚ Pirard, qui le regarda beaucoup.

- Vous allez peut-ˆtre devenir un fat, lui dit l'abb‚ d'un air s‚vŠre. Julien avait l'air d'un fort jeune homme en grand deuil, il ‚tait … la v‚rit‚ trŠs bien, mais le bon abb‚ ‚tait trop provincial lui-mˆme pour voir que Julien avait encore cette d‚marche des ‚paules qui en province, est … la fois ‚l‚gance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea ses grƒces d'une maniŠre si diff‚rente de celle du bon abb‚, qu'il lui dit:

- Auriez-vous quelque objection … ce que M. Sorel prŒt des le‡ons de danse?

L'abb‚ resta p‚trifi‚.

- Non, r‚pondit-il enfin, Julien n'est pas prˆtre.

Le marquis montant deux … deux les marches d'un petit escalier d‚rob‚, alla lui-mˆme installer notre h‚ros dans une jolie mansarde qui donnait sur l'immense jardin de l'h“tel. Il lui demanda combien il avait pris de chemises chez la lingŠre.

- Deux, r‚pondit Julien, intimid‚ de voir un si grand seigneur descendre … ces d‚tails.

- Fort bien, reprit le marquis d'un air s‚rieux et avec un certain ton imp‚ratif et bref, qui donna … penser … Julien; fort bien! prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.

En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme ƒg‚:

- ArsŠne, lui dit-il, vous servirez M. Sorel.

Peu de minutes aprŠs, Julien se trouva seul dans une bibliothŠque magnifique; ce moment fut d‚licieux. Pour n'ˆtre pas surpris dans son ‚motion, il alla se cacher dans un petit coin sombre; de l… il contemplait avec ravissement le dos brillant des livres: "Je pourrai lire tout cela, se disait-il. Et comment me d‚plairais-je ici? M. de Rˆnal se serait cru d‚shonor‚ … jamais de la centiŠme partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi.

"Mais, voyons les copies … faire."Cet ouvrage termin‚ Julien osa s'approcher des livres; il faillit devenir fou de oie en trouvant une ‚dition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothŠque pour n'ˆtre pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils ‚taient reli‚s magnifiquement, c'‚tait le chef-d'oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant pour porter au comble l'admiration de Julien.

Une heure aprŠs, le marquis entra, regarda les copies et remarqua avec ‚tonnement que Julien ‚crivait cela avec deux ll, cella."Tout ce que l'abb‚ m'a dit de sa science serait-il tout simplement un conte!"Le marquis fort d‚courage, lui dit avec douceur:

- Vous n'ˆtes pas s–r de votre orthographe?

- Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu'il se faisait; il ‚tait attendri des bont‚s du marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de Rˆnal.

"C'est du temps perdu que toute cette exp‚rience de petit abb‚ franc-comtois, pensa le marquis; mais j'avais un si grand besoin d'un homme s–r!"

- Cela ne s'‚crit qu'avec un l, lui dit le marquis; quand vos copies seront termin‚es, cherchez dans le dictionnaire les mots de l'orthographe desquels vous ne serez pas s–r.

A six heures, le marquis le fit demander; il regarda avec une peine ‚vidente les bottes de Julien:

- J'ai un tort … me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours … cinq heures et demie, il faut vous habiller.

Julien le regardait sans comprendre.

- Je veux dire mettre des bas, ArsŠne vous en fera souvenir; aujourd'hui je ferai vos excuses.

En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rˆnal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le premier … la porte. La petite vanit‚ de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal … cause de sa goutte."Ah! il est balourd par-dessus le march‚", se dit celui-ci. Il le pr‚senta … une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'‚tait la marquise. Julien lui trouva l'air impertinent, un peu comme Mme de Maugiron, la sous-pr‚fŠte de l'arrondissement de VerriŠres, quand elle assistait au dŒner de la Saint-Charles. Un peu troubl‚ de l'extrˆme magnificence du salon, Julien n'entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna … peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune ‚voque d'Agde, qui avait daign‚ lui parler quelques mois auparavant, … la c‚r‚monie de Bray-le-Haut. Ce jeune pr‚lat fut effray‚ sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidit‚ de Julien, et ne se soucia point de reconnaŒtre ce provincial.

Les hommes r‚unis dans ce salon semblŠrent … Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas … Paris, et l'on n'exagŠre pas les petites choses.

Un joli jeune homme, avec des moustaches, trŠs pƒle et trŠs ‚lanc‚, entra vers les six heures et demie; il avait une tˆte fort petite.

- Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, … laquelle il baisait la main.

Julien comprit que c'‚tait le comte de La Mole. Il le trouva charmant dŠs le premier abord.

"Est-il possible, se dit-il, que ce soit l… l'homme, dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison."

A force d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il ‚tait en bottes et en ‚perons; a et moi je dois ˆtre en souliers apparemment comme inf‚rieur."On se mit … table. Julien entendit la marquise qui disait un mot s‚vŠre, en ‚levant un peu la voix. Presque en mˆme temps, il aper‡ut une jeune personne, extrˆmement blonde et fort bien faite, qui vint s'asseoir vis-…-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant en la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux aussi beaux; mais ils annon‡aient une grande froideur d'ƒme. Par la suite, Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine, mais qui se souvient de l'obligation d'ˆtre imposant. a Mme de Rˆnal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment"; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'‚tait du feu de la saillie, que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde, c'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rˆnal s'animaient, c'‚tait du feu des passions, ou par l'effet d'une indignation g‚n‚reuse au r‚cit de quelque action m‚chante. Vers la fin du repas Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beaut‚ des yeux de Mlle de La Mole: a Ils sont scintillants", se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement … sa mŠre, qui lui d‚plaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien ‚tait tellement s‚duit, qu'il n'eut pas l'id‚e d'en ˆtre jaloux et de le ha‹r, parce qu'il ‚tait plus riche et plus noble que lui.

Julien trouva que le marquis avait l'air de s'ennuyer.

Vers le second service, il dit … son fils:

- Norbert, je te demande tes bont‚s pour M. Julien Sorel que je viens de prendre … mon ‚tat-major, et dont je pr‚tends faire un homme, si cella se peut.

- C'est mon secr‚taire, dit le marquis … son voisin, et il ‚crit cela avec deux L

Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tˆte un peu trop marqu‚e … Norbert; mais en g‚n‚ral on fut content de son regard.

Il fallait que le marquis e–t parl‚ du genre d'‚ducation que Julien avait re‡ue, car un des convives l'attaqua sur Horace: "C'est pr‚cis‚ment en parlant d'Horace que j'ai r‚ussi auprŠs de l'‚vˆque de Besan‡on, se dit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur."A partir de cet instant, il fut maŒtre de lui. Ce mouvement tut rendu facile, parce qu'il venait de d‚cider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme … ses yeux. Depuis le s‚minaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux. Il e–t joui de tout son sang-froid, si la salle … manger e–t ‚t‚ meubl‚e avec moins de magnificence. C'‚tait, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d'Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n'‚taient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux dont la timidit‚ tremblante ou heureuse, quand il avait bien r‚pondu, redoublait l'‚clat. Il fut trouv‚ agr‚able. Cette sorte d'examen jetait un peu d'int‚rˆt dans un dŒner grave. Le marquis engagea par un signe l'interlocuteur de Julien … le pousser vivement. a Serait-il possible qu'il s–t quelque chose?"pensait-il.

Julien r‚pondit en inventant ses id‚es, et perdit assez de sa timidit‚ pour montrer non pas de l'esprit chose impossible … qui ne sait pas ;a langue dont on se sert … paris, mais il eut des id‚es nouvelles quoique pr‚sent‚es sans grƒce ni …-propos, et l'on vit qu'il savait parfaitement le latin.

L'adversaire de Julien ‚tait un acad‚micien des Inscriptions, qui, par hasard savait le latin, il trouva en Julien un trŠs bon humaniste, n'eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha r‚ellement … l'embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l'ameublement magnifique de la salle … manger il en vint … exposer sur les poŠtes latins des id‚es que l'interlocuteur n'avait lues nulle part. En honnˆte homme il en fit honneur au jeune secr‚taire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de savoir si Horace a ‚t‚ pauvre ou riche: un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers pour s'amuser, comme Chapelle, l'ami de MoliŠre et de La Fontaine, ou un pauvre diable de poŠte laur‚at suivant la cour et faisant des odes pour le jour d‚ naissance du roi, comme Southey, l'accusateur de lord Byron. On parla de l'‚tat de la soci‚t‚ sous Auguste et sous George , aux deux ‚poques l'aristocratie ‚tait toute-puissante; mais … Rome, elle se voyait arracher le pouvoir par M‚cŠne, qui n'‚tait que simple chevalier; et en Angleterre elle avait r‚duit George … peu prŠs … l'‚tat d'un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l'‚tat de torpeur, o— l'ennui le plongeait au commencement du dŒner.

Julien ne comprenait rien … tous les noms modernes comme Southey, lord Byron, George , qu'il entendait prononcer pour la premiŠre fois. Mais il n'‚chappa … personne que, toutes les fois qu'il ‚tait question de faits pass‚s … Rome, et dont la connaissance pouvait se d‚duire des ouvres d'Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable sup‚riorit‚. Julien s'empara sans fa‡on de plusieurs id‚es qu'il avait apprises de l'‚vˆque de Besan‡on, dans la fameuse discussion qu'il avait eue avec ce pr‚lat; ce ne furent pas les moins go–t‚es.

Lorsque l'on fut las de parler de poŠtes, la marquise, qui se faisait une loi d'admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien.

- Les maniŠres gauches de ce jeune abb‚ cachent peut-ˆtre un homme instruit dit … la marquise l'acad‚micien qui se trouvait prŠs d'elle; et Julien en entendit quelque chose.

Les phrases toutes faites convenaient assez … l'esprit de la maŒtresse de la maison, elle adopta celle-ci sur Julien et se sut bon gr‚ d'avoir engag‚ l'acad‚micien … dŒner."Il amuse M. de La Mole", pensait-elle.



CHAPITRE III


LES PREMIERS PAS



Cette immense vall‚e remplie de lumiŠres ‚clatantes et de tant de milliers d'hommes ‚blouit ma vue. Pas un ne me connaŒt, tous me sont sup‚rieurs. Ma tˆte se perd.
Poemi dell'av. REINA.



Le lendemain, de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la bibliothŠque, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte de d‚gagement, fort bien cach‚e avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention Mlle Mathilde paraissait fort ‚tonn‚e et assez contrari‚e de le rencontrer l…. Julien lui trouva, en papillotes l'air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la bibliothŠque de son pŠre, sans qu'il y par–t. La pr‚sence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la contraria d'autant plus, qu'elle venait chercher le second volume de la Princesse de Babylone de Voltaire, digne compl‚ment d'une ‚ducation ‚minemment monarchique et religieuse, chef-d'oeuvre du Sacr‚-Coeur! Cette pauvre fille, … dix-neuf ans, avait d‚j… besoin du piquant de l'esprit pour s'int‚resser … un roman.

Le comte Norbert parut dans la bibliothŠque vers les trois heures; il venait ‚tudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oubli‚ l'existence. Il fut parfait pour lui: il lui offrit de monter … cheval.

- Mon pŠre nous donne cong‚ jusqu'au dŒner.

Julien comprit ce nous et le trouva charmant.

- Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s'il s'agissait d'abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de! ‚quarrir et d'en faire des planches, je m'en tirerais bien, J'ose le dire; mais monter … cheval, cela ne m'est pas arriv‚ six fois en ma vie.

- Eh bien, ce sera la septiŠme, dit Norbert.

Au fond, Julien se rappelait l'entr‚e du roi de***, … VerriŠres, et croyait monter … cheval sup‚rieurement. Mais, en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba en voulant ‚viter brusquement un cabriolet et se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir deux habits. Au dŒner, le marquis voulant lui adresser la parole, lui demanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se hƒta de r‚pondre en termes g‚n‚raux.

- M. le comte est plein de bont‚s pour moi, reprit Julien, je l'en remercie, et j'en sens tout le prix. Il a daign‚ me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y attacher, et, faute de cette pr‚caution, je suis tomb‚ au beau milieu de cette rue si longue, prŠs du pont.

Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un ‚clat de rire; ensuite son indiscr‚tion demanda des d‚tails. Julien s'en tira avec beaucoup de simplicit‚; il eut de la grƒce sans le savoir.

- J'augure bien de ce petit prˆtre dit le marquis … l'acad‚micien; un provincial simple en pareille occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais vu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant des dames!

Julien mit tellement les auditeurs … leur aise sur son infortune, qu'… la fin du dŒner, lorsque la conversation g‚n‚rale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des questions … son frŠre sur les d‚tails de l'‚v‚nement malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa r‚pondre directement, quoiqu'il ne f–t pas interrog‚, et tous trois finirent par rire, comme auraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois.

Le lendemain, Julien assista … deux cours de th‚ologie, et revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva ‚tabli prŠs de lui, dans la bibliothŠque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin; mais la tournure ‚tait mesquine, et la physionomie celle de l'envie.

Le marquis entra.

- Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un ton s‚vŠre.

- Je croyais..., reprit le jeune homme en souriant bassement.

- Non monsieur, vous ne croyiez pas. Ceci est un essai, mais il est malheureux.

Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C'‚tait un neveu de l'acad‚micien ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres. L'acad‚micien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secr‚taire. Tanbeau, qui travaillait dans une chambre ‚cart‚e, ayant su la faveur dont Julien ‚tait l'objet voulut la partager et le matin il ‚tait venu ‚tablir son ‚critoire dans la bibliothŠque.

A quatre heures, Julien osa aprŠs un peu d'h‚sitation, paraŒtre chez le comte Norbert. Celui-ci allait monter … cheval, et fut embarrass‚, car il ‚tait parfaitement poli.

- Je pense, dit-il … Julien, que bient“t vous irez au manŠge; et, aprŠs quelques semaines, je serai ravi de monter … cheval avec vous.

- Je voulais avoir l'honneur de vous remercier des bont‚s que vous avez eues pour moi; croyez, monsieur, ajouta Julien d'un air fort s‚rieux, que je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n'est pas bless‚ par suite de ma maladresse d'hier, et s'il est libre, je d‚sirerais le monter ce matin.

- Ma foi, mon cher Sorel, … vos risques et p‚rils. Supposez que je vous ai fait toutes les objections que r‚clame la prudence, le fait est qu'il est quatre heures, nous n'avons pas de temps … perdre.

Une fois qu'il fut … cheval:

- Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.

- Bien des choses, r‚pondit Norbert en riant aux ‚clats: par exemple, tenir le corps en arriŠre.

Julien prit le grand trot. On ‚tait sur la place Louis XVI.

- Ah! jeune t‚m‚raire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore men‚es par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps; ils n'iront pas risquer de gƒter la bouche de leur cheval en l'arrˆtant tout court.

Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrant le jeune comte dit … sa soeur:

- Je vous pr‚sente un hardi casse-cou.

A dŒner, parlant … son pŠre, d'un bout de la table … l'autre, il rendit justice … la hardiesse de Julien; c'‚tait tout ce qu'on pouvait louer dans sa fa‡on de monter … cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.

Malgr‚ tant de bont‚, Julien se sentit bient“t parfaitement isol‚ au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et il manquait … tous. Ses b‚vues faisaient la joie des valets de chambre.

L'abb‚ Pirard ‚tait parti pour sa cure."Si Julien est un faible roseau, qu'il p‚risse; si c'est un homme de coeur qu'il se tire d'affaire tout seul", pensait-il.



CHAPITRE IV


L'HOTEL DE LA MOLE


Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire?
RONSARD.



Si tout semblait ‚trange … Julien, dans le noble salon de l'h“tel de La Mole, ce jeune homme, pƒle et vˆtu de noir, semblait … son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa … son mari de l'envoyer en mission les jours o— l'on avait … dŒner certains personnages.

- J'ai envie de pousser l'exp‚rience jusqu'au bout, r‚pondit le marquis. L'abb‚ Pirard pr‚tend que nous avons tort de briser l'amour-propre des gens que nous admettons auprŠs de nous. On ne s'appuie que sur ce qui r‚siste, etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnue, c'est du reste un sourd-muet.

"Pour que je puisse m'y reconnaŒtre, il faut, se dit Julien, que j'‚crive les noms et un mot sur le caractŠre des personnages que je vois arriver dans ce salon."

Il pla‡a en premiŠre ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour … tout hasard, le croyant prot‚g‚ par un caprice du marquis. C'‚taient de pauvres hŠres, plus ou moins plats; mais, il faut le dire … la louange de cette classe d'hommes, telle qu'on la trouve aujourd'hui dans les salons de l'aristocratie, ils n'‚taient pas plats ‚galement pour tous. Tel d'entre eux se f–t laiss‚ malmener par le marquis, qui se f–t r‚volt‚ contre un mot dur … lui adress‚ par Mme de La Mole.

Il y avait trop de fiert‚ et trop d'ennui au fond du caractŠre des maŒtres de la maison, ils ‚taient trop accoutumes … outrager pour se d‚sennuyer, pour qu'ils pussent esp‚rer de vrais amis. Mais, except‚ les jours de pluie, et dans les moments d'ennui f‚roce, qui ‚taient rares, on les trouvait toujours d'une politesse parfaite.

Si les cinq ou six complaisants qui t‚moignaient une amiti‚ si paternelle … Julien eussent d‚sert‚ l'h“tel de La Mole, la marquise e–t ‚t‚ expos‚e … de grands moments de solitude; et, aux veux des femmes de cc rang, la solitude est affreuse: c'est l'emblŠme de la disgrƒce.

Le marquis ‚tait parlait pour sa femme; il veillait … ce que son salon f–t suffisamment garni; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux collŠgues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y ˆtre admis comme subalternes.

Ce ne fut que bien plus tard que Julien p‚n‚tra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est abord‚e dans celle de la classe du marquis, que dans les instants de d‚tresse.

Tel est encore, mˆme dans ce siŠcle ennuy‚, l'empire de la n‚cessit‚ de s'amuser, que mˆme les Jours de dŒners, … peine le marquis avait-il quitt‚ le salon, tout le monde prenait la fuite. Pourvu qu'on ne plaisantƒt ni de Dieu, ni des prˆtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes prot‚g‚s par la Cour, ni de tout ce qui est ‚tabli; pourvu qu'on ne dŒt du bien ni de B‚ranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu'on ne parlƒt jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.

Il n'y a pas de cent mille ‚cus de rentes ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre id‚e vive semblait une grossiŠret‚. Malgr‚ le bon ton, la politesse parfaite, l'envie d'ˆtre agr‚able, l'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fŒt soup‡onner une pens‚e, ou de trahir quelque lecture prohib‚e, se taisaient aprŠs quelques mots bien ‚l‚gants sur Rossini et le temps qu'il taisait.

Julien observa que la conversation ‚tait ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l'‚migration. Ces messieurs jouissaient de six … huit mille livres de rente; quatre tenaient pour ta Quotidienne, et trois pour la Gazette de France'. L'un d'eux avait tous les jours … raconter quelque anecdote du Chƒteau o— le mot admirable n'‚tait pas ‚pargn‚. Julien remarqua qu'il avait cinq croix, les autres n'en avaient en g‚n‚ral que trois.

En revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en livr‚e, et toute la soir‚e, on avait des glaces ou du th‚ tous les quarts d'heure; et, sur le minuit, une espŠce de souper avec du vin de Champagne.

C'‚tait la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu'… la fin; du reste, il ne comprenait presque pas que l'on p–t ‚couter s‚rieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement dor‚. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mˆmes ne se moquaient pas de ce qu'ils disaient."Mon M. de Maistre, que je sais par coeur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux."

Julien n'‚tait pas le seul … s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soir‚e: a Je sors de l'h“tel de La Mole, o— j'ai su que la Russie, etc..."

Julien apprit, d'un des complaisants, qu'il n'y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait r‚compens‚ une assiduit‚ de plus de vingt ann‚es en faisant pr‚fet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-pr‚fet depuis la Restauration.

Ce grand ‚v‚nement avait retremp‚ le zŠle de tous ces messieurs, ils se seraient fƒch‚s de bien peu de chose auparavant, ils ne se fƒchŠrent plus de rien. Rarement le manque d'‚gards ‚tait direct mais Julien avait d‚j… surpris … table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui ‚taient plac‚s auprŠs d'eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le m‚pris sincŠre pour tout ce qui n'‚tait pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade ‚tait le seul qui donnƒt … leur figure l'expression du s‚rieux profond, mˆl‚ de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s'int‚ressait … rien qu'… M. de La Mole; il l'entendit avec plaisir protester un jour qu'il n'‚tait pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C'‚tait une attention pour la marquise, Julien savait la v‚rit‚ par l'abb‚ Pirard.

Un matin que l'abb‚ travaillait avec Julien dans la bibliothŠque du marquis, … l'‚ternel procŠs d‚ Frilair:

- Monsieur, dit Julien tout … coup, dŒner tous les jours avec Mme la marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bont‚ que l'on a pour moi?

- C'est un honneur insigne! reprit l'abb‚, scandalis‚. Jamais M. N... l'acad‚micien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n'a pu l'obtenir pour son neveu M. Tanbeau.

- C'est pour moi, monsieur, la partie la plus p‚nible de mon emploi. Je m'ennuyais moins au s‚minaire. Je vois bƒiller quelquefois jusqu'… Mlle de La Mole, qui pourtant doit ˆtre accoutum‚e … l'amabilit‚ des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir. De grƒce, obtenez-moi la permission d'aller dŒner … quarante sous dans quelque auberge obscure.

L'abb‚, v‚ritable parvenu, ‚tait fort sensible … l'honneur de dŒner avec un grand seigneur. Pendant qu'il s'effor‡ait de faire comprendre ce sentiment par Julien un bruit loger leur fit tourner la tˆte. Julien vit Mlle d‚ La Mole qui ‚coutait. Il rougit. Elle ‚tait venue chercher un livre et avait tout entendu; elle prit quelque consid‚ration pour Julien."Celui-l… n'est pas n‚ … genoux pensa-t-elle, comme ce vieil abb‚. Dieu! qu'il est laid."

A dŒner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole mais elle eut la bont‚ de lui adresser la parole. Ce jour-l… on attendait beaucoup de monde, elle l'engagea … rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment guŠre les gens d'un certain ƒge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n'avait pas eu besoin de beaucoup de sagacit‚ pour s'apercevoir que les collŠgues de M. Le Bourguignon rest‚s dans le salon, avaient l'honneur d'ˆtre l'objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-l…, qu'il y e–t ou non de l'affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.

Mlle de La Mole ‚tait le centre d'un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derriŠre l'immense bergŠre de la marquise. L…, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers, amis de Norbert ou de sa soeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canap‚ bleu'. A l'extr‚mit‚ du canap‚, oppos‚e … celle qu'occupait la brillante Mathilde Julien ‚tait plac‚ silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste ‚tait envi‚ par tous les complaisants, Norbert y maintenait d‚cemment le jeune secr‚taire de son pŠre, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soir‚e. Ce jour-l…, Mlle de La Mole lui demanda quelle pouvait ˆtre la hauteur de la montagne sur laquelle est plac‚e la citadelle de Besan‡on. Jamais Julien ne put dire si cette montagne ‚tait plus ou moins haute que Montmartre. Souvent if riait de grand coeur de ce qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C'‚tait comme une langue ‚trangŠre qu'il e–t comprise et admir‚e, mais qu'il n'e–t pu parler.

Les amis de Mathilde ‚taient ce jour-l… en hostilit‚ continue avec les gens qui arrivaient dans ce magnifique salon. Les amis de la maison eurent d'abord la pr‚f‚rence, comme ‚tant mieux connus. On peut juger si Julien ‚tait attentif; tout l'int‚ressait, et le fond des chose s'et la maniŠre d'en plaisanter.

- Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n'a plus de perruque; est-ce qu'il voudrait arriver … la pr‚fecture par le g‚nie? il ‚tale ce front chauve qu'il dit rempli de hautes pens‚es.

- C'est un homme qui connaŒt toute la terre, dit le marquis de Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge auprŠs de chacun de ses amis, pendant des ann‚es de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amiti‚, c'est son talent. Tel que vous le voyez, il est d‚j… crott‚, … la porte d'un de ses amis, dŠs les sept heures du matin, en hiver.

"Il se brouille de temps en temps, et il ‚crit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se r‚concilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d'amiti‚. Mais c'est dans l'‚panchement franc et sincŠre de l'honnˆte homme qui ne garde rien sur le coeur, qu'il brille le plus. Cette manoeuvre paraŒt, quand il a quelque service … demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l'amŠnerai.

- Bah! je ne croirais pas … ces propos, c'est jalousie de m‚tier entre petites gens, dit le comte de Caylus.

- M. Descoulis aura un nom dans l'histoire, reprit le marquis, il a fait la Restauration avec l'abb‚ de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.

- Cet homme a mani‚ des millions, dit Norbert, et je ne con‡ois pas qu'il vienne ici embourser les ‚pigrammes de mon pŠre, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis? Lui criait-il l'autre jour d'un bout de la table … l'autre.

- Mais est-il vrai qu'il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas trahi?

- Quoi! dit le comte de Caylus … Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux lib‚ral, et que diable vient-il y faire? Il faut que je l'approche, que je lui parle que je me fasse parler; on dit qu'il a tant d'esprit.

- Mais comment ta mŠre va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a des id‚es si extravagantes, si g‚n‚reuses, si ind‚pendantes...

- Voyez, dit Mlle de La Mole, voil… l'homme ind‚pendant, qui salue jusqu'… terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J'ai presque cru qu'il allait la porter … ses lŠvres.

- Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le croyons, reprit M. de Croisenois.


 


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